Articles tagués : bombay

Louis Bromfield, Les Nuits de Bombay

Décédé en 1956, Louis Bromfield est un Américain injustement oublié. S’il a surtout été fermier et adapté l’agriculture biologique à sa ferme du comté de Richland, qui fait encore école aujourd’hui, il a été aussi guerrier durant la « Grande » guerre en France, journaliste et écrivain. Il s’intéresse aux gens.

Ici à la faune internationale à Bombay, capitale des Indes alors britanniques entre les deux guerres. Le pays est immense et pauvre, régenté par les rajahs richissimes qui n’ont que frivolités, jeu et bijoux en tête tandis que crève le peuple misérable qui les adore comme des dieux. Seuls quelques Blancs « missionnaires » se préoccupent des indigènes pour leur enseigner l’hygiène, l’agriculture et les rudiments de lecture. Homer Merrill est de ceux-là, jusqu’à se tuer à la tâche.

Il a perdu sa femme puritaine qui l’a enfermé, réprimé et méprisé jusqu’au bout, un vrai fléau de Dieu (qui l’a créée). Il doit se séparer de Tommy, son petit garçon de 9 ans qu’il adore, pour l’envoyer par bateau en pensionnat aux États-Unis afin qu’il fasse son éducation. Il ne garde que le petit Hindou Ali, aveuglé par une maladie qu’il espère bien faire opérer à ses frais à Bombay par un spécialiste.

Il va rencontrer dans le train son contraire absolu en la personne de la jeune Carol Halma, nom de scène d’Olga Janssen, une Suédoise robuste, saine et belle comme une déesse nordique. Son wagon de luxe ayant un essieu cassé, il doit l’accueillir dans son compartiment où il vivait jusque là demi-nu comme les jeunes garçons, à cause de la chaleur écrasante du pays. Il doit se rhabiller un peu et connaît une migraine sévère, due au paludisme et à la moiteur. Après avoir étalé ses bijoux aux yeux émerveillés des gamins, Carol en est touchée, elle lui caresse la tête et l’apaise comme on le fait d’un enfant.

Au grand hôtel Tadj Mahal de Bombay, où descendent tous les Occidentaux, Carol retrouve Bill, son ex-mari américain, fêtard comme elle mais qui s’est assagi en entrant dans les affaires paternelles. Il se trouve qu’Homer a été le copain de chambre d’université Cornell de Bill. Le trio va donc évoluer ensemble, chacun avec ses problèmes et ses affinités. Bill aimerait bien se remarier avec Carol, laquelle a eu le béguin pour Homer, qui en est tombé amoureux. Mais la réputation douteuse de Carol, adonnée au gin et qui s’affiche avec des escrocs et d’ex-putes venues recruter de la chair fraîche ou se refaire au jeu, la fait expulser du pays. Bill va rattraper in extremis la situation et Carol choisira de quitter sa vie de patachon pour enfin servir l’humanité avec Homer, à qui Bill va faire une donation et que l’Inde récompense par un diplôme et un prix.

Tout le sel du roman est moins dans ces histoires d’amour qui finissent bien que dans le cheminement plein d’humour qui y mène. La peinture des vieilles solitaires qui se pavanent dans les soirées mondaines et aux courses, cherchant à gagner quelques milliers de roupies pour payer leur chambre ou renouveler leur garde-robe défraîchie, est un bonheur de lecture. Une « baronne » tchèque est l’ex-tenancière d’un claque chic rue de la Chaussée d’Antin ; elle possède plusieurs établissements qui lui permettent suffisamment d’argent pour compenser sa laideur. Une « marquise » qui a épousé un général italien (alors fasciste) est une ancienne pute qui renseigne le gouverneur anglais. Mrs Trollope est une viveuse au bout du rouleau qui n’hésite pas à voler après s’être accrochée à la chance de Carol.

L’auteur est très sévère envers le puritanisme, les calvinistes et autres peine à jouir : ils ternissent la vie et pourrissent le moral des gens. Ce n’est pas pour cela qu’il faut baiser à couilles rabattues ou se donner au premier venu, mais le plaisir peut être pris lorsqu’il ne porte aucune conséquence néfaste pour quiconque. Reste qu’un couple complémentaire est la meilleure chose pour un projet commun, que ce soit élever un enfant ou entreprendre une aide au développement.

Un vrai roman agréable à lire et captivant, plein d’humour.

Louis Bromfield, Les Nuits de Bombay (Night in Bombay), 1940, Livre de poche 1967, 448 pages, occasion €10,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

Sarah Dars, La morte du Bombay-Express

Ce livre est au croisement d’une fan de romans policiers et d’une spécialiste des langues orientales qui a beaucoup voyagé en Mongolie et en Inde entre autres. Sarah Dars, française, écrit sur la mentalité et les mœurs indienne comme si elle y était née. C’est ce qui fait son charme et ravira ceux qui sont allés en Inde du sud et connaissent ses paysages et ses habitants.

Bien sûr, son brahmane médecin détective amateur, expert en art complet du Kerala, art martial et art médical en même temps – le Kalarippayatt qui apprend à tuer et à soigner – est un peu « trop », comme disent encore les ados, trop parfait, séduisant, souple, invincible, intuitif. Mais c’est un plaisir de lire ses déductions et de suivre ses aventures. Une sorte de Sherlock Holmes en plus convivial, bien que végétarien et abstinent de tout alcool. A l’anglaise, il ne se promène jamais sans parapluie, moins contre la pluie ou le soleil que comme bâton de combat.

Doc – il ne porte que ce surnom – est flanqué d’un compère médecin à la Watson, le fidèle Arjun. Habitant Madras, ils prennent le train pour Bombay, Mumbai comme on dit aujourd’hui par nationalisme hindou anti-anglais – bien que le nom de Mumbai vienne du portugais… Le Bombay-Express se traîne sur les plaines assommées de chaleur et se tortille sur les pentes des ghats qui traversent la péninsule indienne entre deux océans. C’est lors d’une nuit à bord que, dans le compartiment des premières, une femme en sari synthétique meurt d’un incendie, la porte verrouillée.

Qui l’a fait ? S’est-elle suicidée par le feu comme les veuves traditionnelles qui suivent leur mari dans la mort ? Mais le sien de mari, le jeune producteur de Bollywood Bijal, fils de la célèbre star Tâmrâ, tous deux dans le même train, est bien vivant. Il est fusionnel avec maman et dédaigne sa jeune Priyânka, fille d’un magnat de l’industrie probablement épousée pour sa dot – que son père a finement cantonnée pour éviter que le mari ne mette la main dessus. Alors, est-ce un meurtre ? Mais quid de la porte verrouillée ? Et que vient faire le trop beau secrétaire de Bijal dans cette affaire, lui qui a tiré le signal d’alarme mais est retourné dans son compartiment immédiatement après ?

A Bombay, aux 18 millions d’habitants sous la mousson, l’enquête policière piétine et Doc joue les intermédiaires entre la famille du mari, dont il soigne la star éprouvée par ces événements, la famille de la morte, qui soupçonne fortement l’époux bollywoodien Bijal, et la police, dont l’inspectrice névrosée irascible ne sait comment avancer. Il en profite pour établir un régime pour Kaustubh son beau-frère, dont l’épouse Kamalâ cuisine trop bien pour son tour de taille. En se promenant, il est pris à partie par un malfrat à qui il fait son affaire – sans le tuer. Raghunâth le jeune secrétaire bengali disparaît, il se sent menacé, Doc le recherche. Est-il coupable de quelque chose ?

Doc le brahmane expert en arts du Kerala, se veut un homme complet, un sage qui déverse sa bienveillance sur ses semblables trop accrochés par leurs émotions. « Il devait être en plus ferré sur la philosophie, la morale, la stratégie, et capable, par conséquent, de participer à des joutes verbales comme à toutes sortes d’affrontements purement doctrinaux » p.200. Mais si cette mort n’était au fond qu’une sinistre plaisanterie ? Un rire du destin ? Un karma qui se gondole ?

Sarah Dars, La morte du Bombay-Express – Une enquête du brahmane Doc, 2002, Picquier poche 2013, 245 pages, €7,10 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Inde, Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Rohinton Mistry, L équilibre du monde

rohinton mistry l equilibre du monde

Le voyageur qui en revient ne se déprend pas facilement des Indes. Le moyen de prolonger le voyage et de l’approfondir passe par la littérature. Fort intéressante, parce que plus universelle sans doute, est celle produite par les Indiens émigrés dans le reste du monde. Rohinton Mistry est de ceux-là. Né en 1952 à Bombay dans une famille parsie (de religion Zoroastrienne), il émigre au Canada en 1975, année de l’instauration en Inde l’état d’urgence destiné à « nettoyer » le pays par la destruction de bidonvilles et les campagnes de stérilisation tournées vers les pauvres.

Mistry travaille dans une banque à Toronto ; il est au cœur des flux, aussi bien financiers que commerciaux qui sont, in fine, humains. Ses romans reflètent cette condition, attentifs aux débits et aux crédits des personnages tout comme au grand mouvement de l’histoire. Cette « mondialisation » littéraire d’un Indien écrivant en anglais depuis les Amériques ne répond pas (comme souvent) aux fantasmes réactionnaires et naïfs des antimondialisation : loin d’uniformiser le style ou l’histoire, la distance de l’exil accentue au contraire les particularismes. Mais elle les met en perspective dans l’universel.

L’Équilibre du monde est un roman de 686 pages qui se déroule de 1975 à 1984 dans l’Inde des villages, mais surtout à Bombay. La narration est très enracinée dans le local, mais son écriture est fluide et directe, à l’anglaise, récompensée dans les milieux littéraires canadiens par de nombreux prix. Mondialisation n’est pas uniformisation et Rohinton Mistry le prouve. Elle réalise plutôt l’idéal humaniste des Lumières : rendre l’individuel, le local ou l’enraciné aussi « global » que possible, en montrant toute l’humanité qui est au cœur de sa moindre composante.

L’Équilibre du monde (A Fine Balance est le titre anglais) vise à saisir la complexité de l’Inde au travers de destins individuels confrontés aux moments de crise. Comment être jeune femme, veuve, et néanmoins indépendante dans une Inde régie par la famille, commandée par le père ou le frère aîné, les communautés de caste et de religion, et le volontarisme moderniste des partis politiques ? Dina embauche deux tailleurs pour coudre des robes de mode qu’elle sous-traite à un grossiste qui les livrera à une boutique new-yorkaise. Dina prend un étudiant en pension. Avec ces deux revenus, elle peut demeurer dans son appartement d’un quartier secondaire de Bombay. Mais des liens se tissent entre les trois hommes et avec elle, des liens qui mettent en cause toute l’épopée de l’Inde indépendante dont le modernisme s’arrache avec peine au passé.

Le poids des traditions pèse sur les femmes, surtout veuves, le poids des castes pèse sur les métiers dans les villages, le poids de la corruption pèse sur la ville où mendiants et habitants sans logis sont exploités pire qu’à l’usine. La modernité fait qu’à l’inverse d’autrefois, les destins se croisent : les trains permettent la liaison géographique, la participation politique permet d’éprouver les valeurs universelles, l’exportation permet la liaison économique, fournissant en travail toute une population flottante en rupture de banc du réseau d’échanges traditionnels. Tout cela libère du passé, mais enchaîne à nouveau par ignorance des nouvelles règles… Il s’agit ici de l’éternelle adaptation des mentalités aux changements, le jamais atteint et toujours en gestation « équilibre du monde ».

1975 : Maneck, 17 ans, rencontre dans le train deux tailleurs de basse caste qui sont embauchés chez sa logeuse. 1984 : Maneck, 26 ans, revient du Golfe persique où il est allé « faire fortune ». Chacun est montré in situ, piégé par ses origines, enchanté par l’enfance puis englué par l’histoire. Chaque devoir social est une épreuve, de tout bien sort inévitablement un mal, nul ne fait jamais revivre les jours heureux, telle est la sagesse populaire. Chacun doit à l’inverse se reconstruire chaque jour, « le temps engloutit les efforts et la joie des humains » (p. 657). L’existence est un patchwork, comme celui que compose Dina avec des chutes de tissu. Chaque fragment lui rappelle un moment, un jour heureux ou malheureux évanoui, qui ne reviendra pas. Car « la perte est essentielle. La perte est une partie et une parcelle de cette calamité appelée la vie » (p.632). L’existence est une bigarrure, jusqu’à être broyée par l’histoire, parfois. La violence ambiante d’un pays qui se désenglue des lourdes traditions conduit à l’impuissance et incite au repli sur son petit quotidien. Ne dirait-on pas la France d’aujourd’hui ?

Le roman se lit bien, moins naïvement lyrique que le style Victor Hugo, moins fasciné par l’ordure que le style Émile Zola, moins lyriquement progressiste que le style Jean Jaurès. Nous ne sommes pas en France, le style Rohinton Mistry est celui d’un Indien, pétri d’humanité malgré le destin implacable, mais pas naïf au point de croire – comme nos bobos littéraires – changer le monde. L’écriture, très réaliste, le souci minutieux du détail, marquent la façon qu’ont les gens de se reprendre face à l’adversité. La tradition immobile comme la politique en marche sont des engrenages qui broient quand on n’est pas servi.

Le style de l’auteur est ici au service de son message, son réalisme n’est pas « contre » l’idéalisme d’avant, mais « pour » montrer la vie au ras des existences. Pas de misérabilisme « à la française » mais un optimisme obstiné envers l’homme qui se relève toujours tant qu’il est vivant. Cette attention à l’étincelle d’humanité en chacun, telle l’étincelle divine de Zoroastre, cette attention aux marges de l’histoire qui, parfois, la font dévier – disent que nul destin ne se maîtrise, mais que nulle vie n’est insignifiante.

La fin n’est pas hollywoodienne, l’auteur en prend le contre-pied même (volontairement ?). Les protagonistes ne vécurent pas heureux et n’eurent pas beaucoup d’enfants – l’Inde, c’est aussi cela. Mais « laissez-moi vous dire un secret : une vie inintéressante, ça n’existe pas » (p.675).

Rohinton Mistry, L’Équilibre du monde (A Fine Balance), 1995, Livre de poche 2003, 896 pages, €8.17

Catégories : Inde, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Rohinton Mistry, Les beaux jours de Firozsha Baag

rohinton mistry les beaux jours de firozsha baag
Firozsha Baag est une cité de Bombay dans laquelle l’auteur, émigré au Canada après ses études supérieures, a passé son enfance après sa naissance en 1952. Il raconte les petits faits vrais des Parsi, groupe religieux adorateur de Zoroastre, le dieu du feu, auquel il appartient. Il conte aussi des histoires brodées ou inventées qui font plus vraies que nature. Car telle est la littérature : partir de l’expérience humaine particulière pour créer de la vie.

Le lecteur, en onze nouvelles chronologiques, découvrira l’existence des Indiens après l’Indépendance, dans ces années 1950 et 1960 où pauvreté, maniaquerie administrative, ignorance et corruption façonnent les bidonvilles et les drames de santé. Un fantôme ne manque pas d’apparaître aux illettrés, dont tout le monde se moque, jusqu’à ce que la servante qui y croyait se montre un soir au balcon avec un drap sur la tête. Un bon docteur au fils insupportable s’intéresse à un petit voisin, mais son épouse est si jalouse qu’elle lui détruit le joyau de sa collection de timbres. Ce collégien, joli comme une fille à la puberté, est entrepris par un condisciple un peu plus âgé qui lui promet des timbres s’il le caresse et se laisse tripoter. En collège de garçons, la sexualité ne peut se manifester qu’entre soi et les fantasmes de petites culottes des filles entrevues dans les escaliers, à l’université, fait attraper un torticolis. Une folle, sous-locataire d’un voisin, répand de l’ordure sur sa véranda chaque matin parce que le voisin propriétaire veut récupérer son bout d’appartement pour élever son second bébé. Un autre voisin fier de sa « Mercédès modèle 1932 » aime à conter des histoires qu’il sait rendre palpitantes aux gamins de la cité assemblés dans la cour.

Mais il n’y a pas que les voisins. Sa propre famille est un gisement pour un auteur. Il se souvient, jeune adolescent prié d’éradiquer impitoyablement tous les cheveux blancs de son père le dimanche, s’être pris de pitié pour la dureté de la vie qui fait devenir vieux. Il s’en est voulu de n’avoir pas su extérioriser ce sentiment d’amour filial. Si sa mère lui a été bonne durant l’enfance mais n’a pas voulu le lâcher une fois ses 19 ans atteints, critiquant impitoyablement son premier flirt, soupçonnant le pire du sexe et du détournement de carrière.

Émigré hors de cette Inde trop maternelle et maternante, le jeune homme parvient à faire son trou, donc à émerger à la littérature. Il ne cessera de conter les Indes et sa diversité, ses misères et ses bonheurs, ses enfants nus espiègles et ses mendiants rusés et repoussants. Il décrit l’humanité, s’inclut dans les faiblesses et les petits héroïsmes, livrant un regard sensible et détaillé sur tout un monde peu connu en Occident. Un livre à lire.

Son livre paru en 1995, l’Équilibre du monde, le consacre comme l’un des grands romanciers indiens contemporains.

Rohinton Mistry, Les beaux jours de Firozsha Baag, 1989, 10-18 1994, 369 pages, occasion

Catégories : Inde, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,