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Yukio Mishima, Le Pavillon d’or

mishima le pavillon d or

Construit en 1397, brûlé en 1950, refait entièrement en 1955 et rénové en 1987, le Kinkaku ji – temple d’or – est inscrit depuis 1974 au Patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO. Il est prétexte au roman de Mishima, publié en 1956. C’est l’œuvre la plus célèbre de l’écrivain, parce que culturelle, parce que mettant en scène Kyoto, l’ancienne capitale jumelée avec Paris, épargnée par les bombardements américains sur l’ordre exprès de Mac Arthur durant la Seconde guerre mondiale.

Ce n’est pourtant pas l’œuvre que je préfère, trop bavarde, un rien datée, parfois à la limite de la vraisemblance. A qui n’a jamais lu Mishima et voudrait aborder son œuvre, je conseille plutôt de commencer par Le tumulte des flots, bien plus sec, tragique et vraisemblable, d’une pureté très japonaise, le meilleur de Mishima.

Le Pavillon d’or est cependant un symbole : celui du Japon traditionnel, confronté à l’occupation yankee après la défaite des militaristes. Donc celui de Mishima, écrivain très japonais mais aussi largement influencé par les œuvres occidentales. N’écrit-il pas ici son Crime et châtiment sur le modèle de Dostoïevski ? Détruire le Pavillon d’or, n’est-ce pas, pour Mishima, tenter d’exister par lui-même comme on « tue » le père ? Il fait du Pavillon d’or et de son reflet dans l’étang une vision philosophique à la Platon, auteur du mythe de la caverne. La beauté « idéale » écrase ; elle empêche de vivre. Seule la sensualité, dans le présent, permet d’exister. Détruire la Beauté-en-soi, symbolisée par le Pavillon d’or, c’est enfin être individu, ici et maintenant, sans référence métaphysique. Ce pourquoi le personnage principal fume à la dernière page une cigarette, tandis que fume le Pavillon d’or qu’il vient d’incendier.

L’écrivain se met dans la peau du bègue, laid, pauvre et orphelin Mizoguchi, empli de solitude et de ressentiment (l’accumulation des tares, n’est-ce pas un peu trop ?). L’adolescent de 17 ans qui entre au temple fait une fixation obsessionnelle sur ce que révérait son père, le Pavillon d’or comme essence du religieux au Japon. Mishima lui-même, à 45 ans, détruira son propre temple, le corps siège de son âme, par suicide traditionnel seppuku. Pris sous l’aile du prieur du temple d’or, le jeune homme se lie d’amitié avec deux personnages contrastés – ses extrêmes possibles. Tsurukawa est empli de lumière, mais noire, parce que son optimisme apparent dissimule une sensibilité aux autres qui va le pousser au suicide. Kashiwagi, à l’inverse, est un cynique fini, qui exploite les sentiments des autres pour se pousser dans la société, par ressentiment contre son pied bot. Mishima, dans sa vie personnelle, est tiraillé entre les deux : sensible mais fluet, attiré par le cynisme mais incapable de l’accomplir, il devient écrivain pour évacuer ces contradictions. Il fait donc du novice incendiaire – qui a réellement existé – une sorte de double personnel, adolescent attardé qui se cherche, désirant exister sans trouver en lui-même les forces nécessaires. Si le Beau lui est barré, explorer le Mal serait-il la solution ?

Kyoto pavillon d or photo argoul

Photo Argoul 2004

Le Pavillon d’or, avec son triple style de l’art japonais, est l’essence même de la japonité. Une tradition qui s’impose, dont on doit se rendre digne, malgré la cuisante défaite de la guerre. Comment réinventer le Japon sans que le passé pèse ? Le novice incendiaire a 21 ans lorsqu’il commet son forfait ; Mishima en a 25 la même année. De style Heian au rez-de-chaussée, samouraï au premier étage, temple zen au second, c’est tout le Japon d’un coup qui se dresse, face à l’étang qui le renvoie en miroir – le Miroir d’eau. Il resplendit, tout d’or vêtu, il élève l’âme et la contraint par ses formes. Mais, tel est le message de Mishima : la libération réside au Japon même, dans l’application de la doctrine bouddhiste. « Oui, c’était la première ligne du passage fameux du chapitre de l’Éclairement populaire, dans le Rinzairoku (…) : ‘Si tu croise le Bouddha, tue le Bouddha ! Si tu croises ton ancêtre, tue ton ancêtre ! (…) Alors seulement tu trouveras la Délivrance. Alors seulement tu esquiveras l’entrave des choses, et tu seras libre’… » p.371.

A lire de retour de Kyoto, ou après avoir déjà abordé Mishima. Tout premier lecteur sans préparation risque d’être déçu car il faut connaître la tradition japonaise et la vie de Yukio Mishima avant de bien saisir ce qui fait le sel de ce roman, au fond moins japonais qu’occidental.

Yukio Mishima, Le Pavillon d’or (Kinkakuji), 1956, traduit du japonais par Marc Mécréant, Folio 1975, 375 pages, €7.32

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Shin Ichiro Nakamura, L’été

Quasi inconnu en France, Nakamura a pourtant traduit de nombreux classiques français en japonais après guerre. Son œuvre romanesque est autobiographique, mais dans la lignée formaliste de l’impasse européenne, de Proust à Joyce. Il aurait probablement été fort goûté des intellos germanopratins des années 1960, tant sa façon d’écrire est hégélienne, en phrases interminables ponctuées d’incidentes entre parenthèses. Bien loin de la légèreté d’un Murakami ! Il a tenté l’improbable synthèse entre l’an mille japonais et le vingtième siècle européen, perdu entre les souvenirs à la Proust et la névrose psy. C’est dire si ce pavé de 571 pages, qui n’est que le second volume d’une série de saisons autobiographiques qui en compte quatre, m’a paru indigeste.

L’auteur ne peut être présenté à une femme sans mettre du temps à la remettre. Il faut dire que sa « névrose » (thème obsessionnel qui revient sous sa plume) inhibe sa mémoire. On pourrait dire à la Lacan que s’il ne la remet pas, c’est qu’il l’a bel et bien mise… au sens sexuel du mot, mais vingt ou trente ans auparavant. Ce pourquoi il s’interroge lorsqu’un beau jeune homme le félicite de l’avoir aidé, jadis, lorsque le hasard le fait le rencontrer dans un temple ! C’est que Nakamura n’est pas homo, ou du moins sa « névrose » s’est soignée en baisant frénétiquement les femmes, après des verres et des verres d’alcool fort.

Est-il guéri ? On ne guéri jamais vraiment de ces choses-là, si l’on en croit le pape de la psy, Freud himself, qui soignait plus son fonds de commerce bourgeois que ses patients. L’auteur a tout essayé : médicaments, électrochocs, longues promenades, divan… Seule la baise a réussi à se faire sortir de soi, donc de sa maladie (avis aux psy si contents d’eux-mêmes en France !).

Mais il ne peut être au présent sans dériver aussitôt vers le passé, ce qui est plutôt agaçant. Le lecteur ne sait plus où il en est s’il n’ingurgite pas à chaque fois une bonne lampée de cent pages. Défilent les Mlle A et Mme P, les Blairotte et autres « comtesses ». Sans parler des diverses sortes de putes, des vénales jusqu’aux escort girls, et même à celles qui le font par sentiment ! Nakamura veut ainsi retrouver l’époque de Heian où l’érotisme était le divertissement de cour le mieux partagé, suscitant poèmes et romans comme le si fameux Dit du Genji.

Mais cette histoire embrouillée et labyrinthique lasse le lecteur de l’an 2000. L’intellectualisme fumeux allait avec l’après-guerre, son whisky bas de gamme et ses caves enfumées où l’on se posait en « grand penseur » artiste pour refaire le monde. Mlle A a beau être une réminiscence de l’Aurélia de Nerval, être diabolique venu des contes d’Hoffman et revue par un japonais névrosé shooté à l’époque Heian, le roman ne passe pas. « Ma conscience, bondissante quand elle contemplait ses souvenirs, était prise elle aussi dans une sorte de danse névrotique pitoyable et éphémère, au-dessus du gouffre de la mort » – dès la page 139, tout est dit.

Il reste, pour qui a le courage de s’obstiner, ou le goût pour les longues périodes phrasées, quelques éléments de culture japonaise délicieux :

L’érotisme, qui ne sépare jamais comme chez les chrétiens platoniciens l’âme du corps : « Je découvris, à la fougue avec laquelle elle se plongeait dans la volupté, une fougue dont elle était pleinement consciente, que la jeune femme avait fait sienne cette vision ‘hellène’ des choses dans laquelle le plaisir sensuel, loin d’être considéré comme un péché, représente à la fois le Beau et le Bien » p.370.

L’habitude d’être à l’aise dans son corps, sans le regard coupable de ‘la société’ : « pour la fille aux bottes, cette manière d’être n’était que le prolongement d’une habitude acquise dès l’enfance, dans un milieu où les gamins pendant l’été, vivent sans complexe le corps à l’air, au vu et au su de tous les passants, puisque la porte de la maison reste ouverte en permanence sur la rue » p.378.

Le doute sur le ‘sérieux’ de la cure psy à l’occidentale, qui cure surtout le porte-monnaie tout en fournissant une écoute guère utile dans une culture où l’expression de soi est honnie : « L’amour physique constitue, pour la libération de soi, un élément essentiel, cela, j’en ai acquis la certitude ces derniers temps au cours du processus de guérison de ma névrose… » p.428.

La sensualité de certains jeunes japonais mâles : « Mme P (…) laissa échapper un cri d’admiration, tandis que ses lèvres fardées de rouge étincelaient au soleil : ‘Quel beau garçon !…’ (en français dans le texte) (…) elle ajouta (…) qu’il y avait dans la beauté des garçons japonais, chinois ou vietnamiens une étrange douceur, presque féminine, alors qu’en Europe, dans les pays nordiques par exemple, même quand on prenait un joli garçon pour une femme, cette féminité avait quelque chose d’énigmatique, de sexuel, ou cachait une forme de cruauté, bref, elle différait du charme des jeunes asiatiques efféminés, un charme qui, lui, était tout à fait reposant » p.468

Où la philosophie japonaise de l’an mille rejoint celle de Montaigne en Europe un demi-millénaire plus tard : « Puis elle dit à toute vitesse, d’un air joyeux : ‘Moi, je pense que notre but sur cette terre, c’est de bien vivre. (…) Cela veut dire goûter souvent à la joie de vivre (en français dans le texte original), tu ne crois pas ?’, et elle se mit à rire d’un petit rire de gorge, innocent, comme on en entend chez les nourrissons. Son expression ressemblait à celle qu’ont les enfants quand ils montrent fièrement un de leurs trésors secrets. ‘C’est pour cela que la recherche du plaisir est quelque chose de très important pour moi » p.441.

Donc on peut lire si l’on est intello, si l’on aime les longues phrases, si l’on a du temps au calme pour ne pas être dérangé trop souvent, et si l’on se délecte des expériences tokyoïtes avec les filles dans les années 60. Ou si l’on a de la curiosité pour les coutumes japonaises.

Shin Ichiro Nakamura, L’été, 1978, traduit du japonais par Dominique Palmé, édition Philippe Picquier-Unesco, 1993, 571 pages, €28.38

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Journaux des dames de cour du Japon ancien

Nous sommes autour de l’an mille, dans un Japon de cour bien plus évolué que le nôtre. C’était avant l’âge de féodalité où les shoguns et les daimyôs et leur suite de samouraïs ont submergé l’imaginaire. Le Japon d’avant le XIe siècle – âge féodal – était lettré et bouddhiste. La littérature chinoise avait été introduite dès l’an 300 et le bouddhisme en 552. Les femmes japonaises, alors, étaient instruites, avait droit d’hériter de leur père et possédaient en propre leur demeure. La période Heian voit le transfert de la capitale à Kyoto, appelée la Cité de la Paix, de 794 à 1185. C’est un Japon raffiné, délicat et très civilisé que nous pouvons découvrir.

Ce court livre donne trois journaux des dames d’époque, signe qu’elles étaient largement plus considérées que les nôtres à la même période malgré la polygamie qui favorisait les clans. La cour était un centre éclatant où chacun rivalisait de prouesses poétiques et amoureuses, faute de guerre à mener, et où chacune se paraît, se montrait et répondait en vers. Les communications difficiles entre la capitale et les provinces rendaient les voyages hasardeux et l’observation de la nature omniprésente. Le paysage très varié du Japon, maritime et montagneux, les saisons très marquées, engendraient la poésie. Les temples, retirés dans les montagnes, attiraient les dévots qui songeaient à la vie future. Celle-ci n’était pas un paradis mais une réincarnation : autant prévoir le degré de vertu nécessaire pour renaître correctement !

La poésie a pris en ces temps une résonance extraordinaire, qu’il faut peut-être attendre jusqu’au XVIIIe siècle européen pour voir revenir. Le tanka de 31 syllabes en 5-7-5-7-7 est la forme courante.

Le Journal de Sarashina, qui commence le volume, commence l’âge de ses 12 ans en 1021 pour se finir après la cinquantaine. Le nom de cette femme auteur n’est pas connu, tout au plus savons-nous qu’elle était fille d’un Fujiwara gouverneur. Solitaire toute sa vie pour cause de morts, d’exil et d’existence au rang moyen, l’auteur se tourne vers la nature. Elle a ce don d’animer les paysages, de personnifier la lune ou les vagues, de remplacer les êtres humains qui la déçoivent par ces êtres végétaux ou minéraux, ou par les astres. La lune est souvent l’œil de Bouddha, l’éternité sereine des nuits. Ce tropisme nature est souvent le cas de ceux qui sont mal intégrés dans leur société, solitaires non reconnus qui compensent avec les bêtes et les plantes ce que les humains ne leur donnent pas. C’est ainsi le cas de beaucoup d’écologistes de notre temps, des poètes romantiques se disant « maudits », des routards à pétard de la Beat generation, et des précaires de province de nos années 2000. Ainsi d’une chatte trouvée, très belle, peut-être la réincarnation d’une fille de noble conseiller : « La chatte me dévisagea et se mit à miauler en allongeant sa voix. Peut-être est-ce mon imagination, mais en la regardant, elle ne me parut pas une chatte ordinaire. Elle semblait comprendre mes paroles te je la plaignais » p.40. Qui sait comprendre le chat saisira toute l’empathie de la conteuse.

Un jeune homme survient, l’émoi est partagé, quelques poèmes échangés. Et puis… Ni les circonstances, ni les convenances, ne permettaient la liaison au grand jour. « J’attendis une occasion propice ; mais il n’y en eût pas, jamais ». Peut-on dire en si peu de mots l’océan de tristesse ? « Je souhaiterais que les amoureux de la nature puissent voir la lune qui décline après l’aurore, dans un village de montagne, à la fin d’une nuit d’automne » p.49. Pour avoir assisté, au Japon, à pareil spectacle, je puis vous dire combien il est poignant.

Le Journal de Murasaki Shikibu met en scène une fille de prince, épouse de seigneur gouverneur puis dame de compagnie de l’impératrice. Murasaki, surnom qui veut dire herbe pourpre, réminiscence d’un célèbre poème, est surtout l’auteur mondialement connu du Dit du Genji sur la vie de cour à Kyoto. Son Journal est un complément intime de son grand œuvre. Elle observe avec application la vêture de celle-ci ou de celui-là, a prestance virile ou la souplesse sociale, l’étiquette et les cérémonies. Ainsi de Yorimichi, le fils de seize ans du Premier ministre, qui suscite en elle une discrète sensualité : « Le jeune seigneur du Troisième Rang était assis, le store à demi relevé. Il semblait plus mûr que son âge et il était fort gracieux. Même au cours de conversations légères, des expressions comme : « Belle âme est plus rare que beau visage » lui venaient doucement aux lèvres et nous remplissaient de confusion. C’est une erreur de le traiter en jeune garçon. Il garde sa dignité parmi les dames, et je vis en lui un héros romanesque très recherché lorsqu’il s’en fut en se récitant à lui-même… » p.91.

Le Journal d’Izumi Shikibu raconte par elle-même la vie de la poétesse la plus célèbre de son temps ! Fille et épouse de gouverneurs, elle devient la maîtresse du prince Tametaka et se consume d’amour contrarié par les convenances. Les poèmes que les deux échangèrent sont l’essence de ce Journal.

« Je suis une goutte de rosée,

Pourtant je ne suis pas inquiète,

Car il me semble que j’ai existé sur cette branche

Depuis bien avant la naissance du monde » p.166.

Une précieuse littérature qui a traversé les siècles et montre combien le Japon ne doit pas être réduit à l’électronique d’aujourd’hui ni au militarisme d’hier.

 Journaux des dames de cour du Japon ancien, Xe siècle, traduction française 1925, Picquier poche 2011, 212 pages, €7.60

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