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Le Clézio, Le chercheur d’or

Jean Marie Gustave Le Clézio a écrit ici son ‘Île au Trésor’. Il y reprend ses thèmes de prédilection, l’opposition sensations/raison, mer/terre, nature/civilisation, indigènes/blancs, humbles/bourgeois, comptables/marins… L’enfant a ce sentiment océanique de la mère comme ouvrant les portes, toute liberté, infini marin ; le père est la contrainte, la canne qui s’abat sur les fesses au retour d’une fugue, le devoir, la comptabilité. Et pourtant, c’est le père qui rêve et trébuche, alors que la mère économise et raisonne. Sept parties, comme les sept marches du destin, rythment le roman. Alternent à chaque fois le paradis et la réalité, en chaque fois 4 ans, comme si l’on ne devenait adulte qu’après 30 ans.

1892, le petit Alexis L’Etang, fils de planteur, a 8 ans. « Enfant aux cheveux trop longs, au visage hâlé par le soleil, aux habits déchirés par les courses dans les broussailles et les champs de cannes. » p.62 Il est tout sensations et rêves, un vrai sauvage – nommé Ali par sa sœur – qui a pour ami Denis, un Noir de quelques années plus âgé qui l’initie à l’existence : courir pieds nus dans les champs de cannes, écouter la mer, observer la majesté des oiseaux, traverser les rivières, chercher les plantes qui guérissent, courir en pirogue avec les adultes, se baigner tout nu. La vraie vie est dans les champs, sensuelle, pénétrant par tous les pores : « Les femmes vont avec leurs houes. Elles sont vêtues de ‘gunny’, la tête enveloppée dans de vieux sacs de jute. Les hommes sont torse nu, ils ruissellent de sueur. On entend des cris, des appels, aouha ! la poussière rouge monte des chemins, entre les carrés de cannes. Il y a une odeur âcre dans l’air, l’odeur de la sève des cannes, de la poussière, de la sueur des hommes. Un peu ivres, nous marchons… » p.20 Les rêves naissent des mots, des illustrés lus au grenier, des histoires de la Bible racontées par sa mère. Un ouragan détruit ce paradis, en même temps que les rêves industriels de son père s’écroulent devant les réalités comptables.

A 12 ans, voilà le gamin précipité en civilisation, au collège. A 16 ans, son père mort, il doit travailler aux écritures dans une compagnie.

1910, l’adolescent a rencontré un bateau, la Zeta, et un marin, le capitaine Bradmer. Il doit partir, l’appel du large : « Tu dois aller au bout de ce que tu cherches, au bout du monde », lui dit sa sœur (p.124). Il embarque comme passager payant pour découvrir la mer et chercher un trésor, celui dont son père rêvait, le soir dans son bureau. La mer comme une totalité d’enfance, comme un désir sexuel. « Aussi loin que je puisse voir, il n’y a que cela : la mer, les vallées profondes entre les vagues, l’écume sur les crêtes. J’écoute le bruit de l’eau qui serre la coque du navire, le déchirement d’une lame contre l’étrave. Le vent, surtout, qui gonfle les voiles et fait crier les agrès. Je reconnais bien ce bruit, c’est celui du vent dans les branches des grands arbres, au Boucan, le bruit de la mer qui monte, qui se répand jusque dans les champs de cannes. » p.125 La mer, c’est l’anti-collège, la liberté hors de raison, elle « recouvre toutes les pensées » p.127 « Ici, au centre de la mer, il n’y a pas de limites à la nuit. Il n’y a rien entre moi et le ciel. » p.134 « La nuit est si belle, sur la mer comme au centre du monde, quand le navire glisse presque sans bruit sur le dos des vagues. Cela donne le sentiment de voler… » p.141 « Je crois que je ne me suis jamais senti aussi fort, aussi libre. Debout sur le pont brûlant, les orteils écartés pour mieux tenir, je sens le mouvement puissant de l’eau sur la coque, sur le gouvernail. Je sens les vibrations des vagues qui frappent la proue, les coups du vent dans les voiles. Je n’ai jamais rien connu de tel. Cela efface tout, efface la terre, le temps, je suis dans le pur avenir qui m’entoure. » p.146 Une véritable expérience zen, une traversée hors du temps, encore un paradis. Le timonier comorien devait devenir prêtre ; un jour, il a tout quitté pour devenir marin. Appel de la nature contre contrainte de civilisation, impossible métissage de l’atavisme non-blanc pour le monde des Blancs. Les marins n’ont pas le goût « de l’aventure ». « Ils n’appartiennent à personne, ils ne sont d’aucune terre, voilà tout. » p.160 L’écrivain n’est-il pas ce ‘marin’ de la civilisation ? « Quand je suis parti, c’était pour arrêter le rêve, pour que la vie commence. » p.172

Retour à la civilisation après cette parenthèse : « Le navire s’approche de la côte. Quelque chose s’achève, la liberté, le bonheur de la mer. Maintenant il va falloir chercher asile, parler, interroger, être au contact de la terre. » p.184 La civilisation, ce sont toutes ces contraintes. Alexis débarque à Rodrigues, où il calcule et prospecte, tout au savoir géométrique de la civilisation. L’Anse aux Anglais est une vallée qui se resserre et garde entre ses falaises le secret du Trésor ; on y lit la métaphore d’une femme et de sa vulve. Mais le Blanc raisonne abstraitement, il ne voit de la nature que ce qui se mesure et s’exploite ; pas sa beauté ni son amour. Alexis devient fou, ou presque, d’insolation. Il est sauvé par une jeune fille noire, Ouma, et un enfant simplet d’une beauté époustouflante, Sri. Ouma a été envoyée en France un temps, au couvent, pour y devenir « civilisée ». Mais elle est tombée malade et a voulu revenir sur sa terre. Alexis et elle ont eu une enfance inverse, lui Blanc ensauvagé, elle Noire civilisée – mais tous deux doivent boucler la boucle. Partie pivot, ombre et soleil, ambivalente – l’exact milieu du livre.

Pour Alexis, c’est à nouveau le paradis ; il découvre, comme avec Denis, comment courir pieds nus sur les rochers, pêcher le poisson au harpon, se sécher tout nu avec le sable – mais avec une fille, cette fois. « Maintenant je comprends ce que je suis venu chercher : c’est une force plus grande que la mienne, un souvenir qui a commencé avant ma naissance. » p.209 Le désir le saisit à la vue d’Ouma dans ses habits mouillés. Plus tard, ils nagent nus : « Tout d’un coup, je me souviens de ce que j’ai perdu depuis tant d’années, la mer à Tamarin quand avec Denis nous nagions nus à travers les vagues. C’est une impression de liberté, de bonheur. » p.229 Mais, autre thème favoris de Le Clézio, tout métissage est impossible, l’écart des civilisations est tel que l’existence est une impasse, être civilisé, c’est mentir, au contraire des gens simples pour qui tout est naturel. Chercher l’or – est-ce cela le trésor ? Ouma le pressent et le quitte. C’est un ouragan du cœur qui pousse Alexis à partir.

1914, la civilisation s’appelle la guerre. Ypres, ce sont les gaz, les canons, les mitrailleuses ; les êtres humains en matricules regroupés en divisions et corps numérotés. Toute la nature en est bouleversée et les chevaux morts hantent de leurs carcasses les champs devenus stériles.

1918, Alexis retourne à Rodrigues, apaisé, appréciant la vie naturelle. Ouma a disparu mais Fritz, préadolescent Noir qui l’aidait, est devenu beau jeune homme qui prend les choses comme elles viennent. Une cache, deux caches : le trésor du Corsaire se trouvait bien là, soigneusement balisé selon le plan par des entailles sur les roches. Sauf que les caches sont vides. Y en aurait-il une autre ? Avant de poursuivre cette quête vaine, c’est encore un ouragan qui vient dévaster l’île. Tout est emporté, Alexis n’a plus rien.

Il retourne près de sa mère qui se meurt et de sa sœur qui se fera bonne sœur. Impossibilité du métissage, là encore : être Blanc impose de vivre comme les Blancs parmi les Blancs ; si l’on ne peut pas, il faut partir ou bien se faire passeur, par exemple religieuse quêtant parmi sa caste pour aider les pauvres. Alexis, un temps sirdar (contremaître) de plantation, ne peut supporter de commander comme un Blanc à ces Noirs ou à ces Indiens qui en savent plus que lui sur la nature et sur les mystères de l’univers. Il quitte son poste sur une apparition : Ouma qu’il croit avoir retrouvé. Tel est bien le cas et le couple s’enfonce dans un ravin isolé pour vivre la vie des neg’ marrons, en robinsons sauvages. Jusqu’à ce que… Ouma, plus sage, constate que l’avenir ainsi n’est pas possible. Que deviendraient les enfants s’il y en a ? Une fois encore, le métissage est impossible, Alexis est Blanc et doit vivre sa vie de Blanc. Où aller ? « Je veux fuir les gens du ‘grand monde’, la méchanceté, l’hypocrisie. » p.315 Tout est rêve d’ailleurs. « Comment ai-je osé vivre sans prendre garde à ce qui m’entourait, ne cherchant ici que l’or, pour m’enfuir quand je l’aurais trouvé ? » p.332 Le plan du Corsaire n’est au fond que le plan claque de la voûte céleste ; il n’y a pas d’or matériel, déterré et peut-être dispersé dans les flots, mais l’accord entre l’être et le cosmos. Peut-être est-ce là cette leçon du pirate ? « Ainsi, dans le firmament où nulle erreur n’est possible, est inscrit depuis toujours le secret que je cherchais. » p.335 Retour à l’enfance qui savait déjà, depuis la branche de l’arbre chalta du bien et du mal où le frère et la sœur se juchaient pour contempler le monde – une roue qui roule sur elle-même, tel l’Enfant de Nietzsche dans Zarathoustra. Il s’agit d’une révolution, au sens de Copernic, un retour sur soi-même. L’ailleurs est en soi.

Toujours les femmes l’ont ancré à une réalité qu’il quitte volontiers : sa mère quand il fugue avec Denis ; sa sœur quand il ressent l’appel du large, Ouma quand il cherche le trésor. Le seul trésor qui compte est de se trouver soi, pas de déterrer l’or. « L’or ne vaut rien, il ne faut pas avoir peur de lui, il est comme les scorpions qui ne piquent que celui qui a peur. » p.269 La vraie richesse est intérieure, elle est l’accord de l’être avec la vie qu’il mène, de sa nature avec la nature. Tous les sages d’Occident l’ont dit depuis Aristote, les Indiens aussi, et Confucius, et les anciens Mexicains… Jean Marie Gustave Le Clézio le sait qui résume tous ses livres à cette découverte. ‘Le chercheur d’or’ est l’un d’entre eux, un grand livre.

Le Clézio, Le chercheur d’or, 1985, Folio, 375 pages, €7.41

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Alexander Kent, Ennemi en vue

Les Anglais n’ont pas honte du roman d’aventure. Pas comme nos intellos qui préfèrent les affres de petite-bourgeoises des banlieues, la nostalgie Marie des brebis, voire les monologues du vagin. Alexander Kent a pris le nom d’un camarade d’enfance mort à la guerre contre Hitler pour écrire une série de 22 romans sur le destin d’un capitaine, de 1773 à 1813. Captain Bolitho est aussi célèbre outre-Manche que Monte-Cristo en France. C’est un bonheur de lire ses livres, bien qu’ils ne semblent guère avoir de succès chez nous…

Certes, ils décrivent des batailles entre navires de la Reine et ceux de la Révolution et de l’Empire – et ce sont le plus souvent des défaites pour les Français. Mais l’auteur reconnaît la suprématie technique des navires fabriqués en France sur ceux des Anglais. Certes, le bonapartisme et la nouvelle religion missionnaire de la Révolution hérissent tout Britannique, ce que nous faisons mine de ne pas comprendre. Mais il y a la mer, les hommes, l’exotisme.

Capitaine à 26 ans après s’être engagé comme mousse à 12 (comme l’auteur à 16 ans en 1940), Richard Bolitho en a désormais 38. Nous sommes en 1794 et l’amiral français Lequiller tient à conserver la route des Amériques ouverte pour forcer le blocus de la Navy au large des côtes de Gascogne. En ce dixième tome d’aventures maritimes, Bolitho va découvrir ce qu’est le commandement et ce qu’est devenir père.

Il est capitaine de navire depuis douze années déjà, mais c’est le commandement d’un deux-ponts de 74 canons qu’il assure désormais ; plusieurs centaines d’hommes ne se gèrent pas comme l’équipage d’une frégate qui n’en comprend que quelques dizaines. Pour les hommes, il est dieu ; pour lui-même, il est seul. Il doit décider souverainement de la conduite à tenir, de la stratégie à suivre, de la tactique de combat. Ses décisions mettront en jeu la vie de milliers de marins, ceux de son navire comme ceux de l’escadre qu’il finit par commander. Son Commodore est en effet un velléitaire incapable, poussé jusqu’à ce poste par le piston de la naissance. Bolitho peut prendre conseil, mais il reste le plus expérimenté et l’action n’attend pas. Pour le meilleur ou pour le pire, au risque de se tromper, il faut décider.

Mais comme il est humain et juste, qu’il se préoccupe des autres avant lui-même, il est adoré des hommes. Il suffit d’avoir fait son service militaire comme aspirant pour comprendre de l’intérieur toute l’angoisse de l’exemple à donner et ces petits détails insignifiants qui font tout pour votre réputation : aider un gars dans un passage difficile, avoir un mot de fierté pour une action devant les autres, soigner sa tenue après une marche harassante… Quand un « dieu » regarde les hommes, ceux-ci n’en peuvent plus de fierté : ils se sentent « élevés ». Ils feront tout pour mériter cette dignité à eux conférée.

A une escale, un jeune homme est livré avec les provisions : c’est un aspirant de renfort. Il a quatorze ans. « Il était grand pour son âge, svelte, les yeux noirs, des cheveux couleur d’ébène comme ceux de Bolitho, il avait l’air farouche et nerveux. Bolitho ne put s’empêcher de le comparer à un poulain sauvage » (p.104). Cet adolescent défiant et anxieux est son neveu, comme lui apprend une lettre qu’il remet en mains propres. Il ne savait pas que son frère, qui s’est fait oublier aux Amériques après une trahison, avait engrossé une Miss Pascoe sans jamais se marier ni reconnaître ce gamin qu’il n’a jamais vu. Père absent, mère morte, renvoyé de chez sa tante vers la marine, aux bons soins du capitaine Richard Bolitho, l’adolescent Adam n’est rien, n’a rien et reste seul dans la vie. D’où l’importance pour lui, du premier mot du capitaine à un subordonné : « c’est, heu… mon neveu ». Il est enfin quelqu’un dans l’œil d’un adulte, reconnu socialement, avec un poste à assumer.

38 ans est l’âge mûr ; on se préoccupe plus de ceux qui vous entourent que de soi, n’ayant plus rien à prouver. La paternité travaille par besoin de transmettre, de se revivre dans la jeunesse, de se survivre dans la descendance. Le jeune aspirant Pascoe est touchant et acharné : il veut racheter son père qui a trahi, il veut se faire reconnaître, sinon aimer, par cet oncle capitaine d’un deux-ponts que ses hommes admirent. Il fera son devoir, malgré les coups de mer et les coups de canon, les coups de canne et les coups de soleil. Voire les coups de théâtre. Bolitho ne pratique aucun favoritisme et, durant les mois sur le navire, ne traite jamais l’adolescent autrement que les autres. Il l’appelle « monsieur Pascoe » mais le surveille du coin de l’œil, particulièrement. Il apprécie ses progrès dans l’étude et son épanouissement physique, sa conduite au feu et sa trempe d’homme en herbe. Les paragraphes en passant sont touchants de brièveté : « Il aperçut Pascoe qui faisait une pause sur le grand hunier, son corps se balançant au rythme du roulis, sa tête tournée en arrière pour observer les marins s’activant, tandis que, le long des vergues, de nouvelles voiles se gonflaient et se tendaient. Sa chemise était ouverte sur sa poitrine, et Bolitho constata que sa peau était bien bronzée et que ses côtes étaient déjà moins saillantes qu’à son arrivée à bord » (p.166). Un vrai regard de père.

« Ce garçon a traversé bien des épreuves. Son père l’a déshonoré, et c’et auprès de moi qu’il cherche confiance et conseil, ce dont je suis très fier », dira-t-il à un maître d’équipage qui n’est autre que le vrai père du gamin, caché sous le nom de Selby. Richard Bolitho en devient presque jaloux de son frère Hugh, compensant la mort de sa femme et de son bébé par cet adolescent arrivé par la marée. Mais, lorsque le drame arrivera, c’est à lui qu’il reviendra le soin de le protéger et de l’aimer. Pour la première fois, au désarmement à terre, il l’appellera par son prénom, Adam, et l’emmènera vivre avec lui.

Cet opus 10 de la série n’est qu’une étape, mais digne et cruciale. Elle nous fait aimer le héros non plus pour ses seules actions décidées, mais pour son sens de l’humain.

Alexander Kent, Ennemi en vue (Enemy in sight !), 1970, Phébus Libretto 2004, 383 pages, €9.97

Biographie de Richard Bolitho sur le site de l’auteur.

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