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Buffet froid de Bertrand Blier

Comédie noire que cette brochette d’acteurs connus en une décennie de bascule du monde, pour jouer une scène surréaliste dans une banlieue vide. Tout commence par la gare du RER de La Défense, absolument déserte en soirée. Tout se poursuit dans une tour ne comprenant que deux locataires, et dans les rues désertes des villes-dortoirs autour de Paris, où des villas d’un certain âge n’ont plus aucune vie. Comment, dans ce désert moderne, ne pas songer à la mort ?

La civilisation moderne, en ces années post-68, est vue par les artistes comme annihilant l’âme, remplaçant les chants d’oiseaux par le bruit des moteurs et les arbres par le béton. Le malaise dans la civilisation vient de la perte des racines naturelles et incite au meurtre. Si possible gratuit, à la Gide : comme ça, pour rien. Les nihilistes des banlieues racailles tuent depuis pour un regard, un frôlement, une présence. Autrement dit : rien. Alphonse Tram (Gérard Depardieu), au nom de véhicule, incarne le sans-attaches, chômeur, à la colle sans désir, amoureux de rien ni de personne, et toujours un couteau dans la poche.

Il rencontre sur le quai vide du RER un comptable triste (Michel Serrault) qui ne veut pas soutenir la conversation. Il sort son couteau à cran d’arrêt, le lui montre, l’agite, le lui donne. L’autre, effrayé, n’en veut pas. Il le laisse sur un siège en plastique « design », très inconfortable, typique de cette modernité branchée. Le couteau disparaît tout seul… avant de se retrouver planté dans le bide dudit comptable, dans un couloir du métro. Ce n’est pas Tram qui l’a planté, encore qu’il ne le sache pas. Son inconscient a-t-il parlé ? A-t-il agi dans son dos ? Je est-il un autre ? La solitude et la peur rendent-ils déshumanisé ? Il fait sans cesse ce rêve récurrent d’être poursuivi par la police, se réveillant au moment où on s’apprête à l’arrêter.

Dans la tour, où il habite le seul appartement loué avec sa femme qu’il ne baise plus (Liliane Rovère), il n’a pas envie de chercher du boulot – puisqu’il n’en trouve pas – ni de faire l’amour, même si elle lui propose « d’enlever sa chemise de nuit ». Il lui raconte la fin du comptable, le danger de se promener seul le soir, il la met en garde. Elle minimise et, de fait, est étranglée le soir suivant. Entendant des pas, il découvre un second locataire qui vient d’emménager : c’est l’inspecteur de police Morvandiau (Bernard Blier, père de Bertrand le réalisateur), veuf, à deux ans de la retraite, habitué à l’autorité et à la routine des crimes. Lui-même avoue devant tout le monde qu’il a tué sa femme, pas morte en s’électrocutant dans sa baignoire, mais baignée après l’avoir électrocutée avec son instrument de musique, car les gammes, il en avait marre, mais marre ! Survient l’étrangleur (Jean Carmet), qui avoue avoir tué la femme de Tram sur une pulsion, comme ça, faute de conversation. Cela n’étonne en rien les deux compères, l’éventreur et l’électrocuteur qui trinquent déjà au pinard, et invitent l’étrangleur à se joindre à eux. Chacun prend pour norme l’inversion des normes. Ils ne sont pas amoraux, hommes supérieurs à la Nietzsche, mais immoraux, esclaves qui renversent les chaînes. Rien d’innocent, mais la poursuite systématique du dérèglement de tout lien social et du renversement des valeurs.

Tout se poursuit en cascade, un inconnu sonne chez Tram pour lui dire qu’il l’a vu planter le comptable ; il lui demande, pour se taire, de tuer un gêneur avec son couteau. Il lui donne l’adresse, le parking souterrain, l’heure de retour tapante. Tram, accompagné de l’inspecteur qui veut superviser le bon déroulement, et de l’autre qui a peur de rester tout seul, s’exécute. Il se révèle que le gêneur n’est autre que le commanditaire. Tram l’éventre, comme prévu au contrat. L’inspecteur reprend l’initiative, sonne à l’appartement pour apprendre la mort de son mari à sa veuve – qui est au courant et se dit « prête ». A quoi ? A les suivre et à baiser avec tous ceux qui le veulent bien. Mais oui, une femme a explicitement demandé à Depardieu de la violer, devant les caméras. Et il a résisté. Là encore, tout est inversé : le mari jaloux s’anti-venge en se faisant tuer, sa femme en deuil n’est en rien éplorée, Tram le tueur est sommé de lui faire l’amour. Comme il n’en a pas envie, elle tombe en fièvre et égrène les prénoms de tous ses amants récents. Un médecin SOS est appelé (Bernard Crombey) et arrive en R5 blanche à gyrophare. Il voit très vite ce qu’il en est : un manque sexuel évident. Pour la soigner, il la baise – pas besoin de consentement, c’est un acte médical. Les autres, qui le voient faire par une fenêtre, le font éventrer par Tram et son couteau. Quant à l’étrangleur, il ne peut s’empêcher, un peu plus tard, de mettre ses mains autour du cou de la nymphomane pour l’apaiser définitivement.

Il faut se débarrasser du corps, et l’inspecteur n’est pas en peine de trouver comment et où : en R5 SOS médecin, et dans un terrain vague. Mais un appel radio lui fait répondre comme par réflexe, un docteur est réclamé dans une villa bourgeoise d’urgence. Ils se détournent pour y faire un saut, bien qu’aucun ne soit médecin. L’étrangleur se désiste et l’inspecteur est mené à l’étage, tandis qu’un orchestre de chambre joue au rez-de-chaussée. Morvandiau déteste la musique. Où est le malade ? Mais c’est lui le malade, et on l’incite à se coucher sur le lit tandis que l’orchestre va exprès jouer et lui faire avoir une crise cardiaque. Meurtrier meurtri, flic piégé, épouse vengée sans justice – encore une inversion des normes. Sauf que le Morvandiau pas mort et qu’il s’en sort en tuant les musiciens de son pétard de flic. Deux rombières, apeurées, sautent dans la R5 de fonction et s’enfuient ; avec le cadavre dans le coffre, elles seront considérées par la police comme ses assassins – ainsi va la justice.

Pendant ce temps, l’étrangleur a zigouillé la veuve et tenté sa chance dans des maisons isolées, muni d’un impressionnant trousseau de clés. Les gens ne font jamais correctement ce qu’il faut pour dormir tranquille. Reconnu, menacé, dénoncé, il doit se mettre au vert, et les autres suivent, l’inspecteur pour surmenage et Tram par désœuvrement. Mais le vert déprime Morvandiau ; il a froid, les oiseaux l’agacent, il n’a rien à faire. Un bruit et la paranoïa monte : on les cherche, la voiture ne veut plus démarrer, c’est un sabotage ; ils partent à pied, l’air de rien. Ils rencontrent un tueur à gage (Jean Benguigui) qui cherche Alphonse Tram pour exécuter un contrat. L’inspecteur désigne l’étrangleur, qui est aussitôt fumé. Autre crime gratuit. L’inspecteur fait aussitôt état de son titre de policier pour l’arrêter, mais le premier village est loin. Une impassible jeune fille (Carole Bouquet) vient à passer dans une Citroën 15, la voiture favorite des Collabos (en 1979, ce n’est pas un hasard, après le film Le Chagrin et la pitié en 1971 et le feuilleton TV Holocauste en 1978). A cette époque (bénie ? – humour noir) l’inversion des valeurs était la norme, les chômeurs se retrouvaient tueurs et les flics tortionnaires, le monde était sens dessus-dessous.

La fille leur fait le coup de la panne (autre inversion des normes) et ils se retrouvent à l’arrêt sur un viaduc. Le tueur à gage en profite pour sauter dans l’eau. L’inspecteur et l’éventreur vident leurs chargeurs sur sa silhouette nageant vigoureusement, mais rien n’y fait. La fille leur dit qu’une station de barques à louer est un peu en aval ; ils s’y rendent et poursuivent sur l’eau le nageur. Tram fait une fois de plus usage de son couteau, au lancer cette fois. Le tueur coule. L’inspecteur rame, mais mal ; il demande à passer la main, et avoue bêtement qu’il ne sait pas nager. Qu’à cela ne tienne, Tram le jette à l’eau, où il se noie lui aussi. Tram est seul, une nouvelle fois, avec une nouvelle fille, sa troisième depuis le début de l’histoire. Va-t-il refaire sa vie avec elle ? La tuer elle aussi ? Mais il n’a plus son couteau, substitut de sexe pour ce grand mâle inactivé par la société.

Inversion, c’est la fille qui le tue. L’histoire boucle la boucle, elle est la fille du comptable du RER. La société se venge toute seule en éliminant ses parasites. On serait presque dans le monde de Trump et Musk, celui des libertariens pour qui le meurtre est un droit de chacun pour sa propre défense. En 1979, c’est la crise, le deuxième choc pétrolier, la récession et le chômage de masse, la perte des industries, la chute mentale après l’euphorie dopée de mai 68, l’invasion de l’Afghanistan par les Russes soviétiques. L’heure est au pessimisme – comme aujourd’hui. Un buffet froid, c’est chacun pour soi à composer son assiette ; aucune convivialité dans la préparation ; des mets standards qui remplissent sans nourrir ; une conversation décousue là où les gens se mettent, au hasard. Tout ce que la société de consommation de masse propose, dans un décor de tours et de RER sans aucune âme. Les humains en deviennent des zombies, comme cette nuée de flics qui obéissent sans penser aux éructation d’un inspecteur qui avoue avoir tué sa propre femme, ou ces bourgeois décatis qui font semblant d’écouter l’orchestre tout en zieutant qui entre par la porte de la villa. La logique dans l’inhumain : n’était-ce pas la définition du fascisme ?

Absurde réalité d’hier, aujourd’hui contemporaine.

César 1980 du meilleur scénario

DVD Buffet froid, Bertrand Blier, 1979, avec Gérard Depardieu, Bernard Blier, Jean Carmet, Carole Bouquet, Geneviève Page, StudioCanal 2023, 1h29, version restaurée €8,54, Blu-ray €14,24

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Jules Romains, Les copains

A 28 ans, Louis Farigoule dit Jules Romains, né en Haute-Loire, passe au roman après avoir longtemps taquiné la muse poétique comme il était chic de le faire en ces années de Belle époque. Il conte avec verve, mais en revenant souvent à la ligne, l’épopée canularde de sept copains parisiens dans la lignée de Normale Sup. En 1913, la France ne compte que 86 département, amputée des provinces d’Alsace-Lorraine prises par les Allemands comme Poutine a volé la Crimée en attaquant la nation. Ces 86 départements provoquent les intellectuels avinés que sont les copains de café. Ils voient en chacun un « œil » qui les regarde, l’encadré de la carte pour la préfecture ou la sous-préfecture. Issoire et Ambert notamment sont leur font de l’œil avec une certaine insolence, un nombril de la France au sud-est de Clermont-Ferrand.

Après avoir laborieusement rimaillé sur ces villes, cherchant à les associer à passoire et camembert, il faut aller les réveiller. Poser un acte. Le fameux acte pur ou acte gratuit dont Gide fera lui aussi un roman dans le genre policier avec Les Caves du Vatican. Mais un acte gratuit est-il de hasard et sans mobile ? Certes pas ! Prouver sa liberté est déjà un motif, la volonté n’agit pas de soi, ce qui serait réflexe. Sartre parlera plutôt de choix libre. Les copains effectuent donc un choix de rigoler ensemble aux dépens des institutions et autres fariboles du sacré bourgeois qui sent de plus en plus le rassis à la veille de la Grande guerre (de 14), et qu’elle finira de ridiculiser à jamais en Occident (les Russes ont un siècle de retard et y croient encore).

Les simagrées d’un oracle consulté pour 27 francs 50 les confortent dans ce qui, de toute façon, est leur projet de pochade estudiantine. Les voilà donc parti en vélo et via le train du matin pour la province. Chacun pour soi mais ils se retrouvent face à la mairie d’Ambert avec un léger bagage. C’est alors qu’ils réveillent en pleine nuit le planton de la caserne pour qu’il avise le colonel que le ministre vient inspecter le régiment et organiser un exercice de simulation d’attaque. Branle-bas de combat, tout se passe à merveille, les redingotes et hauts de forme style haut fonctionnaire, la rosette rouge de la Légion d’honneur à la boutonnière, le cerveau tombé dans les fesses comme il se doit pour un rond-de-cuir voué à attendre les ordres de l’État – le colonel marche et fait marcher son régiment à l’attaque.

Plus tard, ce sera dans une église de la ville que le curé laissera la place au frère prêcheur venu tout droit de Rome porter la bonne parole de la Curie : baisez-vous les uns et les autres, que les adolescents sautent sur les jeunes filles, car Jésus a dit… A Issoire, ce sera l’inauguration d’une statue de Vercingétorix qui sautera aux yeux de milliers de personnes : le drap retiré dévoile un Vercingétorix tout nu et velu, le sexe grossi et bien en évidence, doré et prenant la pose. Mais quand le discours commence, le héros n’est pas d’accord et s’ébroue, lançant des pommes cuites sur les bourgeois pérorant de hautes âneries pompeuses.

Laissant les officiels et les rassis effarés de ce réveil dans l’action dû à l’Acte et non pas au nécessaire ni au convenu, la petite bande s’égaye dans la forêt pour un pique-nique de pain-fromage et saucisson, arrosé comme il se doit d’une douzaine de bouteilles de crus divers pour sept. « Je veux louer en vous la puissance créatrice et la puissance destructrice qui s’équilibrent et se complètent », éructe un copain bourré, Bénin. « Vous avez restauré l’Acte Pur (…) vous ne vous êtes asservis à quoi que ce fût » p.187. Vivre dans l’instant, poser son acte mais entre copains, voilà qui est vivre. « Ils étaient contents d’être sept bons copains marchant à la file, de porter sur le dos ou sur le flanc, de la boisson et de la nourriture, et de trébucher contre une racine ou de fourrer le pied dans un trou d’eau en criant : ‘Nom de Dieu !’ » p.175.Bouffer, picoler, rigoler – mais surtout être ensemble, voilà qui pose un homme. La guerre la plus con jamais faite en France se chargera, dès l’année suivante, de raser la fine fleur de l’élite éduquée de la nation et jettera à terre toutes les « valeurs » jusqu’ici révérée comme tradition établie.

Ce court roman se lit vite aujourd’hui, plutôt faible au début, n’avivant l’intérêt que lors de la réalisation des canulars. Il est le début d’un cycle romanesque et Yves Robert en a tiré un film en 1965 avec Philippe Noiret (Bénin), Guy Bedos (Martin), Michael Lonsdale (Lamendin), Christian Marin (Omer), Pierre Mondy (Broudier), Jacques Balutin (Lesueur) et Claude Rich (Huchon) dans le rôle des sept copains.

Jules Romains, Les copains, 1913, Livre de poche 1968, 191 pages, occasion €10,75

DVD Les copains, Yves Robert, 1965, Gaumont 2012, 1h31, standard €17,00 blu-ray €17,98

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Paul Bourget, Le disciple

On a eu tort d’oublier le livre de Paul Bourget, Le disciple ; il ne le mérite pas. Certes, il se trouve marqué fortement par son siècle mais, comme tous les bons livres, il a quelque chose d’universel. Le roman me rappelle un peu Balzac par le style et Stendhal par les personnages ; mais il n’en a pas la profondeur. Peut-être est-ce sur cette comparaison inconsciente que l’on fonde son oubli ? Si le sujet du livre n’est plus ressenti avec une aussi forte actualité qu’il devait l’être au moment où il parut, s’y retrouve la peinture aigüe d’un certain comportement, d’une certaine manière d’être au monde, qui continue d’exister au présent. Je veux parler de cette tare française qu’est l’intellectualisme.

La fin du XIXe siècle a été marquée par un courant très fort en philosophie, en histoire des idées et dans les mentalités : le positivisme. Cette conception voulait que la Science, écrite à majuscule, fût l’unique méthode de connaissance du réel. Le monde était ainsi, plus ou moins consciemment, considéré comme un mécanisme aux rouages certes très complexes et encore mal connus, mais qu’il suffirait de découvrir pour tout expliquer. Dé-couvrir comme ôter les oripeaux magiques pour voir la vérité nue. Ainsi Charles Darwin a-t-il expliqué l’évolution et l’origine de l’homme. Ainsi Karl Marx estime-t-il expliquer les ressorts ultimes de l’Histoire. Ainsi Auguste Comte tente-t-il de démonter les ressorts des sociétés. Ainsi encore Taine, dont on a voulu voir le modèle d’Adrien Sixte dans le roman, le philosophe cher à Paul Bourget, prétendait expliquer l’art et la littérature par l’unique conjugaison des déterminismes de la race, du milieu et de l’époque.

Le jeune précepteur Robert Greslou, du haut de ses 20 ans intransigeants et « modernes », croit que les sentiments sont soumis aux lois de la matière. Ils ne sont que de la physique, entièrement explicables par les mathématiques. Nous pouvons reconnaître les dérives de l’économisme, de l’hygiénisme, de la finance dans ces prémices. Charlotte, la victime de cette expérience, meurt empoisonnée et Robert, le disciple d’Adrien Sixte, est accusé de meurtre ! Comme quoi, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » comme le disait Rabelais, ce moyenâgeux méprisé des intellos matheux…

Sans nier les bienfaits d’appliquer la méthode scientifique à des domaines jusqu’alors considérés comme hors de la connaissance objective, il faut reconnaître que le positivisme scientiste est une illusion. Il est un excès dont il faut se garder, une raison en délire. Or cette illusion reste d’actualité, malgré la publicité faite de nos jours aux savants qui contestent la science. Peut-être y a-t-il une visée directement politique : en sapant les fondements de méthode des élites actuelles, il serait plus facile de manipuler les faits pour parvenir au pouvoir. Toute visée totalitaire aime l’obscurantisme car il asservit, préfère la croyance car elle est manipulable à merci, joue sur les angoisses et le millénarisme car elle se pose en sauveur.

En terminale philo, j’avais un camarade remarquablement intelligent, Jean-Louis. Il avait le rare mérite d’allier le goût des spéculations abstraites au goût de fabriquer par le dessin et la peinture, et au goût de se mêler aux autres dans le sport. Il réussissait ce chef-d’œuvre d’une moyenne de 18 sur 20 en philosophie, d’une note supérieure à la moyenne en mathématique, d’une pratique assidue du rugby et de réaliser des tableaux au dessin très léché. Malheureusement, son goût pour l’abstraction l’avait déformé à un point tel que tout ce qui ne s’exprimait pas, pour lui, en termes rationnels et logiques, n’existait pas.

Ainsi, pour réussir un « bon » devoir de philo, il avait théorisé « les règles du jeu ». Pour lui elles étaient : 1/ les idées du professeur et ses goûts ; 2/ une présentation en paragraphes et une écriture esthétique. Il fallait pour cela : 1/ penser à l’effet produit sur le lecteur plus qu’au fond même du devoir ; 2/ se mettre soi-même dans un état de disponibilité parfaite, ainsi avoir mangé pour ne pas avoir faim en cours de rédaction mais pas trop pour garder la lucidité nécessaire, ne pas porter de vêtements trop serrés ou nouveaux qui créeraient de la gêne ou mobiliseraient l’attention, et ainsi de suite. Il m’a fait ces remarques alors que nous allions nous présenter au Concours général, sur l’instigation du professeur de philosophie. Elles sont certainement utiles, mais pas déterminantes. Elles peuvent aider à être mieux disposé à faire surgir les idées et construire un devoir, mais n’expliquent en aucun cas la note obtenue.

Jean-Louis soutenait aussi que la beauté plastique d’une peinture ou d’un dessin ne résulte que du respect de certaines règles de proportions, telles le Nombre d’or. Au lieu de ne considérer cette règle que comme une approche de la réalité, une approximation très schématique et réductionniste du « beau » associé au rectangle physique de la vision humaine, il en faisait une recette d’art pratique. Le plaisir physique causé à l’œil humain par des proportions qui lui sont adaptées ne crée en pas en soi la beauté. Il y faut à mon sens quelque chose en plus qui ressort de l’âme humaine. A entendre Jean-Louis, un peintre devrait analyser chaque trait et chaque touche de couleur qu’il porte sur sa toile en vue de l’effet d’ensemble sur le spectateur. Cela revient à dire que seul est « le » beau ce qui plaît. L’engouement est pourtant contingent, dû à une multiplicité de facteurs dont l’époque, le milieu et la culture. La beauté est une émotion universelle, mais elle touche de façon inattendue et surtout très personnelle le spectateur. Elle tient parfois à quelque dissymétrie ou imperfection qui agissent par contraste. Dire que l’on « fabrique » du beau selon des recettes qui pourraient être industrielles, c’est réduire la beauté à la proportion.

Dans les années 2000, lorsque je rechercherai Jean-Louis sur un moteur du net, je le retrouverai en peintre mystique chrétien, fresquiste et auteur de vitraux pour églises… Comme quoi l’hyper-rationalisme suscite par réaction la mystique, son contraire.

Je conçois aisément, ainsi que le disait Nietzsche, que la méthode scientifique ait balayé d’un coup de vent salubre tous les obscurantismes accumulés par l’Église pour conserver son pouvoir. Ayant conduit à la « mort » de Dieu, la Science a pu s’ériger en nouvel absolu. La raison humaine a eu l’ambition de remplacer celle du Grand Horloger. Mais le scientisme n’est qu’un réductionnisme, il ignore ou évite tout ce qui n’entre pas dans le schéma calculable, objet de la méthode expérimentale. Il n’est en fin de compte qu’une variante de nihilisme puisqu’il réduit tous les faits à des causes mécaniques ou chimiques, évacuant une bonne part de l’humain. En s’imposant comme vérité seule, cette conception aliène l’individu. Brimant les sentiments comme les pulsions corporelles au nom d’une raison abstraite et d’une logique artificielle, on comprend les ravages que peut exercer une telle théorie poussée à son ultime développement. Ce sont les philosophes-machines, les politiciens rouages de l’Histoire, les chefs charismatiques qui incarnent la race, les savants fous, les traders en délire, les médecins-qui-savent-tout.

Adrien Sixte, le héros de Paul Bourget, écrit des livres sur l’amour sans l’avoir jamais fait. Réglé comme une horloge, son existence est isolée de la plus élémentaire réalité. Il projette le regard de sa raison glacée telle une giclée d’acide. Il dissèque, analyse, détruit. Son esprit coupé du cœur et des sens réduit à quelques mécanismes secs et morts ce qui était auparavant foisonnement et vie. Il est robot pensant, bien loin du roseau évoqué par Pascal. La Raison pure, irréelle parce que soi-disant « détachée », brime au lieu de libérer. Elle aliène à la mécanique ce qui est richesse du vivant. Elle dessèche et détruit au lieu d’aider à vivre. Ainsi Robert, « le disciple », tombe-t-il amoureux de la femme qu’il voulait froidement étudier. Ainsi Adrien n’arrive-t-il pas à comprendre comment ses idées ont pu conduire au meurtre.

Et pourtant… La dichotomie du corps et de l’esprit, issue de l’idée pure d’une âme immortelle dans une enveloppe périssable, n’est qu’artifice et fausseté. Le divorce du corps et de l’esprit est impossible chez les êtres vivants – ou bien ils ne « vivent » plus mais deviennent mécanique. C’est le mérite de Nietzsche, avant Freud et après Darwin, de s’y être opposé avec violence. L’esprit n’est qu’une manifestation du corps, il est le corps dont il utilise l’énergie, sublime les pulsions et oriente les passions. Opposer corps et esprit, c’est tuer l’un et l’autre.

Le scientisme est un suicide. En France, la révolte contre ce déterminisme sera conduite en littérature, par Gide avec sa conception de « l’acte gratuit ». Étouffé de rigorisme protestant, Gide aspirera à son contraire : la grande libération chantée plus tard en 1968, la disponibilité totale de l’être à la jouissance. Cette réaction est excessive, créant à son tour de nouvelles aliénations dont Houellebecq parlera dans les années 2000, mais il aura eu le mérite de réhabiliter la sensualité et le respect du corps chez les intellectuels anémiés. Il pourfend dans L’Immoraliste « la culture, née de la vie, tuant la vie » (II, 2).

Soyons donc positif, aimant la vie avec ivresse et raison, mais non positiviste, réducteur de tout à nos étroites méthodes.

Paul Bourget, Le disciple, 1889, Livre de poche classiques 2010, 384 pages, €7.90 e-book Kindle €0.99

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James Ballard, Millenium People

ballard millenium people

James Graham Ballard tire de son enfance aventureuse une propension à agiter le confort social et à mettre en doute les idées reçues qui est fort réjouissante. Rappelez-vous qu’à 11 ans il s’est retrouvé arraché à ses parents et à sa villa de Shanghai pour être interné trois ans dans un camp japonais. Il en a tiré cet hymne à la vie qu’est Empire du soleil où l’accroche quotidienne à l’existence se mêle à l’éveil de l’adolescence. Steven Spielberg en a tiré un film superbe avec John Malkovitch en salaud égoïste et le jeune Christian Bale en préado irradiant de vitalité.

A 73 ans, J.G. Ballard examine avec son œil anglais la société de consommation des années 60 mûrie par la crise des années 70 et aigrie par l’écart social croissant des années 90. Cela donne Millenium people, les gens de l’an 2000, publié en 2003 et disponible en français chez Folio. Les nouveaux « prolétaires » seraient de vrais bourgeois. Ils ont fait des études, grimpé dans la hiérarchie, se sont installés dans le confort et scolarisent leurs enfants dans le privé. Brusquement, une hausse des taxes de leur résidence cossue de « la Marina de Chelsea » dans le tout-proche Londres, les fait basculer dans la révolte. A quoi sert l’abondance, au fond, sinon à tourner indéfiniment et sans but dans la cage, comme l’écureuil ?

Le cocasse est la reprise des slogans et autres happenings de la fin des années 60, dans ces années 2000 si peu faites pour ça. La page 68 (ça ne s’invente pas !) pose les acteurs : « tous les protestataires étaient les membres bon enfant de la classe moyenne – étudiants pondérés et professionnels de la santé, veuves de médecins et grand-mères fréquentant l’université du troisième âge. » En face, les forces de l’ordre : « Moroses et imprévisibles, les flics avaient une crainte paranoïaque du moindre défi à leur autorité. » Au milieu (et ravis du scoop permanent) les « reporters de la télé (qui) n’étaient guère que des agents provocateurs qui s’efforçaient sans cesse de précipiter les manifestations pacifiques dans l’action violente. » Vous avez la névrose des repus, la psychose des gardiens et la perversion des médias qui veulent à toutes forces « créer » l’événement, surtout lorsqu’il est insignifiant.

Existe-t-elle vraiment, la « révolte des classes moyennes » ? Rien n’est moins sûr. Il s’agit surtout de mouvements d’humeur comme l’enfant qui casse ses jouets… avant d’en racheter d’autres. Il suffira d’ailleurs d’une « baisse de l’immobilier » pour que tout, dans le roman, rentre dans l’ordre. C’est pourquoi il peine à démarrer.

Lotus Elan 1966

Heureusement, le fil conducteur est donné par l’enquête d’un psychiatre sur un attentat à Heathrow qui a tué sa première femme. Cet acte gratuit gidien le turlupine et il n’aura de cesse de s’informer auprès des trublions, de s’infiltrer (sans aucun mandat officiel) auprès des meneurs de la révolte, pour comprendre. Une enquête quasi policière démarre et donne de la vie à ce roman qui n’est pas « prophétique » comme l’écrit sans réfléchir la quatrième de couverture, mais tristement « actuel ». Il tient au sens de la vie dans une société d’abondance, pas à l’abondance elle-même ; à l’insignifiance des êtres empêtrés dans leurs névroses et dont les actes sont tout sauf « gratuits » ; aux mensonges du discours.

Là où l’auteur ne saurait être français est qu’aucun de ses acteurs ne croit un seul instant à ce qu’il accomplit. Pas d’idéologie dans les attentats symboliques, ni de « mission » dans les harangues aux foules, uniquement du pratique et du concret : comment rassembler autour de soi les résidents, comment toucher les médias pour qu’ils en parlent, comment frapper l’opinion pour se faire entendre des officiels. C’est ce ton décalé par rapport à l’incurable « sérieux » du militantisme français qui donne sa légèreté au roman. Un militant est un militaire dont l’uniforme est à l’intérieur, disait à peu près Ambrose Bierce. J.G. Ballard reste foncièrement anarchiste, sa prime adolescence livrée aux Japonais en Orient l’a définitivement éloigné de toute croyance en une quelconque idéologie, comme de toute confiance envers un État bienveillant…

475 pages à dévorer au soleil.

James Ballard, Millenium People, 2005, Folio 2006, 480 pages, €8.46

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