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Christian Signol, Bleus sont les étés

L’enfance, paradis perdu éternellement ressassé. Christian Signol, rédacteur administratif dans sa province natale avant de devenir écrivain, ne cesse de chanter le terroir, la vie d’avant, l’harmonie idéale entre l’être humain, les bêtes et la nature. Le causse, en ses sommets, c’est le ciel en été : bleu insoutenable au jour et piqueté d’étoiles la nuit. Un bleu qui lui est resté dans les yeux depuis que, tout petit, il y a vécu son enfance entre parents, grand-parents, oncles et tantes.

Il dit :« Sur ce causse à la magnifique lumière, vivait mon oncle solitaire qui m’a inspiré le personnage de Bleus sont les étés. Lui qui n’avait jamais quitté son hameau natal se désolait de devoir mourir sans descendance. J’ai alors imaginé cette histoire : au cours d’un été radieux un jeune Parisien et Aurélien nouent une complicité immédiate »

Aurélien a atteint les 80 ans et vit toujours au village sur le causse, avec ses brebis. Il n’en a plus qu’une dizaine, qui lui font des agneaux une fois l’an, qu’il vend pour subsister. Mais il est seul. Sa mère, égoïste et jalouse, l’a dissuadé d’épouser la Louise lorsqu’il avait 30 ans, au motif que « deux femmes dans une maison, c’est toujours une de trop » p.15. Non, ce n’était pas mieux avant… Le respect filial de tradition l’a empêché de vivre sa vie, et surtout d’être père. Il aurait dû contrer sa mère.

Le fils qu’il n’a jamais eu le hante. Il va même jusqu’à découper depuis des années des photos de garçonnets dans les journaux pour les adopter un ou deux ans comme fils, avant d’en changer. Il le voit, ce fils : « Sa peau avait la couleur des abricots, il était grand, fin comme de l’ambre, avec des yeux dorés » p.24.  Il voudrait partager sa propre enfance, transmettre ce qu’il a reçu lui-même et qui lui a été si précieux : « Son enfance à lui ? oh ! c’était du ciel, beaucoup de ciel, des bêtes chaudes dans ses bras, du vent, de l’eau, la tiédeur des pierres et celle, plus rare mais si précieuse, de la main de son père. C’étaient d’interminables journées entre les buis et les genévriers, de magnifiques silences plein de soupirs, des nuits sous les étoiles, serré contre le corps de celui qu’il n’avait jamais pu oublier de malgré les années » p.18.

Alors, lorsqu’il voit débarquer aux vacances de Pâques une famille de « Parisiens » qui ont acheté une masure au village pour y passer les vacances « nature », il sent son rêve se réaliser. Un gamin de 10 ou 11 ans vient à lui, tout naturellement, et le suit dans tout ce qu’il fait. Benjamin aime la nature, les bêtes, le pays. Il est très sensible à l’attention qu’on lui porte, à l’amour qu’il sent sourdre des êtres authentiques. Ses parents l’ont adopté à l’âge de 3 ans mais sont trop citadins, trop intellos, trop à se recevoir les uns et les autres, pour l’aimer vraiment ; il ne leur ressemble pas. Le vieil Aurélien, en revanche, est une sorte de grand-père apaisé, en phase avec l’univers ; une balise en ce monde qui devient fou, un bol d’air après le métro parisien et l’école grise.

Benjamin suit tout le jour Aurélien, mange à sa table, dort même dans sa maison, avec l’autorisation initiale de ses parents. Il est heureux et voudrait ne jamais repartir. Mais la demi-sœur se méfie, pour elle, ce n’est pas « normal » (ah, les filles et la norme sociale !). Les parents s’inquiètent de l’attachement du garçon à ce vieil homme, qui va bientôt mourir. Ils sont même jaloux de cet amour qui ne va pas vers eux. Ils commencent par limiter, puis à « interdire » (ah, les bobos socialistes et l’interdiction !).

Ils reviennent aux vacances d’été, et c’est pareil, le gamin leur échappe, tout à Aurélien. Cette fois, c’en est trop. Ils décident de partir en catastrophe et de mettre le maison en vente. Ils ne reviendront plus, « pour le bien de l’enfant » (ah, le démon du bien d’adultes qui se croient détenteurs de la vérité des êtres !). Benjamin est désespéré, mais doit obéir. Aurélien est désespéré, mais décide de réagir. Lui qui n’est jamais sorti, « sauf pour mon service militaire à Montauban » (n’a-t-il pas été mobilisé en 40 ?), il va monter à Paris. Prendre le train, d’abord le tortillard jusqu’à la ville, puis le train pour la capitale, puis le métro – où il se trompe – puis un taxi. Benjamin lui a heureusement donné son adresse pour qu’il lui écrive, mais ses lettres sont interceptées par les parents qui veulent « le protéger » (ah ! mais de quoi, s’il est heureux ?). Ils habitent évidemment le sixième arrondissement, le nid des bobos bourgeois progressistes autour de Saint-Germain-des-Prés.

Autant dire qu’il n’est pas bien accueilli et doit repartir le jour-même. Benjamin, désormais pré-ado et destiné à être vissé en pension, obtient quand même l’autorisation de le guider jusqu’au train à Paris-Austerlitz. Il en profite pour passer la journée avec lui, montrant son école, Notre-Dame, la Seine, le métro, tout son univers de citadin. Aurélien repart, mais ce n’est pas la joie. Il est abattu, il n’a plus envie de vivre.

Pourtant, un espoir : Benjamin lui a juré que, si on l’empêchait de le revoir, il ferait une fugue. Il débarque donc le soir de Noël, ayant quitté sa pension pour les vacances et utilisé son argent de poche pour le train. C’est la fête, mais le dernier éclat. Les parents en furie, qui ont deviné où le gamin allait, débarquent en voiture, ayant roulé toute la nuit. Ils préviennent les gendarmes. Et l’enfant est repris, Aurélien privé de fils et Benjamin de (re)père. L’auteur ne dit pas ce qu’il est devenu, mais le vieux paysan ne tarde pas à avoir une crise cardiaque. Il aura au moins vécu la réalisation de son plus cher désir dans les derniers mois de sa vie.

L’auteur décrit des caractères absolus tels qu’on les aimait dans les années soixante-dix, et fait de ses personnages des sortes de caricatures. Le vieux paysan en patriarche biblique, le garçon de 10 ans en jeune Isaac prêt au sacrifice, les parents néo-ruraux écolos progressistes comme dans Les Bronzés, sont excessifs. Pourquoi Benjamin n’aurait-il pu venir aux vacances, et rester en ville le reste de l’année ? Cela ne l’aurait-il pas motivé pour l’école, lui qui voulait plus ou moins être vétérinaire ? Gageons qu’à l’adolescence, le fils se rebellera contre ses bobos imbéciles de parents adoptifs ; peut-être se fera-t-il berger ou éleveur de chèvres au Larzac. Qu’auront-ils gagné ? De la haine, pas de l’amour.

Reste un roman sensible où l’émotion sourd sans cesse des situations. Le lecteur plaint Aurélien et son désir de fils ; il comprend que collectionner des photos de jeunes garçons n’a rien de pervers mais résulte d’une affectivité en manque ; il sait que Benjamin l’adopté a besoin de repères stables dans son existence et qu’il suffirait de peu pour l’apaiser. Un beau roman, un peu appuyé, mais qui fait compatir.

Christian Signol, Bleus sont les étés, 1998, Livre de poche 2000, €8,40, e-book Kindle €7,99

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Christian Signol, Les menthes sauvages

Ce roman est la suite des Cailloux bleus, publié l’année précédente, mais peut se lire indépendamment. Christian Signol, né dans le Quercy en 1947, est l’un des petits-fils de la famille qu’il romance. Il aime le paysage et la terre, bien que le premier soit rude et la seconde pleine de cailloux. Il aime le climat changeant, très contrasté, caniculaire l’été et glacial l’hiver. Mais le printemps est explosif et fait jouir de la vie.

Philomène aime ses brebis ; son mari Adrien aime ses cailloux. Tous deux aiment la terre et le Quercy, ils ont bataillé très dur pour devenir propriétaires et assurer des récoltes régulières en blé, seigle, vigne pour le vin, et moutons pour la laine. Ils vivent en autarcie, comme la plupart des paysans avant 1945.

L’auteur met en scène le changement du monde qui fait passer, en deux générations, du Moyen Âge aux fusées interplanétaires. Il semble qu’en effet les campagnes isolées se désenclavent tous les 40 ans grâce à une nouvelle technique : le chemin de fer vers 1880, la radio vers 1920, la télévision vers 1960, et – mais ce n’est pas encore l’époque – l’Internet vers 2000 (sans évoquer encore l’IA qui vient).

Adrian, terrien et conservateur, bien que de gauche politiquement, est attaché à ce que rien ne change. Mais ses enfants ne l’entendent pas de cette oreille, notamment Guillaume, le fils aîné, qui préférerait vivre en ville plutôt que d’arracher de maigres ressources au sol pierreux du Quercy. Adrian s’est battu pour la terre, il a fait la guerre de 14 contre l’ennemi, il a été blessé et meurtri, il ne comprend pas que ses fils dédaignent ce patrimoine qu’il a fait fructifier pour eux. Philomène son épouse pousse la petite Marie au collège, mais elle ne supporte pas la solitude de l’internat et revient bien vite au village. Elle pousse alors Louise, sa petite dernière, qui réussit fort bien. Faute de bourse, car nous sommes sous l’Occupation et qu’il faut faire allégeance au pétainisme pour obtenir des subsides de l’État (tous les régimes autoritaires sont des mafias), Philomène se débrouille pour placer Louise auprès de sa sœur et la conduire jusqu’au bac, avant qu’elle-devienne professeur. Ce fut l’itinéraire au masculin de l’auteur.

Les cailloux bleus et Les menthes sauvages sont les premiers romans du terroir de Christian Signol. Ils ont connu un gros succès parce que la période était faste. Les années 1980 en France, en effet, voulaient « changer la vie » avec la gauche, ce qui faisait regretter le bon vieux temps des grands-parents. Les années 80 ont vu ressurgir les lampadaires municipaux en forme de lanterne, les sabots à la maison (mais suédois en cuir, et pas en bois), et du chèvre chaud dans la salade. Le chèvre était considéré comme un fromage qui sentait trop fort pour les bourgeois, donc une façon de renverser la table pour les néo-ruraux socialistes. Depuis, l’écologie l’a emporté sur le socialisme, et la paysannerie est allée à ses limites industrielles. Sans forcément reprendre les pratiques ancestrales, dévoreuses de temps et de fatigue, les paysans en reviennent aux exploitations plus modestes, au repos de la terre, à la diversification des cultures, à l’engrais naturel, et à certaines pratiques non mécaniques sur les sols. Adrien n’avait pas tort, bien qu’il n’ait pas eu tout fait raison.

Christian Signol décrit au galop trois générations qui se succèdent, depuis la guerre de 14 jusqu’au début des années 60. Les parents s’accrochent à la terre mais les enfants la quittent l’un après l’autre. Guillaume pour aller à la ville et s’acoquiner avec l’extrême droite, ce qui lui permettra de sauver son frère François arrêté par la Gestapo pour avoir voulu fuir en Angleterre, mais qui l’a obligé lui-même de fuir en Algérie à la Libération avant de gagner l’Indochine dans la Légion étrangère. Marie, qui avait refusé le collège, s’est mariée à un artisan en ville qui s’est mis à son compte tandis que Louise, devenu professeur à Montpellier, s’est mariée avec un autre professeur du même lycée. Tous ont eu des enfants, ce qui fait la joie des grands-parents lorsqu’ils viennent en vacances.

Je ne crois pas qu’Adrien aime ses petits-enfants parce qu’il leur à constitué un patrimoine de terres et de vignes, comme semble le dire l’auteur. Adrien aime le vital tout simplement : les jeux et les rires des enfants, tout comme leur curiosité insatiable, sont l’expression même de la vie. Cette vitalité ragaillardit, sans pousser la réflexion plus avant. À 62 ans, Adrien est déjà fort décati par les travaux des champs et refuse le tracteur. Il mourra d’une crise cardiaque quelques années plus tard, pour ne pas avoir voulu suivre le progrès. Ce genre de résistance n’est pas positive, malgré le « c’était mieux avant » des aigris et des flemmards. Le conservatisme est acceptable jusqu’à certaines limites, mais pas au point de refuser tout changement. Ce sont les enfants qui le démontrent à leur père dans ce roman, et ce n’est pas si mal comme leçon.

Un bon roman du terroir qui se lit très agréablement, l’auteur est un conteur né.

Christian Signol, Les menthes sauvages, 1985, Pocket 2014, 480 pages, €7,70

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Les savants sont trop souvent des spectateurs, dit Nietzsche

Dans la suite de « l’immaculée connaissance » du chapitre précédent de Zarathoustra, Nietzsche poursuit les savants. Il s’attaque aux personnes cette fois, plus qu’au concept de connaissance soi-disant neutre et objective. Il fait des savants des « spectateurs », « assis au frais, à l’ombre fraîche », « ils se gardent bien de s’asseoir où le soleil brûle les marches ». En fait, ils ne s’engagent pas.

La figure de l’intellectuel engagé sera celle des années cinquante et soixante, qui revalorisera Nietzsche et tous les penseurs du soupçon. Dans le XIXe siècle de Nietzsche, les savants et intellectuels restaient en marge. « Pareils à ceux qui stationnent dans la rue et qui, bouche bée, regardent les passants ils attendent et regardent, bouche bée, les pensées imaginées par d’autres. » Ils sont petits, bas et mesquins, ces intellos. « Lorsqu’il se croient sages, je suis horripilé de leurs petites sentences et de leurs vérités : leur sagesse a souvent une odeur de marécage. »

Ils cachent le vide de leur pensée sous des oripeaux chatoyants et l’absence d’idée créatrice sous des sophismes de langage. « Ils sont adroits, leurs doigts sont agiles : que vaut ma simplicité auprès de leur complexité ! Leurs doigts s’entendent à tout ce qui consiste à enfiler, à nouer et à tisser ; ils tricotent les bas de l’esprit ! Ce sont de bons mouvement de pendules : pourvu que l’on ait soin de bien les remonter ! Alors elles indiquent l’heure sans se tromper et font entendre en même temps un modeste tic-tac. Ils travaillent, semblables à des moulins et à des pilons : qu’on leur jette seulement du grain ! – ils s’entendent à moudre le blé et à le transformer en une poussière blanche. » Ce sont des rouages professoraux, pas des chercheurs de vérités. Ils actionnent la logique et la dialectique, et tout ce qui fait tic. Ils emmêlent, comparent et embrouillent, ils sont doués pour ça – ce qui leur évite de créer. Mais du grain ils font de la poussière…

Leur principale mission est de se surveiller les uns et les autres, et de critiquer celui qui sort du lot, jaloux. « Ils savent aussi jouer avec des dés pipés ». Ce pourquoi Nietzsche/Zarathoustra, qui a été un des leurs lorsqu’il enseignait la philologie à l’université de Bâle, leur est devenu étranger. « Leurs vertus me déplaisent encore plus que leur fausseté et leurs dés pipés. »

Le philosophe n’est donc plus « un savant » pour « les brebis », ces êtres qui suivent toujours le troupeau. « Je suis encore un savant pour les enfants et aussi pour les chardons et les pavots rouges. Ils sont innocents, même dans leur méchanceté. Mais je ne suis plus un savant pour les brebis. Tel est mon lot – qu’il soit béni ! » Car ruminer dans le troupeau des savants qui ne savent pas qu’ils ne savent au fond rien, ce n’est ni être savant, ni être chercheur, ni être créateur. Pour ce faire, il faut s’élever au-dessus d’eux tous, ce qu’ils « ne veulent pas entendre », par envie, orgueil et esprit de troupeau. Et les brebis, béent, béates, et bêlent leur assentiment.

Avoir des connaissances étendues, c’est être savant – mais que fait-on de ces connaissances ? Une bonne encyclopédie (aujourd’hui en ligne d’un simple clic) en sait plus que tous les savants du monde. Dès lors, à quoi cela sert-il d’être savant si l’on ne fait rien de la connaissance ?

Arrive alors le second sens du mot savant : celui du chien. Il est dressé pour exécuter certains exercices, le chien savant – mais est-il pour cela savant comme on le dit des savants chez les hommes ? Le savoir-faire et l’habileté qu’évoque Nietzsche ne remplace pas la réflexion et ne fait pas une création.

C’est toute la différence entre la science et le technique. La seconde ne fait qu’appliquer avec savoir-faire et habileté les découvertes de la première – mais elle ne « trouve » rien, elle adapte. L’astuce n’est pas le génie – et trop souvent les « savants » ne sont qu’astucieux, pas créateurs ; ils bidouillent des réponses avec ce qu’ils ont, ils ne posent pas les questions qui importent.

« Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses ; c’est celui qui pose les vraies questions », dit Claude Lévi-Strauss dans Le Cru et le cuit. Il rejoint directement Nietzsche.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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George Sand, Nanon

Un homme, une femme, c’est l’éternelle histoire que George Sand ne se lasse pas de conter. Elle se passe cette fois durant la Révolution française, avec les bouleversements cataclysmiques qu’elle induit dans la société et les familles. Une vieille femme raconte ses Mémoires de paysanne devenue riche et ayant fait un mariage noble, sans le vouloir, poussée par les circonstances et par cet élan de vie qui réside en chaque être moral. George Sand adore la morale et tous ses romans sont édifiants – ce pourquoi ils ont tant vieilli.

Mais le lecteur se laisse emporter par l’histoire, un brin longuette pour notre époque moins verbeuse et plus directe, mais qui se laisse lire dans les périodes où nous avons du temps. Nanette de son vrai prénom, à 9 ans est déjà bonne ménagère au foyer de son grand-père veuf qui a recueillis deux autres petits-fils. Pour encourager la fillette et espérer un peu d’aisance, le vieux achète une brebis, Rosette, qu’il confie à Nanon. Mais la sécheresse vide les prairies de son herbe et ce n’est que proche de l’eau qu’elle pousse encore. Sauf que c’est la terre des moines du lieu et que Nanon n’ose. Jusqu’à ce qu’un novice de 15 ans, qui la voit toute seulette, l’encourage à venir paître. Emilien est le cadet de la lignée du marquis de Franqueville et est destiné aux ordres pour ne point que l’héritage soit partagé. Il a donc été élevé à la va comme je te pousse, sans instruction puisqu’il n’en avait pas besoin, sans amour car on ne s’attache pas à un gosse voué à Dieu par tradition.

Les deux vont se lier l’un à l’autre, la Révolution va vider les monastères et faire jurer les prêtres, le moutier sera vendu comme bien national. Emilien qui sait à peine lire faute d’intérêt pour les livres, apprend à Nanon l’analphabète qui désire le savoir. L’un épaulant l’autre, ils se forment et deviennent adultes, très chastes selon la théorie de Rousseau que George Sand reprend chaque fois qu’elle peut. Pas sûr que ce soit très réaliste, mais c’est en tout cas édifiant et moral !

Nanon naît en 1775 mais ses Mémoires ne sont détaillées qu’entre 1787 et 1795, avec un épilogue bref en 1864. Dans la Marche, les premiers mois de la Révolution sont marqués par la Grande peur des brigands et autres étrangers, réputés venir en bande piller, violer et massacrer hommes, femmes et enfants en vrai Boko haram haineux des livres, des statues et des châteaux ou maisons fortes. La suite sera terrible et la Terreur jacobine fera monter de petits coqs revanchards qui dénonceront et feront guillotiner sur la foi de faux témoignages tous ceux qui ne leur plaisent pas. « Ils sont cruels sans en avoir conscience, dit Emilien des Jacobins qu’il comprend pourtant, et ils emploient un ramassis de bêtes féroces qui renchérissent sur leur dureté pour le plaisir de faire le mal, ou pour la sottise d’être quelque chose, pour l’ivresse de commander » p.1110 Pléiade. Les périodes de troubles font immanquablement surgir les racailles, qui viennent au premier plan par absence de tout scrupule, ce pourquoi il est extrêmement dangereux de prêter aux dérapages. Les manifs et autres marches le prouvent encore tous les jours dans notre société qui se croit pourtant « civilisée ».

Emilien est sincèrement convaincu par les idées généreuses de 1789 et veut s’engager pour défendre la patrie. Mais il est dénoncé comme réfractaire avant même de savoir comment s’y prendre et emprisonné à Châteauroux. Nanon n’aura de cesse de le faire libérer, par évasion au pire, soutenue par quelques amis. Le couple d’enfants sages vivra en cultivant leur jardin et élevant leurs chèvres quelques mois dans le « désert » de Crevant au sud de La Châtre, dans une ancienne carrière aux pierres « druidiques » (des dolmens datant en fait de bien avant). Une vraie vie de robinson avant que la Terreur ne s’apaise et que Robespierre finisse par où il a péché : la tête tranchée. Emilien peut donc partir aux armées, où il deviendra capitaine et donnera un bras, tandis que Nanon remet en état le moutier, acheté comme Bien national par l’avocat Casteljoux qui lui en confie la gérance. Elle le rachètera avec les capitaux du prieur qui s’est pris d’affection pour elle et en a fait son héritière. C’est donc comme propriétaire méritante qu’elle peut épouser son Emilien devenu marquis par la mort de son père et de son frère aîné.

Je résume le conte édifiant : ils se marièrent furent heureux et eurent cinq enfants. Tout le reste est littérature… La morale est que la Révolution a permis aux simples paysans de s’élever socialement en accédant au savoir et au pouvoir, tandis que les nobles inutiles ont pu apprendre un métier utile et se marier selon leur inclination et pas par tradition. L’énergie est également partagée et chacun peut s’il le veut : la Révolution l’a permis. La liberté est à ce prix, bien loin des ancrages sociaux d’Ancien régime. Nanon la gardeuse de brebis apprend à vivre au cadet de noblesse Emilien et ce dernier lui apprend à lire, à écrire et à compter. Tous deux sont fraternels et solidaires de leur famille et du village, malgré les malheurs, les haines et le dédain.

La grande histoire vue par le petit bout de la lorgnette a une saveur d’authentique plus forte que celle des manuels. La cause du peuple est déviée par celle des idéologues et la Révolution en périra. Les Jacobins en ont été les fossoyeurs, mais pas seulement : « Ne songeons qu’à la guerre tonnait Danton (…) ‘Que toutes affaires soient interrompues !’ – Danton pouvait dire cela aux Parisiens. Les indigents y étaient nourris aux frais de la ville, on les payait même pour former un auditoire aux assemblées des sections. Mais le paysan ! pour lui, les affaires interrompues, c’était la terre à l’abandon, le bétail mort et les enfants sans pain ! Voilà ce que les gens des villes ne se disaient pas, et ils s’étonnaient naïvement que le peuple des campagnes fût irrité ou découragé » p.1149. Cette faille entre élite parisiano-centrée et peuple des provinces n’a guère changé. Les paysans ne sont « conservateurs » que parce qu’ils se méfient des grandes idées et préfèrent les actes concrets. Mais ils n’en sont pas moins partisans de la liberté, de l’égalité et de la fraternité que les communards urbains qui se croient le sel de la France parce qu’habitant la capitale. Ils en deviennent même « Français » par patriotisme contre les émigrés de Coblence et les étrangers monarchistes.

George Sand, Nanon, 1872, Independant publishing 2019, 209 pages, €7.51

George Sand, Romans tome 2 (Lucrezia Floriani, Le château des désertes, Les maîtres sonneurs, Elle et lui, La ville noire, Laura, Nanon), Gallimard Pléiade, 1520 pages, €68.00

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Château de Puivert, troubadours et patous

Au matin, nous devons monter et descendre encore. La visite du château nous fait passer de 375 à 1087 m.

chateau de puivert entree

Privé, le château est bien restauré, avec des clins d’œil vers le spectaculaire, comme ce squelette enchaîné après avoir été torturé dans l’oubliette d’une tourelle dans la tour bossue

chateau de puivert squelette torture tour bossue

Ou encore ces instruments de musique sous vitrine en regard des huit sculptés en culs-de-lampe sur les murs de l’instrumentarium. Ils rappellent que les poètes troubadour étaient les bienvenus dans cette famille puissante.

chateau de puivert instrumentarium

La cour d’honneur de 100 m sur 40 est entourée de six tours de défense et d’une tour de logis de 25 sur 20 m.

chateau de puivert cour d honneur

Une autre légende de dame blanche court ici. Jusqu’en mars 1289, un lac était dans la plaine de Puivert. Une princesse d’Aragon qui aimait passer le printemps au château s’asseyait le soir sur un rocher en forme de trône, tout au bord des eaux. Un soir qu’elle était triste, elle pleura tant que les eaux du lac gonflèrent, l’empêchant d’accéder à son siège. Un troubadour lui dit être capable de lui faire retrouver son trône et fit tant que le barrage céda, emportant le lac et la dame.

chateau de puivert cle de voute

La salle des gardes ne servait pas de salle d’armes. Elle serait plutôt l’équivalent du bureau et servait à entreposer les archives et rendre la justice. Le sol est au niveau de la cour et des cousièges suivent les degrés des escaliers. Cette salle voûtée de 8 m sur 7 force l’humilité par son dépouillement.

chateau de puivert salle des gardes

À la redescente, nous empruntons un autre chemin qu’à la montée. Le « chemin des troubadours » est ponctué de panneaux explicatifs qui nous en apprennent beaucoup sur la poésie occitane des XIe au XIIIe siècle. Les trouveurs de la fin’ amor, chevaliers-poètes cadets de famille, s’inspiraient des chants arabes hispaniques et idéalisaient leur dame, à laquelle ils étaient fidèles comme à leur seigneur. Comme le proclame avec forfanterie Peire Vidal de Toulouse, ils savaient « ajuster et lier si gentiment les mots et le son ». Ils disaient la longue patience qui purifie le désir, le chagrin qui mûrit la perfection intérieure, la joie d’aimer par la seule présence de la dame, sans même lui parler ou la toucher – ce qui donné notre sens de notre mot « courtoisie ».

chateau de puivert ruines

Transposition hétéro de l’amour homosexuel d’al-Andalus, mais aussi traduction en poèmes de ce désir réfréné du catharisme pour qui la chair est le diable, austérité elle-même à la convergence du platonisme pour qui le Bon et le Beau sont radicalement hors de ce monde mais où le désir charnel doit amener par degrés. Plus prosaïquement, ce sont les chevaliers sans fortune ni avenir, déclassés, qui chantaient ainsi leur frustration de ne pouvoir s’établir et baiser, dédaignés des nobles dames. Ils apparaissent à la première croisade et déclinent à la croisade des Albigeois, lorsque le pouvoir royal a triomphé en Occitanie, faisant reculer la langue d’oc.

chateau de puivert logis

De retour au gîte pour y prendre nos sacs à dos et le pique-nique à emporter, le taxi nous transporte plusieurs kilomètres jusqu’à 820 m d’altitude ; nous devrons monter jusque vers 1300 m par le GR 7, dans un chemin forestier vers le plateau de Langarail. Le soleil se couvre durant le pique-nique très copieux (un demi-pain bourré de salade, tomate, œuf dur, mayonnaise plus une banane et une tranche de gâteau). Le pré derrière les sapins se couvre de nimbus descendus bas ; il fait frais et la visibilité tombe.

patou plateau de Langarail

Nous rencontrons un troupeau de brebis, annoncé par ses clochettes, puis deux patous qui surgissent en aboyant, tous crocs dehors. Ce sont de gros chiens blancs des Pyrénées qui ont la garde des troupeaux. Tout petit, ils sont élevés au milieu des moutons qui deviennent ainsi leur famille. Toute menace sur le troupeau est perçue comme une menace sur eux-mêmes et les chiens, en général par deux, maintiennent une zone de protection autour des moutons. Ils n’attaquent pas s’ils ne sont pas attaqués mais dissuadent en aboyant, crocs sortis.

Notre guide local sait comment faire devant ces chiens de berger qui font bien leur travail. Il nous immobilise, nous demande de rester groupés, sans aucun geste agressif ; il leur parle doucement, « oui, le chien, t’es beau, oui, tu fais bien ton travail le chien, oui… ». Nous reculons lentement pour laisser le troupeau à distance, manifestant ainsi nos intentions. Ne pas crier, ne pas courir, ne pas caresser, ne pas brandir ou lancer, ne pas fixer dans les yeux, descendre de vélo. Il y a bien des dépliants écrits aux gîtes, et quelques panneaux sur le sentier, mais rien ne vaut l’expérience directe pour ce savoir-vivre face aux chiens patous.

brouillard plateau de Langarail vache

Nous croisons plus tard un troupeau de vaches allaitantes, à contourner lui aussi, car ce sont les vaches qui pourraient nous encorner si nous approchions de trop près de leurs veaux.

Au repos sur l’herbe, parmi les fleurs des prés, l’une d’entre nous attrape des tiques. Elle a peur de la maladie de Lyme mais le guide sort sa crème solaire (pour les amollir) puis sa pince à tique (plus étroite que celle pour chat) et dévisse adroitement la bête. Il ne faudra s’inquiéter que si une plaque rouge survient dans quelques jours ou semaines mais lui-même, comme nombre de gens qui ont couru dans les herbes jambes nues et torse nu étant gamins, est porteur de la bactérie sans qu’elle se manifeste.

clandestine fleur

En forêt, nous avons vu la rare fleur violette parasite des arbres appelée Clandestine. Tout à côté d’une énorme fourmilière de près d’un mètre cinquante de haut et près de deux mètres de diamètre.

Puis nous sommes montés interminablement sur la crête, dans le brouillard qui faisait ressembler nos suivants ou précédents à des fantômes bossus parfois munis de grandes ailes pour ceux qui avaient mis la cape. Je me suis retrouvé en Norvège avec les trolls. Du Pas de l’Ours, nous ne pouvons voir le pog de Montségur ; il est dans les nuages. Nous passons le col de Gacande à 1352 m. Le « village occitan » de Montaillou, qui a donné envie au guide d’approfondir l’histoire des Cathares comme à moi de venir ici, est de l’autre côté de la crête.

brouillard plateau de Langarail

Nous sommes heureux d’arriver enfin au gîte de Comus, à 1300 m. Dommage qu’il faille descendre au village avant de remonter sur le bitume d’une bonne centaine de mètres pour trouver le gîte communal neuf, situé dans les hauteurs ! Il est ouvert depuis quatre ans seulement, l’ancien était dans l’école désaffectée, plus bas. Il est tenu par Madame Pagès, dynamique cuisinière qui compose des confitures poivron-tomate ou céleri branche ! Même l’apéritif est une composition originale de vin, épices et eau de rose maison. Elle nous sert des cailles farcies avec un gratin de pommes de terre, suivies d’une tarte aux noisettes du coin. Elle nous offre même une liqueur de menthe qu’elle a confectionnée.

gite de comus

Trois autres randonneurs occupent des chambres dans le gîte, une anglaise qui passe ici son diplôme d’accompagnatrice en moyenne montagne et deux marcheurs catalans.

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