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Extinction des Lumières

Avec les feux de la guerre et les montées populistes aux extrêmes, les Lumières s’éteignent progressivement. Les Lumières de la Raison, elles qui, selon Descartes seraient la chose du monde la mieux partagée.

Les Russes laissent faire par lâcheté leur dictateur qui leur rappellent le bon gros tyran Staline ; le viril s’étale torse nu sur un ours pour montrer sa puissance… alors qu’avec sa démographie en chute libre à cause de la vodka et de l’état lamentable des systèmes de santé, les gens font moins d’enfants et l’espérance de vie s’amenuise. Les Yankees ont, volontairement cette fois, réélu un bouffon qui ne lit jamais un livre, attrape les femmes par la chatte, et croit que tout peut se résoudre par un bon deal. Inutile d’être intelligent, il vaut mieux êtres riche : tout s’achète. Sauf le tyran de la Corée du Nord, qui l’a bien roulé, le tyran de la Russie actuelle, qui s’apprête à le faire, le tyran chinois qui s’y prépare avec orgueil, et même le tyran israélien qui ne pense qu’à bouter les Philistins hors de Palestine en manipulant les Évangélistes chrétiens crédules.

La lecture du dernier numéro de la revue L’Histoire sur la guerre de Crimée (n°528, février 2025), rappelle que voici moins de deux siècles, la guerre contre le tsar de toutes les Russies visait déjà à contrer l’impérialisme grand-russien, et son idéologie ultra conservatrice orthodoxe. Cela au nom des Lumières et du printemps des peuples après 1848. « Un combat mené au nom de la civilisation et de la liberté contre la barbarie et le despotisme », c’est ainsi que l’historien Sylvain Venayre résume cette guerre. Il poursuit : « en défendant l’autonomie de la Roumanie et la libre circulation sur le Danube, Napoléon III se faisait d’ailleurs le champion de la liberté. » Remplacez Roumanie par Ukraine et Danube par Mer noire, et vous aurez l’aujourd’hui. Certes N3 avait en vue la gloriole militaire pour installer son régime, ce qui n’est pas le cas de nos chefs d’État européens élus pour quelques années seulement, mais les constantes sont les mêmes : la démocratie (bien imparfaite) contre le fait du prince, le progrès social contre l’archaïsme des gras oligarques.

On aurait pu croire, au vu de l’Histoire, que les États-Unis, premiers à établir une fédération démocratique dans le Nouveau monde, contre les féodalismes en Europe, allaient poursuivre la défense de l’Ukraine, pays envahi au contraire de tout droit international, contre les traités pourtant signés (y compris par les Américains), et aux côté des Européens. Mais non.

Donald Trump est un TRAÎTRE.

C’est un « chicken », comme disaient les Yankees des Français sous Chirac, qui n’avait pas voulu suivre Bush junior dans son mensonge sur les armes de destruction massive, prétexte commode pour envahir l’Irak de Saddam. Trump préfère dealer avec les plus forts que faire respecter le droit et les alliances. Il donne à Poutine tout ce qu’il veut sans en parler avec ses soi-disant « alliés », autorise l’Israélien poursuivi par la justice à reprendre la destruction systématique de Gaza au cas où « les otages » ne seraient pas libérés, taxe Canadiens, Mexicains et Européens mais pas les Chinois, à qui il autorise encore TikTok pour 75 jours. Les Lumières ? Il ne sait pas ce que c’est. Sauf peut-être le gaz à « forer, forer, forer » pour les allumer.

La nouvelle idéologie russe est résolument anti-Lumières. Poutine tourne le dos à Pierre-le-Grand et s’assoit sur Catherine II pour se tourner vers les Mongols et l’exemple de la tyrannie chinoise. « L’autocratie finit par trouver sa justification dans l’iniquité même de ces actes », écrit Henri Troyat, russe blanc réfugié en France, à propos de l’opposition des cadets au tsar Nicolas 1er. On pourrait écrire la même chose de Navalny face au système Poutine.

La nouvelle idéologie trumpienne, tirée du Projet 2025 de The Heritage Foundation, se tourne elle aussi résolument vers « Dieu » et prône un « retour » aux valeurs conservatrices de la famille, du travail et de l’égoïsme patriote. Fondé par un milliardaire de la bière, ce think-tank est résolument réactionnaire. Les quatre causes du fascismes servent au dealer à mèche blondie pour agiter les foules et reprendre le pouvoir. « Que parles-tu de vérité ? Toi, le paon des paons, mer de vanité », clame Nietzsche devant le vieillard méchant (Trump a 79 ans). Les électeurs qui l’avaient viré ont viré leur cuti, par dépit de voir les Démocrates désigner « une métèque incompétente », pro-woke – la hantise de ceux qui ne savent pas ce que c’est.

En Europe et en France, la contre-Révolution est en marche, appelée par Alain de Benoist et l’AfD, encouragé par le vice-président américain Vance, rebaptisée Révolution conservatrice ou Konservative Revolution pour faire plus aryen, idéologie qui a préparé le nazisme. L’Italie a déjà une Présidente du Conseil dans la lignée de Mussolini et proche des conseillers de Trump ; l’Allemagne s’oriente aux élections, à coup d’attentats d’immigrés contre ses citoyens, vers le parti pro-nazi ; la France se prépare à peut-être aller dans la même direction, si les politiciens continuent d’être rattrapés par les « affaires » de détournements – de fric et de mineurs – et l’Assemblée ressembler à une bande de macaques en rut.

La modération dans les jugements, la tempérance dans les attitudes, ne sont plus de mise. Chacun se met en scène pour offrir son narcissisme aux « like » des accros aux réseaux d’abêtissement généralisé. Les requins en jouent, qui rachètent les médias, dont les principaux sont aujourd’hui sous forme d’applications. Ils sont bien en retard, les français Arnault, Dassault, Bolloré, Niel, Drahi, Kretinsky, avec leurs « journaux » et magazines : qui les lit encore ? Musk a mieux senti le vent avec Twitter, rebaptisé X du nom de son garçon « X Æ A-XII ». Tout comme le parti communiste chinois qui prépare sa prochaine guerre hybride avec TikTok.

Devant ces faits et ces tendances, que faut-il penser ?

Faut-il « s’indigner », comme la gauche inepte l’a fait durant tant d’années, sans jamais agir une fois au pouvoir ?

Faut-il suivre la droitisation de la société, effrayée par les attentats au prétexte de l’islam et par le grignotage des emplois par les multinationales américaines, tandis que le libéralisme européen laisse portes et fenêtres ouvertes à « la concurrence » ?

Faut-il opter pour les extrêmes – qu’on n’a pas essayé depuis deux générations – le trotskisme à la Chavez d’un Mélenchon ou le pétainisme de châtiment à la Le Pen ?

Plus que jamais, j’en suis personnellement convaincu, la modération et l’usage de sa raison restent plus que jamais des façons d’être.

Bien que libéral économique, Macron ne séduit plus, il est trop dans sa tour et n’écoute plus personne.

Bien que modéré et centriste, Bayrou ne séduit pas, solidement catho pour les valeurs et attaché à surtout en faire le moins possible pour ne pas prendre de risque.

Bien qu’ayant gouverné, mais surtout par le caquetage impuissant face à « mon ennemi la finance », ou « je vais renégocier l’Europe », les socialistes ne sont pas crédibles ; ils ne savent même pas où donner de la tête, comme des canards affolés, entre censure ou pas, suivre le tyran – mais « de gauche » – ou exister par eux-mêmes – mais avec quel projet crédible pour les Français ?

Bien que la droite relève la tête, depuis que certains ont retâté depuis six mois du gouvernement, leurs décennies au pouvoir depuis 1986 n’ont pas fait grand-chose pour résoudre les problèmes cruciaux de la France : son État obèse et trop bureaucratisé qui empêche l’innovation, sa dette pérenne qui empêche toute politique publique d’ampleur, ses trop gros impôts improductifs qui dissuadent d’investir et de créer de l’emploi, ses tabous sur la maîtrise de l’immigration.

Alors quoi ?

Éliminer le pire plus que voter pour un projet ? Attendre de voir enfin se lever un candidat crédible, voire plusieurs, avec un objectif pour le pays et les moyens réalistes, hors démagogie ?

Si un duel Le Pen-Mélenchon a lieu aux prochaines présidentielles, il faudra bien choisir entre la peste et le choléra. Les deux se soignent, mais l’un fait plus mal, aussi je ne vois pas comment « la gauche » pourrait se réjouir.

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La Russie se complaît en forteresse assiégée

Dans une thèse parue il y a trente ans, l’auteur qui analysait l’image de l’URSS dans la presse française concluait que le pays (réduit depuis à la seule Fédération de Russie), aimait à se sentir persécuté. Il faisait nid pour mieux construire son utopie. A-t-il changé ? Il semble que les constantes longues de l’histoire et de la mentalité russe conduisent à répondre aujourd’hui : non.

Le résumé de sa troisième partie est éclairant aujourd’hui, à propos des Quêtes de la Russie :

« L’opinion française, dont la presse se fait échos et qu’elle traduit dans son discours, a une vision triple de l’URSS au début des années 1980 :

1 dialectique, « l’URSS encerclée » (sacrilège), recherchant sa protection pour construire la cité idéale ;

2 d’exclusion, « la Russie arriérée » (lâcheté), cultivant leur héroïsme inutile dans une Babel ingouvernable ;

3 analogique, « l’empire éclaté » (laisser-aller), désirant l’ordre pour arriver à l’âge d’or. »

1. Le sacrilège de lèse Russie

Le livre récent de Pierre Gonneau, La guerre russe ou le prix de l’empire, d’Ivan le Terrible à Poutine, montre la continuité de l’angoisse russe de se sentir une forteresse assiégée. L’histoire est sans cesse reconstruite et instrumentalisée par les différents régimes pour justifier la guerre au nom de la défense d’une terre sacrée depuis le XVIe siècle. La Troisième Rome ne saurait mourir, ni être envahie, ni être inféodée. L’idée impériale exige la guerre au nom de la mission civilisatrice de la Russie, qui se veut empire pour mille ans.

Cette quête synthétique dialectique qualifie la jeunesse au nom de l’élan vital (analogue à celui que Hitler prônait pour les Aryens) pour conquérir la Cité idéale contre les dissidents et le Mal occidental, pour une civilisation russe affirmée.

2. Le rocher de Sisyphe de la Babel ingouvernable

La Russie est un territoire immense et « multiethnique » comme le dit Poutine (terme que ni Le Pen , ni Zemmour ne reprennent curieusement dans leur admiration sans faille pour l’homme fort du Kremlin). La Russie est donc difficilement gouvernable, sauf par autocratie et despotisme asiatique. Il faut centraliser, surveiller et punir. État fort, dictateur populiste (faute d’être populaire), élections truquées, répression des opposants, services de force. La Russie s’exclut naturellement des démocraties éclairées et choisit la voie d’Ivan le Terrible plutôt que celle de Catherine II ou de Pierre le Grand. Cet héroïsme d’obstiné à rester solitaire est, au fond, une lâcheté. Persévérer dans ses erreurs au lieu d’apprendre des autres – de l’Occident ou de la Chine – est une faute. La Chine, communiste comme l’URSS, a su assurer avec succès son virage vers la puissance grâce à l’économie de marché, toujours contrôlée par le Parti unique. Pas la Russie, enfoncée en mafias et oligarques soumis au régime.

Cette quête héroïque exclut (on aime le martyre en Russie orthodoxe) en qualifiant le peuple barbare (contre ses élites occidentalisées) pour consolider le colosse aux pieds fragiles qu’est la Babel russe, contre le capitalisme impérialiste américain et les valeurs du vieil homme démocratique inverti (dixit Poutine selon ses fantasmes – étonnant que le nombre d’enfants par femme soit supérieur en France LGBTQIA+ à celui de la Russie « tradi »). Tout cela pour un pays nouveau régénéré.

3. L’ordre doit régner pour que l’empire n’éclate pas

Or il a éclaté en 1991 avec les républiques-sœurs qui se sont empressées de déclarer leur indépendance pour ne plus être soumise au colonialisme de Moscou (oui, colonialisme, c’est le sentiment des républiques ex-soviétiques). Ce laisser-aller est le principal reproche de Poutine à son mentor Eltsine et à Gorbatchev qui a affaibli le système immobiliste de Brejnev. Retour à Staline et aux tsars ! Guerre meurtrière en Tchétchénie, mise au pas de la Géorgie, récupération de la Crimée, tentative de soumission de l’Ukraine, alimentation récurrente des dissidences en Moldavie, en Lettonie – et menaces sur les autres états baltes et la Pologne. Poutine fait les gros yeux avec de petits moyens pour assurer ce qu’il croit être l’âge d’or de la promesse historique : devenir la Troisième Rome, le maître de l’Europe, faisant jeu égal avec la Chine en Asie et les États-Unis en Amérique.

Cette quête mystique s’oppose à l’éclatement de l’empire pour restaurer le Léviathan tsariste et stalinien en rétablissant l’ordre nécessaire, au risque de l’Apocalypse (nucléaire), contre le poison (décadent) occidental et les vampires (spéculateurs) des oligarques non inféodés (contrairement aux spéculateurs oligarques « patriotes » qui versent leur obole à la mafia). Cela pour assurer l’Arche salvatrice, l’île au milieu de la tempête du monde, le nouvel Age d’or russe protégé des miasmes (tentateurs) de l’Occident.

Or ces tropismes russes sont de fausses quêtes.

« Pour Alexandre Soljenitsyne [Comment réaménager notre Russie], le communisme est une parenthèse qu’il faut laisser se refermer. Les Russes doivent retrouver les valeurs qui sont les leurs : la morale, la religion, la solidarité. Il ne s’agit pas de transformer le régime, mais de l’abandonner. Les Russes sont les nationaux de l’URSS qui ont le plus souffert de l’empire, ils doivent le laisser éclater pour se retrouver eux-mêmes. »

« Pour Hélène Carrère d’Encausse [L’empire éclaté], l’empire n’était pas viable et la question des nationalités n’a jamais été résolue, contrairement au discours officiel. L’évolution différente des démographies nationales créait à elle seule un problème, les Russes dominants étant de moins en moins nombreux dans l’appareil et dans l’armée, l’éducation croissante des autres nationalités ne leur permettant pas de rester éternellement en tutelle. S’il devait « éclater », l’empire engendrerait un retour sur elles-mêmes des populations russe et slave, et sans doute une modification de régime. »

La quête de Poutine reste un mythe, pas très efficace de nos jours, dans un pays en déclin démographique, économique et politique. « La Nature bucolique de Virgile, poète lyrique qui chante l’accord nécessaire de l’homme avec la terre et les bois pour vivre un âge d’or (les Bucoliques), la rédemption par le labeur fécondant (les Géorgiques), pour réunir l’humanité dans une cité modèle universelle : Rome (l’Enéide). »

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Catherine Belton, Les hommes de Poutine

Dix ans d’enquête 2008-2018 par une journaliste qui a été six ans correspondante du Financial Times à Moscou. Les financiers sont en général les mieux informés et les plus lucides. Ces vingt ans du pouvoir de Poutine sont éclairants : ils ferment la parenthèse des dix années Eltsine durant lesquelles la liberté la plus totale avait été introduite sans préparation en Russie. Après l’ère soviétique qui avait duré 75 ans, c’était à la fois un bol d’air frais pour la démocratie et l’économie – mais aussi la peur glacée des responsabilités et de la prise en main de soi. Qui en a tiré avantage ? Évidemment l’élite formée à la soviétique, donc dans les meilleures écoles du renseignement. Déjà Andropov, chef du KGB, avait préparé l’après soviétisme, conscient que le système sclérosé du « communisme » était dans une impasse.

Catherine Belton, dans ces presque six cents pages fouillées, remplies de noms et de dates, issues de nombreuses interviews d’anciens du KGB, d’oligarques, de banquiers et de fonctionnaires, de journalistes d’investigation russes, débrouille ces vingt ans de Poutine (avant la guerre ouverte en Ukraine) et donne le fil rouge : la prise en main du pays par une nomenklatura étroite d’inféodés au nouveau tsar, lui-même issu de leurs rangs et appuyé par la pègre. La Russie 2023 est un pays mafieux où les citoyens sont muselés et où tout le système juridique et politique est comme un village Potemkine, un décor de carton-pâte. Le vrai pouvoir se situe au sommet et tout se passe sur les ordres d’en haut, sans aucun souci du droit, des traités, ni des promesses. Comme il s’agit d’un système, l’homme Poutine n’est pas irremplaçable ; si le tsar est mort, vive le tsar. C’est une révolution qu’il faudrait. Peu probable étant donné l’inertie des Russes, mise à part une étroite frange urbaine éduquée – qui d’ailleurs déserte.

« Poutine avait souvent justifié le renforcement de sa mainmise sur tous les leviers du pouvoir – dont la fin des élections des gouverneurs et le fait de placer le système judiciaire sous le diktat (rappelons que c’est un mot russe) du Kremlin – en disant que de telles mesures étaient nécessaires pour entrer dans une nouvelle ère de stabilité en mettant fin au chaos et à l’effondrement des années 1990. Mais derrière ce patriotisme la main sur le cœur qui, en surface, semblait déterminer la plupart des décisions, il y avait un autre facteur, beaucoup plus troublant. Poutine et les hommes du KGB, qui dirigeaient l’économie à travers un réseau d’alliés loyaux, monopolisaient dorénavant le pouvoir, et ils avaient installé un nouveau système dans lequel les postes gouvernementaux étaient utilisés comme des moyens d’enrichissement personnel » p.37. Voilà le résumé, décliné en trois parties et quinze chapitres, dont le dernier sur le réseau russe et Donald Trump.

Car le système mafieux a recyclé l’argent noir siphonné aux entreprises sous contrôle ou issu de réseaux de contrebande (l’obschak ou butin partagé des voleurs) et confiés aux gardiens de confiance, dans des réserves offshore placées dans des paradis fiscaux et dans des placements judicieux dans des entreprises occidentales. Cela afin de disposer de quoi corrompre et acheter entrepreneurs, courtiers et politiciens. Poutine, jeune officier du renseignement en Allemagne de l’Est, a joué ce rôle pour le KGB avant de l’étendre à Saint-Pétersbourg lorsqu’il fut adjoint au maire Sobtchak avec l’aide du gang criminel de Tambov qui contrôlait le port maritime, puis à l’empire lorsqu’il est devenu président. Il a ainsi évincé de force, avec l’aide des services du FSB et des magistrats menacés, la Yukos Oil Company que son propriétaire, l’oligarque Mikhail Khodorkovsky de l’ère Eltsine, a perdue en 2004 par saisie pure et simple après avoir été accusé de fraude fiscale et jeté en prison. Ce sont les révélations des Panama Papers (p.470), la mise au jour de la laverie moldave après l’assassinat à Londres du banquier russe Gorbuntsov (p.475), les transactions miroirs de la Deutsche Bank (p.478), les oligarques russes complaisamment accueillis à Londongrad (p.409), la naïveté confondante de Bill Clinton puis de Barack Obama sur la géopolitique.

Dans la pure lignée du système soviétique qui finançait ainsi sur fonds secrets – gérés par le KGB – les partis communistes et les fractions gauchistes, y compris le terroriste Carlos le Chacal, la RAF allemande (Poutine y a participé à Dresde) et les Brigades rouges italiennes – cet argent noir finance aujourd’hui les partis pro-Kremlin en Ukraine jusqu’à la guerre, les partis d’extrême-droite et d’extrême gauche des démocraties occidentales ainsi que leurs trublions : les Le Pen (père, mère, nièce), Mélenchon le castriste, Berlusconi l’arriviste bling-bling, Salvini, Orban, Syriza en Grèce, Boris Johnson, Trump… Ce pourquoi « les sanctions » occidentales ne seront jamais efficaces si elles en sont pas totales. La principale source de revenus de la Russie est le gaz et le pétrole ; couper drastiquement les ponts affaiblirait nettement le pays, incapable de créer des industries autonomes malgré ses ingénieurs et chercheurs de talent. C’est que toute mafia fonctionne au rebours de l’efficacité économique et que l’incertitude du droit, laissé au bon vouloir de l’autocrate, n’incite surtout pas à investir dans des projets futurs. C’est probablement la limite du nouveau système, tout aussi sclérosé que le soviétique qu’il a voulu remplacer.

C’est la raison pour laquelle Poutine et son clan ne cessent de booster l’immunité des citoyens russes par des rappels de violence périodiques : les faux attentats de Moscou en 1999 (290 morts), les marins du Koursk laissés volontairement crever au fond de la mer en 2000 (118 morts), le faux attentat du théâtre Dubrovka en 2004 suivi d’un assaut au gaz mal dosé qui a fait plus de morts civils (123) que de faux terroristes (tous descendus pour ne pas qu’ils parlent), l’assaut meurtrier de l’école de Beslan à la rentrée 2004 (334 civils tués dont 186 enfants), la guerre larvée du Donbass (13 000 morts avant 2020), l’avion civil de la Malaysia Airlines descendu par un missile russe dans l’est de l’Ukraine (298 morts), les snipers russes contre les manifestants de Maidan à Kiev en 2014 (44 morts)… Le KGB et Poutine font bon marché de la vie des citoyens, en brutasses élevées dans le système stalinien et les gangs de rue.

L’appel au patriotisme, à la religion orthodoxe, aux souvenirs de l’empire (des tsars et de l’ère soviétique), sont des paravents commodes pour relancer la machine. D’un côté la peur (les arrestations, les spoliations, les assassinats, les attentats), de l’autre l’idéologie (religion, famille, patrie) : avec cela vous tenez un peuple. Surtout s’il est peu éduqué (« à la russe »), disséminé sur un territoire immense, et soumis à la seule propagande télévisuelle et médiatique du Kremlin (comme on dit Gremlin). Autocratie, orthodoxie et nationalité – c’était ce qu’affichait Nicolas 1er, « l’un des tsars les plus réactionnaires » p.316. Karl Marx avait bien analysé le mécanisme de l’idéologie : ce qui justifie la caste au pouvoir. Dans la Russie d’aujourd’hui, la gloire de l’empire et le mythe de forteresse assiégée excusent la mainmise du pouvoir sur tout et tous – et accessoirement les enrichissements égoïstes scandaleux : 50 % du PIB russe entre les mains de 8 familles seulement (p.240), un somptueux palais de 1000 m² sur la mer Noire et au moins 10 milliards de dollars en Suisse pour Poutine (p.386). La « caste » des siloviki – des services du maintien de l’ordre – a remplacé la noblesse tsariste et la nomenklatura du Parti communiste, mais l’autocratie subsiste avec un tsar à sa tête. Tout est évidemment effectué dans la plus pure tactique du mensonge à l’œuvre depuis Staline, sur l’exemple nazi (plus c’est gros, plus ça passe ; niez tout, attendez les preuves ; proposez puis faites le contraire en douce) : ainsi sur Yukos pour balader les investisseurs étrangers, en Crimée où les « petits hommes verts » n’étaient pas Russes jusqu’à ce que la péninsule soit assurée (p.347).

Bien sûr, ce livre passionnant n’est pas de lecture facile, outre qu’il est mal traduit (« évidence » pour indice, par exemple, et certaines phrases alambiquées). Il ne comporte aucun index alors que des centaines de noms apparaissent dans les pages. Il ne comporte aucune note, mais l’éditeur (anglais) assure que l’on peut y avoir accès via une boite mél (pourquoi ? pour constituer un fichier?). Le style de l’autrice est plus proche d’un rapport juridique que d’un livre d’histoire immédiate, juxtaposant les faits et les dates et usant du naming répété comme d’une preuve. Mais ce qu’elle expose recoupe beaucoup d’informations que l’on a pu lire ici ou là depuis des années et offre une cohérence au fond bien étayée. De quoi mieux comprendre l’agression brutale de l’Ukraine, préparée depuis vingt ans. Ne boudons pas notre plaisir.

Livre de l’année 2020 de The Economist et du Financial Times

Catherine Belton, Les hommes de Poutine – Comment le KGB s’est emparé de la Russie avant de s’attaquer à l’Ouest (Putin’s People), 2020, Talent éditions 2022, 589 pages, €23,90 e-book Kindle €14,99

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Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine

anna politkovskaia la russie selon poutine
Voulez-vous comprendre la Russie contemporaine ? Plongez-vous dans le livre d’Anna Politkovskaïa, paru mi-2004 et réédité en Folio-documents. Cette journaliste moscovite a été assassinée – ce qui montre qu’elle dérangeait pas mal de gens puissants, donc qu’elle dévoilait un certain nombre de vérités. C’est ainsi que les méthodes de nervis se retournent contre leurs instigateurs.

En 375 pages, la Politkovskaïa brosse un portrait au vitriol de la « nouvelle société » normalisée de Vladimir Poutine : une société formatée KGB, aux idées aussi courtes et brutales que celles d’un lieutenant-colonel à la mentalité soviétique « qui n’a jamais réussi à atteindre le rang de colonel » p.340. L’armée, gardienne du régime, opère en toute impunité ; la justice demeure aux ordres ; l’économie mafieuse pille sans vergogne les biens publics avec la complicité active des services de l’État ; la société déstructurée prend des mœurs de sauvage tandis que l’élite a pour elle un profond mépris, n’hésitant pas à massacrer plus de civils que de terroristes lors des prises d’otages.

Qu’il est donc beau, le post-communisme, brutalité léniniste et grossièreté stalinienne réinventées. Qu’ils sont naïfs, ces électeurs français tentés par le poutinisme, extrême-gauche comme extrême-droite, alors qu’ils ont là-bas le modèle « réalisé » de leurs vœux, en expérience ‘live’ depuis des décennies ! Et qu’on ne m’objecte pas que la Russie est « arriérée », qu’elle a « toujours connue le knout », que ce serait impossible en France. Ben voyons !

Qui dit communisme ou nationalisme dit pensée totalitaire parce qu’à prétention « scientifique » ou ethno-matérialiste : « est-ce qu’on discute le soleil qui se lève ? » disait Staline avec son gros bon sens.

Qui dit certitude de posséder « la vérité » (les lois de l’Histoire ou les intérêts nationaux) ne peut que les imposer par la force, pour le bien de tous, pour faire accoucher ce monde inévitable. Ceux qui résistent sont des « malades » à rééduquer ou à éradiquer si irrécupérables : on ne va pas marchander l’avenir ! Tout communisme, tout national socialisme est donc un yaka, et ce yaka tend à régner par la dictature.

Mais lorsque la réalité du monde reste obstinément rétive à cet avenir annoncé, que les mouvements sociaux ne s’agrègent pas « naturellement » en lutte de classes porteuses d’élites nouvelles, que les ethnocentrés ne parviennent pas à faire entendre leur voix nationaliste – la tentation est grande de « composer ». C’est ce que fit la Chine de Deng Xiaoping, c’est ce que tente de réaliser la Russie de Vladimir Poutine. A cette aune, la Russie apparaît plus « asiatique » que la Chine : tout aussi autoritaire mais moins réfléchie, moins contrôlée. La Chine est un centre qui impulse et qui garde ; la Russie est un éclatement où chaque proconsul de province fait à peu près ce qu’il veut. La Chine n’est pas tendre avec ses citoyens, mais elle écoute les doléances et agit quand même pour améliorer le sort du plus grand nombre ; la Russie considère ses soldats comme du « matériel humain » où les hommes de troupe sont esclaves des officiers, où l’on abandonne sans remords les blessés sur le champ de bataille, où l’on repousse avec dédain bureaucratique les tentatives d’une mère pour avoir des nouvelles de son fils militaire envoyé (de façon « non-officielle ») hors de Russie.

vladimir poutine chevauchant un ours

Pour Anna Politkovskaïa, ce retour conservateur aux coutumes soviétiques vient probablement de la guerre en Tchétchénie. Celle-ci fixe un « ennemi », mobilise les « vrais Russes », justifie tous les passe-droits officiels et conforte l’armée, soutien de Poutine.

Mais la guerre et ses exactions, le terrorisme en retour, la sauvagerie du contre-terrorisme, brutalisent les comportements. Tout comme la guerre de 14 l’a fait dans les démocraties européennes. « Un à un les tabous sont brisés et l’ignominie se banalise. Des meurtres ? Bof, nous en voyons tous les jours. Des attaques à main armée ? C’est notre lot quotidien. Des pillages ? Ils font partie de la guerre. Ce ne sont pas seulement les tribunaux qui ne condamnent pas les coupables, c’est la société tout entière. » p.308 La haine du Tchétchène rend raciste et le politiquement correct moscovite s’empresse de licencier les employés d’origines « douteuses », sans autre cause que celles de la xénophobie ambiante. Le même processus a été mis en œuvre à propos de l’Ukraine, dont le gouvernement a été qualifié de « fasciste » parce qu’il avait réticence à s’aligner sur les intérêts de Moscou.

Pendant ce temps – est-ce un hasard ? – les oligarques (presque tous issus de l’ex-KGB) font main basse sur les usines, les monopoles, les commerces. « La doctrine économique de Poutine, c’est l’idéologie soviétique mise au service du grand capital. » p.138 Elle déclasse la classe moyenne pour en faire des pauvres et promeut l’ancienne nomenklatura, cette élite de bureaucrates qui dirigea l’URSS et se tiennent comme une mafia. Les Russes d’aujourd’hui désirent plus que tout la loi et l’ordre, aussi « la nomenklatura doit donc consacrer l’essentiel de son temps à empêcher que la loi et l’ordre ne viennent faire obstacle à son propre enrichissement. » p.139 Aux dirigeants, désormais tout est permis; ils sont au-dessus des lois.poutine baise un gamin

La corruption a pris un essor qu’on ne voit pas en Chine : « Pour garder mes magasins, je dois mettre la main au porte-monnaie. Qui n’ai-je pas arrosé ? Les fonctionnaires de la préfecture, les pompiers, les inspecteurs de l’hygiène, le gouvernement municipal. Sans compter les gangs qui contrôlent le territoire où se trouvent mes boutiques. » p.153 Tous les ambitieux veulent réussir ; ils doivent pour cela faire allégeance au nouveau tsar et à sa cour. Les investisseurs étrangers qui croient à la Russie feraient bien de méditer le récit véridique livré entre les pages 215 et 218 sur la façon cosaque dont sont traités « les actionnaires » dans la Russie de Poutine.

Alors, la Russie ? Si la Chine s’envole dans un développement accéléré avec l’adhésion d’une majorité de la population qui voit son sort s’améliorer malgré l’absence de libertés, la Russie de Poutine s’enlise dans un non-développement global qui réserve à une élite mafieuse des richesses qui vont se réfugier en Suisse ou s’investir sur la Côte d’Azur ou à Paris. Les Russes sombrent dans la dépression sociale, la brutalité des mœurs, la passivité politique. Ils s’alcoolisent, ne font plus d’enfants, cherchent à émigrer. Rares sont encore les patriotes – Anna Politkosvkaïa en a rencontrés, commandants de sous-marins nucléaires en Extrême-Orient. Ceux-ci sont mal payés, assignés à résider à quelques minutes de leur vaisseau, sans aucun moyen pour entretenir le matériel dangereux et sophistiqué dont ils ont la charge. No future ?

Anna Politkovskaïa, La Russie selon Poutine, 2005, Folio 2006, 384 pages, €9.00

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