Nietzsche, Prologue de Zarathoustra

Nous sommes en 1883. Le Prologue en dix paragraphes présente l’œuvre, faite de quatre parties. Zarathoustra est parti sur la montagne à 30 ans, âge où la fougue juvénile commence à se calmer et qui éprouve le besoin de méditer. A 40 ans, il redescend, homme mûr, au midi de son âge et de sa pensée. Il ressent le besoin de donner comme « une coupe qui veut déborder ».

Ce n’est pas un hasard, le bouddhisme commençait d’être connu et ses textes traduits en allemand vers le milieu du 19ème siècle : Zarathoustra agit comme Bouddha – être humain qui s’est changé lui-même et non pas « dieu » advenu tout armé pour commander aux hommes. Il revient vers ses frères comme un bodhisattva – un saint homme qui préfère donner aux autres par générosité plutôt qu’entrer de suite dans le nirvana, ce grand Tout où l’individualité s’abolit. Dès lors, Zarathoustra commence son « déclin ». Car tout ce qui n’avance plus recule, tout ce qui donne se retranche.

Mais tel est le destin de l’homme : d’être détruit pour être surmonté. Ainsi les enfants poussent les parents dans la tombe – et c’est bien ainsi. C’est le tragique de l’existence que le « sur » homme doit accepter plutôt que de se consoler dans les illusions religieuses. Ce oui à la vie née d’eux, les parents s’en font joie ; leur mort inéluctable pour laisser la place, ils la désirent parce que, sans elle, les enfants ne seraient pas. Et leur amour est assez grand pour s’effacer devant ceux qui leur succèdent.

Tout, dans l’univers, a sa place et sa fonction. Celle du soleil est d’éclairer, indifférent au sort des êtres ; celle de Zarathoustra est d’éclairer les hommes, en prophète, parce qu’il « aime les hommes ». Oui, « Il s’est transformé, Zarathoustra. Il s’est fait enfant, il s’est éveillé » – Bouddha fut lui-même appelé l’Eveillé. L’enfant de Nietzsche est celui qui, adulte, a retrouvé les grâces et l’énergie vitale de l’âge tendre : la curiosité, le désir, l’innocence du devenir. L’univers est une harmonie dont l’homme est une partie. Il est fait d’interrelations (tout est lié) et d’interactions (tout agit sur tout) – on le voit bien avec le climat qui lie les économies du monde, ou les sociétés qui lient les individus entre eux.

L’idée de Nietzsche est que le mouvement même est positif et que « le bonheur », cet état de satisfaction béate et immobile du « dernier homme » (en France, la période Chirac), est négatif. Le « bonheur » – ce Paradis retrouvé – signifie l’arrêt du désir, l’arrêt du travail, l’arrêt de la création (donc du sexe). « Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu’est cela ? – Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil. (…) On ne devient plus ni pauvre ni riche : c’est trop pénible. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait encore obéir ? C’est trop pénible. Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : quiconque est d’un autre sentiment va de son plein gré dans la maison des fous. ‘Autrefois, tout le monde était fou’, disent les plus fins, et ils clignent de l’œil. On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé. » On reconnaît là le « principe de précaution ». N’a-t-il pas été introduit par Chirac dans la Constitution, ce contrat social des Français ?

Cet exemple trivial pour montrer comment Nietzsche peut être « inactuel » ou « intempestif ». Il est universel parce qu’hors de son temps ; les idées qu’il a émises sont toujours d’actualité. Ainsi, « l’homme doit être surmonté ».

Il ne faut pas se méprendre sur « le surhomme » : il ne s’agit pas d’un raidissement de morgue à la prussienne, ni d’un néo-racisme biologique que le nazisme a tenté de faire advenir. L’homme a évolué depuis l’Australopithèque des savanes africaines ; il continue son évolution, même si elle est peu perceptible sur une génération. Mais ce qui forçait l’évolution humaine étaient les conditions de survie, les changements climatiques, la nourriture à trouver, les prédateurs auxquels échapper. Aujourd’hui, sous la civilisation, ces vertus de survie ne suscitent plus aussi fortement le désir. Les uns se réfugient dans les illusions supraterrestres de la religion au lieu de se préoccuper de ce qui arrive sur cette terre ; d’autres méprisent leur corps, mais « votre corps, qu’annonce-t-il de votre âme ? » ; d’autres laissent en friche leur raison alors que, demande Nietzsche, « est-elle avide de savoir, comme le lion de nourriture ? »

De même pour Nietzsche, la justice devrait être « ardeur », la vertu faire « délirer » et la pitié « la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ». Or, rien de tout cela n’advient dans la société de son temps, la civilisation bourgeoise, allemande, bien-pensante, de la fin 19ème. « Suffisance » et « avarice » sont les deux défauts de cette population là. A-t-on vraiment évolué depuis ? La finance 2008 n’a-t-elle pas montré combien suffisance scientiste et avarice égoïste mènent encore la société.

« L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme – une corde au-dessus d’un abîme. Danger de le franchir, danger de rester en route, danger de regarder en arrière – frisson et arrêt dangereux. Ce qu’il y a de grand en l’homme est qu’il est un pont et non un but. » Des trois dangers, Nietzsche ne choisit pas le conservatisme (regarder en arrière), ni l’immobilisme àlachiraque (rester en route) : il est pénétré du désir d’aller de l’avant (franchir). « J’aime ceux qui ne cherchent pas par-delà les étoiles, une raison de périr ou de se sacrifier, qui au contraire se sacrifient à la terre, pour qu’un jour vienne le règne du surhomme. J’aime celui qui vit pour connaître (…) celui qui travaille et invente (…) celui dont l’âme se dépense (…) qui tient toujours plus qu’il ne promet (…) celui qui justifie ceux de l’avenir et qui délivre ceux du passé… » Et, concernant la vertu : « Qui donne à manger aux affamés réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse. » Nietzsche est donc très loin de la caricature qui lui est souvent faite.

Mais son message n’est sans doute pas fait pour le grand nombre car ce qui dérange les habitudes, ce que le médiocre nomme « la folie » parce qu’il ne le comprend pas, fait peur. Or elle est bien souvent ce qui dépasse le commun – la frontière est si ténue qui sépare la folie du génie ou de la grandeur. Quant à la pauvreté, elle est sociale et non personnelle ; elle résulte de conséquences économiques et non d’une « nature » héréditaire. On ne naît pas pauvre, on le devient par son milieu ou sa déchéance sociale. La « richesse » est un jugement de valeur, un ensemble de biens et de qualités reconnus par la partie puissante de la société. Le vieux Diogène en haillons dans son tonneau était plus « riche » aux yeux des Grecs qu’Alexandre, le jeune et brillant roi de Macédoine, conquérant de la Perse.

C’est la raison pour laquelle Nietzsche, dans ce Prologue, dit pourquoi il ne s’adresse pas en prophète à la foule. « Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui (…) de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles. » Ainsi firent tous les philosophes avec leurs disciples.

Au contraire des politiciens et des gourous qui veulent embrigader et asservir !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, Livre de Poche, 4.27€ 


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8 réflexions sur “Nietzsche, Prologue de Zarathoustra

  1. argoul

    Oui, hein, ça fait causer ! Bienfaits de Nietzsche…
    Moi je retiens surtout, dans ce prologue, que Zarathoustra est en devenir, « être humain qui s’est changé lui-même et non pas « dieu » advenu tout armé ».
    Il a pour lui ses armes terrestres, son intelligence et son désir – Apollon et Dionysos. Équilibrer les deux est tout l’objet de la sagesse…

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  2. après ces échanges prolifiques , je n’ai pas grand chose à rajouter 🙂
    merci pour cette excellente présentation qui incite à replonger dans Nietzsche !

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  3. judem

    « Des compagnons … » : n’est ce pas justement le but recherché à la base par certaines religions ? En partant d’une rébellion vis à vis d’injustices (venant ou non d’ennemis, il peut aussi s’agir d’idéaux en défi vis à vis de l’existence vécue), maximiser ses capacités (psychologiquement mais pas seulement, la raison peut-être utilisée jusqu’à des niveaux inattendus) pour les affronter et construire un « espace » où des vécus (individuels et collectifs), des réflexions (voire philosophies et sagesses) et des valeurs (y compris humanistes), plus ou moins singulières, plurielles ou universelles (remarque : une beauté éphémère et subjective « vaut » parfois autant que des vérités universelles et objectives), se choisissent (on trouve tout et son contraire sur tous les sujets dans les religions, de l’ascétisme à l’hédonisme par exemple, voir par exemples les multiples variantes en Inde) et s’inscrivent, permettant à d’autres de partager, de marcher sur les pas de ceux qui les ont précédés, tout en créant de nouveaux chemins, et tout en continuant de défier l’absurde et l’éphémère (on retrouve aussi certains de ces aspects dans certains types d’art) qui de toutes façons ramèneront tout à la poussière … les dangers étant le mensonge sur la réalité, qui amène à des dérives de sacralisation (ce qui fige), de stérilisation (notamment paradoxalement de l’imagination) et de destruction (pas besoin de détailler), mais aussi la récupération des facteurs identitaires et régulateurs par les pouvoirs pour leurs intérêts propres, ce qui aboutit à l’auto-trahison (Rome n’a ainsi été que le début d’une longue histoire d’inversion de nombreux aspects du Christianisme).

    Dans le judaïsme par exemple (remarque : je ne suis pas juif mais je suis curieux de tous les univers mentaux humains), les rabbins créent « Israël » (qui n’est pas un lieu) et, s’ils décident collectivement de telle ou telle possibilité (remarque : la création de nouvelles interprétations fait partie des « études »), « Dieu » est obligé de s’y plier. A mon avis, c’est une question de niveau. A la base, il est vrai que les « croyants que » (et non pas « en », comme par exemple « en la justice » vers laquelle il serait bon de tendre) sont souvent (pas toujours tout de même) une véritable plaie ! Mais le haut niveau, lorsqu’il n’y a pas asservissement aux richesses et pouvoirs ou autres variantes intérêts y compris internes, aboutit rarement à du stérilisant ou à de l’excluant (voire du guerrier). Au contraire, le pluralisme est souvent de mise (je ne parle pas ici des côtés mystiques), sans compter bien sûr la richesse culturelle.

    Mais, il est vrai que même les spirituels peuvent être pénibles, par exemple lorsqu’ils cherchent à freiner le progrès humain en invoquant des fonds communs de respect de la nature ou je ne sais quelle autre bêtise. Enfin, ils ne sont pas tous non plus contre les manipulations génétiques entre autres …

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  4. judem

    Parfois les gens qui pensent être les plus réalistes, lucides et probes, ne peuvent comprendre justement comprendre la réalité car ils ont trop « les pieds sur terre ». Sans verser nécessairement dans le « devoir de lucidité, droit au rêve », la compréhension de nombre de réalités complexes, y compris en sciences, nécessite certains niveaux d’abstraction. Sans ça, nombre de technologies concrètes et utiles n’auraient pas vu le jour.

    Attention aussi au fait que l’appréhension du réalisme évolue dans le temps et suivant le lieu : ce qui nous paraît réaliste aujourd’hui en occident n’aurait-il pas paru folie pure et simple ne serait-ce qu’il y a quelques siècles ? Et même dans la première partie du siècle précédent concernant certains aspects sociétaux. Parfois même les fictions (voire les contes) se révèlent plus proches de possibilités (voire « vérités » même si je n’aime pas trop ce mot) plus ou moins universelles que la réalité incarnée d’un lieu et d’un temps.

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  5. judem

    « J’aime ceux qui ne cherchent pas par-delà les étoiles » : faut-il comprendre, en mettant notamment les religions de côté, qu’il est aussi contre la quête vers l’infini qui peut animer certains types de scientifiques et qui ne se limitent pas à notre petite planète ni même à quelque partie de ce qui existe (incluant les étoiles de notre univers) ? Ma question peut peut-être paraître naïve mais de nombreuses autres branches philosophiques que celle prônée par Nietzsche ont dérivé depuis Zoroastre.

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  6. judem

    « tout le reste est béquille consolatrice … » : je pense que la question de la valeur de ce qui peut circuler dans les cerveaux humains est loin d’être aussi simple.

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  7. argoul

    Ce que le surhomme « doit » accepter n’est pas un fait, mais une injonction de Nietzsche. L’homme ne peut surmonter son état actuel pour un « mieux » (une existence plus intense) que s’il est réaliste, lucide et probe (« probe jusqu’à la dureté » dit N.). Cela n’exclut aucun défi, s’il est choisi lucidement (aide-toi, le ciel t’aidera, est typiquement nietzschéen).
    Tout le reste est béquille consolatrice, « aide psychologique » et tous ces infantilismes qui réduisent l’humain au « dernier homme ».

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  8. judem

    Merci pour ces éclaircissements.

    « C’est le tragique de l’existence que le « sur » homme doit accepter plutôt que de se consoler dans les illusions religieuses » : je ne pense pas que, face à une réalité qui peut nous déplaire (je ne parle pas spécifiquement de la mort), la seule solution soit d’accepter ou de s’illusionner. Ce qui importe est ce qui dépend de notre libre arbitre et non pas les règles et structures d’un jeu qu’on n’a pas choisi. Même si le premier doit idéalement connaître et maîtriser au maximum le second afin de pouvoir optimiser l’action.

    Mais, à partir de là, toutes sortes d’attitudes philosophiques sont possibles, y compris certaines qui peuvent être ou paraître des défis absurdes. Il est possible par exemple d’accorder une valeur première à la culture ou à la science ou à la justice … et de pas cesser tel ou tel « combat » (existentiel ?), fut-il perdu d’avance !

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