Articles tagués : hommes d’action

William Golding, La trilogie maritime

La trilogie maritime est un grand œuvre de prix Nobel de Littérature de la part de William Golding (il lui fut attribué en 1983). Elle fut écrite en 1988 et 1989, quelques années avant de passer de l’autre côté, là où les hochets n’importent pas et les hoquets non plus. Rites de passage, Coup de semonce et La cuirasse de feu ne sont pas des titres d’Harry Potter mais les épisodes d’une initiation. Le jeune homme en question est plus âgé que le collégien sorcier, au début de sa vingtaine ; son nom est Edmund Talbot. William Golding a toujours aimé analyser les humains en situation. Les plus lettrés des lecteurs se souviennent de Lord of the flies, publié en 1954 et traduit en français sous le titre Sa majesté des mouches. Ce livre-culte, devenu en 1963 un film de Peter Brook, observait des garçons autour de la puberté livrés à eux-mêmes dans une île après un crash d’avion…

William Golding Trilogie maritime

Edmund, jeune esquire, part servir le Royaume comme quatrième secrétaire du Gouverneur aux antipodes, dans cette Australie colonisée par les convicts (appelés – par la langue de bois déjà – des « hommes du gouvernement »). Nous sommes au début du 19ème siècle, Napoléon vient d’être exilé en l’île d’Elbe. La traversée, sur un bateau pourri de la Navy mené par un capitaine psychotique et peuplé d’immigrants, va durer presque un an ! De quoi alimenter les étapes du passage à l’âge adulte.

Épris de grec et bourré de latin (ce dernier considéré comme langue vulgaire « faite pour les sergents »), assez content de lui-même, protégé par un parrain illustre auquel il a promis le récit de la navigation, Edmund ne tarde pas à se voir coller une image de « lord », phraseur et soucieux de sa condition. Mais dans une traversée aussi longue sur un navire aussi précaire, il faut bien se frotter aux autres – physiquement et mentalement. Et c’est là que le sens théâtral de l’auteur met en scène l’humanité en sa tragi-comédie. Un révérend coincé et un beau jeune marin musclé demi nu de 20 ans ; un Premier lieutenant monté du rang dont toute ambition se cantonne au principe de précaution et un Troisième lieutenant, ex-noble français empli d’idées, de savoir technique et de bagout ; un aspirant de 15 ans timoré et sans espoir (mais qui survit) et son cadet de 14 ans vif et déluré (qui disparaît brutalement) ; une ex-pute folâtre et une ex-gouvernante collet-monté ; un époux qui ne porte pas la culotte et un athée missionnaire qui offre sa main… Tous ces personnages détonants, allant par paires, vont faire des étincelles !

torse nu blond muscle travis fimmel australien

C’est sans conteste le premier tome qui est le plus enlevé. Unité d’action, de lieu, de caractères : le bateau est un microcosme des désirs humains et des conventions sociales, un « village global ». On peut mourir de honte et c’est ce qui arrive au révérend Colley, exalté par le matelot Billy Rogers, beau comme un Travis Fimmel posant pour Calvin Klein. Saoulé lors de la cérémonie du passage de la Ligne, Colley se voit offrir une fellation qu’il ne refuse point, dans l’entrepont, par l’éphèbe populaire. Après son décès, au tribunal de la dunette devant lequel le trop beau matelot doit s’expliquer sur « les mœurs » de la Royal Navy en usage durant cette journée de folie, il a cette réponse digne du rusé Ulysse : « dois-je commencer par les officiers, Monsieur ? » La réplique clôt aussitôt le débat parmi ces Anglais collet-monté de l’ère prévictorienne. Pas de jugement donc, le livre de bord affirmera « mort de maladie », ce qui fera tiquer notre Edmund encore idéaliste, et réfléchir à point nommé, lorsqu’on se veut politique, sur l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité.

Le tome second manque de souffle dans ses débuts, il peine à trouver un nouveau sujet dans cette traversée qui se prolonge. Heureusement qu’un bateau frère se rapproche, contenant de belles femmes, et que notre Edmund tombe raide dingue d’une jeunette d’à peine 17 ans. Un bal donné dans les grands calmes, un message puis la séparation brutale avec le vent qui lève et désunit les esquifs. Le souvenir de la belle alimentera le journal de bord de notre ingénu.

voiles d un bateau

D’autant qu’il lui reste le pire à affronter au tome trois : un aspirant inapte, un bateau qui craque de toutes parts, les quarantièmes rugissants. De quoi se poser d’utiles questions sur cette arche qui pourrait couler bel et bien avant de toucher terre. La tragédie rôde : sans mât de misaine, point assez de vitesse ; sans vitesse, point assez de nourriture ; réparer le mât exige des fers portés au rouge, au risque de faire brûler tout le bateau… Tragique dilemme qui fait se souvenir des deux éthiques : faut-il rester frileux et agir en Chirac/Hollande ? Ou bien se payer d’audace et tenter le tout pour le tout à la De Gaulle/Sarkozy ? Ce n’est pas dit comme cela mais c’est l’idée : principe de précaution et mort lente d’inanition, ou courage d’oser avec perspective de s’en sortir ? Pour de bons Anglais, hommes d’action, c’est le courage qui prévaut et non l’immobilisme. Malgré la tempête, malgré le mur de glace d’un gigantesque iceberg, malgré la disparition de l’intendant et du vif aspirant, le bateau parviendra à bon port, « le Hollande » et « le Sarkozy » ayant calculé, par la méthode précaution-tradition ou par la méthode innovation-calculs, le même point.

Edmund arrive en Australie en ayant surmonté la Mort, l’Amour et les Épreuves. Sa Quête initiatique se verra récompensée par une élection au Parlement de Londres, un héritage précipité lui donnera l’aisance et la main de celle qu’il aime pour rassasier ses désirs. La tête, le cœur et le ventre sont désormais comblés. Happy end.

Mais c’est moins cette fin qui compte que le déroulement de l’aventure. Dieu, référence lointaine, n’intervient pas, les sentiments humains sont passagers comme les hommes dans un bateau, les conventions sociales encadrent et fournissent une bonne excuse à la méchanceté foncière de l’être humain. En bref, on fait son destin par soi-même : en étant capitaine inflexible, lieutenant convaincant, époux inspiré. Edmund revit un périple d’Ulysse en découvrant le monde, les éléments et l’humanité réelle. Ce n’est déjà pas si mal.

William Golding, Rites de passage I, €6.46, Coup de semonce II, €6.46, La cuirasse de feu III, €6.46 sont édités en Folio, entre 300 et 400 pages chacun.

Catégories : Livres, Mer et marins | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Christiane Rochefort, Printemps au parking

L’histoire est toute simple, écrite en 1969 dans la lignée de la libération de mai. Un adolescent, Christophe (16 ans ?) fugue parce qu’il n’a pas supporté une remarque insignifiante de son père. De la banlieue sud, il gagne Paris où il fait la connaissance de Thomas, étudiant. Après diverses péripéties naît entre eux l’amour.

La thèse est d’époque. Le fils du peuple élevé en grand ensemble par un ménage petit-bourgeois routinier et moraliste, doté d’une culture d’école primaire axée sur le devoir et le travail, s’évade brusquement, libéré par une pulsion printanière. L’intellectuel, ancien gauchiste un peu amer, végète dans ses études avec ses camarades, dans ce quartier latin rituel. L’arrivée de Christophe et de sa jeunesse apporte la candeur et l’élan que l’après mai 68 avait laissé disparaître. Tel un bon sauvage, il bouleverse par sa seule présence et par ses actes spontanés le nouveau confort moral et idéologique que s’est constitué Thomas. La passion, comme une folie dionysiaque, balaye le « vieil homme » et libère l’être.

La portée du message est immense. Nul besoin de lire Wilhelm Reich pour saisir la logique du désir libérateur. Il se révèle ici avec efficacité et vraisemblance. L’Occident bourgeois parle pour masquer la frustration constante de ses désirs élémentaires. Le discours même le plus gauchiste reste idéologique, masqué d’illusion morale. Seule l’action libère car elle est vérité, et la vérité est toujours révolutionnaire. Le refoulement bourgeois est si profond que l’action n’apparaît pour la société que comme compensation ou sublimation des désirs – mais ceux-ci restent de toute façon refoulés. La puissance apparente devient le dérivatif de l’impuissance sexuelle. La frustration, selon l’auteur, se transmute en oppression physique, sadique, militaire et économique, justifiée par l’idéologie technocrate.

Cette domination de la nature dont nous sommes si fiers, maîtrise et possession selon Descartes, serait-elle la compensation sublimée de nos désirs sexuels insatisfaits ? Le schéma est un peu simple, Reich était aussi obsédé que Freud par le sexe. L’après 68 adorait provoquer mémère en étalant du sexe sur toutes les pages. Mais le dilemme jouissance ou puissance apparaît comme un faux dilemme. L’homme n’est pas naturellement bon, même ses désirs sexuels pleinement satisfaits (pour autant que cela soit possible). La marée pulsionnelle libératrice n’a pas fait de nous des Indiens préhistoriques heureux au sein de mère Nature.

Cela, ce n’est pas le livre qui le dit, même s’il le laisse entendre par la bouche de Thomas toute emplie d’idéologie. Les mots ne sont pas les choses et les classiques soixantuitards ne sont pas des bibles. Il biaise en citant Socrate, le modèle du philosophe selon Maurice Clavel, fort à la mode ces années là (et complètement oublié depuis… comme quoi le médiatique n’est pas le talent). Le sage agit avant de discourir et son enseignement est moins construction de mots (idéologie des sophistes) qu’accouchement de connaissances (donc chemin révolutionnaire).  De nos jours, en Occident, nous n’avons plus de Socrate. Les philosophes ne sont plus hommes d’action mais tenants de postes d’État, poseurs dans les médias. La lumière ne peut donc plus venir des discours mais des désirs, elle ne peut plus émaner des professeurs adultes en sagesse, mais des adolescents du peuple, restés sauvages et encore innocents.

Christiane Rochefort, qui se disait communiste (elle est décédée en 1998 à 81 ans), va loin dans la remise en cause du parti comme guide éclairé des masses prolétaires. Elle lance les culottes par-dessus les moulins pour déclarer tout uniment que la connaissance est amour. Non pas l’amour à la platonicienne repris par les chrétiens, épuré, essentialisé, déifié – mais l’amour humain fait de désirs, de tendresse et d’attention, tout de chaleur et de peau, de frottement d’épidermes et d’éclatements liquides – l’amour matérialiste.

‘Printemps au parking’ excite les mineurs à la débauche, ce qui signifie désapprendre la volupté impuissante des mots pour retrouver les mots vrais issus de la volupté charnelle. C’est dire aussi qu’une autre éducation est possible.

Christiane Rochefort, Printemps au parking, 1969, Grasset 1998, 323 pages, €9.02

Christiane Rochefort sur Wikipedia

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,