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Philip Roth, Opération Shylock – une confession

Un livre étrange, proliférant, récit qui est roman, fausse confession qui est vérité – en bref, la quintessence du Juif qu’est l’auteur, vue par l’auteur. Il y a trop de pages, trop de délires, un bon tiers aurait pu être supprimé. Mais chaque face du personnage expose ses vues jusqu’au bout, en miroir des autres. L’origine en est le double : Philip Roth, aux États-Unis, apprend d’un de ses correspondants à Jérusalem qu’un certain Philip Roth promeut dans la presse une théorie nouvelle, le « diasporisme », et qu’il a rencontré Lech Walesa.

A Jérusalem, où il se rend en 1988 pour interviewer un auteur, se tient le procès de John Demjanjuk, un Ukrainien suspecté d’être Ivan le Terrible, bourreau de Treblinka. Philip Roth s’y intéresse et veut assister au procès. Il s’étonne que le jeune fils de Demjanjuk ne soit pas protégé, à la merci d’un survivant de l’Holocauste qui voudrait se venger du père en torturant son enfant – est-ce cela la justice ? Il s’étonne de constater que les témoignages à charge sont inconsistants, plus dans la volonté de croire que dans l’établissement des faits. Le vrai bourreau de Treblinka, celui qui enfournait les Juifs nus pour les gazer avant de les faire brûler en plein air, les femmes et les enfants dessous pour mieux attiser le brasier, est mort en 1945. Mais les survivants jurent que celui qu’ils ont devant eux est le vrai. Même si c’est faux (Demjanjuk sera acquitté en juillet 1993). Tout est ainsi masques et faux-semblants, la foi submerge les faits à chaque instant, chacun s’accrochant à sa propre vérité sans rien écouter de celles des autres.

Le faux Roth a créé les Antisémites Anonymes, dont sa pulpeuse maîtresse infirmière, polonaise catholique, est la première antisémite repentie. Le vrai Roth retrouve son ami palestinien George, chrétien égyptien étudiant avec lui à New York, qui roule pour l’OLP. Un vieux du Mossad, le sémillant handicapé Smilesburger (un faux nom) lui donne un chèque d’un million de dollars pour la cause palestinienne, à charge pour lui de débusquer à Athènes (la cité de la Raison) les Juifs de la diaspora favorables aux Palestiniens et qui financent l’OLP d’Arafat. Philip Roth sait ce qu’il ne doit surtout pas faire, mais ne peut s’empêcher de le faire – ce qui est irrationnel et profondément juif. Il se trouve embringué par les services secrets du Mossad sans le vouloir, mais en consentant. Tout est contradictions en lui, comme en chacun, mais peut-être plus en tout Juif. Pour le mythe, le Juif éternel de la culture est Shylock, le personnage du Marchand de Venise de Shakespeare, dont les premiers mots sont pour réclamer de l’argent : « trois mille ducats ». Dans cette fameuse « opération » des services secrets, il s’agit d’acheter la collaboration d’ennemis de l’État. Le Juif, Israël, restent des requins d’affaires, des usuriers du monde.

L’écrivain juif américain est « libéral », au sens yankee du terme, c’est-à-dire « de gauche et progressiste », selon la traduction politicienne française. Il est pour la paix, pour la justice, pour un État palestinien, en bref pour toutes ces sortes de choses. Le roman a été publié en 1993, alors qu’Israël est confronté à la première Intifada et que les accords d’Oslo se profilent. Ce n’est pas encore l’Israël réactionnaire et borné d’aujourd’hui, mais déjà l’autoritarisme colonial s’y fait jour. Si Roth est juif, il n’est pas sioniste. Son double, imposteur homonyme, propose une alya à l’envers, le retour des Juifs d’Israël dans les pays d’Europe d’où ils sont partis, maintenant que l’histoire a débarrassé les préjugés antisémites de leur culture. Pour le vrai Roth, « le Juif » n’est vraiment juif qu’assimilé dans un pays hôte. Ainsi lui est-il pleinement écrivain américain, bien que juif. Qu’a produit pour la culture mondiale l’État d’Israël, s’interroge Philip Roth ? Quasi rien : un seul prix Nobel de littérature en 1966, et quelques prix d’économie et de chimie.. dus aux Juifs américains.

Philip Roth s’interroge donc en tant que juif sur sa judéité. « Individuellement, chaque juif est lui aussi divisé. Existe-t-il au monde un personnage plus multiple ? Je ne veux pas dire divisé. Divisé, ce n’est rien. Même les goyim sont des êtres divisés. Mais dans chaque Juif, il y a une foule de Juifs. Le bon Juif, le mauvais Juif. Le nouveau Juif, le Juif de toujours. Celui qui aime les Juifs, celui qui hait les Juifs. L’ami du goy, l’ennemi du goy. Le Juif arrogant, le Juif blessé. Le Juif pieux, le Juif mécréant. Le Juif grossier, le Juif doux. Le Juif insolent, le Juif diplomate. Le Juif juif, le Juif désenjuivé. Dois-je continuer ? » Chacun est fragment et reflet. « Est-ce étonnant que le juif conteste toujours tout ? Il est la contestation incarnée ! » p.338.

Il s’interroge aussi sur Israël. « Ce que nous avons fait aux Palestiniens est mal. Nous les avons déplacés et opprimés. Nous les avons expulsés, battus, torturés et tués. Depuis son origine, l’État juif s’est employé à faire disparaître la présence palestinienne de la terre historique de Palestine et à exproprier un peuple indigène. Les Palestiniens ont été chassés, dispersés et asservis par les Juifs. Pour construire un État juif, nous avons trahi notre histoire – nous avons fait aux Palestiniens ce que les chrétiens nous ont fait : nous les avons systématiquement transformés en un Autre haï, les privant ainsi de leur statut d’êtres humains » p.355.

Le propos est dur, « antisémite » selon les critères de mauvaise foi qui prévalent aujourd’hui, où toute critique de Netanyahou, de ses ministres sectaires, de son gouvernement, de l’État d’Israël et de ses bombardements, est assimilée à une critique raciste contre les Juifs en tant qu’ethnie. Mais ce n’est pas Philip Roth qui parle, ou du moins pas entièrement parce que c’est bien lui l’écrit : c’est l’un de ses multiples doubles : le faux Roth qu’il appelle Pipik, « petit nombril » (mais gros zizi), Smilesburger le Juif fonctionnaire de sécurité, George Ziad le Palestinien, le cousin Apter (sauvé à 9 ans d’un camp de transit par un officier SS qui l’a vendu à un bordel d’hommes), l’écrivain israélien Aharon Appelfeld. Il est écrivain, donc invente des histoires, mêle réalité et fiction, délire sur chaque personnage contradictoire, qui tous sont lui, mais pas entièrement lui – lui étant la somme de tous, et plus encore. Chacun est lui et non lui. Il possède « cet instinct de l’imposture qui m’avait jusque-là permis de transformer mes contradictions en actes et de leur donner vie dans le seul domaine de la fiction » p.362.

Est-ce de la paranoïa due à ce médicament, l’Halcion, réputé pour ses effets secondaires, où « aucune réalité ne sépare l’improbable du certain » p.368 ? Est-ce la propension de « la malice juive » qui fait que le raconteur d’histoires brode et dédramatise les choses – « qui transforme tout en farce qui banalise et superficialise tout – y compris nos souffrances en tant que Juifs » p.396 ? C’est un roman créatif, audacieux – ce qu’il a prévu se réalise trente ans après – kafkaïen, à l’humour absurde, juif.

A lire aujourd’hui, qu’il vient de paraître en Pléiade, pour se laver l’esprit de toutes les contrevérités, manipulations et mauvaise foi des uns et des autres au sujet d’Israël, de la Palestine, et de l’antisémitisme.

Philip Roth, Opération Shylock – une confession, 1993, Folio 1997, 656 pages, €11,90

Philip Roth, Romans 1993-2007 : Opération Shylock, Le théâtre de Sabbath, Le complot contre l’Amérique, Exit le fantôme, Gallimard Pléiade, édition Philippe Jaworski, 2025, 1609 pages, €70,00

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Michel Santi, Une jeunesse levantine

Michel Santi est un original, et cette autobiographie en « réécriture subjective », comme l’analyse Gilles Kepel dans sa préface, donne les clés de son intelligence « décalée ». Il publie en effet le 3 mars de cette année dans La Tribune, le journal français de la bourse, l’engrenage d’un scénario apocalyptique déclenché par Trump – qui, heureusement, ne s’est pas produit. Ou du moins pas entièrement.

Michel est en effet né à Beyrouth en 1963 de Paul Santi, diplomate français issu d’une famille de Français d’Égypte, Compagnon de la Libération, et de Nadia Rizk, issue d’une des grandes familles chrétiennes orthodoxes du Liban. Français de naissance, élevé au collège jésuite français Notre-Dame de Jamhour, il quitte le Liban avec son père mais sans sa mère, à 12 ans en 1975, lors du déclenchement de la guerre civile.

Il part à Djeddah, en Arabie saoudite, où son père est nommé et, à 12 ans et demi, est invité par un prince saoudien de 50 ans à l’accompagner en pèlerinage à La Mecque. Son père ne pouvait pas, devant demander l’autorisation au ministère. Ce prince, prénommé Abdallah, sera roi d’Arabie saoudite en 2005. Ce passage à la puberté est une véritable initiation, comme les Grecs antiques l’organisaient pour leurs garçons, les confiant à un mentor plus âgé. Michel dira qu’il est parti du Liban « innocent et pur », ce qui signifie qu’il y reviendra différent. Gilles Kepel le suggère en passant lorsqu’il évoque le jeune compagnon du prince en « éphèbe chrétien ». Le pèlerinage exige la pureté du corps, mais l’avant et l’après sont libres. L’initiation à l’antique est autant spirituelle que de caractère, l’affectivité et la sensualité restant loin en second. Khomeiny, lorsqu’il le rencontrera, sera impressionné par cet aspect de l’éducation de Michel.

Rejoignant sa mère à 13 ans via Chypre, dans un Liban en guerre civile, il rencontre Sandy (Iskandar Safa), qui a alors 21 ans et milite dans la milice chrétienne nationaliste des Gardiens du Cèdre. Il deviendra homme d’affaires et de réseau, propriétaire des chantiers Constructions mécaniques de Normandie et de Privinvest, un géant international de l’armement et de la construction navale, ainsi que de l’hebdomadaire Valeurs actuelles. Il négociera en 1988 la libération des otages français du Liban. Il est l’amant de sa mère et l’adolescent Michel lie amitié, le suit, portant l’uniforme de la milice et chargé du dispensaire. Il rencontre le commandant afghan Massoud à Beyrouth, le futur terroriste chef de la branche militaire du Hezbollah Imad Moughanieh de son âge, puis Ali Hassan Salamé, dit Abou Hassan, cerveau des opérations terroristes de l’OLP (dont les fameux attentats de Munich contre les athlètes israéliens), qui est le mari de sa cousine Georgina et islamo-progressiste, ancêtre des islamo-gauchistes d’aujourd’hui.

« Les Palestiniens n’existent pas » (c’est ce qu’affirme par exemple Khomeiny p.170) ; ils sont arabes, dans l’histoire soit égyptiens, soit turcs, et ont une origine génétique commune avec les juifs. Expulsés de leurs terres par l’expansion d’Israël, ils sont exploités et manipulés par les puissances de la Ligue arabe pour mener leur jeu politique. Zuheir Mohsen, dirigeant de Saïqa, une faction palestinienne pro-syrienne et représentant à l’OLP affirmait en 1977 : « Nous parlons aujourd’hui de l’existence d’un peuple palestinien seulement pour des raisons tactiques et politiques, car les intérêts nationaux arabes demandent que nous posions le principe de l’existence d’un peuple palestinien distinct pour l’opposer au Sionisme. » Cancer du Proche-Orient, aucun pays « frère » ne veut d’eux sur son territoire, car ils créent bientôt une armée, menacent les institutions, gangrènent le pays de l’intérieur : la Jordanie les a chassés en septembre 1970 (p.141), le Liban les a chassé en 1982, l’Égypte les refuse en 2025.

Michel quitte la milice en fin d’année, las des massacres inter-ethniques et inter-religieux. « La terreur pour le plaisir, le sang pour le fun, la course aux martyrs, des deux côtés – de tous les côtés – vu qu’il y a autant de groupuscules que de causes, que de religions, que de sectes, que de villages, que de familles, que d’ennemis à abattre… » p.129.

Il rejoint son père nommé en Turquie, reprend ses études et passe brillamment le bac scientifique français. Il y rencontre un ami de son père, le résistant et espion Robert Maloubier, « Bob ». A 15 ans, il dîne chez sa cousine à Paris avec Sandy, Yasser Arafat (qu’il n’aime pas) et Shimon Peres (qu’il trouve froid). Sandy, qui veut désormais se faire appeler Iskandar, l’emmène à Neauphle-le-Château rencontrer l’ayatollah Khomeiny en exil, qui prépare son retour en Iran et la révolution islamique.

Il parle toute une après-midi avec lui, en tête à tête. « La cause palestinienne – qui est séculière – est devenue l’opium du peuple musulman, qui juge tout à travers son miroir déformant (…) Sous le prétexte de combattre Israël, ils asservissent leurs propres peuples et consolident leur tyrannie » (p.171), explique l’ayatollah au jeune garçon. Et de lui avouer qu’il va exploiter les Palestiniens lui-même pour diviser les pays arabes sunnites, afin d’imposer le chiisme, seule vraie foi en prolongement du message de Jésus. Et de lui exposer sa doctrine : « L’Islam, c’est la religion des opprimés. (…) Comme tous les chiites, je suis par définition contre la monarchie, contre toutes les monarchies, qui ne sont pour moi que des relents du polythéisme. (…) Tout est politique en islam ! » p.178. Son idée suprême est que la politique doit être subordonnée à la foi, inscrite dans le Coran et point barre. Puis il prend, selon le Michel Santi de 16 ans réécrit par l’adulte mûr de 60 ans, des accents Mélenchon :« Un pouvoir autoritaire est tout ce dont nous avons besoin. Ces créoles, ces Noirs, ces Arabes, ces pauvres, ces indigents de la démocratie, ils ne peuvent plus se satisfaire de simplement exister. (…) L’émotion est constructive, la raison fait des ravages. Voilà pourquoi je revendique la déraison. (…) J’appelle au désordre car l’ordre est ennuyeux. (…) Le relativisme – qui est une notion purement chiite par ses questionnements permanents – enrichit et libère » p.216. Il prône comme Trotski, la révolution permanente. Cette réhabilitation de l’émotion séduit le jeune Michel, qui a lu à 14 ans (p.152) le psychologue Pierre Janet.

Début 1979, Michel rend visite à sa cousine qui vient de perdre son mari assassiné par les services israéliens. Khomeiny veut le voir et lui demande de l’accompagner en Iran. Il a presque 16 ans et, une fois encore, est pris comme mascotte par un dignitaire musulman. Fils de diplomate français, jeune et chrétien, ami d’un prince saoudien, Michel est un « otage » parfait au cas où le retour se passerait mal. Car si Khomeiny est doux et poète lorsqu’on est d’accord avec sa façon de penser, il devient inflexible et sans pitié dès que l’on remet en question sa loi, donc Allah qu’il connaît par coeur (chapitre 44).

A 18 ans, Michel quitte la Turquie pour s’installer à Paris et commencer des études de médecine. Il réussit le concours à la fin de la première année mais, amoureux de Gilles, frère d’un condisciple de médecine d’un an plus jeune, est persuadé de rendre visite au Liban, que l’armée israélienne vient d’envahir. Gilles a un lointain cousin de 18 ans, blond et bien dessiné, dans l’armée d’occupation. L’assassinat du président élu du Liban Béchir Gemayel en septembre, suivi des massacres de Chabra et Chatila, incite Gilles à repartir en France tandis que Michel le quitte pour s’installer avec le cousin, qui déserte, écoeuré par les massacres israéliens. Shimon Peres le fait rapatrier à Paris comme indésirable en Israël, et le petit ami, sur le point d’être arrêté par l’armée, se tue.

Michel Santi ne reprendra pas ses études de médecine interrompues. Il se tourne vers HEC Paris, en sort diplômé, cofonde en 1993 sa première société de gestion de fortune indépendante à Genève, est naturalisé suisse en 1997 et développe ses activités jusqu’en 2005, où il devient consultant de banques centrales et professeur à HEC. Il a appris durant sa jeunesse à parler français, arabe, anglais, turc, et connu de multiples expériences. D’où son originalité à penser la finance. « L’incertitude est devenue ma meilleure alliée, et j’ai appris à la respecter. Surmonter l’inimaginable, se méfier du formalisme, survivre et même prospérer par temps de grandes volatilités » p.261. Penser autrement est la seule façon de profiter des engouements et des paniques – en investissant à l’envers du troupeau. Malgré une vie très différente, une âme sœur.

Michel Santi, Une jeunesse levantine – préface de Gilles Kepel, 2025, éditions Favre, Lausanne, 273 pages, €20,00, e-book Kindle €12,99

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Le blog de Michel Santi

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Maxim Schenkel, Un jour nous vivrons ensemble

Hassan, Amine, Ali, trois générations qui se succèdent, Palestiniens bouleversés par la guerre entre Israël et le proto-état palestinien, formé (comme hier Israël, on l’oublie trop avec la Haganah) par les groupes armés, OLP, Fatah et Hamas. Hassan, né en 1927, a coulé des jours heureux à Tantura, village sur la côte méditerranéenne près de Haïfa. Les pères partaient à la pêche, les femmes cultivaient les légumes, les enfants jouaient libres dans les champs et sur la plage.

Survient 1948, la création d’un État artificiel décidé par l’ONU, Israël, sur les ruines du mandat britannique. Les Arabes ne l’acceptent pas : ils sont « chez eux » et occupent les terres. Certes, les Juifs ont souffert du nazisme et du soviétisme et il est légitime qu’ils aient un État, mais pas au point de régner en vainqueurs et de chasser les Palestiniens de leurs maisons, leurs villages, leurs terres. C’est pourtant ce qui se produit. Les régimes arabes alentour entrent immédiatement en guerre contre le nouvel état juif, ce qui le radicalise. Ils ne veulent plus être les moutons que les dominants conduisent à l’abattoir. Ils se veulent dominant à leur tour, traitant les dominés comme on les a traités en Europe : massacres, expulsions, déportations.

C’est ce qui arrive au village de Tantura ce 23 mai 1948, malencontreusement attribué à Israël par le plan de partage de l’ONU. Hassan a 21 ans. Il est amoureux de son amie d’enfance Fatima, avec qui il a joué sur la plage avant de découvrir à 17 ans qu’il veut l’épouser. Par crainte de l’avenir, les familles repoussent sans cesse le mariage, jusqu’au 22 mai. Voilà les deux jeunes enfin unis, ils sont heureux, c’est la fête. Mais à la nuit arrivent les soldats de la Haganah, organisation paramilitaire des Juifs de Palestine, saboteurs et terroristes contre les Anglais jusqu’à la création de l’État, où elle s’est fondue dans l’armée. Ivres de leur victoire, ils tuent ces « Arabes » qui veulent les empêcher de s’implanter sur cette terre que Dieu leur a donné (Dieu à toujours bon dos). Un soldat israélien miséricordieux, opposé à cette violence gratuite contre des civils désarmés, n’hésite pas à loger une balle dans la tête de ses copains déchaînés pour inciter Hassan et Fatima, les jeunes mariés, à fuir.

Et les voilà partis, traumatisés, vers un camp de réfugiés au nord du pays. Grâce à Gérard, un ami français qui voyageait beaucoup avant la Seconde guerre et était tombé amoureux de la Palestine, le couple obtiendra deux visas pour la France. Ils s’installeront en Normandie, pays où vit l’auteur, dans un village près de Saint-Lô où Hassan tiendra une épicerie après avoir œuvré dans le bâtiment pour la reconstruction après le Débarquement, et Fatima cuisinera dans le restaurant du village après avoir été employé de cantine. Ils finiront par faire un enfant, Amine, élevé comme un petit français, obtenant le bac.

Mais Fatima meurt d’un cancer alors qu’Hassan désirait ardemment revenir dans « son pays », la Palestine, dont les odeurs et le climat lui manquaient, ainsi que la convivialité arabe. Cela ne se fera pas. C’est Amine, adulte à 18 ans, qui force son père à parler, à dire ce qui s’est vraiment passé et pourquoi ils se sont exilés en France. C’est Amine qui décidera en 1980 d’aller en Palestine/Israël pour y suivre des études de lettres et vivre « chez lui », à Naplouse. Il rencontrera Lina, sœur de son ami Ahmed, ils tomberont amoureux, se marieront en 1987, juste avant l’Intifada, et auront un fils, Ali. Mais Amine est un révolté, il ne peut s’empêcher de provoquer les colons juifs, de se battre avec eux. La famille de sa femme est expulsée, leur maison rasée au bulldozer ; les Israéliens sont impitoyables avec les résistants à leur occupation qu’ils appellent « terroristes ». Pourtant, Gaza et la Cisjordanie étaient des territoires destinés aux Palestiniens, selon l’ONU. Amine crée un journal imprimé pour raconter ce qui se passe, ses actions, sa résistance ; il a du succès. Sa femme prend peur, elle le quitte et entre en clandestinité, laissant l’enfant à son père, qui va bientôt l’envoyer en France auprès de son propre père, Hassan, pour le protéger.

Ali, troisième génération, devient infirmier à Caen, il côtoie Sara, juive israélienne française, infirmière comme lui, et en tombe amoureux. Il décide d’aller sur la terre de ses ancêtres pour découvrir ses racines, ses cousins et chercher sa mère qui l’a abandonné. Sara comprend. Issue d’une famille juive libérale habitant Tel Aviv, elle est pour la cohabitation des deux peuples, pas pour la guerre. Ils s’aiment et pensent obscurément que les mariages mixtes permettront peut-être de créer cet État mélangé où, en Israël, juifs et arabes vivront en paix. La réalité est plus cruelle que les rêves, Ali s’en rendra compte à Gaza, bombardée après le pogrom du Hamas le 7 octobre. Car le roman va jusqu’à aujourd’hui, reliant l’histoire au présent. Il retrouvera sa mère, qui se terre, recherchée par le Hamas (dont le nom n’est jamais cité) et le Shin Bet (pas plus) pour avoir refusé de commettre des attentats, mais convoyé des armes. Ali sera blessé, perdra peut-être ses jambes, se mariera à Sara. Et puis… tentera de créer un avenir sur les ruines du passé.

C’est le premier roman d’un jeune auteur de 32 ans auparavant footballeur, complètement autodidacte mais curieux du monde et de ses habitants. « J’aime m’enrichir chaque jour intellectuellement grâce à des aventures, des expériences, des lectures, des rencontres qui me stimulent, qui me secouent et qui me font réfléchir », dit-il sur le site de son éditeur, Une autre voix, nouvelle maison d’édition destinée à contrer la censure implicite du politiquement correct ambiant.

C’est un beau roman une belle histoire. L’auteur dit s’être beaucoup documenté. Il écrit fluide, avec parfois des tics d’époque répétés à satiété, comme ce « mutique » sorti de la psychologie de magazine, alors que « muet » ou « sans voix » serait plus juste (le mutique a une incapacité à parler, le muet seulement une volonté provisoire de se taire). Il fait preuve d’un idéalisme de cœur pur à la Tintin, qui marche toujours quand on regarde les choses de loin. « Si tous les gars du monde… » – mais comment ? Physiquement, le jeune auteur ressemble d’ailleurs un peu à l’adolescent reporter du Petit Vingtième.

Mais il fait l’impasse sur les religions, ce qui est inexplicable, car les Palestiniens sont musulmans et croyants parfois fervents, les Israéliens sont juifs pratiquants et pour certains fanatiques, les chrétiens humanistes ne sont pas absents non plus. Il fait l’impasse aussi sur la « solidarité arabe », qui a manqué cruellement aux Palestiniens depuis la guerre perdue de 1967. La Jordanie comme l’Égypte, ou même l’Arabie saoudite, la Mecque de la religion musulmane, refusent absolument d’accorder une place aux déplacés, empêchant les plaies de se cicatriser, par des camps, décrétés « provisoires » depuis plus de soixante ans.

La photo de couverture est symbolique, bien choisie. Elle montre un adolescent palestinien ivre de vie sur une plage. Il est à la fois tout retourné (par l’histoire), en position acrobatique (face à la puissance d’Israël), mais prouvant son énergie (en équilibre entre deux rochers dangereux). Tolérance, compromis, bienveillance – il n’attend que cela, le jeune être. Raconter une histoire permet de faire connaître, de faire vivre, et peut-être d’influer sur les opinions pour qu’enfin une solution de paix soit trouvée.

Maxim Schenkel, Un jour nous vivrons ensemble, 2025, édition Une autre voix, 313 pages, €34,00, e-book €13,50

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Marianne Vourch, Le journal intime de Leonard Bernstein

Leonard B, né en 1918, est un Juif ukrainien né de parent immigrés aux Etats-Unis vers 1908. Asthmatique, souffrant des disputes du couple, le jeune Leonard est fou de musique. Il est émerveillé par les chants hébreux à la synagogue, écoute la radio en continu, reproduit les chansons quil a entendues au piano offert par sa tante qui ne pouvait le garder. Il commence le piano malgré son père, qui considérait les musiciens comme des baladins, à 10 ans. Bon élève, il entre à 17 ans à Harvard et en est diplômé en 1939 après des études de philosophie, littérature anglaise – et musique. Il suivra ensuite les cours du Curtis Music Institute à Philadelphie.

Tourmenté, enthousiaste, facilement amoureux, il est bi. Plutôt homosexuel en sa jeunesse, marié à 33 ans en 1951 avec une belle Felicia Montealegre qui lui donnera trois enfants, Jamie, Alexander et Nina, il retournera vers les hommes à l’âge mûr. Il est beau, séduisant, bouillonnant. Il jouera du piano, dirigera Mahler et Chostakovicth au Philharmonique de New York, à l’Orchestre philharmonique d’Israël, à l’Orchestre philharmonique de Vienne, à l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, à l’Orchestre symphonique de la radio bavaroise, à l’Orchestre national de France. Il composera de la musique de film, des comédies musicales (Peter Pan 1950, West Side Story 1957, 1600 Pennsylvania Avenue 1976, entre autres), deux opéras (Trouble in Tahiti 1952, Candide 1956). Il crée en 1961 les concerts de Young Performers, où des jeunes solistes peuvent se produire avec orchestre, sous sa direction. Il remplace au pied levé en 1942 le chef d’orchestre Bruno Walter à New York. En 1948, il dirige l’ochestre des survivants des camps de concentration près de Munich. En 1967, il dirige l’Orchestre philarmonique d’Israël sur le mont Scopus après la guerre des Six jours. En 1963 et 1968, ill dirige l’Orchestre philarmonique de New York à l’occasion des funérailles des Kennedy, John puis Robert. En décembre 1989, il dirige au Konzerthaus de Berlin la Symphonie n° 9 de Beethoven avec des musiciens du monde entier pour fêter la chute du mur.

Eclectique, prolifique, boulimique de sons, Leonard Bernstein vivait pour la musique. « Partout où je vais, je veux montrer au public et aux journalistes une nouvelle image du chef d’orchestre. Je suis jeune, j’aime le jazz, les blagues, le boogie-woogie, l’autodérision et, believe it or not, je ne porte pas de chapeau » p.45. Ni la religion, ni la politique ne l’intéressaient, bien qu’il ait été proche de John Kennedy, jeune comme lui, et qu’il ait milité de façon « radicale chic » contre la guerre du Vietnam, pour le désarmement nucléaire, contre le Sida et pour la promotion d’artistes de couleur dans les orchestres. Car Bernstein aimait la jeunesse, le mouvement, la vie. Il a passé au-delà en 1990 à 72 ans d’un cancer du poumon. Entre Mars et Jupiter, la ceinture centrale d’astéroïdes en comprend un qui porte son nom. Il a inspiré le film de Bradley Cooper, Maestro, sorti en 2023 – pas (encore?) de Dvd.

Ce livre rend hommage à sa vie riche et à son tempérament enthousiaste. Richement illustré et joliment édité, il est couché sur le papier d’après un podcast de France Musique lu par Charles Berling.

Marianne Vourch, Le journal intime de Leonard Bernstein, 2024, éditions Villanelle, 99 pages, €24,00

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Les Journaux intimes de… par Mariane Vourch déjà chroniqués sur ce blog

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Philippe Zaouati, Naufrages

Avec trois personnages, l’auteur retrace l’épopée tragique des Juifs d’Europe centrale intégrés, brusquement saisis dans la tourmente du nazisme, et qui ont eu une peine infinie à rejoindre la terre d’Israël – ou périr.

Léa était juive bulgare et aimait Josef, étudiant militant sioniste en 1941. Ils furent séparés par la guerre, elle n’accepta pas de le suivre dans l’alya en pleine tempête. Josef vient de mourir d’un cancer en 1962, elle va à ses obsèques et parle avec Ava, l’épouse israélienne de Josef, et avec Tomi, ami de Léa et Josef en Bulgarie avant-guerre. Il lui confie un paquet de lettres de Josef, qui voulait qu’elle les eût. Pour qu’elle sache. Il décrit sa résistance, sa tentative de joindre le bateau Struma, affrété pour Israël mais que les Turcs ont refoulé sur la mer Noire sur pression diplomatique des Britanniques qui ne voulaient pas se mettre à dos la population arabe en pleine guerre mondiale. Le navire, datant du milieu du XIXe siècle, vieux et rouillé, peut-être saboté, a fait naufrage au large des côtes turques, tuant les quelques 750 Juifs émigrants dont 130 enfants.

C’est toute cette mémoire qui s’affale sur la jeune femme qui tentait d’oublier, devenue avocate parisienne en pleine guerre d’Algérie. En octobre 1961, la police parisienne exaspérée par les attentats répétés du FLN algérien qui tuent des flics, opère une ratonnade dans une manifestation déclarée « pacifique » à Paris. Il y aurait eu environ 130 morts arabes. Les morts de l’intolérance aux espoirs de liberté des uns, de la vengeance légitime aux exactions aveugles des autres, de la bêtise humaine qui refuse de comprendre, tergiverse, laisse aller les choses pour tous. La même situation que celle des Palestiniens face à Israël aujourd’hui.

Dans ce roman à prétexte historique, plusieurs questions sont abordées que le peuple juif symbolise.

Qu’est-ce qu’appartenir ?

L’ethnie, n’est-ce pas une restriction de la liberté des individus ? Léa, jeune avocate juive à Paris s’interroge. « Avant de partir pour Paris, je n’étais que le membre d’une communauté, une jeune Juive parmi tant d’autres plongée dans le maelström des idéologies haineuses du siècle. Je ne voulais plus de cette identité de groupe, je ne voulais plus être réduite à ce peuple, fut-il persécuté et souffrant, fut-il élu, porteur d’un idéal supérieur, encombré de ce rôle universel qu’il traîne depuis des millénaires comme un fardeau. J’aspirais à l’anonymat et à la solitude, au déracinement et au vide spirituel, aux merveilleux attributs de la liberté » p.17 Donc les Lumières, censées libérer des appartenances obligées. Mais les liens humains sont-ils sécables à merci ? L’identité n’est-elle pas liée aux appartenances ?

Quel avenir veut-on pour l’humanité ?

La gauche, n’est-ce pas le projet individualiste majeur de la société ? « Je me suis souvent demandé pourquoi il y avait eu autant de Juifs dans les rangs communistes après la guerre. Même quand l’antisémitisme du régime soviétique est apparu au grand jour, même après la sinistre affaire des blouses blanches, même après la rupture des relations diplomatiques entre Israël et l’URSS en 1953, les défections de Juifs furent rares. La plupart d’entre eux cherchaient dans le communisme une nouvelle forme d’élection, un messianisme universel qui conduirait tous les peuples de la Terre vers un avenir meilleur » p.31. Mais quand la gauche dérive ? Quand elle prend les façons de la droite la plus extrême, de l’Union soviétique stalinienne à la mentalité de Poutine aujourd’hui, du laisser-faire de la gauche israélienne face aux revendications étroitement sectaires des juifs orthodoxes, de l’émancipation internationaliste du gauchiste post-68 à la radicalité trotskiste qui fricote avec le terrorisme d’un Mélenchon ?

Quel Israël le peuple juif a-t-il créé ?

Le pogrom arabe du 7 octobre 2023 sur la terre légitime d’Israël incite à s’interroger sur les dérives d’extrême-droite fasciste de quelques ministres du gouvernement Netanyahou – et leur écart évident avec les idéaux de fraternité des débuts. Au départ, « si la plupart des membres du groupe se revendiquaient sincèrement juifs, la religion leur servait surtout de racines, de référence culturelle, de socle moral. Ils se méfiaient du pouvoir théocratique. Ils rêvaient d’une société laïque et socialiste, qui cantonnerait les rabbins dans leurs temples et l’armée dans ses casernes » p.76. Aujourd’hui, la société israélienne se crispe en conservatisme frileux. Tout le monde lui en veut. Elle se sent une citadelle assiégée. Avec l’aide niaise des Évangélistes yankees qui croient l’Apocalypse proche et voient le peuple juif en première ligne, empêchant tout compromis et toute pression efficace à la veille d’élections présidentielles aux Etats-Unis.

En bref, un court roman et beaucoup de questions actuelles – et éternelles. Elles se posaient hier, elles se posent aujourd’hui.

Philippe Zaouati a fondé en 2012, Mirova filiale directe de Natixis Investment Managers, entreprise à mission, société de gestion d’actifs internationale dédiée à l’investissement responsable. L’auteur est diplômé de l’École nationale de la statistique et de l’administration économique et membre de l’Institut des actuaires français. Il enseigne la finance durable à Sciences Po.

Philippe Zaouati, Naufrages, 2024, L’éditeur à part collection Trajectoires, 250 pages, €20,00(mon commentaire les libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

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Je me moque de toute pitié envers moi, dit Nietzsche

Dans un chapitre de Zarathoustra au titre évangélique, « Sur le mont des oliviers », Nietzsche parle métaphoriquement de l’hiver qui glace les gens – mais pas lui. Il y trouve la solitude nécessaire à ses pensées, sans les mouches agaçantes qui zonzonnent durant tout l’été – et l’énergie en lui-même de résister au froid : il prend exprès des bains glacés. « Mieux vaut encore claquer des dents que d’adorer les idoles ! – telle est ma nature. »

Mais « j’aime à lui échapper », déclare Zarathoustra/Nietzsche ; « et en courant bien, on lui échappe. » Comme quoi il faut agir, se secouer, mouvoir son corps pour penser par soi-même. « Avec les pieds chauds, les pensées chaudes, je cours où le vent se tient coi, vers le coin ensoleillé de mon oliveraie. » Là est sa solitude, son quant-à-soi, ses racines. Flaubert aimait à fermer ses volets pour se retrouver lui-même ; Nietzsche aime a retrouver le coin ensoleillé de son oliveraie.

L’olivier est l’arbre de Méditerranée, il donne de l’huile et vit centenaire. Même l’hiver, il reste toujours vert. Il ne dépend de personne, sa pollinisation s’effectue par le vent. L’olivier est l’arbre d’Athéna, la déesse guerrière de la sagesse, issue directement de la cuisse de Zeus. Chez les Grecs, l’olivier symbolise la prospérité et la paix, l’espoir et la résurrection. Zarathoustra/Nietzsche aspire à une résurrection après mille ans d’esclavage mental sous les religions du Livre.

« Moi, ramper ? Jamais, de toute ma vie, je n’ai rampé devant les puissants ; et si j’ai menti, ce fut par amour. » Mais « comme le ciel d’hiver, il faut taire son inflexible volonté de soleil : en vérité, j’ai bien appris cet art et cette joie d’hiver ! C’était mon art et ma plus chère méchanceté d’avoir appris à mon silence de ne pas se trahir par le silence. » Ramper non, ruser oui. Car la ruse est intelligence, la métis des Grecs. C’est une intelligence pratique, elle consiste à se mettre dans la peau de l’autre pour imaginer ce qu’il ne va pas voir. Ainsi certains oiseaux feignent d’être blessés pour attirer le chasseur loin de leur nid ; des animaux font le mort pour ne pas être repérés ou à nouveau pris à partie (la souris sous la griffe du chat, l’homme sous celles de l’ours). C’est un savoir-faire qui dissimule la force pour mieux la révéler, au bon moment.

Un exemple d’actualité : le Hamas a usé de métis contre les Israéliens, aveuglés par leur pensée extrémiste religieuse et obnubilés par les colons ; ils ont dissimulé leur savoir-faire – et l’ont révélé atrocement, pris de court par l’absence de réaction armée de l’adversaire qui se croyait invulnérable et tout-puissant. Leur haine s’est alors déchaînée, sans mesure, massacrant les civils sur leur chemin ou les emportant dans leur razzia pour les négocier plus tard comme du bétail. Les Israéliens régressifs, devenus quasi fascisants avec leur Premier ministre populiste et leur gouvernement otage de la religion, ont trop privilégié la logique au détriment de la sagesse. Tout ce qui ne peut pas être démontré n’en existe pas moins… y compris la passion mauvaise de l’ennemi qui n’accepte pas même votre existence. Que peuvent les barbelés et « les capteurs » contre la ferme volonté de nuire ?

« Par le claquement des paroles et des dés, je dupe les gens solennels qui attendent : ma volonté et mon but doivent échapper à ces guetteurs sévères. » Le silence est alors la meilleure arme – on n’en pense pas moins et la stratégie se mûrit sans rien dire ni montrer. « Les clairs, les braves, les transparents sont les plus subtils taciturnes. Ils sont si profonds que l’eau la plus claire ne les révèle pas. » Offrir une face lisse et un sourire de circonstance vous sauve toujours des importuns qui voudraient ne savoir trop sur vous.

Car « toutes ces âmes enfumées, renfermées, usées, moisies, aigries, comment leur envie pourrait-elle supporter mon bonheur ? Ce pourquoi je ne leur montre que l’hiver et la glace qui sont sur mes sommets, je ne leur montre pas que ma montagne est ceinte de tous les cercles de soleil ! » Ainsi faut-il ruser en attendant les bons disciples, les bonnes armes, le bon moment. « Ils ont pitié de mes accidents et de mes hasards : – mais ma parole est : ‘Laissez venir à moi le hasard : il est innocent comme un petit enfant’. » Nietzsche retrouve des accents évangéliques – il ne faut pas oublier qu’il est fils de pasteur.

Laissez-les me plaindre et se prendre à ma ruse qui dissimule ; « dans le coin ensoleillé de ma montagne d’oliviers, je chante et je me moque de toute pitié. Ainsi chantait Zarathoustra ».

Nietzsche dissémine ainsi dans son grand livre ses idées de sagesse. Plutôt que d’en faire un traité démonstratif, il use d’anecdotes, de contes et de poésie pour distiller son message. Toujours le même : là où il y a une volonté, il y a un chemin. Or la volonté est en chacun – cela s’appelle vivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Laurent Geoffroy, Petite histoire d’un juif français

Lorsque j’ai reçu ce livre, je me suis dit aussitôt : « encore une histoire de Juif ! ». Nous avons subi pendant huit mois les bouffonneries nazies du juif Zemmour (revendiqué comme tel) qui a monopolisé les médias sans obtenir un score honorable (et même aucun député!). Nous avons constaté que tout le premier semestre 2022 Gallimard en Pléiade était exclusivement consacré à des écrivains juifs : Kafka, Proust, Roth – certes de talent, mais enfin…. Est-ce pour se faire « pardonner » par le politiquement correct la parution en même temps de Guerre de Céline ? La communauté juive ne représente qu’environ 800 000 personnes en France, aurait-elle le monopole des médias, des éditions et de la posture morale ?

Sauf que cette réaction épidermique n’est pas de mise pour Laurent Geoffroy.

Son livre juif d’un Juif qui n’a appris être juif que lorsqu’il avait 12 ans, est un ouvrage très intéressant, plaisant à lire et qui fait réfléchir. Je vous le conseille, bien plus que les sempiternelles élucubrations de moraline arrogantes d’un BHL par exemple. C’est que « Laurent Geoffroy » est son nom de bébé caché, né en 1943 « de père inconnu » en pleine occupation nazie tandis que sa mère Sarah était recherchée par la Gestapo et les milices ou polices de Pétain (adulé par le Z) et que son père René était déporté au camp d’Auschwitz. Son vrai nom, reconnu par jugement du tribunal en 1948 après le retour des camps de son père, évadé de dernière minute juste avant l’arrivée des Américains, est Laurent Sedel. Il n’était rien moins avant sa retraite que chef du service d’orthopédie à l’hôpital Lariboisière à Paris. Médecin, fils de médecin, Français de naissance et d’études, laïc et adepte des Lumières.

Qu’il soit « juif » ne veut pas dire grand-chose, il est avant tout un homme.

Il analyse donc ce battage fait depuis des décennies autour « des Juifs » avec du recul et un œil acéré. En racontant son histoire, celle d’un greffé du foie qui a survécu – une nouvelle résurrection après celle d’être né caché ; en racontant l’histoire de ses parents, amoureux, actifs mais naïfs qui ne « croyaient » pas au danger nazi en France ; en racontant l’histoire de ses grands-parents, juifs ashkénazes venus de « Pologne » (aujourd’hui l’Ukraine). Il replace la condition juive d’aujourd’hui dans le contexte historique européen et français. Son message est qu’à en faire trop sur le « devoir de mémoire », on finit par braquer les gens : « encore une histoire de Juif ! ». Sedel en appelle plutôt à un « devoir d’oubli », seule façon de cicatriser les plaies et de bâtir un nouvel avenir débarrassé du concept de « race » (qui n’existe pas).

Mais la condition juive est prise en otage par la droite israélienne et sa politique bornée de forteresse assiégée. Brimer les Palestiniens et les bloquer en corner dans leurs territoires assiégés ou occupés n’est pas une solution à long terme. La solution finale (si l’on ose dire) serait plutôt dans l’instauration d’un État palestinien égal, avec lequel des relations normales pourraient être établies. Mais Netanyahou n’en veut pas, perfusé aux armes américaines et aux capitaux du lobby américain qui, selon l’auteur, se sentirait coupable de n’avoir rien fait en son temps contre l’Holocauste.

Quant à la France, les intérêts bien compris de certains amuseurs ou écrivaillons forcent le thème juif pour raviver le syndrome de l’affaire Dreyfus, la culpabilité du Vel d’Hiv et de Drancy, le David contre Goliath du petit Israël en butte aux innombrables armées arabes en 1967, 1973 et au-delà. Les juifs séfarades venus d’Afrique du nord excellent dans la dérision médiatique et le spectacle ; ils en rajoutent. Claude Lanzmann a inventé le mot Shoah (qui veut dire en hébreu catastrophe) pour rivaliser avec la Nakba (qui veut dire la même chose en arabe palestinien). Mais à en faire trop, l’effet boomerang ne tarde pas. L’auteur ne l’évoque pas, mais la jalousie arabe (il n’y a pas d’autre mot) sur la façon dont les Juifs sont plaints, confortés et célébrés en France alimente l’antisémitisme (même si, l’auteur le rappelle, les Arabes sont aussi des Sémites).

Ce livre hésite entre l’essai et le roman, c’est dommage ; il aurait gagné à être remanié pour choisir son style. Laurent devient donc « Georges » (en grec ancien : celui qui travaille à la terre) et Sedel devient Ledes, on ne sait pourquoi car l’auteur sous pseudo signe de son vrai nom sa biographie en quatrième de couverture. Il aurait fallu opter. Pas étonnant à ce qu’aucun éditeur classique n’ait voulu le publier, selon ce qu’il déclare. Non pas que le livre soit un brûlot, il dit plutôt des choses sensées, mais il est mal construit et nentre pas dans les cases éditoriales. Fait de textes raboutés au prétexte d’une autobiographie familiale (qui ne commence vraiment qu’à la page 80), il contient trop de répétitions et quelques erreurs de frappe, de sens ou d’étourderie comme Robineau pour Gobineau, les « catholiques » sous Constantin (ils furent chrétiens avant que Luther, en protestant mille ans plus tard, ne les fasse catholiques !), Dominique Fernandes pour Fernandez, « au fait » de sa carrière pour « au faîte », la Flag pour la Flak (Flakartillerie en allemand : artillerie antiaérienne et pas flagrants délits en français…)

Le mot résurrection peut avoir un double sens : celui de renaître à la vie pour un nouveau départ ; celui de voir ressurgir les problèmes du passé. Laurent Geoffroy/Sedel hésite sur la crête entre les deux, ravi d’être né et re-né, d’être un survivant dans un monde en perpétuels changements, mais aussi inquiet pour la suite, l’essentialisation de la « mémoire » créant un nouveau dogme appelant aux hérésies et aux réactions violentes dont sa famille est depuis trois génération un exemple.

Malgré ses défauts de publication, un bon livre qui fait remercier l’auteur d’exister et de s’exprimer.

Laurent Geoffroy, Petite histoire d’un juif français – Résurrections, 2022, L’Harmattan, 229 pages, €21.00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Marek Halter, La reine de Saba

Marek Halter, qui offrit des fleurs à Staline à 9 ans et fut mime Marceau à 15 ans et peut-être espion israélien adulte (mais il a beaucoup d’imagination), fut aussi, je m’en souviens, le chantre de mai 68 conjointement avec Edgar Morin. J’avais acheté pour une bouchée de pain dès 1971ce livre déjà d’occasion qui ne fut jamais réédité, et que j’ai donné rapidement. Le titre étonné sonnait comme le mê mê mê mê d’un mouton qui a vu Dieu (Mais mai, mai mais). Il n’est pas resté dans les mémoires, composé d’articles raboutés écrit à chaud et en aveugle, et a disparu des bibliographies. Juif, Halter a fait depuis beaucoup d’exercices d’histoire juives pour chanter la judéité. Ainsi sur Eve, Abraham, Jérusalem, le Messie, Sarah, Lilah, Tsippora, Marie, Bethsabée… Il livre en ce roman le peu qu’il croit savoir sur la mythique reine de Saba.

La malkat Sheva en hébreu était Noire et fille de roi, ce qui fait beaucoup couler d’encre. Elle a habité l’ouest du Yémen et le sud de l’Ethiopie, de part et d’autre de « la mer Pourpre » il y a trois mille ans, ce pourquoi les Français, ces incorrigibles blagueurs, en ont fait un gâteau au chocolat. Il est dense, croustillant dessus et humide dedans, tout comme le con di reines. Le ptit chef Pierre Hermé vous en livre sa propre recette – dit-on – sur un site.

L’auteur cueille la reine des prés yéménites à 6 ans, vive et impertinente en tunique très courte, comme il se doit. Elle deviendra femme de rêve aux tuniques translucides désirée par tous les mâles vers 16 ans, et reine impitoyable aux ennemis. C’est que de veules vassaux cupides ont chassé son père vieillissant du pouvoir de la moitié du royaume sis au Yémen et s’empressent d’attaquer l’autre rive éthiopienne dès que la nouvelle du décès est rapportée. Mais Makéda, reine de Saba non mariée désignée devant tous par son père, sait s’entourer de fidèles et écouter les étrangers. Elle tend un piège à la flotte du traître Showba, trop beau et trop blanc pour être honnête selon les préjugés de l’auteur.

Juste avant, la tempête (divine ?) a poussé sur ses côtes trois étrangers juifs, qui viennent du nord de la part du roi Salomon, fils de David, roi d’Israël et de Juba et moins copain avec Pharaon dont il a épousé une fille… parmi tant d’autres. Salomon est aussi juste qu’impitoyable et entretient un harem de plus de « mille » femmes (nombre exagéré sans aucun doute). Il épinglerait bien la belle Négresse de Saba à son palmarès… Réputé sage selon ce qu’en rapportent les émissaires, Salomon attise la curiosité de la reine. Notamment cette anecdote très biblique du bébé réclamé par deux mères que le roi décide de faire trancher en deux pour que chacune en ait la moitié. C’est alors que la vraie mère se révèle.

Les mois passent car il faut du temps pour communiquer en ce temps-là. La reine récupère Saba, châtie le traître et attend la réponse à sa réponse. Salomon la convie à Jérusalem et elle y court, se faisant tout un cinéma sur un tel homme aussi grand que beau et juste. Elle se trouve face à un homme de 60 ans, plus très frais mais encore vert et galant. Il tombe en amour car la femme se montre égale de l’homme, ce qui était étrange en ce temps-là, susurre l’auteur. Ils vivent trois jours de fièvre où la baise est amour (ce qui ne dure jamais), puis s’éloignent. Elle surtout qui rejoint son royaume elle est pleine d’un fils qu’elle prénommera Ménélik.

La reine se serait convertie à la foi juive dans le grand Temple de Jérusalem avec Yahvé pour Dieu unique, mais ce n’est qu’une supputation d’un Juif d’aujourd’hui soucieux de rameuter ses brebis si elles sont célèbres. « La sagesse (…) habite le corps des femmes comme le corps des hommes. La sagesse ne sépare pas, elle unit. Elle veut la paix et le ventre plein » (Epilogue). Marek Halter se veut le chantre de la paix entre les peuples et de l’interfécondation sous la main de Dieu et son imagination réécrit l’histoire qu’on ne connait guère.

Moins passionnant que les romans sur les reines d’Egypte d’autres auteurs et autrices plus inspirés, celui de Marek Halter sur la reine de Saba fait passer un moment. L’amour n’est jamais très loin de la guerre.

Marek Halter, La reine de Saba, 2008, Pocket 2009, 352 pages, €5.95 e-book Kindle €8.99

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Corine Braka, Balagan[e]

Balagan est une histoire juive, une histoire contemporaine de l’allia, l’immigration en Israël. L’allia est un fantasme, la réalité est tout autre. Balagan est un mot hébreu qui veut dire désordre, foutoir, en familier le bordel. Israël est un bordel sans nom pour qui débarque pour y vivre depuis l’ailleurs. Rien n’est organisé, tout dans la débrouille, mais les relations sont directes et les gens sont gentils. Ce roman vrai très proche de la réalité vécue d’une parisienne résolue à l’allia est à conseiller aux aspirants au Retour.

En un style plein de verve, l’autrice conte combien c’est beau et enthousiasmant vu de loin, combien c’est une vitrine de pâtisseries colorées, odorante et appétissantes vu de près, et combien s’insérer est une épreuve initiatique qui n’est pas de tout repos. En premier lieu ne pas rêver mais faire. Apprendre l’hébreu, cette langue artificielle reconstituée au XIXe. La langue seule permet d’appartenir en venant de tous les pays de la diaspora. En attendant, l‘anglais reste un sas d’usage.

En second lieu se faire des amis, ce qui n’est pas trop difficile si l’on s’insère dans des études, à l’armée ou dans un travail, tant les relations sont simples, chacun venant d’ailleurs ou presque. A condition d’être juif, nul ne se sent étranger. C’est un peu comme à New York, où l’on parle toutes les langues et où l’on côtoie toutes les races, sauf qu’en Israël, on est d’abord et avant tout juif. Le mot juif parsème les pages en litanie, l’autrice aimant à le chanter en apprenant la langue juive dans une université juive du pays juif, parmi les Juifs, guidée par Waze un logiciel juif (dit Sandra), conduisant une Mini Cooper (le Cooper automobile serait-il juif ? il n’est pas dans la liste). Un glossaire d’une cinquantaine de mots hébreux qui se dispersent dans le texte est donné à la fin. Qu’il est bon de se sentir « appartenir » !

Israël est le seul pays où les cosmopolites se retrouvent entre eux, formant nation, ce qui est paradoxal et réjouissant. Il y a de tout – mais le tout est juif. Sauf les Arabes israéliens, qui sont citoyens mais pas juifs. D’où l’amertume de Leïla, arabe musulmane israélienne qui ne pourra ni fréquenter ni épouser Jérémie dont elle est tombée amoureuse. Ou les demi-juifs que sont les alias de père juif seulement. Depuis la découverte de l’ADN on sait reconnaître la filiation, mais la Loi mosaïque n’a que faire de la connaissance scientifique : la Loi est la Loi, et seuls les êtres issus de mère juive sont considérés comme juifs aux yeux de la Loi juive. D’où la colère de Noah, de mère bretonne (et catholique) bien que son nom du père soit Epstein et que ses grands-parents paternels aient connus les camps (où il n’y avait que des juifs, comme chacun croit savoir). Et lorsque Noah veut se convertir, rien n’est simple, la conversion n’est pas encouragée et semble-t-il très peu spirituelle : respectez les rites méticuleux de la cacherout et de la décence religieuse et bientôt vous croirez. Soyez comme les Juifs pour devenir juif est une méthode existentialiste ; Sartre disait qu’on n’est juif que dans les yeux des autres.

« Israël est un pays de fou ! » dit Sandra qui ressemble à l’autrice. « Les choses les plus simples peuvent devenir un enfer, et inversement, j’ai souvent de fantastiques surprises ! Bien-sûr les Israéliens m’agacent parfois, et je n’aime pas leur sans-gêne, leur rudesse – mais ils sont si chaleureux et attachants ! On vient en Israël en se disant : je suis juive, pas de problème, c’est ma maison, mon pays ! Et puis on se rend vite compte qu’être juif, c’est une chose, et qu’être israélien, c’en est une autre – et je ne parle même pas des différences culturelles, des Ashkénazes qui ne bronzent pas, qui deviennent rouges comme des homards au moindre rayon de soleil, et qui sont froids comme des carpes farcies… (…) Tout ce qu’on vit en Israël est exacerbé, déraisonnable, c’est le pays de tous les contrastes, les gens sont tous dans l’intensité de l’action et de l’émotion ; ils sont à fleur de peau, ils réagissent au quart de tour – bref : ici, on ne s’ennuie jamais ! » p.109. Tel est le balagan (le e entre parenthèses est-t-il par mode féministe ?).

Pas facile donc de se faire sa place dans un pays compliqué où les plus sectaires comme Elie élevé en Yeshiva se dérident au contact de libertaires comme Rebecca venue des Etats-Unis, où les Arabes discriminés comme Leïla découvrent la chaleur de la fraternité universitaire, où les « vieilles » mères de famille comme Sandra (la quarantaine en alia) retrouvent leur fraîcheur au contact de la jeunesse étudiante. Le talent de l’autrice est de faire cohabiter, se heurter et finalement s’aimer tout ce petit monde le temps de quatre saisons bien marquées. Sans compter les attentats, sporadiques mais inévitables, qui mettent en transes les parents restés en diaspora et les incitent à l’antiécologique week-end transatlantique en avion pour un oui ou pour un non.

Portée par l’enthousiasme de se sentir enfin chez elle dans un pays donné par Dieu à son Peuple élu et ancré dans une Histoire multimillénaire figée dans une Bible, l’autrice en allia offre aux Juifs de la diaspora française qui hésitent à franchir le pas les clés de la maison, et aux étrangers au peuple et à la culture juive comme moi un attachant roman vécu d’aujourd’hui sur ce pays des paradoxes.

Corine Braka, Balagan[e], éditions Maïa 2020, 167 pages, €19.00

Corine Braka, Jérusalem j’aime je commente je partage, 337 pages, Format Kindle €0.99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Guerre civile et tribunes de militaires

Les « tribunes de militaires » publiées sur le site et dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles (la dernière le 11 mai) n’interviennent pas à n’importe quel moment. Elles prennent exemple sur les initiatives de Trump aux Etats-Unis pour gagner les présidentielles de 2016 : plus c’est gros, plus ça passe (c’est ce que disait Goebbels – et il ajoutait : plus c’est énorme, plus il en restera quelque chose). Elles se positionnent pour la présidentielle française de 2022. Les réactions d’orgueil offensé du gouvernement sont ineptes (qui c’est qui commande ? je vais sévir ! on se croirait au collège dans les années cinquante). Mieux vaut décortiquer le texte et le contexte.

Valeurs actuelles est un hebdomadaire conservateur et national-européen. Fondé par Raymond Bourgine, venu de la finance et fondateur d’un « hebdomadaire de la droite intelligente et capitaliste » dans les années 1950, partisan de l’Algérie française, défenseur de la mémoire du maréchal Pétain mais proche de Georges Pompidou et Jacques Chirac, l’hebdo passe entre les mains de la famille Dassault (l’avionneur) puis de Pierre Fabre (le pharmacien). Il a été longtemps dirigé par Yves de Kerdel, catholique élève de l’école Saint-Thomas d’Aquin à Paris, puis du collège Stanislas, d’études de droit à Assas (la fac d’extrême-droite des années post-68), et le diplôme de la Société française des analystes financiers – avant que soit nommé le président actuel de son comité éditorial, François d’Orcival, aristocrate du Périgord ayant étudié les lettres et l’histoire avant de s’intéresser… aux affaires. Qui fut, très jeune, partisan de l’Algérie française et compagnon de militantisme d’Alain de Benoist à France Information et Jeune Nation avant la Fédération des étudiants nationalistes (FEN) puis aux revues Défense de l’Occident de Maurice Bardèche, Europe-Action de Dominique Venner et Nouvelle école d’Alain de Benoist, ainsi qu’aux travaux du GRECE (c’est une certitude, une source de toute confiance l’y a vu au début des années 1970).

Le positionnement de Valeurs actuelles est donc très clair : conservateur patronal, économiquement libéral mais avec un Etat fort colbertiste, catholique pour les mœurs et « ethnique » pour la culture. Il ne se reconnait ni dans le Rassemblement national ni dans Les Républicains mais peut-être dans un mouvement français-européen identitaire futur que prépare Marion Maréchal. Nous y voilà.

Après le contexte, le texte. Que disent donc ces tribunes « de soldats » ?

La première laisse entendre que l’armée pourrait intervenir en cas d’urgence, comme durant la guerre d’Algérie, souvenir de jeunesse nostalgique de certains dirigeants de l’hebdo. Mais le putsch des généraux (qui n’étaient pas un quarteron mais seulement quatre) a fait pschitt au bout de quelques jours car la nation n’était pas prête à revenir au pétainisme après avoir subi l’Occupation et bien observé le conservatisme catholique de Franco. Quant aux Arabes, ils pouvaient rester dans leur chez eux tout neuf. La seconde laisse croire qu’en cas de « guerre civile », les politiques donneraient l’ordre à l’armée d’intervenir, ce qui est plus réaliste mais tient pour acquis qu’une guerre civile est à nos portes et qu’il suffit d’une étincelle. Or les gilets jaunes n’ont fait que tourner en rond, tout comme les nuits debout des intellos n’avaient pas passé les aubes dorées ; quant au terrorisme islamiste, il ne touche que très peu de gens, même si leurs meurtres frappent l’opinion par leur sauvagerie. Mais il y a bien plus de morts d’accidents de la route ou de grippe chaque année que d’attentats arabes.

La rhétorique – trop bien rédigée pour être celle de « soldats » lambda – en appelle évidemment au « simple bon sens », cet argument suprême du populiste qui affirme que le citoyen de base a non seulement la raison du monde la mieux partagée mais aussi la pureté d’opinion que ne sauraient avoir ni les bourgeois, ni les intellos, ni les politiciens. Mais le bon sens se travaille par l’observation, la comparaison et la critique, la raison s’éduque à penser par elle-même.

Autre argument du nationalisme le plus classique, le sacrifice : « Ils ont offert leur peau pour détruire l’islamisme auquel vous faites des concessions sur notre sol. Presque tous, nous avons connu l’opération Sentinelle. Nous y avons vu de nos yeux les banlieues abandonnées, les accommodements avec la délinquance. Nous avons subi les tentatives d’instrumentalisation de plusieurs communautés religieuses, pour qui la France ne signifie rien – rien qu’un objet de sarcasmes, de mépris voire de haine. » Certes, mais il s’agit de sociologie et de politique, pas de guerre. Le droit existe, il est appliqué, même s’il faut des preuves… que nombre de flics sont incapables de produire, alors ils braillent, ils manifestent : que ne font-ils leurs enquêtes correctement pour que les juges aient de quoi condamner sur des bases solides ! Le coup de poignard dans le dos était la rhétorique classique du nazisme qui voulait « purifier » le pays. Quant au « c’était mieux avant »…

Enfin le seul, le véritable argument final, préparé par les violons ci-dessus est très clair : l’islamisme. Car tel est l’ennemi et il faut le désigner, même s’il apparaît sous un vocable euphémisé dont les Alain de Benoist ont par exemple le secret pour ne pas braquer (appris dans le militantisme issu de l’agit-prop d’Algérie) : « Nous voyons le communautarisme s’installer dans l’espace public, dans le débat public. Nous voyons la haine de la France et de son histoire devenir la norme. » Mais non, c’est bien excessif pour quelques braillards, nous ne sommes vraiment pas dans les années trente…

Il s’agit de résister à la multiculture, de rejeter l’islam comme un corps étranger (et les Arabes dehors, en subliminal), car ils sont vecteur de « déchéance ». « Nous l’avons vue dans bien des pays en crise. Elle précède l’effondrement. Elle annonce le chaos et la violence, et contrairement à ce que vous affirmez ici où là, ce chaos et cette violence ne viendront pas d’un ‘pronunciamiento militaire’ mais d’une insurrection civile. » Elle couverait en France selon la paranoïa habituelle des extrémistes : grand soir à gauche, guerre civile ethnique à droite. Avec, comme d’habitude chez les partisans de l’action, ces « légalistes, transis de peur, [qui] misaient déjà sur les concessions avec le mal », comme en 40. Un auteur a publié un roman d’anticipation sur le sujet, il n’a pas eu le succès national que la paranoïa aurait pu escompter. Alors la guerre civile…

Elle est le fantasme de l’extrême-droite française depuis la guerre d’Algérie et leur soutien inconditionnel à Israël, pays ethnique et nationaliste à leurs yeux (bien que de constitution démocratique). Les tensions identitaires des Arabes israéliens les ravissent : enfin les prodromes que ce qui va (inévitablement ?) se produire en France. Si les citoyens arabes d’Israël se sentent Israéliens, collectivement ils se sentent Palestiniens et musulmans. La révolte ethnique et religieuse d’aujourd’hui pourrait préfigurer une vraie « guerre civile ». Moins ils sont légitimes comme citoyens israéliens aux yeux de la population majoritaire juive, plus ils se perçoivent comme ethniquement Arabes. C’est le cas aussi en France depuis les attentats de Merah, ceux du Bataclan et de Nice. Avec, dans les deux pays, la montée de l’extrême-droite qui accroît le malaise identitaire à la fois des deux ethnies ou des deux allégeances religieuses et culturelles. La radicalisation religieuse des uns appelle à la réaction identitaire des autres.

Sauf que nous ne sommes pas en guerre (malgré les rodomontades en son temps de Hollande puis de Macron) ; nous ne sommes pas un pays qui occupe illégalement une part de territoire (depuis que nous avons quitté l’Algérie il y a deux générations) ; nous ne sommes pas surarmés ni obligés à la préparation militaire annuelle (comme Israël, pays assiégé) ; nous ne sommes pas enfin un pays à base ethnique (nous ne l’avons jamais été, même si trop et trop vite d’immigration n’est pas intégrable), même si le catholicisme a été la religion des rois et les guerres de religion un fait cruel – mais il y a quatre siècles. Alors la guerre civile…

Il s’agit plus d’un fantasme pour flatter un lectorat avide de lire ce qu’il a envie de lire et que le panorama des médias en France lui offre peu ; de faire du buzz, de faire du fric, de se positionner pour la – sait-on jamais ? – « victoire » de Marine Le Pen aux prochaines présidentielles. De l’histrionisme à la Trump, pas de l’analyse politique ni de la sociologie française qui, pourtant, serait d’actualité avec la responsabilité de la gauche dans le renouveau du racisme. La droite extrême, même avec Zemmour, manque décidément d’intellos à la hauteur.

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