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Raymond Aron, Le Spectateur engagé

Décédé en octobre 1983 – il y quarante ans – Raymond Aron marque toujours intellectuellement. Né en 1905, il a vécu pleinement le XXe siècle et ses multiples guerres et batailles idéologiques. Interrogé sans concession en 1980 par deux jeunes hommes de gauche marxiste (la grande mode à cette époque-là), un économiste et un sociologue tous deux au début de leur trentaine, le grand intellectuel qui fut à la fois philosophe, sociologue, politologue, historien et journaliste, fait le bilan de sa vie publique.

Juif laïc lorrain, il a toujours été un « spectateur engagé ».

Spectateur car analyste, voué à la raison et à l’étude, mettant à distance la passion, même dans les périodes les plus « urgentes » comme la défaite de 40, le déchirement de l’Algérie ou l’antisémitisme supposé du général de Gaulle.

Engagé car penseur incisif qui ne dépendait de personne, étant universitaire. Il a ferraillé avec Sartre, son condisciple à Normale Sup, par rigueur intellectuelle et autodérision, tandis que le protée de la gauche s’est laissé aller à des errements passionnels parfois iniques.

Raymond Aron a vécu la France des années 30, la montée du nazisme en Allemagne où il a étudié, la guerre et la résistance, la guerre froide, la décolonisation douloureuse, la coexistence pacifique à couteaux tirés, la construction de l’Europe. Les entretiens s’arrêtent, pour Antenne 2, à l’arrivée de la gauche au pouvoir ; Raymond Aron complète avec ce qu’il en pense en postface, mais la situation est trop neuve, il n’en dit rien de probant. Le philosophe, qui a beaucoup étudié le marxisme et en a critiqué la visée messianique, est en complète contradiction avec la religion d’époque, celle des intellos sous la houlette de Sartre et d’Althusser. Il est un hérétique, évidemment catalogué « de droite » alors qu’il est un libéral politique, un partisan des libertés de penser, de s’exprimer, d’aller et venir. Tout ce qu’offrent plus ou moins parfaitement, mais plus que partout ailleurs, les démocraties libérales faces aux régimes totalitaires fascistes ou communistes.

Raymond Aron a eu raison avant les autres – et contre Sartre – sur le stalinisme : Soljenitsyne l’a montré dès l’Archipel du Goulag. Il avait eu raison avant les autres sur le nazisme, qu’il avait vu croître à Berlin même, alors qu’il poursuivait ses études de philosophie et de sociologie en allemand. Il a eu raison avant l’opinion sur l’indépendance inévitable de l’Algérie – 10 millions d’indigènes pour 1 million de colons – et l’impossibilité d’intégrer le territoire à la France, au risque de modifier en profondeur la démographie, la culture et la société (les Algériens d’Algérie sont aujourd’hui 44 millions, sans compter ceux qui vivent en France et ceux qui sont déjà devenus Français).

Sartre était un moraliste, pour lui « tout anticommuniste est un chien » car le moraliste défend sa vérité, qu’il croit absolue, Bien suprême, et ne tolère pas qu’on la conteste. Aron est au contraire un sceptique, un lucide, qui préfère le réel au vrai, l’observation minutieuse de ce qui est à la reconstruction d’une belle histoire qui peut devenir une illusion, voire un mensonge. C’est toute la distance entre Raymond Aron et la gauche marxiste : pour le philosophe, tous les systèmes sociaux sont imparfaits et la politique n’est que le choix entre le préférable et le détestable. Ni Bien ni Mal, mais le bon ou le mauvais.

Tout le contraire d’une vision morale qui « croit » détenir le Bien en soi et veut le faire advenir par tous les moyens, même les plus coercitifs. La Terreur de 1793 a été la matrice de tous les régimes totalitaires, une inquisition des consciences, un tribunal expéditif sans contradictoire, une élimination des opposants sans concession. La morale existe, mais la politique est d’un autre ordre car la politique n’est pas d’appliquer le Bien (car personne ne sait ce qu’il est pour la société) mais d’arbitrer ce qui est le mieux en fonction de la réalité des circonstances. « Perdre » l’Algérie était-il « Bien » ? Non pour les colons et pour l’armée, victorieuse et qui tenait le terrain ; mais Oui pour la France à long terme et pour les rapatriés qui n’auraient pas pu survivre dans une société où la démographie les aurait vite dilués – comme en Afrique du sud.

Raymond Aron a détesté le nazisme, qui l’a fait « Juif » alors qu’il était laïc et intégré, pleinement Français. Mais il n’a pas pour cela détesté la culture allemande « d’où est sortie la bête immonde » selon la vulgate marxiste. Déjà en 14-18 : « Vous savez, nous, dans notre génération, nous avons détesté réellement détesté et méprisé les intellectuels qui avaient condamné la culture allemande à cause de la guerre de 1914-18 contre l’Allemagne. Un de nos griefs les plus violents contre une partie de la génération précédente a été le bourrage de crânes. Selon ce bourrage de crânes, on ne devait plus écouter Wagner parce qu’il avait été allemand, ou, comme on pourrait le dire aujourd’hui, parce qu’il avait été antisémite. Alors la séparation radicale entre la culture allemande d’un côté, et la politique allemande de l’autre, était pour moi évidente. En dépit de la guerre entre 39 et 45, en dépit du national-socialisme, je ne me suis jamais laissé aller à condamner un peuple et une culture à cause des conflits politiques » p.31. Raymond Aron n’aurait pas plus condamné la culture russe à cause de Poutine – ni même la culture américaine à cause de Trump. Ni Céline à cause de ses pamphlets, ni Barrès à cause de son antisémitisme de circonstances.

Il règle son compte à Maurras, tellement à la mode ces temps-ci chez les Zemmouriens en manque d’idées. « Maurras à représenté une théorie positive de la monarchie avec une idéologie de l’ordre français. Je le lisais peu ; il m’ennuyait. Je trouvais qu’il était hexagonal à un degré exagéré. Même à l’époque où je ne connaissais pas encore le grand monde, je trouvais sa philosophie politique strictement française, provençale… Bon ! Je l’ai lu un peu, mais avec une indifférence totale » p.39. Hexagonal, provincial, ennuyeux. C’est cela que propose l’indigence de la droite extrême aujourd’hui. La presse d’extrême-droite dans les années 30, selon Aron, « vivait de la haine, elle nourrissait la haine, elle créait en France un climat de guerre civile permanente » p.76. Quand on n’a pas d’idées, on a des passions : cela revient… « Pour moi, j’ai choisi depuis 35 ans la société dans laquelle il y a dialogue. Ce dialogue doit être autant que possible raisonnable, mais il accepte les passions déchaînées, il accepte l’irrationalité : les sociétés de dialogue sont un pari sur l’humanité. L‘autre régime est fondé sur le refus de la confiance aux gouvernés, sur la prétention d’une minorité d’oligarques, comme on dit, de détenir la vérité définitive pour eux-mêmes et pour l’avenir. Ça, je le déteste » p.309.

Selon Raymond Aron, « Pour penser la politique, il faut être le plus rationnel possible, mais pour en faire il faut inévitablement utiliser les passions des autres hommes. L’activité politique est donc impure et c’est pourquoi je préfère la penser » p.44. A chacun de faire ses choix, dont le premier est celui de la société dans laquelle il veut vivre. « Ou bien on est révolutionnaire, ou bien on ne l’est pas. Si on est révolutionnaire, si on refuse la société dans laquelle on vit, on choisit la violence et l’aventure. À partir de ce choix fondamental, il y a des décisions, et des décisions ponctuelles, par lesquelles l’individu se définit lui-même » p.58. Par exemple le Front populaire, ce mythe de la gauche : « d‘un côté, à coup sûr, cela a été un grand mouvement de réforme sociale et de l’autre cela a été une politique économique absurde dont les conséquences ont été lamentables » p.72. Au bout de six à douze mois, tout était perdu. De même en novembre 1942 lorsque Pétain a « choisi » de ne pas rallier l’Afrique du nord avec la Flotte, il a consciemment (ou sénilement ?) accepté la défaite et la collaboration. Dès lors, « il donnait au contraire une espèce d’investiture aux mouvements les plus détestables » p.92. C’est cela « l’engagement » aronien ; contrairement au sartrien, il ne se contente pas d’être « moral » en soi, mais il agit concrètement en fonction des circonstances. On ne dit pas aux autres ce qu’il faut faire, on le fait soi-même.

Avis pour l’avenir :« La morale du citoyen, c’est de mettre au-dessus de tout la survie, la sécurité de la collectivité. Mais si la morale des Occidentaux est maintenant la morale du plaisir, du bonheur des individus et non pas la vertu des citoyens, alors la survie est en question. S‘il ne reste plus rien du devoir du citoyen, si les Européens n’ont plus le sentiment qu’il faut être capable de se battre pour conserver ces chances de plaisir et de bonheur, alors en effet nous sommes à la fois brillants et décadents » p.304. La lâcheté de la « génération Bataclan » pour ignorer le militantisme islamique ou la menace de Poutine est navrant ; ils préfèrent boire une bière en terrasse que s’engager pour combattre l’intolérance et la menace.

« Avoir des opinions politiques, ce n’est pas à voir une fois pour toute une idéologie, c’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent » p.185. Sinon, on est simplement croyant d’une « religion », même laïque. « J’ai plutôt parlé de ‘religion séculière’. L’expression s’appliquait partiellement au moins à l’hitlérisme, elle s’appliquait également à l’Union soviétique. Elle concerne une idéologie qui est présentée comme une espèce de vérité religieuse. (…) Il s’agit toujours d’une vérité suprême dont les membres du parti sont les grands prêtres » p.241. L’islamisme aujourd’hui est de ce type, l’écologisme également, avec sa variante Woke, ou ce national socialisme en vogue chez les bobos lepéno-zemmouriens.

Ce pourquoi Raymond Aron se définit comme libéral. « Si je me définis par le refus du parti unique, j’arrive de manière naturelle à la notion de pluralisme, et de la notion de pluralisme à une certaine représentation du libéralisme. Il n’est pas fondé chez moi, à la différence du libéralisme du dix-neuvième siècle, sur des principes abstraits. C’est par l’analyse des sociétés modernes que j’essaie de justifier le libéralisme politique et intellectuel. Montesquieu a déjà justifié le libéralisme par l’analyse sociologique, Alexis de Tocqueville lui aussi et Max Weber aussi. Dans la mesure où je me réclame des trois, à partir de l’étude des sociétés économiques modernes, je vois quels sont les dangers qui résultent de la concentration de tous les pouvoirs dans un parti unique. Je cherche alors les conditions économiques et sociales qui donnent une chance à la survie du pluralisme, c’est-à-dire du libéralisme à la fois politique et intellectuel » p.248.

C’est chez Max Weber qu’Aron a trouvé ce qu’il cherchait intellectuellement : « Un homme qui avait à la fois l’expérience de l’histoire, la compréhension de la politique, la volonté de la vérité, et au point d’arrivée, la décision et l’action. Or, la volonté de voir, de saisir la vérité, la réalité d’un côté et de l’autre côté agir : ce sont, me semble-t-il, les deux impératifs auxquels j’ai essayé d’obéir toute ma vie. Cette dualité des impératifs, je l’ai trouvée chez Max Weber » p.40.

Raymond Aron, Le Spectateur engagé entretiens avec J.L. Missika et D. Wolton, 1981, Livre de poche 2005, 480 pages, €9,20

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Z est arrivé

Sans se presser. Malheureusement sans épée ni style, et à contretemps, au moment même où le dézemmour commence à sévir sévèrement avec des sondages en baisse. Ce n’est pas sa « vidéo » sur la chaine branchée qui va le rattraper.

Une mauvaise vidéo

Lisant trop vite et d’un ton monocorde, Zemmour a récité son Talmud sans élan ni nouveauté. Il n’a pas regardé les Français dans les yeux mais constamment son texte théorique, à se demander s’il ne s’y soumettait pas comme devant un Destin ou une parole de Dieu. Quand on se pose en néo de Gaulle, Napoléon ou Jeanne d’Arc, c’est un brin risible. Il évoque plutôt le vieux maréchal Pétain qui chevrote le 17 juin 40 à 84 ans.

Les images rapides à vocation subliminale des années glorieuses n’ont réussi qu’à répéter que « c’était mieux avant » en réécrivant l’histoire. Car les guerres coloniales, les attentats OAS, les morts arabes de Charonne, l’atmosphère de quasi guerre civile entre pieds-noirs et métropolitains sur la propriété d’outre-Méditerranée, les accidents de la route sur la nationale 7 en été, les curés pédophiles, les pensions tortionnaires, les petits chefs, le statut inférieur des femmes (ni pilule, ni avortement, ni carnet de chèques, ni travail sans autorisation du « chef » de famille)… tout cela est-il vraiment à regretter ? C’est son enfance que pleure Zemmour et nombre de zemmouriens avec lui (les soixantenaires et septantenaires tentés par son droitisme). Songe-t-il aussi à ses frères, les Zemour, escrocs et proxénètes juifs de Sétif qui sévissaient ces années-là, dézingués au fil des années par des « immigrés » corses ?

Mais que veut-il politiquement ?

Revenir aux années soixante étant utopique, il faut chercher du côté de la mentalité « glorieuse » de ces années-là (malgré les défaites successives en 40 face aux Allemands, en 54 face aux Viêt-Cong, en 62 face au FLN algérien). De Gaulle avait su renverser le pessimisme des faits en épopée optimiste sur « le destin de la France » : par son appel du 18 juin, sa résistance face aux anglo-saxons qui voulaient marginaliser le pays défait en 42, par son social-populisme qui a entraîné les communistes en 45, puis par l’atome et la fusée en 60 qui ont redonné du panache à la France après les humiliants retraits coloniaux.

Mais n’est pas de Gaulle qui veut. Le général parlait lent, pour que tous puissent le suivre ; le général parlait clair, sans intellectualisme ; le général regardait les Français dans les yeux, pour les faire rêver. Dans sa vidéo, Zemmour n’apparaît que comme un polémiste gonflé, pas comme un homme d’Etat.

Pour le fond, il racle la marmite contre-révolutionnaire qui survit depuis le XVIIIe siècle et radote les mêmes rengaines sans aucun succès en plus de deux siècles. La société continue d’avancer, malgré les « réactionnaires » – peut-être devrait-il s’interroger ? :

  • La société serait un être vivant, d’où le rejet de l’universalisme comme de l’immigration non « assimilable » (comme en cellule, le corps étranger est assimilé ou expulsé).
  • Son unité serait menacée par la globalisation économique et par le juridisme sans contrôle de « Bruxelles ». Elle doit donc être régénérée ; souveraineté d’abord, islam dehors, hiérarchie sociale (et « biologique » ?) retrouvée – l’assimilation, qui abolit sa propre différence, est au fond une soumission au plus fort et plus intelligent.
  • Il serait nécessaire et urgent de sauver la planète France du réchauffement sexuel venu d’ailleurs, donc de « réagir » à la décadence de la société (tout changement étant vu comme dans le mauvais sens, d’où le « c’était mieux avant »). Décadence qui est économique (désindustrialisation – mais l’intelligence ne compte-t-elle pas plus que les machines ?), politique (parlotes parlementaires, corruption et délégation aux Machins internationaux, UE, CdH, ONU, OMS, OMC, ONG…), culturelle (colonisation du langage par l’américain abâtardi, de la pensée par le consumérisme Levis-Coca Cola-McDonald’s, des données et de l’identité par les GAFAM), des mœurs par le puritanisme Disney comme par le wokisme intello-gauchiste, démographique par l’immigration et les « droits » des anti-gosses (plus de 200 000 avortements de convenance par an en France, promotion des lesbiennes et des gays, de l’idéal trans ou sans genre, culpabilisation écologiste qui conduit 10% des jeunes à ne pas vouloir d’enfants, etc.).
  • Pour cette régénération, partir de la base, du « peuple ». Considéré comme sain et encore non contaminé par les modes intellos (mais de moins en moins avec le net, les séries américaines à la télé et les réseaux sociaux), « le peuple » devrait se dresser contre les élites cosmopolites contaminées par le mode de vie dominant (financier, américain, macho, « juif » – en bref Madoff, Zuckerberg, Strauss-Kahn, Epstein…).
  • Le peuple ne fait pas de « sentiments », terme maurassien que le maître assimilait au romantisme pleurard germanique et rousseauiste, en l’opposant au rationalisme « méditerranéen ». Pas de sentiments envers les immigrés, mais la froide raison du leucocyte qui détruit les virus allogènes à leur entrée dans la cellule.

Au total, beaucoup de régressif et de mythes dans l’intervention Zemmour. Rien qui fasse le début d’un programme concret pour les cinq prochaines années.

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Gérard Gengembre, La Contre-Révolution

La Contre-Révolution est la réaction à la Révolution : comment la penser, comment s’y opposer théoriquement et pratiquement. La pratique ne survivra pas à la Restauration, ce faux-semblant du retour à l’ordre d’Ancien régime ; la Révolution a définitivement fait entrer l’histoire dans l’esprit et le comportement des hommes, c’en est fini du Plan divin, et le parti légitimiste se délitera face à la petite politique, avant de s’effondrer avec le refus du comte de Chambord d’accepter le drapeau tricolore. La théorie a subsisté longtemps, tout le siècle XIX, avant de se fondre par Maurras dans le nationalisme, qui remplace la religion en tant que Providence. Aujourd’hui simple « butte témoin » de la pensée, la Contre-Révolution n’existe plus guère.

Sauf qu’elle reprend du poil de la bête avec l’intégrisme musulman. La théocratie islamique avec sa Révélation mahométane et son Coran applicable comme un Plan divin, est-elle si différente de la théocratie catholique avec sa Révélation christique et son Evangile applicable comme un Projet divin ? Etablir le Califat ou la Cité de Dieu, est-ce si dissemblable ? La perte de l’idée contre-révolutionnaire explique peut-être pourquoi le monde intellectuel français a tant de mal à comprendre l’islamisme d’aujourd’hui : nous n’avons plus les codes. Le mérite de cet ouvrage touffu, paru pour le Bicentenaire de 1789, est de faire œuvre de mémoire à destination du temps présent.

L’essai se déroule en trois parties : réagir, reconstruire, fin des temps. Le texte est dense, pas toujours simple, usant de mots sophistiqués et d’une phraséologie souvent tortueuse. Le style « normalien universitaire » ignore la clarté du juriste, la précision de l’historien comme le lyrisme d’écrivain. Mais Gengembre tente une histoire des idées, bien délaissée sur la droite à cause de l’engouement marxiste – dont l’idéologie apparaît fort proche malgré les apparences ! Car si la volonté n’existe pas en histoire, comme tente de le prouver Marx avec ses lois historiques, si la « science » veut remplacer la Providence et l’Avenir radieux la future Cité de Dieu, quelle différence ? Les humains sont toujours le jouet d’une « main invisible », qu’elle soit celle de l’Histoire ou celle de Dieu et ils ne savent pas ce qu’ils font, jouets de forces qui les dépassent. Quant au Projet, il se réalise quoi qu’il arrive, donnant un sens à l’Histoire. Ce qui n’était pas dans les idées des Lumières, pour lesquelles la raison se devait de remplacer la foi et « la » politique s’affirmer contre « le » politique, volonté libre de faire contrat et d’aller où l’on choisit.

Cette prise en main humaine des hommes entre eux laïcise l’existence ; Dieu s’éloigne et se fait plus personnel, voire inexistant. Cette laïcisation de la modernité frappe la Contre-Révolution d’obsolescence. Toute l’obsession des contre-révolutionnaires sera de replacer Dieu au centre de la réalité humaine, de rétablir l’Ordre immuable de la Création et la réalisation par étape de son Projet qu’est la Cité de Dieu. Il faut pour cela frapper en négatif tous les acquis de la Révolution, voir le diable à l’œuvre dans l’orgueil de la raison, dans la division des partis, Babel dans l’accueil de tous au nom de l’Abstraction. Le corps de doctrine cherche à penser la Révolution pour en obtenir une maîtrise symbolique – faute d’être réelle. Les théories du Complot feront florès, comme le concept de décadence, avec l’Apocalypse possible à la fin.

Précisons que le libéralisme comme le nationalisme, étant issus de la Révolution ne sauraient être contre-révolutionnaires. Tous deux révèrent l’individu émancipé grâce à l’éducation de tous liens biologiques, familiaux, sociaux, intellectuels et spirituels – tout l’inverse de la Contre-Révolution. Ils font des passions humaines (l’intérêt et la guerre) le ressort des nations. Le nationalisme de Maurras, repris par l’extrême-droite et le fascisme, constituera l’aveu d’échec des contre-révolutionnaires : l’individu sera intégré à la doctrine et « politique d’abord » deviendra le slogan, en lieu et place de la religion.

Car la Contre-Révolution se veut antihumaniste, antirationaliste, anti-individualiste, antilibérale, anticapitaliste, antimatérialiste, antibourgeoise, antihistoriciste et anti-industrielle. Elle récuse en bloc la Réforme, les Lumières, la Révolution, l’urbanisation et l’industrialisation, les échanges mondiaux et le primat de l’argent – en bref la modernité. Notons que certains courants écolos se situent volontiers aujourd’hui dans cette conception du monde, prônant comme les contre-révolutionnaires le retour à la terre et aux valeurs communautaires paysannes, les circuits courts et le troc, l’immuabilité de la reproduction sociale pour ne pas exploiter la planète ni les autres. Pour eux comme pour les précédents, la société moderne, urbaine et industrielle est « irréaliste », vouée à « aller dans le mur » ; ils opposent le pays légal au pays réel et Paris aux provinces, les bourgeois (bohèmes) nomades hors-sol aux paysans enracinés sur leur terre, dans leur langue et coutumes régionales, la bureaucratie lointaine à la solidarité communale, la société du contrat à la communauté organique, les « droits » sans « devoirs » et ainsi de suite…

L’anglais Burke, dès 1790, oppose le progrès lent, mûri, intégrant les traditions – à la Révolution table rase vouée à tout reconstruire dans l’abstraction (comme les départements carrés et la semaine de dix jours). Les droits des gens sont meilleurs que les Droits de l’Homme, « greffe abstraite et catholique », volontiers absolutiste comme la hiérarchie d’Eglise où le Pape veut s’imposer aux rois. Ce qui explique largement le Brexit, constate-t-on aujourd’hui, les « directives de Bruxelles » tenant lieu de « bulles papales ». L’Etat abstrait est potentiellement despotique : 1793 le montrera, tout comme 1917 et, après lui, Mao, Castro, Pol Pot, tous nés de la Révolution française et des idées des Lumières.

Le courant contre-révolutionnaire s’établit sur la famille, cellule de base de la société, ce pourquoi éducation, avortement, mariage et procréation assistée révulsent autant les catholiques intégristes aujourd’hui.

Pour que vive la famille, il faut assurer la propriété ; elle est évidemment foncière et terrienne, vouée au travail à la sueur de son front selon le texte biblique, et pas à l’agiotage ni à la spéculation (« l’argent gagné en dormant » de Mitterrand, adepte de « la France tranquille » sur fond de clocher campagnard). Il y avait un certain retour aux valeurs pétainiste dans le socialisme de Mitterrand, ancien Cagoulard fervent lecteur de Barrès et de Chardonne ; les croyants de gauche n’y ont vu que du feu.

Pour la stabilité de la société, rien ne vaut la religion, Tocqueville le montrera en Amérique. Les contre-révolutionnaires sont déstabilisés par la liberté offerte par la raison aux humains ; ils lui préfèrent la Providence et le Plan de Dieu, la promesse de rachat à la fin des temps et l’idéal de la Cité universelle chrétienne à construire (d’où une certaine idéologie de la conquête et de la colonisation pour « civiliser » les sauvages – i.e. les ouvrir au message du seul Dieu vrai – ce que reprennent sans vergogne les sectes intégristes de l’islam). La religion apaise la société par son encadrement moral, son idéologie de la résignation et sa conception hiérarchique et immuable du monde : Dieu dans l’univers, les prêtres, les fidèles ; le roi dans la nation et l’Etat, les nobles et les fonctionnaires, le peuple ; le père dans la famille, la mère, les enfants – tout s’emboite harmonieusement dans l’Ordre cosmique. Ce pourquoi certains courants technocratiques (y compris à gauche) considèrent que l’Etat est une grande famille qui ne doit laisser personne sur le bord du chemin et un instrument du social via l’administration, correcteur des mœurs via l’éducation. La constitution d’un Etat n’est pas un texte mais avant tout « une ambiance, un mode de vie, un ensemble littéralement indéfinissable qui procure une forme de bien-être » p.188. Ce pourquoi ce qu’on appelle aujourd’hui « le vivre-ensemble » ne saurait tolérer voile islamique ni incivilités anti-républicaines, ni qu’une soi-disant « loi divine » (catholique ou islamique) se déclare « supérieure » aux lois du pays.

Remettre en cause cet ordre « naturel » engendre anarchie, désordres, débordements – comme en juillet 1789, en mars 1871, en juin 1940, en mai 1958 et en mai 1968. A chaque fois il y aura « retour à l’ordre moral », réaction et frilosité. Les attentats de 2015 en France, mais surtout ceux du 11-Septembre 2001 aux Etats-Unis, sont la version récente de ce « désordre » qui engendre la « réaction ». « Le coupable idéal existe : banquier, protestant, étranger » p.49 – on dira aujourd’hui financier (souvent américain, souvent juif), islamiste, immigrant ou prédateurs de nos entreprises (Chinois, Saoudien, Américain…). Les théories du Complot et les Cassandre sont presque toujours à l’extrême-droite, à l’exception des écolos dont la frange « politique », nous l’avons vu, flirte avec le fixisme religieux (préparé par l’idéologie marxiste des « lois scientifiques de l’Histoire »). Pour Bonald, la guerre est une nécessité de la sauvagerie, facteur de progrès car « apporter la civilisation » doit apaiser les sociétés non constituées (argument des colonialistes comme de George W. Bush en Irak) ; pour Maistre, la guerre purifie, ce que croyaient le fascisme comme les soldats perdus de la décolonisation – ou entre les islamistes de Daesh.

Faute de pouvoir jouer le jeu de la petite politique, la Contre-Révolution se réfugie dans la littérature : les pamphlétaires ont du talent (Flaubert, Barbey d’Aurevilly, Bloy), les romanciers un regard aigu (Balzac), les historiens célèbrent le féodalisme médiéval et les troubadours ou analysent la société organique (Taine), les essayistes usent d’un romantisme lyrique (Chateaubriand, Barrès). Selon l’auteur, il faut distinguer les résistants au changement, les antirévolutionnaires et les contre-révolutionnaires. Les premiers sont épidermiques, les seconds manifestent le ras-le-bol des exclus (en général des campagnes ou, aujourd’hui, du périurbain), seuls les troisièmes ont un projet total de contre-société. Mais seuls Louis de Bonald et Joseph de Maistre émergent comme théoriciens contre-révolutionnaires, tout en n’ayant pas la même conception des choses. « Finalement, la Contre-Révolution aurait échoué de n’être qu’un refus, et une espérance de retour, alors qu’elle pouvait être porteuse d’un avenir à inventer » p.88. Peut-être des écolos de nos jours préparent-ils cet avenir durable de Gaïa rêvé par l’ancienne théocratie ?

Car, selon la conception contre-révolutionnaire du monde, l’entrée dans l’histoire en 1789 a engendré la décadence, conduisant à l’Apocalypse prophétisée par les textes sacrés. Le temps n’est plus immuable mais relatif et doit se conquérir, la grande politique se réduit à la petite avec la division des partis, le catholicisme se réduit en cléricalisme puis en intégrisme, le divorce, l’avortement, le mariage gai et la procréation assistée pour les lesbiennes réduit la famille au simple assemblage de monades nomades irresponsables, la politesse se réduit en hypocrisie, la délicatesse en sentimentalisme et misérabilisme, la distinction en préciosité et snobisme – la perte de sens induit le mal du siècle (spleen baudelairien, exotisme rimbaldien, drogues hippies, psychoses contemporaines). C’est toujours la même histoire devant l’Eternel : goûter par orgueil du fruit défendu engendre la Chute, consommée jusqu’au Jugement dernier.

Ne reste qu’à rêver d’un Âge d’or lointain dans le passé, avant 1789 pour les contre-révolutionnaires, avant la Réforme pour les plus croyants, avant le néolithique pour les adeptes de Gaïa… Dieu se retire de la société mais la terre, le climat, la planète, se rappellent à elle !

En bref un livre dense, écrit chiant, que j’ai relu volontiers car il ouvre d’éclairantes perspectives sur le présent.

Gérard Gengembre, La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante, 1989, éditions Imago 2001, 353 pages, €25.00 e-book Kindle €15.99

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Droite ou droites ?

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René Rémond avait distingué en 1954 trois droites issues des conflits de la Révolution française : légitimiste contre-révolutionnaire (au pouvoir entre 1815 et 1830), orléaniste libérale (au pouvoir entre 1830 et 1848) et bonapartiste césarienne (de 1848 à 1870). La suite les a parfois rassemblées, parfois divisées.

Les rassemblements se sont faits sur l’ordre moral de 1871 à 1879, sur le nationalisme de 1899 à 1919, puis sur le libéralisme économique et l’orthodoxie financière avec Poincaré. Maurras et les ligues fascistes ont constitué une autre tentative de rassembler, mais sans guère de succès, l’aboutissement sous Pétain se révélant un naufrage.

Aujourd’hui, les trois droites subsistent, bien que certains croient pouvoir distinguer une quatrième droite, populiste, sinon para-fasciste.

Je ne crois pas à la réalité de cette nouvelle droite ; j’y vois une scission sociologique de la bonapartiste – avec agrégation partielle d’un surgeon de la droite légitimiste, disparue durant les Trente glorieuses et que la crise économique, mais surtout l’immigration et son insécurité culturelle, font renaître.

  1. L’orléanisme libéral va de Pinay à Bayrou en passant par Giscard et Raffarin.
  2. Le bonapartisme étatique et autoritaire va du général de Gaulle à Fillon en passant par Chirac, Sarkozy, Dupont-Aignan et même Marine Le Pen.
  3. Le légitimisme reste cantonné à de Villiers et à une partie des courants de la Manif pour tous. Une fraction du Front national, moins nette que sous Jean-Marie, reste sous Marine et Marion Maréchal « souverainiste », adepte d’une révolution conservatrice visant à restaurer des valeurs, des institutions et des sociabilités perdues par un changement radical.

L’électorat frontiste est plus populaire, plus jeune, et moins éduqué. Les autres droites ont un électorat qui n’est pas très différent, plutôt d’âge mûr, de classe moyenne et supérieure et bien éduqués.

L’idée tactique de Pascal Buisson, répudié vulgairement par Nicolas Sarkozy, était de scinder la partie la plus à droite en faveur d’une alliance avec le Front national rénové de Marine Le Pen, et d’éjecter le centre libéral vers la gauche social-libérale de François Hollande et Manuel Valls. Ce mouvement aurait collé avec la droitisation globale de la société française (y compris à gauche), partie d’un mouvement plus général de repli sur soi en Europe et dans le monde. Le tempérament de l’ex-président, allié avec son souci louable de rejet « républicain » du Front national, a fait échoué cette tentative.

La droite extrême, populiste et souverainiste, se trouve donc seule, éclatée entre Front national, Debout la France et autres groupuscules. Ils montent, mais restent cantonnés, surtout peut-être aux présidentielles où la personnalité compte plus que le programme. Les élections locales ou européennes leurs sont plus favorables mais il ne faut pas extrapoler au-delà (Bayrou et les écologistes l’ont appris jadis à leur détriment).

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François Fillon ado encordé

Restent les deux composantes principales de la droite de gouvernement : le centre (orléaniste) et la droite néo-gaulliste (bonapartiste).

Le centre est plus vaste que le simple Modem, une parti de l’ex-UMP ayant suivi Valéry Giscard d’Estaing et restant plus libérale, plus européenne et plus sociale que la droite néo-gaulliste. Cette dernière avait cru un moment à « la synthèse » représenté par Alain Juppé, un souverainisme tempéré de libéralisme mais à visée sociale, sans bouleverser le paysage. Mais le tempérament porté à la synthèse a été illustré de façon trop dommageable par François Hollande, actuel président, pour qu’il n’y ait désormais pas méfiance de la part des électeurs.

Ceux-ci préfèrent une conviction tranchée alliée à un tempérament direct, même si « le programme » de leur candidat est probablement au-delà de ce qu’ils veulent vraiment. Réformer va toujours, s’il s’agit des autres ; dès que cela vous touche personnellement, le désaccord surgit. Mais n’exagérons pas les écarts entre Juppé et Fillon (comme le font tactiquement les gens de gauche pour faire peur) : nombre de propositions sont communes, seuls l’ampleur et le rythme (annoncé) changent à la marge. De toute façon, la politique à droite reste l’art du possible.

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La crise financière, puis économique, n’a fait que révéler la mutation du monde dues au numérique, à l’instantané planétaire d’Internet et à la globalisation des échanges (financiers, commerciaux, humains). Cette mutation effraie et chacun désire regagner son nid et interdire à quiconque de venir le violer. Le populisme nait à gauche de la frustration des classes moyennes de voir leur ascension sociale stoppée et de se trouver déclassées par la horde des nouveaux diplômés d’un côté et des bas coûts mondiaux de l’autre. Il nait à droite de l’insécurité culturelle due aux revendications islamistes de plus en visibles et à l’immigration massive venue du Proche-Orient et d’Afrique, dans un contexte d’attentats religieux. Tous les pays sont touchés, même les Etats-Unis, l’Allemagne et la Russie. C’est cette droitisation « identitaire » qui est nette en France, à droite comme à gauche.

La renonciation à son identité est le signe que l’on fuit le jugement des autres, dit le psychanalyste Georges Devereux. Se soumettre au collectif et laisser capituler son libre-arbitre n’est ni une preuve de force, ni de caractère, ni d’intelligence. Les Français ont peur, ils préfèrent nier l’avenir réel au profit du mythe illusoire ou aliéner leur protection à un « Sauveur ». Ils ne sont pas en majorité pour « le libéralisme » (économique), mais si des mesures de dérégulation sont indispensables pour assurer la défense de la France, alors ils s’y soumettront. Ce n’est pas très glorieux mais permet d’expliquer l’engouement pour François Fillon plutôt que pour Alain Juppé.

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Dans l’idéal, l’individu se doit d’être relativement autonome, c’est-à-dire relié, mais pas asservi. L’espace de la raison politique est l’Etat de droit ; il protège chacun des passions privées en assurant une neutralité selon les règles négociées par des procédures contradictoires. Sur ce point, droite et gauche tombent d’accord – sauf aux extrêmes, poussés au fusionnel, pour qui le droit n’est que la volonté majoritaire (autrement dit le droit du plus fort).

Ce pourquoi le « modèle social » français reste une valeur : le réformer, oui ; le réduire, non. La droite néo-gaulliste aime l’Etat – ce que l’agitation de Nicolas Sarkozy pas plus que le social-réformisme de François Hollande n’ont pas vraiment su incarner. François Fillon apparaît au-delà de son programme comme porteur d’une volonté, ce qui est plus dynamique que de rester « droit dans ses bottes » – et les électeurs de droite l’ont compris.

René Rémond, Les droites en France, Aubier-Montaigne 1983, 544 pages, €85.05 occasion 

e-book format Kindle 2014, €19.99

René Rémond, Les droites aujourd’hui, Points-Histoire 2007, 271 pages, €9.10

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