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La Guerre des Rose de Danny DeVito

Sous Reagan président, l’Amérique coule des jours en apparence heureux : liberté d’entreprendre et aisance matérielle, fierté retrouvée. Sauf que… la société ne reflète les individus que statistiquement, chacun en son intime n’est pas forcément heureux malgré l’argent gagné et le succès social. C’est ce qui arrive au couple Rose, Oliver (Michael Douglas) et Barbara (Kathleen Turner).

Un avocat (Danny DeVito) reçoit un client qui veut divorcer. Celui-ci ne prononcera pas un seul mot, se contentant d’être tout ouïe, potiche idéale pour conter une histoire (il partira d’ailleurs sans divorcer…). L’avocat lui raconte comment – après treize ans ! – il s’est remis à fumer. Ce fut le jour où Madame Rose est venue dans son bureau pour le harceler sexuellement, ayant en vue de lui faire fléchir son mari pour qu’il lui laisse la maison. Il n’y a pas que les hommes qui soient coupables…

Mais commençons par le commencement. Il était une fois deux étudiants un jour de pluie. Lui, Oliver, étudie le droit et compulse dans une vente de charité le catalogue des objets présentés ; elle, Barbara, entre par hasard, les seins nus pointant net sous sa robe mouillée de pluie. Elle repère Oliver et le suit lors des enchères en attendant de prendre le ferry. Il veut une sculpture ivoire et elle renchérit. Non pour avoir l’objet mais pour ferrer le mâle – voire le contrer. Car elle est gymnaste au Collège et ne supporte pas qu’un homme puisse s’imposer. Lui la rattrape et l’embrasse avant le ferry – qu’elle ne prendra jamais car l’aventure se termine par une partie furieuse et conjointement désirée de jambes en l’air.

Mariage, deux gosses, sapin de Noël. Quatre ans plus tard, le couple n’a pas beaucoup d’argent mais émerge. Barbara offre à Oliver, qui seul travaille, une voiture : celle dont il rêve, une Morgan. Puis aux enfants qui ont 3 et 4 ans, des sucreries – au prétexte qu’assouvir les désirs sucrés empêche de devenir obèse. Sans transition, sept ans plus tard, les deux gosses sont gros et Barbara ne rêve plus que d’entreprendre autre chose de mieux réussi : installer une maison. Elle trouve une vieille bâtisse dont la propriétaire vient de passer l’arme à gauche et convainc Oliver de l’acheter en travaillant encore plus et en empruntant à la banque. Elle va passer des années à l’aménager elle-même, à la garnir de meubles, à la parer de tissus, à disposer des bibelots.

Les enfants désormais sont grands, ils partent au collège, la maison est parfaite – Barbara s’ennuie. American way of life, au secours ! Que faire quand on n’a plus rien à faire ? Que jouir de ce que l’on a mais sans le temps de le faire ? Car Oliver, qui a bâti sa réputation dans un cabinet d’avocats, travaille beaucoup et doit répondre à ses clients jour et nuit. Barbara est frustrée, elle voudrait qu’il la considère, qu’il s’intéresse de nouveau à elle. Mais elle a pris son indépendance depuis longtemps, pour les gosses, puis pour la maison. Les rôles ont divergé et Oliver saisit mal comment il devrait d’un coup en revenir aux premiers temps. Egoïste ? Oui mais par habitude, parce qu’elle a pris en main la maisonnée en le laissant tout seul gagner de l’argent (illustration parfaite du couple traditionnel). Et que l’argent n’est pas une rente mais un labeur de tous les instants pour séduire, entreprendre, réussir.

Le féminisme est-il soluble dans le couple ? Si Madame a ses tâches et Monsieur les siennes, tout va bien ; si Madame s’ennuie, alors les ennuis commencent. Barbara décide de vendre ses préparations culinaires dont la réputation commence à dépasser le cercle de ses amis. Elle fonde une société de restauration, demandant à Oliver de regarder le contrat – mais celui-ci tarde et oublie, ce sont les affaires de sa femme, elle peut se prendre en main puisqu’elle le veut. Mais ce n’est pas cela qu’elle veut au fond : elle voudrait qu’il s’intéresse à elle, à ce qu’elle entreprend. Il aime sa cuisine, notamment son pâté, mais ne supporte pas qu’elle raconte mal les anecdotes devant ses invités. Dans son monde professionnel il l’ignore, la rabaisse ; elle souffre de cette distance, de son rire qu’elle caricature.

D’où le divorce. Mais elle veut toute la maison en échange de l’abandon de sa pension alimentaire – car elle gagne toute seule bien sa vie. Gloire à l’ère Reagan : l’entreprise fait florès, chacun peut monnayer ses talents – sauf que chacun se retrouve forcément tout seul et que le couple selon la tradition et l’hymne à la famille qui va avec sont en contradiction avec l’entrepreneuriat concurrentiel. Oliver n’est pas d’accord : certes, elle a trouvé la bâtisse et tout aménagé, mais c’est avec l’argent qu’il a gagné lui que tout cela a pu être acheté. Le reconnaître, compenser, rendre à chacun son dû serait la moindre des choses.

Les gosses, désépaissis avec les années, sont à l’université et regardent navrés le naufrage, tout comme la bonne (Marianne Sägebrecht, pas encore baleine de Bagdad Café). Le fils (Sean Astin) est plus proche du père et la fille de la mère, tout comme celle-ci a son chat Kity (Tyley) et Oliver son chien (Benny). Kity passera sous les roues de la Morgan sans que le conducteur le fasse exprès, Benny passera à la moulinette de Barbara exprès. Un amoureux des chiens ne devrait jamais se mettre avec une amoureuse des chats.

Oliver reste épris de Barbara, mais celle-ci a cessé de l’aimer – si jamais elle l’a vraiment aimé, ce dont je doute, la première scène de rivalité pour la sculpture étant révélatrice de sa volonté de s’opposer, voire de dominer. Elle n’a aimé que le sexe, occasion d’exercer ses talents de gymnaste et, quand le sexe s’est refroidi, elle n’a pas aimé la vie commune.

L’avocat Gavin (Danny DeVito,) ami d’Oliver, raconte alors pince sans rire à son client muet candidat au divorce combien ce fut la guerre, la guerre des Rose, analogue à la guerre des Deux Roses dans l’Angleterre du XVe siècle entre York et Lancastre. Le territoire français une fois fermé aux barons anglais pour y faire conquêtes, la guerre civile des barons anglais entre eux était inévitable pour arriver, piétiner le voisin et monter plus haut que lui. Même chose pour les Rose : une fois les gosses partis et la maison aménagée, la guerre civile n’a pu que naître dans le couple.

Nous passons à la comédie dramatique : aucun ne veut faire de compromis, chacun veut garder la maison. Mais la femme plus que l’homme, qui n’y a mis que sa collection de porcelaines. Le bâtiment n’est d’ailleurs qu’un prétexte à savoir qui domine : lorsqu’Oliver, après moult péripéties drôlatiques que je vous laisse découvrir à loisir, propose à Barbara de lui laisser cette maison et tout ce qu’elle contient si elle lui déclare que la sculpture d’ivoire qu’elle a acquise en renchérissant plus que lui jadis est à lui – celle-ci refuse tout net. Signe que ce ne sont pas les biens matériels qu’elle guigne dans le divorce, mais bel et bien l’affirmation de son pouvoir. La scène où le gros 4×4 macho rouge de Madame (fort à la mode dans les années Reagan) chevauche la Morgan racée blanche de Monsieur en dit long sur le fantasme féministe de niquer le mâle. C’est aussi un peu l’Amérique contre l’Europe, les pionniers contre les traditions.

Tout se terminera… comme il se doit. Personne ne va gagner et, dans un ultime geste d’amour repenti que je vous laisse saisir, Oliver va prendre conscience que Barbara au fond ne l’a jamais aimé.

DVD La Guerre des Rose de Danny DeVito, 1989, avec Michael Douglas, Kathleen Turner, Danny DeVito, Marianne Sägebrecht, Sean Astin, €8.30, blu-ray €15.96

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Khiva 2

La matinée est la suite de la visite guidée de la ville commencée hier. Un procédé urbanistique original fut de placer deux monuments l’un en face de l’autre, systématiquement. On appelle cela « koch » et c’est de tradition dans toute l’Asie centrale.

Rios nous montre le musée du Khan Kourynych-khana (1806) où se déroulaient les réceptions officielles. Nombreuses pièces autour d’une cour à créneaux. Un iwan à deux colonnes a ses murs entièrement recouverts de majoliques. L’œil suit les méandres tracés avec une extraordinaire minutie des décors blanc sur bleu.

Les piliers de bois sculptés de l’iwan reposent en pointe sur une base en pierre.

Les plafonds sont en bois à caissons peints.

Les portes sont des dentelles de bois tellement le sculpteur les a burinés d’enthousiasme.

Sur les murs de brique, sont parfois incrustés des céramiques en forme de 8, symbole mathématique de l’infini.

La salle du trône est décorée d’une sorte de stuc ciselé appelé ici « gantch ». Nous visitons des medersas, des mosquées. La Kounia Ark ou ‘vieille forteresse’ date pour ses parties les plus anciennes du 17ème siècle ; le reste est 19ème. Nous y montons, on y voit bien la ville de haut. Suit la medersa d’Islam Khodja qui s’ouvre dans le labyrinthe des rues. C’est son minaret de 56 m de haut qui attire l’attention. Il s’amincit progressivement, comme pour se perdre peu à peu dans le ciel. C’est du moins ce que croit le regard depuis son pied d’un diamètre de 9 m. Le tronc est tout annelé de couleurs orange, rouge et gris décoré, briques et majolique. Il date de 1908. Des enfants béent devant l’élan phallique ; nous ne sommes pas en civilisation patriarcale pour rien.

Le mausolée dédié au saint costaud Pakhlavan Mahmoud vaut le détour, pour la foule d’aujourd’hui plus que pour le monumental d’hier. Poète et lutteur né à Khiva, fort populaire fin 13ème siècle dans la ville car invincible, il est considéré comme un saint ayant le pouvoir de guérir. On dit que les Iraniens, les Indiens et les Pakistanais l’honorent aussi comme patrons des lutteurs. Il n’avait pas que des muscles mais aussi une tête et est l’un des fondateurs du soufisme. D’où la ferveur qu’ils suscite encore aujourd’hui, les femmes guidant les enfants, leur faisant baiser la grille devant son tombeau, les gens de tous âges s’agglutinant autour d’un imam barbu dès qu’il commence à chanter une prière, lui faisant aumône ensuite dans un tintement de pièces. Comme la chose est lucrative et que la ferveur nécessite de faire silence, nous devons calculer le moment de bouger, entre deux « affaires ». La cour recèle une source et, de l’extérieur, on aperçoit la coupole qui est la seule à être turquoise de toute la ville.

Nous faisons un petit tour dans le bazar couvert où s’entassent les boutiques. Elles débordent dehors, sous étals. Ce qui surprend, ce sont les bacs entiers de bonbons en vrac, enveloppés, de sucre candi brut, de gâteaux glacés au blanc d’œuf et décorés de roses en sucre. Cette profusion sucrée est pour nous un tant soit peu écœurante mais nous sommes dans un pays longtemps resté soviétique qui a connu la pénurie chronique de sucreries et qui se rattrape. La génération prochaine évoluera comme nous, probablement.

Une femme est quasi enfouie sous son étal de coupons en tissu imprimé. Emerge son visage lisse, joli, de grand yeux noirs écartés aux prunelles inquisitrices de vendeuse qui soupèse le possible client. Jean-Luc achète à un homme, un peu plus loin, un ensemble léger chemise-pantalon, en coton du pays. Il le paye 30 $. Dès que l’on parvient à dire un mot ou deux en russe, les gens deviennent tout de suite avenants. Non par révérence envers l’ex-empire, je ne crois pas, mais simplement parce qu’une communication est possible.

Ce peuple tribal, dans une civilisation musulmane toute de relations, aime à parler, à échanger des idées comme des marchandises. Les adultes aussi aiment à se faire prendre en photo – sauf le boucher, car son métier est considéré comme impur, donc socialement dévalorisant.

Selon Rios, l’usage ici est que les voyageurs se fassent toujours photographier devant les monuments. Pour les Ouzbeks – comme pour beaucoup de peuples à peine sortis de la vie paysanne traditionnelle – le monument en lui-même « n’a pas d’intérêt », il y a des cartes postales pour ça, et bien mieux prises. Soi devant montre que l’on y a été ; on s’approprie ainsi un peu de la notoriété qui lui est attachée. C’est pourquoi les enfants ou les babouchkas aiment à se faire photographier avec des étrangers ; c’est un peu du monde qui rejaillit sur leur réputation. C’est pourquoi aussi il est si facile au photographe de tirer le portrait des gens. Il suffit d’attendre que la famille s’y mette.

Mais on peut saisir au vif dans la rue ; j’ai pris ainsi de doctes Musulmans enturbannés et barbus, l’air important, qui sortaient en groupe d’une mosquée ; une petite fille aux épaules dégagées, la robe aux motifs traditionnels colorés, un collier de verroterie au cou. Mains sur les hanches, peau fine, sourire aguicheur, elle me toise avec fierté du haut de ses huit ans. Une autre, pas encore adolescente, sous ombrelle bleue, qui s’interroge.

La chaleur est supportable car la ville est suffisamment resserrée pour qu’il y ait toujours un pan de rue ou une ruelle à l’ombre. On grillerait à rester en plein soleil. Il nous reste seulement à enlever et à remettre cent fois la matinée bob et lunettes de soleil en passant de la lumière à l’ombre.

Le déjeuner est prévu à l’Office de tourisme, qui arrondit ainsi sa fonction dans la lignée de l’ex-Intourist. Les salades sont très variées et le sorte de pot-au-feu qui sert de plat principal n’est pas trop gras et plutôt goûteux. Il comprend à la russe chou, carottes et pommes de terre pour agrémenter le bœuf.

L’après-midi est libre. Nous le passons séparément à traîner dans les ruelles de la ville-mausolée. La terre rouge du désert, de quoi les briques des murs sont faites, lui donne un air magique, un tantinet dramatique lorsque le crépuscule descend. L’interprétation hésite entre l’airain biblique et le sang des massacres post-invasion.

Je parcours la ville aux heures chaudes. Trois-quarts d’heures suffisent à en faire le tour par l’intérieur. De nouvelles maisons traditionnelles, bien faites ou refaites, ornent les pourtours de la cité, juste au pied des remparts, un jardin intérieur isolé et arboré donnant une quiétude aux habitants du lieu. Des voitures cossues sont garées ce vendredi derrière les grilles des cours. De hauts murs de terre abritent le jardin de toute vue. Un cimetière aux tombes coniques est curieusement accolé au rempart côté sud. Est-ce la direction de La Mecque ?

Il fait trop chaud pour une quelconque activité et le bazar, très animé ce matin, est désormais presque vide. Les derniers rangent leurs invendus et leur étal. Presque aucun touriste ne se hasarde au soleil. Je croise de rares matrones qui vont à leurs affaires sous de brillantes ombrelles, ou quelques garçonnets peu vêtus. La vie sort le matin et le soir ; l’entre-deux est mort.

Le rendez-vous est à 17h45 pour dîner à l’hôtel avant de se rendre à l’aéroport pour le vol intérieur qui nous ramènera à Tachkent, puis à Paris. Hors des remparts, le long du bassin d’eau glauque devant l’hôtel, face à la statue d’Algorithme, quelques gamins en slip ou portant débardeurs lâches, pêchent d’improbable poissons. Je n’ai vu nul d’entre eux en sortir un de l’eau. Le Persan Al-Khwarizmi a donné au IXe siècle, via le mot grec arithmos, le processus mathématique qui consiste en une suite finie et non ambiguë d’opérations pour résoudre un problème.

FIN du périple en Tadjikistan-Ouzbékistan

Il a été réalisé grâce à l’agence Terre d’aventures en 2007 et réalise à peu près le périple actuel intitulé Les chemins de Tamerlan

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Col Gohitan au Tadjikistan, 2660 m

Nous partons sur la route qui débouche à la porte de la base, puis droit dans la montagne. Depuis 2200 m où nous avons dormi, il nous faut descendre jusque vers 1700 m, avant de remonter au col à 2600 m ! Flottent des odeurs de sauge, de résineux, de menthe. S’élèvent le crâcrâ des pics et des stridulations d’insectes. Sur le chemin, pour éradiquer les problèmes de constipation persistants de certains, notre cuisinière Liouba, qui connaît un peu les plantes, cueille de la chicorée sauvage et de la grande camomille. La chicorée est commune, même au bord de nos chemins. Elle se reconnaît par ses fleurs bleu-mauve. La plante entière est utilisée en dépuratif et laxatif ; elle se prend en décoction. Elle fleurit en Europe plutôt en automne et est plus précoce ici ; peut-être est-ce l’altitude ? La grande camomille est stomachique.

Un arrêt pain-yaourt-thé est effectué dans la montée, au camp de bergères d’altitude. Une mère, sa fille et un mastiff qui aboie en bout de laisse. Il faut le calmer pour lui faire comprendre qu’il ne doit pas nous bouffer. Sa maîtresse reste près de lui, un bâton à la main, pour qu’il nous laisse au moins passer. Le bâton, c’est la loi. Un chien, ce n’est pas une peluche mais un animal hiérarchique : n’en déplaise aux belles âmes, ça se dresse.

La grimpée est dure en première partie et plus douce ensuite jusqu’au col. Un champ de grands chardons s’élève près du sommet, c’est la première fois que je vois un tel spectacle. Les faces piquantes de ces plantes sont larges comme des tournesols, d’un beau violet fleur d’ail. Des papillons orange volettent tout autour.

Au col, à l’ombre d’un genévrier, nous regardons au bas de la vallée la tache verte du village de Gohitan où nous pique-niquerons. Nous ne sommes pas arrivés. Très loin, le plus haut sommet des Fan’s, le Chimtanga, 5494 m.

La descente est longue, pas trop pentue en raison des lacets du sentier aux ânes. Mais ceux qui prennent « la piste rouge » en ont pour leurs genoux. Car Lufti les emmène « à la russe », c’est-à-dire tout droit dans la pente. Si le premier îlot de verdure est vite atteint, si la culture se manifeste déjà par un champ en pente près d’une source, le village est encore loin. Notre maître ânier salue des connaissances.

Des femmes en robes bariolées se relèvent des champs où elles coupaient le blé à la faucille. Des gamins empilent des gerbes sur des ânes, d’autre montent à cru. Nous sommes en pleine campagne immémoriale ; on vivait pareil il y a mille ans.

La piste s’élargit, cagnardeuse et poussiéreuse, foulée par des centaines de pattes. Elle serpente le long de la vallée en direction de maisons de terre aux toits plats du village. Les ruelles sont de terre, étroites contre le soleil. Une grappe de gamins est perchée sur des murets ou debout, comme une brochette d’hirondelles prêtes à la migration. Le mystérieux « téléphone » des communautés traditionnelles vient de fonctionner. Ils sont tous là pour nous voir passer.

Nous traversons le village dans le silence feutré des observateurs. Ils ne sont pas collants ni ne nous interpellent, aucune langue commune n’existe et ils sont intimidés. Nos pas guidés nous font descendre vers la rivière, sa rangée de peupliers alignés et sa terre riche en alluvions où poussent concombres et pommes de terre.

Nous rejoignons une vaste demeure à étage. Elle nous sert d’abri frais contre la chaleur du jour, de lieu de pique-nique et de sieste. Ses murs de pisé et ses étroites fenêtres maintiennent quelques degrés d’écart avec l’extérieur. Tandis que le rez-de-jardin sert de remise à outils et à foin, un escalier mène à l’étage d’habitation. Une terrasse ouvre sur les pièces utiles d’un côté et, de l’autre, sur les pièces d’apparat. Le salon de réception, précédé d’une antichambre, est recouvert au sol et aux murs de grands tapis de laine. Le plafond est en bois, à caissons, sans sculpture. De lui émane une bonne odeur de résine, prouvant que l’aménagement, sinon la maison tout entière, n’est pas si vieille. Un rideau de tulle brodée de fleurs dorées, dans le fond de la pièce, cache des coffres en métal repoussé et peint et des coussins d’apparat. Pour seul mobilier, la pièce comprend une armoire, placée près de la seule fenêtre.

Nous déjeunons là, assis par terre, le plat de bienvenue – sucres et bonbons – arrivant en premier, avec le thé. Le reste du menu est ce que nous transportons, il ne varie pas d’un jour à l’autre : fromage, saucisson, poissons en conserve, tomates… Six sur dix dorment déjà après déjeuner, tandis que j’écris ces lignes. Ils sont épuisés alors que cette matinée fut, somme toute, plus « normale » que les précédentes.

Nous avons la réponse à l’histoire des boules. Chacun des trois condamnés ne reçoit qu’une seule boule (hier, ce n’était pas clair, pour obscurcir la recherche) ; chacun voit celles reçues par les autres (les mains liées dans le dos étaient un leurre) ; en revanche, nul ne voit les deux boules qui restent. La solution est question de logique. Si le premier voit deux boules noires, il a forcément une blanche (rappelons qu’il y avait au départ trois blanches et deux noires). S’il ne voit qu’une noire, il a une chance sur deux d’avoir une blanche, donc « il ne sait pas ». Ce que voyant, le second est dans le cas soit de voir lui aussi deux noires, soit une seule, il « ne sait pas ». Mais il sait, par contre, qu’entre lui et le troisième, il y a forcément une blanche. Si le second voit une noire chez le troisième, il est sûr d’avoir une blanche. Puisqu’il déclare qu’il « ne sait pas », le troisième seul peut avoir une blanche. Bien sûr, tout cela est fort théorique, les deux premiers peuvent être trop nuls pour suivre tous ces raisonnements et jouer à pile ou face. Mais enfin, c’est un « jeu ».

L’après-midi est moins intéressante question marche et paysage, mais sans montée. Faire aller ses pieds sur des cailloux, en terrain aride qui réverbère, n’est jamais une partie de plaisir. Une bande de gamins accourt depuis un village en hauteur. Ils nous réclament dans l’ordre « a pencil », mais se rabattent sans problème sur « aski ». Peut-être cela signifie-t-il ASCII, ou « photo numérique » ? Ils miment d’ailleurs leur demande avec les mains portées en carré autour des yeux. Ils adorent être pris en photo, pour exister peut-être, mais aussi pour se voir sur les petits écrans comme s’ils passaient à la télé. Cette forme naïve du désir d’immortalité est assez touchante. Pourquoi ne pas leur faire ce plaisir ? En voilà qu’être sur Internet ravit, au contraire de certains !

Un bus est arrêté dans un virage, au bout de notre piste. Les guides n’ont quand même pas commandé un bus pour nos mal-en-point, quand même ? Nous ne sommes pas au Japon ! Effectivement, il s’agit d’un bus en détresse. Son rayon de braquage l’envoyait dans le décor s’il n’avait pas stoppé. A moins que son train avant ne soit plus en état, ce qui est fort probable. Il n’a pas les roues parallèles et le chauffeur force l’une d’elle à la barre à mine. Nous sommes encore à l’ère soviétique… D’ailleurs Lufti, toujours ‘kollectiv’, s’entremet et nous embauche pour « aider ». Mais que peuvent une dizaine de bras contre un bus de deux tonnes ? Nous ne parvenons pas à faire remonter l’engin, évidemment, et le chauffeur réussit à tourner d’une autre façon.

La suite est caillouteuse, sous le cagnard, et interminable. Une rivière impétueuse, grise de minéraux schisteux arrachés aux berges, roule dans le fond de vallée. La piste descend progressivement pour la rejoindre, mais Lufti nous invite à prendre l’un de ses fameux raccourcis « à la russe » – tout droit, directement, pas à réfléchir. Nous passons le torrent sur un pont, regardons un moment trois femmes qui coupent de l’herbe dans les champs du bord des rives, avant d’entamer l’ultime heure et demie de piste. La dernière montée est courte, mais elle est la plus dure.

Le village où nous allons dormir est « à dix minutes » selon Lufti et… pour une fois c’est vrai. Nous sommes accueillis dans une ferme où une cour grassement herbue, ombrée de pommiers, pêchers, abricotiers, mûrier et d’autres arbres, offre le confort d’une terrasse en bois à ciel ouvert. Nous nous y affalons pour prendre le thé avant tout autre chose. Ledit thé se fait largement attendre – au-delà du délai raisonnable pour faire bouillir de l’eau – mais l’ombre sur le lit de repos est si agréable que nous réfrénons notre soif et répugnons à bouger. Seul point noir sur notre félicité : pas de bière à la boutique du village, l’ânier adulte est allé voir. Nous sommes en pays musulman et les campagnes sont tolérantes mais plutôt traditionnelles – et tout se sait. Le village s’appelle Gaza, inexplicablement.

La douche est réduite au tuyau qui recueille l’eau du canal dérivé du ruisseau arrosant l’herbe. La douche se prend donc en plein vent, devant tout le monde, entre poulets hauts sur pattes et canards à l’ovale oscillant sur leurs palmes. Deux dortoirs, avec matelas à installer à terre, seront notre gîte. Nous sommes à 1700 m.

Demain ? « C’est plat ! » Mais nous devrons quand même camper à… 3000 m sous le col. Donc ce n’est pas vraiment plat. « Oui, mais ça ne monte qu’à la fin ». Ce qui veut dire très dur et brutalement.

Nous dînons sous l’auvent d’un autre bâtiment, assis par terre. Le menu se compose de salade de chou mayonnaise avec un peu d’anis, d’un bortsch aux vermicelles chinois beaucoup trop gros pour qu’ils soient appétissants (je ne les ai pas mangés), enfin du plat national que Rios est tout fier de nous présenter et qu’il appelle « le plof ». Il s’agit de riz baignant généreusement dans la graisse de mouton, la viande étant revenue dans de l’oignon et de l’ail en chemise. Sans le gras, plaide-t-il, point de ce « bon goût » d’enfance dont il se souvient avec la nostalgie nécessaire. Sans l’excès de graisse, contraire à nos goûts modernes tout comme à nos principes diététiques de citadins peu exposés aux intempéries, ledit « plof » apparaît comme la version locale du « riz pilaf » !

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