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Pierre-Henry Gomont, Slava 1 – Après la chute

La Russie de Poutine ne peut s’expliquer sans les années Eltsine. Vladimir Poutine, le dictateur mafieux criminel de guerre est l’héritier à la fois de l’efficace KGB soviétique et de la libéralisation affairiste des années 1990. A cette époque d’oligarques prédateurs, le patrimoine industriel et minier de la patrie a été bradé dans les mains d’une bande de compradores sans scrupules – tout droit sortis de la débrouille soviétique.

Tout ce qui a une quelconque valeur peut-être pillé par des maraudeurs audacieux et vendu à qui veut l’acheter, à l’est comme à l’ouest. Il suffit d’avoir les contacts. Dimitri Lavrine est tombé dans le trafic étant petit, sous l’ère Brejnev qui a fait de la démerde une institution : tout s’achète et tout se vend en régime de pénurie où la corruption règne car il n’y en a pas assez pour tout le monde ; il suffit d’un peu d’astuce. Il a compris du « capitalisme » que ce n’est pas acheter qui compte mais vendre, avant tout vendre. Il est flanqué d’un acolyte entraîné malgré lui par son entregent, le jeune Slava Segalov, peintre raté.

Slava a toujours été artiste et a connu un début de gloire en se posant comme peintre « engagé » ; sa rébellion contre le système en faisait quelqu’un d’intéressant pour la mode. Hélas ! Lorsque Gorbatchev est venu et a agi, le système s’est écroulé, rongé de l’intérieur, et la rébellion n’a plus eu aucun sens. L’artiste engagé a été dégagé vite fait des galeries car la mode a changé. Désormais, la Russie ressemble au monde de Hobbes où l’homme est un loup pour l’homme. Slava se souvient du philosophe anglais : « Aussi longtemps que les hommes vivent sous un pouvoir commun qui les tient tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. Dans un tel État, il n’y a pas d’art, pas de lettres, pas de société, et ce qui est le pire de tout, la crainte et le risque continuel d’une mort violente. » Telle est la Russie post-soviétique. Poutine est celui qui a remis de l’ordre, d’où le vote massif populacier qui préfère bouffer et la sécurité ; moins le vote des éduqués qui savent user de leur liberté.

Slava tente de se faire une place dans ce monde nouveau et suit Dimitri à contrecœur pour en apprendre des leçons de débrouille. Ils viennent de piller un vaste bâtiment soviétique aux vitraux et marbres ostentatoires et partent dans leur camionnette UAZ-452 tout-terrain produite depuis 1965 par UAZ à Oulianovsk – la version soviétique du combi Volkswagen Type 2, bien connu des routards occidentaux. D’autres pillards les arrêtent sur la route et Slava, qui conduisait, fait un tonneau dans la neige. Les malfrats tirent mais une jeune fille à ski et à carabine les descend. Sauvés, ils la suivent jusqu’à un somptueux bâtiment de l’ère soviétique dans l’immensité russe – un ancien centre de détente avec spa pour apparatchiks. Elle vit là avec son père, Arkadi, un géant qui a souvent trop chaud et se balade en slip par -20° (un cliché russe).

C’est le début d’une amitié entre Slava et Nina, qui vont coucher ensemble, et d’un dégoût pour l’affairiste Dimitri, au fond peu doué pour les grandes affaires. Les ouvriers d’une mine sont très fier de leur outil de travail prolétaire, mais au chômage depuis que tout s’est arrêté. Un oligarque vient évaluer l’ensemble et propose de racheter. Il ne va pas investir pour sauver la mine, mais vendre à l’encan son matériel, bien plus cher que le prix qu’il a payé. Il trouvera ensuite des investisseurs pour racheter la mine débarrassée de ses actifs – encore moins cher. Les ouvriers refusent ; ils préfèrent vendre eux-même une machine ou deux, dont une foreuse dernier cri. Dimitri se propose, mais son passé de roublard cynique le rattrape, et il est attrapé par son ancien mentor Troubetskoï, qu’il a trahi. En mafia comme en affaires, trahir ne se fait pas ; il le paiera de sa vie. C’est Slava qui va conclure la transaction, malgré lui.

Un dessin minimaliste, où Slava a le visage de Poutine jeune ; des paysages de neige et de froid qui disent le regel russe après la chute ; des leçons d’affairisme utiles à ceux qui n’y connaissent rien. Le début d’une histoire en trois tomes sur la Russie d’aujourd’hui, avec la jeunesse et l’amour en prime.

BD Pierre-Henry Gomont, Slava 1 – Après la chute, Dargaud 2022, 104 pages, €22,95, e-book Kindle €13,99

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Raymond Aron, Le Spectateur engagé

Décédé en octobre 1983 – il y quarante ans – Raymond Aron marque toujours intellectuellement. Né en 1905, il a vécu pleinement le XXe siècle et ses multiples guerres et batailles idéologiques. Interrogé sans concession en 1980 par deux jeunes hommes de gauche marxiste (la grande mode à cette époque-là), un économiste et un sociologue tous deux au début de leur trentaine, le grand intellectuel qui fut à la fois philosophe, sociologue, politologue, historien et journaliste, fait le bilan de sa vie publique.

Juif laïc lorrain, il a toujours été un « spectateur engagé ».

Spectateur car analyste, voué à la raison et à l’étude, mettant à distance la passion, même dans les périodes les plus « urgentes » comme la défaite de 40, le déchirement de l’Algérie ou l’antisémitisme supposé du général de Gaulle.

Engagé car penseur incisif qui ne dépendait de personne, étant universitaire. Il a ferraillé avec Sartre, son condisciple à Normale Sup, par rigueur intellectuelle et autodérision, tandis que le protée de la gauche s’est laissé aller à des errements passionnels parfois iniques.

Raymond Aron a vécu la France des années 30, la montée du nazisme en Allemagne où il a étudié, la guerre et la résistance, la guerre froide, la décolonisation douloureuse, la coexistence pacifique à couteaux tirés, la construction de l’Europe. Les entretiens s’arrêtent, pour Antenne 2, à l’arrivée de la gauche au pouvoir ; Raymond Aron complète avec ce qu’il en pense en postface, mais la situation est trop neuve, il n’en dit rien de probant. Le philosophe, qui a beaucoup étudié le marxisme et en a critiqué la visée messianique, est en complète contradiction avec la religion d’époque, celle des intellos sous la houlette de Sartre et d’Althusser. Il est un hérétique, évidemment catalogué « de droite » alors qu’il est un libéral politique, un partisan des libertés de penser, de s’exprimer, d’aller et venir. Tout ce qu’offrent plus ou moins parfaitement, mais plus que partout ailleurs, les démocraties libérales faces aux régimes totalitaires fascistes ou communistes.

Raymond Aron a eu raison avant les autres – et contre Sartre – sur le stalinisme : Soljenitsyne l’a montré dès l’Archipel du Goulag. Il avait eu raison avant les autres sur le nazisme, qu’il avait vu croître à Berlin même, alors qu’il poursuivait ses études de philosophie et de sociologie en allemand. Il a eu raison avant l’opinion sur l’indépendance inévitable de l’Algérie – 10 millions d’indigènes pour 1 million de colons – et l’impossibilité d’intégrer le territoire à la France, au risque de modifier en profondeur la démographie, la culture et la société (les Algériens d’Algérie sont aujourd’hui 44 millions, sans compter ceux qui vivent en France et ceux qui sont déjà devenus Français).

Sartre était un moraliste, pour lui « tout anticommuniste est un chien » car le moraliste défend sa vérité, qu’il croit absolue, Bien suprême, et ne tolère pas qu’on la conteste. Aron est au contraire un sceptique, un lucide, qui préfère le réel au vrai, l’observation minutieuse de ce qui est à la reconstruction d’une belle histoire qui peut devenir une illusion, voire un mensonge. C’est toute la distance entre Raymond Aron et la gauche marxiste : pour le philosophe, tous les systèmes sociaux sont imparfaits et la politique n’est que le choix entre le préférable et le détestable. Ni Bien ni Mal, mais le bon ou le mauvais.

Tout le contraire d’une vision morale qui « croit » détenir le Bien en soi et veut le faire advenir par tous les moyens, même les plus coercitifs. La Terreur de 1793 a été la matrice de tous les régimes totalitaires, une inquisition des consciences, un tribunal expéditif sans contradictoire, une élimination des opposants sans concession. La morale existe, mais la politique est d’un autre ordre car la politique n’est pas d’appliquer le Bien (car personne ne sait ce qu’il est pour la société) mais d’arbitrer ce qui est le mieux en fonction de la réalité des circonstances. « Perdre » l’Algérie était-il « Bien » ? Non pour les colons et pour l’armée, victorieuse et qui tenait le terrain ; mais Oui pour la France à long terme et pour les rapatriés qui n’auraient pas pu survivre dans une société où la démographie les aurait vite dilués – comme en Afrique du sud.

Raymond Aron a détesté le nazisme, qui l’a fait « Juif » alors qu’il était laïc et intégré, pleinement Français. Mais il n’a pas pour cela détesté la culture allemande « d’où est sortie la bête immonde » selon la vulgate marxiste. Déjà en 14-18 : « Vous savez, nous, dans notre génération, nous avons détesté réellement détesté et méprisé les intellectuels qui avaient condamné la culture allemande à cause de la guerre de 1914-18 contre l’Allemagne. Un de nos griefs les plus violents contre une partie de la génération précédente a été le bourrage de crânes. Selon ce bourrage de crânes, on ne devait plus écouter Wagner parce qu’il avait été allemand, ou, comme on pourrait le dire aujourd’hui, parce qu’il avait été antisémite. Alors la séparation radicale entre la culture allemande d’un côté, et la politique allemande de l’autre, était pour moi évidente. En dépit de la guerre entre 39 et 45, en dépit du national-socialisme, je ne me suis jamais laissé aller à condamner un peuple et une culture à cause des conflits politiques » p.31. Raymond Aron n’aurait pas plus condamné la culture russe à cause de Poutine – ni même la culture américaine à cause de Trump. Ni Céline à cause de ses pamphlets, ni Barrès à cause de son antisémitisme de circonstances.

Il règle son compte à Maurras, tellement à la mode ces temps-ci chez les Zemmouriens en manque d’idées. « Maurras à représenté une théorie positive de la monarchie avec une idéologie de l’ordre français. Je le lisais peu ; il m’ennuyait. Je trouvais qu’il était hexagonal à un degré exagéré. Même à l’époque où je ne connaissais pas encore le grand monde, je trouvais sa philosophie politique strictement française, provençale… Bon ! Je l’ai lu un peu, mais avec une indifférence totale » p.39. Hexagonal, provincial, ennuyeux. C’est cela que propose l’indigence de la droite extrême aujourd’hui. La presse d’extrême-droite dans les années 30, selon Aron, « vivait de la haine, elle nourrissait la haine, elle créait en France un climat de guerre civile permanente » p.76. Quand on n’a pas d’idées, on a des passions : cela revient… « Pour moi, j’ai choisi depuis 35 ans la société dans laquelle il y a dialogue. Ce dialogue doit être autant que possible raisonnable, mais il accepte les passions déchaînées, il accepte l’irrationalité : les sociétés de dialogue sont un pari sur l’humanité. L‘autre régime est fondé sur le refus de la confiance aux gouvernés, sur la prétention d’une minorité d’oligarques, comme on dit, de détenir la vérité définitive pour eux-mêmes et pour l’avenir. Ça, je le déteste » p.309.

Selon Raymond Aron, « Pour penser la politique, il faut être le plus rationnel possible, mais pour en faire il faut inévitablement utiliser les passions des autres hommes. L’activité politique est donc impure et c’est pourquoi je préfère la penser » p.44. A chacun de faire ses choix, dont le premier est celui de la société dans laquelle il veut vivre. « Ou bien on est révolutionnaire, ou bien on ne l’est pas. Si on est révolutionnaire, si on refuse la société dans laquelle on vit, on choisit la violence et l’aventure. À partir de ce choix fondamental, il y a des décisions, et des décisions ponctuelles, par lesquelles l’individu se définit lui-même » p.58. Par exemple le Front populaire, ce mythe de la gauche : « d‘un côté, à coup sûr, cela a été un grand mouvement de réforme sociale et de l’autre cela a été une politique économique absurde dont les conséquences ont été lamentables » p.72. Au bout de six à douze mois, tout était perdu. De même en novembre 1942 lorsque Pétain a « choisi » de ne pas rallier l’Afrique du nord avec la Flotte, il a consciemment (ou sénilement ?) accepté la défaite et la collaboration. Dès lors, « il donnait au contraire une espèce d’investiture aux mouvements les plus détestables » p.92. C’est cela « l’engagement » aronien ; contrairement au sartrien, il ne se contente pas d’être « moral » en soi, mais il agit concrètement en fonction des circonstances. On ne dit pas aux autres ce qu’il faut faire, on le fait soi-même.

Avis pour l’avenir :« La morale du citoyen, c’est de mettre au-dessus de tout la survie, la sécurité de la collectivité. Mais si la morale des Occidentaux est maintenant la morale du plaisir, du bonheur des individus et non pas la vertu des citoyens, alors la survie est en question. S‘il ne reste plus rien du devoir du citoyen, si les Européens n’ont plus le sentiment qu’il faut être capable de se battre pour conserver ces chances de plaisir et de bonheur, alors en effet nous sommes à la fois brillants et décadents » p.304. La lâcheté de la « génération Bataclan » pour ignorer le militantisme islamique ou la menace de Poutine est navrant ; ils préfèrent boire une bière en terrasse que s’engager pour combattre l’intolérance et la menace.

« Avoir des opinions politiques, ce n’est pas à voir une fois pour toute une idéologie, c’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent » p.185. Sinon, on est simplement croyant d’une « religion », même laïque. « J’ai plutôt parlé de ‘religion séculière’. L’expression s’appliquait partiellement au moins à l’hitlérisme, elle s’appliquait également à l’Union soviétique. Elle concerne une idéologie qui est présentée comme une espèce de vérité religieuse. (…) Il s’agit toujours d’une vérité suprême dont les membres du parti sont les grands prêtres » p.241. L’islamisme aujourd’hui est de ce type, l’écologisme également, avec sa variante Woke, ou ce national socialisme en vogue chez les bobos lepéno-zemmouriens.

Ce pourquoi Raymond Aron se définit comme libéral. « Si je me définis par le refus du parti unique, j’arrive de manière naturelle à la notion de pluralisme, et de la notion de pluralisme à une certaine représentation du libéralisme. Il n’est pas fondé chez moi, à la différence du libéralisme du dix-neuvième siècle, sur des principes abstraits. C’est par l’analyse des sociétés modernes que j’essaie de justifier le libéralisme politique et intellectuel. Montesquieu a déjà justifié le libéralisme par l’analyse sociologique, Alexis de Tocqueville lui aussi et Max Weber aussi. Dans la mesure où je me réclame des trois, à partir de l’étude des sociétés économiques modernes, je vois quels sont les dangers qui résultent de la concentration de tous les pouvoirs dans un parti unique. Je cherche alors les conditions économiques et sociales qui donnent une chance à la survie du pluralisme, c’est-à-dire du libéralisme à la fois politique et intellectuel » p.248.

C’est chez Max Weber qu’Aron a trouvé ce qu’il cherchait intellectuellement : « Un homme qui avait à la fois l’expérience de l’histoire, la compréhension de la politique, la volonté de la vérité, et au point d’arrivée, la décision et l’action. Or, la volonté de voir, de saisir la vérité, la réalité d’un côté et de l’autre côté agir : ce sont, me semble-t-il, les deux impératifs auxquels j’ai essayé d’obéir toute ma vie. Cette dualité des impératifs, je l’ai trouvée chez Max Weber » p.40.

Raymond Aron, Le Spectateur engagé entretiens avec J.L. Missika et D. Wolton, 1981, Livre de poche 2005, 480 pages, €9,20

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Les savants sont trop souvent des spectateurs, dit Nietzsche

Dans la suite de « l’immaculée connaissance » du chapitre précédent de Zarathoustra, Nietzsche poursuit les savants. Il s’attaque aux personnes cette fois, plus qu’au concept de connaissance soi-disant neutre et objective. Il fait des savants des « spectateurs », « assis au frais, à l’ombre fraîche », « ils se gardent bien de s’asseoir où le soleil brûle les marches ». En fait, ils ne s’engagent pas.

La figure de l’intellectuel engagé sera celle des années cinquante et soixante, qui revalorisera Nietzsche et tous les penseurs du soupçon. Dans le XIXe siècle de Nietzsche, les savants et intellectuels restaient en marge. « Pareils à ceux qui stationnent dans la rue et qui, bouche bée, regardent les passants ils attendent et regardent, bouche bée, les pensées imaginées par d’autres. » Ils sont petits, bas et mesquins, ces intellos. « Lorsqu’il se croient sages, je suis horripilé de leurs petites sentences et de leurs vérités : leur sagesse a souvent une odeur de marécage. »

Ils cachent le vide de leur pensée sous des oripeaux chatoyants et l’absence d’idée créatrice sous des sophismes de langage. « Ils sont adroits, leurs doigts sont agiles : que vaut ma simplicité auprès de leur complexité ! Leurs doigts s’entendent à tout ce qui consiste à enfiler, à nouer et à tisser ; ils tricotent les bas de l’esprit ! Ce sont de bons mouvement de pendules : pourvu que l’on ait soin de bien les remonter ! Alors elles indiquent l’heure sans se tromper et font entendre en même temps un modeste tic-tac. Ils travaillent, semblables à des moulins et à des pilons : qu’on leur jette seulement du grain ! – ils s’entendent à moudre le blé et à le transformer en une poussière blanche. » Ce sont des rouages professoraux, pas des chercheurs de vérités. Ils actionnent la logique et la dialectique, et tout ce qui fait tic. Ils emmêlent, comparent et embrouillent, ils sont doués pour ça – ce qui leur évite de créer. Mais du grain ils font de la poussière…

Leur principale mission est de se surveiller les uns et les autres, et de critiquer celui qui sort du lot, jaloux. « Ils savent aussi jouer avec des dés pipés ». Ce pourquoi Nietzsche/Zarathoustra, qui a été un des leurs lorsqu’il enseignait la philologie à l’université de Bâle, leur est devenu étranger. « Leurs vertus me déplaisent encore plus que leur fausseté et leurs dés pipés. »

Le philosophe n’est donc plus « un savant » pour « les brebis », ces êtres qui suivent toujours le troupeau. « Je suis encore un savant pour les enfants et aussi pour les chardons et les pavots rouges. Ils sont innocents, même dans leur méchanceté. Mais je ne suis plus un savant pour les brebis. Tel est mon lot – qu’il soit béni ! » Car ruminer dans le troupeau des savants qui ne savent pas qu’ils ne savent au fond rien, ce n’est ni être savant, ni être chercheur, ni être créateur. Pour ce faire, il faut s’élever au-dessus d’eux tous, ce qu’ils « ne veulent pas entendre », par envie, orgueil et esprit de troupeau. Et les brebis, béent, béates, et bêlent leur assentiment.

Avoir des connaissances étendues, c’est être savant – mais que fait-on de ces connaissances ? Une bonne encyclopédie (aujourd’hui en ligne d’un simple clic) en sait plus que tous les savants du monde. Dès lors, à quoi cela sert-il d’être savant si l’on ne fait rien de la connaissance ?

Arrive alors le second sens du mot savant : celui du chien. Il est dressé pour exécuter certains exercices, le chien savant – mais est-il pour cela savant comme on le dit des savants chez les hommes ? Le savoir-faire et l’habileté qu’évoque Nietzsche ne remplace pas la réflexion et ne fait pas une création.

C’est toute la différence entre la science et le technique. La seconde ne fait qu’appliquer avec savoir-faire et habileté les découvertes de la première – mais elle ne « trouve » rien, elle adapte. L’astuce n’est pas le génie – et trop souvent les « savants » ne sont qu’astucieux, pas créateurs ; ils bidouillent des réponses avec ce qu’ils ont, ils ne posent pas les questions qui importent.

« Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses ; c’est celui qui pose les vraies questions », dit Claude Lévi-Strauss dans Le Cru et le cuit. Il rejoint directement Nietzsche.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Effet 11 janvier

Après les attentats commis il y a tout juste neuf mois par deux minables contre l’esprit soixantuitard moqueur de Charlie Hebdo, des Français ont manifesté en masse dans la rue. Ils étaient certes invités à le faire par un gouvernement un brin démagogique, tout prêt à récupérer « l’indignation » pour redorer son image, mais l’ampleur des manifestations à Paris comme en province a largement submergé cet effet. D’autant que « l’islamophobie » chère à certains intello-gauchistes en mal de victimes à découvrir pour alimenter leur sens de l’Histoire a été absente, les partis extrêmes à droite ayant refusé de s’associer.

Certains, comme Pierre Nora (Le Débat n°185, mai-août 2015), ont pu parler de « communion urbaine » analogue aux funérailles de Victor Hugo – ou à celles de Jean-Paul Sartre, mais communion pour quel message ? Hugo, c’était la grande voix anti-impériale, la république universelle, la compassion d’écrivain célèbre pour les petits et les condamnés ; Sartre, c’était l’intellectuel analysant la politique et le réel, certes fourvoyé dans les années 50 dans le communisme totalitaire, certes cacochyme et délirant dans les années ultimes sous l’influence de Benny Lévy (ex-Pierre Victor), mais un intellectuel engagé dans le réel. Le 11 janvier, quoi ?

Probablement la découverte de « l’ennemi ».

Non pas la finance, comme l’hypocrite candidat Hollande l’avait un peu trop légèrement proclamé – sans surtout ne rien faire contre. Mais l’islam radical en tant que religion intolérante, en tant que cléricalisme prescripteur d’une morale archaïque qu’on croyait terrassée par 1905 et 1968. Non pas l’islam mais le salafisme, non pas la croyance en Allah dernier avatar des religions du Livre, mais le rigorisme puritain des premiers temps bédouins, complètement inadapté aux sociétés occidentales modernes.

Il existe un socle républicain qui est comme un inconscient politique, révélé brusquement le 11 janvier.

C’est moins le « droit » au blasphème que la liberté de s’exprimer, inhérente à tout débat public – donc à l’exercice même de la démocratie. L’étranger ne s’y est pas trompé, qui a fait de cet événement très français un moment planétaire jusqu’en Afrique, en Inde et au Japon. Même les États-Unis ont attribué le prix du Pen Club aux journalistes de Charlie Hebdo. Les Américains sont pourtant habitués à une liberté d’expression sans aucune entrave, contrairement à la nôtre – bardée de lois Pleven, Gayssot, Taubira et autres Halde politiquement correct sur le genre, la sexualité, le handicap et le harcèlement. S’il n’y a pas choc « des civilisations », il y a bel et bien choc de la liberté contre la religion.

Lorsque celle-ci veut s’imposer partout dans l’existence, de la chambre à coucher au gouvernement du pays et aux relations internationales, il ne s’agit pas de croyance mais de force, pas d’opinion mais de totalitarisme. Les faux-culs du « pas d’amalgame » et du déni ont tenté de se raccrocher aux branches d’une manifestation populaire d’ampleur rare, mais ils n’ont rien compris s’ils ne tiennent pas compte de cet attachement viscéral à la liberté égalitaire de croire et de dire, de s’exprimer sans opprimer.

Oui, ils y a des musulmans intolérants, lorsqu’ils sont intégristes ; oui, il y a des Arabes racistes, lorsqu’ils manifestent leur haine des Juifs, des « Gaulois » et tous les kéfirs ; oui, il y a des victimes sociales qui deviennent bourreaux, comme les Merah, les Kouachi et les Coulibaly… Ce n’est ni raciste, ni islamophobe de le dire – c’est énoncer des faits.

Coran dit

Et oui, il y a des gens de gauche qui flirtent dangereusement avec l’amalgame et la haine, lorsqu’ils assimilent les Palestiniens aux nouveaux prolétaires de l’Histoire, donc les Israéliens aux impérialistes américains, capitalistes à abattre. Le crétinisme d’un Todd, qui fait du 11 janvier une grande manifestation « d’islamophobie », appartient à ce genre de raisonnement tordu où, puisque l’on récuse les massacreurs, on rejette forcément leur race et leur religion – donc tout leur groupe.

Les revendications des religions sont légitimes comme les autres, dans le débat démocratique. Mais elles ne peuvent dépasser un niveau « raisonnable » – qui est celui où leur liberté rencontre celle des autres. L’objectif de l’islam intégriste est de convertir ou de dominer, par le djihad plus militaire (interprétation sunnite) que spirituel (interprétation chiite). Si chaque religion a ce même objectif d’imposer sa foi, la vie en commun est impossible, la seule voie est la guerre de religion des communautés dressées les unes contre les autres comme hier en France sous Louis XIV et sous l’Occupation, aujourd’hui au Liban en Syrie, en Irak…

Or « les sociétés islamiques sont des sociétés d’Ancien régime », démontre Henry Laurens, professeur d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France (Le Débat, n° cité), « elles s’effondrent d’elles-mêmes avec cette entrée de la modernité ». Plus la société se modernise et plus l’islam sert d’identité, un islam individuel bien loin de la théocratie des origines – donc un islam idéalisé, rendu à la mythique pureté des « premiers temps », hors de l’histoire – littéral. Mais c’est un islam des ignorants, qui tient pour rien les siècles de commentaires des philosophes musulmans : avec l’école primaire désormais répandue, « des tas de gens vont pouvoir lire les textes religieux, voire les connaître par cœur, en tout cas le Coran, et vouloir les appliquer de façon littérale sans les vingt-cinq ans d’études religieuses indispensables pour rédiger un bon commentaire ».

enfant soldat syrie los angeles times

Devant cette « pathologie de la transition moderne » (Marcel Gauchet, Le Débat n° cité), il faut donc « imposer » chez nous sans état d’âme la loi républicaine aux intégristes – de quelque croyance qu’ils viennent, islamistes rétrogrades, intégristes chrétiens, fondamentalistes juifs, communistes révolutionnaires, néo-nazis totalitaires, écologistes de contrainte, féministes du genre. Nous avons le droit de décider par la majorité comment vivre sur notre sol, malgré la démagogie électoraliste et la lâcheté politique dont font preuve trop souvent les « zélus ».

Pas d’excès de liberté aux ennemis de la liberté !

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Michel Houellebecq, Soumission

michel houellebecq soumission
S’il était besoin de le prouver une fois encore, il ne faut jamais croire les critiques de la mafia littéraire qui sévit dans les magazines de l’entre-soi engagé. Ce nouveau cru Houellebecq est un roman (c’est écrit dessus), il est houellebecquien en diable et très agréable à lire. Contrairement à la doxa des envieux aigris qui sévissent dans « les médias », Soumission est une belle fable qui appelle la réflexion. Car « seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain » p.13.

Le narrateur s’appelle François comme le pape, comme le président actuel (qui fera deux mandats) et comme le futur Premier ministre que l’auteur imagine être Bayrou. Tous ces François sont insignifiants, délavés par le cours de l’histoire, sans plus rien à dire au monde ni à eux-mêmes. Nous sommes, comme d’habitude chez Houellebecq, dans le grand vide intérieur. Le catholicisme s’est perdu au tournant du XXe siècle (comme en témoignent Joris Karl Huysmans et Léon Bloy), Hollande s’est perdu entre centre-gauche et centre-droit (autrement dit nulle part), quand à l’antihéros qui raconte, il a fait de vagues études littéraires qui lui ont permis une sinécure de fonctionnaire à l’université où il forme de futurs chômeurs à des auteurs oubliés (et sans grand intérêt) ; il est solitaire, vieillissant, adonné à l’alcool et au tabac, de moins en moins séduisant pour baiser.

Contre ce tropisme qui mène à une impasse, la fable imaginée par l’auteur est habile et pourquoi pas possible (bien qu’à mon avis improbable). Mais le propre des fables n’est pas de se réaliser ; il est de faire cogiter. Celle de Bernard Mandeville offre à penser les bases du libéralisme économique, celle de George Orwell expose la tentation totalitaire des États, celle de Michel Houellebecq montre combien l’esprit de soumission est au cœur de nos sociétés repues et mal à l’aise, sans foi par laïcité intransigeante, donc sans vitalité. On peut contester cette vision, elle a le mérite de la cohérence.

Mais Soumission est bien autre chose que le pétainisme larvé de la collaboration avec le plus fort, accompagnée de la dénonciation jalouse (et anonyme) de ses voisins. Il faut attendre la page 260 pour comprendre (page que rares sont les critiques à avoir atteinte, semble-t-il, pressés de livrer leur fiel). Encore une fois, Houellebecq plonge dans l’érotisme pour penser la société : « L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue. (…) Il y a pour moi un rapport entre l’absolue soumission de la femme à l’homme, telle que la décrit Histoire d’O, et la soumission de l’homme à Dieu, telle que l’envisage l’islam. Voyez-vous (…) l’islam accepte le monde, et il l’accepte dans son intégralité, il accepte le monde tel quel (…) la création divine est parfaite, c’est un chef-d’œuvre absolu. Qu’est-ce que le Coran au fond, sinon un immense poème mystique de louange ? De louange au Créateur, et de soumission à ses lois ». Les intellectuels de gauche qui reniflent dans ce roman des relents d’islamophobie ont le pif faussé par leur rhume idéologique, figés dans l’entre-soi confortable où tous ceux qui ne pensent pas comme eux sont « fascistes ».

D’ailleurs, qu’y a-t-il de plus ringard aujourd’hui qu’un « intellectuel de gauche », ce fossile laissé sur la grève par le flot de l’histoire ? « Il semblait bien, à voir les faits, que les journalistes de centre-gauche ne fassent que répéter l’aveuglement des Troyens. (…) Il est probablement impossible, pour des gens ayant vécu et prospéré dans un système social donné, d’imaginer le point de vue de ceux qui, n’ayant jamais rien eu à attendre de ce système, envisagent sa destruction sans frayeur particulière » p.56.

L’auteur, par la voix de son narrateur, reste neutre, observateur ; il ne s’engage pas, il constate. Et tant pis si cela remue les professionnels du choqué, tant mieux même, puisque Houellebecq a gardé de ses années anarchistes le sens de la provocation. Sa fable a peut-être le tort d’être trop proche de nous pour être vraiment crédible. Il la situe en 2022, après les deux mandats de François Hollande réélu en 2017 contre Marine Le Pen, après le délitement de la droite UMP encombrée de politiciens médiocres selon Houellebecq : Copé, Sarkozy. La France en a marre du marasme, du no future, de la dilution dans le reste du monde par technocratie interposée et de la guerre civile larvée entre djihadistes et identitaires à coups de pistolets automatiques et de voitures brûlées. Les extrêmes montent, d’un côté les identitaires (que Houellebecq a le bon sens contre la gauche de distinguer des fascistes), de l’autre les traditionnalistes (catholiques, humanistes moraux, écologistes de terrain… et musulmans plus ou moins pratiquants). Les présidentielles de 2022 voient donc la conjonction imprévue de l’UMPS et de la Fraternité musulmane, nouveau parti qui a pris son essor aussi vite que celui de Grillo en Italie il y a peu – contre le Front national. FM contre FN, il fallait y penser. Et quoi de plus consensuel que de laisser gouverner Bayrou, catholique laïc, gauchiste du centre, expert en retournement de veste et prêt à tous les compromis pour arriver au pouvoir (p.152) ?

Mohammed ben Abbes est arabe polytechnicien énarque, il en existe déjà, issus de la méritocratie républicaine, tels Nacer Meddah ou Aïssa Dermouche. Ben Abbes est élu président par consensus des centres et des traditionnalistes, il a pour modèle l’empereur Auguste et pour ambition de reconstituer l’empire romain autour de la Méditerranée afin de compter enfin dans le monde. Il est aidé des capitaux saoudiens et qataris, ce qui lui permet d’imposer l’islamisation « modérée » de la société. Le cercle vertueux s’enchaîne : baisse immédiate de la délinquance et disparition visuelle des racailles ; effondrement du chômage par hausse des allocations familiales pour les mères qui renoncent à travailler ; décence dans les rues et les médias ; baisse drastique des dépenses d’éducation nationale, l’enseignement n’étant gratuit que pour le primaire, privé confessionnel pour le secondaire et le supérieur, l’enseignement technique encouragé ; baisse des dépenses sociales, le principe de subsidiarité voulant que ce soient les familles (cellule sociale de base) qui soutiennent leurs membres, chacun étant vivement encouragé à créer son autoentreprise ou à devenir artisan ; les exportations de luxe s’envolent avec les capitaux du Golfe et l’immobilier de prestige se porte bien, tous les Arabes riches voulant un pied à terre à Paris ou dans les villes du terroir français. Et lorsque l’économie va, tout va, les Français sont contents – les grands principes, l’universalisme et la morale laïque, ils s’en foutent au fond (d’après l’auteur).

Quelques affirmations gratuites, comme le fait de piller des thèses universitaires pour composer la sienne : or, depuis des années, existent des logiciels de vérification plutôt efficaces. Pourquoi écrire plusieurs fois « hallal » avec deux l alors qu’un seul suffit ? Par ignorance ou pour qu’il ressemble à Allah ? Pourquoi écrire p.153 « entreprenariaux » et pas entrepreneuriaux, mot correct ? Robert Rediger est-il un avatar de Robert Redeker connu pour sa dénonciation des aspects totalitaires de l’islam mais aussi pour la soumission du sport à la marchandise ?

D’autres choses me gênent ou me paraissent invraisemblables :

  • l’abdication des femmes qui retournent aux 3K des nazis : Kinder, Küche, Kirche ;
  • l’insignifiance de Manuels Valls pourtant porté en 2015 par le national-sécuritaire, et de Nicolas Sarkozy, évacué d’un mot par l’auteur alors qu’on l’a connu roquet pugnace ;
  • l’affirmation (fausse et gratuite par ignorance) que Jean-Marie Le Pen est « un abruti, à peu près complètement inculte » – alors qu’il est diplômé d’études supérieures de sciences politiques avec une thèse sur les courants anarchistes ;
  • la passivité des Français face à l’islamisation (« une acceptation tacite et languide » p.204), alors que l’islam reste associé sans recul au cléricalisme et au terrorisme par le peuple votant (que les élites trahissent, cela s’est déjà vu, avec la meilleure rhétorique du monde, mais elles ne forment qu’un quart des votants) ;
  • l’absence de réactions américaines et européennes (les Juifs français font leur Alya en masse sans protester, les Belges passent à l’islam parce qu’incapables de s’unir entre Flamands et Wallons – seule la religion transcende les particularités ethniques, mais les Allemands se laisseraient faire comme si de rien n’était ?).

L’hypothèse de l’auteur est l’implosion mentale d’une population française vieillissante, ayant épuisé l’élan de mai 68 et face à l’impasse de l’individualisme matérialiste. Sur l’exemple de René Guénon, les catholiques peuvent intégrer l’islam. La nouvelle génération née avec le siècle (atteignant l’âge de voter dès 2018) serait plus pragmatique, plus réaliste, mieux encline à accepter « la mondialisation » et la multiculture – donc l’islam s’il apporte des compensations. Or c’est le cas : mariages arrangés sans avoir à faire l’effort de séduire, jusqu’à quatre épouses selon le statut social (ce qui veut dire une de plus tous les dix ans pour les fonctionnaires aisés), la copulation dès 14 ans (une quatrième épouse jeunette lorsqu’on est barbon, cela mérite-t-il de brailler encore pour la laïcité ?), l’absence de solitude grâce à la famille, des emplois pour tous les mâles et des enfants pour toutes les femmes – chacun sa place bien définie -, l’apaisement des désirs par une vêture décente en public (mais affriolante en privé). Finie la provocation sexuelle, obsession de Houellebecq, « la détection des cuisses de femmes, la projection mentale reconstruisant la chatte à leur intersection, processus dont le pouvoir d’excitation est directement proportionnel à la longueur des jambes dénudées » p.177.

Mais bien contestable est le constat démographique : « L’humaniste athée, sur lequel repose le ‘vivre ensemble’ laïc, est donc condamné à brève échéance, le pourcentage de la population monothéiste est appelé à augmenter rapidement, et c’est en particulier le cas de la population musulmane – sans même tenir compte de l’immigration, qui accentuera encore le phénomène » p.70. C’est faire de la religion une quasi-essence, or on constate que si les musulmans de la seconde génération gardent peut-être un peu de la culture de leurs parents, ils sont attachés aux libertés laïques ; seuls les rejetés du système « retournent » à la religion à titre de compensation pour leur ressentiment. « La sous-population qui dispose du meilleur taux de reproduction, et qui parvient à transmettre ses valeurs, triomphe » (p.82) : c’est ainsi que s’opèrerait l’adhésion indolore au parti de la Fraternité musulmane selon Houellebecq. Mais les secondes et troisièmes générations ne font pas autant d’enfants que la première et tendent à suivre le modèle dominant, les démographes le constatent.

Malgré ces critiques, le roman est fluide, bien écrit, musical en quatre mouvements. Il allonge des phrases longues à la Proust, balancées de virgules, il place ces italiques qui soulignent avec bonheur les expressions toutes faites et les idées reçues contemporaines. Bien que subsistent quelques préciosités comme « terminaison » pour dire fin, ce roman se lit d’un trait égal. Vous ne vous ennuierez pas, même si vous n’aimez par le personnage ni l’auteur, plutôt ravagés de sexe et d’alcool. Soumission vous fera réfléchir sur la France aujourd’hui, sur les élites prêtes à trahir par égoïsme et esprit de caste, sur l’islam – meilleure et pire des choses selon le point de vue -, sur la politique – peut-être moins choisie qu’on le dit… Laissez vos préjugés au vestiaire et pensez par vous-même, telle est la grave leçon de cette fable. Surtout après les attentats contre Charlie et contre des Juifs, et après la marche des bobos accompagnés pour une fois par une grande part du peuple de France.

Michel Houellebecq, Soumission, 2015, Flammarion, 303 pages, €21.00 ou format Kindle €14.99

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