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Michel Santi, Une jeunesse levantine

Michel Santi est un original, et cette autobiographie en « réécriture subjective », comme l’analyse Gilles Kepel dans sa préface, donne les clés de son intelligence « décalée ». Il publie en effet le 3 mars de cette année dans La Tribune, le journal français de la bourse, l’engrenage d’un scénario apocalyptique déclenché par Trump – qui, heureusement, ne s’est pas produit. Ou du moins pas entièrement.

Michel est en effet né à Beyrouth en 1963 de Paul Santi, diplomate français issu d’une famille de Français d’Égypte, Compagnon de la Libération, et de Nadia Rizk, issue d’une des grandes familles chrétiennes orthodoxes du Liban. Français de naissance, élevé au collège jésuite français Notre-Dame de Jamhour, il quitte le Liban avec son père mais sans sa mère, à 12 ans en 1975, lors du déclenchement de la guerre civile.

Il part à Djeddah, en Arabie saoudite, où son père est nommé et, à 12 ans et demi, est invité par un prince saoudien de 50 ans à l’accompagner en pèlerinage à La Mecque. Son père ne pouvait pas, devant demander l’autorisation au ministère. Ce prince, prénommé Abdallah, sera roi d’Arabie saoudite en 2005. Ce passage à la puberté est une véritable initiation, comme les Grecs antiques l’organisaient pour leurs garçons, les confiant à un mentor plus âgé. Michel dira qu’il est parti du Liban « innocent et pur », ce qui signifie qu’il y reviendra différent. Gilles Kepel le suggère en passant lorsqu’il évoque le jeune compagnon du prince en « éphèbe chrétien ». Le pèlerinage exige la pureté du corps, mais l’avant et l’après sont libres. L’initiation à l’antique est autant spirituelle que de caractère, l’affectivité et la sensualité restant loin en second. Khomeiny, lorsqu’il le rencontrera, sera impressionné par cet aspect de l’éducation de Michel.

Rejoignant sa mère à 13 ans via Chypre, dans un Liban en guerre civile, il rencontre Sandy (Iskandar Safa), qui a alors 21 ans et milite dans la milice chrétienne nationaliste des Gardiens du Cèdre. Il deviendra homme d’affaires et de réseau, propriétaire des chantiers Constructions mécaniques de Normandie et de Privinvest, un géant international de l’armement et de la construction navale, ainsi que de l’hebdomadaire Valeurs actuelles. Il négociera en 1988 la libération des otages français du Liban. Il est l’amant de sa mère et l’adolescent Michel lie amitié, le suit, portant l’uniforme de la milice et chargé du dispensaire. Il rencontre le commandant afghan Massoud à Beyrouth, le futur terroriste chef de la branche militaire du Hezbollah Imad Moughanieh de son âge, puis Ali Hassan Salamé, dit Abou Hassan, cerveau des opérations terroristes de l’OLP (dont les fameux attentats de Munich contre les athlètes israéliens), qui est le mari de sa cousine Georgina et islamo-progressiste, ancêtre des islamo-gauchistes d’aujourd’hui.

« Les Palestiniens n’existent pas » (c’est ce qu’affirme par exemple Khomeiny p.170) ; ils sont arabes, dans l’histoire soit égyptiens, soit turcs, et ont une origine génétique commune avec les juifs. Expulsés de leurs terres par l’expansion d’Israël, ils sont exploités et manipulés par les puissances de la Ligue arabe pour mener leur jeu politique. Zuheir Mohsen, dirigeant de Saïqa, une faction palestinienne pro-syrienne et représentant à l’OLP affirmait en 1977 : « Nous parlons aujourd’hui de l’existence d’un peuple palestinien seulement pour des raisons tactiques et politiques, car les intérêts nationaux arabes demandent que nous posions le principe de l’existence d’un peuple palestinien distinct pour l’opposer au Sionisme. » Cancer du Proche-Orient, aucun pays « frère » ne veut d’eux sur son territoire, car ils créent bientôt une armée, menacent les institutions, gangrènent le pays de l’intérieur : la Jordanie les a chassés en septembre 1970 (p.141), le Liban les a chassé en 1982, l’Égypte les refuse en 2025.

Michel quitte la milice en fin d’année, las des massacres inter-ethniques et inter-religieux. « La terreur pour le plaisir, le sang pour le fun, la course aux martyrs, des deux côtés – de tous les côtés – vu qu’il y a autant de groupuscules que de causes, que de religions, que de sectes, que de villages, que de familles, que d’ennemis à abattre… » p.129.

Il rejoint son père nommé en Turquie, reprend ses études et passe brillamment le bac scientifique français. Il y rencontre un ami de son père, le résistant et espion Robert Maloubier, « Bob ». A 15 ans, il dîne chez sa cousine à Paris avec Sandy, Yasser Arafat (qu’il n’aime pas) et Shimon Peres (qu’il trouve froid). Sandy, qui veut désormais se faire appeler Iskandar, l’emmène à Neauphle-le-Château rencontrer l’ayatollah Khomeiny en exil, qui prépare son retour en Iran et la révolution islamique.

Il parle toute une après-midi avec lui, en tête à tête. « La cause palestinienne – qui est séculière – est devenue l’opium du peuple musulman, qui juge tout à travers son miroir déformant (…) Sous le prétexte de combattre Israël, ils asservissent leurs propres peuples et consolident leur tyrannie » (p.171), explique l’ayatollah au jeune garçon. Et de lui avouer qu’il va exploiter les Palestiniens lui-même pour diviser les pays arabes sunnites, afin d’imposer le chiisme, seule vraie foi en prolongement du message de Jésus. Et de lui exposer sa doctrine : « L’Islam, c’est la religion des opprimés. (…) Comme tous les chiites, je suis par définition contre la monarchie, contre toutes les monarchies, qui ne sont pour moi que des relents du polythéisme. (…) Tout est politique en islam ! » p.178. Son idée suprême est que la politique doit être subordonnée à la foi, inscrite dans le Coran et point barre. Puis il prend, selon le Michel Santi de 16 ans réécrit par l’adulte mûr de 60 ans, des accents Mélenchon :« Un pouvoir autoritaire est tout ce dont nous avons besoin. Ces créoles, ces Noirs, ces Arabes, ces pauvres, ces indigents de la démocratie, ils ne peuvent plus se satisfaire de simplement exister. (…) L’émotion est constructive, la raison fait des ravages. Voilà pourquoi je revendique la déraison. (…) J’appelle au désordre car l’ordre est ennuyeux. (…) Le relativisme – qui est une notion purement chiite par ses questionnements permanents – enrichit et libère » p.216. Il prône comme Trotski, la révolution permanente. Cette réhabilitation de l’émotion séduit le jeune Michel, qui a lu à 14 ans (p.152) le psychologue Pierre Janet.

Début 1979, Michel rend visite à sa cousine qui vient de perdre son mari assassiné par les services israéliens. Khomeiny veut le voir et lui demande de l’accompagner en Iran. Il a presque 16 ans et, une fois encore, est pris comme mascotte par un dignitaire musulman. Fils de diplomate français, jeune et chrétien, ami d’un prince saoudien, Michel est un « otage » parfait au cas où le retour se passerait mal. Car si Khomeiny est doux et poète lorsqu’on est d’accord avec sa façon de penser, il devient inflexible et sans pitié dès que l’on remet en question sa loi, donc Allah qu’il connaît par coeur (chapitre 44).

A 18 ans, Michel quitte la Turquie pour s’installer à Paris et commencer des études de médecine. Il réussit le concours à la fin de la première année mais, amoureux de Gilles, frère d’un condisciple de médecine d’un an plus jeune, est persuadé de rendre visite au Liban, que l’armée israélienne vient d’envahir. Gilles a un lointain cousin de 18 ans, blond et bien dessiné, dans l’armée d’occupation. L’assassinat du président élu du Liban Béchir Gemayel en septembre, suivi des massacres de Chabra et Chatila, incite Gilles à repartir en France tandis que Michel le quitte pour s’installer avec le cousin, qui déserte, écoeuré par les massacres israéliens. Shimon Peres le fait rapatrier à Paris comme indésirable en Israël, et le petit ami, sur le point d’être arrêté par l’armée, se tue.

Michel Santi ne reprendra pas ses études de médecine interrompues. Il se tourne vers HEC Paris, en sort diplômé, cofonde en 1993 sa première société de gestion de fortune indépendante à Genève, est naturalisé suisse en 1997 et développe ses activités jusqu’en 2005, où il devient consultant de banques centrales et professeur à HEC. Il a appris durant sa jeunesse à parler français, arabe, anglais, turc, et connu de multiples expériences. D’où son originalité à penser la finance. « L’incertitude est devenue ma meilleure alliée, et j’ai appris à la respecter. Surmonter l’inimaginable, se méfier du formalisme, survivre et même prospérer par temps de grandes volatilités » p.261. Penser autrement est la seule façon de profiter des engouements et des paniques – en investissant à l’envers du troupeau. Malgré une vie très différente, une âme sœur.

Michel Santi, Une jeunesse levantine – préface de Gilles Kepel, 2025, éditions Favre, Lausanne, 273 pages, €20,00, e-book Kindle €12,99

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Le blog de Michel Santi

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Lepénie en débandade après l’érection

Pas de majorité absolue, trois blocs dont la gauche en tête – mais avec le repoussoir Mélenchon. Qui sera Premier ministre ? Suspense.

Les Français en ont eu marre du bordel ambiant. Mélenchon, Macron, Hollande sont, dans cet ordre les moins appréciés des Français comme fouteurs de merde : le premier adepte de la révolution permanente et de la crise de régime pour assurer une démocratie directe dont il serait le caudillo à la Chavez ; le second pour avoir forcé à coups de 49-3 des réformes dont les Français ne voulaient pas, avant de dissoudre trop tard et trop vite l’Assemblée, laissant le pays en plein vide vacancier et en pleins JO à la merci d’inexpérimentés ; le troisième parce qu’il n’a pas su assurer la politique sociale-démocrate de gauche en augmentant les impôts – donc le chômage, puis en s’alliant au diable gauchiste au mépris de tous ses « principes ». Les plus appréciés, Attal et Bardela, dans cet ordre, ne le sont qu’à 42 %, selon un sondage Opinion Way pour la Fondapol, réalisé par interview du 21 au 24 juin dernier sur 3040 personnes selon la méthode des quotas. Car Attal n’a pas eu le temps de faire ses preuves et Bardela ne les a jamais faites. Fausse vérité, Bardela n’a eu qu’une « victoire différée » – l’autre nom de la vraie défaite. Le président a divisé pour mieux régner – mais va-t-il y parvenir ? Son ex-majorité n’a pas si démérité que cela et Gabriel Attal se place pour l’avenir.

Avant le second tour, la moitié des électeurs craignait l’une ou l’autre des majorités possibles, celle du président suscitant le moins de crainte car on sait à quoi s‘attendre, au contraire de la gauche populo ou du RN populiste. Le Nouveau « Front populaire » (dont le nom lui-même est une arnaque) est une agrégation de divergences ; seuls 20 % des électeurs souhaiterait voir Mélenchon accéder au foutoir (le nom qu’il donne au pouvoir). Le plus adulé, Bardela, est érigé par 38 % seulement – et la débandade est sévère au second tour. Le chef insoumis a accumulé tant de haine dans la société politique que ses électeurs mélenchonistes ont parfois préféré Jordan Bardela à Gabriel Attal. La politique a quelque chose de sexuel, d’où l’excitation médiatique, les halètements des commentateurs et les métaphores amoureuses. Le résultat des érections sortis des burnes a rejeté le RN, goûté du bout des lèvres le FDG, relégué l’ex-majorité. Faites vos jeux, la balle au centre – à condition de virer le Mélenchon comme arbitre… ce qui n’est pas acquis pour l’instant. Car aucun bloc élu ne peut gouverner seul.

Pour l’ensemble, les trois priorités pour la France sont le pouvoir d’achat, l’immigration et la délinquance. La dette ne vient qu’en sixième position (quoiqu’on s’encroûte), après « les inégalités » (tonneau des danaïdes) – et l’aide à l’Ukraine ou la défense en dernier (plutôt rouge que mort). Le problème français est que l’État-providence ne l’est plus. Il est déjà réduit aux fonctions régaliennes, mais nul politicien n’ose l’avouer aux électeurs. C’est alors le sempiternel bal des promesses, qui ne font (et ne feront) que des cocus aigris et revanchards. La politique économique n’est plus décidée par le gouvernement mais par les multinationales, les questions sociales et culturelles sont guidées par la mondialisation, la démographie dépend de plus en plus des flux migratoires, les frontières sont désormais perméables, les taux d’intérêt décidés en Allemagne ou aux États-Unis. Après quarante ans d’endettement sans garde-fou et de fiscalité maximum sans que les dépenses s’ajustent, le gouvernement – quel qu’il soit – n’a plus de marge de manœuvre budgétaire. S’il faut distribuer, il faut prendre ailleurs : réduire l’école pour la défense, réduire l’hôpital pour la justice, réduire les aides sociales pour payer les fonctionnaires. Seuls la diplomatie, le renseignement, et le militaire restent des moyens politiques encore efficients, d’où l’âpre bataille qui va avoir lieu pour les contrôler entre Élysée et Matignon.

La France se voit désormais en trois blocs : ceux qui veulent éviter le RN, ceux qui veulent éviter Mélenchon, ceux qui veulent éviter l’ex-majorité présidentielle… Mais de projet positif : point. Tous se rejettent et se haïssent, l’aptitude à former des compromis semble bien… compromise. Dure habitude à prendre : se caresser au lieu de se bugner. La victoire anglaise des Travaillistes montre a contrario combien la gauche française est médiocre. Son leader Keir Starmer, quasi inconnu, a évacué les gauchistes et a rassemblé une majorité très confortable. Les Faure et Hollande en ont été incapables, privilégiant la petite tactique IVe République au grand dessein de ressusciter la social-démocratie sous la Ve. Glucksmann se retrouve le dindon de la farce, lui qui avait bien redressé l’image de la gauche aux Européennes. Le risque était plutôt Bardela (l’ordre) que Mélenchon (le chaos), résultante des petits arrangements entre minables. Selon les estimations vers 20h40, les villes ont refusé le RN, les bourgs et les campagnes Mélenchon. Mais échec au RN : les Français ont eu peur de l’aventure, des collabos de Poutine, des relents de pétainisme. Caramba, encore raté !

De quoi goûter le second degré de ce célèbre slogan de mai 68, jamais compris à sa juste valeur : érection, piège à cons.

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Anatole France, Les dieux ont soif

anatole france les dieux ont soif folio

Enfin le retour du roman pour Anatole France, un bon roman historique, édifiant et passionné. Anatole France a voulu reconstituer l’air du temps révolutionnaire, à Paris, durant la Terreur ; il a voulu comprendre comment un élan pouvait devenir système et échapper aux acteurs, les rendant spectateurs, engrenages de la machine ; comment le rêve heureux de se prendre en main en Assemblée nationale le 17 juin 1789 a pu générer la réalité cruelle des massacres de septembre (du 2 au 6) en 1792 qui préparent la Terreur de 1793…

Son personnage sera donc un artiste saisi de vertu, Évariste Gamelin, ci-devant peintre, 28 ans. Sa jeunesse lui donne la beauté mais – fantasme chrétien – la beauté du diable, qui cache sous de plaisants atours la glace du dogmatisme. Elle s’empare de la sensibilité passionnée de cet âge pour lui faire servir la Raison pure : le mal absolu. Il y a du christique chez le jeune homme, « irrémédiable de chasteté » p.440, incapable de marier sa bonne amie Élodie pourtant fort amoureuse de lui. Mais un Christ inversé, martyr de la Vérité certes, mais de l’inhumaine. Comment les Lumières ont-elles pu engendrer ce culte de la Loi, cette déraison du « bon sens », cette négation qu’il soit « la chose du monde la mieux partagée » ? « Ce ne sont pas des hommes, ce sont des choses » p.585. Car c’est un coup de force d’un petit groupe d’« enragés » qui décrète la mobilisation générale, instaure un tribunal « révolutionnaire » et entretient sans cesse le fantasme du Complot et de la Trahison pour éliminer tous ceux qui ne pensent pas selon le vent venu d’en haut. Où est le partage du bon sens dans cette Raison imposée ?

L’auteur montre donc comment, touche après touche, l’exigence de vertu surhumaine détruit l’humanité, comment les Jacobins éradiquent toute diversité, comment le déisme d’État traque avec fanatisme à la fois l’ancien catholicisme et le nouvel athéisme. Toute foi peut dégénérer en fanatisme, on l’a vu avec le catholicisme sous l’Inquisition, avec les Lumières sous la Terreur, avec le communisme sous Staline, Mao et Pol Pot, avec l’islam sous Khomeiny et Ben Laden, avec la finance radicale, explosée en 2007. Le « bon sauvage » de Rousseau, pris au mot, se révèle singe hurleur, violent et cruel. La nature serait-elle darwinienne et pas biblique ? « Il fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se trompe jamais ; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes de Jean-Jacques » p.593.

Baisant un enfant de 8 ans dans un jardin public, Évariste Gamelin s’exclame : « Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que tu sois bon » p.607. Toujours cette illusion que, lorsque le mal sera éradiqué le paradis règnera sur la terre, l’avenir sera radieux. Mais demain – car il reste toujours de mauvaises herbes à extirper, d’ancienne habitudes qui renaissent, un « homme nouveau » éternellement à construire, dans une « révolution permanente ». Le monde ici-bas est mêlé, c’est cela que les tenants des Idées pures et d’un Idéal hors du temps ne peuvent accepter : ils traquent donc sans cesse les « traîtres » et châtient jour après jour les « coupables » – dont le seul tort est de ne pas obéir à l’épure…

Robespierre, bourgeois provincial un peu efféminé, ne se sent plus d’orgueil lorsqu’il parvient, par louvoiements et flatteries égalitaires, à rallier la majorité jacobine. Lui, l’Incorruptible, a mis la Vertu hors du temps, tel une nouvelle Table de la Loi. Sa « pureté » inhumaine s’étourdit de paroles, s’enfume de morale et, saisi de vertige, ne voit plus rien de la réalité des gens ni des choses. Tout ce qui va contre le monde idéal qu’il a créé tout armé dans sa tête doit être faux ou traître, tous ses prédécesseurs révolutionnaires, puisqu’ils le contestent parfois, ne peuvent être que des comploteurs monarchistes depuis l’origine, entachés de péché originel – donc à éliminer pour que survienne le Souverain bien. Robespierre apparaît deux fois dans le roman, mais plane sur toute la période.

Anatole France, socialiste jaurésien, abominait Robespierre et la Terreur, signe pour lui du dérapage de la raison pratique dans la raison pure. Son incarnation est Brotteaux des Îlettes, ci-devant receveur des finances sous l’Ancien régime, réduit à vendre des pantins de carton et ficelles dans un grenier parisien. Il est sensuel et de bonne humeur, prend les choses comme elles viennent, cultivant le doute critique, se nourrissant de Lucrèce – un véritable écolo libertaire, si l’on ose cet anachronisme. Il exerce sa raison contre la Raison, ses lumières contre l’aveuglement d’État qui voit tout, qui sait tout, qui peut tout – et qui décrète malgré vous ce qui est « bien » pour vous. « J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes » p.479.

La brutalité du fanatisme égalitaire détruit toute liberté et toute fraternité – or c’est par l’équilibre des trois vertus que la Révolution est grande. Robespierre et les Jacobins ont fait déraper la devise dans l’abstrait, idéal fusionnel de « la Nation » conçue comme appareil tenus par quelques-uns, au détriment du plus grand nombre et de leur diversité. Le contraste, éclairé par l’auteur, était grand entre les images d’État de la fête de la Fédération, ces statues géantes d’Hercules populaires, ces statues de la Nature seins nus, cette Isis hiératique (qui nous rappellent furieusement la période soviétique ou nazie), et les réactions du vrai peuple dans sa vie quotidienne : « on se croirait sur les bords du Nil » p.494. De là à exiger des citoyens qu’ils construisent des pyramides sous le fouet, il n’y a qu’un pas.

Son beau-père potentiel le dit carrément à Évariste : « Vous êtes dans le rêve ; moi je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie : elle dure trop. Cinq ans d’enthousiasme, cinq ans d’embrassades, de massacres, de discours, de Marseillaise, de tocsins, d’aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes à cheval sur des canons, d’arbres de la libertés coiffés du bonnet rouge, de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des chars de fleurs ; d’emprisonnement, de guillotine, de rationnements, d’affiches, de cocardes, de panaches, de sabres et de carmagnoles, c’est long ! Et puis l’on commence à n’y plus rien comprendre. Nous en avons trop vu, de ces grands citoyens que vous n’avez conduits au Capitole que pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La Fayette, Bailly, Pétion, Manuel et tant d’autres. Qui nous dit que vous ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros ? » p.456.

Anatole France milite pour l’amélioration de la vie quotidienne du plus grand nombre, de ces petits ramoneurs savoyards en loques à la poitrine salie de suie dans les rues de Paris, de ces vieilles réduites à mendier leur pain faute de pouvoir vendre des images pieuses, de ces artisans qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts et sont conduits à prostituer leurs enfants. Seules la constance et la justice peuvent améliorer le sort des hommes – pas la violence ni l’autoritarisme au nom du Bien. Encore moins les jugements de la passion, qui courbent toute raison au nom du sentiment. « Jugeant d’après les mouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu’il contente les passions qui sont votre loi sacrée » p.497.

Les Mélenchon, Aubry, Montebourg – et ceux tentés de voter pour eux – devraient lire d’urgence ce livre qui décortique comment les bonnes intentions et les bons sentiments peuvent paver l’enfer de la réalité sociale ! « Évariste admirait en eux la vigilance, l’esprit soupçonneux, la pensée dogmatique, l’amour de la règle, l’art de dominer, une impériale sagesse » p.537. D’une brûlant actualité.

Anatole France, Les dieux ont soif, 1912, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, Les dieux ont soif, 1912, Folio 1989, 320 pages, €7.32

La Révolution française, L’Histoire – les collections, n°60, juillet 2013, 98 pages, €6.90

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