Articles tagués : jeunes gens

Herman Melville ou la sagesse

« Vieux moi-même, j’affectionne la vieillesse des choses ; c’est pour cette raison, principalement, que j’apprécie tant le vieux Montaigne, le vieux fromage, le vin vieux, et que j’évite les jeunes gens, les petits pains encore chauds, les nouveaux livres et les pommes de terre nouvelles ; et que j’éprouve une telle tendresse pour mon vieux fauteuil aux pieds de griffon, pour mon voisin au pied bot, White le diacre, et pour cet autre voisin plus proche encore, mon vieux pampre noueux qui, les soirs d’été, appuie son coude sur le rebord de ma fenêtre, cherchant une amicale compagnie, tandis qu’à l’intérieur je fais de même pour aller à sa rencontre – et surtout, surtout, pour ma vieille cheminée et son immense manteau. »

« Ma femme, au contraire, du fait de son incurable juvénilité, n’a de goût que pour la nouveauté ; et c’est pour cette raison, principalement, qu’elle aime le cidre nouveau en automne et, qu’au printemps, comme si elle était la fille de Nabuchodonosor, elle se jette avidement sur toutes les variétés de salades, d’épinards, et plus particulièrement sur les concombres verts (bien que la nature fasse savoir avec obstination qu’elle réprouve ces juvéniles et inconvenantes envies chez une personne de son âge, en lui rendant la digestion de ces nourritures malaisée), et se passionne pour les belles théories d’invention récente (pourvu qu’on n’y voie nul cimetière à l’arrière plan), les idées de Swedenborg, la philosophie des esprits frappeurs et autres vues nouvelles sur toutes choses aussi bien naturelles que surnaturelles et, animée d’un inaltérable désir, ne cesse de composer de nouveaux parterres de fleurs, même du côté nord de la maison, où le vent glacé des montagnes permet à peine à l’herbe rude qu’on appelle plantain de prendre pied pour de bon, et plante au bord du chemin de simples rejets de jeunes ormes, bien qu’il n’y ait aucun espoir d’en recevoir aucune ombre, sinon sur les tombes en ruines de ses arrière-petites-filles, et refuse de porter un bonnet, mais tresse ses cheveux gris, et lit le ‘Magazine des modes’, et achète toujours son nouvel almanach un mois avant le Nouvel an, et se lève à l’aube, et du plus chaleureux coucher de soleil se détourne froidement, et travaille sans discontinuer jusqu’à des heures indues, son nouveau cours d’histoire, son français, sa musique, et se complaît dans la compagnie des jeunes gens, et s’offre à monter de jeunes poulains, et pique de jeunes surgeons dans le verger, et ne cache pas son animosité contre les gentils coups de coude de mon vieux pampre, contre mon vieux voisin au pied bot et mon vieux fauteuil aux pieds de griffon, et surtout, surtout, poursuit d’une haine mortelle ma vieille cheminée à l’immense manteau. »

Dans cet intéressant paragraphe, formé de deux phrases seulement, Herman Melville oppose mâle et femelle, sage et juvénile, ancien et moderne, vieille Europe et jeune Amérique, réflexion et réflexe, fatigue et vitalité. C’est pourquoi il nous paraît tant d’actualité !

La France vieillit, se lasse, aspire au repos. Alors que le monde très jeune devient un tourbillon de vitalité et d’entreprise, elle désire la retraite, la tour d’ivoire. Non plus l’Europe puissance dans un monde globalisé, mais l’Europe forteresse en grande Suisse protégée du dehors.

Montaigne est un philosophe qui s’intéresse à lui-même et tente de bien vivre – il ne désire ni à refaire le monde, ni changer les hommes.

Vieux vin et vieux fromages ressortent de la tradition séculaire des produits du terroir, élaborés lentement par des artisans peu au fait de la standardisation ni du marketing. Au contraire, les pains chauds, les pommes de terre nouvelles et le cidre nouveau flattent le palais mais ne durent pas en bouche, adaptés au zapping d’une jeunesse avide de toujours neuf. De même les nouveaux livres, à la mode qui trotte mais qui ne passent le plus souvent pas le cap des années.

Les voisins, les plantes qu’on a vu grandir, qu’on voit refleurir et faire des fruits chaque année, la cheminée qui donne chaud les soirs d’hiver, cœur de la maison, foyer familial et ‘home’ pour l’homme déçu de la société – tout cela s’oppose au dehors, au grand large, aux jeunes gens aussi écervelés et esclaves de leurs sens que les oiseaux chanteurs. Faut-il s’agiter pour s’agiter, comme sa femme qui plante au nord et repique des surgeons qui ne donneront pas un arbre avant un siècle ? Faut-il suivre la mode, les idées dont tout le monde parle (à son époque le spiritisme), ne lire que des magazines éphémères (aujourd’hui gazouiller sur Twitter) et suivre toute sa vie des « cours » sur tout et n’importe quoi ?

C’est avec humour et un certain ronchonnement sympathique que Melville nous livre cette simple philosophie, tirée de son expérience propre.

Il était en effet en butte à son épouse qui le poussait à délaisser la plume, qui ne rapportait rien, pour prendre un poste lucratif. Il se sentait de plus en plus étranger à cette société américaine avide de toujours plus (plus loin, plus neuf, plus riche) et qui ne considérait plus aucune chose ni aucune valeur de tradition.

  • La jeunesse est une étape de l’existence – pas un état d’esprit.
  • Le féminisme une revendication parmi d’autres – pas une nouvelle domination.
  • L’évocation des esprits et le tropisme sentimental une faiblesse – pas l’épanouissement de la raison.
  • Le zapping et la tyrannie de la mode une tare qui passe – pas le dernier état de la philosophie.

Le monde change, pas les humains, ce pourquoi ces deux phrases de Melville restent étonnamment actuelles. Les propos sur l’inanité de la Génération Y ou de ses petits frères et sœurs de la Génération Z sont à méditer d’après cette sagesse séculaire…

Herman Melville, Moi et ma cheminée, 1856, Œuvres tome 4, Gallimard Pléiade p.557 

Retrouvez tous les romans d’Herman Melville chroniqués sur ce blog

Catégories : Etats-Unis, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Diderot et Tahiti

Diderot n’est jamais allé dans les îles Pacifique mais il a lu sur elles. Louis-Antoine de Bougainville a publié son ‘Voyage autour du monde’ en 1771 et il raconte Tahiti où il a séjourné neuf jours en avril 1768. Écrivain voyageur, il fait de ces quelques jours un mythe, celui hédoniste de l’île d’utopie où les jeunes gens sont beaux et offerts aux plaisirs, garçons et filles dès la puberté. Diderot en profite pour publier son ‘Supplément au Voyage de Bougainville’ qui termine la série de ses contes et en donne la morale secrète. Il le publie en 1773 et 1774 en feuilleton, en livre après sa mort, en 1796.

Pour les auteurs de Lumières, Tahiti est aux antipodes de l’Europe dans tous les sens du terme : à l’autre extrémité du globe et dans l’état de nature. Diderot en fait une satire des mœurs européennes. Les gens, démontre-t-il, vivent sous la triple contrainte du bon plaisir du roi, du dogme d’église et de la morale des convenances sociales. A Tahiti à l’inverse, les chefs sont les pères de leurs sujets, les dieux sont amicaux et la société encourage naturellement le plaisir. Le « bon » sauvage évoqué par Rousseau s’oppose au mauvais civilisé, la Nature à la Culture, le spontané au dressé.

Un vieux Tahitien harangue le capitaine blanc : « Il n’y a qu’un moment la jeune Otaïtienne s’abandonnait avec transport aux embrassements du jeune Otaïtien ; elle attendait avec impatience que sa mère, autorisée par l’âge nubile, relevât son voile et mit sa gorge à nu ; elle était fière d’exciter les désirs et d’irriter les regards amoureux de l’inconnu, de ses parents, de son frère ; elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d’un cercle d’innocents Otaïtiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de celui que son jeune cœur et la voix secrète de ses sens lui désignaient. L’idée du crime et le péril de la maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos réjouissances autrefois si douces sont accompagnées de remords et d’effroi » p.549. (Le terme « o » tahitien est repris sans distance : il signifie « c’est » Tahiti, écrit sans H selon la norme floue du temps).

Nous n’avons pas fini, deux siècles plus tard, de purger ces oppositions trop simples. Au rigorisme de redressement d’après guerre, poursuivi avec les guerres coloniales puis la guerre du Vietnam, l’explosion de la jeunesse en 1968 a voulu revenir à « la nature ». Les hippies vomissaient la société qui n’était pour eux que « de consommation », suscitant la guerre comme la nuée crée l’orage pour s’assurer un terrain de chalandise. Il devenait interdit d’interdire, de porter des slips et des soutifs, de brimer les enfants et d’enfermer tous les déviants. Une bonne crise économique plus tard, due au double choc pétrolier de 1973 et 1979 avec les conséquences sociales qui ont suivi, ont ramené le naturel qui s’était égaré dans le mythe de Nature. Rien de tel qu’une bonne position de fonctionnaire enseignant, avec salaire et retraite garanti, mutuelle et protection sociale assurées, pour nos hippies partis pieds nus en Inde. Je n’ai rien contre ce noble métier, mais exercé comme pis-aller, on comprend que les élèves soient mal à l’aise. J’en ai connu de ces retours…

Mais l’émergence du monde tiers a bousculé les pays occidentaux, trop établis dans leur confort égoïste. Le capitalisme s’applique à tous de même façon depuis que le socialisme « réel » a fait faillite, et son succès est redoutable en Chine, au Brésil, au Mexique et ailleurs. La compétitivité a fait négliger les salaires, que les classes moyennes ont compensés surtout dans le monde anglo-saxon par le crédit. L’inventivité spéculative de la finance a fait le reste pour aboutir aux divers krachs qui ont ponctué la décennie écoulée : krach des valeurs technologiques (Vivendi), krach des pratiques comptables douteuses (Enron), krach des subprimes (Lehman Brothers), krach des dettes d’État (Islande, Irlande, Grèce, Portugal…), krach désormais des politiciens (Tea parties contre Obama, pays cigales contre vertu allemande, dictateurs arabes contre la rue). Le « retour à la nature » ressurgit en force, accentué par des accidents industriels comme AZF et Fukushima. Le nouveau mythe « naturel » est l’écologie.

Ne croyez pas être partis loin de Diderot et de son mythe d’Otaïti : nous sommes en plein dedans. Le « système » pervertit le lien social sous Nicolas comme sous Louis XV, la religion du libre-échange est un dogme aussi fort que celui des prêtres, les mœurs contrôlées et surveillées ou hadopisées briment la créativité sexuelle et fantasmatiques des hackers et autres jeunesses « solidaires ». Retour à « la nature » : liberté totale de faire comme le désir vous pousse, transparence entière des télégrammes diplomatiques et des comptes en banque, dédain du marketing au profit du panier bio, abandon de la bagnole pour le vélo et la rando. Ne restent plus que les jeunes gens libres des deux sexes offerts à qui les veut… mais là, pas touche ! La « nature » a des limites. Comme ce n’est pas elle qui les fixe sauf par la conformité des corps, il faut bien que ce soit « la société ». La nature serait-elle donc un mythe ?

C’est ce que montre Diderot par l’humour. Les lois et les coutumes, même les plus sacrées, sont arbitraires. Elles ne sont que des conventions culturelles, ce dont l’aumônier en soutane s’aperçoit lorsque des parents tahitiens le supplient de coucher avec chacune de leurs filles (la petite dernière a quand même 19 ans) pour peupler le village d’enfants beaux et intelligents. « Mais ma religion ! Mais mon état ! » Rien ne résiste à l’hospitalité… Ce qui est de nature est moins le plaisir débridé que le respect des coutumes locales. Toute loi est sociale et seule la raison naturelle doit pour Diderot être guide du bon ou du mauvais de ses actes (pas du Bien et du Mal, auquel il ne croit pas, étant de ce monde-ci et pas de l’au-delà). La raison veut que l’on obéisse aux lois des sociétés dans lesquelles on passe. « Imitons le bon aumônier, moine en France, sauvage dans Otaïti » p.581. Mais la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres et il ne saurait être question de forcer ou violer le bon vouloir des autres. « Et surtout être honnête et sincère jusqu’au scrupule avec des êtres fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur sans renoncer aux avantages les plus précieux de nos sociétés » p.581.

Si derrière toute institution règne « une poignée de fripons » (p.579), l’interrogation de la nature par la culture doit être sans cesse réactualisée – sans mythes ni légendes. « Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre ; ordonner, c’est toujours se rendre maître des autres en les gênant » p.579. Ce qu’il fallait démontrer… et qui vaut aussi aujourd’hui pour les écolos qui veulent tout régenter selon leurs normes !

Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville dans Contes et romans, Gallimard Pléiade 2004, édition Michel Delon, 1300 pages, €52.25

Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, texte intégral et guide de lecture par Annie Collognat-Barres, Pocket 2002, 256 pages, €4.84

Louis-Antoine comte de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du Roi la Boudeuse et la flûte l’Etoile, Folio, 1982, 477 pages, €8.93

Catégories : Livres, Polynésie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,