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Monastère de Sanahin

Les deux monastères de Haghpat et de Sanahin que nous allons voir aujourd’hui sont inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco en 1996 et 1999. Bus jusqu’au monastère de Haghpat, début de la randonnée pour ceux qui marchent. Je ne suis pas de ceux là aujourd’hui. L’épreuve d’hier dans la boue, la pluie qui tombe par intermittence ce matin, l’itinéraire dans les nuages vu du bus qui se contente de descendre dans la gorge pour remonter de l’autre côté en 2 h, rien de tout cela ne me tente. C’est marcher pour marcher, parce que c’est écrit sur la fiche programme. Je ne suis pas un intégriste de la randonnée, il faut que ce soit un plaisir.

Mais nous avons à peine le temps de boire un café, de regarder les marchandes de souvenirs et de chaussettes tricotées main, de faire un tour, que sonne l’heure de joindre l’autre monastère pour retrouver le groupe. Nous visiterons le monastère de Haghpat cet après-midi. Nous n’avons pas eu le temps de ne rien faire. L’alignement de bouteilles d’alcools divers sur la terrasse du café nous prouve que l’on n’est pas ici en pays musulman !

Bus donc, de virage en virage, pour descendre et remonter en traversant la ville stalinienne d’Alaverdi aux mines de cuivre encore en activité. Le minerai est toujours extrait, mais traité en Allemagne et plus en Union soviétique.

Avant le monastère de Sanahin, nous passons devant la maison-musée de Mikoyan, inventeur de l’avion de chasse MIG. La carlingue d’un MIG 21, gloire de l’URSS sous Brejnev, orne la pelouse. Au fond, ce n’est vraiment pas grand un avion de chasse ; le film nous présente toujours des monstres au grand angle mais il suffit d’être à côté pour constater que ce n’est guère plus long qu’une voiture, en beaucoup plus effilé.

Nous montons dans le village vers les escaliers menant au monastère. Des fermes portent sur la façade de jolies vérandas de bois ajouré peint. Leur style rappelle bien plus les datchas de Russie que les galeries persanes. Des vendeurs de souvenirs, souvent des gamins, s’égrènent sur les marches : cuillers en bois, santons, gants de laine tricotée, cartes postales.

Sanahin fut construit dès le IVe siècle selon une légende, mais peut-être faut-il y voir une rivalité avec Haghpat en face, bâti plus tard. Sanahin signifie d’ailleurs « plus ancien que ». Les structures d’aujourd’hui remontent à l’an 930, sous le roi Abas Bagratouni. L’église Sainte-Mère-de-Dieu aurait été construite par des moines arméniens refusant la secte chaldéenne et chassés des territoires byzantins.

Aux XIe et XIIe siècle, Sanahin fut le centre administratif des seigneurs Kiurikian et abritait une école supérieure. Il fut pillé par les Mongols puis par Tamerlan, comme tous les autres. Le complexe monastique comprend cinq églises, deux gavits (salles de réunion), l’académie, la bibliothèque, le campanile et les sépulcres des princes. Il y a aussi plein de khatchkars du XIe (je rappelle au lecteur que le khatchkar est une croix gravée sur pierre). Le campanile est une tour à trois étages érigé entre 1211 et 1235. Le petit lanternon qui le surmonte marque l’origine des clochers arméniens. Le scriptorium de 1063 est carré, coiffé d’un tambour octogonal, l’intérieur garni de rayonnages.

Nous marchons sur les tombes, mais c’est bon pour l’humilité des morts. Ils ont placé leur pierre tombale exprès pour cela, par humilité et… peut-être pour qu’on se souvienne d’eux avec respect (ce qui serait d’une humilité orgueilleuse, si l’on peut tenter l’oxymore). Certaines pierres sont nettement plus petites que d’autres, sont-ce des tombes d’enfants ? Non point, mais une humilité supplémentaire… Décidément, ce christianisme n’aime pas le monde, il lui préfère l’au-delà ; tout est méprisable ici-bas.

Le contraste entre l’extérieur et l’intérieur des édifices religieux est accentué ici bien plus qu’ailleurs. Nous passons brutalement de la lumière à l’ombre, pénétrés aussitôt d’une vague crainte due à l’œil devenu aveugle. Même chose lorsqu’on ressort : la douce pénombre laisse place à un éclat qui fait mal, comme si l’on quittait le giron maternel pour être jeté tout nu dans le monde hostile. A mon avis, ce contraste est voulu par les architectes, en opposition aux temples païens où les nuances de lumière étaient pensées par les colonnes et le large toit ouvert.

Dans le christianisme rigoriste des ascètes d’origine, il faut choisir : ou la maison du Père ou la jungle des démons extérieurs, ou le Bien ou le Mal – pas de degrés dans la foi. C’est tout ou rien, qui n’est pas avec moi est contre moi. Loin des verrières gothiques et des ombres des cathédrales, cette obscurité à peine percée de puits de lumière récuse toute nuance, elle oblige la pensée à être en noir et blanc et le tempérament à se rigidifier.

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Jonathan Coe, La pluie avant qu’elle tombe

La vie est absurde et comment le dire mieux qu’un écrivain anglais ? Le meilleur est l’illusion : la pluie, avant qu’elle tombe. C’est ce que dit une petite fille, abandonnée deux ans par sa mère partie courir le guilledou avec un beau Canadien, au-delà de toutes les mers.

La mère indifférente, la mer cruelle – et les filles trinquent. Les garçons s’en sortent mieux, si l’on en croit ce roman, écrit par un homme, mais les garçons font ici figure de figurants. En général athlétiques et extravertis à l’adolescence, ils vivent leur vie libre par la suite. Seules les femmes ont des enfants, ces boulets parfois, et parfois non. Toute la question du livre est celle de la transmission.

Une vieille dame est retrouvée morte dans son fauteuil à la campagne. Elle était seule, avec ses souvenirs. Elle a tiré de son grenier un carton de photos et en a choisi vingt. Ses connaissances techniques s’étant arrêtées dans les années 70, elle a choisi de parler sur cassettes. Elle en dit quatre. Pour qui ? Pas pour ses enfants parce qu’elle n’en a jamais eu, étant gouine. Mais pour cette enfant adoptive, fille aveuglée par sa mère d’une fille abandonnée d’une cousine de sa mère… Les liens familiaux contraignent-ils ou sont-ils illusions eux aussi ? Au fond, avec les années, on choisit sa famille.

Ce qu’elle raconte, ce sont ses souvenirs, ou plutôt les souvenirs qu’elle a de l’itinéraire de cette petite fille qu’elle a choisie pour « enfant ». Elle ne l’a pourtant guère connue, deux ans entre 5 et 7 ans lorsque sa mère est partie au Canada, puis sporadiquement durant quelques vacances. Elle s’y est attachée pour des motifs personnels, peut-être même égoïstes : cette fille était la fille de sa meilleure amie d’enfance durant la guerre, et elle l’a gardée durant les deux années de bonheur parfait qu’elle a vécu en couple avec une autre femme. Après, ce ne fut plus jamais comme avant.

Jonathan Coe réussit un style faussement oral qui a toute la puissance du réel sans les hésitations, éructations et bafouillis. Ses phrases longues à la Proust ne sont pas de la conversation courante, pourtant elles enchantent comme un conte. Le décalage entre les époques rend l’histoire mélancolique comme en sépia, des années 40 à restrictions de guerre aux années 50 d’austérité forcée, puis 60 de libération hippie avant les années branchées 70 et 80. L’exotisme est accentué pour nous Français par ces invraisemblables prénoms tels Imogen, Rosamond, Thea, Ivy, Digby, ou Gill pour une femme…

Y a-t-il un destin ? Est-il gravé dans les gènes ? Se perpétue-t-il par les traumatismes d’enfance liés au désamour ? Une résilience est-elle possible ? Ce sont tous ces sujets graves qu’agite ce roman envoutant. Avec cette touche si British d’absurde jusque dans les détails : le clebs imbécile qui s’enfuit tout droit un matin d’automne, puis cet autre qui fait de même, des années plus tard, jusqu’à l’accident. Ce sont ces touches de hasard dans ces fausses nécessités illusoires qui font l’absurde du monde – l’illusion ultime qu’une existence a un sens.

Un très beau livre qui renouvelle l’envol des souvenir à partir des photos et lettres de famille, embaumées en cartons.

Jonathan Coe, La pluie avant qu’elle tombe (The Rain Before it Falls), 2007, Folio, 2010, 268 pages, €6.46

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Louis-Ferdinand Céline, Nord

L’histoire romancée suit la mémoire, pas l’ordre chronologique. Nord se situe donc avant ‘D’un château l’autre’ dans l’existence Destouches, avant Sigmaringen (écrit cette fois sans le ‘e’ de Sieg). Le roman commence parmi les aristos décadents français en fuite à Baden-Baden en 1944 ; il se poursuit par un passage à Berlin sous les bombes alliées ; il se termine par le hameau de Zornhof (nom inventé) à une centaine de kilomètres au nord de la capitale du Reich. Nous sommes à l’automne 1944 et rien ne va plus pour l’Allemagne qui recule partout. Un attentat contre Hitler vient d’échouer. Dans le petit monde campagnard des villageois non mobilisés, d’objecteurs allemands, de prisonniers russes, de putes exilées de Berlin et de gitans, sous la houlette de hobereaux à particule, fermentent les passions. Passions de race, de classe, d’idéologie. Céline y est à son affaire. Il n’aime rien tant qu’observer en entomologiste la bassesse humaine en milieu fermé, avec la guerre aérienne comme tragédie.

L’auteur tresse comme l’osier. Il croise l’événement historique aux souvenirs amplifiés et déformés, ce qui survient et ce qui dérive dans sa pensée. Il raconte, invente, reprend. « Le mieux je crois, imaginez une tapisserie, haut, bas, travers, tous les sujets à la fois et toutes les couleurs… tous les motifs !… tout sens dessus dessous !… prétendre vous les présenter à plat, debouts ou couchés, serait mentir… la vérité : plus aucun ordre en rien du tout à partir de cet attentat [contre Hitler]… » p.318.

La débâcle de fin 44 dans le tremblement continu des Forteresses maîtresses du ciel a quelque chose d’un crépuscule des dieux. Pendant ce temps cosmique, les petites haines humaines recuisent, sans répit, dans la réalité terrestre. Autoritarisme rigide, frasques sexuelles, esclavage par le maître, vanité de vaincre, bouillonnent et éruptent dans le chaos. L’histoire se double d’une quasi intrigue policière où le village cherche à tout prix à accuser du meurtre des trois hobereaux haïssables les trois Français, parfaits décalques des haines et boucs émissaires propice à fusion retrouvée dans la débâcle. Ferdine, Lili et La Vigue (pour Louis-Ferdinand, sa femme Lucette et l’acteur Le Vigan) sont prévenus par des Français requis (hostiles au Reich et pas collabos). Le trio doit se montrer constamment aux côtés des autorités et sous les yeux du village durant la nuit des meurtres, de peur qu’on leur fasse un sort expéditif. Ce pourquoi ils trimballent partout en sac Bébert le greffe, le gros chat familier.

Les personnages, issus du réels mais réinventés par Céline, sont hauts en couleur. Céline les enprouste par la mémoire, les rabelaise par la gouaille, les santantonise par l’argot. Style matamore, héneaurme, épopée. Plus Malaparte que Flaubert, au fond, précurseur de San Antonio. Le Rittmeister, 80 ans, joue et fesse les petites filles polonaises aux robes légères et toujours pieds nus. Marie-Thérèse von Leiden aimerait bien du sexe, elle dont le mari est amputé des deux jambes. Kracht, vieux sergent de police, est raide et bon garçon comme un Teuton de caricature. Le médecin général SS Haas a la rondeur du pouvoir, le bras long et jouit de l’existence comme elle vient, tant qu’elle dure. Le pasteur est taré, les gitanes séductrices et rusées, les villageois hostiles aux étrangers. Pas facile de « collaborer » avec des xénophobes au nom de la xénophobie !

Des procès après guerre montreront combien Céline a joué avec les vraies personnes pour en faire des caricatures de tragédie, chargées en hystérie. Même Le Vigan est déformé en fol en Christ. Et le chat Bébert déclenche à lui tout seul la flak de Berlin en allant batifoler dans le parc SS (p.377). Mais qu’est-ce que « la vérité » ? L’énormité confortée par la toute-puissante Opinion ? L’époque élevait les « foâmmes » et rabaissait les « mômes ». Céline, lui, remet sur ses pieds l’ordre naturel : la beauté est dans le naturel môme, pas « dans les grands Illustrés de la Beauté »« les femmes sont déjà plus regardables.. ; je veux dire vétérinairement, à la façon saine et honnête dont sont jugés poulaines, lévriers, cockers, faisanes… ». Il objecte lui-même, allons, « les femmes ne sont pas que corps !… goujat ! elles sont ‘compagnes’ ! et leurs habits, charmes et atours ? à votre bonne santé ! si vous avez le goût du suicide, charmes et babil, trois heures par jour, vous pendre vous fera un drôle de bien !… haut ! court !… soit dit sans méchante intention ! ou vous passerez toute votre vieillesse à en vouloir à votre quéquette de vous avoir fait perdre tant d’années à pirouetter, piaffer… faire le beau, sur vos pattes arrières, sur un pied, l’autre, qu’on vous fasse l’aumône d’un sourire » p.478.

Beaucoup moins haché et éructant que les précédents, ce roman renoue avec le style du ‘Voyage’, mieux maîtrisé pour cibler l’émotion. La vérité sourd des mots par les décalages de vocabulaire, le parler cru, les trois points, les bruitages. « Je vous mène, je vous fais voir ». Et l’on suit. Le lecteur interpellé souvent, ramené au présent célinien des années 1950 puis remporté fin 1944 par le fil solfatare de la mémoire, est emporté par le torrent. ‘Nord’ se lit très bien.

La pression de la guerre met à nu les instincts : la peur venue du ciel, l’obsession de la bouffe, l’avidité sexuelle (que Céline appelle « l’instinct braguette »), les fantasmes pour l’enfance. Si le vieux hobereau attouche et sadise les petites filles, Céline admire plutôt les « enfants sauvages ». Ce sont les petits Russes prisonniers avec leurs parents à Zornhof. Ils courent pieds nus dans la première neige en portant des briques aux adultes, se bousculent, se battent, roulent en haillons défaits dans la boue, se relèvent en riant malgré les bombes. Il y a une capacité à jouer de l’enfance, à se refaire dans toutes les situations, qui séduit la vitalité de Céline. Dans chaque roman, il revient inlassablement sur « les mômes ».

Et ce ne sont pas les petits hitlériens blonds sportifs adulés de la Collaboration, qu’il aime. Ceux-là sont décrits au contraire comme agressifs et groupés, le pire de la foule ignare et lyncheuse. Une bande de 12-14 ans a cru voir en Céline et ses compagnons dans le métro de Berlin ces fameux « parachutistes » de la Propaganda parce qu’ils portaient des canadiennes. Ces hordes cracheuses de haine et griffeuses, réagissant comme des chiens de Pavlov aux images ancrées par la publicité nazie, ne peuvent être chassées que par de grands SS adultes, ce qui arrive heureusement. L’ordre hiérarchique règne. Céline fait de ces bandes d’enfance l’embrigadement politique par excellence, l’Opinion toute pure, fanatique et bornée, parfaite exécutante. Céline : « anarchiste suis, été, demeure, et me fous bien des opinions ! » p.394. Ce qui lui sera évidemment reproché par les groupistes, tant par les pronazis que par les zhéros-grands-résistants de la dernière heure. Comme le Tartre (Sartre).

L’enfance est l’âge d’innocence où l’existence est anarchiste et tout instinct. Avec elle on peut s’entendre. « Quand elle a fini d’être môme, l’humanité tourne funèbre, le film y change rien (…) là, dans les étendues à Zornhof, à travers patates, ça s’amusait énormément, marmaille nu-pieds… à coup de navets ! à coup de carottes ! filles contre garçons !… plus tard quand on a des chaussures, on a peur de les abimer… le bel âge on regarde à rien, pflac ! une beigne et une autre !… » p.410. Il écrit comme on cause, Céline, avec des onomatopées comics qui imagent le bruit. Lui le popu, né à Paname, n’a jamais été à l’aise en société. Car la société début de siècle est hiérarchique, figée en castes. Il faut être « né », hobereau ou bourgeois, le populo n’a qu’à obéir et subir sans rien dire. « Le vrai rideau de fer c’est entre riches et les miteux… Les questions d’idées sont vétilles entre égales fortunes… » p.417.

Louis-Ferdinand Céline, Nord, 1960, Romans II, Gallimard Pléiade édition Henri Godard 1974, 1272 pages, €50.35

Louis-Ferdinand Céline, Nord, Folio 1976, 625 pages, €8.45

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