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Pascal Jardin, La guerre à neuf ans

Ce « récit » romancé est captivant. La vérité est recréée par la fiction, autrement dit tordue selon l’imagination. Les Jardin descendent en terrasse jusqu’à nos jours, avec des personnages hauts en couleur dont chaque héritier revisite la biographie selon sa vision. Georges, le grand-père du narrateur, est adjoint au maire et juge au tribunal de commerce de Bernay, sa bonne ville. Jean son fils est l’objet de ce livre ; Pascal son petit-fils l’écrit ; Alexandre son arrière petit-fils reprendra son roman de famille foutraque dans Le roman des Jardin, moins bon que La guerre à neuf ans de son père.

Jean Jardin est science pote personnaliste avec « le juif » Robert Aron, avant de devenir secrétaire particulier de Raoul Dautry, directeur de la future SNCF, ami avec « le juif » Jules Moch », puis chef de cabinet adjoint d’Yves Bouthillier, ministre des Finances de Vichy avant de connaître son acmé en 1942 comme directeur de cabinet de Pierre Laval. Ce sénateur du Cartel des gauches devenu pétainiste, chef du gouvernement d’avril 1942 à août 1944, a accentué la collaboration et a été fusillé comme collabo pour Haute trahison le 15 octobre 1945 à 12 h 32. Alain Delon, 9 ans, qui joue à ce moment dans la cour de la prison, entendra la salve.

Jean Jardin est responsable des fonds secrets qui lui permettent d’arroser résistants, juifs et intellos anti-régime. Selon l’historien Robert Paxton, « interpréter un personnage comme Jean Jardin selon une seule dimension — collaborateur convaincu ou résistant discret — me semble une déformation. C’était un lavaliste convaincu qui aimait aider des amis ». Jardin était-il « antisémite » ? Probablement d’ambiance, pour faire comme tout le monde, dans la théorie nationale (il a écrit des articles sur le sujet comme jeune pigiste) – sauf pour ceux qu’il connaissait et aidait comme ami : Robert Aron, Emmanuel Berl, Bertrand de Jouvenel. Pas simple de juger trois générations plus tard. Comme pour Pierre Laval, Pascal Jardin semblait plus soucieux de préserver sa carrière que féru de grands principes.

Pierre Laval, fils d’aubergiste du Puy-de-Dôme, s’était convaincu de la force de l’Allemagne nazie. Toute sa politique visait à insérer la France dans l’Europe allemande, sur un fond de combat anti-bolchevique ; il espérait empêcher pour son pays les mauvais traitements que le maréchal Göring avait laissé entrevoir. Notez le parallèle avec aujourd’hui ! Les collabos actuels, Zemmour, Le Pen, Fillon, Lellouche, visent à se coucher devant les puissances dominantes, Poutine et Tromp, pour empêcher les mauvais traitements que le mafieux russe comme le bouffon yankee menacent d’asséner à la France.

Pascal Jardin, né en 1934, n’a que 6 ans en 1940 lorsqu’il doit fuir Paris durant l’Exode pour se réfugier en Normandie, où il assiste à des bombardements nazis. Il aura 10 ans en mai 1944, juste avant le Débarquement, lorsque son père, à Vichy, est nommé par Pétain ambassadeur à Berne en Suisse, alors qu’il est menacé par les résistants. Entre temps, la mémoire du gamin, élevé à la foutraque car allergique à l’école, régurgite des souvenirs. Avec humour, cette politesse du désespoir d’avoir vécu en ce temps et dans cette famille. A 6 ans, il découvre le théâtre à Paris avec Léocadia, une pièce de Jean Anouilh. « Ce soir-là, j’ai découvert l’illusion. L’idée qu’une voiture ne puisse être qu’une façade, l’idée qu’Yvonne Printemps avait pleuré pour rire, l’idée que Pierre Fresnay avait joué à la consoler et que nous, dans la salle, nous avions joué à les croire. De là à penser que l’invention était préférable à la réalité, il n’y avait qu’un pas. Plus tard, j’en ferai un autre en apprenant avec soin à confondre mensonge et invention et à repousser le plus possible la réalité au profit du rêve organisé. Peu à peu, mon onirisme est devenu pragmatique jusqu’au jour où j’ai enfin réussi à devenir complètement spectateur de ma propre vie, un voyeur, un auteur » p.55 de l’édition originale. Ainsi est exposée la transposition de la mémoire, cette « vérité alternative » de la sensibilité d’auteur. D’où il ne faut prendre qu’avec des pincettes ce « récit » Jardin. Son fils Alexandre l’a d’ailleurs allègrement pillé dans son Roman des Jardin, en amplifiant et déformant son récit de crapahutage sur les toits (à 8 ans) pour observer les amis des parents ou le chauffeur baiser, au travers des lucarnes (p.77).

Pascal dit être longtemps resté analphabète, se fiant à sa mémoire prodigieuse (il faut bien compenser), n’apprenant finalement à lire et à écrire qu’en Suisse vers 15 ans, avec Raymond Abellio – en même temps que l’amour physique avec une femme de 30 ans. Georges Soulès, dit Raymond Abellio, fut polytechnicien socialiste, surréaliste, avant d’opter, de retour de captivité en 1941, pour le Mouvement social révolutionnaire d’Eugène Deloncle d’inspiration sociale-fasciste. Étrange époque où, comme aujourd’hui, toutes les « vérités » se mêlent, le marxisme et la gnose… Ce même Soulès/Abellio deviendra le précepteur d’Alexandre Jardin avant de se lier à Alain de Benoist.

Pascal Jardin, après guerre, a fait de nombreux métiers dont celui d’ouvrier imprimeur, avant de devenir scénariste habile et dialoguiste talentueux (César 1976 du scénario pour Le vieux fusil) ; il était réputé pour la rapidité de son écriture. Il a vécu à cent à l’heure, dilettante à la Paul Morand, conduisant à tombeau ouvert des décapotables de sport, fumant comme un pompier – ce qui l’emportera d’un cancer, à 46 ans. Il aura connu à 9 ans des politiciens, des écrivains, des acteurs : Paul Morand, Jean Giraudoux, Emmanuel Berl, Pierre Fresnay et Yvonne Printemps, Jean Gabin, Claude Sautet, Michel Audiard, Alain Delon qui a son âge, Bertrand de Jouvenel, amant à 16 ans de Colette et modèle de Chéri, de mère juive, « qui dormait nu sous un pommier » (p.95). Il brosse un portrait savoureux du ministre de l’Éducation nationale 1942, académicien par la suite exclu, le collabo Abel Bonnard qui se disait réjoui d’être « délivré » de l’Europe des Lumières (comme Tromp et Vence aujourd’hui). Père sévère directeur de prison et mère rêveuse, il est fasciné par le virilisme fasciste et sera surnommé La Belle Bonnard et Gestapette (« il eût au fond voulu être plutôt lesbienne », écrit l’auteur p.145) – même si son homosexualité, rumeur lancée par Jean Paulhan, n’est pas avérée.

L’auteur se dit A-politique, cherchant à comprendre à 9 ans cet imbroglio de croyances et de principes dont les adultes mélangent tout, se raccrochant aux extrémistes qui, seuls, offrent alors un semblant de sens. Sa description reconstituée de ses interrogations gamines fait l’objet d’un pamphlet savoureux d’humour, qui dit beaucoup sur le style enlevé de l’auteur : « Désorienté, je me rendis auprès de ma mère et lui posais un certain nombre de questions. Elle m’expliqua ceci : mon chéri, Vichy est pour le moment la capitale politique de la France. Les Français qui refusent les collaborations avec l’Allemagne ont d’autres capitales mais pas en France. L’une est en Afrique, à Alger, l’autre en Angleterre, à Londres. A Paris, le pouvoir administratif appartient aux Allemands. A Vichy, on rencontre des Japonais, des pétainistes, des lavalistes, des résistants gaullistes, giraudistes et communistes. On rencontre aussi des miliciens, des Allemands en civils, des Juifs que rien ne distingue physiquement des autres Français, des antisémites dont les pires sont Roumains et qu’il serait aisé de prendre pour des Juifs, pour la bonne raison qu’ils n’ont pas l’air français. Les partisans du maréchal Pétain sont des pétainistes, ceux du président Laval des collaborateurs. Ceux qui sont pour Alger sont des giraudistes.. Ceux qui sont pour De Gaulle sont partout, peu nombreux. Les Français qui s’engagent dans l’armée allemande par haine du communisme sont des germanophiles. Ceux qui font partie de la milice sont des tortionnaires. Ceux qui font sauter les trains sont des partisans. Enfin, tous ceux qui habitent les grandes villes sont, sans distinction d’opinion, des affamés. En ce qui concerne l’habitat, il se répartit en gros comme suit : ceux qui font du marché noir habitent partout. Ceux qui font de la résistance active n’habitent nulle part. Ceux qui font des coups de main habitent les maquis, et ceux qui ne font rien habitent chez eux. J‘avoue que, sur le moment, je n’avais rien compris à cette explication qui n’avait d’explicite que son manque de clarté. Et pourtant, si j’en crois des ouvrages aussi éminents que L‘histoire de Vichy de Robert Aron, ma mère avait raison. Ce n’est pas rassurant pour l’histoire de France » (pp. 79-80).

Délicieux.

Pascal Jardin, La guerre à neuf ans, 1971, Grasset 1989, 198 pages, €7,50

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

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Nicolas Bouvier, Le vide et le plein

Nicolas Bouvier, grand voyageur, cueille ici le Japon avant qu’il ne soit connu, avant que l’industrialisation et la mondialisation ne l’ouvrent au grand large. C’est d’autant plus précieux que le pays, après le grand séisme de la défaite de 1945 qui a suivi un demi-siècle de nationalisme fier de lui et dominateur, s’est lentement transformé. Je l’ai connu pour la première fois en 1989, à la presque apogée de sa puissance financière, avant le krach et la décennie de récession et stagnation qui a suivie ; puis en 2004 et en 2006, après « la crise » des valeurs technologiques. Il avait déjà changé mais était difficile à appréhender. Remonter le temps jusqu’aux années 1960 permet de prendre la température d’une culture toujours vivace, bien qu’atténuée, d’un tempérament national original, puisque de la Japon est non seulement une île mais aussi un confins, l’extrême lieu d’une Asie qui se perd dans le Pacifique.

Dernière remarque du carnet de voyage de Bouvier : « Le Japon est un très grand pays (de Copenhague à Casablanca) qui n’a pas de grands paysages. Pour la grandeur, il n’y a que la mer » p.157. Ce fut le cas même de la Grèce, dans l’Antiquité, avant qu’Alexandre ne parte à la conquête de l’Asie. Peut-être est-ce pour cela que le Japon a envahi la Mandchourie, colonisé la Corée et Taiwan ? « La culture japonaise est trop particulière, trop détachée du reste de l’Asie (…), un terminus, ce n’est pas un carrefour » p.121. Malgré la proximité géographique de l’immense Chine, la culture japonaise lui est complètement imperméable, la cuisine chinoise n’a par exemple jamais fait école, le canard et le cochon ne sont pas frits mais bouillis. Même le bouddhisme, venu des Indes, a été adapté à la sauce nippone sous la forme du zen, assez loin du chan chinois. Il cohabite avec le shinto, sans exclusive, bien que cette religion – la plus ancienne encore vivante au XXIe siècle – soit un réseau de présences, de croyances et de fêtes. Malgré le zen et la discipline de soi qu’il promeut, la nature selon le shinto est habitée de forces opaques que chacun doit se concilier.

Est-ce l’origine de la tendance des Japonais à se réfugier derrière le « on » du groupe, du clan, du village ou de l’entreprise, au détriment du « je » ? La personne est aliénée aux autres, l’estime de soi se mesure au regard des autres, la personnalité se façonne au statut social, à l’uniforme d’appartenance, au rang dans la hiérarchie sociale. « Un Japonais, ôtez-lui sa situation, son grade, ses dans ; ses patrons qui le font trimer et ceux qu’il peut faire trimer à son tour, on a le sentiment qu’il ne reste rien ! » p.27. Il est analogue au bambou, arbuste très populaire dans l’archipel, dit Nicolas Bouvier. Il apparaît comme lui à la fois gracieux et dur, en même temps sensible et frémissant au bout des branchages – mais creux dedans. « Dans bien des cas, l’individu s’abstient de se prononcer ou de prendre un parti et laisse ce soin à sa compagnie, à sa famille, le club auquel il appartient, etc. Pour savoir véritablement où l’on en est, il faut attendre que ces instances plus ou moins occultes aient rendu leur arrêt » p.40.

Ce fonctionnement holiste de la société rappelle curieusement l’attitude actuelle des « gilets jaunes » : aucun « je », aucun leader, toute tentative de devenir « porte-parole » se heurte très vite à des jalousies envers qui « se croit » et même à des menaces de mort (!) de tous les envieux et méfiants. Pourquoi ? Parce que les classes moyennes qui portent un gilet jaune sont creuses comme les Japonais des années 60. Le « on » parle pour eux, le « je » n’existe pas faute de structure intime. Au Japon existe, selon l’auteur, « une sorte de correction technique (qui) vient souvent à la rescousse du manque d’invention » p.10. En France, « on » manifeste techniquement faute de savoir inventer la sortie, de traduire en politique concrète (et suivie) un mouvement spontané (probablement éphémère). Une éruption ne fait pas une pensée, ni une doctrine. Au Japon, « toutes les plus hautes vertus sont situées dans le social – des événements à la famille, au clan et au pays – et les perturbations et événements essentiels sont tous dépendants d’un système de référence sociale. C’est pour cela sans doute qu’un Japonais a tant de peine à sentir – plutôt à savoir ce qu’il sent – en dehors de son contexte habituel » p.54. Nous pouvons en dire autant du vide de la pensée braillarde : elle brandit, elle gueule aux médias, elle casse ou laisse casser dans un ressentiment jubilatoire. No future.

Explorer le monde permet de mieux se voir soi.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein – Carnets du Japon 1964-1970, Hoëbeke 2004, €18.50

Réédité en Folio 2009, 256 pages, €7.25

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Nicolas Bouvier, Le vide et le plein

Nicolas Bouvier, grand voyageur, cueille ici le Japon avant qu’il ne soit connu, avant que l’industrialisation et la mondialisation ne l’ouvrent au grand large. C’est d’autant plus précieux que le pays, après le grand séisme de la défaite de 1945 qui a suivi un demi-siècle de nationalisme fier de lui et dominateur, s’est lentement transformé. Je l’ai connu pour la première fois en 1989, à la presque apogée de sa puissance financière, avant le krach et la décennie de récession et stagnation qui a suivie ; puis en 2004 et en 2006, après « la crise » des valeurs technologiques. Il avait déjà changé mais était difficile à appréhender. Remonter le temps jusqu’aux années 1960 permet de prendre la température d’une culture toujours vivace, bien qu’atténuée, d’un tempérament national original, puisque de la Japon est non seulement une île mais aussi un confins, l’extrême lieu d’une Asie qui se perd dans le Pacifique.

Dernière remarque du carnet de voyage de Bouvier : « Le Japon est un très grand pays (de Copenhague à Casablanca) qui n’a pas de grands paysages. Pour la grandeur, il n’y a que la mer » p.157. Ce fut le cas même de la Grèce, dans l’Antiquité, avant qu’Alexandre ne parte à la conquête de l’Asie. Peut-être est-ce pour cela que le Japon a envahi la Mandchourie, colonisé la Corée et Taiwan ? « La culture japonaise est trop particulière, trop détachée du reste de l’Asie (…), un terminus, ce n’est pas un carrefour » p.121. Malgré la proximité géographique de l’immense Chine, la culture japonaise lui est complètement imperméable, la cuisine chinoise n’a par exemple jamais fait école, le canard et le cochon ne sont pas frits mais bouillis. Même le bouddhisme, venu des Indes, a été adapté à la sauce nippone sous la forme du zen, assez loin du chan chinois. Il cohabite avec le shinto, sans exclusive, bien que cette religion – la plus ancienne encore vivante au XXIe siècle – soit un réseau de présences, de croyances et de fêtes. Malgré le zen et la discipline de soi qu’il promeut, la nature selon le shinto est habitée de forces opaques que chacun doit se concilier.

Est-ce l’origine de la tendance des Japonais à se réfugier derrière le « on » du groupe, du clan, du village ou de l’entreprise, au détriment du « je » ? La personne est aliénée aux autres, l’estime de soi se mesure au regard des autres, la personnalité se façonne au statut social, à l’uniforme d’appartenance, au rang dans la hiérarchie sociale. « Un Japonais, ôtez-lui sa situation, son grade, ses dans ; ses patrons qui le font trimer et ceux qu’il peut faire trimer à son tour, on a le sentiment qu’il ne reste rien ! » p.27. Il est analogue au bambou, arbuste très populaire dans l’archipel, dit Nicolas Bouvier. Il apparaît comme lui à la fois gracieux et dur, en même temps sensible et frémissant au bout des branchages – mais creux dedans. « Dans bien des cas, l’individu s’abstient de se prononcer ou de prendre un parti et laisse ce soin à sa compagnie, à sa famille, le club auquel il appartient, etc. Pour savoir véritablement où l’on en est, il faut attendre que ces instances plus ou moins occultes aient rendu leur arrêt » p.40.

Ce fonctionnement holiste de la société rappelle curieusement l’attitude actuelle des « gilets jaunes » : aucun « je », aucun leader, toute tentative de devenir « porte-parole » se heurte très vite à des jalousies envers qui « se croit » et même à des menaces de mort (!) de tous les envieux et méfiants. Pourquoi ? Parce que les classes moyennes qui portent un gilet jaune sont creuses comme les Japonais des années 60. Le « on » parle pour eux, le « je » n’existe pas faute de structure intime. Au Japon existe, selon l’auteur, « une sorte de correction technique (qui) vient souvent à la rescousse du manque d’invention » p.10. En France, « on » manifeste techniquement faute de savoir inventer la sortie, de traduire en politique concrète (et suivie) un mouvement spontané (probablement éphémère). Une éruption ne fait pas une pensée, ni une doctrine. Au Japon, « toutes les plus hautes vertus sont situées dans le social – des événements à la famille, au clan et au pays – et les perturbations et événements essentiels sont tous dépendants d’un système de référence sociale. C’est pour cela sans doute qu’un Japonais a tant de peine à sentir – plutôt à savoir ce qu’il sent – en dehors de son contexte habituel » p.54. Nous pouvons en dire autant du vide de la pensée braillarde : elle brandit, elle gueule aux médias, elle casse ou laisse casser dans un ressentiment jubilatoire. No future.

Explorer le monde permet de mieux se voir soi.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein – Carnets du Japon 1964-1970, Hoëbeke 2004, 192 pages, €18.50

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Jean d’Ormesson, La gloire de l’empire

jean d ormesson la gloire de l empire

Lorsque j’ai lu ce roman à 17 ans, j’ai été enthousiasmé ; le relisant pour cette chronique, je comprends certains agacements adultes : trop de culture nuit à la lecture. Il faut être naïf et candide pour aborder cet empire. Le livre devrait donc rencontrer notre époque.

En 24 chapitres (chiffre symbolique, le lecteur saura pourquoi) et 460 pages sur papier bible, le romancier léger se fait historien philosophe dans ce pastiche d’un monde. Il raconte la geste d’un personnage qui n’a jamais existé, dans un empire qui reste imaginaire. Si non e vero, e ben trovato (si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé), aiment à dire les Italiens, peuple fort aimé de l’auteur. Il y a de la verve, de l’invention, du canular dans ce vrai inventé. Du René Grousset écrit par Jules Michelet et revu par Jorge Luis Borgès, peut-être. Avec généalogie, chronologie, cartes, bibliographie et index – comme dans les vrais livres des vrais historiens.

S’agissait-il, pour le bon chic bon genre d’Ormesson, d’enterrer « la culture » ? de créer un anti « nouveau roman » ? de s’élever par l’imagination contre le « réalisme socialiste » ? Tous ces groupes étaient encore vivaces après 1968, et il était salubre de les envoyer aux poubelles de l’Histoire pour réhabiliter le roman.

Mais Jean d’Ormesson se crée aussi lui-même, en Alexis ou peut-être en Bruince, dans une civilisation syncrétique qu’il fait naître de la rencontre improbable de Constantin et de Gengis Khan. Bruince, qui deviendra archipatriarche, né riche patricien, délaisse tout dès 13 ans pour se faire matelot. Il y a cette tentation manquée chez Jean d’Ormesson, il l’a livrée dans Au revoir et merci.

L’empereur Alexis fut un enfant bâtard jalousé et mal aimé, un adolescent débauché et meurtrier mais adorateur du soleil, un jeune adulte ascète fou de dieu, avant de conquérir l’empire sur requête d’un enfant – envoyé par sa mère. Il ne cherche l’unité impossible que pour se racheter de ses fautes bien réelles. Il est dual, comme l’esprit occidental abreuvé de Bible et de terrorisme philosophique platonicien, comme dirait ce bon Monsieur Onfray. « Alexis, c’est d’abord une passion : la passion de l’unité à travers le divers, la passion de l’universel, la soif de savoir, de beauté, de bonheur, la quête d’une clef, d’un secret, d’un système, d’une société des âmes » p.553 Pléiade. En bref l’incarnation de tout le cycle occidental.

Alexis et Balamir conquièrent à eux deux avant la Renaissance un « Saint empire romain méditerranéen et asiatique » (p.583) qui va de l’Atlantique à la mer de Chine, de l’Afrique du nord aux forêts scandinaves. L’époque est imprécise et les peuples ne sont que des noms : ne trouve-t-on pas les Hobbits en adversaires de l’empire à ses débuts ? C’est dire combien l’humour ne manque pas dans les références authentiques et inventées.

Cette fresque immense et ambitieuse ne va pas sans quelques longueurs dans les descriptions aussi lyriques qu’interminables qui se grisent d’érudition (notamment dans le chapitre XXIII). Mais la mise hors du temps fait pénétrer au cœur de la culture, la nôtre. Cet esprit curieux et porté à l’universel, ne supportant ni la contradiction ni la demi-teinte, est fait pour la gloire bien que sachant que tout est vain. Car seul le temps règne en maître et Dieu lui-même ne peut rien pour le passé ; il n’est pas omnipotent, au fond, et Jean d’Ormesson se demande toujours s’il existe. L’orgueil bâtit sur du sable, pas de gloire sans la chute ni de puissance sans déclin. Tout est vanité…

On peut reprocher à l’auteur cet esprit chrétien qui réduit toute action ici-bas à cet « à quoi bon ? » d’éternité (p.574). Mais on peut le créditer aussi de mettre le doigt sur l’action plutôt que sur l’utopie en montrant le dilemme d’Alexis : « changer la vie ou changer de vie ? » (p.619). La justice exige la force, la prospérité l’unité – mais peut-on faire le bonheur des hommes malgré eux ? Ils aiment la bataille et la guerre, les viols et le pillage ; il faut qu’un rêve soit plus fort que les satisfactions matérielles pour les tirer hors d’eux-mêmes et de ces plaisirs terre à terre.

L’un des bonheurs de lecture est cette langue classique, admirablement neutre, qui décrit sans dévier de sa route tranquille les meilleures et les pires choses. La vie la plus joyeuse et vigoureuse (les Jester) côtoie la barbarie la plus cruelle et le sadisme le plus brutal. Certaines scènes fascinantes ne sont que viols répétés, tortures interminables, enfants vivants lancés comme projectiles et meurtres de masse, l’auteur se plaisant à moquer l’irruption à la mode des homos, à la date d’écriture, par quelques traits bien placés : entre deux supplices d’éviscération ou de carbonisation de sexe ou de sein, deux jeunes barbares se plaisent à faire l’amour entre eux. Nous sommes dans la tradition monastique édifiante des horreurs de l’enfer ici-bas ; nous sommes aussi dans le rire à la Rabelais pour marquer combien vils sont les humains quand ils s’y mettent avec ardeur.

Mais ces quelques pages à la Sade sont aussi philosophiques : les daechistes de l’état islamique font-ils autre chose, 36 ans après la parution du livre ? Quand l’imaginaire rencontre le réel, à quoi bon dire et répéter de façon talmudique obsessionnelle « plus jamais ça » ? Ce faux empire apparaît plus vrai que les réels, tant il dit des hommes ce qu’il en faut savoir, que l’histoire se répète et que l’espérance du rêve côtoie sans vergogne la bassesse la plus bête.

Ce roman a reçu le Grand Prix de l’Académie française 1971 – laissez-vous emporter.

Jean d’Ormesson, La gloire de l’empire, 1971, Folio 1994, 692 pages, €12.40
Jean d’Ormesson, Œuvres, Gallimard Pléiade 2015, 1662 pages, €55.00 (si vous désirez lire plusieurs romans de Jean d’Ormesson, l’édition Pléiade est le meilleur rapport qualité-prix, avec 4 gros romans pour seulement 14€ chaque)
Les livres de Jean d’Ormesson chroniqués sur ce blog

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Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim

Il est assez rare qu’un romancier se renouvelle ; eh bien, avec Jonathan Coe, le lecteur n’est jamais déçu ! Cet Anglais de 50 ans a une capacité adolescente d’imaginer des histoires à chaque fois autres. Ancrées dans sa génération, celle qui a vécu sa jeunesse après 1968 et son âge mûr sous Lady Thatcher et Sir Blair. La satire de ses semblables n’est jamais loin, le tempérament porté à l’humour non plus. Mais l’invention est reine.

Imaginez : d’une rencontre improbable (une Chinoise et sa fille complices au jeu de cartes), en un moment unique (un soir en Australie en attendant l’avion de Londres après avoir revu son père pour la première fois depuis 25 ans), le héros défile au gré de ses rencontres son existence de loser né de loser – et se sent renaître par ses propres forces… jusqu’à la boucle finale dont je ne vous dirai rien !

Exister est un éternel recommencement : telle est la tragédie humaine. L’éternel retour du même disait Nietzsche, la personnalité façonné par les complexes familiaux avant 6 ans disait Freud, l’attraction du mimétique disait René Girard – toute tentative d’épuisement d’une explication est bonne – mais il reste le vif du Sujet. Dépressif après que sa femme l’ait quitté en emmenant sa fille, Maxwell (au prénom de marque de café…) va retrouver son père exilé à Sydney après la mort de sa propre femme, 25 ans auparavant. Il porte le nom de Sim, comme le comique mais surtout comme la carte dont la puce permet de communiquer dans notre ère numérique. Rien n’est hasard chez Coe : prénom commercial et nom TIC (technologies de l’information et de la communication) – nous sommes en plein XXIème siècle.

Or la communication de masse et les messages constants du marketing ne servent pas aux meilleures relations. Au contraire ! la massification isole, la technologie dépersonnalise, le rapport humain prend un mode artificiel de marchandise ou d’optimisme industrieux. Les Américains repus et gaspilleurs sont-ils plus heureux que le populo des banlieues de Londres ? Pas vraiment. Ce pourquoi Mister Sim parle à son GPS (eh oui ! Mr signifie Mister et pas Monsieur, qui s’écrit M. en français…). La voix féminine et raisonnable du GPS est bientôt baptisée Emma (comme la Bovary ?) et permet de rêver à une compagne qui ne juge jamais, qui dit toujours comment il faut aller.

Les Anglais savent même inventer des métiers loufoques comme l’étudiante Poppy, chargée d’enregistrer les annonces des aéroports pour les louer comme service aux maris infidèles. Bien plus fort que le marketing de Lindsay sur les brosses à dent qui consiste à faire partir simultanément quatre commerciaux du siège social pour joindre les quatre points cardinaux les plus éloignés du Royaume en Toyota Prius (énergie hybride), afin de proposer des nettoie crocs à manche en bois fabriqué local et tête amovibles (développement durable) ! Toute la misère de celui qui veut bien faire pour les humains et la planète, mais sombre dans la dernière idéologie à la mode (recyclage du gauchisme 68 et de l’adulation de Mao, Castro et autres…).

Mr Sim opère une quête de l’andropause (il a 48 ans – comme l’auteur). Il apprend qu’il est né par hasard, parce que son père a confondu deux pubs (bars) du même nom, rencontrant par là même une fille au lieu d’un garçon… Lui-même s’est marié par hasard avec n’importe qui, parce que sa petite copine a surpris son père à se branler sur une photo pliée en deux sur laquelle est était en maillot de bain… à moins que ce ne soit pour son frère Chris, quasi nu lui aussi, de l’autre côté de la photo. Mr Sim a fait une fille mais ne sait pas l’aimer, il est inattentif à ses métamorphoses et désirs, il ne sait pas répondre aux questions des enfants. Il pousse même dans les orties le gamin de 8 ans torse nu et jambes nues de son meilleur ami – par dépit, par vengeance, par désir ? Il est fasciné par le destin de Donald Crowhurst, navigateur parti faire le tour du monde à la voile en même temps que Moitessier en 1969 – et qui a triché en fabriquant un faux carnet de bord pour rester à croiser dans l’Atlantique sud au lieu de passer les caps. C’était au bon vieux temps d’avant la technique qui voit tout, qui sait tout, qui traque tout…

Il se sent inadapté, Maxwell Sim, mal aimé (mère morte, père absent, meilleur ami fâché, femme partie, fille méprisante). La pression d’époque (marketing et communications) le pousse dans ses retranchements et lui renvoie à tout moment sa faiblesse. Il est un loser de la génération baby-boom, un perdant de la compétition, un raté social. Et pourtant humain.

Jeté dans ce monde sans que personne ne l’ait voulu, traversé de désirs inhibés et de messages mal traduits à cause d’une société déboussolée, lent et timide en relations faute de parents à la hauteur. Il est un peu nous et un peu ceux que nous côtoyons sans toujours les voir, encore moins les comprendre. Il est de notre époque, qui ne favorise pas les contacts humains et préfère la médiation technique ; de notre époque coincée qui croit s’être « libérée » en 68 tout en conservant les préjugés sur le sexe, les relations adulte-enfant, le toucher, la conversation.

Un beau roman doux-amer comme les Anglais savent en faire, grave aussi car il parle de ce que nous sommes devenus.

Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim (The Terrible Privacy of Maxwell Sim), 2010, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Folio Gallimard février 2012, 467 pages, €7.69 

 Les autres romans de Jonathan Coe chroniqués sur ce blog

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