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John Steinbeck, Les raisins de la colère

La Grande dépression fut le second trauma de l’Amérique, après la guerre de Sécession (et avant le terrorisme de masse du 11-Septembre). La crise financière de 1929 a précipité la crise économique et sociale des années 30, qui ne sera vraiment résorbée qu’avec la guerre mondiale. Elle se double, dans les États du sud, de la tempête de poussière due à l’aridité sur des terres surexploitées par le coton. Ironiquement, cette sécheresse qui débute le roman fait le pendant au déluge qui le termine. Entre les deux, l’exil, de l’Oklahoma (terre des hommes rouges) à la Californie (où l’exploitation de la misère va encourager les rouges).

L’auteur, dans ce roman fleuve comme un testament biblique, raconte l’exil des métayers ruinés vers la terre promise que vantent les prospectus envoyés par les propriétaires fermiers aux travailleurs saisonniers pour cueillir leurs récoltes. De la vie quotidienne réaliste d’une famille, l’auteur s’élève, par des chapitres intercalaires qui font un peu prêches, à la dénonciation de tout un système. Il démonte les rouages du moteur capitaliste comme l’un des protagonistes démonte le moteur d’une guimbarde. L’épuisement de la terre et le climat amenuisent les récoltes, ce qui endette les fermiers, vite forcés à vendre leurs terres aux sociétés foncières qui, possédées par des banques anonymes, exigent du rendement par une exploitation mécanique et extensive ; le lien du travail physique à la récolte, de la terre à l’humain se brise. Les générations qui ont bâti une ferme et engendré des récoltes sont expulsées ; elles doivent recommencer leur vie ailleurs.

C’est la ruée vers l’or de la cueillette en Californie, où les pêches, les poires, le coton, les pommes, ont chacun leur saison éphémère. Près de 300 000 migrants affluent, ce qui fait peur aux possédants en même temps que cela leur permet de baisser les salaires, tout en vendant des produits de première nécessité dans les camps, plus chers qu’en ville. S’il y a surproduction, pas de cueillette mais destruction de récolte pour tenir les marges – ce qui est un scandale humanitaire, au moment où ceux qui ne travaillent plus ont faim. Ils deviennent les « Okies », terme dépréciatif tiré d’Oklahoma mais équivalent de « bougnoules ». Tout est bon pour les mépriser, penser qu’ils ne sont pas même humains ! Ils sont sales, pauvres, maigres, hargneux… D’où l’embauche de milices privées pour défendre la propriété et leur justice expéditive. Tel est le Système.

L’exil forcé est le lot de la famille Joad, dont le nom est tiré de la Bible. Car tout leur périple est imbibé d’images d’Ancien testament, comme si les Yankees, même éloignés de l’Église comme Steinbeck, ne pouvaient que boire à la même source. Sauf que les mythes du Livre sont décalés dans la réalité : l’exil n’est pas volontaire, la terre promise une vaste blague, les patriarches éliminés durant le voyage, et Moïse devenue une femme : Ma, la mère de famille autour de laquelle tout tourne lorsqu’il n’y a pas de travail ni de maison. Seule la mère assure le courant, réunissant, abritant, nourrissant, se débrouillant pour faire durer, en attendant que les hommes remplissent enfin leur fonction de protéger et de rapporter de l’argent.

Les grand-père et grand-mère morts en route, Noah, le fils aîné un peu différent s’installe au fil du courant du premier fleuve de Californie, comme le Noé biblique, sans que l’on sache s’il va trouver son pharaon. Tom, le second fils qui vient de sortir de prison où il a purgé quatre ans sur sept, libéré pour bonne conduite après avoir tué un copain de beuverie qui l’avait planté au couteau, ne peut s’empêcher de réagir avec violence contre l’injustice. Ce sera sa croix comme Simon Pierre, l’adjoint de Jésus-Christ sur lequel bâtir son église. Ce J-C est dans le roman Jim Casey, ex-pasteur qui a perdu la foi divine et cherche une nouvelle foi humaine à tâtons : « le péché et la vertu, ça existe pas. Uniquement les choses qu’on fait » p.377. De même les fous de Dieu qui contemplent « le péché » des danseurs qui se collent aux danseuses, dans un bal bon enfant. Ces tarés du péché font plus de mal avec leur vertu en bandoulière, leur aigreur de ne pas oser le plaisir comme s’il était défendu, leur jalousie rancunière contre les gens qui vivent normalement au lieu de se torturer pour des Commandements, que le plaisir lui-même. Ma remettra à sa place une mégère de ce type, sorte d’évangéliste qui va jusqu’à la transe à éructer la description du « péché ».

Casey découvre sa nouvelle religion (« ce qui relie ») confusément dans le fait qu’être deux plutôt qu’un est le début d’un humanisme terrestre, encore mieux si l’on rassemble. Ce pourquoi, comme le Christ au Mont des Oliviers, il est frappé par les miliciens – le crâne fracassé – et que Tom, tel Pierre, saisit un gourdin pour tuer à son tour le tueur avant de fuir. Mais Jim Casey a mis en lui les germes de la nouvelle religion sociale du syndicalisme « rouge ».

Ce n’est pourtant pas l’idéal de l’auteur, ni celui de l’Américain moyen qui, comme Jefferson, préfère une communauté de petits propriétaires paisibles guidés par la raison. La grande propriété capitaliste a rompu le contrat social des Pionniers sur leur Terre promise ; la cité de Dieu reste donc à construire. Les Joad connaîtront toutes les étapes de la descente à la misère, ils boiront le calice jusqu’à la lie. Pauvres comme Job, ils n’auront pas la ressource de se tourner vers Dieu, qui reste manifestement indifférent au malheur, mais vers les autres, dans un sentiment de solidarité humaine spontanée. La dernière scène – forte – du roman, en est l’illustration.

Steinbeck observe avec détachement chaque âge et nous les rend à la fois proches et aimables. Les deux vieux récusent le déracinement et en meurent, l’un d’une attaque, l’autre de stress. Parmi les adultes, Pa est dévalorisé parce qu’il ne sait pas conduire, qu’il ne sait pas où aller, qu’il ne sait pas décider en situation de nomadisme, et qu’il ne gagne pas le pain de la famille. Ma prend sa place, en mère qui vit chaque moment à son rythme et assure la continuité de la vie. L’oncle John, 50 ans, se reproche sans cesse la mort de son épouse, il y a des années, d’une péritonite qu’il a minimisée avant qu’il soit trop tard. Il est hanté par « le péché », ce qui le rend aussi inutile qu’un vieux sac vide. C’est moins la Morale qui compte que ce que l’on fait, suggère l’auteur.

Parmi les enfants, Noah l’aîné, dans les 22 ans, s’efface, Rose of Sharon (encore un prénom tiré de la Bible) est enceinte de son Connie, 19 ans, au prénom bien nommé en français tant il est velléitaire et peu fiable (à 98 %, ce prénom est donné aux filles…). Le garçon, qui ne s’intéresse qu’au sexe, jure qu’il va travailler, bâtir une maison, prendre des cours du soir en radio, mais, contrairement à Tom, n’a aucune constance (Connie dériverait du prénom Constance). Il va d’ailleurs abandonner sa femme lorsqu’elle commencera à se plaindre sans rien foutre. Car Rosasharn (contraction phonétique de Rose of Sharon) est égoïstement centrée sur son bébé à naître, toujours fatiguée, toujours à se lamenter ; elle mériterait une bonne baffe pour se secouer – et c’est ce que lui dit sa mère. Elle ne s’élèvera au-dessus d’elle-même qu’à la fin, ayant perdu mari et bébé, réduite à coucher nue sous une couverture sale.

Tom, dans les 20 ans, tient de sa mère, il est solide et fiable, mais peut se laisser aller à des accès de violence. Il conduit la guimbarde, tout comme son jeune frère Al, 16 ans, qu’il aime bien. « Il y avait de l’affection entre ces deux-là » p.446, écrit sobrement l’auteur. Al est un queutard fini et cherche toujours une fille, avant d’envisager de « se marier » à la fin, lorsqu’ils sont dans la misère. « S’il pouvait lui arriver d’être un vrai bouc en rut, il était toutefois responsable de ce pick-up, de son bon fonctionnement et de son entretien » p.459. Sa passion à lui, outre les filles à défoncer, ce sont les moteurs à démonter : il les bricole, les répare ; il sait conduire et a décidé quelle vieille voiture d’occasion, une antique Hudson Super-Six pour 75 $, les mènera en Californie. Il l’a bien choisie, elle ne les laisse pas en rade. Il représente l’avenir mécanique en ville, loin de la terre des paysans.

Restent les deux petits, Ruthie et Winfield, la première, 12 ans, « prenait la mesure de la puissance, des responsabilités et de la stature contenue dans ses seins naissants » p.457 Pléiade. Le second, 10 ans, « était un jeune chien fou » en salopette, débraillé et crasseux.

Ce long roman puissant dénonce et illustre à la fois la condition des métayers chassés de leurs terres au début du XXe siècle. Il est intemporel tant chacun peut se reconnaître dans les situations (le chômage dû à l’externalisation ou à la mondialisation) ou les caractères (le velléitaire, celui qui vit d’un jour à l’autre, le résigné, l’égoïste, le baiseur, le consciencieux…)

John Steinbeck, Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath), 1939, Folio 1972, 640 pages, €11,76

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les Raisins de la colère, À l’est d’Éden, Pléiade 2023, 1664 pages, €72,00

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Georges-Emmanuel Clancier, Le pain noir

Au milieu des années 1970, Serge Moati réalisa un feuilleton télé (terme français pour « série ») sur la deuxième chaîne ; il surfait sur la vague régionaliste et nostalgique du « retour à la campagne » des socialistes en plein essor. Il faut y voir là les prémices de l’écologie, terme vague de la nouvelle religion laïque (si l’on peut oser cet oxymore) des « progressistes » qui rétrogradent. La pédale sur le frein du changement, ils « reviennent » aux valeurs traditionnelles, immuables ou presque, de la paysannerie début de siècle (le XXe). Les romanciers populaires seront légion, oubliés aujourd’hui mais parfois sans raison. Georges-Emmanuel Clancier, en premier lieu poète, était précurseur en faisant roman des récits de sa grand-mère limousine.

Le pain noir était celui que mangeaient les paysans les plus pauvres. Passer du blanc au noir était signe de déchéance, métisser au froment pur de la balle et du son signe d’appauvrissement nourricier. Les Charron sont métayers quand l’histoire commence. Cathie, leur petite fille de 5 ans, vit heureuse entre ses parents, ses frères aînés et son parrain, le fils premier, adopté après la mort de ses parents. Outre le parrain, viennent Mariette, Martial, Francet, Aubin, puis Cathie. Naîtront ensuite Clotilde et Toinette. Huit enfants, c’est bien lourd pour un ménage paysan. Encore heureux qu’on ait une ferme. Mais le métayage est une exploitation car le bourgeois propriétaire est rapace, guère plus aisé que ses paysans en ces régions où la terre rend mal. On se débrouille avec l’élevage, les fruits, les champignons, les pissenlits, la pêche, la chasse aux lapins. La ferme est autarcique et familiale, un rêve de phalanstère écolo régressif pour les petits-bourgeois socialistes des années 1970 et 80. Mais la vie n’est pas rose…

Le roman débute en 1877 et n’est que le début d’une saga en quatre volumes, de l’enfance à l’âge mûr. Cathie la fillette apparaît en être de lumière, tel Gavroche ou Cosette, ou encore Oliver Twist : une fleur de fumier, un ange en enfer. La misère n’empêche pas la beauté, ni la pauvreté la générosité car tout vient du cœur. On ne peut donner que ce qu’on a mais, lorsque l’on n’a que très peu, le don est celui de soi, de l’attention, l’affection, de l’entraide. Le monde est rude et les vices humains profonds car, si l’on subit le malheur, on fait le mal. Nul n’est responsable de son destin, mais de ses actes si.

Parce que son attelage mené par un jeune fat a renversé et tué un métayer, le propriétaire de la métairie somme Jean Charron le père de porter un faux témoignage aux gendarmes en affirmant que le mort était saoul et qu’il divaguait sur le chemin. Moral, Jean refuse ; il sera chassé et forcé de se retirer à la ville, dans un petit appartement pas cher des faubourgs avant une masure encore moins chère encore plus éloignée. Il devient feuillardier avec son fils aîné Martial, qui a terminé à 14 ans l’école (le feuillardier débite des cercles en lattes de châtaigniers pour entourer les tonneaux). Son second, Francet, frappé à la jambe par des camarades, n’est pas soigné à temps et reste handicapé de la jambe, bouche à nourrir qui coûte en médicaments avant de trouver à tourner des fuseaux sur son grabat. Mariette s’est mariée avec le garçon de ferme Robert et invite Aubin, 12 ans, à venir travailler sur ses terres. Aubin est si beau gamin à 13 ans qu’une jeune fille riche l’embrasse dans la forêt, ce qui fait rêver Cathie de princesse et de merveille. Mais il passe au travers d’un plancher de grange pourri à 14 ans et se fracasse la nuque au pied de l’échelle. C’est autour de Cathie d’être placée, à 8 ans comme bergère, dès 9 ans comme servante d’auberge ou de cuisine. Lorsque sa mère sera en couche pour la dernière fois, elle viendra s’occuper des petites à la maison.

Et puis sa mère s’épuise en ménages pour acquérir quelques sous, elle maigrit, attrape la tuberculose qui lui fait cracher ses poumons et meurt. Pour Cathie, « il va falloir… » Elle devient adulte à 13 ans alors qu’elle soigne seule ses deux petites sœurs, aidée un soir par son amoureux timide Aurélien, du même âge. Ils se rendent compte qu’ils font déjà couple dans la maison à eux tout seuls. Et les bébés appellent Cathie « maman ». Elle garde le don d’enfance qui est de s’émerveiller d’un rien, une poésie qui lui donne le bonheur de l’âme sans lequel la bonté ne peut fleurir.

Un roman de terroir qui dépasse la glèbe pour s’élever à l’universel et qui m’a touché à l’époque, plus peut-être qu’aujourd’hui à la relecture. Mais on vieillit… les émotions ne sont plus si grandes ni si fraîches.

Georges-Emmanuel Clancier, Le pain noir, 1956,  Robert Laffont, occasion €4.95 e-book Kindle €4.99

Georges-Emmanuel Clancier, Le pain noir – La fabrique du roi – Les drapeaux de la ville – La dernière saison, Omnibus 2013, 1152 pages, €29.00

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Emile Guillaumin, La vie d’un simple

Ecrit il y a plus d’un siècle, publié par Daniel Halévy et régulièrement réédité, préfacé par Jean-Louis Curtis, ce roman vrai d’un paysan du Bourbonnais reste un témoignage unique sur la vie à la campagne qu’ont connus nos grands-parents – ceux qui ont fait la guerre de 14. Moins noir que Jacquou le croquant (qui a déclenché chez l’auteur son écriture), il se présente comme le Balzac des champs. Rien ne nous est épargné du décor, les champs, les forêts, la boue, le soleil trop sec, la grêle ravageuse, la pluie glaçante, ni des bêtes, veaux, vaches, cochons, couvées et brebis, ni des acteurs.

Les enfants sont pâtres dès 7 ans, porchers à 9 ans, vachers à 12 ans, moissonneurs à 14 ans, batteurs à 16 ans et laboureurs à 18 tant il faut de force pour peser sur l’araire. Ils se marient vers 23 ou 25 ans et deviennent métayers de pères en fils dès que naissent les enfants. Telle est la dure vie à la terre, immuable et ancestrale, qui n’a quasi pas bougé depuis le néolithique. Les propriétaires sont des bourgeois du bourg ou de la ville – mais plus des seigneurs depuis 1789. Ils sont rarement de Paris mais, dans le Bourbonnais, il en est. Ils prennent pour eux la moitié de la récolte et de la production du cheptel, plus un fermage à l’année pour les terres, la maison et les dépendances. Ce fermage augmente si la ferme est prospère, ce qui est antiéconomique car plus le paysan travaille et mieux il le fait – moins il gagne. Cette loi de rendement décroissant du zèle a sans doute fait beaucoup pour façonner la mentalité résolument antiéconomique des Français !

L’auteur n’est pas tendre pour les propriétaires : « Nous avons affaire trop souvent à des imbéciles comme Parent, à des roublards comme Sébert, à des grippe-sous comme Lavallée. Et si nous parvenons quand même à quelques économies, nous les prêtons à des crapules comme Cerbony qui se sauvent avec ! » p.228. Il ne fallait certes pas être futé pour prêter tout son avoir à un frimeur avéré qui avait plus grande gueule et grand train que réussite – mais l’inéducation de l’esprit est comme l’inculture pour le sol : une stérilité. Seule l’école obligatoire a libéré les campagnes de l’emprise de la bêtise, des superstitions, des racontars, des propriétaires et des curés.

Tiennou, né dans une ferme, engagé dans une autre, indépendant dans une troisième, change encore deux fois de métayage. Des enfants poussent, des petits-enfants naissent, tout comme les vaches et les moutons. Le paysan confectionne tout lui-même, sauf ses habits, mais sa moitié les rapetasse jusqu’à ce qu’ils tombent en loques. Sa subsistance dépend des variations du climat et des maladies plus que de la guerre au XIXe siècle. Rien ne va jamais car tout changement est une épreuve : été trop sec, automne trop humide, printemps trop froid, hiver trop rude… Tiennou ne sait ni lire, ni écrire, mais a du bon sens. Il ne croit guère le curé et ses belles histoires au vu de son exemple, mais imagine un grand Horloger et garde une morale primaire, acquise en ses enfances : « Le vrai devoir de chacun me semble tenir dans cette ligne de conduite simple : bien travailler, se comporter correctement, ne chagriner personne, s’efforcer de rendre service quand on le peut, en particulier à ceux qui sont dans la misère et dans la peine » p.233. Tiennou a une fois tué un homme, à coups de bâton, une nuit que des « fantômes » le pressaient à le menacer. C’étaient des copains déguisés qui voulaient lui faire peur. Il en a eu grand chagrin et a aidé le bastonné, que les autres avaient abandonnés, à regagner sa maison, où il est mort quelques jours plus tard. Ce n’était pas vraiment sa faute, mais il en a gardé le souvenir.

Pour le reste, les maximes sont de bon sens : « être gai, familier, ne pas se ménager soi-même, c’est encore le meilleur moyen d’obtenir beaucoup des autres » p.158. L’observation de la société est vite faite : les enrichis pressurent les autres. Le propriétaire dit au métayer : « Obéir et travailler, c’est votre rôle » p.150. Le sien est d’encaisser et d’engueuler. Mais la nature est belle, aménagée par l’homme. Des pages à la Rousseau parsèment le récit, notamment page 148. L’humain est dans le paysage comme l’enfant dans les bras. Cette époque était écologique sans le savoir.

L’auteur a été paysan mais sa mère lui a appris à lire. Il a donc écrit, par plaisir, avant de s’investir dans le syndicalisme paysan pour défendre les petits contre les gros. Il fait de Tiennou, son personnage, un républicain puis un socialiste, mais attaché à l’ordre : il votera comme président pour le futur Napoléon III. Il se méfie de la politique : « J’ai remarqué cent fois depuis que les pires ennemis des idées nouvelles sont des gens à réputation douteuse qui se mettent en vue sous couleur de les soutenir. Les meilleurs programmes se retrouvent salis de ces contacts » p.125.

Bien que ce livre soit un roman, il reste au plus près du réel vécu par l’auteur lui-même comme fils de paysan dans le Bourbonnais. Il n’embellit pas la vie à la campagne mais se soumet à ce qui est. Son paysan nait en 1823 et achève son récit vers 1900, alors que les premières voitures sans chevaux commencent à sillonner la campagne. Celle-ci devient moins isolée, moins immobile, mais ce sera une autre histoire – la nôtre, accélérée en grand par la guerre de 14-18 qui arracha les paysans à leurs petites patries et à leurs patois pour les fondre dans la France.

Emile Guillaumin, La vie d’un simple, 1903, Livre de poche 2004, 287 pages, €6.20

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William Faulkner, La demeure (ou Le domaine)

A mansion en anglais est une demeure cossue, château ou hôtel particulier – pas « un domaine ». La traduction fautive en Folio a été rectifiée en Pléiade, mais il s’agit bien du même livre, le troisième et dernier des Snopes après Le hameau et La ville. Il a fallu trois décennies et demi (1925-1959) pour que William Faulkner purge enfin cette obsession des petits arrivistes blancs en terres sudistes. « L’auteur croit avoir appris du cœur humain et de ses dilemmes plus qu’il n’en savait il y a trente-quatre ans », déclare-t-il dans sa préface de 1959.

Mink Snopes est l’assassin et tout commence par « Le jury dit ‘Coupable’ et le juge dit ‘Perpétuité’ mais il ne les entendit pas. Il n’écoutait pas ». L’histoire est celle du destin : lorsque la vie est mouvement et que l’on se fige, alors le destin s’impose et vous prend en main – il vous fait faire aveuglément ce que vous n’auriez peut-être pas fait si vous aviez un tant soit peu réfléchi.

La prison est là pour ça, pour vous faire réfléchir, vous repentir peut-être, en tout cas relativiser. Vingt ans de pénitencier pour un crime de sang, ce propriétaire qui n’a pas voulu vous rendre votre vache et a actionné la justice, plus vingt autres années pour évasion avortée : Mink aura-t-il compris ?

Pas le moins du monde. Il veut se venger de celui qui l’a humilié, et y parviendra à l’issue de ces centaines de pages. Est-il définitivement coupable ? Pas le moins du monde. Selon l’auteur, ce n’est pas lui qui a tué mais le destin. Une fois libéré de cette fatalité, l’homme redevient libre, même s’il a déjà 64 ans.

William Faulkner s’inscrit dans son époque, celle de la guerre froide après la Seconde guerre mondiale ; il y a les bons et les méchants, la lutte de race entre Blancs et Noirs, la lutte de classes entre paysans propriétaires et métayers précaires, la justice et l’injustice. Quoi de moins juste que la propriété et la domination qui va avec ? Et quoi de plus injuste que cette demeure vaniteuse et arrogante, construite sur celle de son rival évince par Flem Snopes ? Quoi de juste aussi dans ce délaissement allant jusqu’au mépris d’un Snopes pour un autre Snopes, Flem qui laisse Mink en prison alors qu’il aurait pu l’aider ?

Le lecteur retrouve ses personnages favoris, le procureur Gavin Stevens Phi Beta de son université, son neveu Charles Mallison dit Chick qui étudie lui aussi le droit avant de s’engager comme pilote de bombardier, V.K. Ratliff qui « pour n’être pas allé à l’école, n’avoir pas voyagé et être dans une certaine mesure illettré, (…) avait le don effrayant de savoir tout ce qui se passait » (chap. XVI), enfin Linda Snopes qui n’est pas la fille de Flem – l’impuissant. Gavin aime Linda qui est frigide et ne peut répondre ; Flem compense son handicap sexuel par la puissance de l’argent, il en oublie sa famille et crèvera du suicide de la mère de Linda ; Chick, qui a vu son oncle se tourmenter pour la lolita Linda pense « se la faire » une fois adulte, mais comprend qu’elle ne peut pas… Toutes ces intrications montrent selon l’auteur la complexité des relations humaines, engage notre empathie.

Ce trop gros roman qui hantait Faulkner est à la fois cocasse et ennuyeux, bavard et humain ; nul ne peut le lire en une seule fois. Mais, outre l’aspect policier du meurtre programmé et les amours contrariés des uns et des autres, certaines digressions méritent le détour, comme cette définition du capitalisme « naturel » aux Américains : « notre droit de naissance jeffersonnien à acheter, faire pousser, extraire ou dénicher n’importe quoi aussi bon marché que possible obtenu par flatterie, ruse, menace ou force, et puis de le revendre aussi cher que le permettaient les besoins ou l’ignorance ou la timidité de l’acheteur » (chap. IX).

William Faulkner, Le domaine ou La demeure (The Mansion), 1955 revu 1959, 1983 et 1987,  Folio 2004, traduction René Hillerat, 656 pages, €10.40

Œuvres romanesques V : La ville-La demeure-Les larrons, Gallimard Pléiade 2016 édition François Pitavy et Jacques Pothier, 1197 pages, €62.00

Les œuvres de William Faulkner déjà chroniquées sur ce blog

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