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Géant de George Stevens

Sept jours avant sa mort dans sa Porsche 550 Spyder, James Dean tournait encore ce film. Il jouait le p’tit con devenu tycoon, le petit-blanc orphelin laissé pour compte par les seigneurs éleveurs texans, et devenu roi du pétrole. Tourné en 1955 à la gloire (critique) du Texas, cet État dans l’État, le deuxième plus grand et le deuxième plus peuplé des États-Unis, le film est composé à partir d’un roman d’Edna Ferber, décédée en 1968.

Jordan Benedict, un grand jeune homme (Rock Hudson) héritier de ses père et grand-père du domaine de 258 000 hectares et de 500 000 vaches situé au milieu d’une plaine poussiéreuse, vient prendre poulain reproducteur et femme reproductrice, Leslie (Elisabeth Taylor) au Maryland, pays verdoyant nommé en l’honneur d’Henriette-Marie de France, épouse du roi d’Angleterre Charles Ier Stuart, qui rappelle l’Europe. Texas, Maryland : deux États des mêmes États-Unis, deux cultures différentes. Au Maryland est née la liberté de religion, au Texas la prédation des grands propriétaires et le mythe du cow-boy.

Machisme patriarcal affirmé et brutalité d’un côté, tolérance et droit des femmes de l’autre, cela ne pouvait que faire des étincelles. Autant le premier est conservateur, autocrate et raciste (Républicain à la Trompe), autant la seconde est pour le progrès, la considération pour les autres et attentive aux pauvres (Démocrate à la Clinton). Les Mexicains du domaine de Reata, anciens propriétaires des terres spoliés à la fin du XIXe par les grand-pères blancs, sont considérés comme des sous-hommes et parqués dans des villages insalubres, laissés à l’abandon. Le premier geste de Leslie, une fois mariée et rapportée au manoir comme une proie, est d’aller voir une femme d’employé et son bébé malade au village mexicain, pour les faire soigner. Angel Obregon, c’est le nom du bébé, deviendra un beau jeune homme (Sal Mineo) qui donnera sa vie au pays comme soldat après Pearl Harbor.

L’intermédiaire entre blanc propriétaire dominateur et latinos salariés dominés est Jett Rink (James Dean), pôv blanc en pleine jeunesse (l’acteur a 24 ans), méprisé de Jordan mais bien aimé par la sœur de Jordan, Luz Benedict (Mercedes McCambridge), qui régit le domaine en quasi mâle. Pourquoi ? Parce que le jeune homme serait un bâtard du père ? Parce qu’elle avait une inclination impossible pour lui ? On n’en saura pas plus. Toujours est-il que, lorsque le cheval de Leslie tue Luz qui voulait à toute force le monter et le dompter – comme elle voulait dompter l’épouse de son frère – elle lègue par testament une petite parcelle de terrain à Jett. Jordan propose aussitôt, avec l’aide de son notaire et de ses voisins propriétaires, une compensation en dollars au jeune homme pour lui racheter les terres, mais celui-ci refuse. Il veut être l’égal des autres, propriétaire blanc lui aussi. Il clôt son petit domaine et le nomme même Little Reata. Grâce à la chaussure de Leslie qui s’enfonce dans la boue lors d’une visite qu’elle lui fait, il découvre du pétrole. C’est le pactole. Il gagné désormais plus en un mois que Jordan en un an avec ses vaches.

Jordan et Leslie ont des enfants, des faux jumeaux aînés, Jordan III et Judy, puis une fille, Luz II. Le conflit entre les parents s’étend à l’éducation des petits. Jordan, en macho implacable, veut entraîner son fils « héritier » Jordy III à monter à cheval dès 4 ans, ce qui fait peur au gamin et engendre sa répulsion pour l’élevage du bétail : il veut être médecin et ira contre la volonté de son père. Adulte (Dennis Hopper), il ira même jusqu’à épouser une mexicaine, doctoresse collègue du docteur de l’hôpital du coin. Sa jumelle Luz II (Carroll Baker) sera, une fois grande, favorable à la terre et à l’élevage, mais elle et son mari Bob (Earl Holliman), un peu bête et à la démarche lourdaude de péquenot, veulent leur propre ferme bien à eux, et ne pas dépendre. Jordan s’aperçoit alors que le monde a changé. Lui qui avait refusé, par traditions figées et conservatisme borné, d’autoriser le forage de puits sur ses terres, se convertit au pétrole. Exit les vaches qui nourrissent les hommes, bienvenue à la nouvelle alimentation du carburant pour le progrès.

Quant à Jett, l’argent lui est monté à la tête, lui l’inculte qui vivait dépoitraillé au domaine, désormais en costume, il se croit tout permis. Il organise un grand raout à Austin dans le grand hôtel Emperador (empereur) qui lui appartient, « réservé aux Blancs ». Il invite tous les Benedict, ainsi que le sénateur, le gouverneur et des personnalités du Texas pour célébrer le pétrole et sa gloire. Il drague Luz II et voudrait l’épouser pour intégrer la tradition, mais la différence d’âge est trop grande et, si Luz II a été « reine de la fête », elle éconduit gentiment le milliardaire. Lui se saoule, déjà porté sur l’alcool depuis de longues années pour oublier sa condition. Il ne peut délivrer « son » discours (écrit par un autre) et s’écroule sur la table du banquet, montrant à tous ses limites. L’accès au salon de coiffure a été refusé à l’épouse de Jordy, car mexicaine, ce qui a conduit le jeune homme à provoquer Jett en public, et son père à aller lui casser la gueule – mais surtout sa collection d’alcools dans une arrière-salle, Jett étant trop bourré pour se battre.

Géant est un film d’excès : plus de trois heures en deux DVD, un machisme XXL d’un Rock Hudson d’ailleurs homo mais mesurant 1m96, la démesure du Texas avec ses centaines de milliers de vaches puis son pétrole à gogo. De quoi prédisposer à la mentalité autoritaire de seigneur d’Ancien régime, de voleur de bétail et de prédateur de terres, à la prévalence de la force sur le droit, à la vanité de nantis. Le film a inspiré la série Dallas, ses petits forfaits en famille et son « dirty business » – c’est dire ! « J.R. », les initiales de John Ross Ewing dans la série, sont d’ailleurs les mêmes que celles de Jett Rink, apposées sur les portes de son grand hôtel. Trump et ses affidés reprennent désormais la brutalité et les traditions texanes – un film qui revient à la mode !

Oscars 1957 du meilleur réalisateur pour George Stevens, meilleur acteur pour James Dean et pour Rock Hudson

DVD Géant (Giant), George Stevens, 1956, avec James Dean, Elizabeth Taylor, Rock Hudson, Carroll Baker, Jane Withers, Warner Bros Entertainment France 2005, doublé français, anglais, italien, 3h13 + bonus 45 mn, €4,68, Blu-ray €38,99

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Le messager de Joseph Losey

Un film intimiste dans le huis clos d’un château victorien et ses alentours campagnards en 1900. Léo (Dominic Guard), un gamin d’à peine 13 ans de modeste origine mais bien élevé, invité pour les vacances d’été par son condisciple d’internat Marcus (Richard Gibson), va devenir un objet manipulé par les uns et par les autres au point de détruire sa sensibilité.

Adapté du roman du même titre de Leslie Poles Hartley en 1953 et le scénario écrit par Harold Pinter, le film décrit les manœuvres de Marian la fille aînée (Julie Christie), fiancée officiellement à Lord Hugh Trimingham (Edward Fox), vicomte balafré retour de la guerre des Boers, qui poursuit les galipettes érotiques avec son amant, le fermier du domaine bien bâti Ted Burgess (Alan Bates). Aussi bien Ted que Marian et Hugh se servent du Léo candide comme messager, Hugh allant même jusqu’à le surnommer Mercure, le serviteur de l’Olympe. Les aristos se sentent des dieux, ils considèrent avec un dédain affectueux le presque éphèbe comme leur garçon de course. Ils le feront parler à table  de ses lubies de gamin comme de jeter un sort ; ils le feront virevolter une fois rhabillé en costume vert Lincoln devant la société assemblée ; ils le feront jouer au cricket, comme Ted le métayer, pour affecter de frayer avec les inférieurs ; ils le feront chanter comme lui au banquet qui suivra. Son copain Marcus le lui fera bien sentir, le surnommant serin pour la couleur de son habit ou lui reprochant de n’avoir pas fermé son clapet au banquet.

C’est que Léo est encore niais. Il ne sait pas ce qu’est la hiérarchie sociale, pas plus que l’amour physique, ce que font les hommes aux femmes, ni comment viennent les poulains ou les enfants. Il demande à Ted le fermier, qui élude et le renvoie à son père, mais le garçon est orphelin ; il demande alors à Hugh, qui l’introduit dans le fumoir réservé aux hommes, mais ne lui parle qu’avec circonspection. Ces choses-là, dans la société puritaine anglaise, ne se disent pas. Elles se devinent à leur heure, même si des gravures érotiques ornent les murs du lieu des mâles, ce que fait remarquer le maître de maison Maudsely (Michael Gough), mais Léo ne les aime pas. Il est pudique mais voudrait savoir.

Il ressent de l’émotion pour la belle Marian, qui en est flattée et l’emmène en ville s’habiller pour l’été, car il ne porte qu’un costume toutes saisons du Norfolk, trop chaud pour les températures estivales de cette année (35° centigrades au thermomètre extérieur). Les garçons sont toujours collet monté, col fermé et cravate, portant veste sur leur chemise et parfois un sous-vêtement en dessous. La sensualité n’est admise que pour le sport, où les mâles se font admirer des spectatrices. Ils arborent alors une simple chemise à col ouvert, et même un décolleté sur leur poitrine nue jusqu’au sternum lors des exercices de cricket. S’ils se baignent dans le lac du domaine, c’est en maillot deux pièces. Cela dit, les garçons dorment ensemble et se déshabillent sous les yeux l’un de l’autre pour se mettre en pyjama. Les femmes et filles sont en robes et jupons, portant gants, chapeaux et ombrelles. La chair est masquée autant que faire se peut.

Marcus fait de Léo un jeteur de sorts au collège, et il est vrai que Léo croit aux formules et aux poisons, dont la belladone qui pousse dans l’ancien jardin du château. La bella donna est la belle dame, donc pour lui Marian ; elle est vénéneuse mais il ne le sait pas, en restant aux formules magiques. Vénéneuse pour sa classe sociale, car elle faute avec un inférieur, au point de tomber enceinte et de se trouver « obligée » de se marier vite ; vénéneuse pour la puberté naissante de Léo, impressionnable, qu’elle va stériliser à jamais par le spectacle de son impureté physique et de son laisser-aller moral.

Le jeune garçon, dont c’est l’anniversaire ce même mois, s’initie à la société par les femmes qui le manipulent pour le sexe et par les hommes qui en font autant pour poser la hiérarchie mâle. Il va délivrer les petits mots des uns aux autres, s’en lasse un peu et ose lire un billet de Marian à Ted où il est écrit deux fois « chéri » et lui fixe une heure et un lieu de rendez-vous. Il dit à Ted que c’est la dernière fois mais ce dernier lui promet de lui révéler, s’il continue, ce qu’il veut savoir sur les relations entre mâles et femelles, cheval et jument, homme et femme. Mais il ne tient pas parole. Il dit alors à Marian que c’est la dernière fois mais elle l’enjôle, le caresse et l’étreint pour qu’il continue, entre jeu et séduction érotique. La maîtresse de maison, mère de Marian, les surprend et soupçonne anguille sous roche. Léo ne dénonce personne et feint d’avoir perdu le message qu’il devait porter, mais la prude madame Maudsley (Margaret Leighton) n’est pas née de la dernière pluie… qui justement tombe à torrent pour le jour anniversaire de Léo.

Marian n’arrivant pas à temps pour le goûter et les cadeaux, sa mère envoie une voiture la chercher où elle a dit qu’elle serait, chez une vieille nannie au village. Elle n’y est pas. Madame Maudsley comprend alors que Léo ne lui a rien révélé du message par noblesse d’âme, mais c’en est trop. Elle le prend par le poignet et l’entraîne là où il sait qu’elle se trouve : la grange où Ted l’a troussée et la chevauche avec ardeur sur le foin. Léo comprend alors quelles sont les relations qu’il cherchait à connaître. Il en est blessé et marqué à vie, ne se mariera jamais, ne tombera pas amoureux, se desséchera malgré ses succès en finance.

Au soir de sa vie vers 1950, la vieille Marian le convoquera pour un dernier message. Léo âgé (Michael Redgrave) a vu son petit-fils, et combien il ressemble à Ted et non pas à Hugh ; elle veut faire dire à Ted que finalement seul compte l’amour et pas la classe sociale. Mais Léo l’a appris à ses dépens, « le passé est un pays étranger ». Ce retour du présent dans le futur est un montage réussi du film ; au début énigmatique pour le spectateur, il prend tout son sens à la fin.

Le garçon à cet âge charnière des 13 ans était étranger à la classe aristocratique, étranger au monde adulte, étranger à la nature campagnarde. Il y a été plongé malgré lui et en est ressorti estropié comme un oisillon trop tôt tombé du nid. La nature est la Chute dans le péché et le château le huis-clos cloisonné qui rend prisonnier des convenances. Cette fatalité est ponctuée par la musique triste et angoissante de Michel Legrand. Un grand film, qui a disputé la palme avec Mort à Venise au festival de Cannes 1971 – et l’a emporté, bien qu’à mon avis les deux le méritaient tout autant.

Palme d’or au Festival de Cannes 1971.

DVD Le messager (The Go-Between), Joseph Losey, 1971, avec Julie Christie, Alan Bates, Margaret Leighton, Michael Redgrave, Dominic Guard, ESC Editions 2022, 1h51, €9,74, Blu-ray €14,90

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Le monde, la chair et le diable de Ranald MacDougall

La fin des années cinquante était à la guerre froide et la crainte majeure était la disparition humaine dans l’holocauste nucléaire. Dans cette œuvre de fiction, Ralph (Harry Belafonte) est un technicien de la mine qui inspecte des tunnels pourris par l’infiltration. Il communique avec la surface lorsqu’un éboulement survient, qui le laisse enfermé cinq jours. Ce n’est que lorsque le bruit des pompes stoppe brusquement que le jeune homme réalise que les secours ne viendront jamais.

Il se prend alors en main, en vrai self-made man, et pioche les parois des tunnels dont il connait le plan. Il réussit, trempé, sali, à remonter à l’air libre. Là… ce qu’il découvre le laisse sans voix : il n’y a plus personne – nulle part. Seuls des bâtiments et des machines, aucun être humain ni animal et, ce qui est plus surprenant (et reste inexpliqué) aucun cadavre.

Sur un journal qui traine, il lit que la fin du monde approche sous la forme d’un nuage d’isotopes radioactifs et que des millions de personnes fuient sans espoir. Lui veut revenir chez lui, regagner New York. Il brave donc les tabous sociaux et moraux pour voler une belle Chrysler toute neuve dans une vitrine d’agence automobile, et joindre la Grosse pomme. Pont embouteillé, tunnels encombrés, il ne peut passer qu’à pied. Et là, le même spectacle : pas un chat ! Il crie et tire au pistolet entre les grands buildings au cas où quelqu’un… Mais personne ne répond.

Résigné à rester le dernier homme sur cette terre, il entreprend de recréer la civilisation qu’il connait, en bon technicien. Il a la volonté et l’ingéniosité d’un Robinson Crusoé urbain. Il s’installe dans un quartier chic, occupe un grand appartement, bricole un générateur pour avoir du courant, rapporte de la bibliothèque des livres menacés par des fuites du toit, et des musées des tableaux qu’il aime. Par solitude, il adopte deux mannequins de plastique auxquels il parle, jusqu’à ce que le dandy mâle lui tape sur les nerfs avec son éternel sourire commercial figé. Tout le symbole de la société inhumaine qui a péri.

Lorsqu’il le jette des étages et qu’il s’écrase sur l’asphalte, Ralph entend un cri : c’est une jeune femme (Mel Ferrer) qui l’espionnait mais n’osait pas se découvrir. Elle est blanche, blonde, vierge ; lui est octavon – autrement dit « nègre » malgré sa pâleur – mâle, décidé. Adam et Eve vont-ils se reconstituer ?

C’est faire bon marché de la Morale religieuse bimillénaire et des Tabous sociaux inculqués depuis l’enfance : en 1959, une femme blanche ne fraie pas avec un nègre, même s’il est beau, viril et qu’il reste le seul mâle au monde. Donc chacun vit chez soi, le nègre n’est pas violeur (contrairement aux fantasmes) et c’est la fille qui apparaît dans toute son hystérie lorsqu’elle se met en colère par caprice, juste pour exister. Si le politiquement correct racial est remis en cause dans ce film, le machisme d’époque a encore du chemin à faire.

Ralph bricole une radio et lance sur les ondes un message mondial : « ici New York, il y a des survivants, je serai à l’écoute tous les jours à midi » (il ne précise pas de quel méridien, New York étant réputé le centre du monde). Il reçoit un jour de vagues rumeurs de l’Europe. Le couple n’est donc pas seul sur terre, ce qui reconstitue immédiatement les barrières de race et de classe. Ralph veut rester à sa place, il n’envie personne et ne jalouse pas les Blancs ; en bon Américain il se suffit à lui-même, vaguement croyant lorsqu’il est montré étendant les bras dans une église, comme en prière des premiers temps.

Un jour, un bateau remonte l’Hudson à moteur : il y a donc quelqu’un à bord. C’est un autre homme, blanc, qui survit lui aussi bien que très atteint. Ralph va le sauver par des connaissances médicales de base et des piqûres conseillées en cas d’irradiation par le Comité qui s’était constitué avant la catastrophe. Le nouveau reprend des forces et le couple à trois s’organise. Mais la société ne serait pas telle qu’elle est si la rivalité des mâles ne devait tout gâcher pour la femelle. Ce n’est pas Ralph qui réclame sa part, il respecte la volonté de la fille ; c’est le nouveau qui le provoque en duel dans la ville, armé de fusil dont les boutiques regorgent. Va-t-on rejouer le Far West ?

C’est sans compter sur la volonté de Ralph de dépasser tout cela. Il jette son fusil et surgit sans arme devant son rival : tuer et baiser – ces pulsions primaires – ne l’intéressent pas. Le Noir se montre au-dessus du Blanc par sa grandeur d’âme et sa raison plus universelle.

Mais ce sommet moral est à mon avis abîmé par le final guimauve où la fille vient prendre la main de chacun des hommes, le trio réconciliés s’éloignant par la rue vers l’horizon comme de vagues lonesome cow-boys

Du titre, nous comprenons bien le monde, plus ou moins la chair, mais que vient faire « le diable » dans cette galère ? Le monde connait sa (presque) fin, la chair se manifeste surtout dans la volonté animale de Ralph le nègre de s’en sortir (son aspect dépoitraillé au fond de la mine est révélateur de l’énergie vitale, quasi-sexuelle, qui l’habite) – absolument pas chez la fille (restée vierge et bébête). Mais le diable ? Est-il dans le désir du troisième survivant ? Dans ces armes à feu en libre-service de la société consumériste ? Dans l’Apocalypse prévue par la Bible ?

Ceux qui ne voient ces simagrées que comme des légendes anciennes saisissent mal les comportements humains de cette histoire, ainsi faussement « expliqués ». Simple, humaniste, universel, le film n’entre pas assez dans la profondeur des personnages. Epoque coincée oblige. Même si Belafonte s’engagera dans la lutte pour les droits civiques des Noirs et deviendra ambassadeur pour la paix.

DVD Le monde, la chair et le diable (The World, the Flesh and the Devil) de Ranald MacDougall, 1959, avec Harry Belafonte, Inger Stevens, Mel Ferrer, Wild Side Video 2012, €8.99

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Milo Manara, Le Caravage 1 – La palette et l’épée

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1592, Michelangelo Merisi, dit le Caravage du nom de la petite ville où sa famille a trouvé refuge lors de la peste de Milan de 1576, a 21 ans lorsque le dessinateur le croque en partance pour Rome. C’est un vigoureux jeune homme aux cheveux noirs, à la chair pleine et à la chemise échancrée.

Il n’hésite pas à faire le coup de bâton pour protéger les faibles en butte aux atteintes des grands, ce qui lui fait une réputation de querelleur, mais il est vite adopté par les ateliers qui pullulent dans la capitale romaine.

Milo Manara dessine très bien les corps, notamment les croupes et les poitrines des jeunes filles. J’en avais été ébloui jadis dans Le Déclic.

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Le jeune Mario invite Michelangelo dans l’atelier de son maître et se montre au naturel. Le Caravage le peindra en peleur de fruit, en garçon au panier, en Bacchus, en ange sensuel, en Amour victorieux. Mais le Caravage peint aussi des prostituées en Madone et en Vierge à l’Enfant, aimant la lumière qui joue sur les globes des seins et sur l’ovale des visages. Il met en scène, comme au cinéma, ses personnages qui semblent surgir de l’ombre.

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L’audace nature a de quoi choquer les bons prêtres qui commandent des œuvres, notamment Saint Matthieu et l’ange ou la Mort de la Vierge. Malgré la protection du cardinal Del Monte, Caravage ne peut pas tout exposer, même s’il déclare peindre le vrai pour le peuple. Il décorera l’église Saint-Louis des Français de grandes compositions devant lesquelles la foule se presse page 50.

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Certains reprochent à Milo Manara de ne pas tirer plus avant son héros vers l’homosexualité, fort commune et pratiquée à l’époque renaissante en Italie. Mais rien ne prouve ce penchant du Caravage ; il a peint aussi bien les corps de jeunes mâles que de jeunes filles, s’attachant à la caresse de la lumière sur l’architecture de chair.

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Donald Posnar a évoqué en 1971 le penchant homoérotique du peintre, évident dans l’Amour victorieux, mais Maurizio Calvesi en 1986 le justifie par les goûts du mécène qui a commandé le tableau, le cardinal Del Monte. Evidemment, Dominique Fernandez en a tiré un roman, La course à l’abîme, pour attirer dans la secte le génie qui échappe à toute étiquette. Mais il ne prouve rien – que ses propres penchants. Le Caravage était le second peintre préféré de François Mitterrand après Zurbaràn, selon Anne Pingeot – pour son réalisme, sa violence.

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L’histoire de cette première partie de la vie du Caravage, de son arrivée à Rome à 21 ans jusqu’à son départ après le duel où il a tué en duel Ranuccio Tomassini à 35 ans, est assez plate, convenons-en. Manara est dessinateur, pas scénariste ; il s’est contenté de décalquer la biographie dans ses grands traits. Ce qui compte est pour lui moins la vérité historique, malgré une préface un brin pompeuse de « l’historien de l’art » Claudio Strinati, que la vérité humaine du dessin.

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Et le trait est ce qui comble le lecteur. Milo Manara élève les bâtisses de la Rome du XVIe siècle avec toute la grandeur et le délabrement attesté par les peintres, il donne vie aux corps par l’éclairage et par le mouvement. Les tétins à demi sortis du corsage de la putain avinée page 20 sont érotiques, de même que sa croupe lisse et nue offerte à la fessée page 22. Mario dépoitraillé qui prépare un fruit dans la pénombre d’une bougie est aussi très sensuel page 24, tout comme la courbe de son corps nu angélique vu de dos, page 30. Manara ne fait que reprendre les peintures même du Caravage, mais avec quel talent !

Il faut examiner les petits détails des cases pour en goûter tout le travail. Le grouillement réaliste de la vie est très bien rendu. Les couleurs ocre et rouge-brun des pages sont de même tirées des teintes préférées du peintre, ce qui donne une ambiance familière en clair-obscur.

Nous avons là un bel album qui fera aimer avant tout le dessin, immergera dans l’atmosphère romaine au XVIe siècle et déroulera de façon plaisante une part de l’existence mouvementée d’un grand peintre dans l’histoire. Milo Manara dessine remarquablement, qu’on se le lise !

BD Milo Manara, Le Caravage 1 – La palette et l’épée, 2015, Glénat, 64 pages, €14.95

e-book format Kindle, €9.99

Pour connaître le peintre : José Frèches, Le Caravage – peintre et assassin, collection Découverte Gallimard, 2012, 160 pages, €15.80

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