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Méfiez-vous de croire, dit Alain

N’allez pas consulter une voyante ou un mage, ni même une diseuse qui lit dans la main. Car, même si votre intelligence n’y croit pas et s’en moque, quelque chose en vous est attentif à ce qui peut survenir. S’il ne s’agit que de banalités en série, vagues à souhait pour s’adapter à tout, dit Alain, pas de problème, « il n’y a rien à croire ». Une fois sur deux la « prédiction » aura raison – pas mieux que le hasard. Mais s’il s’agit d’une prédiction portant sur une chose importante, un accident, un décès, un malheur, alors le simple fait que cela vous ait été « prédit » vous force malgré vous à accorder du crédit à cette parole. Vous la croyez. Elle agit donc sur vous. C’est ce que l’on appelle, chez les cuistres et les profs de collège, le « performatif » (les collégiens feraient mieux d’apprendre à bien lire, à mon avis, qu’apprendre du jargon abscons pour étudiants spécialisés).

Malgré toute raison, « il n’en est pas moins vrai que ses paroles resteront dans votre mémoire, qu’elles reviendront à l’improviste dans vos rêveries et dans vos rêves, vous troublant tout juste un peu, jusqu’au jour où les événements auront l’air de vouloir s’y ajuster. » Ce que vous croyez se réalise si vous y croyez ; ou, du moins, vous interprétez ce qui survient selon votre croyance. « Vous riez d’une prédiction sinistre et invraisemblable ; vous rirez moins si cette prédiction s’accomplit en partie ; le plus courageux des hommes attendra alors la suite ; et nos craintes, comme on sait, ne nous font pas moins souffrir que les catastrophes elles-mêmes. »

D’où la volonté de ne pas connaître l’avenir. Alain « aime mieux ne prévoir que devant [ses] pieds » Pourquoi ? Parce que « j’ai remarqué que tout ce qui arrive d’important à n’importe qui était imprévu et imprévisible ». Comment donc accorder foi à une « prédiction » qui ne dit rien ? Le hasard fonctionne par probabilité, pas par prévision. Il est des choses prévisibles, comme la démographie (les personnes qui mourront sont déjà nées) ; d’autres moins comme l’économie (qui dépend de multiples facteurs, dont certains psychologiques).

Or en psychologie, comme dans la plupart des sciences « humaines » (qui n’ont de science que le nom), la probabilité est la règle. Pas la prévision. « Il y a des chances que… compte tenu de telles ou telles circonstances, que les gens réagissent ainsi – ou pas ». Mais la psychologie est autoréalisatrice ; il suffit de « croire » pour avoir tendance à faire advenir ; il suffit que la croyance se propage pour que la foule se mette à attendre ce qui « doit » venir ; et cela finit par arriver (sauf le Messie, qu’on attend toujours). Ainsi la guerre, comme en 14. Même les paranoïaques ont des ennemis. Par exemple, à force de « croire » que l’Occident veut la peau de la Russie et de faire tout pour que cela advienne, le tyran Poutine risque fort que des bombes lui tombent un jour dessus.

Autant penser que l’avenir n’est écrit nulle part… Nous verrons bien le moment venu.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog

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Paul Guimard, L’ironie du sort

Paul Guimard, qui fut pendant la guerre journaliste de des faits divers à L’Ouest-Éclair est mort il y a 20 ans, en mai 2004, à 83 ans. François Mitterrand l’approchera vers 1965 et ils deviendront proches. Tous deux aimaient à songer au destin, à la mort, à l’au-delà possible.

Chacun croit maîtriser son destin et donc être libre, alors que le sort est ironique et, à dix secondes près, peut changer votre sort à tout jamais. C’est ce qui est arrivé au jeune Antoine Desvrières, 22 ans, un résistant de Nantes chargé de tuer un enquêteur de la Wehrmacht qui a accumulé un dossier sur leur réseau clandestin. Le lieutenant Werner de Rompsay est issu de Huguenots français émigrés en Allemagne après le diktat du Roi-Soleil révoquant l’édit de Nantes qui tolérait la religion réformée. Désormais Allemand, portant un prénom allemand, le lieutenant aristocrate combat pour sa patrie et traque les terroristes. Antoine est tout aussi légitime que lui à résister à l’occupation et à tuer l’ennemi. Là n’est pas la question.

La question est : va-t-il réussir ?

Tout est minutieusement préparé, l’arme, l’heure, le lieu, l’itinéraire de fuite, l’alibi. A onze heure du soir précise, dissimulé dans l’ombre d’un porche après le couvre-feu, Antoine est prêt à tirer avec un pistolet Wembley de 9 mm. Il attend le lieutenant qui rentre tous les soirs à pied de la Kommandantur jusqu’au logis de sa maîtresse, la jeune Micheline de 19 ans qui se laisse sauter sans vergogne. Antoine vient de quitter Marie-Anne de Hauteclaire, sa fiancée, fille d’un bâtonnier pétainiste mais en révolte contre ses conceptions archaïques du monde et de la société. Ils ont déjà fait l’amour, elle attend un enfant. Antoine ne le sait pas encore.

Dès lors, le destin va s’en mêler. Le chauffeur de la patrouille, Helmut Eidemann, a du mal à démarrer sa traction-avant Citroën, souvent en panne. À quelques secondes d’intervalle, il fera basculer le destin. Aurait-il réussi auparavant, tout se serait passé comme prévu. Hélas, il a eu une douzaine de secondes de retard, et a surgi dans la rue plein phares juste au moment où Antoine venait de tirer et de tuer le lieutenant. Il a saisi son pistolet et l’a déchargé sur la silhouette, le blessant aux jambes. Antoine est pris, il sera interrogé et condamné à mort. Marianne, sa fiancée, se consolera dans les bras de Jean, l’ami le plus cher d’Antoine et tous les deux élèveront le petit garçon qui naîtra quelques mois plus tard qu’ils prénommeront Antoine.

Ou alors, seconde hypothèse, le chauffeur a démarré à l’heure et a pu rattraper au lieutenant, lui proposant de lui faire faire un bout de chemin en voiture, juste avant qu’Antoine ne puisse tirer. L’opération a donc échoué et le dossier accumulé par Werner et donné à la Gestapo va démanteler tout le réseau. Antoine ne sera pas inquiété, mais Jean, qui travaille à l’Ouest–Eclair, sera raflé, interrogé et condamné à mort. Antoine se mariera avec Marie–Anne et ils élèveront ensemble le petit garçon qui naîtra quelques mois plus tard qu’il prénommeront Jean, le nom du meilleur ami disparu.

Telle est l’ironie du sort. Une sorte de grain de sable qui enraye les mécaniques les mieux huilées. Les conséquences de ces deux scénarios se feront ressentir en ondes concentriques bien des années après encore. Dans le premier cas, Antoine sera un héros et son beau-père pétainiste sera blanchi des accusations de collaboration, tandis que que dans le second, il sera radié du barreau et déchu de sa Légion d’honneur. Dans le premier cas, le père d’Antoine deviendra maire du petit village natal près de Nantes, dans le second il restera professeur dans la ville jusqu’à sa retraite.

Et Antoine, s’il vit, divorcera quelques années plus tard lorsque son fils aura dans les 13 ans. Marie Anne qui avait épousé un héros de guerre a vécu avec un fonctionnaire international à l’Unesco devenu plan-plan. Elle ne pourra le supporter. Antoine rencontrera Ursula sur le seuil de son bureau, une Suissesse à la famille dont les bifurcations du destin ont été nombreuses. Il en prendra conscience dans l’album de photos déposé exprès sur sa table de nuit.

Au fond, quoi que l’on fasse, notre liberté ne s’exerce que dans les limites du hasard. Toute une série de causes surviennent au même moment qui empêchent parfois de réaliser ce que l’on a prévu. Nous n’avons pas plus de prise sur notre existence que le capitaine sur son frêle esquif dans une mer démontée. À nous de surnager et de nous adapter ou, quand il s’agit de vie ou de mort, de subir le sort qui nous est imparti.

Un film d’Édouard Molinaro a été tiré de ce roman en 1974 mais il ne fait pas l’objet d’édition en DVD.Il reste que ce court texte alimente la réflexion sur le hasard et la nécessité, la liberté et le destin.

Paul Guimard, L’ironie du sort, 1961, Folio 1974, 160 pages, €7,80

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Histoires fausses

Faites l’humour, pas la guerre, telle semble être la raison d’être de ce recueil de nouvelles de la science-fiction américaine des années 1950 à 1980 environ. Elles sont présentées de façon assez cuistre au milieu des années 80 par Demètre Ioakimidis, anthologiste de SF né en Italie, résidant suisse et de nationalité grecque…. Mais on peut zapper la préface sans aucun problème, les distinguos de linguistique universitaire n’ayant aucun intérêt littéraire. Ce ne sont pas moins de seize récits qui montrent combien les choses ne sont pas ce qu’elles semblent et que tout, au fond, reste imprévu, même dans l’imaginaire.

Observez d’abord les livres qui s’envolent – littéralement – en battant des pages de couverture pour rejoindre la migration vers les forêts originelles. Ecologique mais bizarre, non ? Comme si l’ignorance était notre futur – durable. C’est ensuite un poêle hollandais qui « irrite » suffisamment un soulier pour que celui-ci s’anime et se carapate tandis que le savant fou qui l’a « inventé » convoque la presse et les sommités universitaires. C’est encore le coffre-fort absolu, celui qui fuit quand on l’approche, invulnérable aux rets, aux pièges et au lance-flamme, qu’un millionnaire en faillite tente de récupérer pour les (faux) diamants qu’il contient. Ou un docteur robot surnommé Tic-Tac qui vous sait malade avant même que vous ne lui parliez et qui vous enferme dans son hôpital mutualiste afin de persévérer dans sa fonction : qui n’a pas connu un docteur de ce genre ? Knock n’est pas le seul à vous persuader de recourir à ses indispensables soins.

Dans l’espace, rien à bouffer : lorsqu’on débarque sur une planète lointaine où se trouvent des êtres vivants, comment savoir si ce qu’ils mangent est bon pour nous ? Le poison d’un homme est peut-être la délectation de l’extraterrestre. De même la colonisation des planètes pour exploiter ses matières premières : la manière habituelle (forte) est-elle la bonne ? Evelyn E. Smith, adroite polygraphe née en 1927, met en scène deux fils à papa, l’un d’amiral, l’autre de sénateur, entrés dans l’armée spatiale parce que trop sensibles et… en bref trop chochottes. Le commandement les envoie seuls sur une planète maudite où toutes les expéditions précédentes pour récupérer un minéral se sont fait massacrer : quand on est inverti, autant mourir en héros pour masquer l’opprobre sociale. La nouvelle a été écrite en 1962, autrement dit dans un autre monde. Mais il s’avère que le couple des deux jeunes hommes s’en sort à merveille. Au lieu de s’imposer, il se donne en exemple ; au lieu d’interroger, il se laisse observer. Leur goût pour aménager le baraquement standard de l’armée, leur artisanat aux couleurs délicates, séduisent tant les indigènes, eux aussi sensibles à l’art, qu’ils leurs apportent les fameuses pierres requises par l’expédition : il faut de tout pour faire un monde. Pour d’autres, c’est la vie de pionnier qui importe et, lorsque les semblables rappliquent, c’est la fuite immédiate vers l’inconnu – même si l’épouse souhaite se fixer. Mais pourquoi pas d‘enfants ?

Lorsque les aliens envahissent la Terre, c’est pour la soumettre, à la Poutine, miroir de notre désir d’asservir les planètes. Obéissez et vous serez préservés ; résistez et vous serez pulvérisés. Le général Milvan des hordes galactiques a tout du Vladolf Poutler avec ses « 2m10, musclé à rendre jaloux un professeur de culture physique et noblement revêtu d’un tissu aussi chatoyant que collant (…) le front superbe, les yeux lumineux très écartés – il avait tous les attributs d’un être supérieur » – ce qu’il croit être. Sauf qu’il n’est sans aucune humanité : « une flotte aérienne sympathisante détruite sans avertissement ; une douzaine de villes bombardées avec une efficacité impitoyable… Cela, ajouté à l’arrogant sourire de mépris errant sur ses lèvres » p.188. Il a tout de Poutine, ce conquérant de Lebensraum galactique. Mais il trouve plus malin que lui, et plus fort, cela va de soi : Satan en personne, qui considère la Terre comme sa chasse gardée et renvoie Milvan Poutinovitch à ses étoiles. Qui sera donc le diable du Mongol nazi au Kremlin ?

Il y a d’autres histoires, comme celle de ce craqueur de sécurité bancaire, originalement présentée ; de ces voyages dans le temps qui cherchent à modifier le présent mais n’y parviennent jamais parce que le présent… est toujours présent, sinon il ne serait pas « le » présent, vous comprenez ? Ou ce vieux cinéphile qui, lassé des scies et convenances des scénarios de films, finit par les modifier mentalement à l’écran sans que la bobine en soit changée, pour le plus grand plaisir des autres spectateurs. De l’inconvénient aussi de se retrouver homme invisible, un matin au réveil, pour avoir absorbé la veille une pilule de laboratoire pharmaceutique avide de vendre. L’épouse a du mal à s’y faire, la fille de 10 ans s’évanouit d’horreur, mais le petit de 4 ans trouve cela merveilleux : c’est toujours son papa. Heureusement, l’antidote existe car c’était un secret du Pentagone, le labo travaillait pour eux.

Une exploration dans les antres de la machine à imaginer les futurs qui, cette fois, en rit franchement. Ce qui fait du bien en ces temps retrouvés de guerre et de nationalisme, d’occupants et de collabos. Les années 1980 avaient du bon !

Histoires fausses – La grande anthologie de la science-fiction, Livre de poche 1984, 409 pages, occasion €1,54

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Un homme idéal de Yann Gozlan

Mathieu (Pierre Niney, 26 ans au tournage) est le Julien Sorel moderne. Comme le héros de Stendhal, il part de rien, au bas de la société, et veut arriver par les lettres. Il veut conquérir la femme et la fortune pour être enfin quelqu’un. Sauf qu’il n’a pas de talent véritable et que les romans qu’il écrit sont insipides et lassants ; ils sont tous refusés par les éditeurs. Machines à fric, ces derniers se contentent de la lettre administrative standard pour refuser les manuscrits (qui ne sont pas rendus). Or Mathieu voudrait bien savoir pourquoi ce qu’il écrit ne fonctionne pas. Sa femme plus tard lui livrera la clé : « La différence entre un bon auteur et un mauvais auteur c’est le discernement. Un bon auteur quand c’est mauvais il jette. »

Déménageur au noir chez son oncle, il survit de petits boulots qui lui font quelques muscles et lui assurent la matérielle, mais il voudrait émerger. Lors d’un enlèvement de colis dans un lycée, il entend quelques minutes la conférence d’une jeune bourgeoise lettrée, Alice (Ana Girardot), qui évoque les parfums comme réveillant la mémoire dans le roman. Il en est subjugué.

Lorsqu’un beau jour il découvre le cahier manuscrit d’un ancien appelé en Algérie entre 1956 et 1958, il tient là de quoi publier : un modèle. Son auteur est mort sans héritier et les déménageurs mettent tout à la benne. Mais, parce qu’il veut arriver vite, Mathieu fait ce que tous les jeunes de sa génération (10 ans en 2000) font avec leur CV ou leurs mémoires et thèses : il triche (les grandes écoles usent de logiciels anti-plagiat contre ça). Il aurait pu présenter le texte et le publier en l’absence d’héritiers ; il aurait pu s’en inspirer pour en faire un roman en modifiant les noms et les dates… Mais non : il s’approprie le texte brut et le signe de son nom ; il n’invente même pas le titre, Sable noir, qu’il trouve en marge du manuscrit.

Il croit seulement mettre un pied dans la porte pour publier ensuite ses propres romans, une fois son nom reconnu. Mais le succès surgit, imprévu, et cela le dépasse. Il doit gérer les interviews et les cocktails mondains qui ne sont pas de son monde. Il se documente à la bibliothèque et sur le net, va au plus facile (les livres illustrés pour enfants) et aux résumés wikipèdes. Il apprend par cœur quelques dates et événements pour faire croire. Ainsi que quelques citations sur l’écriture trouvées sur YouTube pour briller devant les critiques (dont une de Romain Gary).

Il obtient le prix Renaudot (comme Matzneff), un prix de journalistes et de copains. Voilà Mathieu Vasseur lancé comme jeune espoir de la littérature en France. Il écrit sec, direct, attentif aux petits détails. Du moins le cahier volé est-il ainsi rédigé – car lui ne parvient pas à imiter son modèle ; il n’essaie même pas, se contentant de retravailler son manuscrit refusé.

Il se marie avec Alice mais, trois ans plus tard, l’éditeur s’impatiente : le montant des à-valoir dépassent le budget et Mathieu n’a toujours pas livré de second roman. En vacances dans la villa sur la côte d’Azur des parents d’Alice, Mathieu s’acharne mais rien ne vient. C’est l’angoisse de l’écran bleu (version moderne de la page blanche). D’autant que le succès le poursuit, l’empêchant de se concentrer. Lors d’une dédicace en librairie de la ville, un homme, Vincent (Marc Barbé) se présente comme ayant connu le véritable auteur du cahier ; il a le matin même envoyé à la villa une photo de l’appelé en Algérie. Il fait chanter le juvénile et fragile Mathieu à peine de le dénoncer publiquement devant ses riches beaux-parents et devant la presse avide de scandale (et de trainer dans la boue ceux qu’elle vient d’adorer).

Mathieu perd prise ; il ne contrôle plus rien, tout part à vau-l’eau : il doit trouver 50 000 € pour contenter le maître chanteur, fournir un manuscrit terminé à son éditeur, couvrir ses dettes auprès de son banquier, penser à Alice qui se déclare enceinte !… Sauver les apparences en étouffant l’incendie là où il se déclare est la seule façon de rester ancré dans la réalité car le rêve est terminé. On ne devient adulte qu’à ce prix. Or Mathieu est entre-deux, encore adolescent par son corps fluet et nerveux, ses grands yeux expressifs, son émotion à fleur de peau et son long décolleté imberbe. Comme Alain Delon jadis dans Plein soleil, ou La piscine, Pierre Niney exprime une violence latente par tout son corps. Il est en pleine tension du désir : aimer, écrire, arriver. Mais, comme Julien Sorel, il est pris dans l’engrenage de la fatalité, chaque initiative entraînant son lot de conséquences.

Ainsi simule-t-il une agression pour justifier auprès de son éditeur la perte du nouveau manuscrit sur son ordinateur détruit.

Ainsi vole-t-il des pistolets de collection du beau-père pour l’équivalent des 50 000 € du chantage. Mais il les cache dans la maison en attendant le rendez-vous avec l’homme et Stanislas (Thibault Vinçon), le filleul du beau-père, le découvre. Il soupçonne Mathieu d’être un imposteur dès l’origine, probablement parce qu’il n’a pas les codes de son milieu bourgeois et qu’il est un brin jaloux de la préférence d’Alice et de l’admiration de son parrain. Dans la lutte, Mathieu le frappe d’un coup de crosse – et le tue. Cela non plus n’était pas prévu et il doit encore improviser, s’enfonçant un peu plus dans le mensonge au risque d’y perdre son âme. Il ficelle le corps dans une bâche comme un rôti et va le jeter en mer. Las ! des pêcheurs le prennent dans leurs filets car il n’est pas allé assez loin : il ne va jamais assez loin dans l’escroquerie mais pare au plus pressé, en naïf encore immature. Son ADN va parler mais il retarde le prélèvement.

Ainsi invite-t-il son maître chanteur qui lui demande encore de l’argent à venir avec lui dans la villa que les parents ont quitté pour Londres quelques jours. Il introduit une pièce de monnaie dans le mécanisme de la ceinture de sécurité pour qu’elle soit inutilisable puis fonce avec la BMW du beau-père dans une paroi de terre. Lui s’en sort, ceinture et airbag, pas son voisin. Il l’installe alors à sa place de conducteur, lui met son portable dans la poche et sa montre au poignet puis brûle le véhicule. La police, candide ou préoccupée d’autre chose, admet la thèse de sa mort. Le maître chanteur, bien que disparu, ne gêne personne : telles sont les invraisemblances de la fin, un brin acrobatique, de ce thriller pourtant bien mené.

Mathieu devient alors une non-personne : il retourne travailler au noir et se cache de ceux qui l’ont connu célèbre (pas son oncle ni ses ouvriers qui se moquent des livres comme de leur premier slip). Il aurait pourtant pu orienter autrement sa vie : Alice, en lui disant être enceinte, stimule en lui la maturité et lui permet d’accoucher d’un roman aussi de lui que son enfant. Sous le titre Faux-Semblant, il y conte directement son histoire de faussaire, dans le même style direct de l’appelé d’Algérie. Parler de ce qui vous arrive est plus facile que d’inventer des personnages. Ayant démêlé l’écheveau de son destin, il aurait pu être adulte, père, écrivain et bourgeois des lettres arrivé ; ce n’est passé qu’à un cheveu, comme dans Match point. Mais s’il ressurgit, son ADN parlera dans l’enquête sur la mort de Stanislas et, le corps calciné n’étant pas le sien, il sera accusé d’un second crime avec préméditation.

Il ne peut que se faire oublier. Mais pour combien de temps ? Est-il condamné à rester non-existant sans jamais se faire repérer, sans pouvoir officiellement travailler, sans jamais qu’on lui demande ses papiers ? Il voulait être quelqu’un et il n’est plus personne – ou plutôt il n’est que ce qu’il laisse derrière lui : une publication devenue célèbre sous son nom, un second roman de lui qui semble réussir et une petite fille. Comme Achille, comme Julien Sorel, il aura eu une vie courte et brillante plutôt que longue et terne. Deux ans plus tard… mais je vous laisse découvrir le choix qui sera fait. .

Pierre Niney porte le suspense de bout en bout, blanc-bec et décidé, ambitieux et amoral, mais pas complètement : il se sait imposteur et ne parvient pas à incarner le mal entièrement. Le spectateur le trouve alternativement sympathique et antipathique, sans talent mais inventif, inabouti et courageux. Au fond, tout est vanité sociale dans la comédie humaine : briller, c’est se brûler les ailes ; être soi-même, c’est être rejeté par la horde légère de celles et ceux qui font l’opinion – sauf si l’on a du talent. Mais le travail ne suffit pas à le créer, contrairement aux promesses de la méritocratie bourgeoise… Cette découverte du candide 2015 au mitan de sa vingtaine rend le personnage attachant.

DVD Un homme idéal, Yann Gozlan, avec Pierre Niney, Ana Girardot, André Marcon, Valeria Cavalli, Thibault Vinçon, Marc Barbé, TF1 studio 2015, 1h33, €7.16 blu-ray €4.49 

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Confinés

Le deuxième discours du président a été, comme le premier, celui d’un intello plutôt que d’un politique : trop long, trop de mots, trop peu de clarté, des phrases à l’envers qui sont un style à l’écrit mais qui passent mal à l’oral (« allez voir votre médecin… bla-bla… mais d’abord téléphonez » au lieu de « n’allez pas voir votre médecin, sauf si… »). Il parlait trop vite, ne martelant pas les points importants. Il a répété six fois « nous sommes en guerre » sans que cela signifie quoi que ce soit de concret (on fait quoi ?). Sinon un rappel de son prédécesseur Hollande qui parlait de « guerre contre le terrorisme » – tout en maintenant « l’Etat de droit » pour les terroristes (!). Sinon aussi un fâcheux rappel à l’Exode de 40 où « la guerre » (un virus étranger qui pénétrait sur le territoire) avait fait fuir les Parisiens hors de la capitale : justement ce qui s’est produit dimanche et lundi.

Le confinement est là, même si le président n’a pas prononcé le mot, un étrange tabou. Serait-ce du politiquement correct que d’appeler un chat autrement qu’un chat ? Toujours est-il qu’il fallait en arriver là, tout comme les Chinois, les Coréens, les Italiens, les Espagnols un mois ou dix jours avant. Les Français insouciants ou volontiers dédaigneux qui n’avaient pas pris la menace au sérieux se sont retrouvés le bec dans l’eau et le frigo à sec. Les Anglo-saxons, partisans du darwinisme revu par Spencer décident pour l’instant « que les loosers crèvent » ou que « les meilleurs gagnent » (ce qui est la même chose). Ils n’ont pris aucune mesure : que le virus se développe, qu’il contamine, qu’il fasse ses morts nécessaires, après, tout le monde sera tranquille.

Le pire étant (comme d’habitude) le gros paon vantard de Trump, pour qui le coronavirus est un « virus étranger » (suivez mon regard) à qui l’on doit interdire les frontières en les fermant drastiquement, comme à tout immigré. D’où annulation de tous les vols en provenance d’Europe – sauf du Royaume-Uni – dont les contaminés inévitables feront crever les cousins Ricains plus vite.

La bourse ne s’en remet pas, y compris à Wall Street, patrie pourtant du « deal ». Mais qu’y a-t-il à « dealer » lorsque l’ennemi est mortel ? La bourse ou la vie ? Le dealer en chef étant incompétent, sinon impotent, la Fed ayant baissé ses taux trop fort et trop vite pour garder une quelconque marge de manœuvre – tout en montrant ainsi que la situation était PLUS grave que prévue ! – il ne reste plus RIEN entre le virus et l’économie. Qui va mal, qui ira plus mal. Qui se redressera une fois la crise passée, mais pas avant un trimestre au moins.

La débâcle boursière est « normale » : la crise est imprévue (donc risque croissant) et inédite (donc futur inconnu). C’est à mon avis presque le moment de réinvestir pour ceux qui ont des liquidités. La crise sanitaire ne va pas durer des mois mais probablement jusqu’à l’été (où la chaleur assèchera le virus plus efficacement). En revanche, les conséquences économiques seront graves (récession en 2021 et résultat des entreprises en baisse) et exigeront des recentrages anti-mondialisation, donc des bouleversements utiles mais boursièrement anxiogènes : tout ce qui dérange les programmes automatiques nécessite de les reprogrammer, d’où délai – et vente d’abord.

Il est banal de le redire mais si la bourse baisse, c’est qu’il y a plus de vendeurs que d’acheteurs… Les acheteurs existent donc toujours (sinon il n’y aurait AUCUNE transaction, comme quelques semaines en 2008), mais ils sont moins nombreux. Il faut avoir 1/ des liquidités en attente et 2/ une position à moyen terme optimiste (ou professionnelle) pour se lancer à l’achat. A court terme, ce sont les robots automatiques aux algorithmes aveugles qui font le jeu. C’est un effet de la technique : la donne a changé. En revanche, sur le moyen-long terme, les fondamentaux classiques restent plus que jamais valables. Or ces fondamentaux montrent une récession probable avant tout rebond. L’économie et la bourse étaient d’ailleurs fragiles, dopés par les liquidités injectées de force depuis des années par « les » banques centrales, en premier lieu la Fed américaine.

L’examen des graphiques de l’indice américain Dow Jones sur 10 ans, 5 ans et 3 mois le montre : la bourse s’est envolée depuis de trop nombreuses années pour qu’un retour à des niveaux plus compatibles avec la réalité ne soit nécessaire (et désirable). La chute est brutale, à la mesure de l’envolée. L’analyse graphique montre que la baisse n’est pas terminée mais doit faire un petit rebond avant de retomber à un plus bas (une figure en W). Peut-être sera-ce au moment où les Etats-Unis seront touchés par la pandémie, dans quelques semaines, peut-être vers le point bas atteint en 2018 ? Nous avons en effet, depuis 2015 et le W caractéristique sur le graphique à cette époque, connu la dernière phase de hausse boursière, effacée de 32% en quelques semaines. Le CAC 40 a surréagi, avec la brutalité en un mois des algorithmes automatiques, crevant son support à 4000 ; on peut supposer que la fin de la purge est proche, réalisée à 95%. Mais les indices européens ne pourront se redresser sans un redressement des indices à Wall Street : encore un peu de patience.

Pour le futur, l’économie renaîtra, elle renaît toujours. L’échéance est probablement à situer vers la fin de cette année. Le rebond des achats et contrats différés sera fort, comme d’habitude, mais des réorientations stratégiques sont inévitables. On ne traverse pas une crise sanitaire mondiale de cette ampleur sans prendre la mesure de l’éloignement des producteurs de pièces détachées, des médicaments, et d’une part de l’alimentation. Ni sans prendre en compte, désormais, les frontières : elles existent, elles se manifestent par leur fermeture politique – brutale et unilatérale, sans « deal » possible. D’où une certaine « démondialisation » dans les années à venir et le rapatriement d’une part « stratégique » de la production sur les territoires nationaux. Et un retour de l’Etat dans le pilotage.

Ce réflexe est assez sain et il est seulement dommage qu’il faille une crise pour l’y forcer. La Chine est peut-être un pays qui ne cesse d’émerger, mais il est avant tout un concurrent sévère, sinon un ennemi bientôt dominateur. Il ne faut pas le perdre de vue. La Russie, riche de matières premières, d’un immense territoire (vide) et d’investissements militaires privilégiés, est moins dangereuse pour l’Europe que la Chine à terme. En effet, la démographie russe décline et le prix des matières premières qu’elle possède en abondance (pétrole et gaz) décline aussi. La faute aux énergies renouvelables mais aussi à la politique étrangère inepte de Trump, au Moyen-Orient comme ailleurs, qui voit l’Arabie Saoudite et la Turquie se rapprocher de la Russie et contrer les Etats-Unis sur le prix du pétrole et le choix des armes. Le prix du baril chute dramatiquement, le gaz et le pétrole de schiste américain deviennent moins rentable à exploiter… entraînant un peu plus la récession aux Etats-Unis.

Il y a donc un créneau pour l’Europe dans son processus d’union fédérale. Chaque Etat montre qu’il reste à la fin souverain (le chacun pour soi des mesures sanitaires le prouve) mais aussi qu’une attitude commune sur les frontières (Schengen) et sur la production (par exemple les masques) reste indispensable pour ne pas se diluer et devenir inféodé à l’un ou l’autre des blocs antagonistes pour ce qui est essentiel (médicaments, alimentation, énergie).

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Jules Verne, Le tour du monde en quatre-vingt jours

Histoire d’un pari, fou et réaliste comme tous les paris, qui fait effectuer le tour du monde au siècle industriel à un riche excentrique évidemment britannique. Quittant l’Europe, passant par le canal de Suez, traversant jusqu’en Inde, puis vers la Chine et le Japon, embarquant pour les Etats-Unis où prendre le train transpacifique, enfin passer l’Atlantique pour revenir à Londres via Liverpool. Ce gros succès de librairie en son temps n’est pas, pour moi, le meilleur de Jules Verne car il laisse peu de place à l’imagination. Mais j’admire son mécanisme horloger et ses personnages de caricature.

Phileas Fogg, Anglais et probablement ancien marin, ayant de la fortune sans qu’on sache (volontairement) d’où elle provient, mène une existence réglée comme un automate. Il est l’incarnation du capitalisme industriel rythmé par la pendule, aussi froid et impersonnel que l’efficacité le requiert. Mais l’aspect oublié du système est le pari. Chacun croit savoir que « le » capitalisme ne concerne que l’économie et le souci d’efficience maximale – or la dimension du jeu est cruciale pour faire tenir le mouvement. La simple administration des choses – comptable, automatique, équilibrée – n’est pas du capitalisme mais une sorte de Plan à la soviétique qui finit par s’user et gripper. L’expansion, le progrès, le renouvellement perpétuel par la quête du toujours autre est l’autre face – aventureuse, risquée, concurrentielle – du capitalisme. Phileas Fogg, au prénom de géographe d’Athènes au Ve siècle avant et au nom de brouillard londonien en est le symbole. Bien qu’immobile dans ses habitudes de vie dans la cité, il joue au whist à son club et n’hésite pas à sauter sur l’occasion d’un pari : faire le tour du monde en 80 jours.

Pari raisonné qui tient en même temps la folie du jeu et la logique de la raison, il est le ressort même du capitalisme. Car le décollage des transports en cette seconde moitié du XIXe siècle dans le monde, organisé par l’empire anglais pour une grande part, permet de tenter l’aventure. Il ne s’agit pas de record mais de jeu, pas de battre les autres mais de prouver que c’est faisable. Malgré la programmation des horaires des chemins de fer et des paquebots, les aléas sont toujours possibles – et ils seront nombreux. Malgré cela, la volonté compte, et l’habileté à rattraper le temps perdu est un aiguillon excitant du pari. Car il s’agit de courber l’espace dans le temps, pour anticiper Einstein.

Pour cela, la formidable énergie de la vapeur canalise les forces naturelles du charbon et du bois, tandis que la voile vient en complément, tout comme la force animale de l’éléphant en Inde. Le pari est un signe d’optimisme sur le savoir, sur la technique, sur l’ingéniosité des voyageurs. Son expression même est la bourse, c’est-à-dire le jeu risqué et raisonné sur l’avenir que l’on appelle spéculation. Le mot vient de speculum, le miroir, ce qui veut dire que l’on plonge en soi pour supputer des chances de gagner et de perdre. Pour l’automate, l’imprévu n’existe pas ; pour l’intelligence, l’automatisme ne suffit pas. De là cette lutte très humaine avec les forces de la nature que sont les tempêtes, la neige, le vent contraire, mais aussi les brahmanes fanatiques, les coutumes barbares, l’attaque des Sioux, les volontés contraires – et le soupçon de culpabilité pour un vol à la Banque d’Angleterre qui suivra Phileas Fogg jusqu’au dernier moment. En ce sens, le détective Fix est une idée fixe ; il veut mettre immobile le voyageur, en prison le joueur, arrêter pour vol son envol. Il est le saboteur d’Icare.

Un autre perturbateur est le valet Passepartout, Français donc courageux et généreux selon la typologie du temps, mais aussi léger et trop bavard. C’est Passepartout, ce trublion, qui va retarder sans cesse son maître : entrant dans une pagode avec ses chaussures, incitant à sauver l’épouse du rajah mort promise au bûcher, se laissant enivrer par Fix dans un bouge de Hong Kong, ne révélant rien de l’identité de l’inspecteur de police. Il se rattrapera parce qu’il est débrouillard, passe-partout, l’antithèse de son maître brouillard, Fogg. Cette dualité donne son mouvement à l’aventure car où serait le sel du hasard si tout était programmé ? Jusqu’au dernier instant, jusqu’à la dernière minute même au Reform Club, le lecteur ne saura pas si le pari est gagné. Un « coup de théâtre » assurera la bonne fin, mais il n’est qu’un automatisme des astres, une autre force naturelle avec laquelle compter.

Avancer, vivre, signifie lutter contre les forces d’entropie qui sont la mort des organismes. Le voyage exige des combustions : celle du charbon pour les machines jusqu’au bois des ponts et des intérieurs sur le dernier bateau qui a épuisé son charbon, celle du sucre pour l’éléphant, celle des bank-notes pour venir à bout des mauvaises volontés ou des défaillances techniques, celle de l’énergie individuelle pour supporter les hauts et les bas de la situation. Jouer est donc à la fois une innocence comme celle de l’enfant qui s’essaie, un agencement rationnel des choses et des moyens pour parvenir à son but, enfin une occasion de gagner ou de perdre qui maintient la volonté en haleine. Pour Phileas Fogg, le jeu s’arrête après la révolution. Le tour du monde étant fait, ne reste à explorer, à faire le pari et à gagner que cet autre monde qu’est l’amour. La belle Aouda sauvée des flammes indiennes sera cette compagne d’une nouvelle aventure.

Jules Verne, Le tour du monde en quatre-vingt jours, 1873, Livre de poche jeunesse 2014, 256 pages, €5.50 e-book format Kindle €0.99 

Jules Verne, Voyages extraordinaires : Michel Strogoff et autres romans (Le tour du monde en 80 jours, Les tribulations d’un Chinois en Chine, Le château des Carpathes), Gallimard Pléiade 2017 édition Jean-Luc Steinmetz, 1249 pages, €59.00 

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