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Les vieilles et les nouvelles tables de Nietzsche

Dans un long chapitre, Zarathoustra résume sa pensée ; il attend son heure entre les anciennes tables de la lois et les nouvelles qu’il prône. Les anciennes tables sont celles de son temps, le très long temps du christianisme, cette religion d’esclaves soumis au jaloux Créateur des tables, Commandeur des croyants et Rachat du « péché » par le Fils issu de vierge – les trois religions proche-orientales du même Livre.

« Lorsque je suis venu auprès des hommes, je les ai trouvés assis sur une vieille présomption. Ils croyaient tout savoir, depuis longtemps, ce qui est bien et mal pour l’homme. » Or personne ne sait ce qui est bien et mal, sinon le créateur. « Or le créateur est celui qui donne un but aux hommes et qui donne son sens et son avenir à la terre : lui seul crée le bien et le mal de toute chose. » Pour Nietzsche, le créateur, ce n’est pas UN Dieu, mais soi-même. A chacun de définir SON bien et son mal car il n’est point de Dieu mais une multitude de dieux qui dansent de joie vitale et rient de leur exubérance irrationnelle – comme on le dit des adolescents.

Le bien, c’est l’avenir, pas le passé. C’est ce qui est bon aujourd’hui pour le futur, d’où la création permanente des valeurs – de ce qui vaut pour ses enfants. Nietzsche est au fond libertaire, adepte de la plus totale liberté du désir, lequel est le jaillissement même de la vie en lui. Certes, le désir instinctif chez l’être humain accompli – « noble » dit Nietzsche – passe par les passions du cœur maîtrisées par la volonté et tempérées par l’esprit (qui est à la fois souffle et raison). Mais le désir en lui-même est « sage » puisqu’il vient de la vie, du vital en soi : « Et souvent il m’a emporté loin, par-delà les monts, vers les hauteurs, au milieu du rire : je volais en frémissant comme une flèche, dans une extase enivrée de soleil : – loin, dans un avenir que nul rêve n’a vu, en des midis plus chauds que jamais poète n’en rêva : là-bas ou des dieux dansants ont honte de tous les vêtements ». Il faut se fuir et se chercher toujours, dit Nietzsche, se remettre en question « comme une bienheureuse contradiction de soi ». Loin, bien loin de « l’esprit de lourdeur et tout ce qu’il a créé : la contrainte, la loi, la nécessité, la conséquence, le but, la volonté, le bien et le mal ».

Loin « des taupes et des lourds nains », Nietzsche/Zarathoustra recherche le sur-homme « et cette doctrine : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté ». Homme mis pour être humain sans distinction de sexe, cela va de soi dans la langue française traditionnelle (celle que l’on n’apprend plus, d’où les bêtises émises par les féministes mal éduquées nationalement). L’homo sapiens est un pont et non une fin. L’espèce ne cesse d’évoluer, comme elle l’a fait depuis des millions d’années. « Surmonte toi toi-même, jusque dans ton prochain : tu ne dois pas te laisser donner un droit que tu es capable de prendre. Ce que tu fais, personne ne peut le faire à son tour. Voici, il n’y a pas de récompense. Celui qui ne peut pas se commander à soi-même doit obéir. » D’où le refuge de la masse flemmarde dans la religion, la croyance, le parti, le gourou, le complot : se laisser penser comme on se laisse aller, par confort de chiot en sa niche au milieu de sa nichée, sans effort. « Celui qui fait partie de la populace veut vivre pour rien ; mais nous autres, à qui la vie s’est donnée, nous réfléchissons toujours à ce que nous pourrions donner de mieux en échange ! » Et ceci pour ceux tentés de violer par seul désir, au mépris de la maîtrise de soi : « On ne doit pas vouloir jouir, lorsque l’on en donne pas à jouir. (…) Car la jouissance et l’innocence sont les deux choses les plus pudiques : aucune des deux ne veut être cherchée. Il faut les posséder. »

Le désir est jeune car la vitalité est neuve, l’avenir est ouvert parce que le désir est grand. Cela agace les vieux qui se croient sages parce que leurs désirs se sont éteints et qu’ils disent à quoi bon ? Mais est-ce sagesse ? « Ce qu’il y a de mieux en nous est encore jeune : c’est ce qui irrite les vieux gosiers. Notre chair est tendre, notre peau n’est qu’une peau d’agneau : – comment ne tenterions nous pas de vieux prêtres idolâtres ! » On voit, cum grano salis, que la tentation pour les enfants de chœur à peine pubères ne date pas de Mitou. Les vieux rassis et trop contraints sont obsédés par la liberté en fleur. Hypocritement, ils cèdent en disant le bien et le mal qu’ils ne pratiquent pas. « Être véridique : peu de gens le savent ! Et celui qui le sait ne veut pas l’être ! Moins que tous les autres, les bons » – ceux qui se disent bons, qui se croient bons parce qu’ils obéissent en apparence aux Commandements de la Morale ou du Dieu jaloux.

Abandonner le passé, les vieilles valeurs qui ne valent plus car inadaptées. « Abandonner à la grâce, à l’esprit et à la folie de toutes les générations de l’avenir, qui transformeront tout ce qui fut en un pont pour elle-même ! » Chaque génération tracera sa voie, les valeurs d’hier ne seront pas celles d’aujourd’hui, ni encore moins celles de demain. Ce pourquoi s’arc-bouter sur le passé, les traditions, les valeurs du passé, est un leurre, dit Nietzsche. Et il se fait prophète, avant le siècle des dictateurs : « Un grand despote pourrait venir, un démon malin qui forcerait tout le passé par sa grâce et et par sa disgrâce : jusqu’à en faire pour soi un pont, un signal, un héraut et un cri de coq. » Et Hitler vint, après Mussolini et Staline, le vieux Pétain et le vieux Franco, et avant Mao, Castro, Pol Pot et autres Khadafi.

Ce pourquoi Nietzsche en appelle à « une nouvelle noblesse », de celle qui ne s’achète pas comme des offices, comme les fausses particules de l’Ancien régime, « des créateurs et des éducateurs et des semeurs de l’avenir. » La noblesse d’empire, conquise sur les champs de bataille, paraissait à Nietzsche comme à Stendhal de meilleure facture. Car « ce n’est pas votre origine qui vous fera dorénavant honneur, mais votre but ! Votre volonté et votre pas qui veut vous dépasser vous-même – que ceci soit votre nouvel honneur ! » Où l’on voit que, malgré l’apparence de chevalerie des ordres nazis, l’honneur n’est pas fidélité mais, au contraire, grande liberté requise. « Il faut une nouvelle noblesse, adversaire de tout ce qui est populace et despotisme, et qui écrirait d’une manière nouvelle le mot ‘noble’ sur des tables nouvelles. » Ni populace, ni despotisme – ni Mélenchon, ni Le Pen, vous l’aurez compris…

Et Nietzsche d’enfoncer le clou où crucifier les futurs nazis et leurs épigones jusqu’à aujourd’hui : « Ô mes frères ! Ce n’est pas en arrière que votre noblesse doit regarder, c’est au-dehors ! Vous devez être des expulsés de toutes les patries et de tous les pays de vos ancêtres ! Vous devez aimer le pays de vos enfants : que cet amour soit votre nouvelle noblesse – le pays inexploré dans les mers les plus lointaines, c’est lui que j’ordonne à vos voiles de chercher et de chercher toujours. Vous devez racheter par vos enfants d’être les enfants de vos pères : c’est ainsi que vous délivrerez tout le passé ! » Pas de traditions, pas de nationalisme, pas de sang et sol – mais l’amour du futur, des enfants à naître et à élever pour les rendre meilleurs que vous n’avez été : seul cela justifie d’être les enfants imparfaits de parents imparfaits – et des immigrés intégrés dans un pays d’accueil…

Même s’il y a de la fange dans le monde, la vie reste une source de joie. Perpétuellement. Ne calomniez pas le monde, faites avec. Apprenez les meilleures choses et mangez bien, aspirez à connaître. « La volonté délivre : car vouloir, c’est créer, c’est là ce que j’enseigne. » Et contre les chômeurs alors qu’il y a de l’emploi, contre les mendiants qui pourraient travailler, contre les assistés qui ont la paresse de se prendre en main, Nietzsche est cruel – mais juste. Il dit : « Car si vous n’êtes pas des malades et des créatures usées, dont la terre est fatiguée, vous être de rusés fainéants ou des chats jouisseurs, gourmands et sournois. Et si vous ne voulez pas recommencer à courir joyeusement, vous devez disparaître ! Il ne faut pas vouloir être le médecin des incurables : ainsi enseigne Zarathoustra : disparaissez donc ! »

A quoi cela sert-il, en effet « d’aider » sans cesse et tant et plus ceux qui ne veulent pas s’aider aux-mêmes : les pays en développement qui ne cessent de se sous-développer et de dépenser l’argent prêté en armements et en richesses accaparées par la corruption comme en Haïti et dans tant de pays d’Afrique ; les sempiternels « ayant-droits » aux caisses de l’État-providence qui crient maman dès qu’une difficulté survient : quoi, travailler à mi-temps pendant ses études (je l’ai fait) – vous n’y pensez pas ! Quoi, vivre chez les parents au lieu de payer un co-loyer (je l’ai fait) – vous n’y pensez pas ! quoi, refuser une rémunération et des conditions de travail correctes dans les métiers « en tension » – vous n’y pensez pas (dit le patronat qui en appelle à une immigration massive d’esclaves basanés, jusqu’à 3,5 millions d’ici 2050) ! « Si ces gens-là avaient le pain pour rien, quelle infortune ! après quoi crieraient-ils ? Leur entretien, c’est le seul sujet dont ils s’entretiennent. » Le pain ou le profit, même égoïsme.

Le « plus grand danger » est dans le cœur « des bons et des justes », dit Nietzsche. Car eux save, nt déjà tout ce qu’il faut savoir, croient-ils Bible en main, et n’en démordent pas. Ils ne cherchent plus, ils restent immobiles, ils ruminent comme des vaches à l’étable, contents de soi. « Leur esprit est prisonnier de leur bonne conscience. » Jésus lui-même l’avait dit des Pharisiens, ce mot qui est devenu depuis synonyme d’hypocrite et de Tartuffe. « Il faut que les bons crucifient celui qui avance sa propre vertu ! » démontre Nietzsche, pas fâché d’utiliser ainsi le christianisme dans sa partielle vérité. « C’est le créateur qu’ils haïssent le plus : celui qui brise des tables et de vieilles valeur, le briseur – c’est celui qu’ils appellent criminel. Car les bons ne peuvent pas créer : ils sont toujours le commencement de la fin : ils crucifient celui qui inscrit des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles, il se sacrifient l’avenir à eux-mêmes – ils crucifient tout l’avenir des hommes ! » Rien de pire que les conservateurs. Au contraire, prône Nietzsche, nous ne voulons pas conserver mais explorer : « nous voulons faire voile vers là-bas, où est le pays de nos enfants ! »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Regardez nus les « bons et les justes », dit Nietzsche

Car ils vous apparaîtront dans leur naturel : ni bons, ni justes, mais travestis par leurs oripeaux, « bien parés, vaniteux et dignes », ces hypocrites. « Et je veux être assis parmi vous, travesti moi-même, afin de vous méconnaître et de me méconnaître moi-même, car ceci est ma suprême sagesse humaine. Ainsi parlait Zarathoustra. »

Lorsque Nietzsche évoque « la sagesse des hommes », dans un chapitre de Zarathoustra, il la mesure à l’aune de celle à laquelle il aspire, celle du sur-homme. S’il compatissait avec ses frères humains, il resterait trop humain, or il veut le sur-humain. C’est pourquoi sa « sagesse » est d’observer, de ménager les vaniteux et de mesurer les méchants.

« Ceci est ma première sagesse humaine de me laisser tromper pour ne pas être obligé de me garder des escrocs. » Car pour étudier l’homme, il faut ne pas se garder de lui. Autrement dit être comme un journaliste qui rend compte des faits ou un sociologue des statistiques. La journaliste russe Anna Politkovskaïa a documenté les crimes de guerre de l’armée de Poutine en Tchétchénie, ce pourquoi elle a été assassinée… le jour de l’anniversaire de Poutine. Ne pas se laisser tromper pour avoir un regard lucide sur les hommes.

« Et ceci est mon autre sagesse humaine : je ménage les vaniteux plus que les fiers. » Il faut de bons acteurs pour bien jouer la vie, et les vaniteux sont de bons acteurs. « Ils jouent et veulent qu’on aime à les regarder, tout leur esprit est dans cette volonté. Ils se représentent, ils s’inventent ; auprès d’eux j’aime à regarder la vie, cela me guérit de la mélancolie. » L’homme comme spectacle : « il se nourrit de vos regards, c’est de votre main qu’il accepte l’éloge. Il aime à croire en vos mensonges dès que vous mentez bien sur son compte : car au fond de son cœur il soupire : que suis-je ? » C’est le cas de tous ceux et de toutes celles qui veulent séduire, se faire par des artifices autres qu’ils ne sont. Une vanité bénigne au quotidien mais qui peut prendre des proportions gigantesques lorsqu’il s’agit de tyrans. Que serait Trump sans la presse qui le suit et le commente ? Sans les réseaux sociaux qui agglutinent les fans tout en foi et sans cervelle ? Et quand Poutine se prend pour Staline, c’est encore pire : des centaines de milliers de morts… par vanité, pour rien.

« Mais ceci est ma troisième sagesse humaine que je ne laisse pas votre timidité me dégoûter de la vue des méchants. » Car le mal est profond et il a un avenir tout tracé, tant est faite ainsi l’espèce humaine. « Il est vrai que, de même que les plus sages parmi vous ne me paraissent pas tout à fait sages, de même j’ai trouvé la méchanceté des hommes au-dessous de sa réputation. »

La méchanceté existera toujours car elle est inhérente à l’espèce humaine. Ce pourquoi il ne faut pas vouloir le Bien (idéalisme), ni vouloir le rien, le je-m’en-foutisme du no future (nihilisme), il faut vouloir l’homme-plus, le surhomme. Autrement dit l’homme qui s’est libéré des croyances et des religions et de leurs commandements « moraux » (y compris laïques comme le communisme ou aujourd’hui l’écologisme). Le surhomme construit ses propres valeurs, il n’est soumis ni à un Dieu, ni à une idéologie, ni à une « morale ». Seulement à son éthique, celle qu’il a voulu et fait sienne.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Alexander Kent, Par le fond

alexander kent par le fond
Nous voici en 1808. Napoléon, qui restera à jamais un dictateur impérialiste pour tout Anglais bien né, reprend la guerre contre l’Europe. Il la veut à sa botte. Il a déjà conquis le Portugal et menace l’Espagne.

Les Britanniques, vus par un marin de la Navy contemporaine, engagé à 16 ans en 1940, se veulent les sauveurs du « monde libre », entendez de la liberté du commerce et des mers. Ils ne peuvent que combattre l’ogre corse, même si ce dernier a heureusement terminé la Révolution et ses massacres de la Terreur.

C’est d’ailleurs pour cela que les Français, ennemis redoutables, sont toujours vaincus dans les romans d’Alexander Kent. C’est moins fierté patriote que constat des ravages du sectarisme politique sur la valeur professionnelle. Les Français ont de bons bateaux, ils ont tout le bois nécessaire et les architectes imaginatifs – mais ils manquent d’amiraux aguerris, de capitaines entraînés et de marins biens formés. La faute à ce délire idéologique de la Révolution, où seule l’adhésion au groupe le plus braillard tenait lieu de compétence. Or on ne forme pas de bons professionnels par décret.

La paix d’Amiens, signée en 1802, est loin et la marine anglaise doit faire avec ce qu’il lui reste de navires après une décennie à guerroyer. Non seulement elle doit assurer le blocus des ports ennemis, de la Baltique aux Açores, mais aussi contrôler le trafic entre l’Afrique et les Amériques pour lutter contre la traite des Noirs, devenue illégale par acte du Parlement (mais que Napoléon a rétablie pour faire plaisir aux riches copains de son épouse créole).

Sir Richard Bolitho, anobli depuis deux volumes et devenu vice-amiral, a l’ordre de rallier le cap de Bonne-Espérance pour établir une force navale permanente, destinée à laisser ouverte la route au sud de l’Afrique. Rappelons que le canal de Suez n’a pas encore été construit et que Le Cap commande la route des Indes, vitale pour le commerce anglais. Mais, toujours un peu rebelle aux us, coutumes et hypocrisies de la « bonne » société, il obtient d’embarquer sa maitresse, Catherine, tandis que lady Belinda son épouse officielle et superficielle, qui n’aime que les froufrous de Londres, se doit d’endurer « le scandale » tout en se posant en victime du devoir – en ne manquant aucune fête.

Depuis trois volumes, les histoires d’amour fleurissent entre les protagonistes, Bolitho amiral et Bolitho capitaine (Richard et Adam son neveu), Valentine Keen le capitaine de pavillon, Allday le fidèle serviteur… Ne voilà-t-il pas qu’Adam, fringuant et 28 ans, est tombé amoureux de Zenoria, la toute récente épouse de Valentine ? Aussi ardent qu’Adam, Richard se repaît du corps somptueux de Catherine, qui lui est toute attachée. Quant à Allday, il songe au port d’attache avec l’accorte aubergiste qui tient relais non loin de la maison familiale des Bolitho.

Mais des mutins s’emparent du Pluvier Doré, bâtiment de commerce réquisitionné par la Navy qui convoie si Richard l’amiral, parce qu’il transporte la paie des soldats du Cap. Catherine, habillé en marin pour être plus à l’aise, ne manque pas de s’illustrer comme un homme dans la bagarre qui s’ensuit, une épingle à cheveux jouant le rôle de sabre. Le navire se fracasse sur les récifs faute d’être manœuvré et les naufragés s’entassent sur un canot qui mettra de longs jours pour tenter de rallier les côtes africaines, mourant de faim et de soif.

Une fois recueilli in extremis et remis, Bolitho est envoyé par les Lords de l’Amirauté aux Antilles, où Napoléon compte bien chasser les Anglais. Et c’est à deux contre un que les bâtiments de la Navy vont faire face au plus vaillant amiral français… Malgré la trahison de l’ami Thomas Herrick, amer d’avoir été accusé à tort et surtout sans vie depuis qu’il a perdu sa femme du typhus.

Mais rien ne va sans heurt. La marine est chose trop sérieuse pour être confiée à des politiciens civils – c’est pourtant ce qui a lieu. Le rang tient lieu de compétence et le Règlement maritime ou l’obéissance stricte aux ordres tiennent lieu d’imagination et d’initiative. C’est ainsi que le vieux Sutcliffe, amiral rongé de syphilis, ne supporte pas qu’on ne lui rende pas compte à St Kitts tandis que Thomas Herrick, qui a frisé la condamnation à mort en cour martiale, ne veut plus prendre aucun risque.

L’auteur oppose les courageux de l’avant aux embusqués de l’arrière, le petit peuple des marins enrôlés de force aux élites nobiliaires aspirants dès 12 ans, les professionnels aux vaniteux. Ceux qui ont de la chance sont ceux qui la cherchent, pas ceux qui restent assis le cul sur une chaise en attendant qu’elle vienne de droit ou de naissance. Toujours attentif aux humains, hommes comme femmes et même adolescents, les Bolitho oncle et neveu savent commander parce qu’ils savent être justes et se faire aimer. Simplement en reconnaissant les autres pour ce qu’ils sont vraiment. Un bon récit d’aventure aux relations très humaines.

Alexander Kent, Par le fond, 1992, Phébus Libretto 2014, 446 pages, €11.80

Les romans d’Alexander Kent chroniqués sur ce blog

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Eloi Laurent, Social-écologie

L’auteur, économiste à l’OFCE de Science Po, utilise la méthode Fitoussi : la compilation de recherches en économie et sciences sociales pour délivrer un message. Ce qui est une excellente chose, ces recherches étant peu accessibles au commun. Mais le fil conducteur de la compilation est candidement idéologique : montrer que la seule écologie possible est socialiste, qu’on ne peut sauver le monde (et réaliser l’Histoire) qu’en suivant la « raison » sociale-écologique. D’où les deux parties : envisager et gouverner, chacune en deux sous-parties, la 3ème sous-partie du 1 étant une extension d’exemples de la 2ème sous-partie. Nous avons donc, avec ce livre, un objet sociologique pétri de bonnes intentions mais entaché de millénarisme.

La loupe socialiste sur l’écologie

L’écologie devrait être au-dessus des partis puisqu’elle touche l’ensemble de la planète, donc l’existence de tout le monde. Or elle semble prendre la suite de Dieu (eschatologie chrétienne), de la Raison dans l’Histoire (Hegel), puis de la nécessaire réalisation du communisme (Marx réalisé par Lénine et Staline)… La science sociale est utilisée pour démontrer ce ‘dessein intelligent’ qui aboutirait « naturellement » à cet écolo-socialisme sauveur. Évidemment, avec cette loupe, « le capitalisme » n’est pas un système d’efficacité économique mais un égoïsme du profit ; évidemment, le clivage gauche-droite ne saurait être dépassé car les pauvres ont toujours raison dans l’Idée pure, même si tous les êtres vivants sont les victimes ; évidemment, il est nécessaire de « faire payer les riches » tout en assurant une décroissance – comme hier les nobles léguaient leurs biens aux monastères pour assurer leur salut.

Malgré ces aspects déplaisants, noyau idéologique dur enrobé du sucre rose de l’idéologie, ce livre offre quelques pistes qui font réfléchir. Moins sur la « théorie » que sur la gouvernance. La théorie se résume au progrès saint-simonien selon lequel « l’homme construit des institutions pour changer et vie et maîtriser en partie son évolution ». Que l’homme soit social, Locke l’avait dit avant Marx, mais qu’il soit déclaré « socialiste » est un choix personnel à l’auteur. La dérive est affirmée mais non démontrée. Nos sociétés seront-elles plus justes si elles sont plus soutenables ? Ou bien la raréfaction des ressources et la lutte pour les biens exacerbera-t-elle les tensions sociales et individuelles ?

Il semble que – malgré la somme des « recherches » ici filtrées selon le dogme – la seconde l’emporte sur la première ces dix dernières années… Il faut se rendre compte que les sciences sociales sont myopes : elles ne peuvent démonter que ce qui existe déjà, pas anticiper ce qui n’existe pas encore. D’où les soubresauts de la bourse et les crises économiques, que chacun explique parfaitement… une fois qu’elles sont arrivées. La compilation Eloi Laurent porte sur le passé encore riant aux ressources abondantes, aux États-providence, à l’émergence limitée du « tiers » monde. Quant au futur…

L’auteur penche nettement pour le socialisme politique, donc pour la méthode Coué du volontarisme public. Pourquoi pas ? Mais ne pas trop rêver : ce n’est plus l’Occident qui impose sa morale au monde entier, mais le jeu des puissances. Chacune a intérêt à préserver en commun ce monde fini, mais pas au point de renoncer à sa place. D’où les échecs répétés des grand-messes écolo mondiales et des limitations d’émissions universelles. Faut-il attendre la réalisation du communisme sur la planète pour préserver l’environnement ? Certaines affirmations de l’auteur le laissent penser : « les inégalités de revenus et de pouvoir sont une cause fondamentale » des problèmes d’environnement (p.27). Autrement dit, jamais le paradis ne pouvant être atteint ici-bas, l’écolo-socialisme devrait être repoussé aux calendes. Est-ce bien raisonnable ?

Comment évoluer pour la planète ?

D’autres arguments sont plus utiles au débat, penchant volontiers vers Tocqueville plutôt que vers Marx. Pour Elinor Ostrom, il existe un autre chemin que l’alternative simpliste État ou marché pour assurer le développement soutenable : la diversité institutionnelle. Les hommes dans l’histoire ont su inventer d’une façon pragmatique des institutions de coopération. Aujourd’hui, les pays mûrs, éduqués, riches, savent se protéger par des normes antisismiques, antipollution et pro-santé (additifs alimentaires, agence du médicament…). Une société d’individus libres et responsables, à même de former des associations volontaires, est plus proche du libéralisme politique que du socialisme à la française…

Les pays démocratiques sont plus attentifs que les pays autoritaires selon Amartya Sen, car le système démocratique protège du pouvoir excessif des castes naturelles en promouvant les réseaux d’alerte et la pression politique. Et la démocratie n’est certes pas l’apanage du socialisme ! Il suffit de voir comment sont comptabilisés les votes des Congrès du PS, ou protégés les puissants caciques du parti comme Frêche, Guérini ou DSK, ou minimisée la corruption des élus… Certes, le débat démocratique est myope et lent, mais l’alternative à la démocratie est la contrainte. La Chine communiste est-elle plus efficace en matière d’environnement que les pays occidentaux ? On voit bien que non. Pire encore est la Russie… Malgré le rythme court terme des élections, la démocratie permet aux idées de s’exprimer et aux citoyens sensibilisés au durable de se mobiliser. Les débats sont larges et approfondis, permettant la réflexion sur le temps long, par-delà les élections courtes. L’action est flexible car l’information et libre et la politique ne dépend pas de bureaucraties centralisées.

La décroissance n’est qu’un slogan pour faire peur, pas un objectif de soutenabilité : « Le développement économique n’est pas néfaste ou bénéfique en soi : son effet écologique dépend du niveau des inégalités et du niveau d’exigence démocratique des sociétés et des gouvernements » p.149. Mais un développement économique sans contrepoids démocratique conduit à un sous-développement humain par un environnement non soutenable. Mentionnons pour exemple l’assèchement de la mer d’Aral par le volontarisme cotonnier de l’étroite caste du PC d’URSS. Ou l’attrait pour la Bombe au Pakistan, au détriment de la masse démographique illettrée laissée en déshérence.

Le développement d’éco-industries, selon Eloi Laurent, doit décarboner (utiliser moins d’énergies fossiles), désénergiser (faire des économies d’énergie et rendre celles-ci plus efficaces), enfin dénaturaliser (augmenter la productivité des ressources naturelles consommées). Il est amusant de constater que cette rationalité de produire le plus avec le moins est l’essence même… du capitalisme dans l’histoire. Étant entendu que ledit capitalisme n’est pas le démon social créé de toutes pièces dans la philosophie de Marx, mais la technique d’efficacité économique fondée historiquement sur la comptabilité en partie double, les villes franches, l’essor du crédit et des parts d’aventure, l’informatique et l’organisation de la productivité.

Dès lors, la critique rose d’Eloi Laurent tombe à plat.

Insister sur la dimension humaine du développement ? Mais bien sûr, qui est contre ? Même Apple veut vendre ses iPhone, iPad et autre iMac pour rendre heureux ses clients. Est-ce que le Minitel de feu le Monopole d’État avait cette ambition ? Il avait plutôt pour devise : « qu’ils prennent ce qu’on leur donne ».

Qu’il faille donc réguler les délires de la finance, augmenter la mesure du PIB de ratios mesurant le bien-être, compenser les inégalités sociales par un filet collectif – quoi de plus légitime ? Mais faut-il obligatoirement voter « socialiste » pour cela ? Le Bien n’est-il que dans le camp des roses ? Toute plante différente serait-elle une mauvaise herbe ? Quelle écologie serait-ce là ?

La candeur social-écologique d’Eloi Laurent a le mérite de pointer l’erreur du mouvement écolo à la française qui s’enferme dans la bonne conscience « de gauche » et la Raison du Bien. Le courant Duflot a conduit l’écologie politique dans une impasse en l’inféodant au parti socialiste. EELV, au sigle technocratique, est beaucoup moins populaire qu’hier « les Verts ». Nicolas Hulot ratissait large, Daniel Cohn-Bendit négociait en politique. Pas Cécile Duflot, qui a enfermé l’écologie dans le socialisme, réalisant une sous-secte de gauche dont chaque sondage mesure un peu plus la popularité… Nombre de citoyens préféreront bien évidemment l’original à sa copie.

C’est l’un des mérites de ce livre que de montrer sans le vouloir combien les écolos français se sont fourvoyés dans leur naïveté eschatologique, au contraire des écolos allemands.

Eloi Laurent, Social-écologie, 2011, Flammarion, 230 pages, €16.44

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