Articles tagués : loufoque

Fred Vargas, Un lieu incertain

Adamsberg, le commissaire vargasien, n’est pas Maigret qui observe et médite, avant d’analyser avec sa raison. Pour faire genre, Fred Vargas récuse la raison, trop positiviste à ses yeux, pour « pelleter les nuages ». De ces brumes intuitives doivent ressortir des pistes qui mèneront aux comparses, puis aux criminels. De là ces entrelacs d’anecdotes sans queue ni tête, qui ne prennent sens que lorsque l’on a du recul et de la hauteur. Le lecteur est volontairement perdu dans des labyrinthes loufoques, avant que la tapisserie bigarrée révèle ses motifs.

D’où ces pieds coupés à Londres, devant le cimetière de Highgate cher à Bram Stoker, qu’un lord bourré annonce aux policiers qui passent dans la rue après un colloque ennuyeux. D’où ces questions de non-sens qui saisissent Adamsberg et son adjoint Danglard. Les dérives vers l’oncle bouffé par un ours et dont la veuve a fait mettre la peau comme tapis dans son salon. Et puis, dès sa rentrée à Paris, un meurtre étrange : un vieux massacré et éparpillé façon puzzle. Il y a plus de 460 morceaux dans toutes la pièce, en insistant sur toutes les articulations de locomotion (doigts, pieds, mains, genoux, coudes) et sur les organes de la vie (cœur, foie, cerveau), sans parler des dents, systématiquement broyées fin.

Un soupçonné coupable idéal : Émile, ancien taulard employé comme jardinier qui n’hésitait pas à,subtiliser au vieux des billets de temps à autre. Mais il jure qu’il ne l’a pas tué, au contraire, c’était sa poule aux œufs d’or. L’autre adjoint Mordent le met en garde-à-vue immédiate, malgré l’absence de toute preuve matérielle concrète : « ordre d’en haut », dit-il. Le commissaire, pourtant chargé de l’enquête, s’interroge. Pourquoi tant de hâte  et éviter de passer par lui ? Veut-on cacher quelque-chose ou protéger quelqu’un ? Émile ne fait qu’un bond pour s’enfuir, heurtant d’un bon coup là où il faut le Mordent et la Rettancourt qui l’entourent. Il n’est pas retrouvé – sauf par Adamsberg qui l’a fait parler et auprès de qui il a évoqué son amour pour son chien laissé en pension durant sa tôle. Mais on lui tire dessus – pourquoi donc ?

La brigade court après le taulard, mais le massacreur se manifeste chez Adamsberg directement, et ce n’est pas Émile. Il surgit un tôt matin sous la forme d’un jeune homme déguisé en gothique, tee-shirt noir portant des os blancs pour dessiner le squelette, langage brutal et injures assorties. Ne lui connaissant aucun nom, Adamsberg le surnomme le Zerk, abrégé francisé du mot allemand imprononçable Zerquestcher – le massacreur. Parce que d’autres crimes du même genre ont eu lieu en Europe, ce qui élargit la perspective. Il y a pire : le Zerk se présente comme « le fils » d’Adamsberg, qu’il aurait eu 29 ans plus tôt sans le savoir, lorsqu’il était encore adolescent, dans son village du pays basque avec une fille du coin, un soir près d’un pont. Coup unique, coup au but. Le commissaire en est abasourdi et laisse fuir le jeune homme qui, au fond, semble vouloir plus se venger de l’indifférence de son père que le tuer. Cela lui fait un second fils, le petit Tom d’un an et quelque étant en vacances en Bretagne avec sa mère de hasard.

Si vous suivez toujours, la brigade s’éparpille. Danglard poursuit ses chimères de pieds coupés anglais, Mordent veut absolument incriminer Adamsberg en essaimant des indices qui conduisent à l’incriminer (une douille, de la pelure de crayon), cela pour motif personnel : faire libérer sa fille droguée découverte en mauvaise compagnie alors qu’un crime a été commis dans un squat. Quant au commissaire, il part carrément en voyage en Serbie. Pour quoi faire ? Parce que nombre d’assassinés éparpillés en Europe avaient tous un nom commençant en Plog et que c’est dans un certain village écrit en cyrillique sur une carte postale du patron d’Émile que ces noms sont apparus dans l’histoire.

Le lecteur tombe de Charybde en Scylla, passant des pieds de Londres aux miettes de Paris puis aux vampires serbes. Car une tombe maudite est Plog, et l’on dit que les cadavres dévorent tout, comme l’ours a fait de l’oncle, si vous avez suivi. Je ne peux pas tout dire, mais c’est tout à la fois saugrenu et salé. Adamsberg manque d’y rester, saucissonné nu dans un caveau près d’une femme vampire – qui se contente de soupirer. Comment s’en est-il sorti ? Le chapeau de l’auteur est vaste et elle y trouve toujours quelque chose à en sortir en guise de pirouette.

Un roman policier peu classique mais savoureux, de la meilleure encre Vargas, intello archéologue de la peste qui ne se prend pas toujours au sérieux (du moins dans ses romans). Il faut s’accrocher, garder une bonne mémoire, mais le paysage est varié et riche en action. Le criminel, supérieurement intelligent, n’a qu’à bien se tenir !

Fred Vargas, Un lieu incertain, 2008, J’ai lu policier 2013, 384 pages, €8,60, e-book Kindle €8,49

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

Les romans de Fred Vargas déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , ,

John Irving, Un mariage poids moyen

Un roman aujourd’hui décalé, bien dans le ton des années 1970 commençantes : tout est sexe.

Séverin le Viennois est devenu prof d’allemand dans une université américaine après son émigration à la mort de sa mère et entraîneur de lutte. S’il peut émigrer c’est qu’Edith, fille d’une riche Américaine qui achète pour le musée d’art moderne de New York, est mandatée pour acquérir une ou deux œuvres des peintres mineurs viennois de l’entre-deux guerres. Elle lie ainsi connaissance avec Séverin dont la chambre est tapissée de dessins érotiques de sa mère posant nue, croquée par un ami. Cet art érotique subjugue Edith à qui il donne envie de baiser. Elle se marie bien vite avec le corps de lutteur Séverin, entraîné par deux dissidents – moins avec le fond sombre qu’il arbore parfois.

Utch est une robuste paysanne des environs de Vienne et de la base Messerschmidt durant le Seconde guerre mondiale, ce pourquoi sa mère l’a cachée à 7 ans dans le ventre d’une vache morte pour échapper aux viols russes. Tutorisée par un capitaine soviétique jusqu’à son rappel à Moscou, elle s’éprend du narrateur venu étudier un tableau de Jérôme Bosch au musée de Vienne, se marie et émigre aux États-Unis.

Voici donc deux couples de même origine viennoise, réunis dans la même université. Chacun aura deux enfants, deux filles pour Séverin et Edith, deux garçons pour le narrateur et Utch. Comme toujours, l’auteur alimente ses romans par son existence même : son savoir sur la lutte, son amour pour Vienne en Autriche, ses affinités avec le monde de l’art, les affres de sa création littéraire et le fait que ses trois premiers romans n’aient pas été très bien accueillis. John Irving a obtenu en 1963 une bourse pour étudier à Vienne et il y a rencontré sa première femme, Shyla Leary, étudiante en histoire de l’art. Ils ont eu deux garçons comme dans le roman, Colin (1965) et Brendam (1969). Le premier, Jack dans le roman, est long et élancé, prudent et méticuleux ; le second, Bart, est petit et trapu, obstiné. Le narrateur, comme l’auteur semble beaucoup aimer ses garçons.

Des deux couples, l’auteur va faire un quartet échangiste. Séverin va baiser Utch en plus d’Edith sa femme, tandis que le narrateur va baiser Edith en plus de son épouse Utch. Simple jeu, comme le dit Utch, baiser n’est pas aimer, mais plutôt jouer. C’est plaisant et consolide un temps les relations, d’autant que les enfants, à peu près du même âge, jouent entre eux. Ils ont semble-t-il entre 4 et 7 ans et ne sont pas encore assez grands pour avoir des relations sexuelles mais l’avenir est ouvert. Séverin impose des règles claires, des heures fixes et un contrôle permanent.

Toute cette première partie jusqu’à la bonne moitié du livre est ainsi aisée et divertissante, écrite comme au scalpel. Mais ce loufoque ne tarde pas à se teinter de mélancolie lorsque les sentiments se mêlent aux corps à corps. Le miraculeux équilibre des exercices physiques, somme toute assez sains, s’écroule. La baise est parfois assimilée à la lutte, Utch ne jouissant que sur le tapis de la salle ; Edith en revanche est rebutée par ce sport de mâle et préfère discuter écriture avec le narrateur. Au fond, les Viennois se retrouvent dans leurs fantasmes nés de la guerre, et les Américains dans leur culture plus littéraire.

Mais l’’envie finit par s’en mêler, la jalousie, le désir d’aller voir ailleurs. Cette fin qui s’effiloche déplaît le plus souvent aux lecteurs (-trices) mais elle est la réalité. La jeunesse passe, l’érotisme torride aussi ; le tous pour un ne survit pas à la durée. L’utopie hédoniste n’a pas de longévité.

Restent les enfants – peut-être les seuls êtres stables des couples.

John Irving, Un mariage poids moyen (The 158-pounds Marriage), 1973, Points Seuil 1995, 295 pages, €7,30

Un autre roman de John Irving chroniqué sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le bus en folie de James Frawley

Le milieu des années 1970 voit les Etats-Unis en paix et en plein essor technologique, prêts à célébrer le bicentenaire de l’Indépendance. Apple vient de se créer en Californie (un 1er avril…) et l’artiste (français) Bernard Quentin inaugure à la Foire internationale de Chicago une Vénus gonflable couchée sur plus de cent mètres et qui respire. L’économie connait les prémisses de ce qu’on accusera Reagan d’accomplir : la déréglementation. Il ouvre à la concurrence en 1976 le réseau ferroviaire.

C’est dans ce contexte optimiste que le cinéma décide de parodier les films catastrophe récemment sortis : 747 en péril,Tremblement de terre, La Tour infernale, Terreur sur le Britannic, L’Odyssée du Hindenburg. Le générique du début le rappelle ironiquement aux spectateurs. Mais cette fois c’est un bus, un « big » comme on le dit d’un Big Mac, avec plusieurs étages et supplément fromage. Un bus à propulsion nucléaire, ce qui est connoté moderne et éternel (l’accident de la centrale Three Mile Island ne se produira que trois ans plus tard). Le Big bus nommé Cyclope, de la compagnie Coyote (ce trublion es prairies), inaugurera sa carrière sans pétrole de New York à Denver sans escale (la guerre du Kippour vient de quadrupler en quelques mois les prix du baril). C’est dire si le film se place dans l’actualité immédiate.

Mais avec cette ironie burlesque typiquement américaine, quand le pays sait se moquer de lui-même. Le film est rempli de décalages incongrus comme ces précautions contre les radiations, brusquement ignorées pour aller sans combinaison et à main nue, replacer la barre d’uranium dans sa loge au laboratoire, ou lorsque les passagers du bus, singeant les compagnies aériennes, doivent enfiler une combinaison impossible qui tombe devant leur siège comme un masque à oxygène.

La concurrence est mal vue des monopoles, et celui du pétrole est puissant. Il allie les magnats américains qui ont connu le pic de leur production locale en 1971 (jusqu’au pétrole de schiste qui rebattra les cartes) et les émirs proche-orientaux qui ont intérêt à gagner le maximum de fric. Un complot est donc organisé par Iron man (José Ferrer), parodie des comics de Marvel, qui vit dans un gros poumon d’acier – où il invite parfois une blonde à coucher. Il mandate son frère Alex (Stuart Margolin) à la trogne de terroriste palestinien pour déposer une bombe dans le labo, puis dans le bus. Il veut déconsidérer le concept pour continuer à vendre du pétrole aux véhicules.

La bombe du labo tue les deux pilotes du Cyclope, blesse le professeur Baxter (Harold Gould), initiateur du projet, et laisse sa fille Kitty (Stockard Channing) comme executive woman. Elle est « aidée » – si l’on peut dire – par Grande gueule petits bras Shorty (Ned Beatty) et son premier assistant Jack (Howard Hesseman) bien plus compétent mais qu’il pousse à démissionner. Il s’agit d’engager deux nouveaux chauffeurs pour ce bus d’exception – deux comme dans les avions, le bus étant doté de deux volants… dont on espère qu’ils ne tournent pas chacun dans un sens différent. Le pilote en chef sera Dan (Joseph Bologna), ostracisé par ses pairs au dépôt des bus pour avoir mangé ses 110 passagers lors d’une catastrophe routière au mont Diablo. Il dit avoir dévoré tous les sièges et la moquette mais n’avoir mangé seulement qu’un pied humain, et par inadvertance, dans un ragoût concocté par son aide-chauffeur. Cet événement est lui aussi une parodie, celle d’un avion des Andes, crashé en 1972, où les survivants ont dû manger les morts pour survivre. Dan veut pour acolyte Schoulders O’Brien (John Beck) qui se bat bien mais dont le spectateur découvrira qu’il a la fâcheuse manie de s’endormir en roulant.

Le départ est donné, apportant comme passagers son lot d’originaux tous plus ou moins gibier d’hôpital psychiatrique. Le couple Crane (Sally Kellerman et Richard Mulligan) s’engueule et divorce mais n’arrête pas de se remettre et de baiser en public ; le Père Kudos (Rene Auberjonoi) ne croit plus en Dieu et regrette de n’avoir jamais connu le sexe ; le docteur vétérinaire Kurtz (Bob Dishy) a été déchu mais s‘aperçoit que soigner les humains « les poils et la queue en moins, c’est pareil que les bêtes » ; Emery (Vic Tayback) n’a plus que six mois à vivre ; la fille qui joue la grande star de la mode et s’appelle Camille (Lynn Redgrave) a eu son père tué et mangé dans l’accident du mont Diablo ; une vieille dame s’enfuit de chez elle et de son mari après cinquante ans de cuisine, vaisselle et ménage (Ruth Gordon). Le bus a deux niveaux et est articulé en semi-remorque. Il comprend un bar à l’étage comme le Boeing 747, où officie un pianiste déjanté, un bowling et même une piscine ! Une pléiade d’hôtesses en minijupes sert boissons et repas comme dans un avion.

Tout se passerait bien si le Mal ne s’était insinué par la bombe placée par le Méchant commerçant monopoliste en pétrole. Dan la découvre en allant réparer un circuit mais le « manuel des bombes » (!) que lui lit Kitty au talkie-walkie est nébuleux sur les faux circuits et les vrais détonateurs – et Dan coupe le mauvais fil bleu au lieu du bon fil jaune. La bombe explose mais le bus continue comme si de rien n’était, sauf qu’il n’a plus de freins. La descente de Neath Road, où il a crashé son précédent bus, est donc un défi pour Dan le chauffeur.

Il maîtrise la situation jusqu’à ce qu’un antique pick-up Chevrolet de paysan loupe un virage et vienne s’encastrer dans le bar, au-dessus de la cabine de pilotage. Cela déséquilibre le bus qui manque de verser dans le ravin. Il est suspendu en équilibre et Dan doit purger les circuits des boissons de la cuisine (pour environ « 5000 litres » !) afin d’équilibrer le bus vers l’arrière. Après quelques péripéties, le bus réussit à reprendre la route mais la fin, à 25 miles de Denver, voit la remorque se détacher tout en suivant curieusement les méandres de la route comme si elle était dotée d’un chauffeur particulier.

C’est dire la loufoquerie incessante des scènes et des images, sans cesse renouvelées, que le spectateur déguste à petites doses. Dan et Kitty ont été amants mais lui n’a pas voulu se marier, parti avec « le joli serveur du bar » ; puis il a cherché à retrouver son amour pour Kitty chez sa sœur, sa tante, sa meilleure amie, son copain d’école et ainsi de suite, parodiant les coucheries à la mode des années post-68 qui cherchent – sans jamais trouver – la femme parfaite. Le couple se redécouvre dans la cuisine inondée de coca-bière, alors que Kitty déclare avoir le pied coincé et manque de se noyer dans les productions gazeuses américaines. Au fond, chacun se révèle lors d’une catastrophe : le curé retrouve la foi sans le savoir, le vétérinaire l’envie de soigner, le couple Crane l’envie de se remarier, la fille au père mort la volonté de tirer un trait, Dan et Kitty le désir de faire leur vie ensemble.

DVD Le bus en folie (The Big Bus), James Frawley, 1976, avec Joseph Bologna, Stockard Channing, John Beck, Rene Auberjonois, Ned Beatty, Bob Dishy, Murphy Dunne, José Ferrer, Ruth Gordon, Harold Gould, Ave/Paramount 2003, 1h25, €29.95

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Joseph Delteil, Jésus II

Lorsque l’on se prénomme Joseph, la pente naturelle est de devenir papa d’un Jésus. Père adoptif puisque Jésus est Dieu, à ce qu’il a dit ; et Jésus « II » puisque le premier est mort sur la croix voici deux mille ans. Mais l’écrivain Delteil a de l’imagination et l’envie de provoquer pour deux. Son « Jésus, le retour » vaut le détour. Il est absurde et loufoque, moins réaliste que surréaliste.

Si Delteil a quitté Breton, qu’il trouvait totalitaire, il est resté imprégné de cette atmosphère ludique et exploratoire qui est survenue après la Grande guerre, la guerre la plus con de tous les temps, celle qui a transformé le combat en boucherie industrielle. Joseph n’a pas fait la guerre mais a été mobilisé en 14, au régiment colonial de Toulon puis chez les tirailleurs sénégalais à Fréjus jusqu’à l’armistice en 18. Il n’a connu la boucherie que par ouï-dire mais il s’est trouvé imbibé de cette atmosphère, analogue à celle de mai 68, qui a saisi les lettrés au sortir des tranchées et de la discipline.

Volontiers potache, il est saisi par la débauche des mots et adopte un style goulu rabelaisocélinien, pour jouer des termes et surtout, en rhapsode, des assonances en voyelles. Sa plume primesautière saute de page en page, s’interrompant pour reprendre plus loin, moins avisée ou d’un souffle plus retenu – habitude de poète qui fait des œuvres courtes. Jésus II retrouve un peu la verve d’Au-delà du fleuve Amour, l’histoire en moins. Car il fait de Jésus II une sorte de Don Quichotte flanqué d’apôtres improbables qu’il cueille au fil du chemin avant de les perdre tous dans un bordel – y compris le gamin qu’il a nommé Charlemagne. Ne reste avec lui qu’une fille, Albine, avec qui il va voir le Pape.

Mais au final il échoue, comme l’Autre. Il a tenté « l’apostolat, l’action directe et l’appel à l’Autorité », en vain (p.125). Il se résigne à Voltaire, grand anticlérical s’il en fut, mais qui croyait peut-être en Dieu : « Cultiver son jardin » candidement est sagesse ; plutôt que vouloir changer le monde, se changer soi dans son pré.

La liberté, c’est la folie ; faire la bête, voilà le secret. Dans une variante de sa fin, il est rattrapé par « une bande d’ostrogoths » – qui étaient des Germains de l’est – et doit fuir, pourchassé comme espion, anarchiste, assassin, en tout cas pas clair. Fusillé, il tombe du haut d’un chêne – où l’on rend habituellement la justice – « s’empalant net sur une branche cassée… jusqu’au fondement » p.144. Le voilà de nouveau en croix, éternel retour.

« Le mensonge et la violence, voilà les deux couilles du Diable » p.120. Ce mot de génie reste d’une brûlante actualité. « En vérité je vous le dis, mieux vaut coucher avec cent pucelles qu’avec la lâcheté », dit encore Jésus II au Pape ébahi. Sauf que la lâcheté règne plus que le vice. « Une fille de dix-huit ans qui s’en va délivrer Orléans, est-ce fou ? Un garçon de trente ans qui s’en va conquérir l’Asie, est-ce fou ?… A l’échelle d’Alexandre, de Jésus, hein !… Ah !… pardi, à l’échelle de Tartempion, de Me Cudecuir, notaire, de l’épicier de la rue Froidequeue… » p.124. Au fond, la lâcheté si répandue est de la paresse morale. Delteil mérite d’être relu pour être un brin secoué.

Joseph Delteil, Jésus II, 1947, Grasset les Cahiers rouges 1998, €12.70 e-book Kindle €5.49

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim

Il est assez rare qu’un romancier se renouvelle ; eh bien, avec Jonathan Coe, le lecteur n’est jamais déçu ! Cet Anglais de 50 ans a une capacité adolescente d’imaginer des histoires à chaque fois autres. Ancrées dans sa génération, celle qui a vécu sa jeunesse après 1968 et son âge mûr sous Lady Thatcher et Sir Blair. La satire de ses semblables n’est jamais loin, le tempérament porté à l’humour non plus. Mais l’invention est reine.

Imaginez : d’une rencontre improbable (une Chinoise et sa fille complices au jeu de cartes), en un moment unique (un soir en Australie en attendant l’avion de Londres après avoir revu son père pour la première fois depuis 25 ans), le héros défile au gré de ses rencontres son existence de loser né de loser – et se sent renaître par ses propres forces… jusqu’à la boucle finale dont je ne vous dirai rien !

Exister est un éternel recommencement : telle est la tragédie humaine. L’éternel retour du même disait Nietzsche, la personnalité façonné par les complexes familiaux avant 6 ans disait Freud, l’attraction du mimétique disait René Girard – toute tentative d’épuisement d’une explication est bonne – mais il reste le vif du Sujet. Dépressif après que sa femme l’ait quitté en emmenant sa fille, Maxwell (au prénom de marque de café…) va retrouver son père exilé à Sydney après la mort de sa propre femme, 25 ans auparavant. Il porte le nom de Sim, comme le comique mais surtout comme la carte dont la puce permet de communiquer dans notre ère numérique. Rien n’est hasard chez Coe : prénom commercial et nom TIC (technologies de l’information et de la communication) – nous sommes en plein XXIème siècle.

Or la communication de masse et les messages constants du marketing ne servent pas aux meilleures relations. Au contraire ! la massification isole, la technologie dépersonnalise, le rapport humain prend un mode artificiel de marchandise ou d’optimisme industrieux. Les Américains repus et gaspilleurs sont-ils plus heureux que le populo des banlieues de Londres ? Pas vraiment. Ce pourquoi Mister Sim parle à son GPS (eh oui ! Mr signifie Mister et pas Monsieur, qui s’écrit M. en français…). La voix féminine et raisonnable du GPS est bientôt baptisée Emma (comme la Bovary ?) et permet de rêver à une compagne qui ne juge jamais, qui dit toujours comment il faut aller.

Les Anglais savent même inventer des métiers loufoques comme l’étudiante Poppy, chargée d’enregistrer les annonces des aéroports pour les louer comme service aux maris infidèles. Bien plus fort que le marketing de Lindsay sur les brosses à dent qui consiste à faire partir simultanément quatre commerciaux du siège social pour joindre les quatre points cardinaux les plus éloignés du Royaume en Toyota Prius (énergie hybride), afin de proposer des nettoie crocs à manche en bois fabriqué local et tête amovibles (développement durable) ! Toute la misère de celui qui veut bien faire pour les humains et la planète, mais sombre dans la dernière idéologie à la mode (recyclage du gauchisme 68 et de l’adulation de Mao, Castro et autres…).

Mr Sim opère une quête de l’andropause (il a 48 ans – comme l’auteur). Il apprend qu’il est né par hasard, parce que son père a confondu deux pubs (bars) du même nom, rencontrant par là même une fille au lieu d’un garçon… Lui-même s’est marié par hasard avec n’importe qui, parce que sa petite copine a surpris son père à se branler sur une photo pliée en deux sur laquelle est était en maillot de bain… à moins que ce ne soit pour son frère Chris, quasi nu lui aussi, de l’autre côté de la photo. Mr Sim a fait une fille mais ne sait pas l’aimer, il est inattentif à ses métamorphoses et désirs, il ne sait pas répondre aux questions des enfants. Il pousse même dans les orties le gamin de 8 ans torse nu et jambes nues de son meilleur ami – par dépit, par vengeance, par désir ? Il est fasciné par le destin de Donald Crowhurst, navigateur parti faire le tour du monde à la voile en même temps que Moitessier en 1969 – et qui a triché en fabriquant un faux carnet de bord pour rester à croiser dans l’Atlantique sud au lieu de passer les caps. C’était au bon vieux temps d’avant la technique qui voit tout, qui sait tout, qui traque tout…

Il se sent inadapté, Maxwell Sim, mal aimé (mère morte, père absent, meilleur ami fâché, femme partie, fille méprisante). La pression d’époque (marketing et communications) le pousse dans ses retranchements et lui renvoie à tout moment sa faiblesse. Il est un loser de la génération baby-boom, un perdant de la compétition, un raté social. Et pourtant humain.

Jeté dans ce monde sans que personne ne l’ait voulu, traversé de désirs inhibés et de messages mal traduits à cause d’une société déboussolée, lent et timide en relations faute de parents à la hauteur. Il est un peu nous et un peu ceux que nous côtoyons sans toujours les voir, encore moins les comprendre. Il est de notre époque, qui ne favorise pas les contacts humains et préfère la médiation technique ; de notre époque coincée qui croit s’être « libérée » en 68 tout en conservant les préjugés sur le sexe, les relations adulte-enfant, le toucher, la conversation.

Un beau roman doux-amer comme les Anglais savent en faire, grave aussi car il parle de ce que nous sommes devenus.

Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim (The Terrible Privacy of Maxwell Sim), 2010, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Folio Gallimard février 2012, 467 pages, €7.69 

 Les autres romans de Jonathan Coe chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,