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Robert Silverberg, Les Masques du temps

Le dimanche de Noël 1998, à midi, un jeune homme tout nu tombe du ciel sur les escaliers de la Place d’Espagne à Rome. Qui est-il ? Un Apocalyptique hurlant à la fin du monde en cette fin du millénaire ? Un échappé d’asile ? Un artiste en happening ? Pas du tout : il se présente, Vornan-19, venu du futur, de 2999 exactement. Dans mille ans.

Réalité ou imposture ? Difficile à croire tant le voyage dans le temps est une impossibilité physique selon nos connaissances de la fin du XXe siècle. La seule façon réaliste serait d’aller plus vite que la lumière et de rattraper les photons échappés du passé, tout comme la lumière des étoiles lointaines, peut-être déjà mortes, nous parvient des milliers d’années après. Après un tour d’Europe où le phénomène est montré comme un objet de foire, c’est évidemment aux États-Unis que tout doit se passer. La première puissance du monde ne saurait déléguer à d’archaïques gouvernants aux moyens limités le soin de savoir si oui ou non Vornan-19 vient du futur.

Une commission de savants de diverses disciplines est composée par le gouvernement, assisté d’un ordinateur pour éliminer les incompatibilités personnelles (à la fin des années 60, on croit encore à cette infaillibilité du calcul). Leo Garfield est physicien reconnu ; il effectue des recherches sur la réversibilité physique du temps et se heurte à des impasses. En vacances chez ses amis Jack et Shirley, dans une ferme isolée d’Arizona au bord du désert, il se ressource à poil et au soleil, dans le naturisme hippie de ces années-là. Lorsqu’il revient à Los Angeles, sa secrétaire l’informe qu’un haut-fonctionnaire de la Maison Blanche cherche à le joindre depuis des jours. Sanford Kralick est chargé d’élaborer le comité d’évaluation de l’homme du futur et le programme qui lui sera proposé.

Vont recevoir le fringant Vornan-19 à sa descente d’avion : un historien philosophe « prétentieux et pédant », un psychologue « cosmique », une anthropologue engagée (« celle qui, pour étudier de plus près les rites de la puberté et les cultes de la fertilité n’avait pas hésité à s’offrir elle-même comme femme de la tribu et sœur de sang » p.130), un philologue (« son domaine scientifique était la poésie érotique de toutes les époques et dans toutes les langues »), une biochimiste bâtie comme un petit garçon – en tout six avec lui, le physicien. Et évidemment Kralick plus le service de sécurité.

Il n’est pas inutile car Vornan-19 déplace les foules par sa seule image. S’il a déclaré à Berlin que l’époque d’Hitler lui paraissait la meilleure du siècle où il a atterri, il déclare aussi être ignorant en histoire, simple touriste qui passe le temps car le sien l’ennuie. 2999 connaît en effet un monde parfait où chacun vit selon ses besoins sans avoir à travailler, des serviteurs demi-humains se chargeant de tout, où l’énergie est personnelle et sans limite, fournie par de mini réacteurs qui désintègrent les atomes en réactions contrôlées, où n’existent plus aucun pays ni nationalismes, seulement une Centralité et des lieux sauvages où chacun peut vivre seul ou non, à sa guise. Il est surpris et amusé par les Apocalyptistes de 1999 qui se déchaînent dans les rues en manifestations plus sexuelles que violentes, allant nus et peinturlurés, arrachant les vêtements de ceux qui en ont encore, copulant en public, braillant des injonctions à jouir avant la Fin – même si le millénaire se termine logiquement fin 2000 et pas fin 1999. Mais les foules sont rarement sensées, logiques ou même instruites.

Vornan-19 s’amuse car le sexe est son seul plaisir, le seul qui reste à qui n’a aucune vocation particulière dans le monde du futur. Il baise avec tout ce qui lui plaît, jeune femme, très jeune fille ou même jeune homme. L’auteur n’a pas osé transgresser les tabous sur le reste, et le comité d’organisation a tout fait pour varier les lieux et les visites. Partout où il passe, l’homme venu du futur, rhabillé pour l’occasion, sème la pagaille. Il n’aime rien tant que bousiller les ordonnancements des prétentieux, riches ou savants, qui osent croire que leurs possessions et leurs talents vont l’impressionner. La biochimiste, parce qu’elle est encore vierge et ignorante en sexe, et Leo le narrateur, très neutre dans ses évaluations, sont les membres du comité qu’il préfère. Il baise la première (et la révèle à elle-même), il sort avec le second (qui profite des subsides du gouvernements pour goûter quelques plaisirs).

Il l’invite même en Arizona pour quelques jours de vacances incognito dans le programme, sur les instances de Jack et de Shirley. La jeune femme avoue son attirance sexuelle irrésistible pour Vornan-19 et Jack, ancien étudiant de Leo, voudrait parler à l’homme du futur des implications de sa thèse, qu’il n’ose publier car il craint les conséquences économiques et sociales d’une énergie personnelle sans limites. Ces vacances sont une catastrophe. Vornan-19 ne dit rien car il ne connaît rien et cela ne l’intéresse pas. Il reste indifférent aux charmes de Shirley, pourtant évidents, car il a jeté son dévolu sur Jack. Une fois le mal accompli dans le couple, Leo le fait partir.

Le savant veut quitter le comité, las de mois passés à suivre Vornan-19 et ses ébats érotiques sans en apprendre plus que cela sur le monde du futur, doutant parfois qu’il soit venu du futur. Mais l’analyse de sang est formelle, recueillie par règle dans un bordel officiel : la présence d’anticorps multiples et inconnus. En revanche, les foules grossissent, les Apocalyptistes contrés par l’affirmation de Vornan-19 que le monde existera encore dans mille ans se faisant plus virulents tandis que des néo-croyants commencent à se former en église pour adorer Vornan, lisant ses interviews comme une bible. « Il y a ceux qui l’aimaient pour son nihilisme ricanant, et d’autres qui le considéraient comme le symbole de la stabilité dans un monde chancelant et apeuré. Tout cela étant étouffé sous l’image transcendante de la déité : pas Jéhovah, ni Odin, pas un personnage d’homme mûr barbu, mais comme un Jeune Dieu, beau, dynamique et léger, l’incarnation du printemps et de la vie, les forces créatrices et destructrices réunies en une même personne. Il était Apollon, Baldur, Osiris, mais aussi Loki » p.341.

Le psy écrit tout un livre de révélation sur les mois passés avec Vornan-19 ; il devient le nouveau saint Paul de la religion du Christ 2999. Il ne sait s’il est sincère ou non, encore moins surnaturel ; « Il prétendait (…) que c’était nous-mêmes qui avions fait de Vornan un dieu. Nous désirions un nouveau dieu pour nous conduire alors que nous nous trouvions au seuil d’un nouveau millénaire parce que les anciens mythes avaient abdiqué ; et Vornan était arrivé juste à point pour répondre à nos besoins » p.347.

Devant l’amplitude des ravages et la houle de la croyance incontrôlable, le gouvernement américain prend des mesures. Vornan-19 doit être restreint. Il désire un bain de foule ? Qu’il y aille, mais avec une combinaison spéciale qui assure un champ de forces autour de lui afin que nul ne puisse trop l’approcher. Une technique infaillible, doté d’un système de secours – à moins qu’il ne soit saboté. Et c’est ce qui finit par arriver sur une plage de Rio, où Vornan s’amuse de la foule en délire qui l’acclame ; il y prend un peu trop goût. Ce « trop » justement lui sera fatal : le champ de forces disparaît, Vornan est happé par un grand Noir « torse nu » puis disparaît. Est-il retourné brusquement dans le futur, sentant sa vie en danger ? A-t-il été déchiré en morceaux avalés par la foule comme Baldur, Actéon ou Osiris ?

En tout cas, le monde est soulagé. Le nouveau millénaire peut commencer.

Cette fiction n’a pas prévu comment s’est déroulé le passage au vrai millénaire entre fin 1999 et fin 2000. Il y a eu beaucoup moins de sexe en public et beaucoup plus de complotisme ; beaucoup moins de relations humaines et beaucoup plus de peurs de bug sur les machines. Le monde, trente ans après 1969, n’était plus le même. Plus de vingt ans plus tard encore, les tendances se sont accentuées : beaucoup plus de virtuel, même dans la monnaie, l’art ou l’amour ; beaucoup moins de relations humaines directes, qui impliquent trop ; encore plus de complotisme et de terreur des machines, des GAFAM et autres BATX chinois aux robocops et autres soldats du futur. Relire Silverberg, c’est se (re)plonger dans les années soixante et soixante-dix, une époque où la chair était réhabilitée après la prohibition et le puritanisme, de la nudité aux relations sexuelles, où les rapport sociaux étaient humains et pas via des réseaux virtuels. Un monde ancien, où les gens étaient plus proches les uns des autres. Un monde qui, à nouveau, s’efface.

Robert Silverberg, Les Masques du temps (The Masks of Time), 1969, Livre de poche 1977, 400 pages, €2,29 occasion

Robert Silverberg déjà chroniqué sur ce blog

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David Mitchell, Ecrits fantômes

Un étrange roman, né pour le millénaire, qui a l’apparence d’un recueil de nouvelles alors que toutes sont liées. Le lecteur astucieux pourra remarquer que l’histoire commence au pays du soleil levant pour s’achever à New York, ville qui se voudrait lumière universelle. En passant par Hongkong, la Chine, la Mongolie, Saint-Pétersbourg, Londres, une île irlandaise. Jusqu’à l’éternel retour à Tokyo, dans le métro où le gaz sarin va se répandre… Un périple qui rappelle celui de l’auteur, né en 1969, en son existence réelle, d’Hiroshima à l’Irlande. 1969 marquait l’an 01 de la nouvelle ère de libération post-68 ; 1999 marque l’an 01 de la nouvelle ère technologique depuis le pire (le terrorisme, l’espionnage, la mainmise de force sur les savants) jusqu’au meilleur (communiquer avec les entités spirituelles, détourner une comète de la Terre).

Le sectaire japonais ouvre le roman, réfugié sur une île où il se cache après avoir répandu le gaz sarin dans le métro de la capitale sur ordre de son gourou. Chacun peut mesurer l’emprise mentale de « la croyance » sur un être faible qui aime à se soumettre ; comment l’idéologie force à regarder une « vérité alternative » (autrement dit un mensonge) comme seul vrai. Non sans une touche d’ironie à l’anglaise, plus acide que l’humour, dans la description des mœurs du Visionnaire : « il n’y a pas de filles ! Le Visionnaire s’est défait des mailles gluantes du sexe. La femme du Visionnaire a été choisie par unique souci de procréation. Seuls les plus jeunes fils des membres du Conseil ainsi que les disciples favoris ont le droit d’assister le Gourou dans ses modestes besoins quotidiens. Ceux qui ont cette chance ne portent qu’un pagne de méditation ; ainsi ils peuvent s’asseoir en zazen à chaque fois que le Maître consent à les bénir » p.25.

Suit un jeune vendeur de disques à Tokyo qui rencontre une fille de Hongkong et va donc la rejoindre. Là où un avocat d’affaires retors gère les comptes d’un mafieux russe de Saint-Pétersbourg avant de crever brutalement d’un diabète mal diagnostiqué. Lequel mafieux détourne des œuvres d’art au musée de l’Ermitage pour les remplacer par des copies peintes par un pédé anglais qui a espionné pour l’URSS, aidé d’un officier du KGB nommé en Mongolie qui est sans pitié pour tous ceux qui se mettent en travers de son chemin. Sauf une femme, tenancière d’une maison de thé au pied de la Montagne sacrée en Chine, qui converse couramment avec une entité non-humaine. Qui serait peut-être issue de la technologie la plus avancée des satellites d’espionnage qu’un Gardien révèle sur l’antenne d’une radio branchée de la côte Est des Etats-Unis, la nuit. Technologie qui serait le fruit des recherches d’une physicienne irlandaise qui a œuvré pour une société privée de communications avant de s’apercevoir que ses découvertes quantiques servaient au guidage des missiles tirés sur les Arabes dans tout le Moyen-Orient.

Le fantastique et les superstitions mènent à la science jusqu’à la fiction, donc à l’espionnage pour garder le contrôle, jusqu’à ce que l’outil s’échappe des mains des apprentis sorciers et batte sa sarabande pour lui seul. Le monde naturel est surnaturel, le rationnel se nourrit de l’irrationnel, l’Orient et l’Occident sont les deux faces de la même humanité condamnée par le jeu des causalités à vivre ensemble par la mondialisation des échanges, mais inaptes encore à le reconnaître. Une mission pour le nouveau millénaire qui commence juste après la parution du roman ?

David Mitchell, Ecrits fantômes (Ghostwritten), 1999, Points Seuil 2017, 528 pages, €8.30

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De battre mon cœur s’est arrêté de Jacques Audiard

Qui est-on au début du millénaire quand on a 28 ans ? Pas grand-chose… Le fils de son père, l’orphelin de sa mère, le troisième de la bande, l’amant de l’épouse du copain adultère, le pianiste raté, le professionnel de l’immobilier qui en a le dégout ? Tom n’existerait pas sans son incarnation cinéma Romain Duris ; avec un autre acteur, il serait un bien pâle personnage, tiraillé entre toutes ses contradictions et la complexité de l’existence aujourd’hui.

C’est bien Romain Duris qui est l’âme du héros, donc du film. Nerveux, tremblant, colérique, il est aussi baratineur et bagarreur. Il en veut, mais ne sait quoi. Se faire du fric en jouant les marchands de biens ? Se faire la femme de son collègue qui va baiser ailleurs ? Se remémorer maman en rejouant du piano arrêté dix ans avant ? Plaire à son père, la seule famille qui lui reste, malgré son égoïsme, sa rusticité et même sa bêtise ?

Il est entraîné par ses collègues de l’agence (Jonathan Zaccaï et Gilles Cohen) à lâcher des rats dans les escaliers pour faire partir les locataires d’un immeuble racheté à bas prix, ou à casser vitres et plancher d’un immeuble vétuste pour éviter les squats de Droit-au-logement. La propriété ou l’humanité ? Tom hésite. Là où il n’hésite pas, c’est lorsqu’il a affaire à un truand, soit un « couscous » qui ne veut pas payer le loyer pourtant dû, soit à un mafieux russe (Anton Yakovlev) qui se pavane dans les grands hôtels de la Côte. Pour ces cas, que son couillon de père n’a pas su résoudre et qu’il doit régler à sa place par chantage affectif, il y va et il cogne : ce qui est dû est dû. Prudent, il drague et baise dans les toilettes du grand hôtel la pute du Russe pour apprendre à quel danger il se mesure. Revenu à Paris, il enjoint son père de laisser tomber : ce mafieux est un tueur qui n’hésite pas. Le père, gros et con, fort laid (Niels Arestrup), s’en fout et il va y rester. Tant pis pour lui mais le fils devra le venger s’il le peut par on ne sait quel honneur familial.

Tom a rencontré par hasard Monsieur Fox, l’imprésario de feue sa mère qui le reconnait et lui demande s’il joue toujours du piano. Tom hésite, dit que oui de temps à autre, et l’imprésario lui demande de venir passer une audition. Changer de vie ? Retrouver sa vraie nature qui aime le son ? Choisir la part de sa mère vers l’ouverture artistique plutôt que celle de son père qui est une impasse ? Pour cela il faut se remettre au piano, métier exigeant et qui demande du temps. Ses collègues viennent à toute heure du jour et de la soirée le solliciter pour négocier une vente ou faire détaler les occupants des immeubles.

Le garçon rencontre une Chinoise récemment arrivée (Linh-Dan Pham) qui ne parle pas un mot de français mais est experte en piano. Elle consent à le préparer et lui fait répéter une toccata de Bach ainsi que d’autres morceaux. Tom est malhabile, le piano revient mais il est crispé, en témoigne son dos nu contracté que le cinéaste filme ; il a peur de ne pas réussir, il tremble d’être regardé et jugé. Il est encore adolescent peu sûr de lui qui ne joue bien que tout seul et sans cravate. Mais Miao-Lin, parce qu’elle est Chinoise et donc préoccupée avant tout de perfectionnisme, et parce qu’elle ne parle pas le français, est une bonne maitresse de piano. Elle se concentre sur l’objet, pas sur le sujet, sur la place des mains et l’aisance du mouvement, pas sur le « c’est bien ou c’est mal » (cette tare moraliste à la française).

Tom va à l’audition mais, réveillé pour aller signer un contrat inespéré la veille, il la rate, inhibé devant le grand homme de sa mère ; il devra revenir. Le père tué de deux balles dans la tête (dont on aperçoit les impacts sur le mur), Tom laisse tomber l’immobilier, ses copains bas du plafond et lourds de la queue. Il aide Miao-Lin à s’intégrer dans le milieu du piano et à parler le français ; on peut supposer qu’il en fait sa compagne, mais cela reste à l’appréciation du spectateur. Comme nous le retrouvons deux ans plus tard, à 30 ans donc, il est devenu adulte et probablement plus lui-même. Maman n’est plus et il n’a pas son talent, il l’accepte ; papa n’est plus et il n’aime pas le métier qu’il lui a inculqué, il le laisse.

Il va trouver sa voie, même s’il alterne encore entre Bach au piano et la musique électro dans son baladeur. C’est que le premier demande amour, effort et travail adulte du classique alors que la seconde est pure flemme et laisser-aller adolescent du mainstream. Comme souvent vers 20 ans (mais Tom est en retard), les jeunes hommes clignotent, côté vert mature et côté rouge immature. Tom joue du Bach chez lui chemise entièrement ouverte ou torse nu, à l’ado, ce qui est une façon de concilier les deux, d’hésiter encore à devenir adulte, puisque le piano se joue publiquement en chemise blanche, veste noire et cravate.

Ce n’est ni un polar ni un film psychologique, mais un entre-deux sympathique qui repose sur le jeu de l’acteur principal. Romain Duris. Casque de cheveux noirs et poitrine velue, stressé permanent qui fume sans arrêt, il aborde la vie difficile du millénaire, cette époque qui ne fait aucun cadeau aux jeunes ni aux autres. Les affaires sont délaissées pour l’art – mais pas sûr que les relations y soient plus humaines, même si elles sollicitent plus la sensibilité et l’intellect.

DVD De battre mon cœur s’est arrêté de Jacques Audiard, 2005, avec Romain Duris, Niels Arestrup, Aure Atika, Emmanuelle Devos, Linh-Dan Pham, Jonathan Zaccaï, Gilles Cohen, Anton Yakovlev, UGC video 2012, 1h47, standard €9.99 blu-ray €11.99

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Kenzaburô Ôé, Gibier d’élevage

Le Japon n’en a jamais fini de sortir de la guerre. Défait de son fait, autiste des militaristes, il cherche à comprendre, à corriger. Kenzaburô Ôé, natif de l’île du centre Shikoku, avait dix ans en 1945. Avant de s’imprégner de culture française jusqu’au sartrisme omniprésent, il a vécu la guerre dans un village sur la mer intérieure. Le gamin qui parle dans ce court roman est peut-être lui. On ne sait pas son nom, il est « le » gamin japonais de ce temps-là.

Gamin qui ne comprend pas la guerre, ni la ville, ni les prétentions des adultes. Gamin qui vit dans la nature, proche des hommes mais immergé dans les éléments. Souvent nu, au lit, au bain, en seule culotte dans les champs, le gamin ressent les choses avec sa peau. Les êtres ne lui sont proches que s’il les touche, par contact. Tout est somatique, le « rire à nous mettre le sang en effervescence comme l’eût fait un alcool » (p.15), l’angoisse de l’attente excitante avec « la gorge sèche, la salive pâteuse, le ventre vide au point d’en avoir l’épigastre contracté » (p.22), « j’en claquais des dents d’exaltation, d’effroi et de joie » p.30. Ce panthéisme est présexuel, avant même la préadolescence, qui n’est pas avérée dans les campagnes où l’on passe directement de l’état d’enfance à l’état d’adulte. Un copain plus âgé, Bec-de-Lièvre, se fait caresser le sexe tout nu par des filles de la bande au sortir du bain. Le petit frère du narrateur, qui a dans les sept ou huit ans, regarde, « prodigieusement intéressé par la gaillarde cérémonie » (p.25) mais le gamin, lui, ne répond aux sourires des filles de son âge qu’en faisant « pleuvoir sur elles sarcasmes et cailloux, les contraignant à rentrer sous terre ».

Le lien entre la matière, les bêtes et les humains est continu pour le gamin. Dans une hiérarchie bien japonaise : naturelle et sociale. Tel est l’ordre du monde. La hiérarchie de la nature va du ventre de la mère au village, « coque dure » qui protège du monde extérieur lointain. Le nid est la famille mais surtout le tout proche, le petit frère, avec qui l’on dort. Le frère est le semblable, plus fragile, protégé avec tendresse parce qu’il est un prolongement de soi : « je sentis dans ma paume la fragilité de son ossature. Au contact de ma main brûlante sur sa peau nue, ses muscles se contractèrent légèrement » p.44. La hiérarchie sociale est elle aussi continue : « Les villageois que nous étions se heurtaient, de la part des citadins, à l’aversion qu’ils auraient eu pour des animaux malpropres » p.11. L’ennemi, tombé du ciel avec un avion en flammes, est placé plus bas sur l’échelle sociale. Mais, s’il est Américain, il est Noir : « C’est une bête, rien qu’une bête, dit mon père avec gravité, il pue comme un bœuf » p.32. On sait que les odeurs sont particulièrement sensibles aux nez japonais ; on sait aussi que l’alimentation carnée des Occidentaux donne à leur transpiration une odeur « de cadavre » que les Japonais n’exsudent pas, nourris surtout de poisson et de légumes. Le gibier d’élevage du titre s’explique ainsi : l’ennemi capturé est une espèce d’animal, forcé à la chasse, que l’on va « garder à l’engrais jusqu’à ce qu’on sache ce qu’on en pense, au chef-lieu » p.32.

Pas d’animosité particulière pour le soldat ennemi ; c’est avant tout un Noir, jamais vu dans le Japon campagnard de ces années-là. Il y a donc peur mais curiosité, admiration pour la bête et tentatives de communications intelligentes (donner la nourriture, réparer un piège, conduire au bain). Un désir panthéiste aussi, qu’on ressent pour la beauté naturelle, coucher de soleil ou muscles animaux : « le lait débordait, gras, dévalait le long du cou, mouillait la chemise ouverte, coulait sur la poitrine, s’immobilisait sur la peau gluante aux reflets sombres en gouttes visqueuses comme de la résine et qui tremblotaient. Je découvris, au milieu de l’émotion qui me desséchait les lèvres, que le lait de chèvre était un liquide extraordinairement beau » p.49. C’est un gamin de dix ans qui parle d’un nègre fait prisonnier., avec toute la sensualité de son âge L’excitation pour l’ogre.

L’excitation d’apprivoiser le monstre, aussi. Car il n’y a pas de haine chez le gamin, ni même au village. Chacun fait son boulot, le Noir en avion, les citadins à la ville et pour l’armée, les paysans en leur village. Chacun obéit aux ordres dans la hiérarchie pilier de l’ordre du monde. « Nous ne pouvions pas croire que ce Noir doux comme un de nos animaux domestiques eût été naguère un ennemi nous faisant la guerre ; nous rejetions comme folle toute idée de ce genre » p.67. On lui propose des outils pour réparer les choses, on le laisse se promener dans le village, on est fier de lui montrer la force du forgeron. On le mène à la source. « Notre nouvelle idée nous plongeait dans le ravissement. (…) Ruisselant d’eau et réfléchissant les rayons violents du soleil, le Noir, dans sa nudité, était aussi éclatant que la robe d’un cheval noir ; il était d’une absolue beauté » p.77. Bec-de-Lièvre se fait masturber et « nous entrainâmes le Noir à l’endroit le plus adéquat pour bien voir » p.78. Ce qui le fait bander ; les gamins tout nus courent lui chercher une chèvre qu’il s’efforce de besogner… « Ce Noir était à nos yeux une sorte de magnifique animal domestique, une bête géniale. Mais comment pourrais-je donner une idée de l’admiration que nous avions pour lui ? » p.79.

Évidemment, la fin n’est pas le bonheur. Rien de biblique dans la mentalité japonaise, pas de happy end larmoyant pour Hollywood. Bien plutôt la tragédie. On est en guerre, l’a-t-on oublié ? Et le village dépend de la préfecture qui donne les ordres. Deux mois après la capture, un ordre arrive. Il est bénin mais le gamin, empêtré d’émotion, fait se méprendre le Noir sur ce qui va lui arriver.

Donc ce qui doit arriver arrive…Brutalement, en deux jours, le gamin devient adulte.

Ce roman court est d’une extraordinaire puissance d’évocation. Il dit le Japon et sa mentalité millénaire, dont le militarisme néo-samouraï n’était qu’une parenthèse. Il dit l’initiation d’un gamin de la nature à la civilisation, du monde des bêtes à celui des hommes. Il dit le temps qui passe, les quiproquos du destin. Il dit bien plus que des pavés sartriens cinq fois plus gros et plus filandreux. Mais il rejoint Sartre, au fond : il n’y a pas d’essence, seulement de l’existence. L’homme est un être incarné qui se fait sa propre intuition du monde.

Kenzaburô Ôé a été prix Nobel de littérature 1994.

Kenzaburô Ôé, Gibier d’élevage, 1966, Folio2€ 2002, 106 pages, €1.90

Film de Nagisa Oshima, Une bête à nourrir, 1961 (pas de DVD disponible)

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