Articles tagués : rage

Sorj Chalandon, L’enragé

Jules a 5 ans lorsqu’il vole trois œufs parce qu’il avait faim ; son père ne s’occupe pas de lui et sa mère est partie avec un autre. Nous sommes dans les années 30, une époque brutale d’après-guerre où les gens sont devenus violents. À 12 ans, Jules est condamné au bagne pour avoir brûlé une grange. Lui, « l’enfant de la honte, caché par la justice aux yeux des braves gens, par lâcheté, par paresse, par bêtise », il est envoyé à Belle-Île où un centre de détention pour mineurs de 12 à 21 ans a été ouvert depuis 1880, prenant la suite de la prison des anarchistes de la commune.

C’est là qu’il va apprendre ce que c’est que la société, les coups, l’obéissance aveugle, les pipes aux caïds, les viols des matons, la bêtise de la chiourme, le petit pouvoir des directeurs. Il va se forger une conscience d’anarchiste, sans aucun ami, égoïste jusqu’au bout des ongles parce qu’on ne survit dans ce monde de brutes que quand on est soi-même une citadelle brute.

Un soir de ses 18 ans, dans la nuit du 22 août 1934, une révolte éclate dans le centre pénitencier. Lui sait que c’est inutile de se révolter et que les coups vont tomber encore plus fort, mais il suit le mouvement. Il s’évade avec 55 autres. C’est, dès lors, la chasse à l’enfant sur toute l’île de Belle-Île. Tous s’y mettent, surtout les honnêtes gens, et même les touristes en famille ! Ceux qui ont peur de ceux qui n’ont rien, ceux qui voient des racailles dans tous ceux qui ne leur ressemblent pas, ceux qui se croient bon fils, bon mari, bon père, bon chrétien, bon citoyen. Tous les évadés seront repris, sauf un : Jules.

Formé aux métiers de marine dans le pénitencier, bien que le bateau soit sur du béton et n’ait jamais vu la mer, il a décidé de voler une barque pour gagner Quiberon. Mais le patron de pêche lui saute dessus alors qu’il est mouillé, transi et fatigué. Il le maîtrise mais, au lieu de le vendre 20 francs, le prix d’un enfant, il l’adopte.

Ronan est un Breton droit. Radical-socialiste, ce qui signifie antibourgeois et contre les fascistes, il a dans son équipage un communiste syndiqué, Alain, et un Basque anarchiste qui va bientôt le quitter pour combattre Franco. Ronan a perdu un fils à 6 ans, Alexandre, d’une méningite, et Jules est pour lui un fils de substitution. Il en fait le mousse du bateau et lui apprend le métier de sardinier au large de Belle-Île. Curieuse coïncidence, sa femme Sophie est la Rousse qui sert d’infirmière à la colonie pénitentiaire. Elle l’avait remarqué, ce garçon étrange qui a passé son certificat d’études et est plus révolté que méchant. Elle l’adopte aussi. Passera au café du port un Parisien qui n’est pas flic, mais poète et qui a assisté, effaré, à la chasse à l’enfant. Jacques Prévert, car c’était lui, chantera dans une ballade l’évasion 1934 du bagne de Belle-Île :

« Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

C’est la meute des honnêtes gens

qui fait la chasse à l’enfant.

Il avait dit j’en ai assez des maisons de redressement

les gardiens à coup de clefs lui avaient brisé les dents

et il avait laissé étendu sur le ciment. »

Dans son évasion, Jules était accompagné de Camille Loiseau, un jeune blond de 13 ans qui s’était fait prendre par les vieilles sœurs Damien chez qui il faisait du ménage gratuitement, selon la bonne politique de la colonie pénitentiaire qui s’autofinançait en exploitant les enfants. Camille, surnommé « Mademoiselle »avait été violé, battu et était une misérable petite chose qui faisait pitié à Jules. Mais Camille a été repris, battu, violé, et finira par se pendre trois ans plus tard. Ce qui mettra Jules en rage. Car la rage ne le quitte jamais, Jules Bonneau, un nom imbécile que ses parents lui ont donné sans savoir qu’il ressemblait un bandit dont la bande fut célèbre, « bien que cela ne s’écrive pas pareil » a-t-il habitude de dire.

Jules vit la vie de marin et découvre que Sophie, outre qu’elle est infirmière, est aussi avorteuse. Elle vient en aide aux filles qui ont fauté, la plupart du temps sans le vouloir, soumises au mâle et rendues ignares par les tabous de la religion : violées par un frère, un père, un beau-parleur. Le frère de Sophie, Francis, capitaine réchappé de la Grande guerre et devenu Croix de feu, découvre son trafic et veut la récupérer. Pour cela, il fait chanter Jules en lui mettant le marché en main : où tu compromets son mari Ronan (qu’il déteste) en cachant chez lui des tracts anarchistes et des armes, ou je te dénonce à la police qui t’enverra au bagne de Cayenne. Jules ne fait ni une ni deux, il le tue avec le couteau donné par Camille. Il ne sera jamais découvert. De même, lorsque Sophie lui apprend que Camille s’est pendu, il décide de se venger des sœurs Damien qui l’ont dénoncé et l’ont fait reprendre, au lieu de l’aider. Il va incendier leur maison en les ligotant dehors.

Après ces forfaits, il est obligé de quitter l’île. Ronan, qui l’aimait bien, en est fort marri, mais accepte que le garçon perdu soit devenu un homme et qu’il fasse sa vie. Il le quitte, le cœur gros, mais heureux d’avoir sauvé un colon et de l’avoir réhabilité à la vie sociale.

Durant la Seconde guerre mondiale, Jules fera de la résistance sans entrer dans aucun groupe et finira fusillé par les Allemands, à 28 ans. Il ne regrette rien, la France n’a jamais voulu de lui.

Un bon roman populaire, dans la lignée de Victor Hugo mais sans son misérabilisme, écrit sec comme écrivait Prévert. Sorj Chalandon, né Georges à Tunis, a été battu par son père et a fui à 17 ans sa violence. Il a été journaliste à Libération où il obtiendra le prix Albert-Londres en 1988, puis au Canard enchaîné avant de défouler dans ses romans ses pulsions anarchistes et humanistes, dont un Grand prix du roman de l’Académie française en 2011 et un prix Goncourt des lycéens en 2013.

Sorj Chalandon, L’enragé, 2023, Livre de poche 2025, 423 pages, €9,90, e-book Kindle €9,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Giuliano di Empoli, Les ingénieurs du chaos

Bientôt le 4 novembre, et peut-être le bouffon Trump au pouvoir… Souvenons-nous de Giuliano di Empoli.

Dans un livre éclairant, l’auteur montre comment l’informatique et les réseaux sociaux ont utilisé le marketing commercial pour créer le populisme en politique. En six chapitres, il examine le mouvement italien des cinq étoiles, la dérision à la Waldo, le troll en chef Trump, l’illibéralisme d’Orban en Hongrie et le rôle des physiciens. La politique est un nouveau carnaval, plus proche des jeux télévisés que du débat sur l’agora. « Le nouveau Carnaval ne cadre pas avec le sens commun, mais il a sa propre logique, plus proche de celle du théâtre que de la salle de classe, plus avide de corps et d’images que de textes et d’idées, plus concentrée sur l’intensité narrative que sur l’exactitude des faits » Introduction. Ce n’est pas le Mélenchon et les pitreries d’ados de Troisième de ses affidés à l’Assemblée qui le contrediront.

Mais il y a pire : « Ce qui fait encore une fois de l’Italie la Silicon Valley du populisme, c’est qu’ici, pour la première fois, le pouvoir a été pris par une forme nouvelle de techno–populisme post–idéologique, fondée non pas sur les idées mais sur les algorithmes mis au point par les ingénieurs du chaos. Il ne s’agit pas, comme ailleurs, d’hommes politiques qui engagent des techniciens, mais bien de techniciens qui prennent directement les rênes du mouvement en fondant un parti, en choisissant les candidats les plus aptes à incarner leur vision, jusqu’à assumer le contrôle du gouvernement de la nation entière » chapitre 1. « Le modèle de l’organisation du mouvement 5 étoiles (est) une architecture en apparence ouverte, fondée sur la participation par le bas, mais en réalité complètement verrouillée et contrôlée par le haut » chapitre 2.

Mais les algorithmes ne sont rien sans les passions humaines. « Dans un livre publié en 2006, Peter Sloterdjik a reconstruit l’histoire politique de la colère. Selon lui, un sentiment irrépressible traverse toutes les sociétés, alimenté par ceux qui, à tort ou à raison, pensent être lésés, exclus, discriminés ou pas assez écoutés. (…) Bien plus que des mesures spécifiques, les leaders populistes offrent aux électeurs une opportunité unique : voter pour eux signifie donner une claque aux gouvernants. (…) Il est plus probable qu’Internet et l’avènement des smartphones et des réseaux sociaux y soient pour quelque chose. (…) Nous nous sommes habitués à voir nos demandes et nos désirs immédiatement satisfaits. (…) Mais derrière le rejet des élites et la nouvelle impatience des peuples, il y a la manière dont les relations entre les individus sont en train de changer. Nous sommes des créatures sociales et notre bien-être dépend, dans une bonne mesure, de l’approbation de ce qui nous entoure. (…) Chaque like est une caresse maternelle faite à notre ego. (…) La machinerie hyper puissante des réseaux sociaux, fondée sur les ressorts les plus primaires de la psychologie humaine, n’a pas été conçue pour nous apaiser. Bien au contraire, elle a été construite pour nous maintenir dans un état d’incertitude et de manque permanent » chapitre 3,

« La rage, disent les psychologues, est l’affect narcissique par excellence, qui naît d’une sensation de solitude et d’impuissance et qui caractérise la figure de l’adolescent, un individu anxieux, toujours à la recherche de l’approbation de ses pairs, et en permanence effrayé à l’idée d’être en inadéquation » chapitre 3. Les électeurs, infantilisés par la télé puis par les réseaux et les théories du complot qui sont si séduisantes parce qu’elles donnent une « raison » claire à ce qui est bien compliqué, sont restés des ados. « Le mégaphone de Trump est l’incrédulité et l’indignation des médias traditionnels qui tombent dans toutes ses provocations. Ils lui font de la publicité et, surtout, ils donnent de la crédibilité à sa revendication, a priori saugrenue pour un milliardaire new-yorkais d’être le candidat anti-establishment. (…) Les téléspectateurs de l’Amérique rurale n’ont qu’à observer la réaction scandalisée des élites urbaines face à la candidature de The Donald pour se convaincre que vraiment, cet homme peut représenter leur ras-le-bol contre Washington » chapitre 4.

Comment en est-on arrivé là ?

« Premièrement : une machine surpuissante, conçue à l’origine pour cibler avec une précision incroyable chaque consommateur, ses goûts et ses aspirations, a fait irruption en politique. (…) Deuxièmement : grâce à cette machine, les campagnes électorales deviennent de plus en plus des guerres entre software, durant lesquelles les opposants s’affrontent à l’aide d’armes conventionnelles (messages publics et informations véridiques) et d’armes non conventionnelles (manipulations et fake news) avec l’objectif d’obtenir des résultats : multiplier et mobiliser leurs soutiens, et démobiliser ceux des autres. » Chapitre six.

« Le rôle des scientifiques a été décisif. Facebook leur a permis de tester simultanément des dizaines de milliers de messages différents, sélectionnant en temps réel ceux qui obtenaient un retour positif et réussissant, à travers un processus d’optimisation continue, à élaborer les versions les plus efficaces pour mobiliser les partisans et convaincre les sceptiques. Grâce au travail des physiciens, chaque catégorie d’électeurs a reçu un message ad hoc (…) de plus, grâce à toutes les versions possibles de ces messages taillés sur mesure, les physiciens ont pu identifier celles qui étaient les plus efficaces, de la formulation du texte au graphisme » chapitre 6.

« Comme le Revizor de Gogol, le leader politique devient « un homme creux » : « les thèmes de sa conversation lui sont donnés par ceux qu’il interroge : ce sont eux qui lui mettent les mots dans la bouche et créent la conversation. » L’unique valeur ajoutée qu’on lui demande est celle du spectaculaire. « Never be boring » est la seule règle que Trump suit rigoureusement, produisant chaque jour un coup de théâtre, tel le cliffhanger d’une série télévisée qui contraint le public à rester collé à l’écran pour voir l’épisode suivant » chapitre 6.

Est-on condamné au chaos ?

« Le problème est qu’un système caractérisé par un mouvement centrifuge est, forcément, de plus en plus instable. Cela vaut pour les gaz naturels, comme pour les collectifs humains. Jusqu’à quand sera-t-il possible de gouverner des sociétés traversées par des poussées centrifuges toujours plus puissantes ? » chapitre 6.

« Les nouvelles générations qui observent aujourd’hui la politique sont en train de recevoir une éducation civique faite de comportements et de mots d’ordre illibéraux qui conditionneront leurs attitudes futures. Une fois les tabous brisés, il n’est pas possible de les recoller » chapitre 6. Cela veut dire les injures et invectives des bouffons de l’extrême-gauche comme de l’extrême-droite, le mépris de toute vérité commune, le tout tout de suite de gamin de 2 ans, et – de fait – le bordel à la Mélenchon à l’Assemblée nationale.

La démocratie représentative apparaît comme une machine conçue pour blesser les egos. « Comment ça, le vote est secret ? Les nouvelles conventions consentent, ou plutôt prétendent, à ce que chacun se photographient à n’importe quelle occasion, du concert de rock à l’enterrement. Mais si tu essaies de le faire dans l’isoloir, on annule tout ? Ce n’est pas le traitement auquel nous ont habitué Amazon et les réseaux sociaux ! »

« Si la volonté de participer provient presque toujours de la rage, l’expérience de la participation aux 5 étoiles, à la révolution trumpienne, aux Gilets jaunes, est une expérience très gratifiante, et souvent joyeuse ». Cette passion politique doit être reprise par les libéraux traditionnels pour vanter leurs projets et faire aduler leurs candidats. Une nouvelle ère politique commence, où la raison et la vérité sont éclatées. « Avec la politique quantique, la réalité objective n’existe pas. Chaque chose se définit, provisoirement, en relation avec quelque chose d’autre et, surtout, chaque observateur détermine sa propre réalité » Conclusion.

Attendons-nous à de nouveaux dégâts, même si le mouvement 5 étoiles a disparu dans les limbes, le Brexit laissé un goût amer aux Anglais qui y ont cru, et que les promesses de l’extrême-droite un peu partout montrent très vite leurs limites dans la réalité concrète (sauf peut-être en Italie, ce laboratoire politique de l’Europe de demain). Le pire serait un régime autoritaire usant des algorithmes pour museler toute déviance, un peu comme ce qui se fait en Chine communiste, et que Poutine tente d’acclimater chez lui, imité par Orban. Le Big Brother is watching you ! d’Orwell, était peut-être prophétique…

Giuliano di Empoli, Les ingénieurs du chaos, 2019, Folio 2023, 240 pages, €8,30 e-book Kindle (ou Kobo sur le site Fnac) €7,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Cujo de Lewis Teague

Tiré d’un roman de Stephen King paru en poche, ce film est d’une horreur absolue (réservée aux plus de 12 ans sous peine de cauchemars). Jamais peut-être le cinéma n’avait torturé autant un petit garçon à l’image. Stephen King a creusé l’angoisse la plus profonde d’un enfant, celle d’être croqué par un monstre. Le mythe de l’Ogre – sauf qu’un fait divers réel l’a inspiré.

Tout commence comme d’habitude par les scènes d’une vie idéale d’un couple idéal dans une maison idéale au milieu d’un paysage idéal. Vic Trenton (Daniel Hugh Kelly) est cadre dans la publicité et bien payé, sa femme Donna (Dee Wallace) lui a donné Tad, leur petit garçon blond (Danny Pintauro). Un amour de gosse qui, à 6 ans, a peur des monstres du placard (comme Stephen King). Son papa le rassure et écrit même un exorcisme à prononcer le soir pour qu’ils disparaissent. Ils habitent une grande maison de bois sur la côte californienne, et lui roule en Jaguar type E rouge, tandis que sa femme achève une vieille Ford Pinto, bagnole pourrie célèbre pour ses défauts de conception. Parallèlement, Cujo est un saint-bernard de cent kilos, le meilleur ami des enfants dont son maître Brett Camber, 13 ans (Billy Jayne), fils d’un garagiste à quelques kilomètres de la ville, en pleine campagne. Cujo adore batifoler et poursuivre les lapins qui pullulent dans les prés verdoyants.

Puis tout se dégrade. Cujo chasse un lapin qui se réfugie dans une petite grotte hantée par des chauves-souris. Agacées par ses aboiements idiots qui les réveillent en plein jour, l’une d’elle le mord au museau. Le chien se retire, blessé. Donna continue de subir les avances de Steve Kamp (Christopher Stone), un ami de lycée avec qui elle a récemment trompé son mari mais le regrette. Lui ne l’entend pas de cette oreille et la poursuit de ses assiduités en profitant de l’absence du mari. Lequel a vu l’une de ses pubs télé contestée par le client et doit régler le problème par un déplacement de dix jours. Dans le même temps, la Ford Pinto hoquette et doit être réparée. Il n’a pas le temps de s’en occuper avant son départ et sa femme doit la mener au garage dans les collines, où Vic a découvert un artisan efficace et disponible, celui de Joe Camber (Ed Lauter) alors que celui de la ville est engorgé.

L’épouse du garagiste a gagné 5000 $ à la loterie et a fait cadeau à son mari d’une machine pour son garage ; elle demande en retour de pouvoir partir une semaine chez sa sœur avec leur fils Brett. Lequel a bien vu que leur chien Cujo avait une attitude agressive et qu’il bavait, mais sa mère lui dit que son père s’en occupera lorsqu’il va le nourrir et qu’il ne faut pas lui en parler avant de partir car cela pourrait remettre en cause leur séjour. On le voit, remettre à plus tard les ennuis ne conduit qu’à en attirer de pires.

Vic part, Donna emmène la Ford au garagiste, accompagnée de Tad. Il fait chaud, c’est l’été, grand soleil sur la Californie. Mais Joe Camber n’est pas là et la maison est vide. En fait, voulant profiter de l’absence de sa femme et de son gosse, l’artisan primaire a voulu entraîner son ami et voisin aussi vulgaire que lui Gary (Mills Watson) pour un festival de « bières, putes et baseball » – c’est dire le niveau. Mais Gary ne répond plus. Agacé par le bruit des canettes de bière que Gary déverse sur son tas d’ordures, le chien Cujo l’a attaqué et bouffé. Lorsque Joe s’introduit dans la maison, Cujo le trouve et, bien qu’étant son maître, lui fait son affaire. Il est devenu un chien enragé. Comme quoi les chauve-souris, affectionnées des Chinois, donnent diverses maladies dont le Covid 19 est la dernière mais la rage depuis longtemps.

Dès lors s’enclenche la tragédie : personne n’est présent, ni à la maison des Trenton, ni à celle des Kemp. La Ford Pinto rend l’âme dans la cour du garage, impossible de redémarrer et la batterie ne tarde pas à s’épuiser, éliminant la possibilité d’user du klaxon. Pire, la ceinture de sécurité de Tad s’est coincée et sa mère se préoccupe de l’aider, sans apercevoir le chien baveux qui se précipite pour les dévorer. Elle réussit à grand peine à remonter la vitre de Tad et à refermer sa propre portière avant l’assaut enragé. Ils vont rester deux jours dans la voiture, isolés sans presque rien à boire et sous une chaleur de four. Le petit blond est terrorisé et réclame son père contre le monstre ; sa mère est impuissante. Elle tente bien, de façon dérisoire, de sortir du véhicule pour… elle ne sait quoi faire et, avec ses chaussures ridicules, sortes de claquettes à hauts talons, elle n’est pas vraiment mobile. Le chien l’attaque et la mord ; elle réussit à grand peine à le repousser hors de la voiture qu’elle n’aurait jamais dû quitter. A-t-elle chopé la rage ? Pendant ce temps Tad, presque nu, fait une crise. Il s’arrête de respirer de terreur et elle le ranime à grand peine.

Vic téléphone chez lui et retéléphone, mais personne ne répond. Inquiet de cette absence et de leur dispute récente à propos de Steve, il abandonne sa réunion importante et revient à la maison. Il la trouve vide, la porte ouverte, et saccagée. La police est prévenue, c’est Steve Kamp qui a fait le coup, outré du refus de Donna – mais il jure qu’il ne l’a pas enlevée, ni Tad. Elle devait aller faire réparer la voiture et le shérif se rend à la ferme garage. Un gros et lourd shérif comme souvent, pas très futé ni très sportif. Arrivé au garage, Cujo l’égorge en moins de deux car le balourd tremblant a perdu son revolver.

Donna, qui dormait, n’a pas l’idée de se ruer vers la voiture du shérif – une qui fonctionne et qui a la radio. Non, elle se contente, hébétée, de se demander quoi faire alors que le chien enragé continue de rôder et attaque à nouveau la voiture, cherchant à briser les vitres et à défoncer les portières, tous crocs écumants dehors. Tad est out, évanoui de terreur et déshydraté. Donna a alors la suprême énergie de réagir (enfin !). Elle quitte l’auto cercueil pour se battre. Elle a repéré la batte de baseball de Brett qui gît dans la cour et s’en empare. Elle défie le chien. Lequel, affaibli par sa maladie, n’est plus aussi fringuant. Elle le frappe, le frappe encore, l’esquive, et parvient à l’assommer mais au prix de casser la batte. Évidemment, avec ses chaussures de pétasse, elle tombe et le chien se rue sur elle ; il va lui faire son affaire mais… s’empale sur le morceau de batte. Ouf !

Ce n’est bien sûr que partie remise car le film n’est pas terminé. Donna extirpe son fils de la voiture, dont les portières ne s’ouvrent plus, en brisant la vitre arrière à l’aide de la crosse du revolver abandonné par le shérif. Elle l’emmène dans la maison où elle lui jette de l’eau sur le torse et lui en fait couler un peu dans la bouche. Tad est sur le point de passer l’arme à gauche mais sa mère lui fait du bouche à bouche et lui masse la poitrine : il renaît. C’est à ce moment que le chien, que Donna n’avait pas achevé d’une balle dans la tête, s’élance au travers de la vitre pour leur sauter dessus. Comme quoi il faut toujours finir ce que l’on a commencé, dans le combat comme dans la vie. Cette fois, elle tire. Inutile de me reprocher le « spoil » (mot à la mode), tout est déjà dévoilé pour les Wikipèdes et, je continue à le répéter, dans un bon film ce n’est pas la fin qui compte mais le chemin pour y parvenir. D’autant que la fin du livre est différente…

La cavalerie arrive trop tard en la personne de Vic venu à chevaux déchaînés de Jaguar voir ce qui se passe, mais juste à temps pour récupérer le fils dénudé des bras de sa mère, en piéta sur le seuil.

Filmé souvent de très près, ce qui affole l’œil, il a fallu pas moins de cinq chiens pour le rôle, sans parler d’une tête mécanique et d’un acteur sous fourrure. Mais le suspense est dosé et la sauce prend, bien que certains personnages soient d’une fadeur rare. Steve est une tare dont on voit mal comment Donna a pu s’enticher ; Vic est un père attentif mais un piètre mari ; ses collègues en pub de vrais losers ; Joe un gros con des campagnes et son ami Gary encore pire ; le shérif un nœud de première. Ce qui fait ressortir la mère en premier plan, d’abord effacée comme maman et comme amante, puis se révélant in extremis en battante qui ne compte que sur elle-même. Quant à Tad, il est trop mignon. Danny Pintauro obtiendra un Young Artist Awards pour son rôle dans Cujo en 1984, avant de faire son coming-out out homo à 21 ans. Il incarnait le type même du « petit blond craquant des années 70 » comme Hollywood les aimait. Le générique déclare qu’il a été « introduit » pour Cujo, j’espère que cela ne lui a pas fait trop mal. Il a joué la terreur à la perfection.

DVD Cujo, Lewis Teague, 1983, avec Dee Wallace, Daniel Hugh-Kelly, Danny Pintauro, Christopher Stone, Ed Lauter, Arcadès 2019, 1h35, €8,97, Blu-ray €10,12

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin

Paraît cette année un roman politique d’actualité qui a frôlé le prix Goncourt, malheureusement attribué au compassionnel et au féminisme de la diversité, selon la mauvaise tendance des élites vers le populisme médiocre. Le mage du Kremlin a autrement d’allure. Bien qu’écrit en 2021 avent la guerre en Ukraine, il ne donne pas moins que les clés psychologiques du comportement de Poutine, « le Tsar » comme il l’appelle.

L’auteur a été conseiller en communication du Président du Conseil italien Matteo Renzi avant d’être celui du vice-premier ministre Francesco Rutelli et de publier en 2009 un essai sur les spin-doctors nationaux-populistes, Les Ingénieurs du chaos (dont le meilleur exemple en action est dans l’excellente série politique Borgen). A 49 ans, né à Neuilly en France, il n’en a pas demandé la nationalité, étant déjà italien et suisse. Mais il enseigne à Science-Po Paris.

Poutine est devenu un national-populiste et ce roman, qui met de la vie dans l’essai politique, se consacre plus particulièrement à son conseiller en communication Vladimir Sourkov, sous le nom de Vadim Baranov. Ce russo-tchétchène a fait une école de théâtre et un master en économie avant de devenir le directeur des relations publiques d’une chaîne de télé puis de se ranger aux côtés du nouveau président Poutine de 1999 à 2013 comme « mage du Kremlin ». L’auteur expose comment Poutine est devenu Poutine, d’obscur fonctionnaire du contre-espionnage avec rang de lieutenant-colonel au titre suprême de président de la Fédération de Russie et Tsar absolu de ses sujets.

Pour lui, Vladimir Poutine est simple : il est « le pur exercice de la force » p.269, il suit « la même logique que la cour d’école où les brutes imposent leur loi et où la seule façon de se faire respecter c’est le coup de genou [dans les couilles] » p.205. Cela depuis les ruelles de Saint-Pétersbourg dans sa jeunesse à la guerre d’invasion de l’Ukraine, en passant par les attentats de 1999 dans la banlieue de Moscou attribués aux Tchétchènes malgré la découverte en flagrant délit d’agents du FSB quittant les lieux, la guerre impitoyable en Tchétchénie, le massacre des terroristes de Beslan et du grand théâtre de Moscou nonobstant les pertes de civils dont des enfants, la prédation éclair sur la Crimée en 2014. Poutine est un Russe, donc un ours, et il agit avec la brutalité et l’obstination du plantigrade. Il est donc proche du peuple, qui se reconnaît en lui, et entretient l’image de sa force par sa distance et par ses destitutions impitoyables d’oligarques.

Plus nationaliste que patriote, ce qui implique un sentiment de supériorité de sa propre civilisation et un certain mépris de celle des autres, Poutine est aussi moderne. Il ne regrette pas le bon vieux temps, ni celui des tsars, ni celui de l’URSS, seulement la grandeur de la Russie qu’il veut voir revenir. Il considère l’Occident comme un supermarché où chacun choisit les valeurs qu’il veut tandis que la Russie aspire à l’unité, tous rangés derrière son tsar, avec la religion et sa morale comme ciment de décence propre au peuple. Poutine est le Bienfaiteur de Zamiatine, il met en scène un théâtre d’avant-garde qui crée sa propre réalité au lieu de gérer celle qui est donnée. Dans Nous autres (qu’Empoli appelle Nous selon la nouvelle traduction 2017), publié en 1920 et interdit en 1923 en URSS, Zamiatine décrit un État totalitaire qui préfigure le 1984 d’Orwell. Le Bienfaiteur est celui qui sait mieux que vous ce qui est bon pour vous – et vous l’impose de force. Comme Poutine, persuadé que la démocratie et les libertés sont néfastes aux Russes, les deux parenthèses libérales de 1917 et de 1991 ayant abouti à l’anarchie.

Pour éviter ce sort funeste, les concepts clés de Baranov/Sourkov sont : « la démocratie souveraine » et « la verticale du pouvoir ».

Dans la démocratie souveraine, l’État s’impose au privé dans l’intérêt supérieur de la patrie et donne « le sens de la communauté » p.86 ; l’argent ou l’économie ne sont pas ses priorités. Sauf que la puissance sans l’économie qui va avec est vouée au déclin… La souveraineté consiste à se défendre et à attaquer sans se soucier des règles ; elle en établit à son profit et transgresse les traités signés si tel est son intérêt : d’où les « crimes de guerre », la torture, les viols, la destruction systématique des infrastructures civiles. Sauf que cela isole la Russie du monde entier, incite l’OTAN à se regrouper et se réarmer, et l’Ukraine à ériger un mur de haine à la place du mur de Berlin, ce qui n’est guère productif…

Ce concept explique le combat tout azimut contre l’Occident, considéré comme corrompu et décadent, la dépendance volontairement construite de l’Allemagne au gaz russe en achetant les vieux dirigeants comme Schröder, le veto à l’accroissement de la production de pétrole de l’OPEP en phase d’explosion du prix de l’énergie, la propagande antifrançaise en Afrique au prétexte de colonisation (mais qu’a fait l’empire russe depuis toujours ?), la manipulation de l’opinion par les influenceurs, le hacking des données politiques pour déstabiliser les élections américaines – dans les deux camps –, le probable sabotage des gazoducs nordiques, les tests limites du missile « égaré » en Pologne et les menaces voilées de contamination via la centrale nucléaire de Zaporijia. La victoire de la Russie en Ukraine sera peut-être de perpétuer le chaos suffisamment longtemps pour lasser les populations tant ukrainienne qu’occidentales – qui n’auront alors qu’une aspiration : un retour à l’ordre… qui sera russe.

La verticale du pouvoir exige un homme fort, un guide sûr dans le chaos. Poutine est « l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines » p.119. Lui a sélectionné une nouvelle élite, parfois affairiste mais inféodée au pouvoir – les autres étant éliminés, comme Berezovsky. « Notre chef-d’œuvre a été la construction d’une nouvelle élite qui concentre le maximum de pouvoir et le maximum de richesse. (…) Des hommes forts (…) Des personnages complets, capables d’utiliser toute la gamme des instruments qui servent à produire un impact sur la réalité : le pouvoir, l’argent, même la violence, quand cela est indispensable. (…) Une élite (…) qui semble venir directement d’un autre âge, du temps glorieux des patriciens de la Rome antique, celui des fondateurs d’empire de tous les temps » p.166. L’orgueil est de se croire devenir les personnages des rôles.

Quant à la société, elle subit, du moment qu’elle obtient l’ordre et un sentiment de grandeur de son pays. Il faut seulement aux politiciens « gérer le flux de la rage en évitant qu’elle s’accumule » p.156 – d’où les opérations antiterroristes en Tchétchénie, le soutien à Bachar el-Assad en Syrie, la main-basse sur la Crimée, les mercenaires Wagner, jusqu’à cet hubris d’agression contre l’Ukraine, pays frère, pays originel. Peut-être l’acte de trop ?

« Au cours des années, le Tsar avait repris avec patience le fil de l’histoire russe pour essayer de lui donner une cohérence. La Russie d’Alexandre Nevski, la Troisième Rome des patriarches, celle de Pierre le Grand, la Russie de Staline et celle d’aujourd’hui. En cela résidait la grandeur de Poutine, mais il avait ensuite cédé à la tentation de trouver, dans la continuité de la force, la trame qu’il cherchait ; une intrigue dénuée de lumière, (…) qui partait des opritchniki d’Ivan le Terrible et, passant par la police secrète des tsars et la Tcheka de Staline, arrivait jusqu’aux Sechine et aux Prigojine d’aujourd’hui » p.233.

Rien à voir avec « la beauté du monde »… Car« en Russie, un simple sourire est considéré comme un signe d’idiotie », observe judicieusement l’auteur dès la page 14. Un grand livre d’actualité géopolitique qui cisèle quelques formules de moralistes appliquées aux grands fauves politiques comme rarement lues depuis le grand siècle.

Grand prix du roman de l’Académie française 2022

Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin, 2022, Gallimard NRF, 281 pages, €20,00

Catégories : Géopolitique, Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Guy Lagorce, Ne pleure pas

Notre société a-t-elle émasculé l’homme ? Laisse-t-elle encore une place à ceux qui ont en eux cette agressivité première qui fait combattre et entreprendre ? Dix ans après 1968, l’auteur (ancien athlète du sprint devenu journaliste sportif et écrivain) pouvait se poser ces graves questions.

Thomas, jeune homme de bonne famille, termine des études de vétérinaire et participe à des championnats universitaires de boxe. Le grand-père, propriétaire en Dordogne, élève des vaches et des oies qu’il gave pour le foie gras. Le père est professeur – évidemment de gauche et bien-pensant. La famille habite le 5ème arrondissement près du Panthéon. Aisance et conformisme : être de gauche à la fin des années 1970 est à la mode (et cela durera une génération). Sans réfléchir, par réflexe de Pavlov, on s’indigne et on manifeste – avec grande naïveté et parfaite bonne conscience. C’est l’air du temps ; il faut être quelque peu anormal pour y échapper… Et c’est toute l’ambiguïté de l’histoire : peut-on être humainement autre sans être socialement autre ?

L’histoire qui est contée oppose deux mondes : « les hommes » forts, virils, sûr d’eux-mêmes mais violents ; et « les femmes » faibles, pleurnicheuses, inconscientes mais vicieuses. En images, cela donne cheveux courts et cheveux longs : Thomas, le boxeur noir, le gauchiste bouclé et l’entraîneur contre le père prof, le gauchiste mou et les femmes. Marc, le petit frère de 13 ans, n’est encore ni homme ni femme. Il garde les cheveux longs de l’enfance mais son corps se développe et se muscle, comme le remarque le grand-père. Dans cet univers tout de noir et blanc, il est le trait d’union, à la fois l’avenir qui s’affirme et le présent qui observe. Il est un peu l’œil du spectateur. Il est impliqué parce qu’il réagit affectivement et intellectuellement aux personnages et aux situations, mais est préservé par son âge.

A Thomas, tout réussit : les études, la boxe, les filles, l’admiration de sa mère et l’adoration de son frère. Cela parce qu’il « en veut », qu’il mord la vie à pleines dents comme le grand-père l’a fait – et le fait encore, ce qui le garde vert. Est-ce l’époque ? cette agressivité qui le fait réussir parfois déborde. Thomas, pris de rage, ne se contrôle plus : il gagne les combats de boxe moins par la technique que par la hargne ; il rosse en excès de petites frappes (aux cheveux longs) qui venaient de dévaliser une vieille, il chasse avec brutalité les campeurs plutôt gauchistes sans les écouter et, comme ils se rebiffent, il brûle leur voiture.

Il est dans la démesure. La violence est bénéfique lorsqu’elle s’applique à sa propre paresse et au laisser-aller des autres ; elle bascule dans le maléfique lorsqu’elle rompt ses digues et s’exprime pour elle-même. Thomas montre sa force, mais ne sait pas s’arrêter. Sans contrôle, il dérape. Ce sera sa perte. Un acte disproportionné entraînera une riposte qui aura de désastreuses conséquences. Dans une manif, Thomas est reconnu par le gauchiste dont il avait incendié la voiture. Il est tabassé par plusieurs lâches et, dans la bagarre, il se fait violemment heurter par un car de police qui reculait. Colonne vertébrale brisée, il est paralysé et ne retrouvera jamais l’usage de ses jambes.

Courageux, il va alors jusqu’au bout de sa logique. Refusant d’être ce faible, dépendant du collectif, que la société post-68 l’encourage à devenir, il décide de mourir. Pour lui, la vie c’est la force, la puissance humaine dans sa plénitude. Vivre diminué ne l’intéresse pas. Il ne veut pas demeurer assisté, faible, passif. Il chassera sa petite copine conformiste qui, décidément, ne veut pas le comprendre ; il horrifiera son grand-père pour qui la vie est un bien sacré qu’il ne faut perdre que de façon naturelle. Son petit frère, après bien des débats, acceptera de l’aider à mourir – et deviendra un homme par la même occasion.

Datée, cette histoire marque un refus : non à la permissivité, au laisser-faire, à l’impunité née de la lâcheté sociale. La société, comme chacun, doit se défendre contre les parasites qui la sucent et contre les asociaux dont l’égoïsme est roi, contre tous ceux qui prônent l’utopie et font régner l’anarchie. Une histoire « en réaction » à l’époque, perçue comme telle à la sortie du film.

Mais cette histoire ne saurait être vue sous ce seul aspect politique de circonstances. Les liens entre grand et petit frère sont rarement décrits au cinéma comme en littérature. Ils sont exposés ici avec pudeur et efficacité. Oui, il y a de l’amour entre garçons du même lit, entre aîné et cadet. Quant au cheminement de la démesure, au basculement périodique dans l’excès, il fait de cette histoire une tragédie : le spectateur sait que cela va mal finir – et cela finit mal. Les bonnes intentions des personnages se retournent contre eux : la lutte légitime contre les loubards se termine par une engueulade paternelle au commissariat, le « défense de camper » du grand-père en incendie de voiture, la volonté de Thomas de « ne pas se laisser faire » à sa rupture avec Clémentine, sa fiancée sans pépins, le désir du gauchiste de donner une leçon à Thomas mène à l’accident… On peut même aller jusqu’à dire que l’amour de Thomas pour son frère le conduit à disparaître. Le petit serait-il devenu pleinement un homme, sous l’ombrage du grand dans la plénitude de sa force ? A l’inverse, n’aurait-il pas perdu l’exemple de la virilité à assister Thomas paralysé ?

Lorsque Marc, 13 ans, revenu de l’hôpital où Thomas lui a fait apporter une boite noire contenant les pilules mortelles, enfile le short de boxe et les gants de son frère – on y croit. Surtout lorsque les muscles de sa poitrine, trop jeunes, se crispent devant la glace, puis qu’il s’allonge, ainsi revêtu, sur le lit fraternel. On devine qu’il prend la place de l’absent. Et c’est bien l’essentiel.

Guy Lagorce, Ne pleure pas, 1978, Grasset, 204 pages, €17.90 e-book format Kindle €7.99

Téléfilm Gaumont/TF1 sans DVD, Ne pleure pas de Jacques Ertaud, 1978

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

L’Accueil familial 1 : Les anges gardés

l accueil familial les anges gardes
Les « 5 A » sont une union d’associations au service de l’enfance dont l’Accueil familial fait partie. Ce premier pilier « défend l’idée qu’une famille – ou un climat de parentalité – est primordial pour qu’un enfant puisse rester un enfant et s’épanouir » p.13. Les quatre autre A après l’Accueil familial sont l’Attachement, l’Accompagnement psychoéducatif, l’Accès aux soins et l’Apprentissage. Chacun des 5 A fera l’objet d’un ouvrage de présentation : l’Accueil familial est le premier.

Il s’adresse aux professionnels de la protection de l’enfance, éducateurs et assistants familiaux diplômés, au grand public qui apprendra combien la famille éduque même sans le savoir, aux enfants eux-mêmes, assez grands pour comprendre ou devenus grands grâce à l’aide des familles d’accueil et des équipes d’accompagnement.

Le livre se présente sous la forme double d’une histoire romancée et d’un manuel pratique. Les chapitres alternent entre vécu et technique, ce qui est assez original et psychologiquement fort, car toute émotion qui monte se voit rationalisée par des encadrés et des décorticages. L’objet livre a l’apparence de cette pâtisserie qu’on appelle opéra, composée de plusieurs ganaches alternées chocolat et café entre deux biscuits. L’image me vient en hommage à Achille, premier personnage de 16 ans qui rêve de devenir pâtissier.

Car l’auteur de la partie romancée, Carole-Anne Eschenazi, a créé une bande des Trois mousquetaires (qui comme chacun sait sont quatre) à partir du patchwork des vies réelles des 217 gosses remerciés en-tête du volume. Achille, camerounais adolescent qui entre en seconde, a été sorti de sa famille biologique pour cause de frénésie sexuelle de son père et de sa belle-mère – cela l’a perturbé dès la puberté. Marie-Pierre et Fabien sont de faux-jumeaux blonds de 14 ans issus d’une famille de bobos riches parisiens, mais placés par lourde indifférence parentale. Samir, 10 ans, est un marocain battu par son père.

Sexe, violence, indifférence sont les trois chocs de ces gamins. Plus de garçons touchés que de filles, peut-être parce qu’ils sont plus fragiles dans la petite enfance comme au début de l’adolescence. Plus de minorités visibles, parce que le choc culturel de la vie occidentale laisse toute liberté aux parents sans aucun garde-fou traditionnel. Mais les riches bourgeois cultureux sont touchés aussi et Fabien a « la rage ».

Si les trois autres semblent réussir à poursuivre leur construction manquée dans les familles d’accueil (toutes « idéales » pour cette histoire, il faut le remarquer), seul Fabien y parvient mal. C’est lui le plus difficile, sorti trop tard peut-être de son père héroïnomane pris par ses affaires et de sa mère éternelle dépressive et démissionnaire. Carencé affectif grave, Fabien peut-il trouver en lui-même la force d’une résilience ? Peut-il s’attacher à un modèle adulte qui le tire vers le haut ? Peut-être… L’inverse absolu de sa virilité violente qui s’affirme est une fragile grand-mère qui lui dit tout net et calmement ce qu’elle pense : au garçon d’en faire son miel – s’il le veut. « Jusqu’où m’aime-t-on ? » s’interroge p.171 la partie technique après l’anecdote. Laisser provoquer mais rester toujours présent est la réponse théorique.

ados camp d ete

Se construire une autonomie, vivre sa pleine enfance (un enfant a besoin d’insouciance et de jeu), restaurer l’image de soi, renvoyer chacun à sa propre humanité sont les quatre grands thèmes illustrés et expliqués d’une éducation réussie. Avec l’exemple des abîmés de la vie qui ont encore plus besoin que les autres de ces quatre piliers. Comment faire et comment faire avec.

Mais la peur hystérique de la perversion « invite l’adulte à établir une certaine distance entre lui et l’enfant par crainte de se voir accuser d’abus. Cette distanciation contrainte suppose notamment l’absence de manifestations de tendresse à l’égard de l’enfant (…) alors qu’il s’agit pourtant de la manifestation éducative la plus appropriée » dans certaines circonstances (encadré p.108). La société, au fond, ne sait pas ce qu’elle veut.

Pour qui s’intéresse aux enfants et à leur grandir, pour qui voudrait aider ceux en difficultés plutôt que d’adopter (qui est devenu très difficile aujourd’hui), pour qui voudrait connaître le schéma administratif quelque peu complexe de la Protection de l’enfance, ce livre emplis de renseignements et d’émotions apporte sa richesse.

Carole-Anne Eschenazi, Amandine Lagarde, Thierry Rombout, L’Accueil familial 1 : Les anges gardés, 2015, éditions Cent Mille Milliards – Union pour l’enfance, 218 pages, €10.00
e-book, €6.00 www.centmillemilliards.com

Catégories : Livres, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Françoise Chandernagor, La chambre

Garder la chambre, c’est être malade. Quelle maladie avait donc ce gamin de 7 ans pour être ainsi forcé de garder la chambre jusqu’à ses 10 ans ? Tout simplement celle de naître. Le pays des « Droits de l’Homme » les a déniés à un enfant. Cette tache indélébile sur la geste révolutionnaire est l’une des Hontes de la Nation. Françoise Chandernagor fait parler les textes, les registres, les factures. Elle ressuscite la bêtise populaire, l’ignorance des gueulards, les grands mots vides dont se grisent les « commissaires » de la République. Car la « chose » publique n’est pas l’État, elle est cet enfant réduit à l’état d’objet, petit Chose jamais jugé, otage des Grands Principes dont la gauche morale se gargarise toujours « au nom du Bien ».

Le panthéonisé Totor, avide de gloriole théâtrale, auteur de vers au kilomètre, n’a jamais eu une allusion à l’enfant du Temple. Il avait honte, sans doute, de cet œil dans la tombe qui regardait Caïn. Certes, juger après deux siècles est peut-être facile. Je ne suis pas partisan de l’Ancien régime et j’aurais peut-être voté en son temps la mort du roi. Mais les Bolchéviks ont été plus honnêtes en fusillant d’un coup toute la famille du tsar plutôt que de torturer le dernier-né à petit feu durant quatre longues années. Si la Révolution fut nécessaire, au nom du droit, elle est passée très vite en de mauvaises mains. La rage égalitaire, comme on dit d’une rage de dents, a écrasé la liberté sous le soupçon permanent et réduit la fraternité à se surveiller les uns les autres entre deux beuveries. Ainsi était la vie à la prison du Temple comme le raconte Françoise Chandernagor, où plus de deux cents « gardes » cernaient la tour où croupissaient Louis-Charles Capet et sa sœur Marie-Thérèse. Ces Messieurs beaux-parleurs de l’Assemblée ne savaient qu’en faire, ils ont donc édictés des « règlements ».

Pas besoin d’être nazi pour perpétuer des crimes de bureau. Éradiquer les Juifs d’un trait de plume sur décret et quelques épures techniques de chambres à gazer n’est guère différent qu’éradiquer l’enfant-roi avec des arrêtés clôturant la chambre du Temple par cinq portes à verrous et interdisant toute parole, tout livre et tout crayon. Il s’agissait encore et toujours de nier l’humanité de « la race » honnie, le « fils du gros cochon » et de « sa pute de mère ». Toujours accuser son chien de la rage pour le noyer sans remords. D’où la rééducation du gosse par le vulgaire Simon, cordonnier promu instituteur, qui lui lisait l’argotique Père Duchesne et lui apprenait des chansons paillardes pour le pervertir à son niveau. Comment s’étonner qu’en 1793 Louis-Charles affirme avoir été branlé et violé par sa mère, ses tantes, sa sœur et qui on voulait ? Simon au moins, avec sa femme, s’occupait de lui. Mais quand le grand Vertueux invente le Bureau politique dit Comité de Salut public pour court-circuiter l’Assemblée du peuple, soupçonnée d’être « tiède », chacun dénonce chacun pour être le premier à retourner sa veste toujours du bon côté. Et Simon laisse tomber : s’occuper d’un Capet est passible du rasoir national. Jamais la promesse de raser gratis demain n’a été autant réalisée – sauf que ledit rasoir national était à lame unique, on ne mettait plus jamais « la tête à la fenêtre » après ça.

Le gamin est donc laissé à l’abandon, otage national laissé pour compte, enfermé dans la chambre à gaz puisque les tinettes sont condamnées et qu’il doit chier dans la cheminée et le long des murs… Imaginez les odeurs ! Personne ne s’occupe de lui, personne se ne préoccupe de son sort, jamais lavé, jamais changé, sans aucun jouet ni livre, ni présence humaine hormis les fonctionnaires qui apportent et remportent les plats sans dire un mot – c’est « interdit par le règlement ! » L’enfant sombre dans la dépression, se sépare du monde. « J’ai trouvé un enfant idiot, mourant, victime de la douleur la plus abjecte, de l’abandon le plus complet, un être abruti par les traitements les plus cruels et qu’il est impossible de rappeler à l’existence » – docteur Desault, médecin-chef de l’Hôtel-Dieu.

Le 8 juin 1795, Louis-Charles dit « Louis XVII » meurt d’une possible tuberculose osseuse ou d’une péritonite – personne ne sait vraiment – en tout cas d’asthénie grave par abandon. Nul ne s’est jamais intéressé à lui, fils de tyran, peut-être pas fils de son père. Les Autrichiens ont racheté la fille, les Espagnols ont laissé tomber le fils, par hypocrisie catholique car, si tout le monde est fils de Dieu, certains sont plus fils que d’autres. Les oncles ont temporisé, l’enfant gênant leurs prétentions dynastiques. Les Vendéens ont négocié en oubliant leur enfant-roi symbole. La République n’est donc pas seule coupable devant la Raison d’État. La politique est une saloperie autant que la guerre et les enfants en sont plus que d’autres victimes.

Dans ce roman sensible, constitué à partir des archives citées en sources, Françoise Chandernagor ne peut s’empêcher de tracer un parallèle entre l’enfant Louis-Charles, fils de « race maudite », et son ancêtre Charles-François, métis nègre des îles, émancipé par la République mais jamais vraiment « des nôtres » parce que son visage est noir, pas de chez nous, vaguement satanique. Il y a une grave intolérance dans la République 1793, les hommes ne sont « tous frères » que s’ils se soumettent à l’unanimité braillée, mobilisation citoyenne épurant sans cesse les tièdes, ceux qui ont pitié, ceux qui doutent, ceux qui ont d’autres idées.

Divorce entre les Grands Principes inscrit sur les affiches, dont l’enfant Louis-Charles avait sans cesse un exemplaire devant la face dans sa prison du Temple, et la réalité vécue où qui n’est pas avec nous est contre nous, pas de débat possible, tous pareils, j’veux voir qu’une tête ! « Nul homme ne pourra être arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrite » Où est le jugement dans son cas, où ? Il n’est pas ‘détenu’, il est captif ; pas ‘incarcéré’, enlevé ; pas ‘prisonnier’, otage. Mais des droits de l’homme et de ceux de ce gamin de neuf ans [tout le monde] se fout éperdument ! » p.326.

Au commencement était la bêtise. Malheureusement pour la France, elle perdure…

Françoise Chandernagor, La chambre, 2002, Folio 2004, 458 pages, €7.98

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,