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Haruki Murakami lu par trois peintres

Cette exposition, du 4 octobre au 3 novembre 2012, montre l’interprétation du roman ‘Chroniques de l’oiseau à ressort’ de Haruki Murakami (chroniqué sur ce blog) sur une idée originale de Carole Demongeot. Dommage que les horaires réduits comme ceux de la Sécurité sociale ne permettent que des visites rares.

Les trois artistes ont peint l’univers décalé du romancier japonais, le fantastique qui sourd du réel le plus banal, dans un brusque dérapage.

Il est dit de l’exposition : « Les intitulés infiniment bien choisis de chaque chapitre du roman ont marqué le déclenchement et l’envie d’entamer la réalisation de ce projet qui ne s’apparente pas à de simples illustrations de textes mais plutôt à une rencontre entre littérature et peinture, naissant d’une envie profonde de confronter et faire se compléter deux mondes aux caractères semblables mais propres, tout en laissant à chacun l’individualité de pouvoir exister l’un sans l’autre… »

Les créations de Carole Demongeot et d’Okia Lys ont débuté en octobre 2010, le but étant de réaliser une peinture par chapitre, l’équivalent de 72 peintures, toutes du même format.

Haruki Murakami, ayant pris récemment connaissance du projet, y a répondu favorablement, et est aujourd’hui en possession d’une des œuvres originales : le chap. 6 de la partie 1: De l’enfance de Kumiko Okada et Noboru Wataya.

Carole Demongeot travaille des teintes plutôt transparentes et assez sombres, reflétant des ambiances étranges, des sensations profondes d’espace et d’infini, d’isolement et de solitude.

Okia Lys utilise des couleurs vives et prononcées, d’un style émotionnel riche. Ses peintures émanent d’un univers emprunt de mythologie, de personnages et de symboles. « J’ai été très vite séduite par l’idée et ai décidé de lire le roman d’Haruki Murakami au rythme de mes créations, c’est à dire en deux ans… »

Emiko Husson, née à Tokyo, a fait des études à l’école des Beaux Arts de Joshibi, puis sa passion artistique et sa curiosité l’ont conduite en Europe, notamment à Paris où elle réside et travaille depuis 30 ans. C’est en France que son travail a été le plus influencé par les artistes tels qu’Olivier Debré, Gerhard Richter, Yves Klein et Aurélie Nemours. Son expérience de la calligraphie japonaise, qu’elle pratique depuis son enfance, lui donne une grande aisance avec l’utilisation de médiums comme l’encre de Chine, l’acrylique, le crayon, la gouache… Emiko utilise ces techniques et ses références d’une manière naturelle et spontanée.

Emiko a travaillé sur les 3 parties de l’œuvre de Murakami. Sur la base du blanc et du noir pour la 1ere partie, du bleu pour la 2èmepartie, et du rose pour la 3èmepartie, utilisant les phrases et les mots qu’elle a apprivoisés. Elle peint ses tableaux avec des mouvements appris au Kinomichi, art du mouvement d’origine art martial japonais, fondé en France par Maître Noro. Ces mouvements pénètrent comme une pelote de fils au creux de l’estomac, comme un puits profond, comme un labyrinthe. Ce sont ces images de Murakami qui ont inspirée Emiko.

Galerie IMPRESSIONS – 98 rue Quincampoix 75003 Paris

01 42 76 01 04
Ouvert le mercredi de 18h à 21h et le samedi de 14h à 21h

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Stéphane Béguinot, Le clan du Grey Watch

Les lieux ? L’Écosse, sur la côte ouest donnant sur l’Irlande. L’époque ? Incertaine, dans les brumes de la légende, mais avant le siècle 19 de notre ère tant manquent toutes les inventions techniques de la modernité. Les héros ? Ils sont trois, comme les trois enfants turbulents de l’auteur, deux filles, un garçon, le petit dernier. Leur âge ? L’adolescence, mais la prime, ce qui fait qu’ils peuvent avoir entre 14 et 17 ans. L’histoire ? Une chevauchée d’heroic fantasy qui voit s’affronter les clans celtes, entre ceux qui veulent le pouvoir et ceux qui ne comprennent pas ce qui leur arrive.

Nous sommes à l’âge des chevaux, des charrettes, du tri à l’arc et des épées. Whisky, chardon, cornemuse et fantômes, ces traits d’Écosse, sont recyclés comme le kilt, les châteaux et les fêtes. Le lecteur est transposé dans l’univers d’un conteur en verve d’imagination et d’action, expert en celtitude et en paternité, quelque part entre les potions potaches à la Harry Potter et la menace maléfiques du Seigneur des anneaux. Nous avons des fantômes, des kiltômes et des kiltish, allez vous y retrouver !

L’auteur prend un grand et malin plaisir à faire rebondir les histoires, légères et échevelées, sur une trame de quête adolescente. Un chapitre terminé, le lecteur a hâte de découvrir le suivant. Et il y en a 19. Écrits avec humour et sens du théâtre.

Comme le veut cet univers onirique, les personnages sont tous dignes, beaux et bien armés, aimés de leurs parents et fratrie, même les méchants, ou presque. Ils restent animés de cet esprit d’équipe et de chevalerie que veut la tradition. La nôtre, celle d’Europe, encore plus la tradition celtique dont l’auteur est féru. Il joue lui-même fort bien de la cornemuse et ne répugne pas à porter le kilt, dont il a fait déposer un modèle exclusif pour sa famille. Il dit en effet descendre d’un ancêtre écossais. Nous sommes quelque part dans l’aventure merveilleuse des scouts, filles et garçons mêlés en tout bien tout honneur. Curieusement, ils se vouvoient, ce qui fait suranné – quoique que cela subsiste dans quelques familles d’aujourd’hui. Les catholiques de tradition tiennent par exemple à tenir à distance tout sentiment avant qu’il soit socialement autorisé. C’est le cas de nos jeunes héros, qui devront patienter pour enfiler chaussure à leur pied. Tout se terminera évidemment par le mariage… Mais pas avant de s’être éprouvé, contenu, apprivoisé !

Autant dire que ce roman d’aventure est une suite de leçons de morale pratique et de sentiments guidés par des adultes avisés. Les jurons ne vont jamais plus loin que le « maudit soit le venin femelle des orties » ou « vous êtes un vilain et méritez un gage ». Et nul ne perd la vie dans un combat car la Justice doit passer. L’esprit positif y règne autant que les BA (bonnes actions), l’enthousiasme compte autant que le savoir-faire, et le courage n’est pas la moindre des vertus exigées. C’est un peu forcer la barque mais je me suis laissé dire que les enfants de l’auteur, premiers auditeurs de ces histoires contées à la veillée, ont eu à cœur de prendre pour modèle le héros à chacun dédié : la fille aînée Eimhir, la cadette Eithne, le benjamin Uilleam. Ils n’ont pas encore l’âge requis pour se fondre dans leurs tuniques, mais c’est une question de temps.

Chacun est affublé du prénom qui va à son tempérament. Eimhir, l’aînée indomptable et libre, était la femme du héros irlandais Cuchulain, son prénom signifierait « prompte » en gaélique. Eithne, la seconde, avisée et sage, épouse du dieu suprême Lug, signifierait « la graine ». Le dernier, Uilleam, est Guillaume en notre bon françois et signifie en germanique « protection de la volonté » – un prénom qui oblige un garçon. Ce ne sont pas les prénoms des vrais enfants qui, selon un réseau social, seraient plutôt Caroline, Gwenaëlle et Aymeric. Mais l’imaginaire est roi !

Anachronique et achronique, tumultueux et discipliné, ce long roman de kilt et de claymore est vivace comme la bruyère des landes, vif comme le whisky des îles et vivifiant comme l’écume sur les rocs. Une excellente lecture de vacances pour vos enfants de 7 à 14 ans, qui les captivera autant que la série Harry Potter.

Lisez-le aussi pour votre plaisir (il durera) – et pourquoi pas à haute voix – surtout avec un bon whisky de l’île de Skye (en cas de pluie). Prévoyez une infusion de cynorrhodon pleine de vitamines (et rouge comme le Crimson) pour les enfants ! Cela changera utilement les petits de la télé et des jeux vidéo, l’espace des semaines de vacances et cela confortera l’auteur, qui prépare la suite de ce premier roman.

Stéphane Béguinot, Le clan du Grey Watch – Les aventures des MacClyde, 2010, édition Ex Aequo, 572 pages, €23.75 

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Haruki Murakami, Sommeil

Étrange nouvelle, illustrée en blanc et bleu argent par Kat Menschik. Nous sommes dans l’univers Murakami, réalité triviale de laquelle surgit le fantastique. Le personnage principal est une femme de trente ans (Balzac aurait compris). Elle est épouse et mère, heureuse et établie dans la vie, devient insomniaque. Dix-sept jours durant, elle ne peut dormir. Elle se couche comme tous les soirs, fait même l’amour avec son mari, mais ne sombre plus dans le sommeil.

Pourquoi ? On ne sait pas. Est-ce parce que le sommeil est une petite mort ? Ne serait-ce pas plutôt l’insomnie perpétuelle qui serait une représentation de la mort ? Le mari dort paisiblement, assoupi comme une souche, sans rêves jusqu’au matin, image même de la matérialité terrestre. L’enfant est un garçon encore en primaire qui ressemble à son père ; il dort comme un enfant, avec l’hérédité terrienne en plus.

L’épouse qui ne peut pas dormir cherche alors à s’occuper. Elle boit du cognac la nuit, lit sans arrêt un gros roman russe, ‘Anna Karénine’ de Tolstoï. La nouvelle est un hommage à cet auteur, qui a beaucoup impressionné Murakami. Par contraste avec l’héroïne Anna du XIXe, saisie de passion coupable pour Alexis Vronski, l’épouse japonaise du XXe connait le calme bonheur du ménage Lévine et Kitty Chtcherbatski. Comme Kitty, elle songe que le mieux que pourra faire son garçon sera de ressembler à son père. Elle se désespère du vide de sa vie, se demandant si la mort ne serait pas enfin le sommeil où tout s’oublie qu’elle ne peut plus obtenir sur cette terre. Et comme Anna, elle cherche une fin tragique.

Murakami écrit clair, au fil du temps, avec ce naturel qui fait son charme. Point de grandes passions chez lui mais cette vitalité saine qui va, qui s’interroge, qui se confronte. Il y a toujours un au-delà des apparences, surtout au Japon où la société est très codée et où chacun doit présenter aux autres un visage lisse. La soupape Murakami est le fantastique qui surgit de la nuit, comme Zorro, là où personne ne l’attend.

L’objet livre, en édition de poche 10-18, est imprimé sur beau papier glacé pour accueillir les dessins japonisants de Manschik. Ils sont très contrastés et des touches d’argent ajoutent quelques reflets lunaires. Une belle idée de cadeau branché entre amis !

Haruki Murakami, Sommeil, 1990, traduction française Corinne Atlan, illustrations Kat Menschik, 10-18 août 2011, 94 pages, €7.79

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Haruki Murakami, Les amants du spoutnik

En japonais, spoutnik se dit soupûtonikou. Il s’agit du premier satellite artificiel envoyé dans l’espace par l’humanité par l’URSS le 4 octobre 1957. L’exploit fait travailler l’imagination de Murakami : comment être ici et ailleurs ? Sur terre et dans l’espace ? L’espèce humaine est-elle grégaire et collective, ou bien solitaire, enfermée en carapace d’acier comme ces spoutniks – cerveaux pamplemousse – qui se croisent dans les étendues glacées, sans jamais s’interpénétrer ?

Les personnages du roman sont du type spoutnik : ils ne font jamais l’amour ensemble. Pourtant ils s’aiment et se désirent, mais pas en bonnes paires. La distance, attitude mentale très japonaise, prend ici une valeur cosmique. Chacun établit « une frontière invisible avec les autres » p.77. Murakami recycle le trio vaudevillesque du mari, de la femme et de l’amant, mais il actualise le jeu. K aime Sumire (qui veut dire violette), mais Sumire en aime un autre, ou plutôt une femme, Miu. Laquelle ne peut aimer personne sinon en surface, « violée » dans l’imaginaire 14 ans avant, le lecteur apprendra comment. Ce jour-là ses cheveux ont blanchi d’un coup. Mais Miu se sent bien avec K lorsqu’elle le côtoie, elle pourrait presque l’aimer si elle ne s’était déjà « mariée » sans contact physique avec un autre. K prend donc des amantes, dont la mère d’un de ses élèves du primaire… ce qui pose des problèmes à l’enfant. Peut-être le devine-t-il, en tout cas vole dans les supermarchés pour se faire remarquer (honte suprême au Japon).

Pas simples, les relations humaines, lorsqu’elles sont recréées par Murakami ! Le réel évolue en surréel, sans jamais tomber dans le fantastique trop clinquant facile. La limite est ce qui convient à l’auteur, tout comme la légèreté. Pas de pesante philosophie allemande dont nos intello-romanciers paraissent si friands ; pas de psycho judéo-freudienne dont nos intello-méditerranéens semblent drogués ; pas de perversité qui remonte à l’enfance qui serait cause, selon nos intello-sociologues, de toutes réalités. K est un garçon banal, enfance habituelle, études sans excès, métier moyen. Sumire désire devenir écrivain mais elle ne vit pas pour enrichir son expérience. Elle clapote sur son clavier interminablement des pages et des pages sans en tirer une histoire. Miu était pianiste, mais ce qui lui est arrivé adulte, plus la mort de son père, l’a reconvertie dans les affaires. Tous ces personnages sont Murakami lui-même, un soi qu’il écartèle pour les besoins du roman. Il est ce garçon banal qui vit sans y penser et fait l’amour comme on déguste un croissant ; il est l’écrivain obstiné qui a eu du mal à émerger mais a découvert qu’il faut vivre avant d’imaginer ; il est cet homme d’affaires, créateur propriétaire un temps de bar à jazz.

Comment réussir sa vie, quoiqu’on désire ? Quel est le déclic ? « Eh bien, que l’attention est primordiale, peut-être. Il ne faut pas décider à l’avance qu’on va faire ceci ou cela, mais être à l’écoute, sincèrement, de tout ce qui nous entoure, garder le cœur et l’esprit ouvert… » p.59. C’est K qui parle à Sumire, Murakami qui parle au lecteur, la voie du zen qui parle aux Japonais. Car cette attitude est très zen, japonaise au cœur. Ce pourquoi Murakami, qui est un auteur enraciné dans son archipel, est universel. Il est à l’aune des prix Nobel pour cela. L’aura-t-il un jour ? On sait combien ces prix sont « politiques »…

Sumire, qui fréquente K comme étudiante, tombe brutalement amoureuse de Miu rencontrée dans un mariage. « Cet amour aussi dévastateur qu’une tornade dans une vaste plaine ravagea tout sur son passage » p.9. C’est ainsi que commence un roman. Miu va embaucher Sumire comme secrétaire, puis l’emmener en voyage visiter les vignobles de Bourgogne dont elle importe les vins. Un Anglais rencontré va leur proposer un bungalow dans une île grecque pour des vacances. C’est là qu’entre la mer et le soleil, un jour Sumire va disparaître. Évanouie dans le paysage. Cela à la suite d’une histoire de chats qui ont dévoré leur maîtresse morte dans un appartement fermé, ainsi qu’il est dit dans le journal. Et à la suite de l’histoire de viol schizophrénique de Miu, encore racontée à personne. Sumire a-t-elle voulu rejoindre la part de l’autre dans un ailleurs surréel ? L’auteur laisse le doute, son personnage K garde les pieds sur terre. Rêve-t-il lui-même lorsqu’il reçoit sur la fin un coup de téléphone de la disparue ?

Ce qui est fascinant dans ce roman est que tout est possible. Mais pas n’importe quoi. Tout reste réel, tout peut arriver. Ce tout n’a pas d’explications mais tout est plausible. Et c’est dit simplement, en phrases courtes qui vont comme la vie, dans cette légèreté de l’être. Pour un Japonais, la légèreté n’a rien « d’insoutenable » mais est comme la luciole par les soirs d’été : un passage.

Haruki Murakami, Les amants du spoutnik, 1999, 10-18 2004, 271 pages, €7.03

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John Connolly, L’empreinte des amants

Où l’on retrouve Charlie Parker. Non pas le jazzman bien connu mais le détective privé de Connolly, irlandais comme lui. Cette enquête très spéciale met en musique la vie même de Charlie. « On » lui en veut, il ne sait pourquoi ; « on » le protège aussi, mais il s’agit d’une autre entité indéfinie. Un journaliste veut écrire un livre sur ses enquêtes bien sanglantes, Charlie refuse, autant s’en charger soi-même quand le quotidien devient incompréhensible.

Tout remonte au suicide de son père, un policier du NYPD, après qu’il ait abattu deux adolescents. C’étaient un garçon et une fille presque du même âge que son fils. Charlie avait quinze ans et n’a jamais compris pourquoi le père avait tiré – c’était la première fois qu’il abattait un suspect – ni pourquoi il a mis fin à ses jours. Il va donc interroger les anciens collègues de son père et découvrir plusieurs choses. Un que tout est lié, deux que la violence qui le suit n’est pas due au hasard, trois qu’il y a plus de chose sur la terre et dans le ciel que ne peut en comprendre toute notre philosophie.

Ne dévoilons pas l’histoire. Disons qu’elle frise le fantastique et qu’elle fait appel aux mythes américains par excellence que sont le démonisme avant christianisme, la possession, la jeunesse dévoyée, l’éternelle lutte policière contre le mal. Surgit un rabbin, dont on peut se demander pourquoi il intervient dans ce milieu irlandais catholique.

C’est que le christianisme n’explique rien de l’avant raison humaine, rien de ces puissances créées dans le chaos primordial avant le Nouveau testament. Seule la Kabbale – selon l’idée reçue – le peut.

C’est ainsi que toutes les déviances, fussent-elles bénignes comme aujourd’hui l’homosexualité (celle d’un ancien flic nommé Jimmy), sont nécessaires à la société. « Nous présentons tous un visage au monde et en gardons un autre caché. Personne ne peut survivre autrement » p.230. Il faut y voir dans ce respect de la différence le ressort de la liberté américaine, ce qui distingue fortement ce pays de l’unanimisme citoyen et de convention sociale exigé par exemple en France. La jeunesse en Amérique peut se dévoyer mais ce n’est que provisoire… sauf si elle est possédée. La loi est alors impuissante mais il faut faire avec parce que l’on est humain, trop humain..

C’est ainsi qu’un ancien flic des flics (un bœuf-carottes dans le jargon français) expose son idée du jeu : « Parce qu’il y a une procédure à suivre. Il y a un système judiciaire. Il n’est pas parfait et ne marche pas toujours comme il devrait, mais c’est le meilleur que nous ayons. Et quiconque – quiconque – se met en-dehors de ce système pour s’ériger en juge, jury et bourreau est un ennemi de ce système. (…) On ne peut pas faire le mal au nom d’un plus grand bien, parce que le bien en pâtit. Il est corrompu et pollué par ce qui a été fait en son nom » p.207.

Parker le chasseur du mal n’est pas ainsi parce que sa vie fut violente (suicide de son père, mort de sa femme égorgée et de sa petite fille). La vengeance n’est qu’un but immédiat qui peut détruire un être. Charlie « ne se détournait pas facilement de la souffrance des autres (…) Il était tourmenté par l’empathie. Plus que cela, il était devenu un aimant pour le mal » p.287.

Privé de sa licence de détective au début de l’intrigue, la récupérant à la fin, Charlie Parker vit cette aventure comme une parenthèse sur les thrillers d’action qui ont précédés et qui suivront. Mais ce n’est pas pour cela qu’il ne se passe rien, au contraire ! L’action est prétexte d’entrer plus avant dans le personnage. Nous sentons sa profondeur. Est-ce un hasard si ce tome est le septième de la série écrite par l’auteur ? Comme Dieu, il s’est arrêté le septième jour pour contempler son œuvre. Et il vit que cela était bien…

John Connolly, L’empreinte des amants (The Lovers), 2009, Pocket avril 2011, 442 pages, €7.03

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Louis-Ferdinand Céline, Rigodon

Article repris par Medium4You.

Rigodon’ clôt la trilogie allemande commencée avec ‘D’un château l’autre’ et poursuivie par ‘Nord’. Il évoque surtout les trains, en Allemagne bombardée, qui vont cahin-caha transporter Céline, sa femme Lili et le greffe Bébert jusqu’au Danemark où ils vivront la fin de la guerre. Le rigodon est une danse, mais aussi un coup au but. Tout à fait la situation nazie début 1945 : un air à deux temps, sur place, sans avancer ni reculer, ni aller de côté, par les deux armées alliée et soviétique – en même temps pilonné sans relâche du haut du ciel.

‘Rigodon’ est un roman, pas le récit du réel arrivé à Céline. Il est, comme les romans précédents, la transposition fantastique et dramatique, opérée par la mémoire et par la construction d’écrivain. Il n’y a pas eu, dans la réalité, enchaînement des trains d’un bout à l’autre de l’Allemagne, ni une gare de triage détruite pour éliminer les indésirables, ni même probablement de « mômes » baveux, crétins, attardés qui permettent au couple et au chat de passer la frontière dans un train Croix-Rouge. Mais ces riens ne font rien. La magie agit. Lecteur voyeur. Céline s’y dévoile plus qu’ailleurs parce qu’il a déjà raconté, ressassé la guerre, les bombes, le chaos. Et qu’il sent la fin de sa vie : il mourra le manuscrit rendu. Ses hantises et fantasmes remontent à cru.

Il y a les compagnons boulets comme Le Vigan, ou de qui se méfier comme Restif, et les rencontres de hasard comme Felipe l’Italien obsédé par son usine à briques. Il y a les fonctionnaires teutons, jugulaire jugulaire, mais accessibles à la logique, voire au billet de 100 marks plié dans la main. Et toujours « les mômes », du nourrisson épargné par un bombardement aux attardés mentaux abandonnés par leur nurse tubarde. L’obsession est de garder les possessions, le sac à Bébert au double fond pour les papiers et un peu d’or, le sac à bouffe. La menace est le feu du ciel, ces bombardements de Forteresses qui tombent aveuglément sur les gares, les rails, le canal de Kiel. Le comique est le grotesque, le pompier unique de toute une ville, le cône de glaise qui a englouti une épicerie à Hambourg, les mômes qui dansent sur le pont de fer tandis que le ciel fait la bombe…

Pour apprécier ‘Rigodon’ il faut avoir lu les deux précédents tant les allusions y fourmillent. Mais qui lit cette suite ne s’ennuiera pas. Hors les 23 premières pages de hors d’œuvres datés, râleurs et sans intérêt, on retrouvera la verve de Céline, son talent à captiver par le choix des mots familiers ou des expressions crues, son art de la mise en scène. « Elle poulope et je boquillonne », n’est-ce pas imagé à souhait ? La scène surgit aux yeux aussitôt, mieux que par le plat « elle se dépêche et je la suis avec mes cannes », non ?

Même dans les remugles d’actuel, que Céline entrelace à son récit avant de s’écrier « je m’égare ! je vous avais laissé à… », sa verve est réjouissante. Exemple le Tartre qu’il appelle désormais le ténia : il lui reproche sa posture confortable de gôch morale dans le vent, de résistant dernière heure par la plume. Sartre avait déclaré ne jamais s’être senti plus libre que sous l’Occupation. « Mais le ténia, à propos, que n’avait-il provoqué les boches, il aurait été en prison puisqu’il souffre d’être là à se promener bien libre… il avait tous les nazis, de pleines salles, au Sarah-Bernhardt !… il serait monté sur la scène  il leur aurait dit : vous tous teutons je vous hais, pillards, tortionnaires, bientôt vous serez tous chassés ! bravo !… et puis hachés très menus ! et puis roustis… ça sera ma vengeance de Sartre ! foi de ténia ! vive la France libre ! Je crois qu’il aurait eu ce qu’il demande prison, patati… encore je suis pas bien sûr qu’ils l’aient jamais pris au sérieux… » p.854. Il évoque encore Dur-de-la-feuille (Claudel) et Buste-à-pattes (Montherlant) comme les seuls vivants en Pléiade, comme lui à l’époque. En fait, le premier Pléiade de ses romans ne paraîtra qu’après sa mort mais il était en route.

Je ne suis pas inconditionnel de Céline, mais après l’avoir lu dans ma jeunesse, le relire à l’âge mûr est intéressant. Son côté héneaurme (comme disait Flaubert) le rend rabelaisien, bien qu’avec un côté cynique puritain populaire qui passe moins bien après l’évolution des mœurs en 1968. Il a bien secoué sa société archaïque, machiste et autoritaire, furieusement bourgeoise, fondée sur l’envie et l’avidité – et cela est réjouissant ! Contre nos histrions de Cour qui paradent à la télé et graphomanient les journaux pour défendre l’indéfendable de leur caste, leur héros accusé de viol d’une domestique, il nous faudrait un autre Céline.

Louis-Ferdinand Céline, Rigodon, 1961, Romans II, Gallimard Pléiade édition Henri Godard 1974, 1272 pages, €50.35

Louis-Ferdinand Céline, Rigodon, Folio 1973, 307 pages, €7.30

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Thorgal 5 Au-delà des ombres

Après avoir été délivré de sa brute avinée de beau-père par une rousse flamboyante dans le tome 1 (La magicienne trahie), Thorgal finit par se marier avec Aaricia, non sans l’avoir délivrée d’un enlèvement par deux aigles. Il apprend dans ce tome 2 (L’île des mers gelées) qu’il est fils des étoiles, dernier enfant sauvé d’une expédition extraterrestre partie jadis probablement d’Atlantide sur une autre planète lors du grand cataclysme, avant de tenter de revenir. N’étant point viking, il part vers le sud avec sa femme. Mais son errance, presque génétique, l’empêche de trouver la paix. Il ne peut s’empêcher de suivre un nabot qui le convie à une fête… qui est une épreuve pour lui piquer sa femme et en faire la reine du pays d’Aran. Thorgal doit déployer ses talents de vigueur et de ruse, gagner même la clé de l’entremonde,  pour la sauver des griffes de ces vieillards de mille ans, qui exploitent la population alentour (Les trois vieillards du pays d’Aran). Tel Ulysse, il croit se reposer dans un village du sud où les foins rentrent, quand l’Aventure se représente à lui sous les traits d’une très jeune fille, 15 ans, qui veut s’enfuir avec lui (La galère noire).

N’écoutant que son cul et le chant des hormones, la jeune Shaniah va semer le désordre tout comme Hélène à Troie. Thorgal ne veut pas d’elle, gamine ; il aime Aaricia qui attend son premier fils. Shaniah, exclusive et jalouse, croyant au Grrrrand Hââmmoûûrrr fusionnel éternel, va tout détruire. Aaricia disparaît.

C’est ainsi que nous retrouvons un Thorgal brisé, dans le tome 5 (Au-delà des ombres). Indifférent à tout, Thorgal se laisse aller, ballotté par les événements, insulté à merci. Shaniah, qui a mûri, s’occupe de lui. Elle ne peut espérer qu’il l’aime mais fait comme si, n’ayant plus que lui, vouée à son culte. C’est dans une taverne louche qu’un envoyé va retrouver Thorgal et le sauver. Aaricia est vivante, lui apprend-t-il, mais se laisse dépérir. Elle est condamnée, sauf si Thorgal la retrouve. L’épreuve consiste à retourner dans l’entremonde pour plaider sa cause auprès de la Mort en personne.

Chiche ! Thorgal revit, il a un but. Il reprend son errance pour retrouver sa Pénélope à lui. Shaniah le suit comme une petite chienne, à peine vêtue. Mais Thorgal n’a aucun désir pour cette chair fraîche qui s’offre, plantureuse. Il lui en veut d’avoir précipité son peuple et tout le village dans le désastre par égoïsme de bas-ventre.

Comme c’est une ado et qu’elle tente de se racheter depuis une année entière, il lui pardonne un peu mais ne lui laisse que les miettes de l’amour qu’il porte en lui. Tout est pour Aaricia, même l’illusion. Shaniah expie, indifférente aux tentations de l’entremonde.

Ce tome 5 est des plus beaux, le tragique à portée des adolescents. Ces émotions exclusives, ils les ressentent ; ces tentations de la chair, ils les ont en eux ; cette grandeur d’âme, ils la veulent comme modèle.

Comme dans tous les Thorgal, le scénario dérape dans le fantastique des légendes germaniques, d’Asgard le monde des dieux à la terre, monde des hommes. Les deux ne sont pas étanches, séparés par l’entremonde où il faut être appelé par faveur spéciale.

Thorgal est un passeur : venu des étoiles, il n’est pas de ce monde ; mais issu des hommes, il y reste attaché. Son Énak provisoire s’appelle Shaniah, juvénile et qui trébuche comme le compagnon d’Alix, appelant à être sauvée et aimée. Mais le destin veille. Celui de Thorgal n’est pas de s’encombrer d’une gamine goule, mais de faire couple pour avoir la paix.

Rosinski et Van Hamme, Thorgal 5, Au-delà des ombres, 1983, éditions du Lombard, 48 pages

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