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Joseph Joffo, Baby-foot

Suite des mémoires du jeune juif né en 1931 et qui a déployé des trésors de ruse et de courage pour échapper aux rafles de juifs durant l’Occupation. Cette fois, Un sac de billes est terminé, Joseph retrouve à Paris son frère Henri et sa mère ; seul son père n’est pas revenu des camps. En 1945, Jo a 14 ans.

C’est l’âge où le garçon s’émancipe, d’autant plus qu’il a dû se débrouiller seul depuis l’âge de 10 ans. Il prend de la taille, 1m70, de la carrure, ses muscles poussent, pectoraux et abdominaux, il fait de la boxe. Il rêve comme un gamin dans un corps qui devient adulte. Mentalement, il est encore un enfant sous une apparence de gros dur.

Il va changer en quelques mois, le temps de préparer le Certificat d’études, diplôme honni mais qu’il réussira. Car il a mûri. Il a tenté le trafic de chewing-gums avec un Américain de l’Intendance rencontré parce qu’il voulait une fille ; il a tenté de devenir boxeur professionnel avec son premier combat à 14 ans et demi, qu’il a gagné, mais durant lequel il a perçu qu’il n’était pas fait pour ça ; il a rencontré Bernadette, sa première femme, une jeune adulte qui l’a fait venir dans son lit et l’a initié gentiment ; il a vécu le voyage, quelques jours en stop pour aller à Marseille, sa ville de rêve, la Californie française, où il a vécu avec Jeannot et Franck dans un camp de gitans.

Et puis, la vie… Le certif en poche, la boutique de coiffure du frère Henri qui fait vivre toute la famille. Le garçon adolescent qui, désormais, connaît la vie, la bagarre mâle et le sexe amoureux – et qui se range, devient adulte. Rien de tel que de se confronter à soi pour mûrir. Les parents qui couvent trop leur progéniture, surtout les garçons, ne choisissent pas le bon chemin.

Un bon récit romancé d’initiation, avec ironie et émotion. Jo Joffo est un conteur ; il en rajoute sûrement, hâbleur méditerranéen, mais la fiction est parfois plus vraie que la réalité. Une pulsion de vie qui réjouit le cœur et le ventre.

Joseph Joffo, Baby-foot, 1977, Livre de poche 1989, 224 pages, occasion 1,93, e-book Kindle €4,99

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Henry de Montherlant, Les Olympiques

Ils sont rares, les écrivains sportifs qui ont chanté le sport. Parmi les presque contemporains : Antoine Blondin pour le cyclisme, Albert Camus et Blaise Cendrars pour le foot, Jean Giraudoux.

A l’occasion des jeux olympiques à Paris de 1924, il y a un siècle, Henry Marie Joseph Expedite Millon de Montherlant, auteur trop oublié aujourd’hui, reprend des articles et textes qu’il a déjà publiés en revues et les romance pour en faire un hymne au sport. Il les publie en 1924 chez Bernard Grasset dans Les cahiers verts où le numéro 31 offre la Première Olympique, Le Paradis à l’ombre des épées, et dans le numéro 41, la Deuxième Olympique, Les Onze devant la porte dorée. Ces textes sont repris en volume unique en 1926, puis révisés en 1938. Montherlant est un auteur qui écrit, corrige, revient et recorrige ; il se précise, s’approfondit, s’euphémise. Pour lui, cette époque où hantait les stades, était le bonheur.

Sorti de la « grande » guerre où il s’était engagé volontaire en 1918, il a connu le combat et la fraternité des tranchées. Revenu à la vie civile et regrettant ce monde viril et hors classes sociales, le sport lui a permis durant plusieurs années, de 1920 à 1925, soit de 25 à 30 ans, de conserver un peu de cette fraternité virile qu’il a connu dès son enfance chez les pères et qu’il a poursuivi à l’armée. Le football ressemble à la guerre, mais euphémisée, sublimée (à l’époque, où le fric n’avait pas investi le sport). « De la violence ordonnée et calme, du courage, de la simplicité, de la salubrité, quelque chose de vierge et de rude et qui ne s’examine pas soi-même : voilà ce que j’ai aimé dans la guerre, oui, aimé malgré toute la détresse et l’horreur, et voilà ce que j’ai retrouvé ici, voilà ce que me donnent ces trois jours par semaine. »

Il vante « les heures de poésie que le sport nous fit vivre, dans la grâce — la beauté parfois — des visages et des corps de jeunesse, dans la nature et dans la sympathie ». Il a pratiqué le foot et l’athlétisme sur les stades, se réjouissant du mélange des milieux et des âges. Le sport est aristocratique car il sélectionne les meilleurs et pas seulement pour leurs qualités physiques. Dans le foot, par exemple, il faut avoir le coup d’œil pour juger de la situation, la volonté de décision pour agir et l’esprit d’équipe pour apporter sa force à la stratégie d’ensemble. Pour cela, le sport forme « un esprit sain dans un corps sain », ce qui est la maxime antique.

L’idéaliste formé aux lettres classiques hors sol et élevé sous serre dans les pensions cathos, se voit infliger « une bonne leçon de réalisme » par les autres, notamment par un gamin de 15 ans, Jacques Peyrony. Un être ardent comme un chiot, qui se roule dans l’herbe pour la sentir sur sa chair nue, habile de ses pattes et né capitaine de l’équipe de foot. « Dents de chien » ne recherche pas la performance mais, en bel animal racé qui se défoule, tout en lui est « style ». « Peyrony court, à longues foulées reposées, sur les frontières de la force et de la grâce. La simplicité de son déplacement évoque ces fleurs qui se promènent par les airs. » Il y a de la grâce grecque dans ces jeunes sportifs, dont les corps pâles, dévêtus après l’effort, évoquent les statues de marbre.

La nudité des poitrines mâles, si rare en ce siècle bourgeois prude et corseté, donne cependant à tous, y compris aux illettrés, une idée de la Beauté. C’est ainsi que, lors d’une préparation à un match de boxe, un corps humain apparaît dans sa gloire, bien avant le combat. « Tout d’un coup, dans la galerie à trois mètres au-dessus de nos têtes, la première apparition du corps humain. (…) Et, au milieu des cinquante vestons qui émergent de la balustrade, ce torse nu, un boxeur de seize ans peut-être, déjà en tenue de combat, dont on entrevoit à peine le visage, dont la lumière n’éclaire que le torse, très réceptif de la clarté, parce qu’il est presque uni, comme le sont les corps de jeunesse… » Pour les Français d’entre-deux guerres enfermés dans le petit, « ce premier torse nu (…) c’est la porte soudain ouverte sur un monde plus haut, qui leur arrive avec une ondée de gravité. » Le sport ennoblit l’humain parce qu’il révèle sa nature.

Les femmes aussi ; le sport leur rend l’égalité. Montherlant fut taxé de misogyne parce qu’il ne s’est jamais marié (quoique laissant probablement un fils, qui fut son exécuteur testamentaire), et parce qu’il a écrit Les jeunes filles (gros succès d’époque entre 1936 et 39) où il décrit la femme comme une entrave à la liberté de l’homme. Mais il évoque dans Les Olympiques les « vraies » femmes que sont les sportives, égales de l’homme : Mademoiselle de Plémeur, Le chant des jeunes filles à l’approche de la nuit, A une jeune fille victorieuse dans la course de mille mètres. Il les oppose à « Madame Peyrony », la mère du jeune footeux, matrone oisive et castratrice qui voudrait empêcher son oisillon de grandir pour le maintenir au nid et pour cela se moque, persifle, le rabaisse constamment (tandis que le père, pris par ses « affaires », s’en fout). Féministe malgré les critiques, Montherlant écrit en note de Mademoiselle de Plémeur, championne du 300 m : « L’homme cherche à rendre la femme ‘poupée’, voire franchement ridicule, pour garder l’avantage sur elle. La femme s’y prête par bêtise. » A l’inverse, le sport les révèle. Montherlant exalte la fille sportive, dans son poème A une jeune fille victorieuse dans la course de mille mètres, « Fleur de santé ! fraîche et chaude ! fine et forte ! douce et dure ! exacte et pas falsifiée et telle que sortie du ventre de Nature, égale à moi et plus peut-être, si j’en crois je ne sais quelle émotion. »

Le sport annule les différences, il rend « amis par la foulée », belle formule de l’athlétisme. « Quand nous avons accéléré, j’ai eu tant de plaisir que j’ai souri. La vitesse montait en eau comme de l’eau dans un conduit. Dans les virages inclinés, j’étais un peu appuyé sur lui. Ralentir avec la même décroissance a une douceur qui vous clôt les yeux. » La poésie sourd de l’émotion en quelques textes rares, car Montherlant ne réussit pas toujours ses poèmes. Il a cependant des trouvailles heureuses comme au foot, « un ailier est un enfant perdu ». Ou ce poème, Vesper, le plus beau du recueil peut-être. Il chante le vrai sportif, pas féru de performance mais vivant sa passion solitaire de mouvoir son corps et de jouer avec ses muscles. Comme une prière païenne à sa mère Nature.

« Il n’y a plus qu’un garçon, là-bas, qui lance le disque dans la nuit descendue.

La lune monte. Il est seul. Il est la seule chose claire sur le terrain.

Il est seul. Il fait pour lui seul sa musique pure et perdue,

son effort qui ne sert à rien, sa beauté qui mourra demain.

Il lance le disque vers le disque lunaire, comme pour un rite très ancien,

officiant de la Déesse Mère, enfant de chœur de l’étendue.

Seul – tellement seul – là-bas. Il fait sa prière pure et perdue. »

Henry de Montherlant, Les olympiques, Livre de poche 1965, 192 pages, occasion €7,50. Existe aussi en Folio et en collection « bande velpeau » Gallimard – tous d’occasion.

Henry de Montherlant, Romans tome 1, Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages, €70,00

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Jeunes olympiques 1

C’est l’été, saison du sport, de l’exercice des corps.

Du 26 juillet au 11 aout, 32 sports vont être mis en compétition mondialement à Paris, ville trop étroite pour accueillir 15 millions de visiteurs autour de la Seine. Les ponts pour la plupart fermés, les quais interdits sur les deux rives, les rues adjacentes aux trottoirs grillagés de hautes barrières de fer comme dans une prison. Paris n’est plus Paris : tout est asservi au « divertissement » mondialisé. Des affiches ne vous incitent pas à participer mais à « anticiper » ! D’autres vous enjoignent de « détravailler » devant la télé. Une bonne part, la moitié peut-être, des Parisiens ont fui en avion, en train, en auto, et en RER quand il ne convulse pas en « incidents ».

Fuir la ville en été, fuir la foule enbierrée des « jeux », les gueuleries avinées des Anglo-saxons et Germaniques dans les rues étroites du centre. Fuir. Pour retrouver le naturel, sinon la nature. Les vrais jeux, qui sont ceux des enfants. Des petits d’homme qui imitent, essaient, tentent.

Ce sont pour moi les vrais, ces jeunes olympiques libérés du carcan scolaire et de l’encombrement du trop de vêtements.

Aujourd’hui, arc, aviron, basket et boxe, quatre disciplines olympiques par des vues glanées ici ou là sur le net.

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Colette, Dans la foule

Parallèlement aux Heures longues, recueil d’articles publiés durant la guerre de 14-18 (et chroniqué ici), Colette publie dès la paix revenue un autre recueil d’articles de 1911 à 1914.

Le lecteur trouvera un peu de tout, la politique étrangère de la France avant 14, le procès de Madame Guillotin accusée d’avoir fait tuer son mari par son amant, la fin de la Bande à Bonnot par l’assaut de la rue Ordener, auquel Colette assiste en direct, les élections législatives de 14.

Il y a aussi l’arrivée du Tour de France – le dernier avant la guerre – un match de boxe où un jeune français blond a gagné, non sans mal, un voyage en ballon, une excursion au-dessus de Paris en dirigeable.

Et quelques impressions personnelles sur le cimetière Montmartre, l’université populaire, les réveillons, les « belles écouteuses » des conférenciers à la mode.

Colette est au contact même de l’événement et le décrit d’une langue riche et fluide, très femme. Ce n’est pas un grand livre, mais une suite de chroniques de journaliste. Cependant, « ce travail a été sélectionné par les chercheurs comme étant culturellement important et fait partie de la base de connaissances de la civilisation telle que nous la connaissons », déclare l’éditeur anglais qui reproduit le texte français en fac-similé.

Colette, Dans la foule, 1918, Wentworth Press 2019 (édition en français), 168 pages, broché €13,05

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

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L’homme tranquille de John Ford

Un conte de fées dans la verte Erin. Tel est le rêve de John Ford le réalisateur, Irlandais émigré devenu « Yank ». Il met en scène un garçon né en Irlande, Sean Thornton (John Wayne), émigré aux États-Unis avec sa mère à la mort de son père, pour survivre. Il est devenu boxeur « hussard » et a acquis une certaine réputation en même temps que l’aisance. Mais il a un jour de match tué son adversaire sans le vouloir et il a juré désormais de ne plus se battre. Il retourne donc au pays de ses ancêtres pour y mener une vie tranquille.

Dès son arrivée – en retard – par le train à vapeur pittoresque aux quatre wagons verts, il assiste à une « irlandade », une polémique entre le chauffeur, le chef de gare, le porteur, le pelleteur de charbon et une commère pour savoir comment rejoindre le village depuis la gare. Un cocher taiseux et malin au nom irlandissime de Michaleen O’Flynn (Barry Fitzgerald), lui prend tout simplement sa valise et son sac de couchage (inconnu en Irlande) pour les porter dans sa carriole à cheval. En chemin, Sean voit courir derrière ses moutons dans les vertes prairies une apparition rousse et robuste en robe rouge et bleue dont Michaleen lui révèle qu’il s’agit de Mary Kate Danaher (Maureen O’Hara). Mais « pas touche ! » Le terrible frère « Red » Will Danaher (Victor Mc Laglen), esquire et gros propriétaire du coin, veille jalousement sur elle.

Il sait que Sean a « dragué » sa sœur à l’église en lui offrant de l’eau bénite, ce que ne font que les fiancés déclarés ; il devine qu’il l’a déjà embrassée et qu’elle ne s’est rebellée que pour la forme. Il jure qu’il ne l’aura pas. Mais tout le village, jusqu’au curé et au vicaire, se ligue pour favoriser les amours du jeune couple. Ils ont tout aussi mauvais caractère l’un que l’autre mais sont tellement irlandais ! Le gros Red sera mystifié, la fille accordée, le couple marié. Mais lorsque Danaher annoncera son mariage avec Tillane comme si c’était fait, celle-ci s’exclame : elle n’était pas au courant. Non qu’elle ne voudrait pas, l’accouplement est dans l’air depuis un moment, mais elle a sa dignité. Le frère refuse alors de donner sa dot à sa sœur – meubles et somme d’argent hérités de sa mère.

L’histoire rocambolesque se corse. Qu’est-ce que l’argent pour un Yankee qui a réussi ? Il s’en moque de la dot, il préfère la fille. Mais la dot est un statut social pour une Irlandaise et elle ne l’entend pas de cette oreille. Elle se refuse donc à lui bien qu’elle soit prise de passion. Sean agit alors en macho irlandais, au grand aise de son épouse et du village. Il la jette sur le grand lit nuptial, qui s’effondre, avant d’aller coucher dans son sac à côté. Lorsqu’elle part pour Dublin pour le quitter, il la rejoint à la gare et la ramène de force en la tirant par les bras, le col ou les cheveux comme une pouliche rétive devant tout le village – et les employés du train, qui prend encore plus de retard ; une vieille lui tend même un bâton pour la battre, comme il était coutume. Le gros Dahaher l’a provoqué et assommé d’un coup de poing devant tous au pub, et il ne s’est pas rebiffé. Sa femme l’a quitte pour lâcheté à ne pas réclamer son droit. De colère, il se remet donc dans le chemin et se bat avec Danaher.

C’est « homérique », comme dit Michaleen. Une bagarre pour rire, comme dans les dessins animés où les coups formidables n’ont aucun effet autre que d’invraisemblables chutes. L’alcool et la bagarre, voilà ce qui soude les hommes – de vrais gaulois de caricature. La réconciliation et la considération, voilà ce qui convient aux femmes. Mary Kate la rousse se retrouve confortée dans ses droits et son statut, elle est heureuse avec son robuste mari qui la défend. Lui est amoureux et enfin accepté, y compris du frère qu’il invite à dîner. Lequel ne tarde pas à se marier avec la châtelaine veuve. Tout est bien au paradis de la verte Erin, comme dans un conte de fées.

John Ford a adapté un court roman de Maurice Walsh pour tourner le film de sa nostalgie, tout en gommant l’aspect politique du roman. Son héros s’appelle Sean et Ford a prétendu être né sous le nom de Sean Aloysius O’Fearna ; son héroïne Mary-Kate porte les prénoms de son épouse Mary Ford et de son amour déçu Katherine Hepburn. Le retour en Irlande a donc une dimension personnelle et cathartique. Il emmène même ses quatre enfants, qui apparaissent dans le film. Sean et Mary Kate devront surmonter chacun leurs propres préjugés et démons intimes pour s’ouvrir à une relation adulte. Quant au pays, il est complice, autant les habitants que la nature même. Le vent souffle en rafale lorsque Sean embrasse Mary Kate, le tonnerre interrompt leur duo près de l’église, la pluie s’abat à seaux comme pour les ondoyer, le saumon mythique échappe au curé dans la rivière. La nature s’exprime, personnage de l’histoire. Comme au jardin d’Éden, tout est concilié : l’humain en son environnement, un vrai rêve pré-écolo.

Ce pourquoi le film est aussi une comédie. Presque tout est burlesque pour un regard américain dans cette Irlande hors du temps : la verdure émeraude omniprésente, la pluie sempiternelle, l’alcool qui coule à flot bien loin de la prohibition, les curés plus soucieux des apparences que du puritanisme, la bagarre qui reste de cour d’école. Même un vieux (le frère de John Ford) se relève de son lit de moribond lorsqu’il entend la rumeur des boxeurs dans la rue. L’Amérique anticonformiste forgée par le Colt et la Bible rencontre la traditionnelle Irlande catholique et patriarcale des femmes soumises vouées à la cuisine, aux gosses et à la maison et des mâles à grande gueule. John Ford réconcilie ces contraires par un humanisme d’après-guerre (passé de mode aujourd’hui) qui prône le combat juste : celui mené pour l’amour dans le couple, pour la tranquillité sociale.

Un gros succès en son temps ; une découverte aujourd’hui.

DVD L’homme tranquille (The quiet Man), John Ford, 1952, avec John Wayne, Maureen O’Hara, Barry Fitzgerald et Victor McLaglen, Films sans frontières 2018, 2h09, €17.00

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Victor Victoria de Blake Edwards

Un film drôle qui est une réflexion sur la condition des femmes au début des années Mitterrand, décentré en 1934 pour éviter les polémiques – une reprise du film allemand Viktor und Viktoria de Reinhold Schünzel, sorti en 1933 à l’avènement d’Hitler. Victoria la chanteuse n’a aucun succès, Victor le chanteur en aura (Julie Andrews pour les deux) – ce que c’est que le genre… L’homosexualité commençait à être reconnue et le film en rit, la suite de gags qui ponctuent l’histoire servant à mettre dans de bonnes dispositions le public envers les mœurs qualifiées jusque-là par toutes les religions d’inversion.

D’autant qu’il s’agit ici d’une double inversion, un renversement des codes des « pédés » habituels (ainsi disait-on dans les années 1930 jusqu’aux années 2000). Victoria devient Victor pour percer (sans jeu de mots) mais elle se déguise en femme, le « compte Grazinsky » s’exhibant en travesti. Ce rôle n’a rien d’ambigu, sauf pour les apparences. Et ce sont justement ces apparences qui sont sur la sellette.

Une femme se doit d’être pomponnée comme une Pompadour, maquillée comme un clown, savamment moulée et dénudée là où il faut comme une putain pour exciter le désir mâle. Sans parler de leur constante parlotte, caricaturée ici par la Norma (Lesley Ann Warren) entre hystérie et logorrhée, émotion à fleur de peau passant sans aucune raison de l’hostilité à Victoria la vedette à l’adulation pour Victor lorsqu’iel ôte sa perruque pour paraître coiffée en homme.

Un homme se doit d’être viril, autrement dit agressif, dans sa vie comme en affaires, sans cesse dans la cour de récré pour s’imposer et dominer. King Marchand (James Garner), un producteur de spectacles américain fricotant avec la mafia qui est tombé raide dingue de Victoria, « ne sait plus où il en est » lorsque se dévoile Victor, le faux garçon. Est-il atteint de cette contamination de l’abomination réprouvée par Dieu, la Bible, l’église et toute la société ? N’est-il qu’un être humain comme les autres, ni ci ni ça mais toujours entre deux, tenté un jour par une femme et un autre jour par un jeune homme ? Il va tenter de se laver du « péché » de désir homoérotique en se soumettant à l’épreuve de la violence pour prouver sa virilité, la bagarre étant destinée à le rassurer sur son appartenance au genre mâle. Son garde du corps même (Alex Karras), meilleur de l’école au rugby durant l’enfance lui avoue : il « en est ». Tous les repères vacillent.

Le contraste des rôles sociaux est présenté par les spectacles ou Victor et King vont ensemble : le dancing pour homme, très sage, avant pour lui le bar ouvrier où déclencher une bonne baston entre mâles ; la boxe pour lui où les corps demi nus, en sueur, prennent des coups sourdement sexuels à faire gicler le sang, et l’opéra pour elle, la plus grande émotion de sa journée. Incompréhension réciproque, écartèlement culturel construit pour séparer les genres. Seul le chanteur de charme d’âge déjà mûr Toddy (Robert Preston) comprend Victor et Victoria dans le même corps, tout comme King est à la fois mafieux et amoureux. Il est l’intermédiaire généreux, affable, attentif, le meilleur rôle du film.

Une histoire longue qui se complaît aux revues de cabaret du Gai Paris, ici plutôt « gay ». L’illusion est reine, le factice, le faux-semblant, ce qui peut rappeler le cabaret Michou à ceux qui connaissent. La Belle de Paris est convoitée par l’hidalgo parmi un bataillon de danseurs–danseuses. L’irruption de fêtards de la haute société, sans gêne et arrogants comme il se doit, déclenche des bagarres générales, faisant fermer le cabaret – où d’ailleurs Victoria a échoué à être embauchée lorsqu’elle était dans la dèche en femme, et où Toddy le chanteur de charme sur le retour, s’est fait virer pour avoir sciemment insulté son ex-jeune amant bourgeois devant le patron ignare en spectacle.

Le souvenir retient les moments de pur plaisir, une anthologie de drôlerie comme le dit mi bémol qui casse les verres, le garçon de café sartrien, le cafard dans la salade, le vieux gras qui bouffe un gâteau à la crème en vitrine, le client de l’hôtel qui n’ose pas laisser ses chaussures à la porte, le ballet des portes de placards où se planquent les espions de Victor–Victoria, les aléas de l’enquêteur (foudre sur parapluie, doigts dans la porte, gelée sur le balcon refermé), les hystéries de la putasse blondasse réexpédiée aussi sec à Chicago, les « vérifications » pour savoir si Victoria est un homme.

Le spectateur ne s’ennuie jamais et le message 1982 passe alors que l’homosexualité est dépénalisée sous Mitterrand : il est des hommes différents et des femmes qui peuvent être plus libres dans les rôles d’hommes. Ce qui n’empêche pas l’amour entre un homme moins viril et une femme moins féminine, sans parler du reste.

DVD Victor Victoria, Blake Edwards, 1982, avec Julie Andrews, James Garner, Robert Preston, Lesley Ann Warren, Alex Karras, Warner Bros 2002, 2h09, €10.49 blu-ray €28.85

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Jules Vallès, La rue à Londres

Exilé à Londres après la Commune, Vallès rédige des notes, enquête, décrit la ville dans sa correspondance. Il veut en faire une œuvre, parallèlement à sa trilogie de Jacques Vingtras, ce qui aboutit in extremis avant sa mort. C’est encore un livre fait de découpures, de textes épars cousus ensembles mais qui se lit bien parce que l’auteur raconte aussi son vécu. Il s’agit d’opposer Londres à Paris, l’Angleterre (plus que le Royaume-Uni) à la France. Pour Vallès comme pour son temps, ce sont des frères ennemis malgré le traité commercial signé par l’empire. Le souvenir de Napoléon le premier reste vivace dans les mémoires.

Tout oppose Londres et Paris. Déjà, « les cochers (…) conduisent à gauche »… p.1205 Pléiade. Ce qui est pire pour Vallès, la rue londonienne est morte, figée par le cant, la discipline moraliste, le ce-qui-se-fait, l’agitation utilitaire du commerce. Il voit la rue parisienne du haut de son exil au contraire vivante, carnavalesque, bon enfant, rabelaisienne, révoltée. Les femmes ne sont pas des plantes de serre ou de viles putains comme à Londres mais ont de la coquetterie, des sourires, un air érotique. Les gavroches parisiens ont de l’ironie à la bouche. Les cafés sont ouverts et ont des tables communes, au contraire des pubs ou des clubs enfermés aux tables ou fauteuils individuels. Le dimanche n’est pas désertifié pour cause de religion mais empli de rires et de promenades.

Pour l’insurgé, la rue est avant tout le territoire des pauvres et ceux de Londres ont une condition pire que ceux de Paris. Il existe certes des workhouses où l’on reçoit les indigents contre dû travail, la mentalité protestante n’admettant pas la charité sans contrepartie ; chacun doit se prendre en mains. Mais les pauvres sont loqueteux, déguenillés, les enfants dépoitraillés et pieds nus, jouant dans la vase de la Tamise à marée basse. La rue est niée par les mœurs anglaises qui laissent faire les bas-fonds en les ignorant tout simplement, les cantonnant dans leurs quartiers.

L’inverse de la rue est l’intérieur. Vallès nie le « confortable » des intérieurs anglais ; pour lui ils sont austères, froids et sans âme. « Les Anglais vivent en cellule dans leurs coffee shops, dans leurs coffee rooms, dans leurs public houses – partout ! Ils restent, du berceau à la tombe, isolés, marmottant entre leurs dents, emboîtés dans des compartiments comme les Chinois dans les cangues » p.1204. Les bibliothèques sont sans bruit, les appartements des immeubles sans cuisine et les cuisines collectives en sous-sol sans casseroles, les chambres n’ont même pas de table de nuit pour le pot, ironise-t-il. L’homme s‘occupe de tout, les femmes ne doivent pas travailler, ce qui les incite à boire et à être souvent ivres quand elles ne sont pas des « moules à gosses ». En France la femme est tout, en Angleterre rien, résume Jules Vallès hanté par les parisiennes.

« L’Anglais ? Il est excentrique, point téméraire ; il est froid, point raisonnable ; il est morne, point rêveur » p.1204. Mais leur vertu est « la fierté d’être Anglais, c’est le chauvinisme affreux et héroïque (…) l’idée de patrie est forte autant que la foi chez les prêtres » p.1205. Ce réflexe ancré dans la mémoire culturelle explique le Brexit mieux que les arguments que l’on a cherché. « Voyez avec quelle prestesse leur brutalité cache tout d’un coup ses poings, rentre ses griffes dans le gant fourré de la diplomatie ! Ces grossiers par nature, ces impolis par orgueil, ces casseurs de nez, ont une politique cauteleuse et rusée » p.1205. Malgré la caricature, ce n’est pas si mal vu, De Margaret Thatcher à Boris Johnson, toute la diplomatie britannique en témoigne.

Ce qui plaît bien à Jules, en revanche, c’est la boxe. Il a regretté enfant de devoir se brimer. Tous jeunes, les garçons sont invités à boxer et les adultes les laissent se battre libéralement sous leurs yeux, jusqu’au sang, comme ces deux gamins de 12 ans qu’il a vu se bourrer de coups jusqu’à tituber sous les yeux de leurs pères qui comptaient les points. Le sport, en général, est bien vu en Angleterre et participe de l’éducation, ce qui paraît une horreur à l’Université française, rassise en intellectualisme issu des prêtres. Quant aux filles, « elles ont été élevées à la diable – en garçons – elles n’ont pas étouffé, ainsi qu’Emma Bovary, dans la discipline de l’école ou du couvent qui interdisait les ébats grossiers et masculins, mais encourageait les rêveries solitaires, au bout desquelles se dressait la volonté de tout savoir, l’envie de se jeter dans les bras d’un héros botté et moustachu » p.1261. Ainsi la fille embrasse beaucoup mais ne se livre pas ; « quand vient l’âge nubile, elle n’est point secouée par les ardeurs qui troublent les sens et fouettent la chair des ingénues de chez nous » id.

Cette excursion ethnologique dans le Londres des années 1870 est une curiosité et se lit bien.

Jules Vallès, La rue à Londres, 1884, Hachette livres BNF 2017, 327 pages + 22 eaux fortes et nombreux dessins, €19.20

Jules Vallès, Œuvres tome II 1871-1885, Gallimard Pléiade 1990, édition de Roger Bellet, 2045 pages, €72.00

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Joyeux Noël 2019 !

Le Fils de Vieux qui nait cette année en Europe devra se battre.

Le monde devient dur aux poupons de la crèche.

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A armes égales de John Frankenheimer

Kyoto, 1945. Les Américains ont gagné la guerre et le chef du clan Yoshida donne en grande cérémonie ses deux sabres de combat à son petit-fils. Mais son oncle, jaloux, s’en empare et blesse l’enfant devant tout le monde ; il en sera handicapé à vie.

Los Angeles, 1982. Rick Murphy (Scott Glenn) est un boxeur en fin de carrière réduit à jouer les lièvres pour les nouveaux espoirs. Mais il se rebiffe car il en a marre d’encaisser. Le fils handicapé de maître Yoshida (Toshirô Mifune), Toshio (Sab Shimono), et sa sœur Akiko (Donna Kei Benz), reconnaissent la patience et les capacités de Rick et décident de l’embaucher pour 500 $ par jour afin qu’il ramène le second sabre, volé par un sergent américain, dans la famille au Japon. Cela paraît un petit travail tranquille toujours bon pour encaisser et payer le loyer. Mais Rick ne connait pas la rivalité furieuse qui subsiste entre maître Yoshida et son frère Hideo (Atsuo Nakamura), qui veut réunir entre ses mains les deux sabres qu’il a volés.

À l’aéroport d’Osaka, Rick est kidnappé par ses hommes de main mais ils découvrent que le gaijin ne transportait qu’un faux sabre. Le vrai a voyagé ailleurs. Il poursuit alors le taxi du handicapé et de sa sœur et le rattrape. La fille s’échappe et Toshio ne dit rien d’autre que le sabre a voyagé sur un autre vol. Il est éjecté de l’auto par le sbire furax (pas très zen) et son fauteuil s’abime dans les eaux du fleuve en contrebas. Rick, mis en présence du redoutable chef de keiretsu « dont la moindre entreprise cote plus que la General Motors » (en 1982), est sommé sous peine de mort de s’introduire auprès des Yoshida et de voler le sabre. Il s’exécute pour ne pas être exécuté, en bonne pute américaine cynique et n’aimant que le fric.

Mais son arrogance est vite douchée lorsqu’il se mesure aux combattants entrainés à l’ancienne dans la voie du zen. Les arts martiaux, du combat à mains nues au sabre, sont nettement supérieurs à la boxe brute que le Blanc a pu pratiquer. Lui cogne – mais il ne peut pas en placer une ; le Japonais esquive et contre – envoyant à chaque fois le bulldozer à terre. Le conflit est marqué entre traditions et modernité, Japon profondément enraciné et superficialité yankee, sens de l’honneur et du travail bien fait ou affairisme sans scrupules. Le combat dans la maison Yoshida atteint une dimension planétaire, confrontation de l’existence spirituelle et de la production industrielle. Toru et Hideo sont les deux faces d’un même Japon : celui qui défie, en 1982, l’Amérique sûre d’elle-même, et l’autre, qui poursuit son chemin.

Le Yankee loser découvre l’honneur, la discipline et le devoir : tout ce que sa propre société laxiste et affairiste après Kennedy a laissé proliférer, au contraire du Japon. Le fric, la cogne, la baise. Rick devient expert en arts martiaux parce qu’il est patient et encaisse. Après avoir tenté de voler le sabre, il ne le peut et demande au maître de l’enseigner. Il se prend d’amitié pour Jiro, le garçon de 7 ans qui veut devenir guerrier mais commence par laver par terre, vider les poubelles et faire la lessive ; il se prend d’amour pour Akiko, la fille survivante, qui s’entraîne elle aussi.

Et puis c’est le duel : Hideo enlève Akiko, la fille de Toru. Le maître décide d’aller la récupérer au siège même de l’entreprise. Muni de son sabre et d’un arc, il descend un à un les gardes trop zélés et pénètre la forteresse bien gardée comme on investit un château samouraï. Les sbires, forts de leur groupe et de leurs armes automatiques, ne font pas le poids face à un expert ès arts martiaux déterminé, aidé d’un Rick qui ne dédaigne pas, lui, d’utiliser les armes mêmes de l’ennemi, en bon Américain épris d’efficacité.

La fin voit un duel au sabre entre les deux frères avant que le sbire personnel et colérique d’Hideo ne tire au pistolet sur Toru et le blesse à l’épaule. C’est une tache sur l’honneur du duel et son maître le décapite d’un coup de sabre bien ajusté. Rick reprend le défi et c’est beaucoup moins beau. Tout est bon pour gagner, à l’américaine, et les meubles volent tandis que les sabres se croisent beaucoup moins. Mais le Yankee réussit à trancher d’un coup la tête d’Hideo jusqu’au cou, joli coup qui lui permet de l’emporter. Car, en affaires, l’efficacité yankee reste supérieure à celle des nouveaux venus japonais – tel est le message subliminal de l’époque. Désormais « tatamisé », Rick le boxeur loser va probablement épouser la fille du maître, être un père pour le petit Jiro, et prendre sa suite des traditions dans le seul pays qui lui ai appris à vivre.

Ce n’est pas un grand film, il est plutôt daté, et la coiffure de Scott Glenn est ridicule. Mais la leçon est intéressante : l’Amérique, défiée dans les affaires au début des années 1980, se remet en cause ; elle cherche dans les traditions japonaises le secret de leur réussite. Et cela est assez réussi.

DVD A armes égales (The Challenge), John Frankenheimer, 1982, avec Scott Glenn, Toshiro Mifune, Donna Kei Benz,  Atsuo Nakamura, Calvin Jung, Clyde Kusatsu, Sab Shimono, Carlotta films 2018, 1h45, standard €8.50 blu-ray €10.74

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Alexis Ruset, Pour que la mort ne crie pas victoire

En souvenir de la boucherie de 14 et des badernes qui menaient au combat jusqu’à la dernière heure, en souvenir de ceux de l’arrière – pas les meilleurs – une réédition de cette note sur le roman d’Alexis Ruset que j’avais bien aimé à sa parution en 2017.

Ce roman paysan d’une belle langue, écrit et composé par un agrégé de lettres qui fut haut-fonctionnaire, se passe entre 1913 et 1919. Il a pour cadre ce monde enfui des villages agricoles des Vosges lorraines, la vie terre à terre parmi les bêtes, les superstitions et les rancœurs remâchées des ignorants. Car le monde d’hier était celui de la tradition, des habitudes, de la norme.

Non, ce n’était pas « mieux » avant ; ce n’était ni pire, ni meilleur qu’aujourd’hui et que demain, simplement différent. Un nabot venu de l’Alsace allemande est à la fois le diable et le bon dieu, il est très laid, difforme, bas sur pattes, abandonné à la naissance ; il chevauche un bouc puant aux yeux jaunes et parle un sabir à peine compréhensible pour le patois typé des gens d’ici. Mais il guérit les maladies que les docteurs ne savent pas et soigne les animaux comme s’il les comprenait. Il n’a pas de nom et on l’appelle « le petit homme ». Sa simple présence est une insulte pour tous : pour les pochards qui lui envient sa tempérance, pour les ignares qui lui envient son savoir, pour le vétérinaire qui voit sa clientèle se détourner, pour le curé qui soupçonne Belzébuth… Ne l’a-t-on pas vu un soir enfiler son bouc et ce dernier bêler de contentement ? C’est du moins ce qu’on dit, Untel ayant un copain qui en a vu un autre disant le tenir d’Unetelle.

Seuls Joseph, patriarche lorrain droit comme un chêne et respecté de tous, et son fils Octave, forgeron aux muscles développés qui défie quiconque à la boxe sans aimer se battre, protègent le petit homme. Jusqu’à ce que la guerre arrive, celle de 14 qui durera quatre ans, la guerre la plus bête, déclenchée par des imbéciles pour des motifs idiots, et qui va saigner la France et l’Europe pour des générations, datant sûrement son déclin. Tous sont mobilisés, sauf les malingres, les maladifs et les bancroches. Ceux-là mêmes qui trouvent plus valorisant d’exciter la haine contre le bouc émissaire tout trouvé de leur déficience : celui qui n’est pas de chez nous, celui qui parle barbare, celui au savoir qu’on ne comprend pas – donc diabolique.

Octave part à la guerre, comme les meilleurs, et les fluctuations du front dans les premiers mois permettent aux Allemands d’investir le village. La veulerie des faibles se déploie alors à plein et le petit homme, qui a eu le malheur d’être charitable à un sergent français blessé, est trahi par l’instituteur et le vétérinaire, aidés d’un soûlard invétéré. Tiré du grabat en chemise un matin par une escouade allemande guidée par l’ivrogne, le petit homme est amené sous un chêne où il est pendu, son bouc abattu. Joseph, qui venait s’interposer, est tué. Et toute la population venue en badaud lyncher lâchement l’anormal porte désormais le poids du péché.

Octave, bien qu’à la guerre, ne songe qu’à ne pas laisser le forfait impuni. Il distillera son œuvre, de permission en permission et la mort, avide, accomplira cette expiation. Mais elle ne doit pas crier victoire. Même la guerre la plus con ne doit pas éradiquer la vie. Celle-ci doit renaître, obstinée, malgré les malheurs. Le monde n’est ni bien, ni mal, il est mêlé. Et pour qu’il continue, la vie doit être privilégiée. L’inclination, l’amitié, l’amour, sont là pour cela. Octave ne reviendra pas mais il aura un autre but que la simple vengeance ; il aura aimé une femme et laissé un journal du front ; il s’est fait un ami et l’offrira à sa sœur pour mari. Le rance et la rancœur seront balayés par la victoire. Celle des armes et celle des cœurs.

« Si je veux que justice soit faite, c’est d’abord pour que la mort ne crie pas victoire. Elle m’a tout pris, mon père et le goût de vivre. Elle a fait du berceau de mon enfance le cercueil de mes espérances et de moi un homme vieux en poignardant dans le dos ma jeunesse à coups de lâchetés, de crimes et de trahisons. Et ça ne lui suffit pas » p.148. C’est à chacun de la combattre pour faire reculer l’obscurité du néant qu’approchent dangereusement la peur, la superstition et l’ignorance. Le goût de vivre, les liens amoureux et la raison peuvent aider à remonter la pente facile de l’abandon aux forces de mort.

Entre Genevoix et Flaubert, Alexis Ruset use d’un riche vocabulaire pour nommer précisément les choses, il parsème ses dialogues d’expressions de patois, il nous fait vivre l’époque et les personnages en cet anniversaire séculaire de la pire guerre européenne qui fut jamais. Tout cela pour nous enseigner combien la vie importe, et que le positif des gens peut surmonter la pente facile mais mortelle d’accuser, de haïr et de tuer.

Alexis Ruset, Pour que la mort ne crie pas victoire, 2017, éditions Zinedi, 215 pages, €20.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Guy Lagorce, Ne pleure pas

Notre société a-t-elle émasculé l’homme ? Laisse-t-elle encore une place à ceux qui ont en eux cette agressivité première qui fait combattre et entreprendre ? Dix ans après 1968, l’auteur (ancien athlète du sprint devenu journaliste sportif et écrivain) pouvait se poser ces graves questions.

Thomas, jeune homme de bonne famille, termine des études de vétérinaire et participe à des championnats universitaires de boxe. Le grand-père, propriétaire en Dordogne, élève des vaches et des oies qu’il gave pour le foie gras. Le père est professeur – évidemment de gauche et bien-pensant. La famille habite le 5ème arrondissement près du Panthéon. Aisance et conformisme : être de gauche à la fin des années 1970 est à la mode (et cela durera une génération). Sans réfléchir, par réflexe de Pavlov, on s’indigne et on manifeste – avec grande naïveté et parfaite bonne conscience. C’est l’air du temps ; il faut être quelque peu anormal pour y échapper… Et c’est toute l’ambiguïté de l’histoire : peut-on être humainement autre sans être socialement autre ?

L’histoire qui est contée oppose deux mondes : « les hommes » forts, virils, sûr d’eux-mêmes mais violents ; et « les femmes » faibles, pleurnicheuses, inconscientes mais vicieuses. En images, cela donne cheveux courts et cheveux longs : Thomas, le boxeur noir, le gauchiste bouclé et l’entraîneur contre le père prof, le gauchiste mou et les femmes. Marc, le petit frère de 13 ans, n’est encore ni homme ni femme. Il garde les cheveux longs de l’enfance mais son corps se développe et se muscle, comme le remarque le grand-père. Dans cet univers tout de noir et blanc, il est le trait d’union, à la fois l’avenir qui s’affirme et le présent qui observe. Il est un peu l’œil du spectateur. Il est impliqué parce qu’il réagit affectivement et intellectuellement aux personnages et aux situations, mais est préservé par son âge.

A Thomas, tout réussit : les études, la boxe, les filles, l’admiration de sa mère et l’adoration de son frère. Cela parce qu’il « en veut », qu’il mord la vie à pleines dents comme le grand-père l’a fait – et le fait encore, ce qui le garde vert. Est-ce l’époque ? cette agressivité qui le fait réussir parfois déborde. Thomas, pris de rage, ne se contrôle plus : il gagne les combats de boxe moins par la technique que par la hargne ; il rosse en excès de petites frappes (aux cheveux longs) qui venaient de dévaliser une vieille, il chasse avec brutalité les campeurs plutôt gauchistes sans les écouter et, comme ils se rebiffent, il brûle leur voiture.

Il est dans la démesure. La violence est bénéfique lorsqu’elle s’applique à sa propre paresse et au laisser-aller des autres ; elle bascule dans le maléfique lorsqu’elle rompt ses digues et s’exprime pour elle-même. Thomas montre sa force, mais ne sait pas s’arrêter. Sans contrôle, il dérape. Ce sera sa perte. Un acte disproportionné entraînera une riposte qui aura de désastreuses conséquences. Dans une manif, Thomas est reconnu par le gauchiste dont il avait incendié la voiture. Il est tabassé par plusieurs lâches et, dans la bagarre, il se fait violemment heurter par un car de police qui reculait. Colonne vertébrale brisée, il est paralysé et ne retrouvera jamais l’usage de ses jambes.

Courageux, il va alors jusqu’au bout de sa logique. Refusant d’être ce faible, dépendant du collectif, que la société post-68 l’encourage à devenir, il décide de mourir. Pour lui, la vie c’est la force, la puissance humaine dans sa plénitude. Vivre diminué ne l’intéresse pas. Il ne veut pas demeurer assisté, faible, passif. Il chassera sa petite copine conformiste qui, décidément, ne veut pas le comprendre ; il horrifiera son grand-père pour qui la vie est un bien sacré qu’il ne faut perdre que de façon naturelle. Son petit frère, après bien des débats, acceptera de l’aider à mourir – et deviendra un homme par la même occasion.

Datée, cette histoire marque un refus : non à la permissivité, au laisser-faire, à l’impunité née de la lâcheté sociale. La société, comme chacun, doit se défendre contre les parasites qui la sucent et contre les asociaux dont l’égoïsme est roi, contre tous ceux qui prônent l’utopie et font régner l’anarchie. Une histoire « en réaction » à l’époque, perçue comme telle à la sortie du film.

Mais cette histoire ne saurait être vue sous ce seul aspect politique de circonstances. Les liens entre grand et petit frère sont rarement décrits au cinéma comme en littérature. Ils sont exposés ici avec pudeur et efficacité. Oui, il y a de l’amour entre garçons du même lit, entre aîné et cadet. Quant au cheminement de la démesure, au basculement périodique dans l’excès, il fait de cette histoire une tragédie : le spectateur sait que cela va mal finir – et cela finit mal. Les bonnes intentions des personnages se retournent contre eux : la lutte légitime contre les loubards se termine par une engueulade paternelle au commissariat, le « défense de camper » du grand-père en incendie de voiture, la volonté de Thomas de « ne pas se laisser faire » à sa rupture avec Clémentine, sa fiancée sans pépins, le désir du gauchiste de donner une leçon à Thomas mène à l’accident… On peut même aller jusqu’à dire que l’amour de Thomas pour son frère le conduit à disparaître. Le petit serait-il devenu pleinement un homme, sous l’ombrage du grand dans la plénitude de sa force ? A l’inverse, n’aurait-il pas perdu l’exemple de la virilité à assister Thomas paralysé ?

Lorsque Marc, 13 ans, revenu de l’hôpital où Thomas lui a fait apporter une boite noire contenant les pilules mortelles, enfile le short de boxe et les gants de son frère – on y croit. Surtout lorsque les muscles de sa poitrine, trop jeunes, se crispent devant la glace, puis qu’il s’allonge, ainsi revêtu, sur le lit fraternel. On devine qu’il prend la place de l’absent. Et c’est bien l’essentiel.

Guy Lagorce, Ne pleure pas, 1978, Grasset, 204 pages, €17.90 e-book format Kindle €7.99

Téléfilm Gaumont/TF1 sans DVD, Ne pleure pas de Jacques Ertaud, 1978

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Erevan après midi

La promenade qui suit dans Erevan nous mène jusqu’à la statue de bronze de Komitas, dans un jardin. Sur la place de France stationnent deux voitures de flic, des japonaises puissantes de marque Toyota. Les policiers portent de curieuses casquettes aux visières en assiette démesurée sur la tête.

L’opéra, vu de haut ce matin, dresse là ses pierres grises, tristes pour faire sérieux, suivi d’une grande esplanade de béton où les skateurs évoluent à la mode tandis que les vieilles gens les regardent, assis sur les bancs tout autour. Une affiche propose un spectacle de boxe, sport très couru en Arménie pour sa virilité prolétarienne et l’étalage des muscles de travailleur.

Un peu plus loin, devant un bassin fleuri, la statue hilarante du pianiste compositeur Arno Babadjarian date de la période soviétique. Il s’étire en arrière dans un envol de bras théâtral. Un piano en buis vivant a été reconstitué juste auprès.

Puis nous arrivons place Aznavour. Charles Aznavourian, né à Paris en 1924, est d’origine arménienne. Il débute sa carrière en 1941 par un tandem avec Pierre Roche. Il rencontre ensuite Édith Piaf qui sera une des premières à reconnaître son talent et à l’aider. Ses chansons font presque toujours référence à l’amour. Il a joué dans soixante films. Chantant dans cinq langues, il est l’un des chanteurs français les plus connus dans le monde et il a sa place ici. Un taureau de fer défie la foule tandis qu’une gigantesque araignée faite de récupérations métalliques menace le passant de ses crochets.

Le quartier central chic est en pleine rénovation. Au croisement des rues Pouchkine et Abovyan, d’immenses immeubles d’appartement dans le style Bofill s’élèvent, les plus chers d’Erevan. Il faut compter entre 3500 et 4500 $ le mètre carré. La diaspora y investit, ce n’est certes pas un mauvais placement s’ils font un emprunt en Arménie, où l’inflation avoisine les 9% cette année. Tout ce qui est rare est cher et le récent en centre-ville pour un petit pays en plein essor, restera rare, donc cher.

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