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William Boyd, Orages ordinaires

Nous sommes à Londres après la crise financière. Un jeune anglais divorcé d’une jument hystérique américaine (pléonasme) revient dans son pays pour trouver un poste de chercheur en climatologie. Il sort à peine d’un entretien lorsqu’il lie connaissance avec un convive dans un restaurant. Une brève conversation s’échange, le quidam acquitte son addition et quitte la salle. Il a oublié un dossier sur son siège. Comme tout le monde, Adam Kindred, le jeune chercheur, veut lui rapporter. Rendez-vous est convenu le soir même par téléphone. Lorsqu’Adam arrive à la résidence sécurisée de l’oublieux, il laisse son nom et son adresse à l’entrée, monte à l’étage, voit la porte entrouverte, puis son interlocuteur un couteau à pain planté dans la poitrine qui lui fait signe d’approcher…

C’est ainsi qu’un jeune homme se trouve embarqué dans une histoire qui pourrait arriver à n’importe qui. Tout laisse soupçonner qu’il est le meurtrier, y compris sa panique en entendant du bruit sur le balcon. Rentré à son hôtel, ne voilà-t-il pas qu’un inconnu dans la rue l’interpelle ? Il ne se laisse pas faire et va désormais entrer dans l’ombre. Comment faire pour disparaître ? Dans une grande ville comme Londres, c’est assez facile : il suffit de ne plus être immatriculé nulle part. Exit téléphone portable, carte bancaire, compte en banque, carte de transport, immatriculation de véhicule, adresse, sécurité sociale. Quand vous n’êtes plus aucun des numéros, vous n’existez plus. Vous passez sous le radar du système. Vous êtes un sans domicile fixe, vivant d’expédients, mais libre et invisible.

Être intelligent ne nuit en rien à la clochardise, au contraire ! Adam trouve un square coincé à l’entrée d’un pont d’un quartier chic. Un buisson le rend invisible à tout le monde, très proche et ignoré à la fois. Mendier le rend presque riche, fréquenter une « église » parmi toutes celles qui pullulent permet un repas chaud (après un interminable sermon) et des rencontres utiles. Se laver dans les toilettes des gares, même payantes pour la totale, est à la portée de n’importe qui. C’est ainsi que l’on se reconstruit une identité, que l’on échappe aux préjugés policiers et – surtout ! – aux officines privées qui vous cherchent pour vous faire disparaître pour d’obscures raisons.

William Boyd côtoie sans cesse le roman policier dans ce roman littéraire. Il continue d’analyser la société anglaise, désormais hantée de fric, égoïste et médiatique au point que quiconque ne joue pas le jeu disparaît de la scène officielle en un clin d’œil. La différence avec le genre policier est que sa conclusion reste romanesque : pas de fin à l’enquête ni aux personnages. Ils sont laissés en plan sans conclusion. On ne sait même pas si ni pourquoi certaines officines des services secrets étaient impliquées. Tout reste possible, au contraire du happy end des thrillers ou des enquêtes dans le modèle consacré. Adam Kindred se trouve mêlé malgré lui à une affaire de tests en phase III pour homologuer un médicament attendu contre l’asthme. Des morts inexpliquées de cobayes, des enfants humains, pourraient compromettre le dossier. Est-ce pour cela que le chercheur responsable a été tué ? Kindred, pour sa seule défense, va chercher à fouiller, regarder l’informatique d’hôpital, impliquer un journaliste, jouer sur Internet, manipuler le système boursier… C’est l’ensemble du réseau alternatif qu’il va actionner pour échapper à la toile officielle qui cherche à l’immobiliser.

Adam Kindred est un universitaire spécialiste des nuages, qu’il sait faire tomber en pluie. Il aime les femmes et ne résiste pas à baiser qui lui plaît, après les préliminaires de sa génération. Il n’est pas indifférent aux enfants et ne peut s’empêcher de savoir ce qu’est devenu celui qu’il a apprivoisé et dont la mère, une demandeuse d’asile pakistanaise faisant la pute, l’a aidé et en est morte. Son nom, Kindred, signifie similaire, parenté, ressemblance. Autrement dit le parfait quidam, interchangeable, dans la société réduite des années 2000. Et pourtant la société hyper individualiste, égocentrée, à l’élitisme friqué et qui court à la catastrophe sans le savoir, comme un Titanic du XXIe siècle, recèle bien des surprises. « A savoir que les myriades de liens entre deux existences discrètes – proches, distantes, se chevauchant, se frôlant – sont là presque entièrement inconnues, inaperçues, un immense réseau invisible de l’à-peu-près, du quasiment, de ce-qui-aurait-pu-être. De temps en temps, dans la vie de tout un chacun, le réseau est entrevu, un court instant, et l’événement reconnu avec un cri d’étonnement ravi ou un frisson d’inconfort surnaturel » p.493.

Un bon roman, avec une histoire, une psychologie, de l’action, qui se lit avec fluidité.

William Boyd, Orages ordinaires, 2009, Points Seuil avril 2011, 498 pages, €7.60

Existe aussi en audio-livre, 2CD, Audiolib, octobre 2010, €21.85

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Richard North Patterson romance le système judiciaire américain

Article repris par Medium4You.

L’affaire Strauss-Kahn est traitée dans les romans judiciaires américains. ‘Pour les yeux d’un enfant’ parle de viol d’une journaliste dans une chambre d’hôtel… Comment prouver que c’est vrai… ou faux ? Suspense.

Ancien avocat puis procureur de l’Ohio, fonctionnaire de liaison entre la SEC (l’autorité des marchés financiers américains) et procureur du Watergate, militant du parti Démocrate, ami de Ted Kennedy et heureux père de cinq enfants, Richard North Patterson est également l’auteur depuis 1979 de roman policiers juridiques. Outre qu’ils donnent une description précise et vivante du système judiciaire en vigueur aux États-Unis, ils ont pour particularité d’être très bien écrits et d’offrir une psychologie fouillée des personnages. Il a vendu 25 millions d’exemplaires de ses 15 romans, ce qui lui permet de vivre entre la baie de San Francisco et Martha’s Vineyard, deux lieux qu’il décrit parfois dans ses livres.

Ceux que je préfère dans le lot sont anciens, mais on les trouve encore – c’est dire ! Le temps qui vinifie donne aussi sa patine aux vraies œuvres. ‘Degré de culpabilité’ (Degree of guilt, 1993) et ‘Pour les yeux d’un enfant’ (Eyes of a child, 1994), racontent chacun un procès, mais mettent surtout en scène un père et son fils. C’est profond, émouvant et vrai. L’expérience a d’ailleurs été vécue telle, Richard North Patterson ayant obtenu la garde de son premier fils adolescent après un divorce. « Être un parent solitaire, dit-il dans une interview, a été probablement l’expérience la plus importante de ma vie d’adulte. »

Dans ‘Pour les yeux d’un enfant’, on interroge le fils de 16 ans : « Qu’est-ce qui te fait dire que Chris a été un bon père, Carlo ? – Il a toujours été très présent. Carlo parlait d’une voix un peu rauque. J’ai toujours su à quel point je comptais pour lui. Caroline sourit. – Que veux-tu dire par ‘il a toujours été très présent’ ? – Pour l’école, pour mes matches, pour me conduire là où je devais aller, et puis pour parler. » p.585 En quelques phrases, voici résumé tout un traité d’éducation et de psychologie, en plus clair et plus efficace : un gamin a besoin qu’on s’intéresse à lui, qu’on se préoccupe de qui il est et de ce qu’il fait, ni plus, ni moins.

La seconde expérience est probablement celle d’écrire, de fouiller les personnalités, d’accuser les caractères tout en conservant les nuances qui donnent la couleur de chaque individu. « Écrire, c’est réécrire », dit-il encore, « écrire est difficile et doit être maîtrisé. » Il se défend d’écrire des énigmes policières, ce qui tend à faire croire que le monde est un endroit logique où des solutions peuvent être trouvées à tout. Il préfère les romans qui prennent la loi pour prétexte car ils explorent les territoires moralement ambigus du crime, du mensonge et de leurs motifs. La clé est l’empathie : pour les victimes comme pour les bourreaux. Non pour les excuser, mais pour observer leurs ressorts et analyser les passions qui les meuvent, avec cette surdétermination de l’humain qui met de la valeur partout.

‘Nulle part au monde ‘(No safe place, 1998), paraît à Richard North Patterson le type même du livre qu’il aime à écrire, son « meilleur et le plus accompli », l’exploration la plus complexe d’un rôle d’homme. Le sénateur Kerry Kilcannon, d’origine irlandaise comme l’auteur, est candidat démocrate à la Présidentielle. Sa campagne se heurte aux minorités violentes anti-avortement et pro-armes à feu. Tout est bon pour casser sa campagne… jusqu’à la manipulation du secret professionnel et du fanatisme. L’instrument du destin sera un gamin mal grandi, que le héros se reproche de ne pas avoir accueilli le jour où il avait besoin. Du grand art dramatique !

Richard North Patterson est un auteur américain à lire. Ses qualités d’écriture captivent le lecteur et le pavé que représente chaque livre est avalé sans s’en apercevoir. Il montre aussi un autre visage des États-Unis, que nous avions oublié : celui qui se préoccupe de l’homme plus que du business, de l’épanouissement des enfants plus que de l’égoïsme des adultes. Je n’ai cité que trois livres, mais les autres sont tout aussi attachants.

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Arnaldur Indridason, La voix

On a assassiné le père Noël ! Même en Islande, pays de la glace et du feu, cet incident ne passe pas inaperçu. Mais point de cellule d’aide psychologique pour les enfants déçus, on n’est pas dans la France du care aubryste. La compassion est plus subtile au pays des sagas et des poèmes skaldiques. Elle consiste en une enquête à la Maigret, avec tâtonnements et fausses pistes, toujours dans la psychologie.

C’est que l’aujourd’hui dépend d’hier et qu’hier n’a pas été toujours innocent. Qui était donc ce père Noël, dans le civil portier d’hôtel effacé vivotant au fond d’un cagibi depuis vint ans ? Pour quelle raison l’a-t-on tué ? Le sexe ? L’argent ? La réputation ? Ces trois motifs récurrents de tous les meurtres sont examinés tour à tour.

Le grand hôtel de Reykjavik s’emplit de touristes venus apprécier la bonne neige et la tempête hivernale, tout en se gavant de mouton fumé, de bière hors de prix (la plus chère du monde, dit l’auteur en 2002) et en se déguisant des fameux pulls islandais qui ne sont guère portables autrement, sinon dans l’Himalaya. Le criminel est-il un touriste de passage ? Un collègue de l’hôtel ? Une pute attirée par la foule des michetons ? Quelqu’un d’autre entré ici comme dans un moulin ?

Le commissaire Erlendur est un taiseux. Il cache en ses profondeurs un drame qu’il a peine à sortir. Divorcé depuis vingt ans, il a délaissé ses enfants (dans ce roman, on apprend pourquoi) et sa fille, qui vient le voir quand même, s’est droguée et a perdu un bébé. Pas simple de se dépatouiller des vies des autres lorsque la sienne n’est déjà pas claire… C’est tout le sel de cette enquête, menée en lieu clos et en six jours – comme dans la Bible. Le septième jour est Noël, où chacun se retire en famille, comme il se doit.

Flanqué de ses adjoints l’inspecteur Sigurdur Öli, qui n’a jamais pu avoir d’enfant jusqu’ici, et de l’inspectrice Elinborg, qui suit le procès d’un enfant battu, le commissaire Erlendur patauge mais avec méthode. La lumière se fait peu à peu, d’indices en indices. L’enfant est ici le thème du livre : enfant désaimé, enfant prétexte, enfant modèle, enfant repoussoir, enfant poupée… Certains pères exigent de leur enfant qu’ils deviennent le modèle qu’eux-mêmes ont dans la tête, la réalisation qu’ils n’ont pu accomplir. D’autres se servent de leur enfant comme d’un punching ball dans les moments de stress, ou de faire-valoir social quand ça les arrange. A moins que ce soit la mère, effacée en apparence, en retrait ou décédée, qui soit finalement responsable de tout ce qui arrive.

La voix du titre français est celle d’un soliste de douze ans. Elle ouvre et clôt le livre. Un bien beau livre où la psychologie atteint des profondeurs qu’on ne trouve plus guère en France.

Arnaldur Indridason, La voix, 2002, Points policier, Seuil 2008, 401 pages, €7.12

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Filles et garçons au Japon

Nul doute que la société japonaise change : je l’ai vu en 15 ans. Il suffit de revoir par exemple le film d’Ozu, « Le goût du saké » qui date de 1962, pour constater que ce changement n’est pas nouveau mais constant, avec le monde.

Le film montre un Japon de la fin des années cinquante, défait militairement, devenu productiviste et consommateur. La jeunesse ne rêvait alors que d’individualisme, d’appareils ménagers et de clubs de golf. Les traditions se perdaient et les vieux maîtres n’étaient plus reconnus ni récompensés dans leur vieillesse. Les familles éclataient déjà. Chacun tendait à vivre seul – hantise des hommes japonais dont toute l’éducation a été à l’inverse : maternés durant leur enfance, servis dans l’entreprise comme au bar, servis chez eux par leur femme et leur fille mineure, au pouvoir dans la société. Or, le modernisme, dès 1962, faisait que leurs secrétaires les quittaient pour se marier, leurs filles aussi : rien n’allait plus… Ozu est un bon sociologue.

Le visiteur constate le changement en observant garçons et filles dans leur comportement aujourd’hui. A Nara, Horyu ji, ce sont des centaines de collégiens des deux sexes, de quatrième et troisième selon nos classifications, qui envahissent les allées. Ils sont divisés par classes numérotées de 1 à 4 matérialisées par des panneaux portés par des accompagnatrices. Toujours l’appartenance au groupe, ainsi proclamée. Mais les filles sont mêlées aux garçons sur un pied d’égalité, pas comme dans le film d’Ozu un demi-siècle avant.

Les traditions des années cinquante subsistent, mais la jeunesse joue avec. Si le pantalon noir des garçons ne peut avoir pour seule fantaisie que d’être parfois « taille basse », à la mode, la chemise blanche se porte sous toutes ses formes : avec ou sans tee-shirt, avec ou sans cravate, le col ouvert d’un bouton discret ou débraillé jusqu’à quatre.

Un gavroche à visière a la chemise sortie du pantalon. C’est un moyen pour lui d’affirmer son identité à l’intérieur des uniformes. Aujourd’hui, les normes officielles sont relâchées et le « déviant » est accepté officiellement (ce qui veut dire par le gouvernement et par les professeurs, sous la pression de la société). Mais dans certaines limites : pas question de cheveux jaunes ou de téléphones portables, ni de chaînes au cou à l’école, ni le droit de porter autre chose que les éléments indispensables de l’uniforme, chemise blanche et pantalon noir ou jupette pour les filles. La cravate, en revanche, n’est pas exigée.

Elle l’est même tellement peu que le boutonnage de la chemise des garçons est laissé à l’appréciation du climat et des hormones.  Ou de la mode américaine du décolleté pour laisser admirer son teint de pêche et sa peau de bébé. Les Asiatiques sont à l’aise dans cette norme de l’éphèbe : bronzé naturellement et sans poils. Le stoïcisme d’être peu vêtu dans le frais ou sous la pluie est apprécié au Japon, trait culturel de « virilité ». Le Franciscain portugais Luis Frois, qui a vécu plus de 30 ans dans le pays au XVIe siècle, constatait déjà que les enfants « d’Europe sont élevés avec beaucoup de câlins et de douceur, de la bonne nourriture et de bons vêtements ; ceux du Japon à moitié nus et presque privés de tendresse et d’attentions » (Traité de Luis Fros, 1585, traduction française éd. Chandeigne 1993).

Les filles sont toujours habillées de façon plus stricte, plus « tenues » par une société qui reste machiste, mais elles aiment aussi « souffrir » et « transpirer » comme les garçons, selon les valeurs de discipline japonaise. Midori, la petite amie du héros de « La ballade de l’impossible » de l’écrivain Haruki Murakami (1987), explique pourquoi elle a eu le tableau d’honneur à l’école : « justement parce que je détestais cette école à en mourir. C’est pour cela que je n’ai jamais manqué. Je ne voulais pas m’avouer vaincue. Je me suis dit que ce serait la fin si j’abandonnais. » (p.97) Serrer les dents, voilà du stoïcisme moins physique que rester en chemise sous la pluie, mais non moins révélateur d’un trait de la personnalité japonaise, valable pour les deux sexes. Ce qui n’empêche pas les filles d’avoir des gestes que les garçons n’auront jamais, même les mignons efféminés. La conscience des limites existe ici plus qu’ailleurs.

Aujourd’hui, les jupettes plissées noires des collégiennes ne tolèrent aucune fantaisie, le corsage blanc ne dégage pas le cou mais reste noué par un lacet. Elles portent de grosses chaussettes dont le noir tente d’amincir leurs mollets arqués peu esthétiques. Ces jambes arquées, que les garçons n’ont pas, seraient dues à la position assise, socialement seule acceptable pour les filles : à genoux. Les garçons peuvent s’asseoir en tailleur, le sexe toujours protégé de short ou pantalon – pas les filles, dont la jupe reste ouverte. D’où cette déformation des jambes.

Sorties de l’âge ingrat, nettement plus sévère au Japon pour les filles que pour les garçons (c’est l’inverse en Angleterre), les jeunes femmes peuvent être très belles,. Vers 17 ou 18 ans elles arborent le corps souple d’une liane et les traits fins. d’une miniature d’ivoire Elles sont souvent séduisantes dans leur façon de parler et de s’intéresser à vous, comme la jeune aubergiste de Dorogawa qui a flirté quelques minutes avec chacun des mâles du voyage – ou presque.

Ozu, Le goût du saké, DVD

Haruki Murakami, La ballade de l’impossible (1987), Points Seuil

Traité de Luis Fros, 1585, traduction française éd. Chandeigne 1993

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John Connolly, Les anges de la nuit

Article repris par Medium4You.

Nous sommes aux États-Unis et des tueurs s’entretuent. Le thème a quelque chose d’original qui renouvelle le genre. Il n’y a pas les bons et les méchants, mais des méchants dont certains le sont plus que d’autres. Peut-être ne sont-ils pas ou plus aveuglés par leur haine ou leurs passions ?

Nous avons un couple en noir et blanc – deux hommes – à qui le mentor propose les cibles. Exécution, sans discussion. Quiconque hésite ou se découvre des états d’âme est mort, c’est le métier qui veut ça. De ce boulot, on ne décroche pas, on meurt littéralement à la tâche… Les spécialistes s’appellent les Faucheurs.

Engagés le plus souvent par des hommes d’affaires, parfois par des mafieux, il arrive que des agences gouvernementales externalisent le travail salissant. Depuis que le terrorisme est devenu priorité numéro un, on n’est plus regardant. Mais quand un prédateur veut se venger, les missions prennent un tour inattendu et la manipulation se perd dans un labyrinthe.

C’est bien sûr ce qui arrive aux deux tueurs les plus sympathiques de tout le roman noir. Louis et Angel s’aiment, on ne sait trop pourquoi. L’auteur s’est attaché à décrire Louis depuis son enfance de négro dans le grand sud (tout un poème de haine apprise des petits blancs aussi cons que leur petit pois de cerveau le leur permet) jusqu’au bel adulte athlétique et impassible qu’il est devenu. Un vrai pro depuis qu’à 15 ans il a descendu le baiseur de sa mère, qui l’avait tuée. Il ne s’est pas fait prendre, faute de preuves. Mais on n’a pas besoin de preuves dans le grand sud raciste : être noir suffit. La loi de la jungle exige de tuer ou d’être tué, parfait darwinisme social de la bête Amérique.

C’est ainsi que l’on devient pro, s’accoquinant avec Angel, dont on ne sait d’où il vient ni comment il est devenu ce qu’il est, sauf que son père soulard l’abusait, puis le vendait à des gens de passage pour boire encore. John Connolly, Irlandais, entre dans la psychologie des personnages. Il le fait plus ou moins bien, avec plus ou moins de détails, selon son bon plaisir. Nul n’est tué sans avoir préalablement récité sa vie au lecteur. Il en apprend de belles !…

Sauf un premier chapitre incongru qui peine à entrer dans l’intrigue, le reste suit avec fluidité. L’auteur ne manie pas l’humour anglais, ni la grosse ficelle amerloque aux clins d’œil appuyés vers la classe popu bourrée de bière et de hamburgers. Non, il manie l’ironie à la française. Nombre de remarques tombent ainsi où il faut pour relancer l’attention et détendre l’atmosphère, tout en caractérisant d’un trait incisif tel ou tel personnage.

Voici donc Louis et Angel traqués par Bliss, un tueur ex-collègue de Louis qui a trahi, a été explosé, s’en est sorti non sans séquelles et s’est planqué jusqu’ici pour se venger. Il est habile, caméléon, retors. On l’appelle le tueur des tueurs. Un contrat pour le couple tourne mal, c’est un piège. Comment vont-ils s’en sortir, un moment désarmés dans la forêt alors qu’ils sont entourés de quinze ennemis ? Suspense.

Un très bon suspense, surtout vers la fin.

John Connolly, Les anges de la nuit, 2008, Pocket thriller 2010, 454 pages, €6.93

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Alix orphelin du 21 janvier

Le 21 janvier sont morts nombre d’illustres : Louis XVI a perdu la tête en 1793, Lénine la vie en 1924 (il avait perdu la raison avant), Méliès a cessé son film en 1938, Orwell de hanter les dictatures en 1950. Et puis il y a Jacques Martin. Il a quitté le soleil et ses héros le 21 janvier 2010.

Le père d’Alix le gaulois est mort à un âge canonique, mais son œuvre demeure. La joie du créateur est de donner naissance aux dieux. Alix et Enak, héros devenus romains, ont des dieux l’absence d’ombre, la pureté des principes et l’éternelle jeunesse ; ils rayonnent. Le dessin est classique, la plastique antique et les histoires typiques. Jacques Martin obéit aux canons de l’éducation modèle du jeune garçon dans la seconde moitié du XXe siècle.

Il faut remettre les aventures d’Alix dans leur contexte. Il est celui d’une bande dessinée à épisodes, publiée chaque semaine dans le ‘Journal de Tintin’ et destinée aux 7 à 17 ans (les 77 ans ne le liront qu’à la retraite). Il est nécessaire à tout auteur pour ce public de captiver, de faire s’identifier et d’édifier. D’où l’origine diverse des personnages, Alix le Gaulois et Enak l’Egyptien, flanqué plus tard d’Héraklion le Grec. Les aventures à répétition exigent que chacun soit indépendant, donc orphelin et adopté, nantis d’une certaine fortune pour ne pas avoir à travailler. L’éthique boy-scout issue du catholicisme belge, est diffusée en même temps qu’un goût pour la morale romaine antique en usage dans les pensionnats chrétiens que Jacques Martin a fréquentés.

L’époque de cette BD (née en 1948) est à l’éducation spécialisée des jeunes garçons et Alix s’adresse moins aux filles bien qu’il ait beaucoup de lectrices ! L’amour existe, filial envers les adoptants ou les parrains, sexué à peine lorsque des filles tombent amoureuses d’Alix (Héra, Ariela, Sabina, Lydia, Samthô, Malua, Saïs). Il est amical principalement.

C’était dans les mœurs romaines, mais aussi dans l’éducation masculine des Frères des collèges chrétiens que d’exalter l’amitié. Certains y ont vu une homosexualité, pourquoi pas ? Parlons plutôt d’homo-érotisme, ce n’est pas la même chose, n’en déplaise aux con(cul)pissant en freudisme obsédé. Les psychologues modernes nous apprennent combien chaque adolescent est ambigu et préfère un temps ses pairs au sexe opposé. D’autant que les bien-pensants ont poussés de hauts cris lorsque Malua a été dessinée seins nus. Mais le concept même d’homosexualité n’existait pas dans l’antiquité (relire ‘Le Banquet’ de Platon). Les amitiés d’Alix sont sublimées et admises ; elles élèvent l’âme, comme chez Platon, Montherlant et Yourcenar.

Enak est le petit protégé d’Alix et le duo, auquel se rajoutera l’enfant grec Héraklion lorsqu’Enak grandira, est le ressort de maintes situations dramatiques. C’est parce qu’il l’aime qu’Alix se compromet pour Enak, c’est par fidélité qu’il lui pardonne sa trahison, c’est par reconnaissance qu’Enak mûri sauve Alix à son tour… L’intérêt des histoires est que les héros grandissent, comme dans la vie. Alix a environ 15 ans lorsqu’il est esclave des Parthes et dans les 20 ans au bout des vingt albums dessinés par Jacques Martin. Enak a autour de 10 ans lorsqu’il fait connaissance d’Alix dès le second album ; il aura dans les 15 ans à la fin. D’où le surgissement d’Héraklion, 12 ans, pour réinitialiser l’identification des jeunes lecteurs.

La suite post-Martin verra se figer les âges et se dégrader le dessin, les personnages passant parfois entre plusieurs mains dans le même album et la morale se faisant nettement moins vertueuse, souvent vautrée sans recul dans la complaisance d’époque. Nous voulons garder quant à nous l’image d’Alix en sa splendeur, jusqu’à ‘Ô Alexandrie’. Le reste ne vaut pas grand chose, il tombe dans la marchandisation démagogique de la série culte.

Dans les albums écrits et dessinés par Jacques Martin lui-même, chacun trouve son bonheur selon son âge : fierté d’avoir un protecteur, une sorte de grand frère sans les jalousies de famille pour Enak et Héraklion ; plaisir de protéger et d’initier les plus jeunes pour l’aîné. Le modèle est celui des pensions et du scoutisme originel où chaque âge est responsable de la formation du suivant. Il correspond assez à la psychologie enfantine qui ne prend jamais pour modèle que l’immédiatement plus âgé.

L’éducation sentimentale des amours et amitiés se double d’une éducation physique due aux aventures. Elles exigent de courir, monter à cheval, nager, pagayer, tirer à l’arc ou tirer l’épée, escalader, ramper, prendre de l’initiative. D’autant que nos héros sont volontiers frappés, assommés, enchaînés, fouettés, menacés, empoisonnés, leurs vêtements déchirés. L’âge fait préférer aux lecteurs l’action virile aux badinages avec les filles ; ils frémissent volontiers aux corps dénudés tourmentés par les pierres ou les méchants qui défoulent leurs fantasmes.

L’éducation civique est celle de Rome, civilisation contre barbarie. Certes, Rome opprime les peuples de ses marges, mais elle donne un ordre au monde et permet la culture. L’alternative à la Rome de César est l’Égypte pharaonique, dessinée en une sorte d’Allemagne tentée par le nazisme avec restauration envisagée de l’ancien régime ethniquement pur et clérical. Ou bien la Chine totalitaire, où les individus sont des pions pris dans la tradition et le bon-vouloir impérial.

Alix, enlevé tout petit à ses parents, s’est trouvé un protecteur avec le musculeux Toraya, puis un père adoptif avec le bon Graccus, enfin un modèle civique avec César. Esclave, il a été délivré par l’armée romaine. Il n’aura de cesse de devenir protecteur à son tour et chantre de la civilisation romaine. On peut y voir la métaphore de l’Europe d’après-guerre, délivrée des nazis par l’armée américaine et protégée de la barbarie soviétique par l’OTAN. On peut y voir aussi un écho de la déclaration de Philadelphie – en 1948, date du premier Alix – où l’Organisation Internationale du Travail déclare que l’être humain a une dignité intrinsèque, qu’il ne peut être traité ni comme bête, ni comme marchandise.

Mais Alix traverse les époques parce qu’il met en scène des personnages complets, des modèles d’identification pour gamins d’Occident. Il vieillit moins vite que Guy Lefranc dessiné aussi par Jacques Martin. Ce journaliste, parrain de l’orphelin Jeanjean qui fut scout à ses débuts, est bien daté.

Jacques Martin chez Castermann (mes albums préférés sont marqués de trois étoiles ***) :

1 Alix l’intrépide
2 Le sphinx d’or ***
3 L’île maudite ***
4 La tiare d’Oribal
5 La griffe noire ***
6 Les légions perdues
7 Le dernier spartiate ***
8 Le tombeau étrusque ***
9 Le dieu sauvage
10 Iorix le grand
11 Le prince du Nil ***
12 Le fils de Spartacus ***
13 Le spectre de Carthage ***
14 Les proies du volcan ***
15 L’enfant grec ***
16 La tour de Babel
17 L’empereur de Chine ***
18 Vercingétorix
19 Le cheval de Troie
20 Ô Alexandrie

Avec Alix, l’univers de Jacques Martin, Castermann, 288 pages, 2002, €33.25
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