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Loup Durand, Le Caïd

Ils étaient quatre, mais un seul émerge : Louis Manza. Mieux vaut être Corse, clanique, dur, implacable. Savoir lire et écrire n’est pas indispensable, pas plus que savoir conduire, Louis Manza n’a jamais su. Être intelligent est plus utile, en tout cas savoir jauger les hommes et se constituer un réseau pour devenir intouchable.

Outre Louis Manza, opèrent aussi entre les années 20 et 60 Paul Venture Carbone, Jo Renoso et Michel Quasquara. Les Corses ont la faim des immigrés et la dureté des ambitieux formatés par des centaines d’années de vendetta et d’obéissance fidèle au clan. Ils s’implantent dans la ville portuaire de Marseille comme la teigne sur le bétail. Le port offre de multiples possibilités de trafics, avec les colonies d’Asie et d’Afrique du nord, les liaisons avec les Amériques, du nord et du sud, la prostitution appréciée des marins.

La richesse commence par le tapin, puis le bordel, se poursuit par les hôtels, restaurants et cercles de jeux, s’amplifie avec le trafic de cigarettes avec Tanger, d’or et de piastres, avant l’héroïne, raffinée dans la région par un chimiste renommé, base de la French Connection qui va inonder les États-Unis de came dans les années 60. Ce n’est pas une mafia mais un Milieu – le Mitan comme on dit dans le sud, ce qui signifie la même chose (on parle du mitan du jour).

« Louis Manza » a-t-il existé ? La quatrième de couverture dit : « Le Caïd est à la fois un document et un récit. Document par la rigoureuse authenticité des événements relatés, récit par une nécessaire transposition de certains noms, de certaines situations. » Il est probable que le personnage est calqué sur un vrai, mais rendu « type » par l’auteur. Il le saisit à 11 ans en son milieu, la montagne de l’Incudine en Corse, où le gamin illettré mais chasseur et bon connaisseur de la nature, garde les chèvres. L’Oncle vient le voir à Zicavo, et part avec le père dans la montagne couverte de sapins noirs. « Le gosse les attendait là, rigoureusement immobile, sa longue mèche noire tombant sur le front, ses diables d’yeux fixés sans ciller sur le nouveau venu. Assis sur un rocher, il tenait le fusil à plat sur ses genoux » p.13. Un ourson mal léché, mal aimé, qui s’est fait tout seul, en sauvage insensible – à l’égoïsme mortel.

« Monté » à Marseille à ses 20 ans, et flanqué d’une palanquée de frères, dont Dominique dit Doumé son cadet, il va faire rapidement sa place au soleil. Il séduit les filles, les met sur le trottoir, achète des maisons closes, s’entend avec le Milieu. L’Occupation et les compromissions des uns et des autres permettent de juteuses relations entre flic et voyous, entre pègre et politiciens. Les socialistes engagent du monde pour contrer les communistes, le FBI américain s’inquiète du danger soviétique dans la ville. Le Milieu est ravi, les protections affluent, contre quelques menus services de porte-flingues.

Au milieu des années cinquante, les Manza sont florissants. « Aux bars, restaurants, cabarets, hôtels, à l’immense chaîne de la prostitution, aux ‘services rendus’ au FBI, à la CIA, aux polices françaises plus ou moins officielles, et encore aux appuis accordés aux partis et mouvements politiques, venaient en outre s’ajouter d’autres activités, certaines peu légales, d’autres visant au contraire à un embourgeoisement, un accroissement de la respectabilité du clan » p.256. La valse des partis à l’Assemblée sous la IVe République était propice aux petits arrangements entre amis, à la corruption généralisée, aux trafics d’influence. Les débuts de la Ve poursuivront avec la guerre au FLN et ses réseaux, puis à l’OAS. Ce n’est qu’ensuite, avec un pouvoir fort et déterminé, et l’insistant appui des Américains agacés de voir la drogue déferler sur leur sol via la pègre marseillaise, que le Milieu sera mis au pas. Non sans règlements de compte.

Aujourd’hui, une nouvelle pègre maghrébine a remplacé les Corses, et certaines mafias italiennes ont investi sur la Côte. Mais le « récit » s’arrête à la fin des années soixante avec la mort – par balles – de Louis Manza et sa fin de son empire qui, au fond, ne tenait qu’à sa personne.

Un livre captivant, où tout est vrai et tout est masqué, les noms des politiciens soigneusement cachés (Georges Ribot, Henri Tasso, Michel Carlini, Gaston Deferre, tous maires de Marseille entre 1951 et 1958 ne sont jamais cités). Mais l’analyse de la corruption du haut en bas de la société, les femmes étant le gibier qui se monnaye et se refile entre mâles dominants, les flingues étant les juges de paix.

Loup Durand, Le Caïd – récit, 1976, Livre de poche 1977, occasion €13,95

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

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Dana Ziyasheva, Choc

Le choc, c’est celui du 11ème Choc, le régiment des opérations spéciales françaises ; c’est aussi celui des parents qui ne voyaient pas leur fils dans les commandos ; c’est enfin celui (relatif) du public face à des photographies particulières… Tout commence en effet par des tirages d’appareil photo jetable confiés par un jeune homme à une boutique de la station Les Halles à Paris. Le laborantin effaré aperçoit des cadavres éviscérés, des morceaux de chair humaine dans les mains de soldats asiatiques, et un jeune Blanc qui rit derrière eux. Il prévient la police ; le client est arrêté, interrogé. Il minimise : il était avec des soldats Karen en Birmanie, c’est la coutume là-bas de manger le foie et le cœur de ses ennemis. Mais le Journal du Dimanche en fait un article sur le Blanc cannibale…

Ce « roman » est tiré d’un fait divers cité par le JDD en 1996, dit-on car il n’a pas laissé de traces sur le net : un certain François Robin devenu mercenaire en Birmanie. L’autrice, Française originaire du Kazakhstan, ex-reporter télé dans son pays puis ex-diplomate Unesco, aujourd’hui scénariste à Hollywood, raconte « après sept ans d’enquête », en plus de cinq cents pages touffues et un peu longues, au vocabulaire parfois étrange, les errances d’un fils de la petite-bourgeoisie de Troyes, patrie des andouilles, un certain François Lefebvre, devenu mercenaire au plus offrant.

Élevé dans une famille catholique sans histoire avec une mère effacée, un petit frère dans les jupes de maman et un père sportif et sans alcool, le jeune François choisit l’armée dans ce qu’elle offre de plus ardu, les commandos des services spéciaux. Après le bac, malgré l’ire paternelle, il entre dans la formation à la dure du 11ème régiment parachutiste de choc destiné à former les commandos du groupe action du SDECE, devenu DGSE. Ce régiment a été dissout en 1993 par les socialistes après la première guerre du Golfe. Le gamin de 18 ans qui intègre la formation est tout fou, fana mili comme on disait alors, malgré son bac littéraire-langue A2. Il rêve plus d’en découdre que de patrie, plus de fraternité et de famille que de massacre. Il n’est pas psychopathe mais plutôt sans limites.

Il ne sait pas se tenir. Pour aller contre son père qui ne boit pas d’alcool, il se saoule et, en permission après l’entraînement où il est bien placé dans la sélection, il pille un tronc d’église par désœuvrement et rosse les gendarmes venus l’arrêter. Il est donc viré du centre d’entraînement du 11ème Choc à Margival, qui ne tolère pas de soldats qui n’ont pas de conduite. Son ami et compagnon d’armes Olivier a lui aussi été viré, mais pour avoir dans sa famille un oncle gauchiste. La soldatesque ne tolère aucune déviance à la ligne.

François est donc sur le carreau, orné de ses pectoraux impressionnants et de sa carrure d’athlète, possédant à la perfection l’art du combat à mains nues et expert en tir de précision. La violence de son entraînement a lessivé toute personnalité en lui : il n’est qu’un outil aux mains de ses commanditaires. Il est embauché par une entreprise de sécurité – d’extrême-droite comme il se doit. Il fait aussi des piges auprès du DPS de Jean-Marie Le Pen. Au Département protection sécurité, beaucoup sont d’anciens militaires ou policiers. François est jeune et il s’en fout. Il est pour les Blancs et contre les racailles, c’est tout.

Lorsqu’il a l’opportunité d’aller exercer ses talents en Bosnie, il n’hésite pas ; il se retrouve côté musulman contre les Serbes orthodoxes, Blanc contre Blanc. C’est cela la géopolitique, les luttes claniques, les egos des chefs. Puis il est appelé par ses copains en Birmanie où la guérilla Karen ne cesse de tailler des croupières à l’armée birmane dans le nord-est du pays. C’est là que les deux adolescents soldats de 15 et 16 ans sont tués à l’arme blanche puis dépecés par les Karen qu’il accompagne. Naïf et stupide, il prend des photos. Il ira ensuite aux Comores en septembre 1995, participer à un énième coup d’État sous les ordres de Bob Denard qui croyait au soutien des Services avec un « feu orange », mais qui s’est trompé car la Françafrique sous Mitterrand ressort plus du niais Papamadit que du décati Jacques Foccart. En bon mercenaire sans foi ni loi, Bob Denard ne tenait pas plus que ça à « la patrie » : catholique de souche, il s’est converti au judaïsme au Maroc, à l’islam aux Comores. François, lui, est plus simple : il ne croit à rien. « La guerre établissait son identité : François était un mec qui faisait un travail dur. Il était donc un dur. Les rares individus au courant de son activité le respectaient. Malgré l’échec de Margival, il avait réussi à se caser dans une niche, se stabiliser dans une strate, sans compromettre ses rêves » p.221. Son ami Olivier a au moins une vision romantique de la vie qu’il faut croquer à pleines dents sans songer au lendemain. Pas François – il n’est rien, qu’une coque vide qu’on remplit, un bel outil prêt à servir qui le veut.

Il passe dix-huit mois de prison en France à la suite du raid aux Comores mais pour cannibalisme en Asie et en profite pour tuer un codétenu avec une dose qui lui a été donnée par un adversaire de foot ; il est reconnu comme un caïd. Lorsqu’il sort, car il est relaxé faute de « parties civiles », son CV ne permet pas de l’engager à nouveau dans la sécurité, le Front national désirant devenir « respectable ». Désespéré par le déménagement de la fille qu’il avait baisée et rebaisée avant de partir en mission, et qu’il avait dans la peau, solitaire, abandonné des siens, il se suicide en janvier 2000 en se tranchant la gorge puis, comme ce n’était pas suffisant, d’une balle de calibre 11.43 dans la tête. Il avait 28 ans.

Ce roman-récit d’un mercenaire blanc ravira ceux qui rêvent de combats et d’exotisme, tout en leur montrant quand même le vide intérieur qu’il faut développer pour devenir ce robot tueur, ce professionnel de la guerre sans aucune conviction autre que celle de ceux qui le payent. François a aimé tuer ; il pensait qu’il y avait trop de monde sur terre, notamment dans les pays du sud. Mais il aimait surtout la technique pour abattre, l’alignement de la mire sur le fusil, la belle mécanique des armes, le tir parfait.

S’il avait attendu quelques mois, la seconde guerre du Golfe après le 11-Septembre l’aurait probablement rappelé, avant l’Afghanistan et l’Irak puis, aujourd’hui l’Ukraine. Il y a toujours du travail pour les bons professionnels de la guerre qui ne croient en rien.

Dana Ziyasheva, Choc, 2023, autoédition Amazon, 502 pages, e-book Kindle €4,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Je suis un voyageur, dit Nietzsche

Zarathoustra est son prophète et il est voyageur. « Tout en gravissant la montagne, [il] songea en route aux nombreux voyages solitaires qu’il avait accomplis depuis sa jeunesse, et combien de montagnes, de crêtes et de sommets il avait déjà franchis. » Il n’aime ni les plaines, ni rester immobile car la vie va et le monde change ; il faut aller et changer avec lui pour y adapter sa volonté. « On finit par ne plus vivre que ce que l’on a en soi. »

A un certain âge, « les temps sont passés où je pouvais m’en remettre au hasard, et que m’adviendrait-il encore qui ne m’appartienne déjà ? » Tel est ce qu’on appelle le destin, celui que l’on façonne jour après jour, et qui finit par nous ressembler. On n’a que ce que l’on mérite ; un bienfait n’est jamais perdu ; les actes vous rattrapent toujours. Les expressions sont innombrables sur ce constat. On ne devient que ce que l’on est – et tant pis si l’on est peu de chose.

Mais « le sommet et l’abîme sont confondus » car gravir une montagne, réussir une chose, ne suffit pas, il faut redescendre pour trouver la fin de toute terre, l’océan profond. Sisyphe, sans relâche remontait son rocher, que la pente faisait débouler une fois en haut. Zarathoustra, après l’ultime sommet, ne voit que la mer devant lui, l’infini des possibles sur lesquels tracer sa propre route.

« Pour voir beaucoup de choses, il faut détourner les yeux de soi ». Ainsi fait le voyageur qui se dépayse, se décentre et s’acculture – pour mieux se connaître et se retrouver. Le localisme, le narcissisme ou le dogmatisme aveuglent. Rester chez soi immobilise le corps ; être content de soi assèche le cœur ; croire avoir enfin établi ses convictions rigidifie l’esprit. « Celui qui s’est beaucoup ménagé, l’excès de ménagement finit par le rendre malade. Béni soit ce qui rend dur !» Le voyage endurcit car on ne sait jamais de quoi demain sera fait, ni avec qui.

La mer paraît endormie, la fin des terres – Finistère, Land’s End, cap de Bonne Espérance – « mais son haleine est chaude ». Elle est un monstre assoupi, l’univers de toutes les possibilités, l’eau primordiale de laquelle toute vie est sortie en même temps que l’eau dernière, vers laquelle tout revient. Elle est innocente et oubli, premier commencement et fin, éternel retour du même cycle de l’eau, des courants immuables et des marées périodiques. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut lire la métaphore de la mer chez Nietzsche, et celle du voyageur – bien que le philosophe préfère les montagnards aux marins – question de climat.

La mer, source car Zarathoustra a « l’amour de toutes choses pourvu qu’elles soient vivantes ! ». Il est l’éternel solitaire et en même temps il a des amis, ce pourquoi il pleure et rit à la fois, soucieux de toutes ses capacités. Il veut tout embrasser – en même temps.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Joyeux Noël 2019 !

Le Fils de Vieux qui nait cette année en Europe devra se battre.

Le monde devient dur aux poupons de la crèche.

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Le carrefour de la mort

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Ce vieux film en noir et blanc de 1948 parle du bien et du mal, de l’envie sociale, de la rédemption, de la paternité et de ce qu’elle engage – en bref d’une époque de responsabilité virile bien loin de la nôtre…

Nick Bianco (Victor Mature), a été élevé dans la délinquance, son père tué en outre par la police. Il a déjà fait de la prison et ne peut trouver aucun travail. La société d’après-guerre est impitoyable à ceux qui ont un jour failli. Marié et père de deux petites filles, il veut fêter Noël et n’a aucun argent, depuis un an au chômage. Il se résout, sur commande, à braquer une bijouterie, située au 24ème étage d’un building. Mais lui et ses deux complices se contentent d’attacher les employés, sans vérifier qu’ils ne peuvent bouger pour appuyer sur l’alarme. Et c’est dans l’ascenseur qui descend interminablement, tant les clients sont nombreux pour Christmas, que la sirène se déclenche, faisant intervenir immédiatement les policiers du coin. Nick, pas très doué bien que costaud et dur, tente de s’enfuir ; il frappe un flic, qui tire et le blesse à la jambe.

Lui seul est pris. Il refuse par « honneur » du Milieu de donner les noms de ses complices, malgré l’insistance D’Angelo, substitut du procureur particulièrement humain  (Brian Donlevy) Il écope donc de 20 ans de tôle. Son avocat Earl Howser (Taylor Holmes) a une vraie tête d’affairiste cauteleux. Il « conseille » en effet le Milieu et n’hésite pas à désigner lui-même les braquages à faire et les receleurs à alimenter. Il promet à Nick que l’on va s’occuper de sa femme et de ses filles pendant sa détention. Evidemment, il n’en fait rien et Nick Brando apprend incidemment, par Nettie (Coleen Gray) la baby-sitter de ses filles, que son épouse a couché avec Rizzo, l’un de ses complices, pour avoir de l’argent, puis qu’elle s’est suicidée au gaz. Les deux fillettes sont placées dans un orphelinat de bonnes sœurs.

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C’en est trop. Puisque « l’honneur » affirmé n’existe pas plus dans la contre-société délinquante que dans la vraie, pourquoi s’en préoccuper ? Nick va donc prévenir le procureur qu’il est prêt à parler. Son jugement ne peut être remis en cause, mais il peut bénéficier d’une remise en liberté sous contrôle de la justice s’il consent à piéger la bande. Pour cela, le proc le met en cause dans une affaire ancienne, ce qui fait courir le bruit que Rizzo est un mouchard. Le Milieu, par la voix de l’avocat Howser, commandite le tueur Tommy Udo pour éliminer le mouchard présumé avant qu’il ne se mette à table.

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C’est Richard Widmark, alors 34 ans, qui incarne ce méchant sans scrupule avec un sourire désarmant et carnassier de gamin. Il est le diable incarné, blond fluet qui en rajoute dans la virilité auprès des femmes, qu’il traite comme des putes devant les grands bruns virils comme Nick. Il pousse mémère dans les escaliers (la mère de Rizzo, handicapée), n’hésitant pas à se venger sur la famille s’il n’accède pas directement à ses proies. Nick Bianco sera sa victime préférée, mais qui causera sa perte : la police le piège une arme à la main et son sort sera l’ombre pour des décennies.

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Si la société est inhumaine, globalement indifférente à la Faute, il existe des gens de bien. C’est le cas du substitut du procureur, lui-même père de quatre enfants, qui voit en Nick Brando une victime plutôt qu’un irrécupérable. Nous sommes en plein baby-boom et la société révère bien plus les enfants qu’aujourd’hui. L’affection qu’il a pour ses fillettes doit le sauver – belle parabole chrétienne de la rédemption par l’amour. Mais, comme nous sommes au pays des pionniers et de la lutte pour la vie, il lui faut se bouger. Nick devra faire acte positif pour se réhabiliter, changer de nom, se remarier avec Nettie pour les filles et trouver un emploi correspondant à ses capacités limitées (ouvrier dans une briqueterie). Mais il pourra alors recommencer à zéro et s’élever selon son initiative. D’où la complexité du personnage, servi par un acteur dont le rictus est la seule expression visible d’émotion, que ce soit pour aimer ou pour haïr.

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Film réaliste, dur, social et chrétien – un vrai film d’Amérique après-guerre. Noir pour la société, lumineux pour les bébés. Nous avons perdu cet avenir juvénile.

DVD Le carrefour de la mort (Kiss of Death), 1948, de Henry Hathaway avec Victor Mature, Brian Donlevy, Coleen Gray, Richard Widmark, Taylor Holmes, 20th Century Fox réédité par ESC Conseil 2016, blu-ray €19.00

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Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça

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Sauf le titre – vénal – ce livre de science politique en action mérite mieux que les « petites phrases » arrachées de leur contexte que les médias – vénaux – ont surtout retenu. Il est écrit sec, sans état d’âme, sur le mode du constat par deux grands reporters du Monde, auteurs déjà de Sarko m’a tuer en 2011. Issu de 61 rencontres sur quatre ans et demi (la dernière in extremis en juillet), ce livre se fonde sur plus de 100 heures d’enregistrement verbatim. Le président a vraiment dit ce qui est entre guillemets. Fallait-il le dire, en sachant que ce serait publié en fin de mandat ? C’est toute l’hypocrisie de la caste médiatico-politique française que de penser que non – alors que « la transparence » est ce qu’elle fait vertu d’afficher sans vergogne.

François Hollande ne ressort pas grandi de cet exercice de vérité sur sa pratique, ses doutes, ses analyses – mais il a au moins le mérite de le montrer en toute transparence – comme un message. Y compris ses dénis, ses refus de voir combien sa personnalité a obéré la fonction. Il déplore de n’être pas compris, mais à qui la faute ? Ayant horreur du conflit, il croit tout négociable, accessible au compromis : est-ce clair pour les citoyens ? N’est-ce pas l’origine même de la fausse « normalité » une fois devenu président, de la cacophonie et autres querelles de bac à sable entre ministres, députés « frondeurs » et autres petits ego plus préoccupés de leur image médiatique que de bonne politique ?

L’erreur initiale : « d’avoir accepté la mise en place, dès avant son élection, d’une majorité hétéroclite, composée de ministres dont l’expérience est inversement proportionnelle à l’ego. En moins de deux ans, on a recensé pas moins de 20 couacs d’importance, dont 13 ont nécessité un recadrage présidentiel » p.45. « Entre les ministres insoumis, en désaccord avec la ‘ligne’ Hollande-Valls (Montebourg, Hamon, Filippetti…), les frondeurs du PS, Martine Aubry et ses amis, sans même parler des états d’âme de la famille écolo ou de la radicalisation de la gauche dure, il n’a pas manqué de procureurs, dans son propre camp, pour juger sévèrement l’action du chef de l’État » p.162.

Faiblesse du premier ministre, laxisme présidentiel, il s’agit « d’un triple déficit de préparation, d’autorité et d’incarnation a conduit à un affaiblissement sans précédent de la fonction de président de la République. Les ministres se sont cru tout permis – un peu comme sa compagne, Valérie Trierweiler » p.46. Le président et ses 3 femmes, Ségolène, Valérie, Julie : aussi indécis et mou que par ailleurs – ce qui n’améliore pas son image ; 73 ministres en moins de 5 ans : un record sous la Ve République ! « Significatif, car il illustre l’amour de François Hollande pour le maquignonnage politique, cet art fondé sur la subtile répartition des ego, l’évaluation des rapports de force et le goût de l’intrigue » p.60. Comment ne pas reconnaître que ces subtilités sont illisibles au public, lui qui se moquent de l’idéologie si les mesures sont claires, efficaces et prises par des gens qui savent où ils vont ? Le gouvernement n’est jugé enfin correct que… fin 2015 !

Quant à la gauche, ce tas de ruines, Manuel Valls résume son apport en 2014 : « Ce qui est aujourd’hui mis à nu, nous assure-t-il, c’est l’impréparation du PS. Ces deux années sont ratées, au-delà du problème sérieux de méthode, car en fait on ne s’est pas préparés » p.38. Les auteurs : « Le PS est équipé pour gérer des villes, des départements, des régions, mais gouverner un pays, traiter une opinion fragile, c’est autre chose ». Hollande : « Ça m’a toujours frappé sur le plan parlementaire qu’une agrégation de gens intelligents peut faire une foule idiote. C’est ce que Marx appelle le ‘crétinisme parlementaire’, c’est-à-dire, en gros, un corps qui se défend. Vous mettez des gens dans une salle, ils sont tous intelligents, et ensemble ils deviennent bêtes… » p.328. « Je pense qu’on a une gauche – une partie de la gauche – qui n’a pas compris qu’il y avait des mutations, je ne parle pas que des mutations économiques. Par exemple, on ne traite pas l’immigration avec ou sans la religion musulmane, telle qu’elle est devenue. Avant, cette question ne se posait pas. Aujourd’hui, vous êtes obligé de l’intégrer, avec les risques que l’on sait de djihadisme, de départs – une toute petite minorité » p.332.

Le problème de François Hollande est que son pouvoir, au sens de Max Weber, n’est ni traditionnel, ni charismatique, mais rationnel. Le parti socialiste reste traditionnel – épris de la sainteté des traditions séculaires (même si le monde a changé…) ; les citoyens aspirent à un président charismatique – à un chef qui entraîne avec un projet cohérent et dynamique ; alors que Hollande reste désespérément rationnel : contraint par les règles, autocensuré affectivement, technocrate jusqu’au bout des ongles…

« Je fonctionne par cercles, sans que jamais ils ne se croisent », explique-t-il, théorisant ainsi la technique du cloisonnement dont il est le maître incontesté » p.24 – mais qu’il a piqué à son mentor Mitterrand. Stéphane Le Foll : « Il est très urbain et sympa, mais c’est un dur, une lame. Une carapace douce, et un noyau de métal. Il peut être très dur, ce salopard, sans te le dire franchement ! » p.12. Sauf qu’il est atteint d’une double incapacité : « créer un authentique lien avec les Français et définir sa conception du rôle de président de la République » p.87. L’affaire Leonarda, Kosovare expulsée avec sa famille, que Hollande tente de ramener en France – et qu’elle refuse, poussant le ridicule au comble : « en tentant de ménager tout le monde, une nouvelle fois, François Hollande a fait l’unanimité contre lui » p.86.

Le livre est écrit en 7 parties : le pouvoir, l’homme, la méthode, les autres, les affaires, le monde, la France. Je ne peux tout évoquer, ce serait trop long, ce qui prime à mon avis est la personne, ce « puzzle Hollande » dont il importe de connaître la trame. Social-libéral, adepte du pragmatisme, partisan de la politique de l’offre, républicain apaisé, habile en politique étrangère – ce président avait tout pour plaire, surtout après la dernière période Sarkozy, agitée et affairiste. S’il a raté son quinquennat, c’est moins pour avoir mal géré la France (cela s’est plutôt bien passé), que pour n’avoir pas su imposer une stature. Il n’a été président, pour les Français, qu’au lendemain de l’attentat à Charlie, soit vraiment très tard dans son quinquennat. Il est trop lent, trop indécis, trop ambigu – trop technocrate analytique – pour incarner véritablement la fonction très particulière qu’a créé de Gaulle et que Mitterrand avait su immédiatement adopter. Fait significatif de son manque de capacités relationnelles avec les vrais gens : « il ne lit jamais de romans, tout juste s’il feuillette parfois quelques récits historiques… » p.99.

Inversion de la courbe du chômage, mon ennemi la finance, renégocier le compromis européen, sauver la Grèce, les trublions Batho, Montebourg, Hamon, Duflot (l’ado attardée, auteur d’une loi illisible de 100 pages qui a plombé durablement le logement au détriment de l’emploi…), les fraudeurs Cahuzac, Aquilino Morelle, Thévenoud, Arif, Lamdaoui (irénisme ou aveuglement ?), la déchéance de nationalité, la loi El Khomri : « C’est le Houdini de la politique, un magicien de l’esquive, un professionnel de l’escamotage. Le genre de type qui, dans chaque situation périlleuse, trouve toujours une échappatoire. Le chef de l’État, qui fuit l’affrontement, n’a qu’une idée en tête lorsqu’il se présente à lui : le désamorcer en douceur, en essayant de ne mécontenter personne » p.142.

« Mais il se trouve que je suis président… » p.14 est sa phrase fétiche, comme s’il ne croyait pas en être arrivé là. Un spécialiste de la politique à gauche a parfaitement cerné le personnage : « Dans sa dernière interview, publiée par Le Point en juin 2016, Michel Rocard, décédé le 2 juillet 2016, avait émis ce diagnostic implacable : « Le problème de François Hollande, c’est d’être un enfant des médias. Sa culture et sa tête sont ancrées dans le quotidien. Mais le quotidien n’a à peu près aucune importance. Pour un politique, un événement est un “bousculement”. S’il est négatif, il faut le corriger. S’il est positif, en tirer avantage. Tout cela prend du temps. La réponse médiatique, forcément immédiate, n’a donc pas de sens. Cet excès de dépendance des politiques aux médias est typique de la pratique mitterrandienne, dont François Hollande est l’un des meilleurs élèves. Or le petit peuple de France n’est pas journaliste. Il sent bien qu’il est gouverné à court terme et que c’est mauvais » p.97.

Son avenir ? Vague, il n’a pas décidé, comme d’habitude ; il le fera selon les circonstances, sans rien fermer. Si Sarkozy est investi par la primaire à droite il ira sûrement, afin de protéger les Français des excès de l’autre. S’il s’agit de Juppé, pas sûr qu’il se décide, vu les sondages catastrophiques – et constants. Selon les auteurs, « Un soir de juin 2015, François Hollande nous livre une troublante confidence. Paraphrasant très involontairement l’aveu apocryphe prêté à Flaubert, il lâche : « Emmanuel Macron, c’est moi » p.203. « Je pense que Macron est authentiquement de gauche, redit-il. Et qu’il l’est depuis très jeune. Après, il est plutôt de l’inspiration qu’on a appelé la ‘deuxième gauche’, qui pense, et ce n’est pas tout à fait faux, que les partenaires sociaux sont parfois mieux placés pour déterminer leur avenir que le législateur. Il veut faire bouger les choses, c’est le rôle que je lui ai assigné » p.205. « Emmanuel m’a dit : “Moi j’ai envie de faire quelque chose, il y a des gens qui me demandent. Je peux toucher des électeurs, loin de la politique.” Je lui ai répondu : “Oui, fais-le » p.208. Macron se présentera-t-il contre lui ? Probablement pas, « par contre, si je n’y vais pas, c’est autre chose… » p.211.

Au total un bon livre. Pour comprendre le quinquennat, relativiser l’utile et le raté, saisir l’anguille Hollande. Un bilan…

Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça, 2016, Stock, 672 pages, €24.50

e-book format Kindle, €16.99

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Thorgal 20 La marque des bannis

Pendant que Thorgal erre, sans mémoire, aux côté de Kriss, sa walkyrie, sa petite famille désespère. Elle vit toujours au village, où il est plus facile d’élever un bébé. Trois ans ont passé depuis que le père est parti et Louve, la petite fille, a désormais 4 ans. Elle se révèle : curieusement environnée de loups, elle n’a ni peur ni agressivité : elle les entend « discuter » ! C’est ce qu’elle dit à son frère. Elle est née en même temps que des louveteaux, jadis, dans la grotte où s’était réfugiée sa mère.

Jolan, le fils, en a 10, son visage a changé, plus allongé, préadolescent déjà. Il cultive son talent de détruire les objets, mais ne sait pas encore recombiner les atomes pour construire. Il reste petit garçon, la larme lui perle à l’œil quand il pense à son papa qui ne revient pas. Mais cet album est celui où il surgit à l’aventure. Il s’émancipe du village (où il a quelques ami(e)s) et de sa mère. Il sent qu’en se montrant digne de lui, il pourrait faire revenir son père. C’est pourquoi j’aime tant Thorgal, cette bande dessinée où la psychologie des enfants est réaliste, évoluant avec leur âge.

Les hommes du village, partis piller les Saxons, ne reviennent pas de leur expédition. Le mythe viking (repris par la BD) veut que ces guerriers-commerçants aient été surtout des pillards, alors qu’ils ont été avant tout des négociants. Ce sont les moines, peureux et improductifs, fonctionnaires avant la lettre réfugiés sous l’égide l’Église-providence, qui ont écrit cette légende. Eux n’avaient rien à échanger et voyaient « le diable » dans tout étranger païen. Le malheur veut que ce soient les vainqueurs qui écrivent l’histoire, pas ceux qui ont vaincu sur le terrain. Heureusement que l’histoire comme recherche scientifique vient désenfumer les croyances ! Les assauts des « lois mémorielles » n’ont pas d’autres visées que d’imposer la vérité totalitaire de quelques-uns sur tous, par la menace.

Au village, pourtant, un jeune homme revient, blessé, épuisé. Il manque de se faire bouffer par les loups et c’est Louve, parce qu’elle entend les bêtes « discuter » entre elles, qui le sauve au matin. Les bonnes femmes du village sont soupçonneuses, haineuses, prêtes à trouver n’importe quel bouc émissaire à leur colère d’avoir perdu leurs hommes. Le jeune homme s’appelle Erik et décrit un grand guerrier brun appelé Shaïgan, à la barre d’un bateau plus grand que les autres et peint en rouge, du sang de ses ennemis. Il est excité au combat par son égérie guerrière Kriss de Valnor, sans pitié pour les faibles. Ceux qui ne se rendent pas sont égorgés ; ceux qui se rendent ne méritent plus le nom d’homme, rendus esclaves et vendus à un marchand byzantin.

Ce Shaïgan ne serait-il par Thorgal, par hasard ? Celui qui a été adopté par le village mais n’a jamais vraiment été accepté par ces xénophobes de terroir ? Jolan, naïf, avoue reconnaître Kriss de Valnor – que n’a-t-il pas dit là ! Aussitôt les mégères réclament le prix du sang, le wergeld. Mais comme les Vikings sont reconnus (malgré les écrivaillons moines) comme révérant le droit, c’est le parlement du village, le Thing, qui délibère et juge. Ni Aaricia ni les enfants ne sont condamnés à mort, mais exclus. La marque des bannis sera apposée au fer rouge sur la joue d’Aaricia, l’empêchant ainsi de se refaire une vie ailleurs dans le monde viking. Jolan en vient à détester son père, « parti pour aller vivre avec une autre femme » comme plusieurs hommes du village l’ont fait, qui a changé de nom et n’aime plus ses enfants…

La famille doit fuir, ses biens sont confisqués et distribués aux femmes qui n’ont pas revu leur mari ; l’ordre règne par la délation et le profit, comme plus tard sous Pétain. Seule une femme les aide, l’amie d’Aaricia, Solveig. Elle leur donne un cheval et des provisions. Mais la loi des bannis est celle du chacun pour soi : belle leçon aux adolescents qui lisent la BD.

Être trop bon n’est jamais sûr quand on n’assure pas ses arrières. Des voisins pillent ans vergogne ceux qui sont accusés sans preuves ; des esclaves sauvés volent sans vergogne leurs bienfaiteurs. Mais Jolan a appris avec Thorgal qu’on est quand même plus fort à plusieurs que tout seul. Les loups en bande donnent l’exemple en protégeant la petite famille…

Cependant Kriss ne peut vivre sans écraser sa rivale dans le cœur de Thorgal. C’est elle qui a tout manigancé : la capture des bateaux qui revenaient chargés de butin, l’envoi d’Erik comme victime pour avouer, le bannissement inévitable. Aaricia est donc à sa merci ; elle s’en empare avec Louve, tandis que Jolan erre en gamin des rues avec Darek, un copain de rencontre, un Suédois rendu esclave puis délivré par la bande de loups.

Jolan connaît son devoir : aller délivrer sa mère, enfermée dans un château imprenable construit sur la mer et à la passerelle bien gardée. Il n’a que dix ans mais du courage comme à dix-huit. Petit homme dont l’éducation (la meilleure) s’est faite par l’exemple. Il a vu son père courageux lui enseigner qu’on ne devait jamais renoncer ; il a vu sa mère avilie ne pas haïr mais chercher à comprendre ; il a connu des erreurs et sa mère lui a enseigné à suivre son but quand même, sans se décourager. Il n’hésite donc pas à se lancer nu dans l’eau glacée de l’hiver nordique pour aborder la forteresse du côté de la mer, mal gardé. Son copain le suit, de deux ans plus âgé, mais admiratif de sa hardiesse.

Je songe à Nietzsche, dans l’aphorisme 225 de Par-delà le bien et le mal : « Cette tension de l’âme dans le malheur, qui l’aguerrit, son frisson au moment du grand naufrage, son ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter, à l’exploiter jusqu’au bout, tout ce qui lui a jamais été donné de profondeur, de secret, de dissimulation, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, à travers la culture de la grande souffrance ? » Il ne s’agit pas de masochisme, mais d’acceptation pleine et entière du réel, avec tout ce qu’il a de dur ; il s’agit de supporter pour risquer. La BD Thorgal comme initiation au philosophe Nietzsche, qui aurait cru ?

Et voilà les gamins qui délivrent les hommes, enfermés dans les sous-sols – dont une partie du village, capturé sur les bateaux. Être délivré par un môme, quelle honte pour les valeureux Vikings ! Ils ne savent pas quoi faire pour se faire pardonner. Jolan, grand seigneur comme son père, n’accepte que quelques pièces d’or pour acheter un bateau et se rendre sur l’île de Kriss de Valnor. Car sa mère et sa sœur n’étaient pas avec les esclaves délivrés, mais emmenées in extremis par Kriss sur un navire ancré en bout de ponton. Jolan ne peut rien faire, la guerrière le vise d’une flèche, substitut de pénis qu’elle affectionne. Elle ne la décoche pas cependant car, si elle est sans pitié, elle garde de l’honneur. Elle doit quelque chose au gamin, qu’elle appelle « petit garçon » en hommage à sa virilité naissante, donc l’épargne pour cette fois… mais le défie de venir chercher sa mère chez elle !

La figure de Kriss se fait meilleure au fil des albums. Dans le premier où elle est apparue, c’était une vaniteuse féministe, prête à tout pour prouver qu’elle faisait mieux que les hommes. Elle avait notamment ce coup de poignard bas qui violait autant qu’il tuait, en basse vengeance pour tous les viols qu’elle avait elle-même subis. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été nommée Kriss, du nom d’un poignard malais. Elle devient plus vivable, louve désormais plus éprise de liberté que de paraître. Elle est possessive, jalouse du mâle qu’elle veut, Thorgal, qu’elle refuse de partager avec Aaricia. Qui va gagner ?

Jolan, émoustillé par ses premières hormones d’adonaissant, prend la digne suite de Thorgal. Il sait s’allier des compagnons tels que Darek, 12 ans et sa sœur de 10, un peu amoureuse de lui. C’est mignon, prenant, et bien tourné. Avec un dessin détaillé et amoureux des personnages. Suite aux prochains numéros…

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 20 La marque des bannis, 1995, éditions du Lombard, 48 pages, €11.40

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Alix, Roma Roma…

Voici un mauvais album d’Alix. Depuis le décès de Jacques Martin, l’équipe de scénaristes et dessinateurs n’est plus à la hauteur. Rares sont les dessins corrects, la fluidité et l’harmonie des corps de Jacques Martin fait défaut. Dans cet album, le scénario n’est pas mal (sans doute préparé par Jacques Martin lui-même puisqu’il en avait « une cinquantaine en réserve », disait-il) mais le dessin est médiocre, comme souvent avec Morales. Certaines scènes fissurent l’image vertueuse du héros Alix et déstabilisent le jeune lecteur. Comme si, après les attentats du 11-Septembre, rien ne valait plus que le cynisme du moment.

Ainsi était ‘La chute d’Icare’ : les pirates à son service ont été massacrés. Pompée veut désormais se venger. Quoi de mieux que d’opposer au protégé de César un sosie en plus dur et plus débauché ? C’est ainsi que le soudard histrion Sulcius va jouer le rôle d’Alix pour un massacre intime et politique. Le jeune Alix sera accusé devant les voisins, le Sénat et le peuple de Rome, il aura fort à faire pour prouver son innocence.

Mais la politique commande et lui n’est qu’un instrument. Il agit en Romain mais subit son destin sans guère intervenir : il n’appelle pas César, on l’appelle pour lui ; il ne s’évade pas, on le délivre ; il ne châtie pas Sulcius, mais le Prêteur le fait tuer. Le scénario, inventif en idées, est traité de façon plutôt rigide et ne suscite guère d’intérêt.

Les scènes dessinées rabâchent, elles repiquent aux albums précédents les sempiternels moments de tristesse d’Enak séparé d’Alix, de joie des retrouvailles, d’éveil sur une couche commune en pleine nuit, de jeunes échansons dans les scènes d’orgies, de désir sexuel suggéré de la part d’une femme ou pour une fille, en général en dernière case d’une double page pour le suspense hebdomadaire.

Mais la semaine suivante apporte sa déception, et même une certaine immoralité qu’on ne connaissait pas jusqu’ici à Alix : Ne voila-t-il pas qu’il veut une nuit violer Lydia ? « La chaleur et les circonstances m’ont égaré ! » Est-ce Alix, cet immature obsédé de sexe au comportement de banlieue ?…

Enak est déguisé en fille et se découvre un talent pour la comédie, tandis qu’une allusion pédérastique sous couvert de la scène vient donner le ton entre le grand blond et le petit basané : « ce faune lubrique veut que je l’accompagne dans ce bois, là-bas… » déclame Enak en ménade, agrippé par Alix en satyre velu. Où sont donc nos héros forts et purs d’antan ? Sont-ils démagogiques pour « coller » à la sexualité nourrie par internet et le porno-mobile du temps ? Sont-ils preuve de cet effondrement des valeurs qui touche toute la profession médiatico-artistique ? Faut-ils qu’ils jouent les « grands frères » comme dans les quartiers pour qu’on les lise ? Jusqu’à ce futur empereur qui joue les Delanoë en se parant à douze ans d’une perruque de fille et tortillant sa nudité devant le miroir (et sa soeur) !

Il y a donc perte d’imagination, manque de souplesse, dessin sommaire aux personnages microcéphales et aux enfants musclés comme des dockers, dérive morale et jeu dangereux avec le sexe et la politique. On ne retrouve plus Alix d’antan, celui que l’on aimait et admirait. Question d’époque ou lâcheté de l’équipe nouvelle en charge ? La série dégénère… Et l’on n’était encore qu’en 2005 !

Jacques Martin, Roma Roma…, 2005, dessin Rafael Morales, Casterman 48 pages, 9.51€.
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