Notre philosophe intitule le chapitre XI du Livre III de ses Essais, « Des boiteux ». Il s’agit d’une image grivoise pour montrer combien la raison peut dérailler en fantasmes.
Car l’esprit n’est pas apte d’un coup à saisir la vérité, ni même « une » vérité. Il croit avant de savoir, le plus souvent, parce qu’est plus facile et plus plaisant. Trouver le vrai exige un effort, une méthode, une humilité que bien peu d’humains ont en eux. « La vérité et le mensonge ont leur visages conformes, le port, le goût, et les allures pareilles ; nous les regardons de même œil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lâches à nous défendre de la piperie, mais que nous cherchons et convions à nous y enferrer. Nous aimons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à notre être. »
La vanité personnelle est l’autre face de notre désir d’être ensemble. « Quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de charité de la persuader à un autre ; et pour ce faire, ne craint point d’ajouter de son invention, autant qu’il voit être nécessaire en son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu’il pense être en la conception d’autrui. » Lui-même, Montaigne le philosophe, s’est surpris à en rajouter lorsqu’il contait une affaire, s’échauffant devant l’auditoire. C’est humain, mais ce n’est pas sagesse.
La fausseté se répand comme une traînée de poudre, amplifiée et déformée chaque fois, mais surtout d’autant plus « véridique » que plus de gens en parlent et y croient. « La première persuasion, prise du sujet même, saisit les simples ; de là, elle s’épand aux habiles, sous l’autorité du nombre et ancienneté des témoignages. Pour moi, de ce que je n’en croirais pas un, je n’en croirais pas cent un, et ne juge pas les opinions par les ans. » Ne peut-on jamais dire ‘je ne sais pas’ sans déchoir ? Ce serait pourtant honnêteté. Moins l’on est sûr, plus fort on affirme, remplaçant l’argument de fait par l’argument d’autorité. Or chacun sait que l’autoritarisme est une marque de faiblesse. « Qui établit son discours par braverie et commandement montre que la raison y est faible. »

Montaigne raille la crédulité du nombre. « Combien plus naturel que notre entendement soit emporté de sa place par la volubilité de notre esprit détraqué, que cela, qu’un de nous soit envolé sur un balai, au long du tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit étranger ? » Plutôt croire le conte invraisemblable des sorcières volant sur leur balai, que le fait pourtant bien plus vraisemblable que l’esprit soit détraqué. On lui a montré des sorcières, fort laides en vérité, qu’il a trouvées plus atteintes de folie que de démons. Mais faut-il, par superstition et croyance, que la justice les fasse mettre à mort pour des faits imaginaires ?
Plus drôle, la croyance que la boiterie rend les femmes plus chaudes à la besogne du sexe, ce que les Antiques ont dit à rebours des Amazones, qui rendaient boiteux leurs mâles en leur enfance pour en jouir bien mieux dès qu’ils avaient l’âge. Ou encore des tisserandes, soumises au branle de leur engin. Faut-il croire en tant de billevesées ? « De quoi ne pouvons nous raisonner à ce prix-là ? De celles-ci je pourrais aussi dire que ce trémoussement que leur ouvrage leur donne, ainsi assises, les éveillent et sollicitent, comme fait les dames le croulement et tremblement de leurs coches. » Le sexe est toujours plus friand de trucs et de croyances que de faits établis, car cela excite l’imaginaire. Les raisons que nous donnons ainsi « s’exercent en l’inanité même et au non être », s’exclame Montaigne. Autrement dit, la logique fonctionne à vide, sur du vent.
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Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00
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