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Tess de Roman Polanski

Le roman romantique de Thomas Hardy, publié en 1891, est adapté par un autre Roman – Polanski – dans un long film de près de trois heures. Tess d’Urberville est devenu un classique de la littérature, censuré en son temps par la pruderie victorienne. C’est que Tess, 18 ans (la superbe Nastassja Kinski qui n’en a que 17), est une avenante jeune femme, typique de la nature anglaise. Elle est en harmonie, malgré son père flemmard qui boit (John Collin), sa mère qui pond un gosse tous les deux ans (Rosemary Martin) et sa flopée de petits frères et sœurs. Lorsque le film commence, elle est fille de mai, habillée de blanc, dansant sur un pré reverdi par le printemps. Une fille de Botticelli.

Mais cette pureté va être souillée par la société, par l’étroitesse puritaine du christianisme anglais de l’époque Victoria (due d’ailleurs à son mari, le prince « qu’on sort » quand c’est utile). Et par la génétique, dont Darwin vient de montrer, à l’époque, qu’elle explique largement l’Évolution – autre nom du péché originel. En effet, le pasteur local salue en passant John Durbeyfield, le père de Tess d’un « bonjour, sir John ». Le poivrot met du temps à réagir, l’alcool ralentissant ses neurones déjà grevés par sa lourde hérédité. Il demande des explications, obligeamment fournies par le révérend : il a découvert dans les archives que les Durbeyfield descendaient probablement des d’Urberville, une famille de la conquête normande ; le nom aurait été déformé avec le temps, après la perte des terres et de la fortune par les héritiers affaiblis.

John se glorifie, lui qui n’est rien, d’avoir eu des ancêtres qui ont été tout. Cela l’encourage a encore moins travailler, et à encore plus boire pour oublier. Au point qu’il n’a plus de cheval et que sa famille s’appauvrit. Tess est alors encouragée par sa mère, qui se monte la tête avec les nobles origines supposées, à aller voir la vieille Madame d’Urberville en son manoir ; elle aura peut-être de l’ouvrage pour elle et pourra se faire accepter dans la famille. Tess, naïve, obéit à cette invite au proxénétisme. Mais la d’Urberville lui annonce tout de gob qu’elle n’est qu’une Stroke, le nom ayant été achetés par son mari puisque le titre était en déshérence. Néanmoins, elle veut bien confier à la jeune fille la gestion de son poulailler modèle, étant amoureuse des oiseaux et notamment des coqs.

C’est le début de l’engrenage. Alec, le fils d’Urberville (Leigh Lawson), est un coureur, beau jeune homme charmeur et moustachu, petit-bourgeois entiché de noblesse. Il tombe en désir pour sa « cousine » Tess (on ne peut vraiment parler d’amour, mais plutôt d’attirance sexuelle). Laquelle, oie blanche qui ne voit le mal nulle part, se laisse plus ou moins courtiser, résiste en disant non et montrant que oui, finit par repousser brutalement Alec qui se blesse à la tête avant de le soigner avec tendresse… Bref, elle se laisse avoir. Alec l’embrasse, la caresse, la viole. Sans méchanceté dans le film, mais avec l’égoïsme du fils de famille à qui rien ne doit être refusé. Il s’attache à Tess et veut l’attacher à lui. Mais, au bout de quatre mois, quand la jeune fille s’aperçoit qu’elle est enceinte, elle ne lui en parle pas, bien qu’il ait dit qu’il pourvoirait à tout s’il devait survenir un incident. Au contraire, elle quitte son emploi, le domaine et l’amant. Elle ne veut plus le voir. C’est ainsi que la hantise du « péché » victorien rend stupide les jeunes filles.

Pour la société du temps, ce sont des animaux qui doivent être domptés, à peine des êtres humains. La religion, la société, les pères, sont impitoyables aux filles qui ont commis le « péché » de chair hors des sacrements admis, reconnus et consacrés du mariage. Ce sont des païennes, des chiennes, des impures. Tess met au monde un fils souffreteux qui ne vit qu’une semaine. Son père a refusé de le faire baptiser par souci du Ciel et le pasteur refuse de l’enterrer au cimetière par souci du Qu’en-dira-t-on villageois. Tess baptise son enfant elle-même, selon les rites exacts de l’Église, ce qui est admis pour tout chrétien. Et elle l’enterre elle-même au bord du cimetière puisqu’il n’a pas le « droit » d’y être admis.

Elle retrouve du travail dans une laiterie où les vaches, comme les femmes, produisent du lait pour les enfants de la ville – d’ailleurs coupé d’eau car « trop riche » pour les amollis citadins. Les bidons partent chaque jour en train à vapeur pour Londres. Dans la ferme, un fils de pasteur apprend à devenir fermier ; il veut étudier les procédés avant de se lancer dans la culture. Angel Clare (Peter Firth) ignore les filles de ferme mais tombe sous le charme de Tess, en qui il voit une fille de la nature, paysanne saine et vierge, qu’il se souvient avoir vue au bal de mai. Il en ferait volontiers une épouse, pour l’aider aux travaux des champs et d’élevage qu’il projette. Son « amour » est ainsi biaisé par l’image idéale qu’il s’en fait, et par l’exploitation qu’il envisage de faire d’elle.

Tess sent bien que cet « amour », comme l’autre, est faux. Il est sur une image d’elle, pas sur ce qu’elle est vraiment. Elle tente d’en avertir Angel mais ne peut jamais lui parler, l’autre n’écoute pas – il ne parle que de lui, de son désir, de son romantisme ; elle lui écrit une lettre, mais en la glissant sous la porte, elle passe sous la carpette, donc il ne la voit pas – il ne voit d’ailleurs que ce qu’il veut, pas le réel. Ainsi envisage-t-il d’aller s’installer au Brésil, pays neuf dont il ne connaît rien et dont il reviendra quelques années plus tard, ayant enfin perdu son aveuglement. Le romantisme comme le puritanisme, leurre les sens, le cœur et la raison. Il voile la réalité et la colore selon le désir, créant de « fausses vérités » – comme les politiciens populistes en exploitent aujourd’hui. Ce n’est pas ainsi que l’on est « un homme ». Les femmes paraissent plus proches de la nature, donc du réel, qu’eux qui sont menés par leur désir immédiat plus que par la gestation à long terme.

Lorsque Tess finit par raconter à Angel son histoire, après le mariage, et parce qu’il lui a confessé avoir eu une liaison avec une autre avant de la rencontrer, elle croit que le pardon qu’elle lui, accorde va être réciproque. Sauf que l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas de mise dans la société chrétienne, bourgeoise et victorienne de l’Angleterre 1880. Les mâles sont libres comme des poulains au pré, leurs frasques sexuelles n’ont pas de conséquence sur la famille et l’héritage. Les femelles, en revanche, sont bridées car elles peuvent tomber enceintes, ce qui a d’inévitables conséquences sur la famille et l’héritage. Avant pilule et avortement (acquis du milieu du XXe siècle seulement), toutes les religions et les sociétés entravaient les désirs féminins pour ce motif. Tess se rend compte, à la tête que fait son mari, que ce qu’elle vient d’avouer entache leur union. Angel, malgré son prénom, n’a rien d’un ange. Il a épousé une image de jeune fille pure et se retrouve avec une femme souillée par un autre, qui a menti à Dieu, au prêtre et à son mari.

Il la quitte – sans divorcer – il a besoin de « réfléchir ». Comme il est fils de pasteur, frère de deux révérends, et peu éduqué car préférant les travaux pratiques de la ferme aux livres, il pense lentement. Trop lentement pour l’existence. Tess doit vivre durant ce temps. Elle retourne dans sa famille, mais son père est mort et sa mère est chassée de la maison car le bail était « à vie » pour le mari, mais pour lui seulement. Elle se retrouve à camper près de l’église avec sa marmaille.

C’est encore une fois Alec qui retrouve Tess, employée à déterrer des betteraves en hiver et à battre le blé avec la machine en été. Il lui propose de l’aider ainsi que sa famille. Elle commence par refuser, obstinée par réflexe, avant de consentir, faute de mieux. Tel son destin : obéir à sa condition et aux désirs des autres. Alec établit sa famille, envoie ses frères à l’école, et fait de Tess sa maîtresse car elle ne peut l’épouser étant déjà mariée.

Angel Clare revient de ses illusions brésiliennes et de son échec patent. Son orgueil est rabattu par le réel de la nature, sa raison a dompté son imagination. Il a « réfléchi » et veut bien reprendre Tess car, après tout (c’est l’évidence !) seul l’avenir compte, pas le passé sur lequel on ne peut rien. Il cherche Tess, qui a déménagé, retrouve sa mère, qui ne sait pas où elle est sauf le nom d’une ville en bord de mer. Lorsqu’il parvient à elle, elle lui déclare que « c’est trop tard », qu’il n’a jamais daigné écouter ses supplications, ni répondu à ses lettres, ni surtout accorder (chrétiennement !) son pardon. Car la foi n’est que singeries si elle n’est pas vécue, et la religion un prétexte hypocrite si elle sert la société avant les êtres humains.

Dans la chambre où Alec s’éveille, elle pleure et il la méprise pour cet abandon. Elle ne le supporte plus, son attention initiale pour elle ayant disparue avec la réalisation de son désir ; elle ne supporte plus sa condition de femme, soumise par sa condition et son hérédité – une « fin de race ». Elle le poignarde et quitte la maison en hâte pour la gare où, in extremis, elle parvient à sauter dans le train qui emporte Angel.

Dès lors, c’est la fuite du couple retrouvé. Mais Caïn a tué Abel et la Bible veut qu’il soit châtié mais non tué. Ici, c’est Tess qui a tué Alec et, en tant que femme, elle sera pendue. Angel ne peut jouer son rôle de protecteur jusqu’au bout, laissant son épouse étendue sur un autel païen de Stonehenge, ayant failli dès l’origine à pardonner. « Je vous croyais une enfant de la nature, mais vous êtes le rejeton tardif d’une aristocratie dégénérée. » Elle vient justement se régénérer dans le cercle de pierres de Stonehenge, au soleil qui se lève – dans l’axe du monument. Eve-Tess est coupable et Adam-Angel est chassé du paradis. Il gardera la trace du péché en lui à vie – lui qui aurait pu comprendre et pardonner. Tess a vécu son destin tragique en quelques années, depuis le moment où le pasteur a révélé à son père une origine noble douteuse jusqu’au moment où, deux fois flétrie, elle s’est condamnée à mourir par son crime.

Un film un peu long, un peu lourd, dédié « à Sharon », épouse de Roman assassinée enceinte par le sectaire Charles Manson et qui lui avait offert Tess d’Urberville pour qu’il fasse son cinéma. Un film qui déconstruit le romantisme, critique impitoyablement l’hypocrisie religieuse puritaine, qui expose l’exploitation des femmes dans l’Angleterre du XIXe. Beaux paysages, bonne musique accompagnante, bons acteurs malgré Nastassja Kinski qui reste retenue, comme sans désirs ni passion. Un bon film des années 70.

Césars 1980 du meilleur film, du meilleur réalisateur, de la meilleure photographie.

Oscars 1981 de la meilleure photographie, de la meilleure direction artistique, des meilleurs costumes.

Golden Globes 1981 du meilleur film étranger.

DVD Tess, Roman Polanski, 1979, avec Nastassja Kinski, Peter Firth, Leigh Lawson, John Collin, Rosemary Martin, Pathé 2014 version remastérisée 2012 doublée anglais-français ou vo, 2h44, €9,41, Blu-Ray €14,10

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Maxence Van der Meersch, La maison dans la dune

J’ai déjà chroniqué sur ce blog les romans de l’auteur, décédé en 1951, repris en recueil dans la collection Omnibus en 2010. Je relis La maison dans la dune en édition de poche, son premier roman, découvert par hasard dans une boite à livres. C’est que l’auteur le mérite. Il est né avec le siècle XX dans l’extrême nord de la France ; il a été prix Goncourt à 29 ans en 1936 et obtenu un prix de l’Académie française en 1945. Il est décédé à 43 ans de la tuberculose en raison de ses croyances antimédicaments. Comme quoi, malgré l’éducation, la bêtise peut être une maladie mortelle.

Sylvain est un jeune homme musclé, ancien boxeur, qui s’est marié à 20 ans avec Germaine, une ancienne prostituée qui a exercé depuis ses 16 ans chez Madame Jeanne à Bray-Dunes, à la frontière franco-belge. Dans les années 1920, le marché commun n’était même pas dans les limbes et chaque pays gardait jalousement sa frontière. Évidemment la France, pays de fisc et de flics, était particulièrement bien gardée – c’était le bon temps, regrettent certains. Germaine a les habitudes dépensières de la frustration zéro des putes et Sylvain est obligé de gagner beaucoup d’argent s’il veut la garder. Elle le tient par le sexe, il la tient par le fric.

Germaine l’a forcé à abandonner la boxe, où il était cependant parvenu à un titre de champion régional. Elle ne voulait pas qu’il abîme son visage net. Pour l’entretenir sur le pied qu’elle exige, il se « prostitue » donc lui aussi dans « la fraude », la contrebande lucrative de tabac entre la Belgique et la France. C’est que, pays aux gros impôts, la France taxe nettement plus que la Belgique, pourtant pas plus pauvre. Passer des cargaisons rapporte beaucoup et vite. Sylvain s’accoquine ainsi avec son ami César, ex-boxeur flétri par des années de noces et de beuveries, et son chien Tom, dressé à transporter 18 kg d’herbe à Nicot à la fois sur son dos, en rasant les dunes et en faisant la nique aux « noirs » que sont les douaniers. Sylvain emmène Tom dans une épicerie d’Adinkerque en Belgique, et la bête est relâchée chargée à la nuit, pour retourner chez son maître César qui le traite bien. Ainsi, pas de lien apparent entre le chien et le maître : il est passé à l’aller avec un autre.

Mais cet équilibre est précaire. Sylvain, en flânant après avoir déposé le chien, suit le canal Furnes-Dunkerque et découvre un îlot de verdure qui le séduit. C’est une ancienne auberge, désertée depuis que le pont, détruit par la guerre de 14, a été reconstruit un peu plus loin. Seuls les pêcheurs du dimanche viennent s’y désaltérer entre deux mouches. C’est pourquoi personne ne vient le servir lorsqu’il s’installe en terrasse. Il faut qu’il entre dans la pièce principale pour y trouver Pascaline, adolescente de 15 ans orpheline et recueillie par son oncle et sa tante, tous deux autour de 80 ans. Elle est fraîche et pure, vierge et ingénue. Sylvain en est ému. Lui qui a quitté l’adolescence envoûté par le sexe expert de la môme Germaine, il regrette de n’avoir pas connu une angélique Pascaline. Il va revenir souvent, faire la connaissance des deux vieux, les aider à réparer la maison et entretenir le jardin.

Pendant ce temps, Germaine revient de temps à autre chez son ancienne tenancière, avec une certaine nostalgie pour la vie de bordel. Elle lie connaissance, via Henri le patron, avec Lourges, un ancien fraudeur devenu douanier dans la brigade mobile. Celui-ci, bel homme costaud qui en impose, sûr de lui, sent que Germaine admire son corps puissant d’animal et aimerait en tâter. Comme il apprend du patron de bar trop bavard que le mari Sylvain tâterait de la fraude, il voit un bon moyen de le coincer pour l’éloigner. Il est jaloux de lui, de sa stature de jeune musclé, et a été humilié lorsque Sylvain l’a mis à terre lors d’une séance de lutte amicale, provoquée par le vantard César. Lourges veut sa revanche, il l’aura.

Faisant suivre Sylvain, qui passe la frontière blanc comme neige, il découvre son attraction pour l’auberge du canal et la jeune Pascaline. Il tombe alors Germaine pour la ferrer au sexe, lui balance Pascaline et lui fait avouer quoi et quand, le jour et l’heure. Germaine, pâmée, se met à table ; Sylvain la délaisse un peu trop à son goût et elle se découvre jalouse de la pureté de 15 ans. Mais c’est César qui va prendre livraison du tabac chez son fournisseur Fernand. Celui-ci, corrompu par les flics qui exigent un partage 50-50 à peine de le coffrer, a dénoncé la prochaine livraison. César est pris mais fait prévenir Sylvain que c’est par traîtrise du fournisseur. Sylvain décide alors d’arrêter la fraude et de se mettre au travail comme docker. Il gagne moins mais est plus libre, et amasse un pécule pour se ranger à l’auberge du canal en plaquant Germaine qui l’a vendu.

Laquelle est en colère. Sylvain ne lui donne plus que 300 francs par mois, une belle somme quand même, mais moins qu’avant. Elle ne peut plus acheter ces fanfreluches qu’elle adore pour épater ses anciennes copines prostituées et se poser en femme « honnête », à la limite de la bourgeoisie. Puisqu’elle veut de l’argent il l’incite à frauder elle aussi,. Pas futée, elle se fait prendre par inattention et veut se débarrasser de Sylvain qui ne l’aime plus pour se maquer avec Lourges, qui la désire et dont elle adore les muscles et la vigueur au lit. En pute égoïste, elle balance donc le dernier coup prévu par son mari, carrément une camionnette pour passer une tonne de marchandise en une fois avec sept comparses.

Ce sera la fraude de trop, le coup de gong et le baisser de rideau de la tragédie. Lourges sera tué dans la bagarre entre fraudeurs et douaniers, Sylvain blessé à mort ira crever dans le jardin de son auberge de paradis. Pascaline y restera pure et orpheline, Germaine retournera aux putes – que pourrait-elle faire d’autre, ayant perdu, par sa faute, à la fois son mari et son amant ?

Une belle histoire intemporelle entre l’amour et le sexe, l’adrénaline de la fraude et la rigueur de la loi, à la frontière indécise des mœurs et du plat pays.

Trois films ont été tirés de cette histoire depuis sa parution – aucun n’est pour l’instant paru en DVD :

La Maison dans la dune, de Pierre Billon en 1934

La Maison dans la dune, de Georges Lampin en 1952

La Maison dans la dune, de Michel Mees en 1988

Maxence Van der Meersch, La maison dans la dune, 1932, Livre de poche 1968, 252 pages, occasion, e-book Kindle €1,99

Gens du nord – La Maison dans la dune, Quand les sirènes se taisent, Invasion 14, L’Empreinte du dieu, La Fille pauvre, Omnibus 2011, 1248 pages, €29,00

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Joseph Kessel, La passante du Sans-Souci

Ce n’est pas, à mon goût, le meilleur roman de Joseph Kessel tant il tombe dans le mélo et la propagande facile. Les nazis sont les Méchants absolus et la femme de trente ans Elsa Wiener, Allemande pure souche bien que baladine, se vautre dans la fange par amour comme Job sur son fumier. Elle est l’une des « pures » célébrées par Kessel inlassablement, idéalisme individuel de l’air du temps que Saint-Exupéry a critiqué dans Citadelle. La « pureté » n’est qu’une version démocratique de « l’honneur » d’Ancien régime et, en psychologie, une névrose obsessionnelle qui rend aveugle et sourd à tout ce qui n’est pas l’objectif. Que la fin justifie les moyens est bien la pire des choses.

Le narrateur, enfiévré, insomniaque, imbibé, voit soir après soir passer une jeune femme en renard, aux cheveux et au cou nus sous la pluie, devant le bar du quartier des plaisirs de Montmartre, le Sans-Souci. Elle l’intrigue et il l’aborde mais, malade, se fait raccompagner. Il reverra Elsa et obtiendra des enseignements sur elle par un souteneur vulgaire au nom mafieux. Il se rend alors à son hôtel pauvre pour la remercier et est accueilli… par un enfant difforme aux cheveux crépus.

Max est un Juif allemand battu par les SA et dont les jambes et le bassin ont été brisés tandis que son père mourait lapidé. Elsa l’a recueilli devant sa porte et soigné, adopté. Il en paraît 10 mais il a déjà 12 ans, mûri par les épreuves et avide de savoir, il apprend le français pour le parler sans accent ; il veut devenir écrivain. Elsa couche dans la chambre d’à côté et est chanteuse dans une boite qui va fermer car la mode change et « la crise » est là qui raréfie les clients. Elle est en quête permanente de fric pour « envoyer à son mari » Michel, resté en Allemagne et arrêté par les nazis au pouvoir depuis 1933 parce que juif, éditeur et de gauche. Il est en « camp de concentration ». Pour l’aider, elle va de déchéance en déchéance, de chanteuse en stripteaseuse puis entraineuse au Rotoplo – à la gloire des seins nus et opulents – avant de devenir putain. L’alcool, la fatigue, la nuit l’enlaidissent – mais elle se sacrifie pour son mari qui l’aime. Elle n’a jamais joui avec lui mais ne veut pas l’abandonner ni lui faire de peine.

Deux ans passent et Michel finit par être libéré du camp et expulsé d’Allemagne. C’était avant qu’ils décident, sous la pression de la guerre, de la Solution finale. Pour cela, Elsa a dû accepter de coucher avec le chef en second de la Gestapo à Paris, un inverti à petite tête et larges épaules (la caricature du nazi difforme, psychotique, brute et étroit du ciboulot). Il a été séduit par elle lorsqu’elle était jeune chanteuse d’opérette en Allemagne. Michel croit retrouver son amour intact, l’argent reçu régulièrement lui laissant penser que tout va bien pour Elsa, mais il retrouve une femme vieillie, fripée, usée. Lui qui l’aimait l’aime moins ; elle qui ne l’aimait pas l’aime plus. Drame du divorce de la tendresse et du désir déjà traité, en mieux, dans Belle de jour ! Mais Elsa n’est pas belle de jouir, au contraire, la nuit l’enlaidit.

Avec l’aide de Max et du narrateur, Elsa va finir par avouer la vie de débauche qu’elle a menée pour lui Michel, son mari, pour l’aider. Il comprend et ouvre ses bras, mais tout est brisé : il n’a pas saisi ni accepté lorsqu’il en était temps, il ne se montre pas jaloux comme avant et Elsa ne veut pas de sa pitié. Elle veut être aimée et, par orgueil bafoué, se laisse mourir, écrasée par une mécanique (comme les chars de Guderian en 40).

En 1935, Kessel est devenu militant, antihitlérien et contre les antisémites. Il veut faire de la déchéance d’une femme celle de l’Histoire, mais nul ne fait de bonne littérature avec de bons sentiments et La passante sent trop le mélo pour notre goût. Les excès d’alcool et de fumée du narrateur errant dans la nuit glauque du quartier des plaisirs est aussi une déchéance. Face aux nazis jeunes et forts (bien que bêtes), il ne fait pas le poids. S’en rend-t-il compte ? Faudra-t-il faire la pute avec les nazis (futurs collabos) et souffrir le martyre (futurs résistants) pour être délivré du mal ? C’est inconscient chez Kessel lorsqu’il écrit ce roman en 1935, mais en germe. Car la suite sera L’Armée des ombres.

Le film tourné en 1982 en pleine euphorie socialiste militante déforme et caricature le roman pour en faire un pamphlet anti-dictature sud-américaine, reliant Pinochet aux nazis. Piccoli en bourgeois de gauche est toujours aussi infâme mais Romy Schneider touchante pour son tout dernier rôle. Préférez quand même le roman.

Joseph Kessel, La passante du Sans-Souci, 1936 revu 1968, Folio 1983, 224 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

DVD La passante du Sans-Souci, Jacques Rouffio, 1982, avec Romy Schneider, Michel Piccoli, TF1 studio 2009, 1h55, €16.44

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Nietzsche et la science

Dans ‘Le Gai Savoir’, Nietzsche s’intéresse à la science en philosophe. La méthode scientifique est un outil de l’intelligence, elle ne trouve donc pas sa justification en elle-même mais comme une intention : un instinct, une volonté et une morale avant d’être une méthode – irriguant ainsi les trois cerveaux que sont le paléocortex pour les instincts (volonté), le cortex pour les émotions (morale) et le néocortex pour l’intelligence (méthode). La science est ainsi, selon Nietzsche, poussée par la morale et née de la volonté. Elle a émergé dans l’histoire afin de mieux comprendre les desseins de Dieu ou pour améliorer l’homme.

« Dans les derniers siècles on a fait avancer la science :

  • Soit parce que, avec elle et par elle, on espérait le mieux comprendre la bonté et la sagesse de Dieu – le principal motif dans l’âme des grands Anglais (comme Newton),
  • Soit parce que l’on croyait à l’utilité absolue de la connaissance, surtout au lien le plus intime entre la morale, la science et le bonheur – principal motif dans l’âme des grands Français (comme Voltaire),
  • Soit parce que l’on croyait posséder et aimer dans la science quelque chose de désintéressé, d’inoffensif, quelque chose qui se suffit à soi-même, de tout à fait innocent, à quoi les mauvais instincts de l’homme ne participent nullement – le motif principal dans l’âme de Spinoza, qui, en tant que connaissant, se sentait divin :

– Donc pour trois erreurs ! » 37.

science clipart

La science ‘scientiste’ (celle qui se mire en son miroir et trouve sa morale en elle-même) repose donc elle aussi sur une foi : la volonté de vérité. Cette volonté est un élan moral, une croyance que le vrai, c’est « bien ».

« La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas alors seulement que l’on ne se permet plus de convictions ?… Il en est probablement ainsi. Or, il s’agit encore de savoir si, pour que cette discipline puisse commencer, une conviction n’est pas indispensable, une conviction si impérieuse et si absolue qu’elle force toutes les autres convictions à se sacrifier pour elle. On voit que la science, elle aussi, repose sur une foi, et qu’il ne saurait exister de science « inconditionnée ». La question de savoir si la vérité est nécessaire doit, non seulement avoir reçu d’avance une réponse affirmative, mais l’affirmation doit en être faite de façon à ce que le principe, la foi, la conviction y soient exprimés, que « rien n’est plus nécessaire que la vérité et, par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de deuxième ordre. » – Cette absolue volonté de vérité : qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? Est-ce la volonté de ne point tromper soi-même ? (…) « Volonté de vérité » ne signifie point « je ne veux pas me laisser tromper » mais – et il n’y a pas de choix – « je ne veux pas tromper, ni moi-même, ni les autres » : – et nous voici sur le terrain de la morale. (…) On aura déjà compris où je veux en venir, à savoir que c’est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la science. » 344

Nietzsche Gai savoir

Nietzsche, contrairement aux idées reçues, rend ainsi hommage au christianisme, dont la conscience de soi, rendue plus exigeante par la pratique de l’examen, a permis le savoir scientifique. « On voit ce qui a en somme triomphé du Dieu chrétien : c’est la morale chrétienne elle-même, la notion de sincérité appliquée avec une rigueur toujours croissante, c’est la conscience chrétienne aiguisée dans les confessionnaux et qui s’est transformée jusqu’à devenir la conscience scientifique, la propreté intellectuelle à tout prix. » 357

Mais décrire ne fait pas seul la science, tant la réalité est un voile qui cache le vrai sous les apparences et le « nom » qu’on leur donne. Le mot chien ne mord pas, avait coutume de dire William James ; ceci n’est pas une pipe, diront avec raison les Surréalistes d’un tableau. Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire, analyse Nietzsche, il nous faut inventer de nouvelles hypothèses pour pouvoir mettre au rancart les anciennes. Ainsi de la relativité qui cantonne la physique de Newton, et de la théorie des cordes qui relativisera peut-être la relativité.

« Il y a une chose qui m’a causé la plus grande difficulté et qui continue de m’en causer sans cesse : me rendre compte qu’il est infiniment plus important de connaître le nom des choses que de savoir ce qu’elles sont. La réputation, le nom, l’aspect, l’importance, la mesure habituelle et le poids d’une chose – à l’origine le plus souvent une erreur, une qualification arbitraire, jetée sur les choses comme un vêtement, et profondément étrangère à leur esprit, même à leur surface – par la croyance que l’on avait en tout cela, par son développement de génération en génération, s’est peu à peu attachée à la chose, s’y est identifié, pour devenir son propre corps ; l’apparence primitive finit presque toujours par devenir l’essence, et fait l’effet d’être l’essence. Quel fou serait celui qui s’imaginerait qu’il suffit d’indiquer cette origine et cette enveloppe nébuleuse de l’illusion pour détruire ce monde considéré comme essentiel, ce monde que l’on dénomme « réalité » ! Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire ! – Mais n’oublions pas non plus ceci : il suffit de créer des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer peu à peu des « choses » nouvelles. » 58

D’où l’importance morale de l’esprit de contradiction. La science n’avance QUE contre la bonne conscience, l’opinion commune, l’évidence, le politiquement correct. Il faut transgresser pour découvrir – et cette découverte est une création, il s’agit d’une réalité nouvelle ; elle n’existait pas auparavant, elle est une autre façon de voir les mêmes choses, trop habituelles, trop convenue. La science relativiste ne dit-elle pas elle-même que la masse est l’énergie au repos ? C’est tout le sens de la formule d’Einstein, e=mc². La science est savoir en état d’énergie ; le savoir à l’état de masse, c’est le dogme : la Bible, le Coran, le Capital, le Petit livre (rouge ou vert).

einstein e=mc2

« Chacun sait maintenant que c’est un signe de haute civilisation que de savoir supporter la contradiction. Quelques-uns savent même que l’homme supérieur désire et provoque la contradiction pour avoir sur sa propre injustice des indications qui lui étaient demeurées inconnues jusqu’alors. Mais savoir contredire, le sentiment de la bonne conscience dans l’hostilité contre ce qui est habituel, traditionnel et sacré – c’est là, plus que le reste, ce que notre civilisation possède de vraiment grand, de nouveau et de surprenant, c’est le progrès par excellence de l’esprit libéré : qui dont le sait ? » 297

Pour Nietzsche, la science n’est donc ni pure, ni neutre, ni objective (ce que « croit » le scientisme, ce positivisme du 19ème siècle encore tellement présent chez les profs). Elle est un instrument humain, trop humain. Incomparable, certes, pour aborder la vérité – mais une vérité provisoire, sans cesse remise en cause par des hypothèses nouvelles et des regards nouveaux. La science est une volonté, une morale et une méthode :

  • la volonté instinctive, vitale, d’explorer par curiosité, pour soi et pour les autres ;
  • la morale que le vrai est bon à découvrir, utile et bien à la fois, mieux que l’apparence, les convenances ou le mensonge, tous manipulables ;
  • la méthode d’aller avec esprit de contradiction contre les idées reçues, la bonne conscience, les habitudes et le sacré, tout ce qui englue et fige.

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, édition Bouquins t.2, €31.82

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, Folio 1989, 384 pages, €7.69

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Le Clézio et le regard

Bien qu’il en aie, Jean, Marie, Gustave Le Clézio est un homme d’Occident. Il n’appartient pas à une civilisation manuelle ou musicale mais à la civilisation logique du regard, celle que les Grecs ont magnifié sous les traits d’Apollon. Sa beauté est la lumière, son étonnement le regard d’enfant, sa vertu la force vitale. Dans ‘L’inconnu sur la terre’ (1978), il a des pages admirables sur la puissance du regard. Celle qu’avait déjà notée Flaubert.

« Les visages ne sont pas libres. Autour d’eux, il y a toutes ces barrières, tous ces écrans : fausses sciences, fausses idées, faux désirs. Mais parfois, sans qu’on sache comment c’est possible, la lumière passe, traverse. Elle brille de son éclat très pur, lumière du soleil, l’unique vérité. Beaucoup d’enfants et certains hommes ont ce pouvoir naturel. Quand je les vois, et que je m’approche d’eux, c’est comme si je ressentais ce rayonnement, cette chaleur, et tout en moi vibre étrangement, car tout en moi avait besoin de cette lumière » p.269 Cette lumière est une force qui vient de l’intérieur, un pouvoir de vie qui s’épanouit. « Ce n’est pas une force physique, ni morale ; ce n’est pas une volonté, ni une idée intelligente. C’est tout cela à la fois, sans doute, et beaucoup plus encore. C’est un regard (…) absolu comme le bleu du ciel, qui va droit en moi et voit ce qu’il y a d’élémentaire, d’illimité » p.269.

Le regard est lumière, droiture, vertu, à la foi soif du réel et dignité qui éclaire, beauté de la vie telle qu’en elle-même, élan de grâce. « Leur regard contient la force même de la vie, à la fois spectacle et acte. (…) C’est comme si tout était inachevé et, en même temps, évident, tangible, pareil au destin écrit dans les livres » p.271.

Ce sont des regards sauvages, des regards de gens simples ou d’enfants, des regards bruts et directs, sans les afféteries mensongères de la civilisation ni les calculs du statut social. « Il y a tant de regards ternes, avides, arrêtés, il y a tant de visages brouillés, corrompus, engraissés, qui montrent ce qu’il y a d’inutile et d’imbécile dans l’espèce humaine ! Yeux morts, yeux gelés, yeux vides, visages marqués par la vie nulle. Il y a tant d’hommes, de femmes, partout, que l’on voit comme l’employé derrière son guichet, que l’on oublie aussitôt » p.272. Cette charge contre notre civilisation administrative, bourgeoise et prédatrice tient tant au cœur de l’auteur qu’il a placé dans cette citation le seul point d’exclamation de tout son livre de 317 pages ! Les yeux vides des bureaucrates de la vie nulle rappellent les ‘vaches multicolores’ qui ruminent dans les villes de Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra). Ces gens-là ont un regard de poisson mort, ils ne transmettent rien, ils sont nuls – néantisés par leurs routines, convenances et aliénations.

A l’inverse, « La vertu est dans son regard qui rend tout exact et fort. Quelle est cette acuité qui n’a besoin d’aucune science ? Est-ce la force d’une conscience extérieure, une conscience instinctive, qui va droit au but, sans prendre garde au brouillage du monde ? Est-ce une qualité, un don, à l’égal d’un regard divin ? Je ne peux le comprendre bien, et pourtant c’est ainsi : la vertu est simple, sans détour, sans mélange. Elle ne s’apprend pas, elle est l’expression pure qui découle de la vie, telle quelle… » p.272 Intransigeance, goût de la justice, désintéressement, droiture, haine du mensonge et génie des situations matérielles découlent pour Le Clézio de cette simplicité originelle.

Elle donne le pouvoir d’aller jusqu’à la réalité même. « Je reconnais ceux et celles qui ont cette vertu à la discrétion de leur regard, à leur élégance naturelle. Ils marchent au milieu des autres, si semblables aux autres qu’on ne saurait les distinguer d’abord. Pourtant, ils éclairent autour d’eux, ils donnent la paix. Leur pouvoir n’est pas fait pour combattre. C’est une force qui agit comme la conscience, à distance » p.273.

Phrases critiques en échos au culte de la grève, ancré dans les mœurs françaises, comme si « la politique » se résumait à brailler en chœur plutôt qu’à affiner ses arguments et à se mettre tous ensemble pour négocier des compromis. Le Clézio montre que le refus n’est pas la révolte. « La révolte est un sentiment destructeur, avilissant. Ceux qui s’y installent rejoignent les autres menteurs, car ils se complaisent à faire durer cette colère morte. Agressifs contre tout ce qu’ils voient, contre tout ce qu’ils approchent, ils ont transformé sans s’en rendre compte leur colère ancienne en méchanceté et en aigreur. (…) Je reconnais la beauté de ceux et celles qui refusent ; la continence, le contrôle de soi-même font leur visage pareil à la pierre, et leur regard est plein de cette lumière libérée. Ils refusent la facilité des systèmes, les jugements, la facilité de l’amoralisme, l’argent. Ils refusent, non par orgueil, mais par nécessité, parce que la vie est pure et sans compromis. Solitaires, donc, car ceux qui refusent ne sont pas aimés. Leur visage effraie les autres hommes, leur regard les trouble et les gêne, comme ce regard trop sombre des jeunes enfants. Comment ne peut-on pas aimer l’argent, la gloire, les plaisirs, l’intelligence, le pouvoir ? Comment peut-on être autrement ? Mais eux ne cèdent pas. Ils ne veulent pas. Ils ne le disent pas, ils n’expliquent rien, ne proclament rien. Simplement, leurs visages sont beaux, et ils regardent le monde silencieusement, sans mépris, sans crainte, avec la transparence et la lumière de ce qui est vrai, de ce qui ne se trompe jamais » p.298.

Refuser la facilité des systèmes… en ces temps d’élections où l’extrémisme pousse à brailler par ressentiment, une bonne leçon aux Français !

Le Clézio, L’inconnu sur la terre, 1978, Gallimard L’Imaginaire, 317 pages, 9.5€

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Arbre des états d’âme

Mon petit prince m’a dit : « dessine-moi un arbre ». Et j’ai dessiné l’arbre des états d’âme. Oh, ce n’est pas un bien bel arbre, mais il est l’habitation des hommes. Tu vois, petit prince, ces bonshommes dessinés dans leurs occupations favorites ? Ils ne sont pas nombreux, d’accord, et les branches m’en ont peut-être caché d’autres, mais ces quatre silhouettes représentent assez bien les états d’âmes principaux de l’humanité.

Pourquoi ris-tu, petit prince ? Oui, tu as raison, l’histoire que j’ai dessinée ne va pas durer bien longtemps. L’un va se pendre, l’autre se retrouver brusquement précipité dans le vide alors qu’il ne s’y attend pas. Le troisième va choir aussi car il ne regarde pas sa branche. Reste le dernier.

Ah, mon petit prince, celui-là est mon préféré !

Ne remarques-tu pas qu’il est le dieu de l’arbre ? Il est le seul qui restera vivant car il est le seul à agir pour transformer son monde.

Regarde-bien, petit prince.

Le Pessimiste noir ne voit que ce qui ne va pas, rien d’autre que son désespoir. Il est aveugle au monde et à la beauté ; il ne voit que lui-même et se complait dans son malheur. Son seul acte positif sera de se pendre pour retourner dans le néant. Il ne sait que se lamenter et partir. Vois-tu, petit prince, il faut s’ouvrir au monde et aux autres pour survivre. Alors les fleurs embaument, les regards caressent, il y a de la joie. On s’ouvre par l’action, tu sais, l’action qui entretient les muscles, crée les amis et affûte l’esprit. C’est par l’action que l’on oublie qu’un jour il nous faudra mourir. Elle est une illusion, mais elle permet l’espoir et la découverte. Je l’aime parce qu’elle permet d’aimer.

Justement, petit prince, le Pessimiste actif, lui, ne se pendra jamais – tant qu’il pourra agir. Ne le vois-tu pas ? Il est joyeux, comme toi lorsque tu fais une bonne farce. Et c’est une drôle de farce qu’il va faire !

L’Optimiste béat, confortablement installé dans son univers élevé d’idéal ne voit rien du  réel. Il reste dans son monde, appelant un au-delà qui ne répond jamais. Comme le sage – connais-tu cette histoire ? – le sage qui marchait les yeux perdus dans les étoiles au ciel… et qui est tombé dans un puits qu’il n’a pas remarqué à ses pieds. Oui, tu souris, enfant prince, et tu as raison de sourire. Quelle surprise aura-t-il, ce béat de l’ailleurs, lorsque sa branche qu’il croyait éternelle s’écroulera sous lui et le précipitera dans le grand vide ?

Peut-être entrainera-t-il dans sa chute l’Optimiste utopiste ? Je crois plutôt que celui-ci tombera tout seul. Tu as vu, petit prince, sa branche se fend déjà sous ses trépignements outragés. Il est dans l’éternel ‘non’ et il ne s’aperçoit pas qu’il ne fait rien pour le monde, que brailler. Il n’a d’yeux que pour le Pessimiste actif mais il reste impuissant à l’empêcher d’agir car il ne sait que trépigner sur place. Lui ne bée pas vers les étoiles mais reste terre à terre. Il ne sait pas créer parce qu’il a une morale qui le rend censeur des hommes. Il est dans l’éternel ressentiment de l’envie qui mime l’autre à l’envers et empêche à tout jamais de s’affirmer soi. Pour lui, exister c’est être contre. Sans opposant, il n’est rien. Il n’est pas jaloux de l’Optimiste béat qui plane de toute façon hors du monde réel, ni du Pessimiste noir non plus car il ne vivra pas longtemps. Non, petit prince, l’Optimiste utopiste est celui qui milite pour une seule idée fixe et qui tyrannisera tous les actifs pour la tenter. Dès qu’elle prend forme, en général c’est la catastrophe car l’utopiste ne voit pas plus loin que le bout de son nez et il ne sait pas rire. Pour lui, tout est tellement sérieux… Dès que le réel va autrement qu’il le veut, il devient tyran et oppresseur, il ne supporte pas que son utopie n’advienne pas, aussi parfaite que dans l’abstrait. Le peuple ne suit pas ? Qu’on abolisse le peuple !

Tu fais la grimace, enfant ? Mais regarde bien, petit prince, sa branche se casse toute seule et ce n’est pas l’Idée qui la raccommodera. Les idées pures se cassent toujours sur la réalité du monde, qui n’est pas comme on croit. Et lorsqu’on n’a pas le sens de l’humour pour l’admettre et assouplir son idée en observant ce qui est, on tombe de haut avec la branche. Car l’homme n’est pas dieu, omnipotent à qui il suffit de dire « je veux » ; l’homme n’est que ce qu’il devient, animal debout, imparfait, qui aménage son terrain par tâtonnements.

Il te plaît mon dessin, petit prince ? Te rappelles-tu qui est mon préféré ? Oui, celui-là, bien sûr. Allez, enfant, retourne jouer à présent. Va essayer ta scie toute neuve, mon fils.

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Liberté d’enfance

L’eau, l’été, le soleil rendent les enfants des fontaines de joie. La sensualité de la peau nue et du mouvement collectif sont l’essence même de la liberté. Les odeurs des choses, des plantes, des bêtes, des femmes – et même de l’école – rappellent l’amour des corps, la camaraderie épaule contre épaule, le désir fou de vivre. Citations :

Albert Camus, Le premier homme, 4, Pléiade Œuvres complètes 2008, t.IV :

« En quelques secondes, ils étaient nus, l’instant d’après dans l’eau, nageant vigoureusement et maladroitement, s’exclamant, bavant et recrachant, se défiant à des plongeons ou à qui resterait le plus longtemps sous l’eau. La mer était douce, tiède, le soleil léger maintenant sur les têtes mouillées, et la gloire de la lumière emplissait ces jeunes corps d’une joie qui les faisait crier sans arrêt. Ils régnaient, sur la vie et sur la mer, et ce que le monde peut donner de plus fastueux, ils le recevaient et en usaient sans mesure, comme des seigneurs assurés de leurs droits leurs richesses irremplaçables. »

Jean-Pierre Chabrol, Les rebelles, Omnibus p.10

« Ce qui importe vraiment, c’est le pépiement appétissant des petits nageurs tout nus. Dès les premiers beaux jours, sur les morceaux dispersés de la digue – rompue jadis par quelques crue – la marmaille se bousculait, jouait, criait à poil. Le grouillement enfantin des trous d’eau, parmi les blocs noyés, c’était l’image même de la liberté, on n’en a jamais trouvé de plus précise, de plus pure. Les bruissements aigus du jeune poulailler, de loin déjà, donnaient envie de vivre. »

Albert Camus, Le premier homme, Pléiade Œuvres complètes 2008, t.IV p.913

« Cette nuit en lui, oui, ces racines obscures et emmêlées qui le rattachaient à cette terre splendide et effrayante, à ses jours brûlants comme à ses soirs rapides à serrer le cœur, et qui avait été comme une seconde vie, plus vraie peut-être sous les apparences quotidiennes de la première vie et dont l’histoire aurait été faite par une suite de désirs obscurs et de sensations puissantes et indescriptibles, l’odeur des écoles, des écuries du quartier, des lessives sur les mains de sa mère, des jasmins et des chèvrefeuilles sur les hauts quartiers, des pages du dictionnaire et des livres dévorés, et l’odeur surie des cabinets chez lui ou à la quincaillerie, celle des grandes salles de classe froides où il lui arrivait d’entrer seul, avant ou après le cours, les chaleur des camarades préférés, l’odeur de laine chaude et de déjection que traînait Didier avec lui, ou celle de l’eau de Cologne que la mère du grand Marconi répandait à profusion sur lui et qui donnait envie à Jacques, sur le banc de sa classe, de se rapprocher encore de son ami, le parfum de ce rouge à lèvres que Pierre avait pris à l’une de ses tantes et qu’à plusieurs ils reniflaient, troublés et inquiets comme des chiens qui entrent dans une maison où a passé une femelle en chasse, imaginant que la femme était ce bloc de parfum doucereux de bergamote et de crème qui, dans leur monde brutal de cris, de transpiration et de poussière, leur apportait la révélation d’un monde raffiné et délicat à l’indicible séduction, dont même les grossièretés qu’ils proféraient en même temps autour du bâton de rouge n’arrivaient pas à les défendre, et l’amour des corps depuis sa plus tendre enfance, de leur beauté qui le faisait rire de bonheur sur les plages, de leur tiédeur qui l’attirait sans trêve, sans idée précise, animalement, non pour les posséder, ce qu’il ne savait pas faire, mais simplement entrer dans leur rayonnement, s’appuyer de l’épaule contre l’épaule du camarade, avec un grand sentiment d’abandon et de confiance, et défaillir presque lorsque la main d’une femme dans l’encombrement des tramways touchait un peu longuement la sienne, le désir, oui, de vivre, de vivre encore, de se mêler à ce que la terre avait de plus chaud, ce que sans le savoir il attendait de sa mère, qu’il n’obtenait pas ou peut-être n’osait pas obtenir, et qu’il retrouvait près du chien Brillant quand il s’allongeait contre lui au soleil et qu’il respirait sa forte odeur de poils… »

C’est toute cette liberté que quittent les enfants aujourd’hui : jour de la rentrée.

Albert Camus, Le premier homme, Pléiade Œuvres complètes 2008, t.IV

Jean-Pierre Chabrol, Les rebelles, Omnibus

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Flaubert : être heureux en trois leçons

« Être bête, égoïste et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux. Mais si la première vous manque, tout est perdu. » Flaubert, lettre à Louise Colet 13 août 1846. Ne voilà-t-il pas la sagesse de base ? Certes, les gens cultivés se diront que le niveau est plutôt celui du petit-bourgeois content de lui-même, à la Bouvard & Pécuchet. Mais surmontons ce réflexe bégueule ou cépanou pour nous pencher sur la vérité profonde contenue dans ces phrases. Examinons le contexte, le prétexte puis le texte.

Tout d’abord le contexte. Flaubert répond à sa maîtresse qui lui « dit des choses dures » parce qu’elle est atteinte d’une « lassitude de chagrin ». Il se justifie : « Je suis sûr que tu me crois égoïste ». Il l’est, mais « là-dessus, chacun s’illusionne. Je le suis comme tout le monde, moins peut-être que beaucoup, plus peut-être que d’autres. » La charité de saint Vincent de Paul n’est-elle pas égoïste elle aussi, puisqu’obéissant à « un appétit de charité » ? N’est-ce pas une forme d’égoïsme que de se faire du bien ? d’obéir à l’un de ses appétits ? « Chacun jouit à sa mode et pour lui seul. » Il y a « les prodigues et les avares. Les premiers prennent plaisir à donner, les autres à garder. »

Première leçon : ne pas se fier aux apparences. Les motivations des gens ne sont pas aussi pures qu’elles paraissent, parfois même à leurs propres yeux. Ils « se la jouent » comme disent souvent les ados.

Ensuite le prétexte. Le bonheur est un état physique et physiologique d’équilibre. Être bête signifie ne pas trop réfléchir, prendre les choses comme elles viennent, apprécier l’ordinaire – qui ne manque jamais – comme les animaux, sans se prendre la tête. La bêtise étant la chose du monde la mieux partagée, le bête est heureux parmi d’autres bêtes ; il s’y sent bien, la vue courte, en troupeau. Rires lourds, blagues grasses, connivence entre mâles ou entre épouses, sentiment fusionnel entre militants de la même secte. Rien ne vient troubler la béatitude de la bête. La bonne santé, répétition ironique du dicton populaire (‘quand la santé va, tout va’) n’est que redondance des deux premiers concepts. L’état physiologique du bonheur est un corps qui fonctionne bien.

Seconde leçon : l’égoïsme est une réaction d’aise du mouton lambda rassuré dans sa bergerie, on est bien, au chaud, entre nous. Ne pas penser soi-même mais rester fusionnels, le troupeau pense pour vous. Voilà qui est confortable.

Enfin le texte. « Mais si la première vous manque, tout est perdu. » La première condition, c’est d’être « bête ». Si l’on pense trop, on s’illusionne, on s’inquiète, on n’est plus dans le présent immédiat des choses terrestres. Soit l’on ressasse le passé (‘comme tout était mieux avant ! Le niveau baisse !’), soit on craint l’avenir (et si… le monde allait venir frapper à notre porte ? …les réformes allaient changer mon confort ? …les jeunes allaient me prendre mon travail ? …le complot des multinationales ? et si…) Cette frilosité réactionnaire est clairement celle du « bourgeois » que Flaubert a toujours poursuivi de sa hargne. Avec une arrière-pensée anticléricale en ces temps où le goupillon s’alliait volontiers au sabre et où le Pape bullait contre la république. « Heureux les bêtes », semble énoncer Flaubert, parodiant l’Évangile, la référence des bien-pensants de son époque (« Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume de Dieu est à eux » Mt 5,8). Évangile d’apparence, empressons-nous de le préciser, car Jésus dit clairement « lorsque tu fais l’aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi comme font les hypocrites, dans les synagogues et dans les rues, afin d’être glorifiés par les hommes. » (Mt 5,6)

Troisième leçon : n’est-ce pas justement le propre de la bêtise de prendre l’apparence pour la réalité et le mot pour la chose ?

Conclusion : l’homme heureux est une bête à l’étable, broutant paisiblement le foin de la ferme d’État, conduite par son berger qui lui dit ce qu’il faut faire, quand et comment, et le mène en troupeau dans les prés lorsqu’il n’y a aucun risque d’orage ni de loup. L’homme heureux rumine, force tranquille qui regarde passer les trains bovinement. Cet homme béat est le « dernier homme » de Nietzsche, une bête à l’engrais voué à produire et à se reproduire sans conscience. L’intelligence veut la volonté sans laquelle elle n’est rien, la curiosité d’explorer l’ailleurs et les autres, aime à se confronter pour se remettre en cause, tourmenté de mettre en question ses habitudes, son confort et ses zacquis pour vivre plus. L’homme complet n’est pas heureux, il est joyeux !

Gustave Flaubert, Correspondance tome 1 – Janvier 1830-Mai 1851, Gallimard Pléiade 1973, 1232 pages, €53.79

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