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Léon Frapié, La maternelle

Connaissez-vous le prix Goncourt 1904 – il y a 120 ans ? Il a été republié en Livre de poche dès 1959 et conte l’expérience d’une femme de service d’école maternelle dans le 20ème arrondissement de Paris, le quartier même de l’auteur. Après son prix, Léon Frapié aura une rue et un square à son nom dans l’arrondissement. Il est décédé en 1949 à 86 ans.

L’auteur utilise les souvenirs de sa première épouse de 29 ans lorsqu’il la marie en 1888. Elle était elle-même institutrice, ils auront deux fils nés à un an d’écart. En romancier, il imagine une fille de bonne bourgeoisie qui a sauté le brevet pour aller directement au bac, puis à une licence de lettres. Elle devait se marier mais la ruine et la mort de son père font s’évanouir sa dot et elle reste vieille fille. Son oncle qui la recueille voit d’un mauvais œil l’ambition féminine et aussi la charge d’une catherinette. Il lui enjoint de trouver du travail et fait jouer ses relations.

Rose ne peut enseigner car elle n’est pas titulaire du brevet, n’a pas suivi l’école normale d’instituteurs, et n’est pas agrégée. Ni son bac, ni sa licence, ne lui servent à quelque chose (mystère courtelinesque de l’Administration en France). Léon Frapié, qui a milité pour l’émancipation féminine, pointe les obstacles mis sciemment au travail des femmes diplômées au début du XXe siècle. Rose se fait donc embaucher en ne faisant pas état de ses diplômes par la directrice d’une école maternelle pauvre du quartier des Plâtriers, au bord de la Zone dans le 20ème, les anciennes fortif de Paris. Elle est prise sur sa bonne mine et contre la femme « recommandée » par le piston local, le délégué cantonal.

La population y est pauvre mais les enfants sont accueillis en crèche puis à la maternelle dès 2 ans, ce qui est remarquable vu d’aujourd’hui où l’école dès 2 ans apparaît comme un progrès social encore à accomplir. La cantine ne coûte presque rien (2 sous) mais les enfants sont obligés d’apporter leur panier qui contient le pain et le couvert, comme dans les restaurants italiens. Beaucoup apportent aussi la boisson : une mesure de vin rouge ! Il est réputé donner de la force et de la santé.

Rose, qui va partout et nettoie tout, y compris les gamins, les observe avec attention. Elle se découvre, par leur affection, une fibre maternelle qui la fera quitter, en fin d’année scolaire, son métier pour se marier et procréer à son tour. Son expérience est une plongée dans l’univers enfantin, dans celui des parents, dans les affres de l’Administration et des profs – mais aussi une critique pré-Bourdieu du formatage de l’école depuis tout-petit.

Les enfants des deux sexes de 2 ans à moins de 7 ans sont « civilisés » par la discipline et la morale pour en faire de bons citoyens pères ou mères de famille, surtout soumis. « Que deviendront les enfants-marionnettes, sortant de l’école, l’énergie changée en politesse hypocrite, la décision subordonnée uniquement au souci du trompe-l’œil ? La loi de l’obéissance à l’école même vient encore aggraver les regrettables leçons de résignation et de croupissement » (ch. VII). Ce genre d’éducation-chiourme a duré jusque dans les années 1960…

Leurs jeux à la guerre, au cocher, au voleur, reproduisent l’avenir qui leur est proposé par la société : l’obéissance, l’exploitation, la violence sur plus faibles qu’eux et sur les étrangers à l’école, au quartier, à la classe sociale, au pays. « L’éducation vient simplement en aide à la propension naturelle : on incline toujours vers le plus facile à faire » (chapitre VII). « Ce n’est pas la géographie ni le calcul plus ou moins justement serinés qui influencent l’enfant pour toute la vie, ce qu’un enfant subit de grave à l’école, c’est la culture des sentiments. Il apprend à vouloir ou à refuser. Il ne fait que tâter constamment avec l’instinct ce qui convient ou ne convient pas à sa propre pousse » (ch. IV).

Les garçons sont battus par leurs deux parents, et plus lorsqu’ils sont les aînés. La mère leur reproche d’être une bouche à nourrir et le père de ne pas déjà ramener des sous. Le jour de paie est dépensé pour moitié en beuveries, qui se terminent sur le grabat pour enfourner un autre petit tandis que les enfants attendent dans l’escalier. La surpopulation entretient la misère. Cette race scrofuleuse, souvent malade, nourrie de vin par des parents miséreux et qui reproduit la violence et le sexe des adultes qu’ils ont sous les yeux, fera les soldats de 14-18. Une misère qui a bien diminué aujourd’hui grâce au développement et à la république, même si ce n’est éternellement jamais assez.

Rose observe aussi la hiérarchie sociale des profs dans l’école. La directrice se plie en deux devant le délégué cantonal, l’institutrice suppléante devant la normalienne ; elle-même est au bas de l’échelle, objet du snobisme de toutes et sollicitées pour les tâches les plus rebutantes, au-dessous de la condition d’instit : torcher le cul, faire pisser, laver le vomi, rajuster les loques, trouver le bon panier pour la sortie. Les normaliennes « sont profondément pénétrées de leur propre supériorité. Ce sont des personnes de serre chaude ; leur savoir professionnel même est purement théorique : elles connaissent les enfants d’après leurs livres, elles apprennent à faire la classe ‘par principe’ » (ch.VI). La femme de service, à l’inverse, est indispensable au quotidien, c’est elle que les enfants connaissent pour l’intime, vers elle qu’ils se tournent naturellement. Les petits s’attachent toujours à qui s’occupe d’eux.

Un roman réaliste, attachant et sociologique à la fois, sur la France début de siècle précédent. Époque où la supériorité du savoir sur l’ignorance et de la science sur les croyances n’étaient pas contestés, où les parents invectivaient déjà les profs mais étaient vite mis au pas, où les enfants apprenaient, tant bien que mal, à vivre ensemble et avec les adultes.

Après d’autres tentatives muettes, un film d’Henri Diamant-Berger a été tiré de l’œuvre en 1949 et actualisée sur l’après-guerre ; elle a connu du succès (plus de 2 millions d’entrées).

L’Express a rappelé ce Goncourt oublié dans un article de 2012.

Léon Frapié, La maternelle, 1904, Livre de poche 1962, 248 pages, occasion €24,00, e-book Kindle €2,99

DVD La maternelle, Henri Diamant-Berger, 1949, avec Blanchette Brunoy, Marcel Mouloudji, Marie Déa, Yves Vincent, Pierre Larquey, LCJ éditions et production 2015, 1h37, €11,46

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Le messager de Joseph Losey

Un film intimiste dans le huis clos d’un château victorien et ses alentours campagnards en 1900. Léo (Dominic Guard), un gamin d’à peine 13 ans de modeste origine mais bien élevé, invité pour les vacances d’été par son condisciple d’internat Marcus (Richard Gibson), va devenir un objet manipulé par les uns et par les autres au point de détruire sa sensibilité.

Adapté du roman du même titre de Leslie Poles Hartley en 1953 et le scénario écrit par Harold Pinter, le film décrit les manœuvres de Marian la fille aînée (Julie Christie), fiancée officiellement à Lord Hugh Trimingham (Edward Fox), vicomte balafré retour de la guerre des Boers, qui poursuit les galipettes érotiques avec son amant, le fermier du domaine bien bâti Ted Burgess (Alan Bates). Aussi bien Ted que Marian et Hugh se servent du Léo candide comme messager, Hugh allant même jusqu’à le surnommer Mercure, le serviteur de l’Olympe. Les aristos se sentent des dieux, ils considèrent avec un dédain affectueux le presque éphèbe comme leur garçon de course. Ils le feront parler à table  de ses lubies de gamin comme de jeter un sort ; ils le feront virevolter une fois rhabillé en costume vert Lincoln devant la société assemblée ; ils le feront jouer au cricket, comme Ted le métayer, pour affecter de frayer avec les inférieurs ; ils le feront chanter comme lui au banquet qui suivra. Son copain Marcus le lui fera bien sentir, le surnommant serin pour la couleur de son habit ou lui reprochant de n’avoir pas fermé son clapet au banquet.

C’est que Léo est encore niais. Il ne sait pas ce qu’est la hiérarchie sociale, pas plus que l’amour physique, ce que font les hommes aux femmes, ni comment viennent les poulains ou les enfants. Il demande à Ted le fermier, qui élude et le renvoie à son père, mais le garçon est orphelin ; il demande alors à Hugh, qui l’introduit dans le fumoir réservé aux hommes, mais ne lui parle qu’avec circonspection. Ces choses-là, dans la société puritaine anglaise, ne se disent pas. Elles se devinent à leur heure, même si des gravures érotiques ornent les murs du lieu des mâles, ce que fait remarquer le maître de maison Maudsely (Michael Gough), mais Léo ne les aime pas. Il est pudique mais voudrait savoir.

Il ressent de l’émotion pour la belle Marian, qui en est flattée et l’emmène en ville s’habiller pour l’été, car il ne porte qu’un costume toutes saisons du Norfolk, trop chaud pour les températures estivales de cette année (35° centigrades au thermomètre extérieur). Les garçons sont toujours collet monté, col fermé et cravate, portant veste sur leur chemise et parfois un sous-vêtement en dessous. La sensualité n’est admise que pour le sport, où les mâles se font admirer des spectatrices. Ils arborent alors une simple chemise à col ouvert, et même un décolleté sur leur poitrine nue jusqu’au sternum lors des exercices de cricket. S’ils se baignent dans le lac du domaine, c’est en maillot deux pièces. Cela dit, les garçons dorment ensemble et se déshabillent sous les yeux l’un de l’autre pour se mettre en pyjama. Les femmes et filles sont en robes et jupons, portant gants, chapeaux et ombrelles. La chair est masquée autant que faire se peut.

Marcus fait de Léo un jeteur de sorts au collège, et il est vrai que Léo croit aux formules et aux poisons, dont la belladone qui pousse dans l’ancien jardin du château. La bella donna est la belle dame, donc pour lui Marian ; elle est vénéneuse mais il ne le sait pas, en restant aux formules magiques. Vénéneuse pour sa classe sociale, car elle faute avec un inférieur, au point de tomber enceinte et de se trouver « obligée » de se marier vite ; vénéneuse pour la puberté naissante de Léo, impressionnable, qu’elle va stériliser à jamais par le spectacle de son impureté physique et de son laisser-aller moral.

Le jeune garçon, dont c’est l’anniversaire ce même mois, s’initie à la société par les femmes qui le manipulent pour le sexe et par les hommes qui en font autant pour poser la hiérarchie mâle. Il va délivrer les petits mots des uns aux autres, s’en lasse un peu et ose lire un billet de Marian à Ted où il est écrit deux fois « chéri » et lui fixe une heure et un lieu de rendez-vous. Il dit à Ted que c’est la dernière fois mais ce dernier lui promet de lui révéler, s’il continue, ce qu’il veut savoir sur les relations entre mâles et femelles, cheval et jument, homme et femme. Mais il ne tient pas parole. Il dit alors à Marian que c’est la dernière fois mais elle l’enjôle, le caresse et l’étreint pour qu’il continue, entre jeu et séduction érotique. La maîtresse de maison, mère de Marian, les surprend et soupçonne anguille sous roche. Léo ne dénonce personne et feint d’avoir perdu le message qu’il devait porter, mais la prude madame Maudsley (Margaret Leighton) n’est pas née de la dernière pluie… qui justement tombe à torrent pour le jour anniversaire de Léo.

Marian n’arrivant pas à temps pour le goûter et les cadeaux, sa mère envoie une voiture la chercher où elle a dit qu’elle serait, chez une vieille nannie au village. Elle n’y est pas. Madame Maudsley comprend alors que Léo ne lui a rien révélé du message par noblesse d’âme, mais c’en est trop. Elle le prend par le poignet et l’entraîne là où il sait qu’elle se trouve : la grange où Ted l’a troussée et la chevauche avec ardeur sur le foin. Léo comprend alors quelles sont les relations qu’il cherchait à connaître. Il en est blessé et marqué à vie, ne se mariera jamais, ne tombera pas amoureux, se desséchera malgré ses succès en finance.

Au soir de sa vie vers 1950, la vieille Marian le convoquera pour un dernier message. Léo âgé (Michael Redgrave) a vu son petit-fils, et combien il ressemble à Ted et non pas à Hugh ; elle veut faire dire à Ted que finalement seul compte l’amour et pas la classe sociale. Mais Léo l’a appris à ses dépens, « le passé est un pays étranger ». Ce retour du présent dans le futur est un montage réussi du film ; au début énigmatique pour le spectateur, il prend tout son sens à la fin.

Le garçon à cet âge charnière des 13 ans était étranger à la classe aristocratique, étranger au monde adulte, étranger à la nature campagnarde. Il y a été plongé malgré lui et en est ressorti estropié comme un oisillon trop tôt tombé du nid. La nature est la Chute dans le péché et le château le huis-clos cloisonné qui rend prisonnier des convenances. Cette fatalité est ponctuée par la musique triste et angoissante de Michel Legrand. Un grand film, qui a disputé la palme avec Mort à Venise au festival de Cannes 1971 – et l’a emporté, bien qu’à mon avis les deux le méritaient tout autant.

Palme d’or au Festival de Cannes 1971.

DVD Le messager (The Go-Between), Joseph Losey, 1971, avec Julie Christie, Alan Bates, Margaret Leighton, Michael Redgrave, Dominic Guard, ESC Editions 2022, 1h51, €9,74, Blu-ray €14,90

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Patrice Montagu-Williams, Brésil – les colères d’un géant

Le Brésil est la moitié de l’Amérique latine, tout y est grand – c’est « un géant », le cinquième pays de la planète en termes de superficie. Une seule langue, une seule religion, un très large métissage et qui aime l’être : tout cela fait une nation, réunie autour du futbol et des telenovelas de TV Globo. C’est un pays tourné surtout vers le présent et qui se fracture politiquement par imitation des populismes, dont le nord-américain.

« L’exaltation de l’harmonie raciale a toujours coexisté au Brésil avec une hiérarchie sociale profondément enracinée et une violence croissante dans la société », explique Silvia Capanema, Brésilienne maître de conférences en langue portugaise et en civilisations brésilienne et latino-américaine à l’Université Paris XIII. Mais ne nous trompons pas : les riches sont blancs et les pauvres sont noirs – statistiquement.

Paul Claudel, Blaise Cendrars, Roger Bastide, Claude Levi-Strauss, l’auteur a pris la suite des ces écrivains français dès l’été 1968. Il présente son Brésil, l’Amazonie, ses fleuves de parfois 40 km de large avec un mascaret de 4 m de haut sur plusieurs dizaines de km à 60 km/h, charriant le poisson-boeuf, qui mesure près de 3 m et pèse jusqu’à 450 kg !

Et ses villes. Sao Paolo – Sampa comme on dit ici – c’est une agglomération tentaculaire de plus de 20 millions d’habitants, la 3ème du monde. C’est là que se concentrent les musées d’art et les artistes, ouverts sur le monde. Rio, c’est au contraire « la violence qui fait plus de victimes chaque jour, l’échec de la pacification des favelas, le règne des gangs, la corruption généralisée, les fonctionnaires payés avec des mois de retard, les hôpitaux ne pouvant plus recevoir de malades… » et 20 % de la population dans les taudis – même si les JO de 2016 ont permis de réaménager un peu la ville. Salvador de Bahia, c’est « le dépaysement assuré » avec son ascenseur qui relie ville basse et ville haute. Brasilia est la capitale administrative, construite géométriquement, au centre du pays : « Lúcio Costa et Oscar Niemeyer feront (…) le modèle futuriste et utopique de la ville de demain. »

Dans ce pays sévissent les maux endémiques : la déforestation amazonienne 3 B de l’agrobusiness (boeuf-balles-bible), les évangélistes prosélytes, le trafic de drogue, la corruption, les séries télé. Mais aussi la musique et la danse (samba, bossa-nova, lambada), la littérature (Gilberto Freyre, Machado de Assis, Jorge Amado).

Suit un entretien sur les races et le Brésil avec la doctoresse en sciences politiques Isabel Lustosa, historienne et écrivaine réputée au Brésil et un autre entretien sur l’économie politique avec Claudio Frischtak, ex-professeur adjoint à l’Université de Georgetown aux États-Unis, économiste au ministère de la Santé au Brésil, consultant auprès de la Banque mondiale et président de la société Inter B. Consultoria.

Ce dernier conclut : « Nos politiques n’ont aucun sens de l’intérêt général. Et il faudra sans doute plus qu’une génération pour que cela change. En attendant, ils n’agiront que s’ils craignent pour leurs intérêts ou qu’ils se sentent menacés. Il faut donc que l’opinion maintienne sa pression ».

En moins de 100 pages, voilà brossée « l’âme du peuple » brésilien d’aujourd’hui.

Patrice Montagu-Williams, Brésil – les colères d’un géant, Éditions Nevicata Bruxelles, collection L’âme des peuples, réédition 2023, 96 pages, €9,00 e-book Kindle €6,99

Les œuvres de Patrice Montagu-Williams déjà chroniquées sur ce blog

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Les Magdaléniens ont campé à Etiolles

Les fouilles réalisées depuis 1972 (50 ans !) dans un champ des bords de Seine proche d’Évry, à Etiolles, face à l’ancien couvent des Dominicains devenu un temps École normale de l’Éducation nationale, ont mis au jour de multiples habitations de campement nomade autour de l’époque de Lascaux, 13 000 ans avant notre ère (datation C14 effectué sur des ossements découverts). Le climat était plus froid, des troupeaux de rennes passaient à gué la Seine à cet endroit, une petite île les y aidait. Les tribus du Magdalénien les suivaient au rythme des saisons et profitaient du gué pour en prélever leur part. Ils chassaient aussi le bison, dont on a retrouvé des restes.

Les deux habitations dénommées U5 et P15, étudiées en détail par Nicole Pigeot (1987) et Monique Olive (1988), donnent des renseignements inédits et précieux sur l’organisation des activités et les relations sociales entre les deux habitations. Du silex à l’expertise technique, de la répartition des vestiges à l’espace familiale, des habitations à la hiérarchie sociale – voilà tout ce que peuvent révéler un sol archéologique en place et mis au jour dans les règles de l’art !

Le sol archéologique d’Etiolles est exceptionnel car l’enfouissement des restes d’habitation et de taille des silex a été homogène, effectuée par le limon de la Seine, et la qualité de l’enregistrement archéologique exemplaire, selon la méthode Leroi-Gourhan. J’y ai participé. Le remontage des éclats de silex dispersés sur le sol afin de reconstituer le nucleus (le caillou originel), montre la circulation intensive des objets, donc le déplacement des gens.

Le niveau appelé U5-P15 groupe des vestiges organisés autour de six foyers de pierres brûlées, montrant des unités d’occupation séparées par des espaces vides de témoins sur le sol. Des pierres cerclent l’habitation à foyer central comme des calages de peaux pour une tente conique. Le foyer de pierres brûlées dans lequel on retrouve de la cendre est entouré de vestiges denses. Plusieurs amas de silex (vidanges de débitage ou dépôts) sont étalés à l’extérieur de l’habitation. On distingue par l’analyse une habitation principale, U5 et une habitation secondaire, P15. Les pierres dessinent deux issues, vers le sud et le ruisseau, l’autre vers l’ouest et la Seine.

En U5, les habitants ont débité 59 nucleus plus 17 laissés encore bruts. Des outils (burins surtout, grattoirs, quelques becs-troncatures, supports aux bords retouchés) et l’épandage d’ocre témoignent indirectement de la diversité des travaux réalisés dans l’habitation, surtout autour du foyer. Des fragments de pierres chauffées dans et autour de l’aire de combustion ainsi que les vidanges rendent compte d’un entretien régulier du feu. Quelques éléments de parure en coquillage (une vingtaine de dentales) autour du foyer pourraient montrer la fabrication d’objets de parure ou l’ornementation de vêtements.

Les tailleurs s’installent d’un côté du foyer tandis que le côté opposé est plutôt réservé aux tâches domestiques. « Autour du foyer, un espace collectif et polyvalent, lieux des débitages « élaborés » et des tâches liées aux armes de chasse ; près de la paroi de la tente, un endroit réservé au repos, probablement plus personnel. La division de l’espace intérieur est soumise à des contraintes sociales rigoureuses en relation avec la compétence des tailleurs et l’utilité de leur production laminaire pour le groupe. Au centre, les meilleurs tailleurs débitent les meilleurs nucléus, produisant en série les meilleurs supports, les plus longs, et œuvrant pour la communauté ; en périphérie, les jeunes apprentis s’initient à la taille ; entre les deux, dans la zone intermédiaire, on retrouve des débitages « simplifiés », c’est-à-dire plus ordinaires et occasionnels. » Ainsi parlent les archéologues après les fouilles (référence citée en lien plus haut). Car l’analyse des vestiges est aussi importante que leur trouvaille et que leur relevé soigneux. A l’extérieur de l’abri, les amas sont interprétés soit comme des ateliers de taille, soit comme des aires de rejet. En bref, « la diversité des activités, domestiques et techniques, réalisées autour du foyer et la mise en évidence de débitages maladroits évoquent la résidence d’un groupe familial, comprenant des adultes et des enfants. »

Quatre unités avec foyer apparaissent comme des zones d’activités annexes autour des habitations. « Le secteur consacré au débitage est surtout dévolu à l’apprentissage puisqu’un ou deux jeunes tailleurs inexpérimentés s’y sont installés. D’autres tâches y ont laissé des témoignages discrets comme l’indique la présence de quelques supports laminaires isolés et d’une concentration de chutes de burin révélant à travers cette opération de réaffûtage un travail des matières osseuses. » Les noyaux de silex bruts (nucleus) sont mis en forme à l’extérieur puis débités en lames supports d’outils divers dans un autre, montrant la spécialisation des tâches.

Les apprentis tailleurs pouvaient s’exercer dans les unités de résidence comme près des foyers extérieurs. Si à l’intérieur de l’habitation U5, ils étaient cantonnés en retrait du foyer, proches de l’espace de repos, il ne semble pas que dans le reste du campement, y compris dans l’habitation P15, leur emplacement ait été soumis à des règles strictes. En outre, la proximité de ces débitages maladroits à côté d’autres plus productifs suggère que ces jeunes tailleurs s’initiaient en compagnie d’adultes compétents. Trois moments clefs sont clairement établis par les remontages (activité consistant à relier chaque éclat de silex découvert et dûment répertorié à son nucleus originel, comme dans un puzzle en 3D). Le premier se situe entre la préparation et la phase de débitage laminaire ; le second en cours de débitage laminaire quand le nucléus est repris pour une opération moins ambitieuse ; le troisième en fin d’exploitation quand le nucléus, devenu moins productif, est repris par un tailleur peu qualifié. Ces remontages suggèrent des mouvements assez libres des jeunes entre les deux tentes, et des échanges de nucléus pour ces apprentissages et non pour les débitages productifs. La règle semble être que les emplacements où s’exercent les apprentis sont en général distincts de ceux où s’installent les tailleurs compétents.

Le travail de la peau semble s’effectuer uniquement dans l’espace des habitations comme en témoignent les outils spécialisés, les peaux elles-mêmes n’ayant pas résisté au temps. Les restes de faune ont été mal conservés et parfois brûlés comme combustible dans les foyers. Dans ce qui subsiste, on constate une surreprésentation des jeunes rennes âgés de 1 et 3 ans et d’une sous-représentation des faons de moins d’1 an et des adultes de 6 à 10 ans.

La différence entre les habitations U5 et P15 suggère à la fois deux familles étroitement apparentées, peut-être une jeune et une plus mûre, un séjour sur plusieurs saisons dans l’année, l’hiver, le printemps ou l’été, et l’abandon de l’habitation P15 dans une phase ultérieure alors que l’habitation U5 continuait de fonctionner.

Les enfants ne sont pas confinés dans un lieu particulier et semblent, au contraire, libres d’occuper tout l’espace. On peut supposer qu’ils s’installent parfois à proximité d’adultes lorsqu’ils apprennent à tailler, « La diversité des activités, de fabrication et de consommation, et l’existence de débitages maladroits près des foyers domestiques attestent la présence d’adultes, homme et femme, et d’enfants dans chaque tente, donc des familles plus ou moins élargies. La maîtrise absolue reconnue lors de la conduite des débitages élaborés en U5 montre le haut degré d’expertise du tailleur responsable de ces opérations, sorte de spécialiste de la taille. Il en a probablement retiré du prestige auprès de la communauté dans son ensemble. C’est aussi en U5 que le chasseur le plus efficace (le très bon tailleur ou une autre personne ?) monte et répare les armes pour la chasse dont les produits alimenteront tout le groupe ».

Cette répartition des vestiges suggère une hiérarchie entre les familles, les plus compétents, plus vieux, mieux nantis, étant valorisés pour leur emplacement (U5 est surélevé et à l’abri des crues). Dans le même temps, des interactions constantes entre les deux habitations suggèrent une coopération et des échanges nourris.

La science peut tirer beaucoup de connaissances d’un vulgaire tas de cailloux !

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Nicolas Bouvier, Le vide et le plein

Nicolas Bouvier, grand voyageur, cueille ici le Japon avant qu’il ne soit connu, avant que l’industrialisation et la mondialisation ne l’ouvrent au grand large. C’est d’autant plus précieux que le pays, après le grand séisme de la défaite de 1945 qui a suivi un demi-siècle de nationalisme fier de lui et dominateur, s’est lentement transformé. Je l’ai connu pour la première fois en 1989, à la presque apogée de sa puissance financière, avant le krach et la décennie de récession et stagnation qui a suivie ; puis en 2004 et en 2006, après « la crise » des valeurs technologiques. Il avait déjà changé mais était difficile à appréhender. Remonter le temps jusqu’aux années 1960 permet de prendre la température d’une culture toujours vivace, bien qu’atténuée, d’un tempérament national original, puisque de la Japon est non seulement une île mais aussi un confins, l’extrême lieu d’une Asie qui se perd dans le Pacifique.

Dernière remarque du carnet de voyage de Bouvier : « Le Japon est un très grand pays (de Copenhague à Casablanca) qui n’a pas de grands paysages. Pour la grandeur, il n’y a que la mer » p.157. Ce fut le cas même de la Grèce, dans l’Antiquité, avant qu’Alexandre ne parte à la conquête de l’Asie. Peut-être est-ce pour cela que le Japon a envahi la Mandchourie, colonisé la Corée et Taiwan ? « La culture japonaise est trop particulière, trop détachée du reste de l’Asie (…), un terminus, ce n’est pas un carrefour » p.121. Malgré la proximité géographique de l’immense Chine, la culture japonaise lui est complètement imperméable, la cuisine chinoise n’a par exemple jamais fait école, le canard et le cochon ne sont pas frits mais bouillis. Même le bouddhisme, venu des Indes, a été adapté à la sauce nippone sous la forme du zen, assez loin du chan chinois. Il cohabite avec le shinto, sans exclusive, bien que cette religion – la plus ancienne encore vivante au XXIe siècle – soit un réseau de présences, de croyances et de fêtes. Malgré le zen et la discipline de soi qu’il promeut, la nature selon le shinto est habitée de forces opaques que chacun doit se concilier.

Est-ce l’origine de la tendance des Japonais à se réfugier derrière le « on » du groupe, du clan, du village ou de l’entreprise, au détriment du « je » ? La personne est aliénée aux autres, l’estime de soi se mesure au regard des autres, la personnalité se façonne au statut social, à l’uniforme d’appartenance, au rang dans la hiérarchie sociale. « Un Japonais, ôtez-lui sa situation, son grade, ses dans ; ses patrons qui le font trimer et ceux qu’il peut faire trimer à son tour, on a le sentiment qu’il ne reste rien ! » p.27. Il est analogue au bambou, arbuste très populaire dans l’archipel, dit Nicolas Bouvier. Il apparaît comme lui à la fois gracieux et dur, en même temps sensible et frémissant au bout des branchages – mais creux dedans. « Dans bien des cas, l’individu s’abstient de se prononcer ou de prendre un parti et laisse ce soin à sa compagnie, à sa famille, le club auquel il appartient, etc. Pour savoir véritablement où l’on en est, il faut attendre que ces instances plus ou moins occultes aient rendu leur arrêt » p.40.

Ce fonctionnement holiste de la société rappelle curieusement l’attitude actuelle des « gilets jaunes » : aucun « je », aucun leader, toute tentative de devenir « porte-parole » se heurte très vite à des jalousies envers qui « se croit » et même à des menaces de mort (!) de tous les envieux et méfiants. Pourquoi ? Parce que les classes moyennes qui portent un gilet jaune sont creuses comme les Japonais des années 60. Le « on » parle pour eux, le « je » n’existe pas faute de structure intime. Au Japon existe, selon l’auteur, « une sorte de correction technique (qui) vient souvent à la rescousse du manque d’invention » p.10. En France, « on » manifeste techniquement faute de savoir inventer la sortie, de traduire en politique concrète (et suivie) un mouvement spontané (probablement éphémère). Une éruption ne fait pas une pensée, ni une doctrine. Au Japon, « toutes les plus hautes vertus sont situées dans le social – des événements à la famille, au clan et au pays – et les perturbations et événements essentiels sont tous dépendants d’un système de référence sociale. C’est pour cela sans doute qu’un Japonais a tant de peine à sentir – plutôt à savoir ce qu’il sent – en dehors de son contexte habituel » p.54. Nous pouvons en dire autant du vide de la pensée braillarde : elle brandit, elle gueule aux médias, elle casse ou laisse casser dans un ressentiment jubilatoire. No future.

Explorer le monde permet de mieux se voir soi.

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein – Carnets du Japon 1964-1970, Hoëbeke 2004, 192 pages, €18.50

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Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan

Le destin de certains écrivains est de refléter fidèlement leur époque – et d’être oubliés aussitôt après. Bien peu passent à la postérité avec un message universel traversant les générations et les milieux. Michel de Saint-Pierre fut un écrivain catholique fort lu dans les années cinquante ; après 1968, il l’a beaucoup moins été, d’autant qu’il est mort en 1987, à 71 ans. Qui s’en souvient encore ?

Il a pourtant fait partie des premiers à être édité en Livre de poche. Les aristocrates sont plus célèbres que Les murmures de Satan pour avoir fait l’objet d’un film, mais il s’agit bien du même milieu et des mêmes caractères. Nous sommes dans la France catholique traditionnelle qui tente sans grand succès de s’adapter à la modernité. La guerre et la Collaboration ont beaucoup déconsidéré la religion catholique, l’Eglise – sinon les prêtres – s’étant rangés massivement du côté de Pétain qui représentait l’ordre, donc « la volonté de Dieu ». Mai 1968 et ses suites laïcardes et « de gauche » ont achevé la déconstruction, jusqu’aux années récentes où le surgissement d’une autre religion du Livre, dans sa version sectaire et fanatique, a réveillé la Tradition. Relire Michel de Saint-Pierre peut alors aider à comprendre ce monde qui tente de renaître.

Le roman se situe à la fin des années cinquante, une dizaine d’années seulement après la guerre, et met en scène une « communauté » catholique formée par Jean, chef en tout. Chef de famille, chef croyant de la communauté qu’il a formé, chef de projet technique, chef d’entreprise – il est le « saint militant » de la cause chrétienne, celui qui remet en question le confort et les habitudes. Au point de fâcher ses proches, ses enfants, sa femme et son curé. La question est de savoir comment vivre sa foi chrétienne dans la société moderne.

L’auteur ne tranche pas, mais il met en scène le déroulement par chapitres bien séparés comme au théâtre : la pelouse, le dîner, le curé, l’atelier… Jean a la quarantaine et, dans la plénitude de ses facultés, il a engendré cinq enfants, créé son entreprise, inventé des prototypes de matériel électronique, et réuni autour de lui plusieurs couples et célibataires pour vivre ensemble dans la foi – dans le même château. Mais à se vouloir le Christ, il faut en avoir les épaules…

Satan murmure à l’oreille de chacun pour détruire l’élan et déconstruire tout cet échafaudage. La femme de Jean est-elle insensible à la robuste sensualité de Léo, sculpteur de pierre et incroyant, qui aime la chair pour la modeler sous ses mains ? L’inventeur Lemesme, associé à l’entreprise de Jean, n’est-il pas prêt à livrer tous ses secrets pour le seul plaisir de voir ses inventions publiées ? L’entreprise elle-même, perdant l’ouvrier Gros-Louis de maladie, va-t-elle perdurer, inaltérable en créativité, fraternité et production ? L’aumônier de la communauté, sceptique sur la « vie chrétienne » menée par les châtelains, ne reçoit-il pas l’ordre de dissoudre cette expérience hasardeuse, trop hardie pour l’Eglise et trop portée aux tentations mutuelles ? Jusqu’à Jean lui-même, la clé de voûte, qui a des faiblesses coupables pour la jeune Roseline, 15 ans, vue nue dans l’atelier de Léo – il la posséderait bien, après 15 ans de mariage exclusif…

Le lecteur le comprend dès le premier chapitre, c’est bien la chair qui est l’ennemi des catholiques – plus que l’argent. La sensualité affichée par Léo, chemise ouverte sur la naissance d’un torse puissant « lisse comme celui d’un adolescent », fait se pâmer les femmes – même si Léo déclare plusieurs fois à Jean qu’il « l’aime ». Est-ce fraternité chrétienne ou inversion ? Même les enfants, laissés libres puisqu’encore non dressés, révèlent leur goût pour la matière : ils préfèrent jouer dans la boue de l’égout que sur la pelouse trop policée ; de rage après que son anniversaire fut décommandé par des parents trop imbus de leur recherche sur les rats, le jeune Yves, 14 ans, en arrache sa chemise avant de massacrer tous les rongeurs, lézards et fennec de l’appartement où il est délaissé au profit des sales bêtes ; Laura la fille aînée de Jean, 13 ans, commence à jouer de sa féminité et Léo la verrait bien poser pour lui.

Dans cet univers ordonné, chacun doit être à sa place : les hommes, les femmes, les enfants ; ceux qui ont fondé un foyer et les « encore » solitaires (le rester est suspect) ; ceux qui travaillent et ceux qui se contentent de s’y efforcer. Tout grain de sable est alors « satanique ». Le désir, la passion, l’argent, l’abandon, sont autant de murmures que Satan profère pour lézarder la façade et faire retomber l’humain. Au lieu de s’adapter, on résiste – la foi est une et indivisible, elle ne souffre aucune concession. Le lecteur comprend vite que cette société va dans le mur – et qu’elle s’en doute mais ne peut s’en empêcher. « Les gens m’obéissent, me servent et m’aiment », déclare Jean p.129. Jusqu’à ce qu’ils apprennent à être eux-mêmes, et alors… tout s’écroule.

Jean ne peut rien contre la mort de Gros-Louis ; rien contre la décision de la grosse entreprise qui envisage d’acheter son brevet – ou non ; rien contre le désespoir de l’adolescent Yves que les parents ignorent ; rien contre les désirs sexuels suscités par Léo auprès de Carol, de Geneviève et de sa propre femme ; rien contre la volonté de tigresse de celle-ci à défendre le patrimoine de ses cinq petits que le père veut brader par charité chrétienne à n’importe qui ; rien contre son propre désir, violent, pour cette Roseline vierge, « ce corps lisse et frais, ces yeux bleus larges ouverts, où ne paraissait qu’une pureté animale sans appel et sans pudeur – et les petits seins de fillette, la grisante et suave odeur qui s’exhale de l’extrême jeunesse, pimentée, irremplaçable, à en fermer les yeux, soûlante comme un vin à parfum de fleur… » p.146.

Ce que l’on observe, près de soixante ans après que ces lignes furent écrites, est que le catholicisme traditionnel – lui dont le nom signifie « universel » et qui se place sous le signe de l’amour – a très peu d’universel et ne pratique que très peu l’amour. La société est corsetée par des règles de bienséance et une morale rigide, l’amour du prochain est lointain, le plus éthéré possible. Les femmes doivent obéir et les enfants être domptés, les humains doivent se soumettre à la hiérarchie sociale, bénie par l’Eglise qui interprète la volonté de Dieu via les Ecritures. Patriarcale, autoritaire, soumise au catéchisme et volontiers colonialiste (pour le bien des égarés), la société catholique française des années cinquante ainsi décrite a du mal à s’adapter aux changements incessants du monde.

Les désirs s’exacerbent d’être mis sous pression par le couvercle des bienséances, le vêtement entrouvert possède bien plus de pouvoir que le nu intégral. A se vouloir sans cesse autre que l’on est, pur esprit méprisant le corps et ses besoins, on se prépare des lendemains cruels. Satan n’existe que là où existe un pape – sans soupape.

N’est-ce pas péché d’orgueil que de se croire un saint alors que l’on n’est qu’un homme ?

Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan, 1959, Livre de poche 1964, 252 pages, occasion €2.25

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Kafû, Le bambou nain

kafu le bambou nain

Qui connaît encore Kafû Nagai ? Cet écrivain de Tokyo mort en 1959 a illustré un autre Japon que celui du stéréotype habituel. Il décrit son peuple, dans sa capitale, non comme une société de fourmi adorant l’organisation et tentée par le militarisme, mais comme un fourmillement d’individualités rationnelles et roublardes, dans le ton de Rabelais.

Le bambou nain est la mauvaise herbe, vivace et coriace, sur laquelle on peut pisser dessus sans la détruire. Le bambou nain s’adapte souplement au terrain et aux éléments, il ploie mais ne rompt jamais. Le bambou nain est « l’élégance même », décoratif, il sert à présenter les légumes ou à meubler les bouquets. Il est la quintessence du petit peuple de Tokyo, pauvre mais débrouillard.

Bien qu’il évoque la société japonaise d’il y a un siècle, l’auteur a rendu ce roman très vivant. Uzaki a la quarantaine, deux jeunes enfants turbulents qui rentrent de l’école avec de la boue sur le kimono et les joues. Il est peintre décoratif, sans grand talent. Il a surtout été l’élève d’un commissaire des arts à la cour impériale, le peintre Kaiseki, dont il est devenu l’intendant. Il a donc vu naître et grandir le Fiston, l’alcoolique érotomane et flemmard Kan, désormais 30 ans. Dans la société japonaise, la hiérarchie sociale est fondamentale et le respect aux aînés et aux plus hauts placés que soi régit les rapports sociaux. Les obligations de rendre ce qu’on vous a donné, de remercier d’une attention, sont très fortes. Ce qui fait que l’on ne peut vivre solitaire sans jamais ne rien devoir à personne.

C’est tout le ressort du roman, qui fait graviter Uzaki, Kaiseki, les sœurs et les épouses, enfin les geishas, autour de Monsieur Kan, l’enfant gâté qui ne vit que pour ses désirs immédiats. Le lecteur peut reconnaître en Kan le sanguin une sorte de rêve de l’auteur : lui aussi a échoué aux examens d’entrée à l’université, lui aussi visite assidûment le quartier chaud de Yoshiwara à Tokyo, lui aussi est envoyé aux États-Unis pour le discipliner aux études. C’est tout un monde qui change, avec l’irruption brutale de l’individualisme dans un Japon encore traditionnel. Certes, Tokyo connaît en 1918 les autos, les tramways et le téléphone, mais les gens vivent encore comme à la campagne, en kimonos de coton et socques en bois de paulownia.

Uzaki ne peut exercer son autorité sur Kan, il est redevable au père du garçon et à sa famille. Il ne peut qu’accompagner Fiston dans ses débauches, pour limiter les dégâts et surtout les dépenses. Marier le jeune homme serait une solution : avoir une femme à disposition l’empêcherait d’aller de fleur en fleur et contrôlerait sa bourse. Sauf que l’épouse en question est un pis-aller : bâtarde au caractère violent dont le père occupant une haute position sociale, nouvellement remarié, veut se débarrasser.

Notre brave Uzaki se trouve constamment en porte-à-faux, requis par la famille d’aller rechercher le Fiston dans les mauvais lieux, requis par le Fiston de boire quelques coupelles de saké et de caresser les geishas du lieu. Il se retrouve un soir au poste de police, non pour avoir consommé des prostituées, mais pour avoir été présent dans un lieu où l’on jouait aux cartes !

Mais ce sont des geishas que viendra sa richesse. Rien n’est tout bon ni tout mauvais, son bon cœur a été récompensé de sa mauvaise fortune : intermédiaire souple comme un bambou nain, les deux familles le respectent, celle de Kan et celle de Choko son épouse ; la nouvelle femme du père de Choko se sent obligée par le silence que garde Uzaki après l’avoir vue sortant d’une maison de rendez-vous avec un étudiant, probablement son amant ; Kan lui est reconnaissant de l’avoir sorti d’affaire ; les geishas mises à la rue par l’interdiction de police lui sont redevables d’avoir financé leur propre maison de plaisirs… dont Uzaki peut profiter sans bourse délier, étant principal propriétaire !

Nous sommes bien loin du raidissement nationaliste à la Mishima, comme des rêveries romantiques sur la lune au-dessus des bois de hinokis. La seule raideur, en ce roman, sert aux plaisirs, pas à la guerre. Et l’on peut lire aujourd’hui cette vivacité pleine de verve avec bonheur, malgré le siècle qui a passé.

Kafû, Le bambou nain, 1918, traduit du japonais par Catherine Cadou, Picquier poche 2001, 218 pages, €15.40 occasion ou Format Kindle €6.49

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Diderot, La religieuse

J’avais 14 ans lorsqu’une fille de ma classe m’a mis entre les mains ‘La religieuse’. La prise de voile m’a dévoilé la réalité du monde. J’ai dévoré d’une traite ce roman tant le style est haletant, sans aucun chapitre, contant d’une langue admirable les turpitudes d’une innocente injustement brimée. Le lesbianisme de la fin m’est bien sûr passé par-dessus la tête, je l’ai découvert à la relecture adulte. L’époque était à la libération, quelques années après 1968, et l’enfer décrit par Diderot avait tout du mythe.

Il a commencé comme un canular. Diderot, Grimm et Madame d’Épinay se languissaient du marquis de Croismare, jadis bon vivant, désormais retiré sur ses terres. Pour l’en sortir, rien de tel qu’une bonne intrigue au goût de vérité. En août 1760, nos compères inventent une aventure plus vraie que le réel d’une très jeune fille enfermée au couvent par ses parents. Elle n’est pas faite pour la vie cloîtrée, elle ne sait rien du monde ni de l’amour mais bataille pour résilier ses vœux obtenus sous la contrainte. Pour cela, elle fait agir la loi ; mais la loi ne suffit pas en régime du bon plaisir. Elle doit faire agir les grands, ceux qui comptent en société. Et ce bon marquis est touché. Les compères ne lui avouent la supercherie que deux ans plus tard, mais le marquis ne leur en veut pas. Le roman sera publié en feuilleton de 1780 à 1782 dans la ‘Correspondance littéraire’. Il ne le sera en volume sous le Directoire en 1797 qu’après la mort de Diderot, intervenue en 1784.

L’enfermement contre son gré était la scie de l’époque prérévolutionnaire ; il marquait le summum de l’arbitraire, le bon plaisir du prince, la lettre de cachet politique ou le vil intérêt financier des parents. Ici, sœur Suzanne a été enfermée à 16 ans parce que dernière de trois sœurs qu’on ne pouvait toutes doter. Mais surtout preuve vivante de la faute de sa mère, que le mari soupçonnait. Cachez ce sein que je ne saurais voir ! L’enfant de l’adultère n’aurait jamais dû naître, autant la faire mourir dans les caves des couvents. Le temps bruissait de telles mésaventures, dans les gazettes comme dans les romans licencieux.

Là où passe Suzanne, il s’en passe de belles. Comme dans tout groupe fermé, les passions bouillonnent : la vanité, le pouvoir, la sensualité, le sadisme… Qui n’agit pas comme tout le monde est vite rejeté, mouton noir à qui l’on fait subir toutes sortes de sévices, en exorcisme de ses propres démons. Suzanne est affamée, dénudée, fouettée, enfermée, ostracisée. La société s’en fout et la loi n’en peut mais : l’église et les parents sont tout-puissants. Où le lecteur compatit avec l’innocence bafouée, la beauté souillée, la solitude éprouvée, familiale et sociale.

L’adolescent que j’étais ressentait plus fort qu’adulte cette tyrannie. La persécution maître-esclave était encore  celle de certains profs, forts de leur petit pouvoir sur la classe ou de leur idéologie d’airain. Car la liberté n’est pas seulement de corps, elle est aussi d’esprit. Exprimer une idée différente vous expose en classe à la raillerie méprisante du corps enfeignant, arrivé et confortablement installé, qui jouit avec sadisme de réprimer le naturel par le dogme. En balançant cul par-dessus tête ces mauvaises habitudes, mai 1968 a donné une leçon à cette profitude sûre d’elle-même et dominatrice, matheux sadiques et historiennes confites en dévotions marxistes ou réactionnaires. Il faut lire Diderot à cet âge, il vous marque pour la vie car il dit vrai.

Il évoque en parabole la liberté contre les pouvoirs, l’individu contre la hiérarchie sociale, le corps bien vivant contre l’âme éthérée. Le roman captive comme un roman noir, sans la sensualité du ‘Moine’ de Lewis, ni la gymnastique torturée de Sade (que je n’ai toujours pas lu). Sœur Suzanne, appelée selon la coutume du temps « Sainte » Suzanne, est comme la Suzanne de la Bible devant les vieillards : nue et naïve, regardée avec concupiscence par la religion comme par les sens enfiévrés de la Supérieure. L’enfermement fermente. Ce sera de même dans les collèges, si l’on en croit la littérature, et pas seulement française. Les ‘Désarrois de l’élève Topless’ (comme demandait à la Fnac un illettré qui cherchait le film) ou ‘Kes’ et surtout ‘If » répondent à ‘La ville’ de Montherlant ou aux ‘Amitiés particulières’ de Peyrefitte. Sauf que Sainte Suzanne est frigide, d’une innocence asexuée qui frappe le lecteur adulte (l’adolescent la prend comme elle est). Elle n’éprouve rien de plus que l’affection, ne sait rien des émois du sexe, ne comprend pas les caresses appuyées et s’étonne qu’on devienne folle de désir… Diderot, en restant tout rationnel, veut convaincre son temps (et son vrai marquis) que si le diable peut se cacher dans le sexe, la réalité de l’enfermement est belle et bien sociale. Il s’agit de contraindre les corps, les cœurs et les esprits, de lier à jamais les âmes. Et cela même est inacceptable pour les êtres de Lumière adeptes de la raison.

Un bien beau livre à relire adulte et à mettre entre les mains de ses adolescents pour leur faire découvrir la réalité du monde qui est le nôtre. ‘Surveiller et punir’, ce titre bien trouvé de Michel Foucault, raconte comment notre temps est expert lui aussi en enfermements. Si le film de Rivette en 1966 a été longtemps interdit, c’est que les images sont plus réalistes que les mots, mais surtout que le gaullisme de tradition militaire, le paternalisme de la bourgeoisie d’époque, rejoignaient sans peine le machisme ouvrier autoritaire du Parti communiste. La liberté avait bien du mal à renaître entre ces redoutables censeurs du corps social…

Denis Diderot, La religieuse, 1797, Contes et romans, Gallimard Pléiade 2004, 1300 pages, €52.25

Denis Diderot, La religieuse, Folio, 1972, 367 pages, €6.93

DVD La religieuse de Guillaume Nicloux avec Pauline Etienne et Isabelle Hupert, France télévision 2013, €7.63

DVD Suzanne Simonin la religieuse de Jacques Rivette, 1966, Opening, €29.79 « interdit aux moins de 16 ans »…

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La hiérarchie des slips

La hiérarchie sociale apparaît à tous les niveaux : ouvrier et patron, employé et cadre, manœuvre et contremaître. Mais j’ignorais que cette hiérarchie sociale put être dans les choses. Sous la ceinture, pour le dire carrément.

Certes, on rencontre couramment des voitures dites ‘luxe’ ou ‘grand luxe’, des bureaux ‘ministres’ ou des fauteuils ‘président’. Mais l’image est extérieure, plus ou moins lointaine. Est beaucoup plus frappante, parce que l’on en porte tous les jours (sauf dans les années 1960) la hiérarchie des slips. Souvenez-vous : eh oui, même à ce niveau, la hiérarchie sociale impose son image ! Des appellations bien typées socialement donnent la taille des slips pour homme. Outre les slips d’enfants, simplement dénommés selon l’âge, se trouve ensuite, par ordre d’ampleur, la taille « page », puis « homme », la taille « demi-patron », « patron » et « grand patron ».

Des indications de tour de poitrine et de tour de ceinture accompagnent, avec un humour totalement inconscient, ces appellations contrôlées. Ainsi l’« homme » n’est-il considéré comme tel qu’à partir d’un tour de poitrine de 90 cm ; en-dessous on n’est que « page ». Le « patron » doit être doté d’un tour de poitrine de 110 et le « grand patron » d’un tour de poitrine minimum de 120 cm ! On se croirait chez les singes qui enflent leurs épaules pour impressionner les jeunes. Quant au tour de ceinture, il passe du maigre chimpanzé au gorille bien nourri, de 75 cm pour le « page » à 110 cm pour le « grand patron ».

Que peut-on tirer de cette observation ? Il apparaît que plus les hommes sont mûrs – larges et gras – plus ils portent des slips amples et plus ils ont une position sociale élevée dans la hiérarchie « naturelle ». Nourriture abondante et oisiveté seraient donc les critères du pouvoir, un grand slip manifestant aussi bien la puissance sexuelle sur les femelles et une meilleure capacité à faire des rejetons. Ce schéma collectif est pertinent en Orient où la richesse d’un individu se mesure à son embonpoint, mais chez nous ? Il serait certainement intéressant de se pencher sur l’origine de ces appellations. Quand les tailleurs ont-ils ainsi désigné les pointures des slips d’homme ? Est-ce au siècle hiérarchique XIXe ?

L’image, en tout cas, décrit l’archétype inconscient de la puissance qui a ses racines dans notre passé primate. Le plus grand, le plus large de poitrine, le plus lourd car le mieux nourri, terrassait plus facilement ses adversaires. Il imposait donc sa loi aux plus jeunes et à ses rivaux plus frêles. Il accaparait les bonnes femelles et leur faisait plus de petits qui deviendraient grands et forts comme lui, le slip bien rempli. Le signe de la puissance serait avant tout la grosseur du sexe mâle, même dans notre société civilisée du XXe siècle !

Peut-être parce que cela semblait en effet ridicule, a-t-on remplacé ces dénominations européennes par des lettres américaines, allant de S à XXL ? Le « small » du S étant réservé aux prime adolescents, passant ensuite au L « large » du très jeune homme, ce qui conforte son ego, au XL de l’homme adulte, le XXL (voire plus), étant réservés aux obèses – sans les stigmatiser.

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