Articles tagués : renaissance

Le Clézio, Trois villes saintes

Ce sont des villes antiques, aztèques ou mayas, que Le Clézio chante durant son trip mexicain des années 1970. Tout tourne autour des dieux morts, ceux qui faisaient venir la pluie, sans laquelle nulle vie n’est possible. Les envahisseurs blancs ont vu, sont venus, ont vaincu, et la sécheresse s’est installée avec la fin des hommes. Mais, pour Le Clézio, les lieux terrestres où sont nées les civilisations, ne sauraient mourir. Ils attendent. Qu’un autre peuple ou d’autres circonstances permettent la renaissance.

Chancah, Tixacacal et Chun Pom sont pour lui de ces villes matrices. Les forces qui les ont fait naître ne sont qu’endormies et des « soldats » veillent pour faire revenir la vie. Le style « années 70 » de l’auteur est une longue incantation sur le mode agaçant du « on ». L’impersonnel d’une force qui va, le « mouvement social » dans toute son acception d’époque. Alternent la prose en phrases longues au vocabulaire basique (l’une d’elle fait 4 pages !), ponctuées de virgules, et des inserts de textes indiens anciens tirés des prophéties du Chilam Balam. L’auteur adore faire rouler les sonorités des noms étrangers, ou les éparpiller visuellement sur la page.

« La nourriture et la boisson sont le seul langage des dieux, la seule réponse aux prières » p.35. Selon Karl Marx – doxa 1970 revue par Le Clézio étranger dans sa société : les biens matériels sont la base du désir spirituel. La vérité, la liberté, c’est l’eau venue du ciel et qui irrigue les champs et la forêt comme les gosiers des hommes. La « conscience » n’attend pas ni n’exige. « Elle ne juge pas. Ce qu’elle demande, comme cela, muettement, avec orgueil, ce n’est pas vengeance, ni l’argent. Elle est accordée avec le désir des dieux, et elle ne demande que ceci : le pain et l’eau » p.46. Conscience « de classe » ? Ou vieux refrain des années hippies, plus tard constante de la mythologie leclézienne ? Elle est aujourd’hui recyclé en écologie et décroissance : « Les hommes qui ressemblent à la terre, les hommes qui sont pareils aux arbres, les hommes qui ont la peau couleur de terre, les femmes qui ont la peau couleur de maïs, ceux qui ne vivent que par le pain et l’eau ne sont jamais vaincus. Ce ne sont pas les richesses qu’ils désirent, ni le pouvoir sur les terres étrangères. Ils ne cherchent que l’ordre du monde qu’ils habitent, comme cela, obstinément, par le seul pouvoir du regard et de la parole » p.58.

Humilité chrétienne, angoisse malthusienne, fatalité marxiste – ou sagesse séculaire du point trop n’en faut ? Il y a de ces mélanges chez Le Clézio alors trentenaire. Au Sahara, au Mexique, dans les îles, Le Clézio erre, toujours mal dans sa peau. Il observe comment « la civilisation » qu’il hait a stérilisé ou isolé les peuples « premiers ». Et il n’aime pas, préférant l’éternité figée de l’âge d’or aux changements de la modernité, le « retour » des anciennes sources au mouvement historique.

« Là-bas, les hommes dorment sur eux-mêmes, sans rêves, entourés de leurs signes maudits, solitaires, sans défense, au bord des carrefours des routes de goudron, à l’ombre des camions, des hangars, des dépôts. Alors on s’en va, on les quitte, on marche tout seul sur le chemin de poussière, et on approche de la vraie ville vivante, la capitale du pays silencieux, au milieu de la forêt, là où cesse la soif et la fatigue, là où l’on chante, où l’on prie, la ville sainte » p.67. « On » c’est « on » qui parle, le « on est con » de foule anonyme. Qu’est-ce donc pour Le Clézio : une sorte d’instinct ? de sagesse des nations ? une volonté de s’annihiler ?

Choisir l’avant plutôt que le présent, l’éternel plutôt que le vivant, l’identité fixe plutôt que le devenir – ne serait-ce pas là un signe de dépression ?

Le Clézio, Trois villes saintes, 1980, Gallimard, 83 pages, €12.83
Tout Le Clézio chroniqué sur ce blog

Catégories : Le Clézio, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Droite, gauche et guerres de religion

Article repris par Medium4You.

A chaque élection présidentielle française, la nation se déchire avec haine. Il y a ceux qui veulent tout bouleverser, batteurs d’estrades, histrions de télé ou agitateurs des mouvements sociaux. Il y a ceux qui veulent tout centraliser, technocrates avides de surveiller, politiques soucieux de contrôler, petits chefs affamés de punir. En bref les révolutionnaires et les conservateurs.

En général les révolutionnaires sont émancipateurs des individus : ils désirent libérer les hommes de leurs déterminismes sexuel, de naissance, de milieu, d’éducation, de pays – au nom de l’universel et de l’humanité.

Un peu partout les conservateurs sont ceux qui figent les individus dans des catégories, des groupes sociaux, des provinces traditionnelles – au nom du sang et du sol, de la continuité organique des générations sur une terre.

C’est ainsi que cela se passe dans le monde, y compris en Europe. Mais la France est compliquée :

  • souvent les conservateurs libèrent des attaches par libéralisme, trop souvent les révolutionnaires figent les individus dans leurs origines sociales ;
  • souvent les conservateurs sont fédéralistes, décentralisateurs, provinciaux, trop souvent les révolutionnaires sont jacobins, normalisateurs, parisiens.

Les communistes se retrouvent aux côtés des catholiques pour un régime autoritaire centralisé, où la morale est assénée et surveillée par des clercs jusqu’à l’intérieur des familles. La confession comme l’autocritique traque les déviances des consciences jusque sous les draps.

Certains socialistes, proudhoniens ou trotskistes, se retrouvent aux côtés de certains écologistes nostalgiques du local et des petites patries, et des sociaux-démocrates centristes de l’ex-UDF.

C’est que droite et gauche sont des notions historiques, qui ne sont pas dues au seul hasard de la répartition en 1789 des députés de part et d’autre du président d’Assemblée. Le schisme entre droite et gauche en France vient de plus loin. De la naissance de la modernité au XVIe siècle, plus précisément. Emmanuel Leroy Ladurie, né catholique social en province avant de devenir communiste à Normale Sup, puis socialiste sous Mitterrand, date la distinction sociologique entre droite et gauche en France du protestantisme.

Calvin, Picard émigré à Genève, bouleverse radicalement le culte chrétien en faisant de chaque individu l’interlocuteur direct de Dieu. Plus d’évêque ni de messe, encore moins de Pape infaillible, plus d’interprétation cléricale de la Bible, mais sa lecture par chacun et un culte communautaire à égalité entre les participants. Voilà qui conteste le dogme catholique romain et l’unanimisme fusionnel entre une foi, un roi, une loi !

C’est d’ailleurs Louis XIV, chantre de l’étacémoi, qui révoque l’édit de Nantes qui accordait la tolérance au culte protestant. Louis XIV, c’est la droite conservatrice, c’est aussi le régime communiste : chaque communauté est surveillée et les déviances traquées par des commissaires politiques zélés ou des jésuites inquisiteurs, une armée de trois cent mille dragons occupe les pays d’hérésie pour extirper la déviance sociale au cœur. Interdit de penser autrement qu’on vous dit. Le roi Louis sait la Vérité comme le tsar Staline, il l’impose à tous sans contestation. Les « malades » – ceux qui ne croient pas à cette Pravda (vérité en russe…) – émigrent comme jadis les dissidents ; certains sont emprisonnés pour être rééduqués ; d’autres sont fusillés brûlés.

C’est contre cet absolutisme clérical et politique que se soulève la Révolution. Contre les bastilles, qu’elles soient de pierres ou d’idées. La gauche est héritière de ce mouvement d’émancipation :

  • Il est né de la Renaissance avec la connaissance des Grecs et de leur liberté,
  • né des Lumières qui préfèrent la raison aux dogmes bibliques et le parlement à l’absolutisme royal,
  • né de la Révolution qui accordera, après un siècle de tergiversations, le suffrage universel à tous les citoyens majeurs,
  • prolongé par la Résistance aux nazis, après la faillite des élites bourgeoises avec droit de vote aux femmes et couverture sociale en 1945.

Le centre est héritier aussi de ce libéralisme politique, de l’autonomie des provinces, du fédéralisme européen exalté par Victor Hugo.

Mais ni le communisme, ni le socialisme jacobin, ni le bonapartisme gaullien ne sont de cette gauche là. Ils sont centralisateurs, technocrates, parisiens. Ils sont la droite. Le Mélenchon tribun qui veut tout changer est-il de gauche ? En apparence, dans le discours, quand il en appelle à la démocratie. Sauf que, si l’on creuse, sa démocratie est loin d’être « participative », elle est plutôt jacobine, mobilisation générale par le référendum, les citoyens en armes, l’éradication des déviances : comme au Tibet sous la république « populaire », comme en Bretagne pour les écoles Diwan. C’est lui qui l’a dit.

Guizot, Couve de Murville, Rocard, Jospin sont protestants. Henri IV aussi jusqu’à ce qu’il accepte le royaume pour une messe. Montaigne comprenait le protestantisme, proche du stoïcisme romain. Pascal était janséniste, un protestantisme catholique, comme lui augustinien. Au fond, les Français aiment bien ces modérés : des gens qui libèrent par le savoir, par l’exemple et par les libertés. Bien loin des hommes providentiels, des gourous de rue d’Ulm ou des tribuns de télé qui imposent leurs vues sans contrepartie, leur force sans contrepouvoir, leur politique unique comme Castro ou Chavez.

De gauche les Français ? En majorité probablement, mais pas de la gauche qu’on croit…

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Tracy Chevalier, La dame à la licorne

Article repris par Medium4You.

Un rendez-vous musée de Cluny a été l’occasion de revoir le chef-d’œuvre Renaissance : la Dame à la licorne. Donc de relire le livre de Tracy Chevalier.

La tenture de la Dame à la licorne a été redécouverte en 1841 par Prosper Mérimée dans le château de Boussac en Creuse. Elle entre dans la légende avec George Sand. Aujourd’hui conservée au musée du moyen-âge de Cluny, à Paris, la tenture est complète et comprend six pièces. Cinq illustrent les cinq sens, la sixième est ornée d’une devise, “à mon seul désir”. Une dame vêtue de brocart rouge et de soie semble se défaire de ses bijoux, qu’elle dépose dans un coffret tenu par la servante, à moins qu’elle ne les prenne. Ce geste pourrait évoquer le renoncement au luxe, aux passions terrestres, à la sensualité de l’amour.

Mais cet entre-deux du geste le laisse ambigu, inachevé. Est-ce renoncement ou, au contraire, retour au monde ? Les animaux fabuleux représentés que sont le lion et la licorne portent sur oriflammes les armoiries du commanditaire, Jean Le Viste, de famille lyonnaise et proche du roi Charles VII. La commande a sans doute été réalisée dans les ateliers bruxellois réputés en cette fin du 15ème siècle  Les animaux familiers des landes médiévales (lapin, oiseaux) ou de l’exotisme (singe), créent sur fonds de mille fleurs un univers magique, hors du temps, en référence à l’Eden.

De cette tenture superbe, étonnamment vivante après les siècles, nous savons peu de choses. Tracy Chevalier, Américaine vivant à Londres, s’est fait une spécialité de romancer certaines œuvres où figurent des femmes. Les lecteurs cultivés se souviennent de sa « Jeune fille à la perle », publiée en 2000. Elle s’attaque en 2003 à cette « Dame à la licorne » (Folio, 2005) avec toutes les qualités du premier livre. Son exigence de « vrai », typiquement américaine, l’a poussée à se documenter soigneusement sur l’époque et sur l’art du tissage ; elle en livre les sources en fin de volume. Son parti-pris féministe, là encore typiquement américain d’époque, l’a conduit à privilégier le point de vue des femmes, l’épouse du commanditaire, sa fille et sa servante, l’épouse et la fille du lissier, les frasques féminines du peintre.

Comme on ne sait rien, son imagination a pu se débrider. Elle n’est pas tendre pour celui qu’elle nomme « Nicolas », créateur des cartons. Le fils qu’elle avoue dans l’incipit aurait-il pu l’inspirer ? Elle en fait un beau gosse artiste mais avide de baiser tout ce qui passe en délaissant les suites. Elle n’a en revanche que pure tendresse complice pour les ardeurs des jeunes filles dont la première partie nous livre un récit ciselé et haletant. Claude, fille de Jean Le Viste, est prise de fièvre sensuelle à 14 ans lorsqu’elle pense au beau Nicolas. Lisez la page 52 pour en savoir plus…

Le roman est divisé en 5 périodes plus un épilogue, tout comme les tentures. Est-ce voulu ? Involontaire ? Le lecteur peut retrouver la vue lorsque les protagonistes se rencontrent dans la première partie.

Suit le goût en partie 2, chez ces Bruxellois gourmands pour qui une tapisserie terminée est « proche de la sensation que vous avez à manger de petits radis craquants et printaniers » (p.100), où l’on accueille l’artiste avec un plat d’huîtres « dignes d’un Parisien » (p.129) et où une jeune fille aveugle se complaît à produire des herbes et des légumes au jardin.

La partie 3 serait-elle l’ouïe, toute de dialogues qui font avancer l’intrigue ?

La 4ème partie est dédiée au toucher, tout au tissage de la laine dans l’atelier bruxellois et au culbutage de l’amoureuse parmi les fleurs du jardin : « je frissonnai tandis que nos peaux entraient en contact dans l’air frais. » (p.292)

La 5ème partie est à nouveau en Paris mais l’odorat y est parcimonieux malgré « le vin aux épices » et « les figues rôties » du repas de fiançailles de Claude Le Viste avec un noble seigneur. Son père Jean se tient quand même « près de la tapisserie de l’Odorat » pour accueillir ses visiteurs, même s’il préfère l’Ouïe parce que « l’étendard y est très beau et le lion a noble allure. » (p.340)

L’épilogue est doux amer ; comme la dernière tenture intitulée « à mon seul désir », il montre que les humains font rarement se qu’ils voudraient le plus au monde. « Ces tapisseries traitent non point de la seule séduction mais aussi de l’âme. » (p.341)

Les 359 pages se lisent bien, dans cette vogue du roman historique pénétré de pédagogie et enrobé de sentiments. Hier vaut mieux que demain pour une population qui vieillit. Mais le charme médiéval agit. Nous sommes à l’aube de la Renaissance.

Tracy Chevalier, La dame à la licorne, 2005, Folio, €6.93

La tapisserie de la Dame à la licorne est visible à Paris, au musée national du moyen-âge, à Cluny.

Le rendez-vous n’est pas venu. Il semble que l’erreur était mienne, une date mal notée. On soupçonne toujours Internet, souvent l’univers du n’importe quoi, où tout est apparemment permis. Mais pas cette fois et je renouvelle mes excuses à la personne concernée. C’est grâce à cette erreur que j’ai pu remarquer les lapins, dans un coin de la tapisserie du Goût. Deux petits conins mignons qui batifolent.

Catégories : Art, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Lucas Cranach et son temps, musée du Luxembourg

A Paris jusqu’au 23 mai, après Francfort en 2007, Londres en 2008, Rome et Bruxelles en 2010 les bobos redécouvrent Lucas Cranach, peintre allemand luthérien de la Renaissance. Une soixantaine de tableaux font de cette courte exposition un délice d’érotisme, de religion et de culture. Affinité protestante ? On dit que le générique de ’Desperate Housewives’ emprunte à Cranach l’une de ses Eve.

Né allemand en 1472 en Franconie, Lucas prend le nom de sa ville natale Cranach. Il début par des scènes religieuses comme la Crucifixion et la Fuite en Égypte, présentes au musée du Luxembourg. Il est inspiré autant par la profusion rigide des gravures de Dürer et par les paysages d’Altdorfer que par les couleurs italiennes. En 1505, il devient peintre de cour de Frédéric de Saxe qui l’ennoblira en 1509. Cranach a du succès, il sait se plier aux demandes de son temps.

Il délaisse alors les scènes pieuses pour se lancer dans le portrait à la vêture riche et dans la décoration des demeures destinées aux fêtes. Il fait un séjour auprès de Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, entourée d’artistes humanistes. Ce brillant social lui inspire une élégance d’exécution et un attrait jamais démenti pour les femmes fortes et vertueuses. Ses dames sont d’autant plus célèbres qu’il les peint nues. Après une centaine de Vierges, il exécute sans voile pas moins de 39 Vénus, 35 Eve et Lucrèce, 19 Judith, 12 nymphes et d’autres Aphrodite… L’exposition retient une Nymphe à la source de 1518, une Vénus de 1529, une Lucrèce de 1532 et une Justice de 1529 qui fait l’affiche.

Pudibonderie catho – du temps et du quartier, le 6ème arrondissement – la fille est intégralement nue sur la grande affiche, mais le sexe voilé par le bandeau de texte sur la porte du Sénat ! Plus intégriste que Luther tu meurs… Nous avons vraiment la droite la plus tartufe d’Europe (majoritaire au Sénat). « Au temps où les faux culs sont la majorité, chantait Brassens, gloire à celui qui dit toute la vérité ! »

Si la Justice est nue, fors un voile si léger qu’il en accentue l’érotisme, c’est qu’elle est désirable. La Renaissance nous a donné le désir de retrouver la lumière grecque antique, la transparence des débats sur l’agora et le ciel des Idées. Luther combat le catholicisme car il obscurcit les textes tout en noyant les fidèles sous la pesante hiérarchie pontificale romaine, où l’autorité ne vient que d’en haut. Premier « renverseur » des choses (avant Marx), Martin Luther veut que tous puissent lire le texte littéral de la Bible et que chacun puisse devenir pasteur s’il est inspiré. Contrairement à l’islam hanbaliste ou déobandi, le protestantisme opère un retour au texte littéral pour une libération des hommes, pas pour figer la loi ! Ce sont tous les pays de l’arc germanique, de l’Autriche à l’Angleterre en passant par la Scandinavie, qui se dressent contre Rome et sa prétention à régenter le monde connu.

Nous vivons les suites de ce mouvement d’un demi-millénaire lorsque les Anglais refusent l’Europe napoléonienne centralisée de la France, lorsque les Allemands refusent le césarisme bonapartiste dont ils ont souffert sous le nazisme, lorsque les Suédois refusent la gabegie de fonctionnaires irresponsables selon les mœurs latines.

Cranach, devant la demande, va établir à Wittenberg un atelier avec ses fils Hans et Lucas le Jeune, qui comprendra jusqu’à 14 employés. Il est élu bourgmestre de la ville, notable établi, anobli. Son style est reconnaissable entre tous : une taille souple et un corps longiligne, des seins menus qui n’ont jamais allaités, un visage en cœur à la Botticelli, les yeux en amande, le teint rose laiteux, lumineux. Ces corps désirables sont une érotique prépubère, tirée tant des anges éthérés qui peuplent le paradis que des Idées platoniciennes pour qui le meilleur amour reste abstrait, sublimé. Épilé, nu, gracieux, le corps des femmes de Cranach est celui d’adolescentes qui n’ont pas été mères. Un corps de houri délectable au-dessus duquel il est écrit « pas touche ! ».

La nudité effrontée contraste en effet avec les thèmes bibliques (Judith) ou de la vertu antique (Lucrèce) et avec les maximes moralisatrices que le peintre écrit au-dessus des têtes (Nymphe à la source). Vade retro, satyres membrus ! Une gravure dans l’exposition montre en effet la nymphe alanguie sommeillant, surveillée avec avidité par deux satyres aux pieds fourchus dont l’un arbore un dard dressé comme un bourgeon au printemps. Un jeune homme bien fait, sexe au repos, se tient placide et nu, assis tel Apollon bienveillant et sans désir, sur un côté du tableau (désolé, pas de photo sur le net…).

Tel est l’érotisme de Cranach : la pédagogie du monde tel qu’il est pour mettre en garde les humains. Le désir est diabolique, la séduction ensorcelle, l’oisiveté mélancolique rend vain. Les femmes sont capables de faire de vous un pantin, tel Hercule chez Omphale ou cette dame qui met la main dans la Bouche de la vérité, jurant que seul son mari et le fou l’ont touchée. Elle a déguisé l’amant en fou, avec deux oreilles ridicules, pour braver la vérité ! La société catholique, hiérarchique, romaine avec faste, est l’enfer sur terre pour les Luthériens. Cranach démonte ses artifices pour montrer la vérité nue : le désir pour la femme existe, il doit être maîtrisé pour servir le Seigneur. Loin de l’interdiction des images de l’islam intégriste, le protestantisme veut mettre en lumière l’entière vérité sur le monde tel qu’il est. Afin que chacun soit conscient de ce qu’il fait.

Est-ce un air du temps ? L’Europe redécouvre Cranach comme une Renaissance de sa culture – la France en retard, toute confite en hypocrisie catho-bobo politiquement correcte. Ô Molière !

Musée du Luxembourg du 9 Février au 23 Mai 2011, 19, rue de Vaugirard, Paris VIe.

  • Tél 01 40 13 62 00
  • Ouverture tous les jours de 10h00 à 20h00, le vendredi et samedi jusqu’à 22h00
  • Plein tarif : 11 €
  • Tarif réduit : 7,50 € étudiants, chômeurs, gratuit pour les minimas sociaux (sur justification)
  • Billet Famille (2 adultes et 2 jeunes de 13 à 25 ans) : 29,50 euros
  • Accès :
  • RER B, Luxembourg
  • Métro : ligne 4,  Saint Sulpice, ligne 10,  Mabillon
  • Bus : lignes 58, 84, 89, arrêt Luxembourg ; lignes 63, 70, 87, 86, 93, arrêt Saint Sulpice

Anne Malherbe, Lucas Cranach, peindre la grâce, À Propos, 11.40€

Naïma Ghermani, L’Europe au temps de Cranach, RMN, 8.55€

Guido Messling, Cranach et son temps, Flammarion, 271 pages

Catégories : Art, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Amours valentin

L’amour n’est pas simple, en français. Le mot, en effet, vient du provençal et de la conception passablement romantique – platonicienne ? – qu’avaient du sentiment les troubadours.

Il a fallu se différencier de la conception féodale, pour laquelle la femme était un bien comme un autre, et le mariage une alliance d’intérêts.

Il a fallu aussi abandonner la conception antique de l’amour car, bien sûr, le terme ‘amor’ est issu du latin amare = aimer. Mais ce latin avait une connotation différente, toute pratique, élaborée par les Grecs, experts en art psychologique. « Amour » – d’où vient « amitié » – se distinguait chez eux d’éros (la titillation érotique) et de philia (l’affect sentimental).

L’amour des troubadours se veut, lui, absolu. Il concerne en premier l’amour de Dieu, puis celui de « la » Femme. Pour en avoir une idée, on peut le rapprocher de la musulmane absolue humilité devant Allah. Ou de la ‘passion’ au sens christique des Parfaits cathares. L’amour provençal n’est pas cette amitié passionnée qui mêle l’érotisme au sentiment, comme l’est l’amour grec. Il est moins ouvert et plus rigide, axé sur « le Bien » à la manière de Platon, plutôt que sur l’éventail des sujets aimables offerts par la nature. L’amour provençal, qui devient l’amour français, est résolument hétérosexuel ; il s’exalte dans le discours plus que dans les gestes ; il est un théâtre, typique d’une société de cour où la hiérarchie est respectée et les limites à ne pas franchir bien fixées.

L’amitié est « sociale », pratique, elle peut concerner le sentiment entre homme et femme et est utilisée comme tel jusqu’au 18ème siècle. Mais l’Hamour (comme écrivait par dérision Flaubert) est déjà cette exaltation passionnelle qui dominera le romantisme. Il est abstrait et absolu, sans « objet » autre qu’idéal, hors de ce monde. Une sorte d’excès malsain qui sent la fièvre, une drogue qui, à la retombée, fait mal. La réalité n’est en effet jamais aussi parfaite que l’idée qu’on se fait…

L’ardeur éthérée de la ‘fin amor’ provençale sera confortée par les interdits d’Église et par le souci du lignage, reste sourcilleux de la conception féodale et de l’ordre établi. Ce n’est qu’au 18ème siècle que le badinage retrouvera la liberté des Grecs et que le plaisir reprendra ses liaisons dangereuses. Quand l’homme choisit, il est l’amant ; quand la femme choisit, l’homme est le galant. La Rochefoucauld retrouve la subtilité de la psychologie grecque pour distinguer les moments : « Dans les premières passions les femmes aiment l’amant, dans les autres elles aiment l’amour. »

De ce siècle d’humanisme érotique, le suivant singera l’aspect sans en garder l’esprit. Stendhal se moquera des bourgeois de son temps, revenus aux mœurs féodales de la femme comme « bien à vendre » – donc vertu à préserver : « Qu’est-ce qu’un amant ? C’est un instrument auquel on se frotte pour avoir du plaisir. »

L’aujourd’hui a réinventé toutes les pratiques, de « la baise » à la Catherine Millet (partout, à tout moment, si possible sous le regard des autres) à l’amour platonique (qui reste si fort chez les adolescents) jusqu’aux diverses « amouracheries » de passage (Delteil), amourettes par amusement, « amorisme » de l’exaltation perpétuelle et sans objet (Guitton), « amoureries » du rut populaire (Céline), « amarcord » – formé sur amour et record – ou nostalgie des souvenirs érotiques (Fellini), « amiévrie » de foule sentimentale lisant des magazines (Tinan)… mille mots pour dire les mille inventions du physique, de l’affect et de l’esprit amoureux – queue, cœur, crâne : les trois étages de l’homme.

Et Valentin dans tout ça ? Le prénom vient du latin ‘valens’ qui signifie justement vigoureux, plein de force. Vous voyez où l’on veut en venir ?

Février est le cœur de l’hiver et le 14 juste le milieu. C’est à ce moment que la vie doit triompher de la mort, à ce moment qu’on doit penser très fort au printemps, à la renaissance de la nature. De toute la nature : les feuilles en bourgeon, les fleurs en bouton, les petits agneaux pour Pâques… et les poupons d’homme qui naîtront en novembre, leur mère ayant bien mangé tout l’été.

En Grèce à cette saison de l’année, Zeus se mariait avec Héra ; à Rome, des adolescents nus couraient dans la ville en fouettant les passants, surtout les filles – et plus si affinités. L’Église a récupéré l’idée, bien sûr, pour la châtrer aussi sec en la transformant en discours, ces discrets billets babillant des mièvreries aux aimées. La ‘fin amor’ provençale, toute platonique et exaltée, l’y a fort aidé !

Catégories : Religions, Stendhal | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,