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Pierre Adrian, Des âmes simples

Un moine-curé, Pierre, un décor de pré-Pyrénées, non loin de Pau, un chemin de fer abandonné, des camions roulant vers l’Espagne. Nous sommes dans un bout de France périphérique, campagnard, isolé. Le curé fait office de tout : de psy, d’infirmier, de coach spirituel. C’est que les paumés de la terre errent sur la route et ne savent plus à qui se vouer. Le narrateur, qui dit « je », aime ces fonds de classe, ces foutoirs, le saccage, les rêveurs. Pierre, le guide de l’intérieur, le fascine. Il passe un moment avec lui pour son deuxième livre.

C’est le roman-récit de ce trajet d’ascèse, que nous conte Pierre Adrian, un auteur de 27 ans. Loin des curés frustrés tripoteurs de frais gamins, loin de ces dresseurs d’ados sexués qui profitent du collège fermé pour assouvir leurs instincts de domination « au nom de Dieu ». Croire ou ne pas croire n’est pas la question. Aider ceux qui ont besoin est la vraie question. La seule. Jusqu’où ? Car ceux que l’on aide retombent souvent volontairement ; ils ne veulent pas « s’en sortir ». Alors, jusqu’où doit aller la charité ? Saint Paul répond, dit l’auteur. Encore faut-il le suivre.

Les vies minuscules des âmes simples importent autant que les vies illustres des âmes dans la lumière. Le paysage grandiose et épuré de la montagne et des sommets remet la faible humanité à sa place dans la nature, dans l’univers. Une place bien pauvre. Le monastère de Sarrance, animé par Pierre au prénom de fondation d’Église, accueille tous ceux qui passent par là. Les humbles, les généreux, les beaux. Ce père qui ne supportait pas le divorce et qui a emporté ses deux enfants avec lui dans le ravin n ‘était pas venu voir Pierre. Il aurait peut-être changé d’avis.

L’auteur a une particulière empathie pour la gent mâle qui ne sait plus sur quel sein se dévouer. Une résistance à sa manière dans une tristesse de nuit d’hiver, dans un bout du monde, où seul Noël et sa crèche naïve des enfants donne un peu d’espoir. De chaleur, de fraternité, d’espérance.

Prix Roger Nimier en 2017

Pierre Adrian, Des âmes simples, 2016, Folio 2018, 211 pages, €8,00, e-book Kindle €6,49

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Nietzsche contre la vertu des petites gens

En cette quatrième partie, Zarathoustra poursuit son périple sur sa montagne. Il rencontre toutes sortes de gens, symboles de ce qu’il abhorre en ce monde. Le voici pris à partie, dans la vallée de la Mort-aux-serpents, par « le plus laid des hommes ». Il est celui qui a tué Dieu et qui est persécuté pour cela : persécuté par la pitié !

Car déclarer que Dieu est mort (ce qu’a fait Nietzsche) n’est pas suffisant ; il faut aussi condamner toutes les idoles, toutes les illusions, toutes les fausses vertus. « Mais sache-le, c’est moi le plus laid des hommes, -celui qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où je suis passé, le chemin est mauvais. Je défonce et j’abîme tous les chemins. » Mettre les pieds dans le plat n’est pas suffisant… C’est secouer le joug, pas devenir soi-même créateur. Le chameau se métamorphose en lion, il n’atteint pas encore l’état d’innocence de l’enfant.

La pitié est la pire des vertus car elle affaiblit ; la compassion rend misérable, autant que celui auquel elle s’adresse. Compatir avec le plus bas c’est s’abaisser soi-même et rester au bas niveau des autres, alors que ce qui importe est au contraire d’élever. « À grand peine j’ai échappé à la cohue des miséricordieux pour trouver le seul qui, entre tous, enseigne aujourd’hui que la pitié est importune – c’est toi, ô Zarathoustra ! – que ce soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la pitié est une offense à la pudeur. Et la volonté de ne pas aider peut être plus noble que certaines vertus trop empressées à secourir. » Faire l’aumône, ce n’est pas aimer, c’est mépriser. Mieux apprendre à pêcher le poisson que de donner un poisson.

« Or, c’est cette vertu que les petites gens tiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence, la compassion : ils n’ont pas le respect de la grande infortune, de la grande laideur, de la grande difformité. » Ces moutons « sont de petits être gris, dociles et moutonniers. » On leur a appris à compatir, et ils le font, par habitude. Ce sont de petites âmes qui ne sentent pas la grandeur d’être maudit et laid, d’être le meurtrier de Dieu. Ils ronronnent par coutume enseignée depuis le plus jeune âge par la moraline sociale et religieuse. Ils ne pensent pas, il réagissent par réflexe vertueux.

« Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens : et c’est ainsi que l’on a fini par leur donner la puissance – maintenant ils enseignent : ‘rien n’est bon que ce que les petites gens appellent bon’. » Ce qui leur a donné raison est le christianisme, Jésus, « ce présomptueux qui depuis longtemps a fait enfler la crête des petites gens – lui qui, en enseignant : ‘je suis la vérité’, n’a pas enseigné une mince erreur. » Ce n’est pas aux petites gens de dire ce qu’est la vertu et la morale. C’est aux gens qui pensent par eux-mêmes, pas ceux qui suivent un gourou, fût-il appelé Fils de Dieu.

Zarathoustra met en garde contre la pitié, cette passion qui rabaisse, et il enseigne : « Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est supérieur à sa pitié ». Même si la pitié est un sentiment humain, naturel, une faiblesse humaine, la pitié n’est pas la bonté ni la générosité. « Mais toi-même, garde toi de ta propre pitié ! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui souffrent, qui doutent, qui désespèrent, qui se noient et qui gèlent. Je te mets aussi en garde contre toi-même », déclare le plus laid des hommes à Zarathoustra. Avoir pitié de la souffrance des autres n’évite pas la souffrance de ces mêmes autres : mieux vaut leur proposer du positif pour s’en sortir ! Douter, de même, est un affaiblissement : non pas douter par méthode, pour mieux penser positif, mais douter pour douter, pour mettre en doute tout, sans cesse critiquer et ne voir que le pire, imaginer des complots, des forces mauvaises contre lesquelles on ne peut (évidemment rien). Au lieu d’agir et de proposer. Compatir aux désespérés c’est se faire nihiliste, rien ne vaut, tout est foutu, no future : est-ce ainsi que l’on offre un but à la jeunesse, une façon de vivre ? Vivre, c’est le contraire de se noyer, de se droguer, de s’anéantir. C’est être positif, agissant, créateur.

La Vierge des Pietà, qui tient le cadavre de son fils nu, crucifié par les hommes, est passive, elle se soumet, elle n’agit pas. Comment d’ailleurs pourrait-elle agir, tant sa condition de femme, sur le pourtour de la Méditerranée, est cantonnée par les hommes et par la Torah, la Bible ou le Coran ? Elle attend tout de Dieu, rien d’elle-même, sinon d’accomplir les rites de l’inhumation. Vains rites, puisque le tombeau sera ouvert et le corps envolé.

Zarathoustra, qui déborde de force, de générosité, invite le plus laid des hommes, le meurtrier de Dieu, à venir dans sa caverne aux mille recoins, et dialoguer avec ses animaux – « l’animal le plus fier et l’animal le plus rusé », l’aigle et le serpent. « Ainsi tu apprendras aussi de moi ; seul celui qui agit apprend. »

Seul celui qui agit apprend : il ne faut pas tout attendre des autres, des parents, de l’État, du système. Il faut agir soi, penser par soi-même, se prendre en main. Les autres aident, mais si l’on veut d’abord s’aider soi-même – ‘aide-toi, le Ciel t’aidera’, dit l’adage populaire. La pitié ne résout rien, c’est une vertu de faible, elle fait l’aumône pour passer à autre chose, au lieu d’avoir « honte » de la misère et d’agir pour y remédier. Zarathoustra a honte devant le plus laid des hommes ; mais il surmonte sa pitié immédiate, par réflexe, et il agit : il propose au plus laid des hommes d’aller dans sa caverne et d’entreprendre de mépriser la pitié pour se reconstruire.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Les trois maux sont des biens pour Nietzsche

Zarathoustra/Nietzsche met des mots sur les maux dans ce chapitre important qui s’intitule « Des trois maux ». Il commence par se situer au-dessus du monde, sur un promontoire face à la mer avec un arbre à ses côtés – les deux faces de la planète, l’eau primordiale d’où tout naît et la terre qui enracine. A cet endroit, à ce moment de l’aube, il « pèse » le monde. « Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon : quel patience et quel loisir il a eu aujourd’hui peser le monde ! » C’est « une chose humainement bonne », bien loin des fumées d’infini des religions qui droguent les crédules.

« Quelles sont les trois choses qui ont été le plus maudites sur terre ? C’est elles que je veux mettre sur la balance. La volupté, le désir de domination, l’égoïsme : ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent – et je veux les peser humainement ».

La mesure de la balance sont ces questions vitales : « Sur quel pont le présent va-t-il vers l’avenir ? Quelle force contraint ce qui est haut à s’abaisser vers ce qui est bas ? Et qu’est-ce qui ordonne à la chose la plus haute de grandir encore davantage ? » Ces trois « lourdes questions » sont celles de la vie humaine, tout simplement. Où va-t-on ? Avec quelle énergie en soi ? Avec quels autres ? Poussé par quoi ?

LA VOLUPTÉ « c’est pour tous les pénitents contempteurs du corps l’aiguillon et le pilori, c’est le ‘monde’ maudit chez tous les visionnaires de l’au-delà : car elle nargue et égare tous les trouble-doctrines ». C’est aussi « le feu lent qui consume la canaille » – le sexe pour lui-même. C’est « un poison doucereux » pour « les flétris » – ceux qui en font une drogue à accoutumance. Mais, pour les forts, « ceux qui ont la volonté du lion », « c’est le plus grand cordial », « la plus grande félicité, le symbole du bonheur et de l’espoir suprême. Car à bien des choses l’union est promise, et plus que l’union », plus que la simple copulation de l’homme et de la femme. Ce pourquoi nombre d’hommes politiques sont actifs en la matière. Mais, ni « cochons », ni « exaltés », Nietzsche en appelle aux « lions » pour célébrer la volupté. Elle est l’alliance du ciel et de la terre, la reproduction de la vie en son essence, l’avenir biologique de l’espèce humaine. La volupté peut donc être la pire ou la meilleure des choses selon que vous êtes fort ou faible, que vous la domptez pour la faire servir l’avenir ou que vous vous y abandonnez comme un cochon se vautre.

LE DÉSIR DE DOMINER « c’est le jouet cuisant des cœurs les plus durs, l’épouvantable martyre réservé aux plus cruels, la sombre flamme des bûchers vivants. » C’est aussi « le frein méchant qui est mis aux peuples les plus vains, la honte de toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés. » C’est encore « le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est vermoulu et creux, c’est le briseur irrité et grondant des sépulcres blanchis, c’est le point d’interrogation qui jaillit à côté des réponses prématurées. » C’est ce qui fait que l’humain rampe lorsqu’il est faible, « qui l’asservit et l’abaisse au-dessous du serpent et du cochon ». Le désir de dominer «  c’est le maître effrayant qui enseigne le grand mépris » – avec cette ambivalence de montrer aux hommes combien ils sont lâches et paresseux pour les faire réagir, mais aussi de tenter les purs et les solitaires vers la dictature, « brûlant comme un amour qui trace sur le ciel la pourpre de séduisantes félicités », les incitant à dominer. Une fois encore, ce qui est « bon » pour l’homme peut aussi être mauvais pour ceux qui n’ont pas la force de le supporter (à commencer par les tyrans qui s’y réfugient au lieu d’en faire un outil), car le monde ici-bas (le seul pour Nietzsche) est ainsi fait qu’il est toujours mêlé et que la « pureté » n’y existe jamais.

L’ÉGOÏSME est le troisième soi-disant mal. « Que la hauteur solitaire ne s’isole pas éternellement et ne se contente pas de soi, que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les plaines  : Oh ! qui donc baptiserait de son vrai nom un pareil désir ! ‘Vertu qui donne’ – c’est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable. » Il la nomme désormais ‘égoïsme’, « le bon et le sain égoïsme qui jaillit d’une âme puissante ». Or, qu’est-ce qu’une âme puissante ? C’est l’idéal antique de l’humain accompli, celui qui s’égale aux dieux : « L’âme puissante qui possède un corps élevé, un beau corps, victorieux et harmonieux, autour duquel toute chose devienne miroir : le corps souple et séduisant, le danseur dont le symbole et l’expression est l’âme joyeuse d’elle-même. La joie égoïste de tels corps et de telles âmes s’appelle elle-même : ‘vertu’. » Cette vertu pèse le bien et le mal, ou plutôt le bon et le mauvais – car ni bien, ni mal, n’existent en soi mais en fonction de ce qu’ils font à la société humaine.

Nietzsche précise de cette vertu : « Elle bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit : Mauvais – c’est ce qui est lâche ! Méprisable lui semble l’homme soucieux qui soupire et se plaint sans cesse et qui ramasse même les plus petits avantages. Elle méprise aussi toute sagesse lamentable (…) Une sagesse nocturne qui soupire toujours : tout est vain ! » Donc les petits-bourgeois avaricieux qui « profitent » et adorent se « faire aider » pour tout, éduquer les enfants, finir la fin du mois, se loger moins cher, se divertir à peu de frais… Donc les petits intellos qui se croient « sages » parce qu’ils relativisent tout et restent soigneusement « neutres » en étant « toujours d’accord » avec celui (ou celle!) qui parle avec assez de force, même si ce qu’il dit est hors du bon sens.

Pire encore ! La vertu de l’âme puissante « hait jusqu’au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout  ; car ce sont là coutumes de valets. » Autrement dit d’esclaves ou d’exploités. Si je le traduis pour aujourd’hui, esclaves sont les « démocrates » qui croient que tout admettre est un signe de santé, que « dire » ou « paraître », c’est offenser, que diffuser sa culture et ses traditions ne doit plus être imposé aux allogènes qui occupent le même sol, que tout est désormais à la carte pour les monades des banlieue qui prennent les allocations et les avantages sans souscrire au contrat social. Esclaves sont aussi les pusillanimes qui prônent la « paix » avant tout, alors qu’une bonne paix n’existe que lorsque l’on a préparé la guerre, que l’ont est assez fort pour dissuader l’ennemi. Poutine est un tyran mongol qui ne reculera jamais à vouloir réunifier l’empire du tsar Nicolas, tout comme Hitler jadis voulait réunir à la Grande Allemagne les provinces irrédentistes où l’on parlait allemand. «Mauvais – c’est ainsi qu’il appelle tout ce qui est ployé et servile, les yeux clignotants et soumis, les cœurs contrits et cette manière hypocrite et flétrissante d’embrasser lâchement à pleine bouche. »

Nietzsche/Zarathoustra en appelle au « jour, le tournant, l’épée du jugement, le grand midi ». La sagesse appelle le grand midi de lumière et de vitalité enfin reconnue. La lumière – les Lumières – qui font sortir de l’obscurité du non-dit – de l’obscurantisme des religions ; la vitalité de la volupté du corps, exercé par le sport, harmonieux par la santé, qui engendre des enfants pour le plaisir de les voir vivre et grandir, de les éduquer et de les ‘élever’ vers l’humain plus, le meilleur.

Des trois « maux » des prêtres et des doctrines d’autorité qui veulent imposer leur morale, Nietzsche fait trois « biens » pour l’humaine condition.

Non, il n’est pas « mal » de jouir de son corps avec ceux des autres qui y consentent et en éprouvent de la joie.

Non, il n’est pas « mal » de désirer dominer, à commencer par se dominer soi-même, car cela incite ceux qui ne le peuvent pas ou ne croient pas le pouvoir à se reprendre et à le désirer eux aussi (cela s’appelle l’émulation) – et seuls ceux qui ne sont pas assez forts resteront ‘dominés’ (par leur manque d’entraînement du corps, par leur paresse à apprendre, par leur manque d’exercice de l’esprit) ; leur absence de mérites les laissera en proie aux croyances, aux illusions, et en feront des proies faciles pour les religions).

Non, il n’est pas « mal » d’être égoïste, car cela veut dire avoir développé son ego contre les dominations imposées (les gènes, la famille, le milieu, l’éducation, la société, les mœurs, le politiquement correct, les croyances, l’opinion…). De cette façon, le « libéré » partiel peut aider les autres, descendre des hauteurs pour désenchaîner des exploitations, sortir des illusions complaisantes, affirmer sa culture face à ceux qui voudraient la saper au nom d’une croyance venue d’ailleurs. La santé s’appelle vertu, et elle est baptisée faussement du nom d’égoïsme – il faut remettre les choses dans l’ordre. Cet égoïsme qui vient de l’ego sain est « bon » : il affirme, il règne, il attire. Il est un bon exemple à suivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Vient de paraître en Pléiade

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Misère étudiante en fac

J’ai eu l’occasion d’intervenir comme prof extérieur en mastère dans une fac d’Île-de-France ni pire ni meilleure qu’une autre, mais dont je ne préciserai pas le nom. Disons qu’elle a été bâtie selon le modernisme soviétique à la mode des années « progressistes ». Évidemment, elle a mal vieilli.

Rien n’est pire que le vieux moderne en architecture, sinon le moderne déjà usé des tempéraments et le progressisme du passé.

Il y a ce côté « copain » entre enseignants qui est fort sympathique, l’aspect décontracté avec les étudiants qui ne l’est pas moins. Mais dès que vous vous adressez à un appariteur, huissier, ou hôte d’accueil, vous tombez sur un « c’est pas moi c’est l’autre », « j’suis pas au courant », « il faut que je demande à mon chef ». L’Administration dans sa grandeur quand elle se la joue règlement. Et les étudiants isolés, livrés à eux-mêmes.

Lorsque vous arrivez, une demi-heure avant le cours prévu, rien n’est prêt. La salle est à peine réservée (il y a peut-être un cours, « on » ne sait pas), ou alors il faut trouver la clé (« mais qui donc à la clé ? »). Le matériel a été réservé lui aussi, mais les prises ne fonctionnent pas, du moins pas les blanches (normales), seules les « rouges » sont branchées. Signe politique ? Même pas, elles font l’objet d’un blocage « de sécurité » pour jeunes enfants, comme si l’usage des étudiants post-68 d’amener leurs bambins subsistait au XXIe siècle… Quand vous avez résolu tous ces problèmes, c’est l’ordinateur, trop neuf, qui n’a pas été « initialisé ». Il faut donc passer un quart d’heure pour tout mettre en place.

Le cours commence. Silence religieux. Pas d’écran (pas prévu) mais le tableau brillant pour feutres qui donne un éclat particulier à votre projection d’1 m sur 0.80. Au fond de la salle, heureusement qu’ils ont les yeux jeunes. Grattement des prises de notes, vérifications sur le net (ou chat avec des copains ailleurs). Aucune question. Nous sommes à l’université française, pas en école de commerce ni dans une fac étrangère…

Moi qui ai pourtant fais toutes mes études à l’université, à Paris, je n’en reviens pas. Ces étudiants de quatrième année – qui ont donc passés tous les barrages du premier cycle – apparaissent fort gentils, mais hantés par le concret. Ce qu’on appelait avant de « petits besogneux ». Ils veulent des « trucs », pas des méthodes, encore moins des idées.

Même en école de commerce, de la même génération, ça vole plus haut. Peut-être parce qu’on trouve aujourd’hui plus facilement un boulot en sortant d’école que de fac ? Peut-être parce qu’étant passés par des Prépas, ils ont l’habitude de travailler vite et de façon organisée ? Parce qu’ils ont été sélectionnés par un examen puis par un jury avant de se lancer dans les études, contrairement au bac, donné à neuf lycéens sur dix, qui sert de sésame pour les études supérieures ? Parce qu’ils ont cette entraide spontanée de ceux qui font d’autres activités ensembles et des stages d’entreprise ? Peut-être parce que le « commerce » ouvre plus l’esprit que le juridisme scolaire des études universitaires ? Mais ce n’était nullement le cas dans la génération d’avant, la mienne – alors ?

L’abandon de la filière universitaire depuis la fin des années 1980 a-t-elle été un choix délibéré ? A-t-elle été une « douce négligence » comme on le dit du dollar (« ma » monnaie mais « votre » problème) ? En tout cas, ce ne sont ni les années Juppé, ni les longues années Jospin, ni les années Villepin, ni l’abandon laxiste des années Hollande qui ont changé quoi que ce soit à cette dérive mentale de l’université. Elle a été la délaissée de la gauche comme de la droite : la première pour ne rien toucher aux Zacquis syndicaux, la seconde parce que ses fils et filles sont formés en-dehors, dans les écoles de l’élite. J’ai l’impression d’être devant une classe qui prépare un concours administratif, pas devant une jeunesse qui va aborder la vie !

Curieusement, le seul qui ait pris le problème à bras le corps est bien Nicolas Sarkozy avec ses dotations en fonds propres et ses exigences de meilleure administration. Cela choque le petit-travail-tranquille, les gendegôch et tous ceux qui trouvent le scrutin présidentiel illégitime – mais cela va clairement dans la bonne direction. Jean-Michel Blanquer est revenu sur les dérives gauchistes de Nadjat Belkacem. Mais pourquoi Jospin en son temps, avec ses cinq ans de premier ministère, n’a-t-il rien fait ? Pourquoi la gauche ne propose-t-elle toujours rien d’autre que « supprimer » les Grandes écoles, comme s’il suffisait de niveler tout le monde sur le même plan médiocre ? L’université n’a-t-elle donc les ambitions que d’un « lycée plus » ? D’un parking à chômage ?

Peut-être est-ce différent en province où les étudiants sont entre soi et se connaissent depuis l’enfance, ou quand on a passé des mois avec la même classe. Mon expérience contraste la génération fac et la génération écoles. Ils ont des tempéraments aux antipodes : ceux qui connaissent le monde réel et ceux qui sont toujours restés dans le cocon scolaire… La France n’est-elle apte qu’à former des administratifs ?

Le télétravail obligé par la pandémie n’a fait qu’accentuer les défauts de l’université, dont le premier est la solitude et le second le tropisme scolaire. Sans les profs qui doivent les « aider », les étudiants habitués au cocon maternant du lycée dépriment ; livrés à eux-mêmes, ils ne savent pas travailler. Ils ont enfin la liberté mais ne savent pas quoi en faire – et regrettent la contrainte du secondaire. Ils n’ont jamais été éduqués à la responsabilité (ce pourquoi ils votent si peu). Leur premier patron – pire, leur première patronne – aura fort à faire pour les débrouiller !

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Pline l’Ancien, Histoire naturelle

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Cette « somme » du monde romain qui visait à englober tout le savoir humain depuis les origines, ressemble étonnamment à l’ambition actuelle de Google d’informatiser tout ce qui existe. L’empire romain avait une vision aussi universelle que l’empire américain : le temps long explique beaucoup de choses – si l’on prend la peine de la hauteur, attitude très rare hélas de nos jours. Les Etats-Unis sont la pointe avancée de l’Occident issu des Grecs et des Romains, via le christianisme. Ce dernier, croyance totalitaire comme tout pouvoir qui tend au monopole, a su préserver certains ouvrages classiques, comme celui-ci (mais en a brûlé d’autres pas dans sa ligne !).

Pline est dit « l’Ancien » parce que son neveu s’appelle Pline lui aussi – qu’on a surnommé le Jeune. Tout ce que l’on sait de l’Ancien vient du Jeune, notamment qu’après avoir passé chez un ami la nuit du 25 août 79 de notre ère (ou peut-être fin octobre), Pline est réveillé par un séisme. Le Vésuve est à nouveau en éruption. Commandant de la flotte de Misène, Pline a organisé les secours sur Pompéi et Herculanum. Mais cette nuit-là, bien que soutenu par deux esclaves, il s’effondre sur la plage, étouffé par la fumée (ou victime d’une crise cardiaque). Il n’avait que 56 ans.

Pline a écrit de nombreux livres, mais son Histoire naturelle est restée par son ampleur (37 livres écrits après 2000 volumes lus de 100 auteurs et 20 000 faits collationnés). Son ambition était de compiler et d’analyser tous les écrits disponibles pour établir une encyclopédie du savoir de son temps avec, pour étalon, le citoyen romain. Sa description va de l’astronomie aux pierres précieuses en passant par la géographie, l’anthropologie, les animaux et les plantes, l’agriculture et la médecine, la peinture, la sculpture et les métaux. Cette encyclopédie du savoir de son temps est restée célèbre – et utilisée – durant 1500 ans ! Buffon en a repris le dessein dans son Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy, en 36 volumes parus de 1749 à 1789.

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Nous gardons de Pline les anecdotes comme celle de Poppée se baignant dans le lait d’ânesse (Livre XII, répété Livre XXVIII), les druides vêtus de blanc au sixième jour de la lune coupant d’une serpe d’or le gui en haut des arbres (Livre XVII p.766), Cincinnatus labourant « nu » son champ (pour encourager la fertilité) lorsqu’un messager lui apporte la dictature (Livre XVIII p.835), le jeune homme de Cnide qui fit l’amour avec la statue qu’a sculpté Praxitèle de Vénus (Aphrodite) pour son temple « une tache signala son désir », de même pour un Cupidon (Eros) praxitélien à Parium où « Alcétas de Rhodes en tomba (…) amoureux et laissa également sur lui une trace semblable de son amour » (Livre XXXVI p.1647), la vertu de l’ail de chasser le ténia, les bienfaits du miel, du vinaigre, de l’huile d’olive, du lait de chèvre, de la graisse de porc, de la pomme, du chou et autres petits faits tenus encore aujourd’hui pour vrais dans les publications « de nature ».

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« L’acte vénérien (…) rétablit (…) les athlètes engourdis et fait revenir la voix quand, de claire, elle est devenue sourde. Il guérit aussi les douleurs lombaires, l’affaiblissement de la vue, le dérangement de l’esprit et la mélancolie » (Livre XXVIII p.1312). A conseiller donc aux pères pour réveiller leurs garçons, tandis que « La crotte de chèvre calme les petits enfants agités, surtout les filles, si on leur attache sur le corps dans un morceau de tissu » (Livre XXVIII p.1362). « Des œufs de chouette, administrés pendant trois jours dans du vin aux ivrognes, les dégoûtent de ce vin » (Livre XXX p.1435). « Le gland de hêtre rend le porc gai, sa chair facile à cuire, légère et bonne pour l’estomac » (Livre XVI p.717).

C’est un plaisir de lire l’écriture précise et directe de Pline, souvenir du latin au collège mais aussi beauté de la langue qui ne s’embarrasse pas de fioritures. Droit au but, comme le soldat romain ; la logique avant tout, la magie évoquée mais avec doute, quand il ne la dénonce pas comme maléfique (Livre XXV p.1191). « Au caprifiguier, on prête encore une vertu médicinale prodigieuse : si un garçon impubère brise un rameau et arrache avec les dents son écorce enflée, la moelle elle-même, attachée sur le corps avant le lever du soleil, empêcherait l’apparition des écrouelles » (Livre XXIII p.1131). Il cherche « la cause et la raison des choses » (Livre XVIII p.836) mais se moque un peu des choses « prodigieuses »…

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Pline décrit une civilisation de la nature faite pour l’homme. Cet anthropocentrisme sera repris par le christianisme et aboutira à la formule honnie des écolos : « l’Homme maître et possesseur de la nature ». Le mot de Descartes vient du monde romain, plus pratique que le grec et moins hanté par l’au-delà que l’égyptien. Mais les Romains du temps sont de fait très proches de la nature, ils observent le mouvement des astres pour se guider en mer et les effets des plantes pour se guérir des morsures de serpent ou de chien, ou des fièvres. Ils veulent des enfants « de bel esprit et de belles formes » comme des animaux garnis de laine et emplis de lait. Avis aux politiciens, même d’aujourd’hui : « Assurément, la culture repose sur le travail, et non sur les dépenses, et c’est pourquoi nos aïeux disaient que ce qui fertilise le mieux un champ, c’est l’œil du maître » (Livre XVIII p.841).

Pline n’est pas chrétien (la secte émerge à peine du chaos palestinien et aucun disciple n’a encore écrit d’Evangile) ; il nous livre donc le monde avant la croyance, dans sa fraîcheur et son panthéisme stoïcien. Car l’auteur est adepte de la rigueur ; pour lui, la vertu est de tout un peu mais rien de trop. « Le vin en quantité modérée est bon pour les nerfs, en excès il leur nuit » (Livre XXIII p.1110). Il vilipende les excès de perles des snobinardes (et snobinards) de son temps comme l’avidité en or des spéculateurs qui amassent. Il ne veut pas changer les hommes (ils sont ce qu’ils sont) mais se changer soi (par l’étude et la discipline). « Il est question de la nature des choses, c’est-à-dire de la vie », expose-t-il dans sa Préface (Livre I) ; « donner à toute chose de la nature et à la nature tout ce qui lui revient ».

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Pour lui, la terre est un globe (contrairement à la croyance médiévale qui suivra – comme quoi le « progrès » est loin d’être linéaire…), mais « l’univers tourne autour d’elle » (Livre II) et « le soleil est l’âme du monde ». « Dieu est, pour un mortel, le fait d’aider un mortel, et c’est la voie vers la gloire éternelle », n’hésite-t-il pas à dire au Livre II, p.71). Rendre service – dans ce monde ci – c’est se ranger parmi les bienfaiteurs du genre humain, donc s’élever au niveau des divinités. Car « Dieu » lui-même (la divinité au sens romain) ne peut pas tout : « il ne peut, même s’il le voulait, se donner lui-même la mort (…) ni faire en sorte que celui qui a vécu n’ait pas vécu. (…) Il n’a aucun droit sur les faits passés excepté celui de les oublier (…) il ne peut pas faire en sorte que deux fois dix ne fassent pas vingt (…) Tout cela atteste sans aucun doute la puissance de la nature et montre que c’est elle que nous appelons ‘Dieu’ » p.72-73. Quant à l’âme, « Tout le monde se trouve, après le dernier jour, dans le même état qu’avant le premier : ni le corps ni l’âme n’ont plus de sentiment après la mort qu’avant la naissance. C’est en effet la même vanité qui se projette encore dans le futur et qui, se mentant à elle-même, s’attribue une vie même après la mort » (Livre VII p.356).

Le meilleur endroit sur la terre est l’Italie romaine, « terre qui est à la fois la fille et la mère de toutes les terres, qui a été choisie par la puissance des dieux pour rendre le ciel lui-même plus brillant, rassembler des empires épars, adoucir les mœurs, réunir dans une communauté de langage et de conversation les langues discordantes et sauvages de tant de peuples, donner la civilisation aux hommes, bref, pour devenir la patrie unique de toutes les nations du monde entier » (Livre III p.151). Cet universalisme romain est bien le même qui a été repris par les Lumières et qui anime aujourd’hui encore tous les humanitaires, sans-frontières et partisans d’une république planétaire. Un universalisme occidental – et de nulle part ailleurs – ce que mettent en cause non sans raison les civilisations qui émergent : les Chinois, les Indiens, les Nigérians, les Arabes…

De même qu’a été repris du monde romain ce que nous avons par la suite appelé le libéralisme, fondé sur la liberté des échanges. Pline écrit au début du Livre XIV : « Qui en effet n’admettrait point qu’en mettant en communication le monde entier, la majesté de l’Empire romain a fait progresser le genre humain, grâce au commerce des marchandises et à l’union apportée par une paix heureuse, et que toutes les productions, même celles qui étaient cachées auparavant, sont devenues d’usage courant ? » p.645. Civiliser, c’est échanger ; la liberté est forte sous l’empire et la dictature n’est que passagère, pour passer un cap.

Malheur de l’être humain, tourmenté de liberté parce non programmé par la nature : « Les autres êtres sentent quelle est leur nature propre, les uns exploitent la souplesse de leurs membres, d’autres la rapidité de leur vol, d’autres encore nagent : l’homme, lui, ne sait rien, rien sans un apprentissage, ni parler, ni marcher, ni se nourrir : bref, de par sa nature, il ne sait rien faire d’autre spontanément que pleurer ! » (Livre VII p.312). D’où les utopies qui ont constamment fleuri pour réconcilier l’Homme avec sa propre nature – et avec la nature – comme celle de Marx, qui sévit encore chez les gauchistes devenus écolos de combat. Apprendre ou dresser ? Tout le débat subsiste.

Ce livre très ancien apparaît étonnamment moderne. Certes, rares seront ceux qui liront ces pages d’un bout à l’autre comme je l’ai fait, mais picorer ici ou là selon les thèmes et les envies (un index des notions et des noms y aide) est une plongée salubre dans un univers qui est le nôtre, avant le nôtre, et qui nous en apprend beaucoup sur nous-mêmes, nos croyances actuelles et notre vision occidentale du monde.

Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 77 ap. JC, Gallimard la Pléiade édition Stéphane Schmitt 2013, 2130 pages, €79.00

Edition partielle en traduction ancienne Littré en 421 pages, e-book format Kindle, €0.99

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Stefan Zweig, Amok et autres nouvelles

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Zweig a l’art des salons : il captive par sa conversation. Les préliminaires sont parfois longs et tortueux pour situer l’histoire, l’ancrer dans la bienséance. Comment un Grantécrivain pourrait-il connaître tant de malades passionnés, rencontrer tant d’auteurs de turpitudes ? Ce procédé est un peu désuet, hérité du romantisme allemand. Mais une fois passé le cap des premières pages, l’auteur sait emporter le lecteur par son style. Il écrit fluide, il décrit les mouvements de l’âme, les conflits de morale.

Amok est probablement la plus aboutie des trois nouvelles recueillies en ce volume. Elle dit le choc de la passion et du devoir, la brutalité du civilisé redevenu sauvage pour avoir vécu des années au fin fond de la Malaisie. Un médecin colonial, Allemand méticuleux et bon chirurgien, est brusquement sorti de sa jungle par une impérieuse riche anglaise, enceinte de trois mois alors que son mari va rentrer d’un périple de presqu’un an. Elle veut ce qui est interdit par la religion, les convenances et le serment d’Hippocrate : avorter. Scandale dans la société bourgeoise de la monarchie austro-hongroise 1922 !

Elle propose de l’argent, mais l’orgueil du médecin se cabre. Il ne veut pas obéir à cette Madame, trop fortunée pour croire que rien ne peut lui résister ; il ne veut pas céder au regard impérieux qui ordonne, comme à un domestique. Pour qui donc se prend-t-elle, cette femelle qui a fauté, à exiger l’interdit pour son bon plaisir ? C’est donc par fierté masculine autant que médicale qu’il va refuser l’acte rémunéré ; il veut bien « aider un être humain » mais pas se faire acheter comme un serviteur. Pour cela, il ne demande qu’une chose : être aimé pour lui-même, donc se voir accorder les faveurs de l’amant. Le refus sec et orgueilleux de la matrone lui sera fatal. Tout comme son refus trop humain sera fatal au médecin.

Nous restons dans le romantisme incurable avec ce tragique moral : la passion comme le devoir, poussés à l’absolu, conduisent à la mort. L’amok est cette folie meurtrière qui transforme en Malaisie les humains en bêtes féroces. Ils vont en courant, l’écume aux lèvres, le kriss à la main, et poignardent tout être vivant qui se trouve sur leur passage. Seule une balle les arrête, ou l’épuisement final de la course. Ils sont comme drogués, hors d’eux-mêmes, saisis de folie. Zweig dépayse cette possession hors de l’Autriche-Hongrie tellement civilisée… mais la guerre de 14-18 qui venait alors de finir n’a-t-elle pas été un amok collectif qui a changé en bêtes les civilisés affrontés ?

Lettre d’une inconnue est le récit épistolaire d’une fille de 13 ans tombée amoureuse de son voisin, un jeune riche oisif. Elle fera tout pour se faire reconnaître et le séduire durant des années. La passion, ici encore absolue, va jusqu’au bout de son accomplissement. Le séducteur, jamais en mal de femmes durant sa jeunesse bien remplie, est un miroir de Stefan Zweig, érotomane obsédé. Il prend la jeune fille un soir comme il prend les autres, lestement, et ce n’est que des années plus tard qu’il reçoit cette lettre ; il ne se souvient même pas de la fille. Mais il lui a laissé un « cadeau » et elle l’en informe. Pas pour se plaindre ni réclamer, mais pour lui dire son amour absolu et son adieu éternel à la fois.

Ruelle au clair de lune (ou Rue du clair de lune), place dans le clair-obscur de la salle une étape de voyage à Boulogne-sur-Mer. L’auteur, qui attend son bateau, arpente les ruelles du port et se perd jusqu’à un bistrot où il découvre une scène pitoyable. Encore une fois la passion : celle d’un homme fou d’une femme. Celle-ci l’a quitté et est devenue pute. Lui la cherche de port en port pour la supplier de revenir, en une relation sadomasochiste mortifère. La nouvelle est publiée en juillet 1914, et ce n’est pas par hasard. Toute la société européenne joue la passion torturée. En ces temps de « commémoration » – trop bienveillante et nostalgique pour être honnête – prière de ne pas oublier ces bas-fonds qui conduisent à la guerre !

La passion est une plaie quand elle est débridée ; seule la volonté peut dompter les instincts, seule la raison peut tempérer la passion. L’un des trois ne va jamais sans les autres, mais l’humain ne reste humain que s’il sait mettre de l’ordre dans ses conflits internes. Qu’est-ce qui te fait homme ? Si la raison seulement te distingue des bêtes, alors fait de la raison le maître des passions et des instincts bruts !

Stefan Zweig, Amok – Lettre d’une inconnue – Ruelle au clair de lune, 1922, Livre de poche 1991, 190 pages, €4.85

Stefan Zweig, Romans nouvelles et récits, Gallimard Pléiade tome 1, 2013, 1552 pages, €61.75

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Pourquoi la politique m’ennuie

La politique est nécessaire, étant vouée à gérer la chose publique et à susciter l’enthousiasme citoyen pour un projet collectif. La politique m’ennuie parce qu’elle rend con. Elle est la voie de la facilité, la pente intellectuelle vers le moindre effort.

Un pays est un territoire à administrer et une communauté de citoyens à mobiliser pour un projet commun.

Belle et grande chose qui ne se fait pas d’elle-même. Surtout dans le confort moderne où l’individualisme est la rançon de l’épanouissement collectif. Il y a en effet paradoxe à constater que tout ce qui permet à la personne de naître et de se développer concourt à la rendre autonome. Tocqueville l’a bien montré : plus le citoyen est assuré, plus l’exigence d’égalité démocratique se fait forte ; plus l’égalité réelle est accomplie, plus l’égoïsme croit. Car pourquoi « aider » celui qui est semblable à soi et qu’on ne connaît pas ? S’il a autant de chances que moi et dispose d’autant de moyens, pourquoi ne se prend-t-il pas en main ? Pourquoi attend-t-il des autres ce qu’il est parfaitement capable d’assurer comme tout le monde ? On n’excepte que les vieux, les handicapés et les fous – et évidemment les enfants, puisqu’ils ne sont pas encore citoyens. On peut même ajouter les étrangers désirant devenir français pour les former à bien le devenir. Mais pas tout le monde, ni n’importe qui (c’est l’erreur de la gauche radicale de le croire).

Ce pourquoi il existe une administration, qui effectue la gestion des choses publiques, et un personnel politique, qui impulse les actions. L’administration est cooptée par concours, de façon à assurer un niveau de compétences, mais elle n’a pas à juger du bien fondé des actions : un fonctionnaire fonctionne ; on ne lui demande que d’obéir, à la loi, aux règlements, à la hiérarchie. Que serait en effet une gestion si chaque rouage se mêlait de décider de ce qui est juste ou utile et de ce qui ne l’est pas ? L’État est une mécanique qui doit rester huilée.

Le personnel politique est élu, par différents degrés, directs ou indirects. Son rôle est d’impulser une volonté en vue d’un projet commun (Président), puis de la traduire en lois (Assemblée nationale et Sénat) ou en règlements (gouvernement). Le public confond souvent sous le même vocable de « politiciens » ceux qui gouvernent et ceux qui font la loi. Vieille habitude pré-Vème République, à laquelle François Hollande lui-même sacrifie. Comment considérer en effet autrement que comme archaïque cette propension à faire élire des ministres et à les jeter s’ils ne sont pas élus ? C’est là le propre des régimes entièrement parlementaires que d’élire des gouvernants directement (cas anglais, scandinave ou israélien). Le régime semi-présidentiel voulu par le général De Gaulle, mis en forme par Michel Debré et accentué par les Jospin-Chirac par la réforme du quinquennat avec législatives dans la foulée, distingue clairement les fonctions de faire la loi de celles de gouverner.

Ceux qui gouvernent sont élus directement. Ils passent un contrat entre les citoyens et leur projet ; ils font passer un courant personnel entre eux et le peuple.

Ceux qui font la loi sont dans la tradition séculaire d’élaboration, d’acceptation et de vote du Budget de la nation. Il s’agit du consentement à l’impôt qui fait l’essence même de la démocratie. Chaque citoyen prélevé doit savoir où va sa contribution ; il doit adhérer au projet collectif et accepter une alternance de vues (donc de partis ou de coalitions majoritaires). Le Parlement ne gouverne pas, il examine, réfléchit, débat, et rédige la règle de loi qui sera la même pour tous. Il contrôle l’exécution des lois, dont la première est le Budget annuel. Ce pourquoi députés élus directement sont mêlés aux sénateurs élus indirectement : pour assurer la tempérance des décisions parlementaires. Mais le Parlement (surtout l’Assemblée nationale) est en France plus « godillot » que législateur. La sérénité est rarement son fort. Le gouvernement exige, poussé par le parti majoritaire aiguillonné par l’idéologie, et le Parlement obéit.

Ce pourquoi la France est en déficit chronique depuis 35 ans. Ce pourquoi les abstentionnistes sont nombreux lors des élections de tous ces Messieurs qui se soignent (retraites dès le premier mandat, frais de représentation, assistants parlementaires, voyages à gogo…) – et qui oublient les vrais problèmes des vrais gens. Ou qui se font parachuter dans un territoire qu’ils ne connaissent pas, comme dame Royal, en ballotage avec l’élu de terrain de son propre parti (et soutenue depuis Paris par les deux féministes, la Rigide et la Môme de Troisième) ! Pire encore ceux qui remplacent la règle par l’idéologie : voyez la baffe monumentale qu’à reçu Mélenchon à Hénin-Beaumont, circonscription pourtant très peuple, ouvrière en diable, lui qui se voudrait porte-parole des ouvriers, des petits, des sans-grades.

Le ridicule n’est pas de se présenter, fort de son aura nationale, le ridicule est d’oublier (ou de feindre d’oublier…) que l’élection d’un député ne donne pas un « mandat impératif » pour un parti ou une idéologie, mais que le député représente avant tout les citoyens qui l’ont élu. Ce n’est qu’ensuite que l’ensemble des députés agit pour le collectif national, fort de leur diversité locale.

Ce pourquoi je n’aime pas la politique : elle rend con.

Elle est l’univers de la foi, pas de la vérité. Tout politicien est un idéologue. Devant convaincre pour enthousiasmer, il agite les symboles, manipule la vérité, ment effrontément. Tout lui est bon pour prendre et conserver le pouvoir. Car seul lui importe « le pouvoir ». Cette monomanie rend borné, hypocrite, autiste. Croire est en effet tellement plus facile que de chercher ! Convaincre est nettement plus simple quand il vous suffit de réciter la doxa idéologique de votre camp ! Vous disposez de tout : de la bible du programme, des éléments de langage, de l’exemple de vos copains. Alors que convaincre c’est d’abord écouter, puis exposer le possible parmi le souhaitable, enfin négocier. A-t-on le personnel compétent pour le faire ? Trop issu de la fonction publique, imbue d’elle-même et formatée à savoir mieux que tout le monde ce qui est bon à tout le monde, on voit bien que ce n’est pas le cas. La technocratie tue la politique.

Surtout quand la manipulation des votes veut la majorité parlementaire pour le président tout juste élu ! La réforme du quinquennat, concoctée par les technocrates du PS et les ignares du centre ont dénaturé la Vème République. L’élection de l’Assemblée avait un sens quand elle intervenait à mi-mandat d’un président. Aujourd’hui, les députés sont les dernières roues du carrosse : tout le monde s’en fout. Voyez l’abstention « record » ! Voyez l’élimination du Modem et de Bayrou. La faute à qui ? Sinon à ces apprentis sorciers qui se croyaient malins, sous le président je-m’en-foutiste qui se croyait gaulliste…

Pour être élu, il faut être vu, donc en rajouter. Bien passer dans les médias nécessite de faire des « coups » périodiques, car les médias ne s’intéressent jamais au « normal » mais toujours au pathologique. D’où la surenchère des grandes gueules, des mensonges effrontés, des volte-face inattendues. Chirac était passé maître dans ce bonneteau où le citoyen, au final, apparaissait floué. Royal a poussé la posture au ridicule – à se demander si elle a un quelconque sens politique ! Sarkozy lui a donné une ampleur jamais vue. D’où l’intérêt pour le « cirque » présidentiel (comme aux États-Unis), mais le désintérêt profond pour les « godillots » parlementaires (à l’inverse des États-Unis)…

D’où la lassitude envers tous ces histrions. Professionnels protégés, cumulards, retraités avant l’heure, ils vivent bien… à nos crochets. Dans la situation de marasme qui est la nôtre, c’en devient indécent. François Hollande a su au moins surfer sur ce dégoût là. Jean-Luc Mélenchon a échoué par deux fois sur ce même thème : comment croire en la « vertu » d’un politicien trente ans durant sénateur, qui s’est vautré dans tous les fromages de la république ? Nicolas Sarkozy a su partir, ce qui ne fut pas le cas de Valéry Giscard d’Estaing. Ségolène Royal s’accroche pathétiquement à un poste qu’elle convoite pour « exister » encore, alors que nombre de citoyens en ont assez de la voir. Ne pourrait-elle se faire limer les canines (comme Mitterrand le fit) pour laisser apparaître son vrai talent, comme Laurent Fabius ou Alain Juppé ont su le faire ?

La politique est redoutable car elle fait apparaître le plus vil des gens : l’ambition, le cynisme, la capacité à passer en force malgré tout. L’avidité du pouvoir au détriment de la vérité des choses. Ce pourquoi la politique m’ennuie, profondément. Pour ne pas dire plus.

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Le collège dans l’étouffoir administratif

Mara Goyet est prof d’histoire-géo (« et instruction civique ») dans un collège du 15ème arrondissement parisien. Elle a enseigné des années en banlieue « difficile » et a tiré de son expérience trois livres : Collèges de France (2003, Folio), Tombeau pour le collège (2008) et Formules enrichies (2010). C’est dire si elle aime son métier et sait prendre du recul. Dans un article de la revue Le Débat de janvier-février 2012, elle donne son dernier constat : Collège, on étouffe. Cela me fait réagir et le texte qui suit, partant de son article, va être polémique. Exprès : ce n’est pas avec de l’eau de rose qu’on soigne le cancer !

Mara Goyet publie une série de « fiches », de Burnout à Transmission, dans le désordre non alphabétique propre au collège. « La personne s’évalue négativement, ne s’attribue aucune capacité à faire évoluer la situation. Ce composant représente les effets démotivants d’une situation difficile, répétitive, conduisant à l’échec malgré les efforts » : tiré d’un test d’entreprise, voilà qui s’applique parfaitement au métier d’enseignant ! Au bout de 15 ans de sixièmes, comment encore « blairer les dieux grecs » ? Après quelques années de ZEP, comment apprécier en quoi que ce soit la collectivité éducative aux classes « peuplées d’élèves cyniques et retors dans un collège miné par l’indifférence, l’inertie et les petites concurrences » ?

La cause en est moins la société – qui change –, ou Internet – qui dévalue ce cours magistral traditionnel où un adulte expert « délivre » un savoir ignoré du haut de sa chaire dans le « respect » des jeunes âmes avides de savoir. La cause en est l’étouffoir administratif – où le politiquement correct, le syndicalement corporatiste, le Principe érigé en immobilisme, se liguent pour surtout ne rien changer. « J’avais le sentiment (juste, je crois) que tout le monde s’en fichait, hiérarchie, politiques, et que nous étions abandonnés dans ce combat. Abandonnés, mais peinards. » Juste obéir, sans réfléchir, sans faire de vagues. Le ministère fabrique à la chaîne peut-être du crétin, en tout cas des enfeignants.

« Le poids du ministère, de la direction, des formulaires, des décisions politiques. Un poids insupportable qui nous empêche de sauver ce qui peut être sauvé ».

« Le collège est devenu une sorte de sas explosif et hétéroclite, un patio triste dans lequel on attend d’avoir l’âge d’entrer au lycée, de choisir une autre voie, de s’égailler dans la nature, de dealer à plein temps. » J’aime le « dealer à plein temps »… si réaliste, loin des bobos technos du ministère.

Il faut dire que le collège rameute tout son lot d’adultes mal orientés, réfugiés dans les bras de l’État, souvent infantiles et irresponsables. « Un des surveillants passe son temps à nous pincer les tétons. Mais il ne le fait pas aux filles… Du coup, on les lui pince aussi. Mais ça fait trop mal, j’vous jure ! – me disent des élèves » de troisième. On croit rêver. L’indignation du réel – « bien que la moitié des clips qu’ils regardent à la télé soient remplis d’acrobaties sado-maso avec menottes et piercing ». Ce n’est pas de la pédophilie, plutôt du voyeurisme, de la provocation peut-être. « C’est que, plongés dans un délire collectif, assommés de discours psychorigides ou permissifs, nous en sommes tous arrivés à un tel degré de désarroi que je ne sais plus très bien comment réagir. Je ne suis même pas persuadée que les élèves soient vraiment choqués. » C’est vrai qu’ils sont excitants les jeunes garçons, dopés d’exhibitionnisme télé et d’hormones, surtout les 14 ou 15 ans à la chemise ouverte sur leur chaîne d’or, ou les tétons pointant sur les pectoraux mis en valeur par un tee-shirt moulant… « Leurs préoccupations (…) en troisième, elles sont majoritairement sexuelles ! » Mais un adulte chargé d’éducation ne pince pas les tétons des ados – même de 15 ans, âge légal du consentement sexuel. Cela ne se fait pas, c’est tout. « Un homme, ça s’empêche », disait le père de Camus contre l’infantilisme du désir réalisé tout de suite.

Dans cette ambiance foutraque, comment donner l’exemple ? Car la « transmission » du savoir commence par l’exemple. Qui aime ce qu’il fait – c’est-à-dire ce qu’il enseigne et les élèves qu’il veut « élever » – y arrive. Les « jeunes » sont toujours intéressés par un adulte bien dans sa peau qui leur parle de sa matière. Mais attention ! « Il ne s’agit pas d’être un beau prof qui roucoule ses humanités avec charme et tient ses classes par l’autorité de son savoir, loin, très loin des vulgarités ambiantes. Il s’agit d’être un bon prof. Il faut s’y résigner modestement : nous nous devons d’être utiles, pas décoratifs. » Or le ministère, les syndicats, les politiques, ont peur. « On a peur de ce que l’on en a fait et de ce qu’ils pourraient être. On ne sait plus très bien qu’en faire non plus. Nous faisons si souvent semblant… De les aider, des les écouter, de ne pas les écouter, de les orienter, de ne pas les comprendre, de ne pas les voir. »

Écouter qui ?… Probablement plus les syndicats que les élèves, les partis idéologiques que les parents – mais surtout pas les enfants ! « La bureaucratisation du métier accompagne le délabrement de la situation. Sans doute pour la dissimuler. Il faut un formulaire pour changer de salle, un rapport sur la feuille ad hoc quand on sort un élève de votre cours, une fiche pour déplacer une heure de cours (et un délai préalable), un certificat médical si vous manquez une demi-heure (…) il faut émarger aux réunions Sisyphe, recevoir les fiches navettes, les rendre, les récupérer, les rendre, les recevoir, entrer les notes pour les bulletins de mi-trimestre, valider des trucs pour le brevet, valider, valider (…) subir les remarques de la direction parce que vous n’êtes pas bon administrateur (prof, on s’en fout), apporter en suppliant à genoux la fiche projet (dont vous ignoriez l’existence mais qu’au bout d’une semaine vous avez fini par trouver), puis attendre en tremblant un éventuel refus arbitraire parce qu’il ne faudrait pas oublier que la hiérarchie c’est la hiérarchie. » Tactique du parapluie : c’est pas moi c’est l’autre, « le » ministère, la prescription, l’opinion. Irresponsabilité totale.

Photo : vu sur un collège parisien en 2011…

Casser le mammouth ! Il n’y a que cela d’utile si le collège veut évoluer. Virer un tiers des administratifs, ils sont redondants, pontifiants, inutiles. A l’ère du net, pourquoi tous ces papiers ? Beaucoup de choses peuvent se faire en ligne. Dès que vous créez un service, naissent immédiatement des règlements, des contrôles, de la paperasserie : le service justifie ainsi son existence. Supprimez purement et simplement ce soi-disant « service » et vous aurez de l’air. C’est ce qu’a compris le mammouth IBM dans les années 1970, le mammouth soviétique effondré sous son propre poids de je-m’en-foutisme en 1991… et le mammouth suédois où les fonctionnaires ne sont désormais plus nommés à vie mais par contrat de cinq ans.

« Je n’avais jamais ressenti à ce point cette violence qui nous vient d’en haut : l’indifférence, la bureaucratie, la technocratie, les réformes, les directives, les choix absurdes, la volonté de masquer. » A droite comme à gauche… Mais qu’a donc fait Jospin sur l’école ?

Décentralisez, donnez de l’autonomie, créez un collectif d’établissement avec une hiérarchie légère. Jugez au résultat. L’anarchie du collège est peut-être un peu de la faute des élèves, parfois celle des profs démissionnaires, mais surtout celle du « système ».

Il en est resté à cette mentalité IIIe République d’usine militaire à la prussienne, lorsque Messieurs les éduqués daignaient se pencher sur les ignares à discipliner et à gaver de connaissances qu’étaient les petits paysans mal dégrossis par le primaire. Sortez de vos fromages, fonctionnaires ! Inspectez autre choses que les travaux finis, inspecteurs ! Peut-être y aura-t-il alors en France un peu moins d’enfeignants et un peu plus de réussite scolaire…

Revue Le Débat, n°168, janvier-février 2012, Gallimard, 192 pages, €17.10, comprenant l’article de Mara Goyet (12 pages) et deux ensembles d’articles sur les spécificités allemandes en « modèle » (58 pages) et un point très instructif sur les révolutions arabes (63 pages).

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La tentation du renoncement

Article repris par Medium4You.

La crise financière, la faillite de l’État-providence, les interventions « morales » un peu partout dans le monde (Irak, Afghanistan, Libye, Côte d’Ivoire…), la difficile construction de l’Europe dans l’ambiance d’une guerre des monnaies, surveillée par les Chinois – tout cela montre l’interdépendance du monde et de tous les acteurs. Les polémistes résument cet état de fait sous le terme passe-partout de « mondialisation ».

  • Elle serait bien sûr d’origine américaine – comme si les Chinois, les Indiens, les Brésiliens et d’autres ne s’étaient pas invités au banquet !
  • Elle viserait à « imposer » le capitalisme financier à toute la planète pour conforter les ultra-riches de Wall Street – comme si « le capitalisme » n’était pas une technique d’efficacité économique utilisée autant par les communistes chinois que par les féodaux arabes, les oligarques russes, les sociaux-démocrates suédois ou allemands, l’individualisme américain et l’étatisme français !

Cette indigence de vue ne permet pas de penser ce qui arrive, même si elle est très répandue dans les média et tout ce que la gauche compte de petits intellos littéraires. Pire, elle laisse croire que désigner un bouc émissaire suffit : yaka mettre au pas le capitalisme, régenter Wall Street et (pourquoi pas ?) interdire les États-Unis. Le paradis alors s’installerait sur la terre, le monde purgé des « méchants » de western serait un paradis Peace and Love où coulerait le lait et le miel. Ce serait plutôt la coke, tant le chômage exploserait, mais n’allons pas chipoter.

Altermondialisme et démondialisation sont des mirages utopique ou réactionnaire qui visent à changer le monde, comme s’il suffisait d’évoquer un génie pour qu’il sorte de sa bouteille. Un monde d’ailleurs, un monde d’avant – alors que nous sommes inscrits dans « ce » monde du présent. Il devient global parce que le climat est dangereux pour tout le monde et que les ressources sont limitées alors que les besoins sont considérables. Allons-nous dire aux peuples pauvres qu’ils ne doivent pas devenir riches comme nous pour cause de pollution ? Disons-leur plutôt que nous allons les aider à être moins prédateurs en achetant leurs produits en contrepartie de la vente de technologies.

Est-ce un choix ou une fatalité ? Ni l’un ni l’autre : c’est le mouvement du monde, qui découle des générations. Il ne fallait pas être colonisateur si l’on ne voulait pas des contrecoups de la colonisation ; pas voyager partout si l’on ne voulait pas des étrangers chez nous ; pas obsédés d’exporter si l’on ne veut plus rien acheter ailleurs. Le monde actuel est un destin que nous pouvons changer mais à la marge, pas tout seul, et surtout pas en jouant le splendide isolement.

Telle est pourtant « la solution » revendiquée par les Mélenchon et Le Pen : reprenons notre souveraineté pleine et entière et disons halte là ! Halte à quoi ? Aux délires de l’époque, férue de technologie plus que d’humanité, de gadgets marketing plus que d’industries de base, de zapping permanent plus que de profondeur historique ? On ne peut qu’être d’accord avec ça :

  • Oui, la libre finance délire lorsqu’elle n’est plus contrôlée par ces « autorités » pourtant désignées politiquement pour le faire (AMF, SEC, Banques centrales, ministères des Finances, directions des Finances, Association des banques…).
  • Oui, l’État-providence délire lorsqu’il accumule les prélèvements obligatoires pour financer de plus en plus de dépenses publiques sans mesurer ni leur intérêt d’avenir ni leur efficacité. La France, après la Grèce, a un État obèse et mal géré, éparpillé entre une multiplicité de petits chefs qui chacun mettent leur honneur à avoir le budget le plus gros, sans regarder à quoi il sert (sinon au clientélisme politicien).
  • Oui, la culture occidentale délire quand elle fait du multiculturel cosmopolite une « valeur » universelle où tout égale tout, la Joconde comme le dernier tag, le Parthénon comme le gourbi, Mozart comme le rap. Or les cultures résistent… Ce n’est pas par hasard si les pays du Maghreb « libérés » se jettent aussitôt entre les bras de la religion : elle est une composante de leur identité, plus que cette démocratie abstraite venue de l’ancien colonisateur.

Mais ces délires ne sont pas la raison du monde, seulement ses excès. Est-ce pour cela que le refus du mouvement est la solution ? Non, pour nous le refus du monde est un renoncement. La tyrannie « populaire » de Jean-Luc nous fait peur parce qu’elle ouvre la porte à tous les ressentiments et à toutes les dérives politiques. Le faux bon sens anti-élites de Marine Le Pen fait peur parce qu’elle agite les angoisses pour engendrer la haine, sans proposer de positif autre chose que de revenir à « l’avant ». Pourquoi pas au moyen-âge tant qu’à faire, comme le rêvent certains écolos ?

Le refus est un abandon. Il est beaucoup plus courageux – et plus intelligent – de se colleter au monde que d’y renoncer. Se mettre hors du monde ? Il y a des monastères pour cela. On n’abolit pas les autres par décret parce qu’ils ne vous conviennent pas : on fait avec et, si l’on barricade la porte, on risque de les voir surgir par la fenêtre lorsque l’on s’y attend le moins. Justement, les Chinois et les Indiens aiguisent leurs fonds souverains pour rafler la mise dans nos États cigales, incapables de maigrir, de se muscler et de laisse enfin vivre la société civile.

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