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Henri Troyat, La tête sur les épaules

Un fils et sa mère, le père parti lorsqu’il avait 6 ans, divorcé, puis tué dans un accident de vélo. Étienne a désormais 18 ans et porte le nom de son père, Martin, tandis que sa mère a repris son nom de jeune fille pour sa petite entreprise de couture à façon. Elle connaît un certain succès, avec deux employées chez elle, dans la salle à manger, et un homme son âge, Maxime, s’intéresse à elle.

Étienne, qui vient de passer son bac et envisage le droit pour devenir avocat pénaliste, est un brin jaloux, mais se dit, en homme, que sa mère le mérite bien. Sauf que… Le destin le rattrape. Il reçoit une lettre à son nom où la seconde femme de son père lui écrit, à l’article de la mort, pour lui faire parvenir les derniers objets de son père : une montre, un portefeuille, des boutons de manchette. Étienne l’a à peine connu ; encore se souvient-il d’une main qui ébouriffe ses cheveux, d’être porté dans des bras puissants pour regarder une vitrine de Noël. Il veut en savoir plus.

Sa mère, qu’il appelle Marion, soupire. Elle veut bien lui dire… Son père n’a pas été tué dans un accident de vélo en 1945, il a été exécuté après jugement pour avoir tué ceux qu’il faisait passer la frontière espagnole durant l’Occupation. Le motif en serait l’argent. Étienne tombe de haut. Lui qui était l’instant d’avant l’orphelin innocent, se voit soudain accablé du poids de son hérédité : fils d’assassin. Il veut en savoir encore plus. Il se rend à la Bibliothèque nationale pour consulter les journaux du procès. Il découvre l’accusation, les plaidoirie, et une photo noir et blanc qu’il découpe en fraude. Il est le fils de ce père qui a tué, que le peuple a jugé, qui a été condamné à avoir la tête tranchée.

Même si son père s’est toujours défendu d’avoir voulu eu le vol comme motif, même s’il a invoqué une vengeance personnelle, ou une prise de bec d’un passé méprisant, il a bel et bien exécuté d’une balle dans la tête trois personnes. Il était violent, impulsif, aigri – et son fils doit en garder les traces héréditaires. Étienne ne sait plus où il en est. Il ne sait plus à qui parler.

Sa mère n’est pas la bonne interlocutrice de ses questions de garçon, de fils, elle qui a tiré un trait sur le passé et rayé son ex-mari de sa vie comme de ses souvenirs. Elle a brûlé toutes les lettres, les photos, les documents. Elle a refait sa vie en tentant de préserver l’enfant de la vérité jusqu’au bout. Les amis de son âge ne sont pas non plus indiqués, Étienne le fort en thème, souvent premier dans les travaux, leur apparaîtrait entaché ; il aurait honte de leurs regards. Le garçon est seul. Il songe même à se suicider avec le petit revolver que sa mère garde dans sa table de nuit. Le fils du guillotiné va-t-il perdre la tête ? Il échoue au dernier moment, faute de courage croit-il – faute de motif suffisant, sait-on.

Il récuse l’amitié en pédalant plus vite que son condisciple qui vient le chercher pour une promenade en vélo, car il le trouve insignifiant, vulgaire, sans considérations philosophiques sur les grandes questions. Le garçon aurait volontiers été son ami, mais Étienne en est dégoûté. Il récuse l’amour, ou plutôt le sexe, avec Yvonne, une fille de 24 ans avec qui il a été forcé à danser dans un cabaret du quartier latin, et qui a été pourtant séduite par sa force physique et par son décalage avec les autres. La fille aurait volontiers couché avec lui, mais Étienne en est dégoûté.

Reste le professeur de philosophie, M. Thuillier, rencontré par hasard à la Bibliothèque nationale. L’adulte invite son ancien élève à bavarder, l’écoute exposer ce qu’il vient d’apprendre, sa détresse. Il lui fait une réponse de philosophe, que chacun est soi, que selon Nietzsche il faut assumer sa violence instinctive pour la dominer, que selon Schopenhauer il importe d’accepter sa souffrance, qu’enfin, selon Sartre (très à la mode en ces années post-guerre), aucun destin ne pèse sur chacun. Le professeur lui fait surtout une réponse d’homme en le haussant à son niveau, lui lisant un passage du livre qu’il est en train d’écrire et qui s’applique à son cas. En bon existentialiste, la liberté existe et un homme doit faire ses choix. Étienne est rasséréné. Les livres ne sont pas la vie, mais ils aident à vivre. Il oublie le suicide, renoncement de lâche envers soi-même lorsqu’on est jeune et bien portant.

Mais reste la position de sa mère. Comment peut-elle, ex-femme d’assassin guillotiné, penser à refaire sa vie ? Son futur fiancé sait-il qui elle est ? Alors qu’un dîner se prépare avec Maxime, auquel Étienne aurait voulu échapper, il décide de prendre les devants. Il trouve l’adresse de l’amant et se rend chez lui avec le revolver. Il veut le tuer, tout simplement, accomplir son destin sur les traces de son père. Mais tout ne tourne pas selon sa volonté…

« Ignorant la résistance que les choses, les hommes et les mots opposent à celui qui prétend ignorer l’ordre de l’univers, il avait cru être un sage parmi les sages et son incompétence avait failli se traduire par un désastre. Maintenant, ayant évité le pire il se détournait de ses illusions et n’espérait plus de l’existence qu’un peu de paix studieuse, d’amitié, de tendresse » p.241. Et le bonheur de sa mère.

Un roman d’initiation à la vie, au début des années cinquante du siècle dernier, mais sur des interrogations éternelles : qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Car, aléas de la vie, remugles du passé, préceptes théoriques – il importe avant tout, pour être un homme, de garder « la tête sur les épaules. »

Henri Troyat, La tête sur les épaules, 1951, Livre de poche 1966, 243 pages, occasion €2,20
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L’école des politiques selon Alain

Dans un Propos de mars 1908, Alain s’amuse. « Notre République, depuis qu’elle a atteint l’âge mûr, adore les petits jeunes gens ; c’est dans l’ordre. Ce sont comme de hardis petits pages, toujours courant pour le service de la dame. » Rappelons que « la République », la Troisième, est née en 1875, et dure depuis sans interruption autre que « l’État français » pétainiste de 1940 à 1944. Cela ne faisait qu’un peu moins de trente ans que la République existait en 1908.

La République a créé le nouveau métier de politicien. Et tous ces petits jeunes gens, « le baccalauréat en poche et […] après quelque licence en droit », sont des « attachés » qui deviendront politiciens. « Les attachés, comme d’insolents moineaux, picorent les miettes, miettes de secret, miettes de femmes. Avec les jeunes ils jouent Figaro, et avec les vieilles ils jouent Chérubin. » Car la politique, en ce temps-là, passait par les femmes : celles qui tenaient salon, celles qui contentaient les notables, celles qui recueillaient les secrets de l’oreiller. On ne pouvait être un petit jeune gens en politique sans avoir une maîtresse, pour écouter ce qui se disait en aparté. Aujourd’hui, il vaudrait mieux s’accoquiner avec une journaliste.

Mais apprendre la politique ne se résume pas à en singer les coutumes. « Ils sont Parisiens trop tôt, rient trop de tout, et parlent trop. Ils jugent trop facilement des intérêts d’après ce que l’on entend dans les boudoirs d’actrice. » Alain n’est pas tendre pour la chair tendre. « Au reste, un peu trop polis toujours, et sans autorité, comme tous les valets de cœur. » Les jeunes gens de la politique sont avant tout des courtisans. Quelles que soient les époques, la jeunesse politicienne ne change pas. Certes, les diplômes se sont épaissis, les « grandes » écoles sont requises depuis que les « licences » sont acquises par tout le monde, et le « droit » compte moins que la « science politique » avec ses cours d’économie, de sociologie électorale, d’administration de l’État, de gestion des entreprises, de marketing et communication, de géopolitique. Mais les profils des énarques ne sont pas très différents des « petits jeunes gens » d’Alain. Ils restent des « valets ».

Or, révèle Alain, « la politique, à ce que je crois, se forme hors de la grande politique, dans la pratique des affaires privées et publiques. » C’était à l’époque surtout en province que l’on pouvait acquérir ces qualités ; c’est aujourd’hui surtout à l’international, dans les grandes entreprises et les banques. Et pas l’inverse, comme les arrivistes socialistes des nationalisations l’ont naïvement cru : sortir de l’Administration conduit aux catastrophes à la tête des entreprises, on l’a vu clairement avec le Crédit lyonnais, la Société générale, Alcatel, Areva, Vivendi et autres faillites dues aux hauts fonctionnaires qui savaient tout, parachutés là où ils ne savaient rien. Ce n’est à l’inverse que « sous l’œil observateur de ceux pour qui la journée est longue, que l’on apprend à s’observer soi-même, à se surveiller, à ramasser son jugement au-dedans de soi, et à ne dire que la moitié de ce que l’on peut dire. »

La politique ne s’apprend pas à la Cour, on n’y acquiert qu’un carnet d’adresses ; elle s’apprend par l’humble pratique au jour le jour des négociations avec les salariés, les syndicats, les fournisseurs, les commerciaux, les inventeurs, les concurrents, les actionnaires. Ce pourquoi la politique américaine – avant les excès de l’ère Trump – qui portait aux ministères des gens qui avaient réussi dans les affaires, était moins mauvaise et plus efficace que la politique française qui ne porte depuis des décennies que de pâles énarques. De Gaulle était militaire, il savait diriger ; Pompidou était banquier, il savait compter ; Giscard encore, issu de l’inspection des Finances, avait une teinture du terrain. Mais la suite n’a été qu’une théorie de politiciens élevés dans le sérail, depuis Mitterrand jusqu’à Hollande, en passant par Chirac et Sarkozy. Macron a eu le mérite d’avoir été banquier un temps, mais peut-être pas assez longtemps, ni dans les postes à négociation. Je frémis pour la suite : le pion Mélenchon ? L’éleveuse de chats Le Pen ? Le sans-diplôme Bardela ? Ou encore et toujours des énarques ?…

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Tout dépend de notre corps, dit Alain

A commencer par nos humeurs. S’il fait beau, que notre libido irradie, nous voilà joyeux sans raison. Voyez les adolescents. A l’inverse, qu’il fasse gris et venteux, nous frissonnons, notre mental dans les chaussettes. Ce pourquoi les vieillards et vieillardes sont plus neurasthéniques que les jeunes garçons et filles. A quel âge devient-on vieillard ? Demandez à François Hollande, il l’a bien su sur les « riches ».

Neurasthénie : manque de force des nerfs, dit l’étymologie grecque ; la neurasthénie est une névrose, dit la psychologie ; état durable d’abattement accompagné de tristesse, dit le Robert. En bref, un affaiblissement de l’énergie vitale.

Or les êtres humains normalement constitués ne sont pas que leur corps, ils sont aussi une âme. « Un esprit subtil trouve toujours assez de raisons d’être triste s’il est triste, assez de raisons d’être gai s’il est gai ; la même raison souvent sert à deux fins », écrit Alain. A la partie pensante de réagir donc à une faiblesse temporaire du tempérament. Pas besoin d’ajouter la raison à la faiblesse ou à la joie, ces deux états se suffisent à eux-mêmes.

En tirer une philosophie sur l’existence serait bien vain… « Pascal, qui souffrait dans son corps, était très effrayé par la multitude des étoiles ; et le frisson auguste qu’il éprouvait en les regardant venait sans doute de ce qu’il prenait froid à sa fenêtre, sans s’en apercevoir. Un autre poète, s’il est bien portant, parlera aux étoiles comme à des amies ».

Intéressons-nous aux choses qui valent, dit Alain, désirons ce que nous sommes assurés de désirer, plutôt que de nous perdre dans l’imaginaire né de nos réactions corporelles.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Le roi s’ennuie, dit Alain

Le roi, c’est une métaphore. Celle du tout-puissant dont tous les désirs sont réalisés. On peut être « roi » en étant dieu adoré de la multitude, chef d’un royaume entouré de courtisans, patron reconnu et puissant, pater familias respecté et craint de tous, enfant-roi unique et désiré que l’on satisfait à satiété… Mais être « roi » finit par ennuyer. Quand tous les désirs sont satisfaits aussitôt que formulés, quel intérêt a la vie ?

« Il est bon d’avoir un peu de mal à vivre et de ne pas suivre une route toute unie », dit Alain. Le désir est un aiguillon, et pas seulement sexuel. Désirer, c’est imaginer – ce qui est bien plus beau et plus gratifiant que posséder. D’où le post coïtum, animal triste que signalent les médecins antiques et les études modernes, ou la dépression post-partum que constatent les accoucheurs. « Lorsque l’on a les biens réels , on croit que tout est dit, et l’on s’assied au lieu de courir. Il y a deux richesses : celle qui laisse assis ennuie ; celle qui plaît est celle qui veut des projets encore et des travaux ». La puissance qui plaît est celle en action, car comment prouver sa puissance si l’on reste assis, content de soi ?

C’est ainsi que Poutine a tenté le sort, après un timide essai en Géorgie, un coup de force en Crimée, et une agression caractérisée en Ukraine. Lui se voulait puissant (ce qu’il n’est pas), il a voulu le prouver (et il s’est fait contrer par les plus petits que lui qu’il considérait comme des vassaux). De même le Bouffon yankee : signer une rafale de décrets, en dépit du droit et en piétinant amis et alliés, est pour lui une preuve de sa puissance (mais gare au retour de bâton). « Toutes les fois qu’il y a quelque obstacle sur la route, cela fouette le sang et ravive le feu », écrit Alain. Si la presse d’opposition ne criait pas au scandale à chaque énoncé de Trump, il ne serait pas poussé sans cesse à la surenchère. C’est la faute des Démocrates américains, et avec eux de toute « la gauche » européenne, de dire « chiche » à tous ceux qui testent leur puissance. Les ignorer vaudrait mieux, en réaffirmant tranquillement ce à quoi on croit. Poutine, Trump, sont des égocentrés qui ne songent qu’au fric. Le Veau d’or est leur seul dieu, l’idéologie conservatrice, anti-Lumières, leur prétexte à conserver l’état des choses – donc leur pouvoir. Et seuls les niais voient le doigt au lieu de la lune.

Mais « qui voudrait jouer aux cartes sans risquer jamais de perdre ? » s’interroge Alain. Et de poursuivre en affirmant que les courtisans ont appris à perdre pour que le roi ne se mette pas en colère. Or on ne peut pas toujours gagner : le « deal », si cher au clown capitulard yankee, n’est qu’une façon d’écraser le faible et de se coucher devant le plus fort – en affirmant qu’on l’a expressément voulu. C’est « pour la paix », pour éviter la « Troisième guerre mondiale », et autres excuses de chapon dont la vanité ne supporterait pas un échec. Quand un Zelensky oppose carrément un « niet ! » aux exigences de Trump, le roi est nu, devant toute la télé. Il a beau éructer « vous êtes viré », on n’est pas dans un jeu : la géopolitique, ce sont des gens, des peuples, des pays. Pas un divertissement pour bateleur qui s’ennuie. Deal et royauté sont deux concepts antagonistes : le roi veut son désir absolu, le deal exige la négociation, donc des concessions réciproques. Le premier est autocrate, le second prépare à la démocratie. Mais le bateleur vaniteux n’a que faire de la démocratie, il veut l’adulation pure et simple.

Les petits rois sont éternels, égoïstes, narcissiques, centrés sur eux-même. Même trop bien servis, trop flattés, leurs désirs prévenus, ils ne sont pas satisfaits. « Eh bien, ces petits Jupiter voulaient malgré tout lancer la foudre ; ils inventaient des obstacles ; ils se forgeaient des désirs capricieux, changeaient comme un soleil de janvier, voulaient à tout prix vouloir, et tombaient de l’ennui dans l’extravagance. » C’est ainsi que raisonnait Alain en janvier 1908, mais l’on croirait qu’il parle d’aujourd’hui, de Trump le trompeur, le gros bébé exigeant, le bouffon yankee. Comme quoi les travers humains ne changent jamais.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Aimez ce qui existe, demande Alain

Pour un 1er avril et ce n’est qu’un Propos. Nous sommes en 1908 lorsque le philosophe médite sur ce qui est. « Il y a des choses qu’il faut bien accepter sans les comprendre ; en ce sens, nul ne vit sans religion. L’Univers est un fait. Il faut ici que la raison s’incline ». Oh, certes, les primaires croient qu’il existe un grand horloger qui régule les pendules, un grand jardinier qui arrose ici ou arrache là. « Ils croient que tout ces faits dépendent de décrets arbitraires (…) C’est pourquoi ils prient. La prière est l’acte irréligieux par excellence ».

Car la religion (religere = ce qui relie) n’est pas de se soumettre à Papa et de le supplier d’agir en notre faveur ; elle est ce ressenti du lien profond que nous avons, nous humains, avec la nature, les bêtes, les arbres, les plantes, avec l’univers tout entier – dont nous sommes partie. « Celui qui a un peu compris la Nécessité, celui-là ne demande plus de compte à l’Univers. Il ne dit pas : pourquoi cette pluie ? pourquoi cette peste ? pourquoi cette mort ? car il sait qu’il n’y a point de réponse à ces questions. C’est ainsi, voilà ce que l’on peut dire. Et ce n’est pas peu dire. Exister, c’est quelque chose ; cela écrase toutes les raisons ».

Il faut aimer ce monde sans le juger, car qui sommes-nous pour connaître les nécessités des choses et les imbrications des forces ? En revanche, cela ne nous dispense pas d’agir et de penser. Au contraire ! « Je n’entends pas qu’il faut tuer sa propre raison, et comme se noyer dans le lac, on n’aurait plus rien alors à incliner ; la vie n’est pas si simple. Il faut respecter ce qu’on a de raison, et réaliser la justice autant qu’on le peut. Mais il faut savoir aussi méditer sur cet axiome : aucune raison ne peut donner l’existence, aucune existence ne peut donner ses raisons. » Incliner est ici au sens de désirer, pencher pour, tendre vers ; Alain use d’un vocabulaire précis, d’une langue riche non encore abâtardie par l’usage intensif des médias et – pire – des réseaux, et du mésusage des mots par la propagande de guerre hybride.

Vivre, c’est accepter ce monde. Ceux qui ne l’acceptent pas en sortent, la mort les attend, qui est fin de toute chose. A l’inverse, la vie est un « feu divin » allumé en chacun, un goût de vivre, un élan vital, une volonté vers la puissance. « Vous sentez bien que vous êtes fils de la terre aussi ; vous adorez ce vieux monde ; vous le prenez comme il est ; vous lui pardonnez tout. »

La nature renaît, comme en vous le feu se rallume. « Vous qui allez vers la Forêt Verte pour saisir autour des branches mouillées les premières vapeurs du printemps, vous trouverez bon que les feuilles s’étalent au nouveau soleil, qu’après cela les graines mûrissent et tombent sur la terre. » Vous aimez ce qui existe.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Pour être soi il ne faut pas être seul, dit Alain

Fin décembre 1907, le philosophe Alain se rend compte qu’« il y a de merveilleuses joies dans l’amitié ». Moins dans le sentiment lui-même, comme on tend à le penser, que dans la contagion de l’autre. « Il suffit que ma présence procure à mon ami un peu de vraie joie pour que le spectacle de cette joie me fasse éprouver à mon tour une joie. » On n’est joyeux que dans la joie partagée – pas tout seul.

« L’homme content, s’il est seul oublie bientôt qu’il est content ; toute sa joie est bientôt endormie ; il en arrive à une espèce de stupidité et presque d’insensibilité. » Le sentiment intérieur a besoin des humains ou des animaux domestiques pour exister ; pour apparaître au jour ; pour se révéler. C’est pourquoi la morosité des autres nous contamine, le « sérieux » pesant des politiciens nous déprime, l’atmosphère constamment critique démolit tout. La dérision n’est pas un rire, c’est une grimace ; elle n’amuse pas, contrairement à ce que croient les « amuseurs » ; elle rend triste. D’ailleurs, les clowns sont tristes, ils l’ont toujours été. Et l’humour juif est celui qui est le plus poignant parce qu’il ne fait pas rire.

« Il faut une espèce de mise en train pour éveiller la joie », dit Alain. Il la compare à ces branches sèches qui deviendront poussière si l’on n’y boute pas la flamme. Mais alors, quel feu ! Comme le petit enfant, il faut rire pour être joyeux – et non pas le contraire. « On a besoin aussi de paroles pour savoir ce que l’on pense », poursuit Alain. Ce pourquoi coucher sur le papier ses pensées permet tout simplement de penser. Sans les mots, tout ce qui est en nous reste informulé, informe, inexprimé. D’où la réflexion du philosophe que « tant qu’on est seul, on ne peut être soi ». Les plus primaires, manquant de mots pour le dire, parlent avec leurs poings. C’est un échec de l’éducation, la familiale comme la nationale : ne pas faire des adultes des enfants qui lui sont confiés – les laisser seuls.

Seuls les « nigauds de moralistes », dit Alain, pensent qu’aimer est s’oublier. C’est tout le contraire. Aimer, c’est réagir à l’autre et le faire réagir, donc exister. « Plus on sort de soi-même et plus on est soi-même ; mieux aussi on se sent vivre. » Vaste réflexion, comme en passant, sur une affinité courante : l’amitié. Tel est le sel de la philosophie, la vraie, celle qui propose une vie bonne.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Des vrais romanciers, selon Alain

Alain est un philosophe, et ses Propos sont courts, pas plus d’une page à chaque fois. Il embrasse donc de vastes sujets sans les développer, insinuant l’idée. Au lecteur d’en faire son miel et de la déployer.

Fin 1907, le romancier anglais Rudyard Kipling a reçu le prix Nobel de littérature. Alain en est content. Rien à voir avec « nos petits romanciers de quatre sous, couronnés par l’Académie française ». Qui se souvient encore, en effet, des romans de Mme Edgy, Mme Albérich Chabrol, M. Georges Lechartier, M. de Nions, M. Vanderem et Mme Marcelle Tinayre – tous lauréats de l’Académie en 1907 ? J’ai eu la curiosité de les rechercher : disparus à la trappe, du vent.

Pour Alain, Kipling n’est pas un sot, or les lauréats français le sont. « Et à quoi peut-on reconnaître un sot ? À ceci, qu’il n’explique pas quand il faudrait et qu’il explique quand il ne faudrait pas. » Les choses naturelles comme le courant d’air ou le mouvement du tournebroche sont ignorés des sots – pas de Kipling. Les sots s’attachent à la « psychologie », le lecteur saura tout sur les rouages du cerveau qui pense et aime, sur l’engrenage de ses désirs. Mais rien sur l’engrenage des événements et leur place dans le grand Tout du monde. Chez Kipling, il le saura. Ses décors ne sont pas de carton.

Le « petit romancier », à l’inverse du grand, « vous compose un caractère, d’où il fait sortir, hélas, des pensées, des projets, des actes. C’est faux comme une confidence, et même bien plus ; car dans une confidence, il y a vraiment des yeux qui regardent. Dans Kipling, au contraire, je retrouve l’homme tel que je le vois. » Les mots et les actes qu’il évoque sont pris dans le mouvement du monde, et pas hors sol, composés en salon. « Quand ils parlent, [les personnages de Kipling] on sent bien que leurs mots ne sont que les pauvres signes d’une grande et terrible chose, comme seraient les mouvements d’un baromètre dans un cyclone. »

Je ne sais comment traduire en conseil concret ces propos aux écrivains. Peut-être faut-il qu’ils soient réellement eux-mêmes ? Et qu’il aient quelque chose de vrai à dire ? Qu’ils créent des personnages vivants qu’ils aiment ? Et qu’ils les fassent agir comme eux-même agiraient ?

Pas facile d’être Kipling, ni Alain. Mais le premier nous fait vivre, et le second réfléchir.

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Flattez toujours, conseille Alain

La lecture de Sterne, dans son Voyage sentimental, fit songer Alain en 1907 à la flatterie. L’auteur a voulu voir jusqu’où on pouvait aller en une soirée à flatter quelqu’un sans cesser de lui plaire. En général, tout excès finit par indisposer – mais pas dans le cas de la louange. C’est même tout le contraire !

« Il fit l’épreuve sur trois personnes qui n’étaient pas sans mérite ; il commença par les écouter, ce qui est une flatterie très agréable ; ensuite il en redemanda ; et enfin il les reconnut supérieurs comme ils voulaient l’être, sans restriction ». Et plus il exagérait, plus le flatté y trouvait du plaisir. Pour ma part, je me méfie toujours des compliments, ils cachent une quête de reconnaissance, ou un service à demander. Flattez et vous serez flattés, aimez et vous serez aimés. Sauf quand l’hypocrisie fait jouer un rôle, difficile à tenir dans la durée… Ce pourquoi il vaut mieux rester vrai.

Mais en politique, dans les administrations, les entreprises, dans les milieux où la concurrence est féroce comme chez les littéraires, les diplomates, les médias, la flatterie marche toujours. Coucher aussi, mais c’est aller plus loin, donner de son corps en plus de la langue ; il y faut une disposition particulière. « Bref, pour avoir été trois fois flatteur dans cette soirée, et impudemment flatteur, il se fit trois amis, trois vrais et fidèles amis, qui ne l’oublièrent jamais et lui rendirent mille services sans qu’ils le demandât. Voilà de ces terribles histoires, dont le sel est bien anglais. » Humour ? Ironie plutôt, car il est amer de constater que jouer un rôle fait plus avancer qu’être simplement soi. Les gens aiment qu’on se soumettent.

Tout le monde aime les éloges, tout critique le sait, et l’auteur de ce blog particulièrement. Lorsque je rends compte d’un livre ou d’une œuvre d’un vivant, les quelques restrictions que je peux formuler sont prises comme des attaques en règle. Un mouvement d’humeur engendre une pensée rétractile, un ressentiment d’instinct, comme si j’avais touché la chair. Les auteurs seraient-ils vaniteux, narcissiques, imbus d’eux-mêmes ? Pas vraiment, ou pas tous ; mais ils ont livré leur cœur et leur âme dans le livre, et ne pas les suivre aveuglément leur fait mal. Même si la raison l’emporte avec le temps et que, réfléchissant, ils admettent les critiques. Mais convenons qu’il y faut une force d’âme qui n’est pas le tempérament le plus courant.

Comment être « diplomate » et n’avancer une critique qu’après moult louanges ? Ou balancer le mauvais par le meilleur en alternant les remarques ? De fait, rien n’y fait : « On dit bien qu’il y a un art de louer ; c’est vrai, mais il tient en cette règle simple : louez toujours sans restriction », conclut Alain. D’où la force du commercial, celui qui présente tout le monde comme son « meilleur ami », l’auteur le plus génial qu’il ait jamais lu, le livre qui ose dire ce que personne n’ose…

Chacun croit qu’il a le jugement bon, alors qu’il n’est relatif qu’à lui-même, à sa condition et à son moment. Une bonne part des auteurs ne lisent jamais les critiques, préférant ignorer ce qu’on dit d’eux pour éviter une épine parmi les roses. Mais est-ce ainsi que l’on grandit ? Que l’on se grandit ?

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Regardez la vie différemment, conseille Alain

En novembre 1907, il pleut. Mais Alain ouvre son parapluie et ne s’en préoccupe pas plus avant. Pourquoi, en effet, maudire ce sale temps et gémir contre les chaussures qui vont prendre l’eau ? Ce qu’on ne peut éviter, il faut s’y faire, et ne pas ajouter du mal aux maux. « Il y a pourtant assez de maux réels ; cela n’empêche pas que les gens y ajoutent, par une sorte d’entraînement de l’imagination ».

L’imagination, tout est là, portée par le discours. Mettre des mots sur les maux, c’est déjà les exagérer, faire une caricature des faits, formater dans des cases préparées ce qui vous arrive. L’a-t-on assez entendu, ce prof qui dit, selon Alain, « instruire de jeunes brutes qui ne savent rien et qui ne s’intéressent à rien ». On le répète assez aujourd’hui, sans savoir que c’était déjà le cas en 1907. Et de se plaindre que c’était mieux avant !…

Est-ce bien raisonnable ? N’est-ce pas crier pour éviter de penser ? Qui sont ces jeunes brutes ? Ne faudrait-il pas tenter de les comprendre ? S’ils ne savent rien, d’où cela vient-il ? Des parents qui sont trop égoïstes, qui ont trop de boulot, adultes médiocres et qui reproduisent leur médiocrité ? De la société qui ne s’intéresse qu’au fric, des médias qui ne voient que l’émotion et le scoop, de la télé qui attise la concurrence et monte en boucle n’importe quel propos de mémère, des jeux vidiots qui abêtissent comme une drogue ? Il n’est pas vrais que « les jeunes », en tas, sans discrimination, ne s’intéressent à « rien ». Ou alors ce « rien » est formé de tout ce qui vous intéresse vous, prof, et pas ce reste qui peut intéresser la jeunesse.

Au fond, peut-être ne savez-vous pas enseigner ? Peut-être vous réfugiez-vous dans « le manque de moyens » et le « pas assez formé », qu’on entend à longueur d’antenne si l’on écoute les médias, bien complaisants avec vos lamentations syndicales sur les postes (et foutre du Budget !) et vos jérémiades de pauvres petits fonctionnaires jamais assez payés ? Comme si d’autres métiers étaient mieux lotis : les infirmières à l’hôpital, les policiers dans les banlieues, les juges sous la paperasse, les vendeurs qui travaillent le soir, les chauffeurs de train le dimanche – et ainsi de suite. « Remarquez une chose, dit Alain, c’est que cela est sans fin, et que tristesse engendre tristesse. Car, à vous plaindre ainsi de la destinée, vous augmentez vos maux, vous vous enlevez d’avance tout espoir de rire, et votre estomac lui-même s’en trouve encore plus mal ».

Comment aller mieux si vous ne vous aimez pas vous-mêmes ? Pourquoi avoir choisi ce métier, autrement que pour de mauvaises raisons, s’il vous insupporte ? « Un auteur ancien a dit que tout événement a deux anses, et qu’il n’est pas sage de choisir pour le porter celle qui blesse la main. » Pourquoi ne pas sourire, au lieu de grimacer ? C’est une disposition d’esprit de percevoir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Une disposition que les aigris, les haineux, les faibles, ne savent pas prendre, préférant attendre tout de l’État, tout en s’en méfiant comme de la peste ; préférant payer moins d’impôts, en réclamant toujours plus de prestations ; toujours jaloux des autres « qui ont plus et pas moi ».

Alain cite Marc-Aurèle, l’empereur philosophe : « Je vais rencontrer aujourd’hui un vaniteux, un menteur, un injuste, un ambitieux bavard ; ils sont ainsi à cause de leur ignorance. » De quoi penser peut-être que les enseignants qui ne cessent de récriminer (pas tous, mais ceux que l’on entend le plus) sont de vrais ignorants : injustes, menteurs, vaniteux, ambitieux bavards ? Ce serait dommage pour ce métier qui transmet l’avenir aux êtres qui se forment au présent.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Je hais les jeunes gens qui ne disent pas de sottises, dit Alain

Paradoxe : le philosophe qui prône la sagesse reconnaît la sottise. Non comme but, ni comme mode de vie, mais comme faculté d’oser penser différemment du troupeau.

Prenez un phonographe, dit Alain ; en 1907, c’était une technique à la pointe de la nouveauté. Certains reproduisent bien le son, d’autres grincent et nasillent. C’est pareil pour un jeune, certains sont lisses et conformes, d’autres grattent et se rebellent.

« Un bon phonographe, dit Alain, je veux dire un jeune homme disposé naturellement à l’obéissance, formé dès le jeune âge à ne dire que ce qui se dit, doué avec cela d’une collection suffisante de rouleaux vierges, un tel jeune homme est promis aux plus hautes destinées. Toujours il chante l’air qu’on lui demande, et il le chante comme il faut ; c’est un recueil de bonnes réponses. » Le lecteur reconnaît sans peine le bon élève, celui qui répète ce qu’on lui dit, régurgite le cours, et n’ose surtout pas en sortir. Il n’a pas d’idée, il n’a que des réponses toutes faites, des attitudes convenables. Avec le net et bientôt ChatGPT, je lui souhaite bien du plaisir ! Ce perroquet qui se contente de sa mémoire et des méthodes éprouvées sera bientôt remplacé. Tous les métiers qu’il pourrait viser lui seront fermés, les datas traitées par les algorithmes feront bien mieux, bien plus vite, et sans maladies, langueurs ou émotions, le boulot exigé.

A l’inverse, le phonographe qui fait des erreurs, nous voulons dire un jeune garçon ou fille (ou woke) qui exerce naturellement son esprit critique sur ce qu’on lui apprend ou ce qu’il lit sur les écrans, qui ose poser les questions incongrues ou inconvenantes, qui ne se démonte pas et est prêt à recommencer malgré les rebuffades, un tel jeune est promis à se tromper. Il aura des « pensées confuses, mal conçues et surtout et mal exprimées », dit Alain, un « pénible travail d’accouchement ». Mais c’est comme cela que l’on avance, et que la génération suivante monte sur les épaules de celle qui la précède. « L’invention et le progrès sont là en germe, et cette fumée est le signe d’un feu ».

Pour inventer, innover, créer, il faut oser dire tout d’abord des sottises, tâtonnant avant d’avancer pas à pas, de polir l’idée, d’en préciser les modalités. Ainsi Poincaré et Einstein : le premier était intelligent, bien formaté, avait toutes les données à sa disposition – mais c’est le foutraque second, qui a eu du mal à apprendre à lire et à passer son Abitur, qui a découvert la relativité, ce qui a révolutionné la physique…

Sans sottises, point de neuf.

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Qui a été tôt contraint devient anarchiste, dit Alain

Le philosophe prend l’exemple des pensionnaires qui ont passé l’essentiel de leur adolescence en collège fermé. Rien que cette odeur particulière de réfectoire leur fait se remémorer la prison. Car ils ont bien été « prisonniers de l’ordre et ennemi des lois ». Quand l’ordre vous contraint trop, vous ne pensez qu’à le transgresser, c’est humain.

L’enfant libéré est alors pareil au chien qui a rongé sa corde. Il se méfie, il se hérisse, il ne cède pas devant la plus appétissante pâtée. Toujours, il préfère la liberté à toute contrainte. Le Propos date de la rentrée scolaire de 1907, en octobre, mais s’applique encore aujourd’hui. Prenons Elon Musk. Cet immigré aux États-Unis né en Afrique du sud de parents Afrikaners, bien blancs et très conservateurs, a vécu toute son enfance et son adolescence en régime d’apartheid. Son père était brutal et impérieux, il le battait jusqu’à l’envoyer à l’hôpital. Ses copains d’école lui jetaient des pierres et son franc-parler sans aucun filtre (qu’il a gardé aujourd’hui) le faisait mal voir. Les grandes brutes de rugbymen tabassaient volontiers ce chétif, rebelle à la bande. Elon Musk semble en avoir gardé des séquelles : il ne supporte plus aucune entrave à sa propre liberté individuelle.

« Jamais ils n’aimeront ce qui est ordre et règle, dit Alain ; ils auront trop craint pour pouvoir jamais respecter. Vous les verrez toujours enragés contre les lois et règlements, contre la politesse, contre la morale, contre les classiques, contre la pédagogie et contre les palmes académiques ». Ainsi est Musk, brut de décoffrage et impolis, malgré les livres qu’il a lus, brutal comme son maître Trump qui énonce n’importe quoi du moment qu’il l’affirme, imbu de lui-même jusqu’à pousser son ego à la démesure. Certes, en transgressant les règles et habitudes, Musk a construit une galaxie d’entreprises technologiques qui osent – une réussite jusqu’à présent. Mais il se mêle de politique, et d’imposer aux autres ses propres lois.

Où est la « liberté d’expression » dans le trolling, désormais autorisé sur tous les réseaux sociaux yankees, parce que cela coûte moins cher que la modération, et que distinguer le vrai du faux, les fake news des faits réels est une entrave à la liberté de dire n’importe quoi ? Où est la liberté du citoyen européen de choisir ses propres dirigeants, si un Ego musqué lui dit quoi penser et quoi voter en soutenant l’AfD en Allemagne et Nigel Farage en Grande-Bretagne ? Bientôt la France ?

Le propre du libertarien, adepte de la liberté absolue, est d’établir la loi du plus fort. Celle que les gamins ont imposé au petit Elon jadis. Il se venge. Devenu riche, devenu proche du plus puissant, il s’impose sans retenue. Lui est la Loi, qui établit de nouvelles règles. Mais « jamais ils n’aimeront ce qui est ordre et règle », rappelle Alain de ceux qui ont subi un jour la loi du plus fort et la prison de l’État illibéral.

Tout se joue entre deux conceptions de la démocratie : ceux qui pensent que la majorité simple, guidée par des leaders démagogues, impose sa loi à tous – et ceux qui pensent qu’au-dessus de toute majorité existent des règles de droit, qui assurent un garde-fou aux démagogues et aux engouements de circonstance. Ainsi sont les Constitutions, les Principes du droit, les Droits de l’Homme. Musk les piétine, piétinons Musk. Il flotte autour de lui un relent de réfectoire.

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La nécessité commande toutes choses, dit Alain

Tel Platon partant d’un beau visage et d’un corps désirable et montait, par degré, jusqu’au suprême Bien, le philosophe Alain part d’une observation terre à terre, celle d’une simple écluse qu’il voit manœuvrer, pour appréhender « le changement de toutes choses et ce que c’est que la Nécessité ».

C’était en octobre 1907, et il admire une écluse « un des plus beaux spectacles qu’on puisse voir ». Pourquoi beau ? Parce qu’un bateau chargé de pierres avec son équipage et une famille pleine d’enfants est soulevé par la puissance de l’eau. L’écluse est le mécanisme technique qui permet de dompter l’eau en la faisant servir, tout comme le moulin sur la rivière.

Mais que l’eau soit relâchée et, libre, elle devient dévastatrice, une force en mouvement. Sans remonter au Déluge, mythe biblique, qu’il pleuve trop et les égouts parisiens débordent. L’inondation guette – la grande crue de 1905 était encore dans toutes les mémoires. Enfant, le petit Émile (qui est le vrai prénom d’Alain), a lancé des bateaux sur le ruisseau. Mais lorsqu’un grondement parvenait du moulin, il savait que le meunier avait lâché les vannes, et que l’eau accourait qui emportait tout sur son passage. « C’est là que pour la première fois j’ai éprouvé une espèce de terreur religieuse », avoue le philosophe. C’est en décembre 1995 le drame des enfants du Drac, sept morts dont une accompagnatrice et six enfants de CE1 d’une école privée près de Grenoble, dans un lâcher de barrage non prévu. EDF a été condamné, mais ni la commune ni l’Education nationale, foncièrement « irresponsable » par construction bureaucratique.

Même émotion quand, plus grand, Alain a vu la mer et son immensité, la force des tempêtes, l’ampleur des marées et la hauteur des vagues. Que peut-on contre le soleil qui se lève, s’interrogeait ironiquement Staline à propos du communisme, « loi de l’Histoire » ? Que peut-on contre l’eau qui monte, s’interroge sérieusement Alain, loi de la nature ? Même lorsque l’eau est prise dans les glaciers : ils avancent inexorablement, charriant les rocs et rabotant les montagnes sur leur passage vers la pente. Ou, s’ils fondent, ils sapent le terrain, préparant des glissements redoutables.

Prenons-nous conscience de cette force ? De cette inexorabilité des éléments ? Alain en doute : « Leçon importante, qui est bien dans les livres, mais à peu près comme Dieu est dans les églises », dit-il. On le sait, mais on n’y croit guère. Et pourtant, la Nécessité fait loi. Il a fallu le grand tsunami de 2004 en Thaïlande pour qu’on installe enfin des stations de surveillance sismique dans cette région instable. On dit qu’une nouvelle grande crue à Paris est prévue et que l’on a des plans au cas ou. Faut-il croire qu’ils seront réalistes ? Suffisants ? Bien anticipés ?

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L’art de vendre selon Alain

En 1907, le philosophe Alain intitulait son Propos L’art de vendre. Il n’était pas commerçant, fils de vétérinaire, mais ses grands-parents étaient commerçants. Alain était surtout observateur des mœurs de ses contemporains. Pour vendre, il faut faire désirer. Violemment. Jusqu’à l’extase.

Pour cela, fuir.

La voiturette de fleurs qui s’éloigne donne le regret de n’en avoir pas acheté sitôt vu. Le vendeur de journaux qui arrive après les autres mais réalise un chiffre plus important ne cesse de courir à droite et à gauche, comme s’il était sollicité de toutes parts. Le désir s’affole et l’action se met en branle aussitôt : j’en veux un ! Tout de suite ! Il s’agit « d’un mouvement instinctif de poursuite », analyse Alain. Ce qui n’est pas si faux. Regardez un chat, ce prédateur félin que l’Évolution a tout entier bâti pour chasser les proies. Il fixe, et si ça ne bouge pas, il attend. Dès que la proie remue d’un cil, il se précipite et la cloue dans ses griffes. De même entre deux matous qui se défient. Trop proches, ils s’immobilisent, et ce n’est que par des mouvements imperceptibles, drôles à regarder, que l’un d’eux se met à bouger, levant très lentement une patte, puis reculant d’un demi-centimètre. Tout mouvement de retrait brusque initierait l’attaque de l’autre.

Autre recette, frapper le regard.

Un homme qui vendait des coupons hurlait et jetait ses coupons aux acheteurs, ce qui attirait l’attention des badauds. Il s’était de plus coiffé d’un chapeau rouge, et « on sait que le rouge éveille les passions ». Ainsi font les bateleurs, déguisés en clown ou extravagants de geste. La publicité en a tiré les fruits, visant à choquer d’un coup pour retenir l’attention. Une femme nue de dos qui déclare « demain, j’enlève le bas », à la fin des années 70, capte l’esprit par l’histoire qu’elle commence et le désir qu’elle fait monter. Un homme torse nu qui repasse, dans les années 80, détonne car ce sont habituellement les femmes qui le font. Un adolescent chemise ouverte qui saute en l’air dans ces mêmes années intrigue, car la publicité pour le sucre suscite l’idée d’énergie, quasi sexuelle. De nos jours, choquer n’est plus de mise. Les ligues de vertu religieuse et autres associations LGBTQIA+ restent en embuscade pour jouer les chiennes de garde. C’est tout juste si Dior dénude une épaule féminine. La provocation reste en revanche libre sur les écrans des réseaux sociaux ; les vertueuses se gardent bien de toucher aux doudous de la majorité. Il n’y a guère que la bouteille brune des yankees qui ose encore, en français, déclarer qu’elle a « embrassé des milliards de gens » ; ils l’ont plutôt sucée, mais bon… Pour les mac, « chez nous, devenez un client chiant » est vulgaire mais réaliste. Dommage : la vulgarité ne choque plus guère, depuis que tout le monde en est.

Dernier truc de vendeur, celui-là bien établi sur les marchés, du moins encore durant mes jeunes années : casser la vaisselle.

Les produits mal finis ou dépareillés sont bradés en-dessous de leur prix. Mais, si aucun acheteur (ou plutôt acheteuse) ne se décide, vlan ! On les flanque par terre. Rien de tel que de voir cassée la si belle vaisselle qu’on hésitait à prendre que l’on cède au lot suivant. Priver l’acheteur, c’est du génie, conclut Alain. Car frustrer le désir ne fait que l’amplifier… pour une vente future.

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Amour peut être folie, dit Alain

Etait-on sage en juillet 1907 ? Alain en doute, tant la passion amoureuse, fouettée de pulsions hormonales, tient au ventre des jeunes gens, embrase leur cœur et submerge leur esprit. « Don Juan était devenu à peu près fou de l’amour qu’il témoignait pour la belle Elvire. »

Mais celle-ci est sage femme, une Minerve, nom romain d’Athéna, qui règne avec Jupiter et Junon dans l’Olympe. Elvire n’exclut pas la passion, mais elle la juge à sa juste mesure, selon l’humeur antique portée à la tempérance, et qui se garde avant tout de l’hubris. Ce vertige d’orgueil et de pouvoir qui transgresse toutes les normes, piétine toutes les lois, n’affirme que soi et sa démesure. Don Juan serait bien de ceux-là…

« Elle, en des discours sensés, rappelait des vérités trop connues, analysait les causes et les effets des passions, se transportait dans le temps à venir, expliquait d’avance l’ingratitude et l’injustice des amants, les tristesses qui suivent les joies, comme aussi les sévères jugements du monde, et terminait par un magnifique éloge de la sérénité, de l’amitié, de la paix et de la raison ». Quoi, pas d’enthousiasme chez cette Elvire, pas de transports, pas de possession par la passion ? Don Juan n’est qu’un spectacle pour elle, une curiosité à analyser. Et « que peut faire la force, dès qu’on cherche consentement ? », demande malicieusement Alain.

Don Juan se sent comme un démon sans puissance, son énergie soufflée par cette belle santé sensée. Il part se pendre. Mais, au dernier moment, il aperçoit par la fenêtre une autre belle jeune femme qui lui envoie des baisers. Il délaisse aussitôt le nœud coulant et s’empresse auprès d’elle, la séduit et la possède. « Elle se donne à lui en gémissant de bonheur ». Cette fois, il a réussi, et la belle consent avec jubilation. Don Juan est-il comblé ?

Non point, tant le désir est insatiable, tant le feu consume tout, tant ce qui est pris n’a plus de goût. « Il s’aperçoit bientôt, à n’en pas douter, que cette femme est véritablement une folle, que sa famille tient enfermée par ce qu’elle pense et agit tout le long du jour comme elle vient de faire tout à l’heure ». Alors Don Juan comprend en un éclair que la frénésie sexuelle n’est pas l’amour, que lui est fou comme elle, la nymphomane guidée par son vagin, c’est-à-dire inadapté à ce monde humain de raison sociale et de passion domptée. Cette fois, il se pend.

L’amour, comme toute passion, doit être contenue, maîtrisée, domptée, suggère Alain. Certes, c’est plus facile à énoncer qu’à accomplir, mais telle est la sagesse – il en montre la voie. Cela ne veut pas dire abstenez-vous, comme les pères de l’Église, aimez, mais ne faites pas n’importe quoi : l’autre existe lui aussi, il ressent comme vous, il ne faut pas le blesser. Votre passion ne doit pas le dévorer, mais l’envelopper, le réchauffer, l’entraîner. Séduire n’est pas violer ; aimer n’est pas butiner de fleur en fleur en les prenant toutes avant de les jeter pour une autre plus jeune, plus belle, plus désirable.

Cela s’applique aux deux sexes, bien entendu ; les garçons n’ont pas le monopole du désir sexuel hors limites. Le satyriasis et la nymphomanie sont des pathologies du sexe, des obsessions qui n’ont rien à voir avec « l’amour ».

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Se connaître soi-même, prône Montaigne

Suite du chapitre XIII du Livre III des Essais, l’ultime texte de Montaigne où il expose à la fin de sa vie sa vision du monde tirée « de l’expérience » (titre du chapitre). « Le jugement tient chez moi un siège magistral, au moins il s’en efforce soigneusement ; il laisse mes appétits aller leur train, et la haine et l’amitié, voire et celle que je me porte à moi-même, sans s’en altérer et corrompre. S’il ne peut réformer les autres parties selon soi, au moins ne se laisse-il pas déformer à elles : il fait son jeu à part. » Il faut savoir raison garder, même en ses instincts pulsionnels et ses passions affectives.

D’où le conseil d’Apollon, gravé au fronton de son temple de Delphes : Connais-toi. « L’avertissement à chacun de se connaître doit être d’un important effet, puisque ce dieu de science et de lumière le fit planter au front de son temple, comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller. Platon dit aussi que prudence n’est autre chose que l’exécution de cette ordonnance, et Socrate le vérifie par le menu en Xénophon. » Sauf que ce n’est pas si simple, avoue Montaigne. « Encore faut-il quelque degré d’intelligence à pouvoir remarquer qu’on ignore », et chacun se croit toujours assez intelligent pour le croire. Mais est-ce le cas en vérité ? « D’où naît cette platonique subtilité que, ni ceux qui savent n’ont à s’enquérir, d’autant qu’ils savent, ni ceux qui ne savent, d’autant que pour s’enquérir il faut savoir de quoi on s’enquiert. Ainsi en celle-ci de se connaître soi-même, ce que chacun se voit si résolu et satisfait, ce que chacun y pense être suffisamment entendu, signifie que chacun n’y entend rien du tout. » Montaigne prend plaisir à jargonner en logique pour dire une chose bien claire : que la seule chose que l’on doit savoir, c’est qu’on ne sait rien.

Montaigne se juge à cette aune. Il se sait faible, ce qui le rend modeste, obéissant aux croyances prescrites (sans forcément y croire), « à une constante froideur et modération d’opinions » (qui lui permet de juger sans passion) – et surtout « la haine à cette arrogance importune et querelleuse, se croyant et fiant tout à soi, ennemie capitale de discipline et de vérité. Ecoutez-les régenter : les premières sottises qu’ils mettent en avant, c’est au style qu’on établit les religions et les lois. » Autrement dit, ils assènent d’autorité comme des dieux, ce qui leur permet de se passer d’étudier et de savoir. Combien de « spécialistes » mettent-ils en avant leur autorité de pontes pour affirmer sans preuve, qui que l’hydroxychloroquine soigne le Covid, qui que la terre est plate, qui que l’humain n’est pour rien dans le réchauffement climatique, qui que les vaccins ne servent à rien, et ainsi de suite. « C’est par mon humaine expérience que j’accuse l’humanité d’ignorance », affirme Montaigne au soir de sa vie. « L’affirmation et l’opiniâtreté sont signes de bêtise », assène-t-il. Ce qui se vérifie tous les jours.

C’est, dit-il parce que « dès mon enfance, [je me suis] dressé à mirer ma vie dans celle d’autrui ». Il étudie tout, ce qu’il faut fuir, ce qu’il faut suivre. Ainsi a-t-il le jugement assez sûr sur ses amis, ce qui les étonne.

Quel bilan tire-t-il de cette masse d’essais écrits au fil du temps ? « Toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie, qui est, pour l’interne santé, exemplaire assez, à prendre l’instruction à contrepoil. Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d’expérience plus utile que moi, qui la présente pure, nullement corrompue et altérée par art et par opination . L’expérience est proprement sur son fumier au sujet de la médecine, où la raison lui quitte toute la place. » Pour être en bonne santé, « même lit, même heures, même viandes, et même breuvage. Je n’y ajoute du tout rien, que la modération », dit Montaigne. Les habitudes, c’est le secret des centenaires, interrogés depuis par les journalistes. « Ma santé, c’est maintenir sans trouble mon état accoutumé », résume Montaigne.

Pour le reste, « il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut éviter », dit encore le philosophe périgourdin. Imaginer, c’est périr avant même d’être touché. Et de s’étendre à pleines pages sur ses maladies. Avant de donner un conseil à la jeunesse : « Il n’est rien qu’on doive en recommander à la jeunesse que l’activité et la vigilance. Notre vie n’est que mouvement. » Lui dort beaucoup – huit ou neuf heures par nuit – n’est pas impétueux mais a de la résistance, il marche longtemps et n’apprécie rien, depuis l’enfance, qu’être à cheval. « Il n’est occupation plaisante comme la militaire, occupation noble en exécution (car la plus forte, généreuse et superbe de toutes les vertus est la vaillance), et noble en sa cause ; il n’est point d’utilité ni plus juste, ni plus universelle que la protection du repos et grandeur de son pays. La compagnie de tant d’hommes vous plaît, nobles, jeunes, actifs, la vue ordinaire de tant de spectacles tragiques, la liberté de cette conversation sans art, et une façon de vivre mâle et sans cérémonie, la variété de mille actions diverses, cette courageuse harmonie de la musique guerrière qui vous entretient et échauffe et les oreilles et l’âme, l’honneur de cet exercice, son âpreté même et sa difficulté… » N’en jetez plus. Montaigne aime son état de noble, donc guerrier au service, entouré de jeunesse et vivant simplement, tout dans l’action et l’observation de ce qui survient.

Après moult gloses sur les antiques et leurs prescriptions de vie saine, vient la phrase qui résume Montaigne en sa personne. « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. » Si l’on traduit en termes contemporains, nul doute qu’il ne faut vivre qu’au présent, sans lâcher son imagination ailleurs ni plus loin. C’est cela le bonheur, l’accord de soi et du monde, au temps présent. Carpe diem : cueille le jour présent. La vie, dit Montaigne : « il y a de l’art à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons. »

Quelques maximes, ciselées pour la fin, dans ce chapitre ultime des Essais :

« Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. »

« Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. »

« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. (…) Au plus élevé trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul. »

Et la toute dernière phrase : « Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. » Autrement dit vivre en humain, pleinement humain, est la beauté même : c’est accomplir pleinement notre destinée. Suit une dernière remarque sur la vieillesse, puis une citation d’Horace, poète romain épicurien et stoïcien, né en 65 avant, qui plaisait fort à Montaigne, qui résume tout : santé, facultés, vieillesse pas avilissante, écriture.

C’est ainsi que nous avons chroniqué l’intégralité des essais de Montaigne, depuis 2011.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Il faut être égoïste, dit Alain

Ou plutôt ne pas avoir peur d’être soi-même face aux différents. Dans un Propos de juillet 1907, il distingue les familles où chacun a la prévenance des phobies des autres, des familles où règne au contraire la fantaisie. Les premières sont silencieuses, compassées, immobiles. Les secondes anarchiques, mais joyeuses.

A force de tenir compte de ce que les autres n’aiment pas (le bruit le soir, le poisson ou le mouton au menu, le parfum des fleurs, s’habiller pour le dîner, les fenêtres ouvertes), on ne vit plus. Chacun se rencogne pour ne pas déranger ; on n’invite plus que les semblables, ceux qui ont les mêmes phobies ; on vit entre soi. « Ces deux espèces de gens fuient leurs contraires et cherchent leurs semblables par le monde ». Ce sont deux conceptions de l’éducation, dit Alain. Et de la société pourrions-nous ajouter.

« Il y a des familles où il est tacitement reconnu que ce qui déplaît à l’un est interdit à tout les autres. » La paix règne, mais morne, la conversation est bornée, l’ambiance ennuyée. Aucune différence acceptée, qu’elle soit de tempérament, de goûts, de sexe, de musique ou de littérature. On se gêne pour ne pas gêner. Mais la prévenance tue la prévenance. « Seulement comme, tout compte fait, chacun est plus gêné par tous les autres qu’il ne les gêne, tous se croient généreux. » Chacun est saisi par la bonne conscience de l’abandon de soi sous forme de « don ». Par les convenances des restrictions faites à soi-même, les privations, l’expiation sans concession de simplement exister tel qu’on est. Par la pudibonderie des attitudes et des corps à se corriger sans cesse pour ne plus être soi. Est-cela la vie ? Une société morne à force de contraintes ? Un jardin « à la française » où les buis sont tous taillés et alignés au cordeau ?

De quoi donner une démocratie où l’empilement des règles est un obstacle à tout ce qui veut avancer, ou le « ne pas » dégénère en NPA avant la Nupes, avec censure à répétition et chahut de boutonneux à l’Assemblée ; où « l’interdit » et « la taxation » font expier toute initiative ou talent. Où des normes « écologiques » sont sans cesse renforcées, au détriment de la réalité des choses et des gens. Où le principe de précaution inhibe toute avancée un peu osée, pas encore testée – comme cette IA dont on nous rebat les oreilles alors qu’elle n’est qu’un outil, au service des bien comme des mal intentionnés. Une attitude finalement « réactionnaire », qui consiste constamment à « réagir » à ce que sont ou font les autres, plutôt que de proposer quoi que ce soit de positif qui engage à débattre de ce qui est souhaitable, mais aussi possible.

A l’inverse, dit Alain, « il y a aussi d’autres familles où la fantaisie de chacun est une chose sacrée, chose aimée, et où nul ne songe jamais que sa joie puisse être importune aux autres. » Des entrepreneurs savent contourner les routines, changer les habitudes, inventer du neuf. Voyez Elon Musk : personnage déplaisant, peut-être mutant génétique avec son autisme et ses rejetons jumeaux ou triplés, plus un transgenre – mais génie de la technique : la voiture électrique AVEC son environnement, la fusée réutilisable malgré la NASA, le voyage vers Mars réputé impossible, c’est lui. Il ne s’interdit rien, il teste tout, il entraîne à sa suite. Sans peur de gêner les autres, de démontrer leurs lourdeurs bureaucratiques ou leurs esprits trop étroits. Ni de faire des erreurs : les erreurs, ça se corrige, et ceux qui n’en font jamais ne font jamais rien.

« Mais ne parlons point de ceux-là, ce sont des égoïstes » – conclut malicieusement Alain. Ce sont des gens qui n’ont pas peur d’être eux-mêmes et de prouver ce qu’ils valent. Je crains qu’il ne faille mieux être égoïste que borné par les autres. Ainsi firent les romantiques contre les classiques, les intellectuels contre les bourgeois ; ainsi font les entrepreneurs contre les bureaucrates.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Il n’y a pas de justice, dit Montaigne

Le chapitre XIII du Livre III des Essais, est l’ultime chapitre de tous les Essais. Il est long, Montaigne semblant y fourrer tout ce qu’il n’a pas encore dit. Ce pourquoi, par exception, j’en ferai deux notes avant d’abandonner notre philosophe, ayant lu tous ses livres et m’en ayant fait miel.

Au début, Montaigne dit que « l’expérience » (titre de son chapitre) montre que « la justice » n’a rien de juste, mais beaucoup d’humaine bêtise. « Les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité ; elle n’en n’ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots, plus souvent par des gens qui, en haine d’équalité, ont faute d’équité, mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus» Les lois sont faites par des ignorants, imbus de leur personne, et s’imposent par l’autorité qu’elles ont par elles-même. Ces gens haïssent l’égalité (équalité, dit Montaigne directement du latin), probablement par élitisme et goût du pouvoir, et ne sauraient servir l’équité. Rappelons que l’égalité est la même chose pour tous alors que l’équité adapte la chose à chacun.

Déjà la bureaucratie et le commandement pointaient leur nez en France. Nous ne sommes qu’au XVIe siècle, mais déjà la prolifération des lois, règlements et papiers d’autorité visent à régenter les gens. Montaigne s’en aperçoit, lui qui est juriste : « Car nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Épicure (…) ; et si, avons tant laissé à opiner et décider à nos juges, qu’il ne fut jamais liberté si puissante et si licencieuse. Qu’ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers, et y attacher cent mille lois ? Ce nombre n’a aucune proportion avec l’infinie diversité des actions humaines. » Epicure défendait la thèse de l’infinité des mondes. Non seulement les législateurs sont des sots, dit notre philosophe, mais en plus ils ne savent pas ce qu’ils font. A vouloir tout embrasser, ils étreignent mal. Créez un bureau, et il fera des règles ; laissez créer des règles, et elles feront des contentieux ; ces litiges exigeront des juges et des greffiers ; leurs jugements prendront du temps et s’imposeront malgré les faits (on parle non de vérité réelle, mais de « vérité judiciaire ») – c’est ainsi que la bureaucratie paralyse un pays, inhibe toute initiative, met des obstacles à toute entreprise. La France a choisi cette tendance, dit Montaigne. Nous en subissons encore le poids aujourd’hui.

Laissons être les choses et ne les corrigeons qu’à la marge, soutient Montaigne, en bon libéral de tempérament. L’homme est bien sot de croire qu’il va commander aux choses, mieux vaut s’y adapter et ne faire que des lois générales. « Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les lois fixes et immobiles. Les plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples et générales ; et encore crois-je qu’il vaudrait mieux n’en avoir point du tout que de les avoir en tel nombre que nous avons. Nature les donne toujours plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons. »

D’autant que la sottise et la vanité des législateurs transforment le vocabulaire de tous les jours en jargon ésotérique, incompréhensible sauf aux initiés. Ils le font exprès pour mettre une illusion de profondeur aux banalités qu’ils profèrent. Ainsi Apollon, qui inspirait la sibylle : restez obscurs, vous serez admiré ; soyez clair, vous serez attaqué. « Pourquoi est-ce que notre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contrat et testament, et que celui qui s’exprime si clairement, quoi qu’il dise et écrive, ne trouve en cela aucune manière de se déclarer qui ne tombe en doute et contradiction ? Si ce n’est que les princes de cet art, s’appliquant d’une pécuniaire attention à trier des mots solemnes [solennels, ronflants] et former des clauses artistes, ont tant pesé chaque syllabe, épluché si primement chaque espèce de couture, que les voilà enfin enfrasqués [embringués] et embrouillés en l’infinité des figures et si menues partitions, qu’elles ne peuvent plus tomber sous aucun règlement et prescription ni aucune certaine intelligence. » Notez le « pécuniaire » : traduire le jargon mérite salaire – ainsi font les avocats… Dans cette confusion, les juges sont rois : ils disent ce qu’ils veulent, tordant les bouts de lois à leur manière. Le langage, c’est le pouvoir ; le jargon, c’est le pouvoir des technocrates ; l’interprétation des lois, c’est le pouvoir des juges. Le roi et le parlement se sont opposés dès l’origine – et ce dernier a vaincu, en 1789. Nos députés qui font les lois ne sont guère meilleurs que les législateurs d’Ancien régime : une bande de singes braillards peut-elle énoncer ce qui est juste à l’intérêt général ? L’invective et la posture peuvent-elle susciter l’intelligence ? En quoi Montaigne est toujours actuel… « Qui ne dirait que les gloses augmentent les doutes et l’ignorance » ?

Non, décidément, il n’y a pas de justice dit Montaigne. « Considérez la forme de cette justice qui nous régit  : c’est un vrai témoignage de l’humaine imbécilité, tant il y a de contradictions et d’erreurs. » Et de citer ces paysans qui viennent l’avertir qu’ils ont trouvé un homme mourant dans la forêt, mais n’ont pas osé le secourir de peur d’encourir les foudres de la justice, d’être accusés de l’avoir blessé, ou dépouillé. Est-ce cela « la justice » ? Ou encore d’un condamné pour homicide, innocent mais jugé tel, qu’avant sa pendaison on trouve le vrai coupable, mais que les juges ne veulent pas se dédire : ce qui est jugé est vérité. Point à la ligne. Et voilà l’innocent comme le coupable condamnés tous deux à mort par l’imbécilité des juges et l’inanité de « la justice ».

C’est que les gens préfèrent leur rôle et leur uniforme à leur personnalité. Leur intelligence ne leur sert qu’à conserver le pouvoir dans leur caste, pas à exercer « la justice ». Au contraire de Montaigne, qui prône la conscience de soi, le penser par soi-même. « D’apprendre qu’on a dit ou fait une sottise, ce n’est rien que cela ; il faut apprendre qu’on n’est qu’un sot, instruction bien plus ample et importante. (…) Si chacun épiait de près les effets et circonstances des passions qui le régentent, comme j’ai fait de celles à qui j’étais tombé en partage, il les verrait venir, et ralentirait un peu leur impétuosité et leur course. »

D’où la suite du chapitre, sur l’importance de se connaître soi-même.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Paulo Coelho, L’Alchimiste

Ce roman qui venait du Brésil a connu un succès mondial, et la mode en France s’y est mise à la fin des années 90. C’est qu’il est d’un cœur simple, un conte initiatique, donnant le sens de la vie. Oh, pas une grande innovation – mais la simple reprise de la philosophie antique, la vie bonne à la Montaigne.

Un jeune berger andalou nommé Santiago a été assigné au séminaire par ses parents jusqu’à 16 ans pour obtenir une situation. Mais lui s’est rebellé intimement, il a voulu devenir berger. Il est allé, avec ses moutons, par les chemins et par les prés, l’homme et les bêtes s’apprivoisant l’un l’autre. Et puis un soir, au pied d’un sycomore poussant dans une église en ruines, l’odeur du désert apporté par le vent du sud, venu du Sahara, a poussé le garçon à se demander si sa vie allait n’être que cette stabilité trouvée. Allait-il épouser la fille du commerçant, rester expert en brebis et en laine, et revivre jour après jour le même jour ?

Première leçon : un roi lui est apparu dans un rêve, pas moins que le Melchisédech de la Bible, qui l’enjoint à découvrir sa Légende personnelle. Autrement dit à devenir soi-même. Trouver sa voie. Bâtir sa vie. Rien de très neuf, on le voit… Le berger vend ses moutons, après avoir prélevé la dîme pour le roi conseiller. Il va trouver une gitane qui prédit la bonne aventure. Elle lui apprend qu’il découvrira un trésor au pied des pyramides d’Égypte, et ne veut pas se faire payer, préférant 10 % du trésor lorsqu’il l’aura découvert.

Seconde leçon : voilà donc notre ex-berger parti, nanti du pécule obtenu de la vente des moutons, par-delà la mer jusqu’à Tanger. Là, misère, tout le monde parle arabe, ne boit surtout pas de vin, et le jeune homme ne sait trop comment aller en Égypte. Un jeune Arabe l’aborde et lui parle en espagnol ; il lui fait confiance, malgré le cafetier qui vocifère en arabe. Le jeune homme a eu tort, il est naïf, n’a rien compris au nouveau pays, croyant qu’il était comme le sien. Il a fait confiance sans savoir – et le jeune Arabe le vole en emportant son argent au prétexte d’aller acheter deux chameaux pour l’Égypte. Toute bêtise se paye en ce monde.

Troisième leçon : ne pas se laisser abattre. A nouveau pauvre comme Job, le garçon se propose comme employé d’un magasin de cristaux, s’offrant à nettoyer les objets contre un repas. Le patron, qui est musulman et a l’obligation religieuse de donner à manger à ceux qui le demandent, accepte. Les cristaux qui reluisent à nouveau attirent des clients ; le bouche à oreille – dit téléphone arabe – fait son office. Le jeune employé propose d’établir un éventaire à l’extérieur pour montrer la marchandise. Les clients se multiplient. Comme le magasin est isolé en haut d’une côte, les clients sont essoufflés et ont soif. Le garçon propose de servir le thé, assis, et dans les coupes de cristal de la boutique. Succès accentué, les clients sont ravis et voient comme un luxe les cristaux, qu’ils rapportent à leurs femmes ou donnent en cadeau. Le patron, qui avait proposé de payer son employé par un pourcentage des bénéfices, sans croire au succès, renfloue l’ex-berger volé. Celui-ci peut donc partir en Égypte s’il le veut.

Quatrième leçon : mais va-t-il le faire ? Le voilà commerçant avisé, nanti d’une expérience plus riche et d’un pécule qui lui permet soit de s’associer au cristallier, soit de retourner en Andalousie pour racheter ses moutons et épouser la fille. Dilemme. Quelle est sa Légende personnelle ? Croit-il à son Trésor ? S’il y croit, il doit suivre son destin. Ce qu’il fait, non sans avoir hésité. Il joint une caravane qui traverse le Sahara vers l’Égypte. Il fait la connaissance d’un Anglais féru d’alchimie, qui cherche la vérité dans les livres. Sa Légende personnelle est de trouver la Pierre philosophale afin de pouvoir transformer le plomb en or, et l’Élixir de longue vie. Mais trouve-t-on la philosophie uniquement dans les livres ? Et l’or pour quoi faire ? Et la vie longue pour quel but ? Le jeune garçon préfère observer le désert et suivre un chamelier qui lui apprend les Signes.

Cinquième leçon : la bonne philosophie est de se laisser être. Tout peut être signe à qui observe attentivement. La sagesse est de s’accorder au monde et cette harmonie fait que tout vient à point à qui sait attendre – et voir. Ainsi le garçon observe-t-il deux éperviers au soir qui tracent le signe d’une menace. Les tribus bédouines se font la guerre et l’une d’entre elle, affaiblie, songe à envahir l’oasis. Or, par tradition religieuse au-dessus des tribus, tout oasis est une zone de paix où sont les femmes et les enfants. Le jeune homme va trouver les chefs et leur expose les signes. Ceux-ci ne le croient guère mais le chef des chefs – qui est chef parce qu’il est avisé et prudent – se dit qu’il vaut mieux prévenir. Les hommes se réarment au cas où. Et l’attaque survient, par ruse, comme les Arabes savent le faire. Mais à rusé, rusé et demi : les guerriers qui sortent leurs sabres courbes dessous leur djellaba sont entourés, massacrés, leur chef pendu. Le garçon est regardé avec respect, payé de cinquante pièces d’or, et nommé Conseiller de l’oasis. Une fois encore, va-t-il se reposer sur ses lauriers et épouser la jeune Fatima, qui lui apparaît comme la femme de sa vie, et réciproquement ? Il rencontre un Alchimiste qui lui apprend qu’il ne faut jamais se relâcher, aimer le désert mais ne pas s’y fier entièrement. Donc rester soi, sans s’abandonner aux choses, ni aux êtres. Il l’encourage donc à poursuivre.

Sixième leçon : aller jusqu’au bout. Le jeune homme hésite, puis se décide : il ira au terme de son voyage, il verra les pyramides. Les apprentis alchimistes qui cherchent seulement l’or ne trouvent rien car ils cherchent le trésor de leur Légende personnelle sans vivre cette même légende. Or c’est la voie qui compte, pas le but – le zen japonais l’enseigne depuis deux millénaires, tout comme les moines d’Occident. « Les sages ont compris que ce monde naturel n’est qu’une image et une copie du Paradis », dit l’Alchimiste au jeune homme p.172 (pagination J’ai lu édition 1996). Autrement dit, tout se trouve dans la nature, il suffit de le comprendre. Quand on est dans le désert, il faut se plonger dans le désert. L’âme du monde est dans le moindre grain de sable. Mais la raison observatrice et analytique ne suffit pas, il faut aussi écouter son cœur, faire la paix avec lui, ses craintes et ses emballements.

Septième leçon : le trésor n’est jamais loin, si on le cherche vraiment. Des guerriers dans le désert font prisonnier le jeune homme et l’Alchimiste. Celui-ci leur donne l’or du garçon, qui redevient à nouveau pauvre. Mais il reste en vie, ce qui est, convenons-en, la plus grande richesse. Il l’encourage à apprivoiser le vent. « Il n’y a qu’une chose qui puisse rendre un rêve impossible : c’est la peur d’échouer » p.191. Le simoun souffle tellement qu’ils peuvent illusionner les guerriers et partir. « Et le jeune homme se plongea dans l’âme du monde, et vit que l’âme du monde faisait partie de l’âme de Dieu, et vit que l’homme de Dieu était sa propre âme. Et qu’il pouvait, dès lors, réaliser des miracles » p.203. La sagesse, c’est aussi simple que ça.

Enfin, les pyramides d’Égypte s’étalent dans la plaine. Le garçon creuse, mais ne trouve rien. Des hommes surviennent, qui le menacent et le forcent à creuser pour ce trésor qu’il doit trouver, mais rien. Leur chef dit alors qu’il est idiot, que lui-même a fait un rêve semblable, un trésor au pied d’un sycomore poussant dans une église en ruines, en Andalousie. Foutaises ! Le jeune homme a l’illumination : il a trouvé son trésor. Il est là où il a toujours été, pas besoin de courir le monde. Sauf que courir lui a permis de devenir, et que cette initiation du voyage et de l’expérience a fait de lui un homme.

Comme on le comprend, rien de neuf en sagesse. Le succès – 150 millions d’exemplaires en 80 langues – est dû à la forme du conte, qui fait rêver ; aux chapitres très courts, qui permettent de zapper entre temps vers le smartphone ; au langage minimal, que même les peu lettrés arrivent à comprendre ; aux aphorismes bien tranchés, qui font des slogans cultes ; à sa philosophie de la vie rejetant les livres et la culture, qui demandent trop d’efforts, contre la simple observation et l’accord avec ce qui survient – qui convient à la flemme fondamentale d’aujourd’hui. Un livre de philosophie pour les nuls, adapté à l’individualisme croissant qui frise l’égoïsme narcissique – en bref, tous les tropismes de la jeunesse depuis trente ans.

Cela dit, sa lecture est agréable et les leçons qu’il donne toujours bonnes.

Paulo Coelho, L’Alchimiste (O Alquimista), 1988, J’ai lu 2021, 160 pages, €7,90, e-book Kindle €5,49

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Rien ne sert de courir, dit Alain

Comme le philosophe, j’ai toujours été agacé par ces gens qui vont voir « toutes » les expositions, voyagent dans « tous » les pays à la mode, lisent (qu’ils disent…) « tous » les livres dont on parle – mais seulement eux. Juste pour en parler, pas pour leur culture personnelle. « Les voyageurs », les appelle Alain en août 1906. Déjà les bourgeois des villes, qu’on n’appelait pas encore les bobos, avaient coutume de « voir les choses en courant ».

Mais pour quoi faire ? « Ainsi celui qui parcourt le monde à toute vitesse n’est guère plus riche de souvenirs à la fin qu’au commencement. » Ils voient, mais ne regardent pas. Or le regard exige le détail, la lenteur, la minutie. De prendre son temps, d’y réfléchir, de penser, d’y revenir. « Tout » voir est une boulimie, une pathologie de l’appétit ; de quoi rendre obèse, en mauvaise santé mentale. Trop d’images tue l’image, trop d’idées embrouille l’esprit. La cohérence exige la petite dose, de prendre son temps, au risque du renoncement à l’esprit (qui réfléchit) pour seulement l’émotion (qui jouit).

Ce pourquoi notre époque de trop-plein est celle du zapping, une idée chasse l’autre, comme l’événement. Qu’il dure et il lasse – comme la guerre de Poutine à l’Ukraine, pourtant pays proche de nous, par la géographie, la culture, la race et la mentalité. Laissons faire, détournons le regard pour zapper sur une autre « nouvelle » – encore plus nouvelle – et nous serons aveugles à ce qui nous menace : la domination russe sur nos mentalités, nos énergies, nos économies, nos cultures. Même chose à Gaza : l’extrémisme religieux juif qui pousse à la guerre à outrance déconsidère Israël, le judaïsme, mais aussi « nous » qui aidons ou laissons faire sans rien dire, par peur de déplaire au lobby juif, redoutable dans les élites américaines ou françaises. C’est la même chose sur le climat, les pesticides, les lobbies industriels, et ainsi de suite. Toujours minimiser, éviter, dénier – pour ne pas déplaire aux puissants.

« Si je vais de torrent en torrent, je trouve toujours le même torrent », analyse Alain. Mais si je vais de rocher en rocher, le même torrent devient autre à chaque pas. » Cela s’appelle observer au lieu de voir ; et analyser au lieu de mémoriser sans distance. « Il ne s’agit que de choisir un spectacle varié et riche, afin de ne pas s’endormir dans la coutume. » Remettons donc en cause l’hypnose médiatique sur Poutine et sur Netanyahou, et sur le reste ; analysons et pensons par nous-mêmes – au risque d’un retour de bâton inattendu si nous ne pensons pas.

L’habitude, la routine, le flot des événements – voilà qui nous endort, nous anesthésie. Notre choix, l’approfondissement, la sélection de ce qui compte – voilà qui nous éveille.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Être soi, c’est être naturel, enseigne Montaigne

L’avant dernier Essai de Montaigne, au Livre III, chapitre XII, s’intitule « De la physionomie ». Il correspond à ‘la face’ asiatique, l’apparence que donne le visage à son moi intérieur. « Si mon visage ne répondait pour moi, si on ne lisait en mes yeux et en ma voix la simplicité de mon intention, je n’eusse pas duré sans querelle et sans offense si longtemps, avec cette liberté indiscrète de dire à tort et à droit ce qui me vient en fantaisie, et juger témérairement des choses. Cette façon peut paraître avec raison incivile et mal accommodée à notre usage, mais outrageuse et malicieuse, je n’ai vu personne qui l’en est jugée, ni qui se soit piqué de ma liberté, s’il la reçue de ma bouche ».

Socrate, en effet, est l’exemple de simplicité populaire que nos sociétés de cour ne comprennent plus ; ils le révèrent, par convention culturelle, mais sans pénétrer sa justesse. Or, dit Montaigne, Socrate parle simplement, il fait intervenir des paysans, des menuisiers, des maçons. Bien loin des afféteries et autres jargons pseudo-philosophiques qui rendent en apparence profondes les banalités – à condition qu’elles soient obscures. Quand personne n’y comprend rien, celui qui fait semblant se valorise ; il est un initié aux mystères, il se croit d’une élite peu commune. « Notre monde n’est formé qu’à l’ostentation : les hommes ne s’enflent que de vent, et se manient à bonds, comme les ballons. » Peut-être est-ce pour cela que le foot est devenu un sport si populaire… Chacun, marquant le ballon, s’élève au ballonnement au lieu de rester simplement lui-même. Au contraire de Socrate, qui représente notre âme « ni élevée, ni riche ; il ne la représente que saine, mais certes d’une bien allègre et nette santé. » Le simple et le naturel est sagesse, alors que toute enflure et outrance ne sont que vent. Socrate, selon Montaigne, « ramena du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et plus laborieuse besogne, et plus utile. »

Revenez au naturel, enseigne Montaigne – après Socrate. « La plupart des instructions de la science à nous encourager ont plus de montre que de force, et plus d’ornement que de fruits. Nous avons abandonné nature et lui voulons apprendre sa leçon, elle qui nous donnait si heureusement et si sûrement. » La science pour Montaigne, c’est le savoir, pas l’expérience scientifique que son temps ne connaissait pas. Je suis toujours fâché de voir aujourd’hui tant de gens qui ne savent plus vivre, qui se bardent de manuels pratiques et de tutoriels vidéos sur la manière de cultiver son jardin, d’écrire un texte lisible, de faire à manger, de bien baiser, d’élever les enfants. Alors qu’il suffit simplement d’être soi, et de juger en raison à chaque circonstance. C’est ce que dit Montaigne, en ses vieux ans, après des décennies d’expériences mouvementées en ces divers sujets. « Cette raison qui se manie à notre poste, trouvant toujours quelque diversité et nouvelleté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la nature. Et en ont fait les hommes comme les parfumiers de l’huile : ils l’ont sophistiquée de tant d’argumentations et de discours appelés du dehors, qu’elle en est devenue variable et particulière à chacun, et a perdu son propre visage, constant et universel, et nous faut en chercher témoignage des bêtes, donc sujet à faveur, corruption, ni à diversité d’opinions. » A force de nuancer, de compliquer, de déconstruire, les ‘raisons’ ont disparu sous le jargon et le « ou pas », toute affirmation étant balancée par son contraire, voire niée au nom d’un dogme supérieur, jamais discuté, ou avec de mauvaises raisons…

A quoi cela sert-il, ce ‘principe de précaution’ si cher au fout-rien Chirac, ce ‘il faut tout prévoir’ du service météo qui dérape par excès de scrupules, ce ‘on ne sait jamais’ qui fait que l’on craint avant de vivre et que l’on ne fait jamais rien de peur que ce soit pire ? Le gouvernement Bayrou échappera-t-il à cette plaie d’époque ? Montaigne donne sa leçon : « Que te sert-il d’aller recueillant et prévenant ta male fortune, et de perdre le présent par la crainte du futur, et être à cette heure misérable parce que tu le dois être avec le temps ? » Vivez le jour présent, les maux se présenteront à leur heure.

Y compris la mort, dit Montaigne. Or c’est idiot, notre mort viendra parce que nous sommes nés et que rien ni personne ne dure toujours. C’est ainsi. L’important est de bien vivre, pas de préparer sa mort. « Si nous n’avons su vivre, c’est injustice de nous apprendre à mourir et de difformer la fin de son tout. Si nous avons su vivre constamment et tranquillement, nous saurons mourir de même. (…) Mais il m’est avis que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet. Elle doit être elle-même à soi sa visée ; son dessein, sa droite étude est de se régler, se conduire, se souffrir. » Le but de la vie n’est pas de faire une belle fin (édifiante, exemplaire, reconnue), mais d’avoir bien vécu tout ce temps. La mort est la fin de la vie, pas son objectif – malgré les religions qui font croire à un au-delà bien incertain. Socrate est-il mort autrement, qu’à son heure et après avoir vécu selon son énergie, son cœur et ses idées ? D’avoir aimé Alcibiade, mais plus son âme que son beau corps, d’avoir enseigné aux jeunes gens dont il était plaisir à voir le jugement s’ouvrir sous les muscles frémissants, d’avoir défendu sa cité, supporté une mégère, réfléchi sur l’existence. Le plaidoyer qu’il fait à ses disciples sur sa fin est « sec et sain », reconnaît Montaigne.

Croyant, bien que sceptique aux églises qui se battaient en son temps pour des billevesées, Montaigne accorde plus de foi à la raison humaine qu’aux dogmes. Socrate une fois encore donne le parfait exemple d’un homme accompli, tel qu’il devrait être : « Et cette raison, qui redresse Socrate de son vicieux pli, le rend obéissant aux hommes et aux dieux qui commandent dans sa ville, courageux à la mort, non parce que son âme est immortelle, mais parce qu’il est mortel. Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable qu’ingénieuse et subtile, qui persuade au peuple la religieuse croyance suffire, seule et sans les mœurs, à contenter la divine justice. L’usage nous fait voir une distinction énorme entre la dévotion et la conscience. » Se contenter d’obéir à des codes n’est ni intelligence, ni justice, ni sagesse ; agir en conscience, si. Montaigne donne deux exemples de ce qui lui arriva, et comment il fut sauvé grâce à son visage ouvert, ainsi que « liberté et fermeté de mes paroles ». Être soi, c’est être naturel.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Mieux vaut suivre la nature que sa volonté, dit Alain

Le philosophe Émile Chartier, qui a choisi comme nom de plume le prénom que je porte, m’a toujours été familier. Bien que mort en 1951, avant ma naissance, sa sagesse balancée pleine de bon sens m’est proche, écrite quotidiennement et de façon accessible durant trente ans, en près de cinq mille Propos. C’est l’un des premiers livres de la collection de la Pléiade que j’ai acheté, lorsque j’étais encore lycéen.

C’est que sa philosophie part du concret, du quotidien ; elle est simple et vise à une vie bonne. Foin des grandes théories, qui ne passent en général pas les siècles, ni des concepts, soumis à ratiocinations. Ce qui compte est d’observer ici et maintenant et d’analyser avec sa raison personnelle, commune à tous les humains Sapiens. « Je le mets au rang de Montaigne et de Montesquieu », écrit André Maurois dans sa préface.

Dans le recueil des quelques six cents propos choisis en deux volumes, le premier est « Le Lion ». Cet animal est un roi qui décide où bâtir une ville. Et ainsi fut fait, en grandes pompes, avec discours au public et prières aux dieux. Mais que serait la ville sans commerces ? Et lesdits commerçants, lorsqu’ils s’installèrent, choisirent les points où il y avait de l’eau. Point de pompe grandiloquente de mots et de théâtre, mais la pompe utlitaire qui fait monter l’eau de la nappe phréatique. « Bâtisses et jardins suivirent l’eau »… on pourrait presque dire ‘naturellement’.

Car il ne suffit pas de dire ‘je veux’ pour que cela soit – seul le Dieu biblique est censé le pouvoir. Les rois se plient à la nature et aux hommes. Aussi le roi Lion 1er, qui était sage, a repris sa lance pour la planter là où étaient les maisons, et pas là où il avait voulu son palais de gouvernement. « Et ce simple acte était bien mieux cette fois qu’une prière aux dieux : c’était un hommage à la Nature. »

Écrit en juillet 1906, ce Propos reflète à la fois une sagesse immémoriale – l’utilitarisme – et un souci d’harmonie de l’homme avec son environnement – la nature. « Car les villes ne poussent point selon la volonté des conquérants. Elles suivent l’eau, comme fait la mousse des arbres. » Ainsi Paris ou Londres sont-elles devenues des cités prospères, grâce à l’eau du fleuve ; ainsi les cités mayas et la capitale moghol Fatehpur-Sikri en Inde du nord ont-elles été désertées, faute d’eau.

La sagesse, montre Alain, n’est pas de contraindre la nature par la volonté : c’est voué à l’échec. Mais de s’y adapter en profitant de ce qu’elle offre, sans le gaspiller. Avis aux communistes et aux technocrates, qui pensent le contraire, que la volonté politique peut tout et que le reste n’est rien que complot « capitaliste » ou « ignorance ».

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Ne vous donnez pas tout entier, dit Montaigne

Le chapitre X du Livre III des Essais, incite le lecteur à « ménager sa volonté », autrement dit de garder un quant à soi, malgré les affaires publiques ou familiales qui vous réclament. Qui se veut sain se modère, et les affaires en seront mieux tenues si vous ne vous y passionnez pas en excès. « Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même », expose Montaigne.

Lui se passionne pour peu de chose en son âge avançant, et cette « insensibilité » le garde tout à soi. Pour lui, les « alarmes et émotions » faussent le jugement et mettent en péril la hauteur de vue nécessaire. « Si quelquefois on m’a poussé au maniement d’affaires étrangères, j’ai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ; de m’en charger, non de les incorporer ; de m’en soigner, oui, de m’en passionner, nullement : j’y regarde, mais je ne les couve point ». Montaigne est dans sa vie par tout son corps, son cœur et son âme, il ne les distingue point. Si le corps est pris, l’esprit va mal ; raison garder signifie tout d’abord se garder en santé. Le cancer qui ronge nos sociétés n’a peut-être pas de cause plus profonde que ce stress permanent de la culpabilité de ne pas faire assez, ni comme il faut, ni assez vite. Les « alarmes et émotions » ne sont pas bonnes à la raison. Ni « l’émotion de censure » aux gouvernement. Laissons brailler les singes criards de l’Assemblée qui se croit « nationale » parce qu’elle est élue par petits bouts, très localement. Seul l’intérêt a le grade de général, pas les députaillons en leurs circonscriptions. Prenons donc leçon de Montaigne !

Lui a été élu et réélu maire de Bordeaux comme son père, ce qu’il ne souhaitait point. Mais c’est parce qu’il ne s’en est pas passionné, mais a géré de façon libérale les affaires, que sa modération l’a rendu populaire. « Les hommes se donnent à louage. Leurs facultés ne sont pas pour eux, elles sont pour ceux à qui ils s’asservissent ; leurs locataires sont chez eux ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaît pas : il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’hypothéquer qu’aux occasions justes ; lesquels sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement ». Pas question de bâcler l’ouvrage ou d’y être indifférent, « mais c’est par emprunt et accidentellement, l’esprit se tenant toujours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. » Nul ne fera bien son travail s’il n’est pas lui-même en le faisant, mais s’il est au contraire tout traversé d’impatience, d’inquiétude et de soupçons. « J’ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la légère d’un ongle, et me donner à autrui sans m’ôter à moi. »

Ne vous laissez pas posséder par la chose, ni obséder par la tâche. Une certaine légèreté est nécessaire car la passion et l’emportement sont toujours mauvais guides. « En celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions ; il manque le but sans tourment et sans affliction, prêt et entier pour une nouvelle entreprise ; il marche toujours la bride à la main. En celui qui est enivré de cette intention violente et tyrannique, on voit par nécessité beaucoup d’imprudence et d’injustice ; l’impétuosité de son désir l’emporte ; ce sont mouvement téméraires et, si fortune n’y prête beaucoup, de peu de fruit. » Considérez le jeu d’échecs et la paume (aujourd’hui le tennis) dit Montaigne : s’y lancer avec fougue ne fait pas gagner, à l’inverse, se tempérer permet de doser son effort, de calculer ses coups, et de gagner.

Suivez mon exemple, propose le philosophe. « Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. Pour être avocat ou financier, il n’en faut pas méconnaître la fourbe qu’il y a en telle vacation. Un honnête homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son métier, et ne doit pourtant en refuser l’exercice : c’est l’usage de son pays, et il y a du profit. Il faut vivre du monde et s’en prévaloir tel qu’on le trouve. Mais le jugement d’un empereur doit être au-dessus de son empire, et le voir et considérer comme accident étranger ; et lui, doit savoir jouir de soi à part et se communiquer comme Jacques et Pierre, au moins à soi-même. » Autrement dit, faire bien son travail mais garder son quant à soi. Ne pas prostituer son âme, ni sa raison, aux vices et passions des professions. « Quand ma volonté me donne à un parti, ce n’est pas d’une si violente obligation que mon entendement s’en infecte. » Ceux de ma cause n’ont pas toujours raison, ni ses adversaires toujours tort. Où l’on voit que Montaigne n’est pas un Mélenchon mû par la fureur et la haine, mais un clair libéral, héritier de la sagesse antique tournée vers la tempérance. « Ils veulent que chacun, en son parti, soit aveugle et hébété, que notre persuasion et jugement servent non à la vérité, mais au projet de notre désir. Je faudrais plutôt vers l’autre extrémité, tant je crains que mon désir me suborne », dit Montaigne.

Et de citer « les singeries d’Apollonios et de Mahomet » qui trompent les peuples. « Leur sens et entendement est entièrement étouffé en leur passion. Leur discrétion n’a plus d’autre choix que ce qui leur rit et qui conforte leur cause. » Rappelons qu’Apollonius de Tyane a été comparé à Jésus avec ses disciples et ses miracles. Désir de croire ne vaut pas raison de le faire. Toute passion aveugle alors que la raison, fille d’Apollon le dieu de la vérité, des mathématiques, de la logique comme de la poésie et de la musique, éclaire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Montaigne sur ce blog

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20 ans de blog !

Le mercredi 08 décembre 2004, j’ai ouvert pour la première fois mon blog. Il s’intitulait Fugues et fougue et était hébergé par lemonde.fr. Ce quotidien parisien avait en effet décidé d’offrir gratuitement à ses abonnés la possibilité de créer un blog, hébergé par ses services, en développement avec la plateforme WordPress. L’exemple de l’élection présidentielle de George W. Bush avait montré l’intérêt démocratique de cette nouvelle forme d’expression (avant Facebook et Twitter), et la perspective des élections présidentielles 2007 en France alléchait tout Le Monde. L’anonymat du pseudo était au départ la règle du jeu, demandé par lemonde.fr – d’où « Argoul ». Il a servi ensuite à ne pas mêler la vie professionnelle et l’expression privée dans les métiers sensibles que j’ai pu exercer.

Genèse du blog

J’écrivais dans ma première note (j’étais un brin idéaliste) « J’ai la conviction profonde que tout ce qui est authentiquement ressenti par un être atteint à l’universel. Nous allons parler de tout, montrer beaucoup. Je suis curieux, attentif et grand voyageur. J’aime l’espace, celui des étendues comme celui de l’esprit ou du cœur. Explorons-le. Retenons ce qui fait vivre. »

J’en appelais au dialogue, aux commentaires, aux échanges. Et c’est bien ce qui est advenu un long moment. Surtout que les blogueurs du monde.fr étaient un peu l’élite intellectuelle du pays, aptes à se servir d’un ordinateur, bien avant le mouvement de masse entraîné par les smartphones.

J’écrivais donc : « Je ne conçois pas un blog comme un texte gravé dans le marbre, définitif comme une pierre tombale. Même pas comme un livre. Je ferai des erreurs, je me tromperai, mon expression ne sera pas toujours le reflet exact de ma pensée. Ce pour quoi le blog se doit d’être interactif pour corriger, nuancer, apprécier, compléter. »

Las ! L’euphorie n’a eu qu’un temps. Très vite, comme d’autres, je suis revenu des « commentaires ». Ce sont rarement des enrichissements sur l’agora, plutôt des interjections personnelles. Nous avons affaire plus à des réactionnaires qui « réagissent » (en général par l’indignation), qu’à des lecteurs éclairés qui apportent des arguments pour ou contre. Giuliano di Empoli l’a bien montré !

Je croyais toute opinion recevable, j’ai désormais changé d’avis. Comme responsable (juridiquement « directeur de la publication« ), je dois être attentif à tout ce qui peut passer outre à la loi (insultes nominales, invites sexuelles, propos racistes, spam et physing etc.). Les seuls « commentaires » recevables sont ceux qui sont posés et argumentés, je le dis dans « A propos ».

J’ai été repris sur Agoravox, Naturavox, Medium4You, Paperblog et quelques autres. J’ai surtout fait, grâce aux blogs, plusieurs belles rencontres. Qui ont commencé par le texte et qui se sont poursuivies dans la vie. Certaines (pas toutes) durent encore. La plateforme du monde.fr a déçu : plantage intégral de tous les blogs deux jours entiers sans informations en 2010, perte des photos et illustrations, dérive gaucho-écolo-bobo devenue de moins en moins supportable, avec censure implicite par mots-clés, avertissements par mél de retirer une illustration ou un propos – en bref de la dérive autoritaire idéologique. Exit Le Monde, ses blogs et son journal. WordPress restait, facile d’usage, avec abonnement très abordable.

Dons 6 ans de monde.fr plus 14 ans de WordPress, cela fait 20 ans.

Pourquoi j’aime le blog – plus que Facebook, Instagram ou X

Un blog oblige à écrire souvent, voire quotidiennement. Cet exercice a pour effet de préciser la pensée, de vérifier les sources et de choisir les mots, évitant de rester dans la généralité et le flou pour toutes ces opinions qui font notre responsabilité d’individu, de parent, de professionnel et de citoyen.

Écrire exige un autre regard sur ce qui arrive, dans l’actualité, l’humanité et les pays traversés. Mettre en mots rend attentif aux détails comme aux liens avec l’ensemble.

Un blog offre l’occasion de rencontres : littéraires (avec les livres qu’on m’envoie à chroniquer), de témoignages (serais-je allé à cette réunion ou à cet événement s’il n’y avait pas le blog ?), mais aussi personnelles (entre blogueurs et invités).

Il permet surtout de transmettre une expérience, une vision de l’existence, une perspective historique (je commence à accumuler les ans). Il vise à donner aux lecteurs ce qu’ils recherchent sur les moteurs (images, lectures, méthode, idées).

Bilan

2 446 040 visiteurs sur fugues & fougue en 6 ans + 6 138 000 visites au 7 décembre sur Argoul.com en 14 ans = 8 584 040 visites. Ce blog est multimillionnaire.

Les meilleurs jours sont le dimanche ou le lundi, les meilleures heures le soir vers 18h.

Les requêtes via les moteurs de recherche ont évolué. Les moteurs ont établi une censure des images, donc des textes qui les contiennent, les associations de profs et autres éducateurs se méfient des blogs généralistes qui débordent les programmes et les opinions admises et déréférencent facilement « au cas où », le sectarisme croissant des citoyens sur la politique inhibe tout débat constructif. Et puis les images, les vidéos, les interjections en 140 signes sont tellement plus ludiques ! Lire ennuie, surtout sur le petit écran du téléphone. Injurier, agonir, ravit l’anonyme qui déverse sa haine ou son ego en direct sur les réseaux.

Je ne vais pas changer de personnalité pour suivre la foule. Mon blog reste élitiste, réservé à ceux qui aiment lire, qui savent lire, et qui lisent avec un œil critique, faisant leur miel de ce qu’ils trouvent. Le jeu de la performance et du nombre de clics, en vogue dans les débuts, n’a plus court.

Dans les catégories de notes, les livres arrivent en premier avec 2707 chroniques, suivis des voyages avec 1925 notes, puis le cinéma avec 605 compte-rendus de films, la politique (559), la philosophie (408) avec notamment une chronique chapitre après chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche (111 notes) et des Essais de Montaigne (109 notes, une lecture pas encore achevée) – et des thèmes de métiers exercés : l’économie (225), la géopolitique (196) et l’archéologie (61).

Mais les désirs des lecteurs ne sont pas représentatifs des articles publiés. Les statistiques du système « depuis le premier jour » donnent comme les articles les plus « vus » :

  • Page d’accueil / Archives 2 498 149
  • Rencontrer un troisième type à Tahiti : mahu et raerae 38 121
  • Plage ados 35 172
  • Sexe entre utopie et réalité en Polynésie 28 619
  • Le mythe de la vahiné 28 210
  • Un État peut-il quitter l’euro ? 21 379
  • Vie tahitienne à la pointe Vénus 19 443
  • Sur la plage de Jean-Didier Urbain 17 171
  • À propos 17 048
  • François Bourgeon érotique 16 940
  • Le Clézio, Le chercheur d’or 16 173
  • Pourquoi Céline était antisémite 15 500
  • Stevenson, L’île au trésor 15 311
  • Le Clézio, Mondo et autres histoires 14 931
  • Ironies de plage 14 771
  • Alix, Enak, amitié érotique 14 769

La vie est passée, les kids sont désormais adultes et l’adolescence est un thème moins présent aujourd’hui, je n’exerce plus de métier, ayant pris – au-delà de l’âge légal – ma retraite. Sur un an, les thèmes sont donc plus diversifiés :

Parmi les pays lecteurs, la France arrive évidemment en tête de façon écrasante 4 077 968 au 1er décembre, suivie des États-Unis 331 747, puis des pays francophones Belgique 226 623, Canada 206 649, Polynésie française 125 795, Suisse 114 189, Algérie 81 283, Maroc 51 353, Tunisie 33 133, La Réunion 25 273, Nouvelle-Calédonie 19 332, Guyane française 5 134.

Chez les Européens, ce sont dans l’ordre Allemagne 86 777, Italie 41 783, Royaume-Uni 40 254 (notons le peu d’intérêt de ce grand pays), Espagne 37 917, Pays-Bas 33 903, Pologne 15 228.

Dans le reste du monde, les plus peuplés : Brésil 27 858, Russie 20 738, Mexique 11 915, Australie 11 558, Japon 10 823, Turquie 7 722, Ukraine 6 637, Inde 6 527 (seulement), R.A.S. chinoise de Hong Kong 3 450, Arabie saoudite 3 207, Corée du Sud 3 064, Chine 2 120 – le plus probablement les expatriés.

Vais-je poursuivre ?

Probablement. Peut-être pas tous les jours, prenant une semi-retraite si nécessaire.

Et si la survenue d’une moraline intolérante ou d’un gouvernement traditionaliste autoritaire ne vient pas remettre en question la liberté de s’exprimer.

Donc, pour le moment, à demain !

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Jean-Jacques Dayries, Un être libre

« Est-ce que l’on sait où l’on va ? » demande Diderot. Pas sûr. Évidemment, il y a la nécessité : ses gènes, son milieu, son éducation, les circonstances. Mais le chemin n’est pas tout tracé, il faut parfois choisir les bifurcations qu’il offre, au hasard. La liberté, c’est cela : choisir le hasard en fonction de sa nécessité. Il semble que notre époque aime réfléchir sur ce double de la chance et de l’exigence. Ce n’est pas le premier roman qui l’évoque, et j’en ai chroniqué sur ce blog.

Grégoire est un grand-père entrepreneur, qui a créé une société de mode. Il l’a laissée à son fils pour l’organiser et la développer. Aujourd’hui, c’est son petit-fils Jacques qui le conduit à Lausanne en limousine, une grosse Mercedes noire, comme il se doit. Jacques vient juste de sortir de l’école d’ingénieur et croit que tout est calculable, que la vie est une balance avantages/risques, et que la fatalité des nombres règne en maître sur le vivant. Grégoire, son maître, va corriger Jacques le fataliste, comme Diderot le fit en son temps.

Pour le philosophe, la vie est sans cesse mouvement, l’homme sage la prend comme elle vient, en profite et en tire leçon. Grégoire a fait de cette sagesse la sienne, et la fait partager. A son petit-fils tout d’abord, mais aussi à l’infirmière qui l’accompagne à son centre de soins suisse, Muguette ; puis au professeur de philo, rencontré sur le chemin faisant du stop ; puis à Ursula, son ancienne mannequin finlandaise, qui a pris sa retraite à 75 ans à Uzès ; et enfin aux parents de Charles, directeur d’un hôtel de charme qui lui a été recommandé près de Lyon.

Si le Jacques de Diderot contait ses aventures libertines à son maître, le Jacques de Dayries est de son temps – puritain : il conte ses libertinages, mais entrepreneuriaux, y compris sa rencontre avec Chou En Lai et Mao, il y a longtemps, qui a permis ses premiers succès commerciaux. Grégoire use de la liberté avec joie et fantaisie. Un arrêt ? Une rencontre ? Et hop ! On bifurque. Le chemin tout tracé vers le mouroir de luxe n’est pas pour lui, malgré ses presque 90 ans. Il va même trouver une idée grâce à la belle-mère de Charles, un savoir-faire grâce à Ursula, un nom de marque grâce au prof – et lancer une nouvelle société de mode, terroir et durable !

L’enthousiasme est déraisonnable, la raison ne fait que canaliser et orienter la vitalité qui est en vous. La volonté vers la puissance, disait Nietzsche. Il faut avec courage accepter ce qui est et son destin, amor fati, mais croire au fond de soi que là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin.

Un conte philosophique adapté à notre temps d’incertitudes et de no future.

(Il y aurait quelques remarques de forme pour une réédition future, notamment éviter les noms en début de ligne comme au théâtre, au profit d’incises telles que « dit Untel », ajouter quelque piment d’aventures au périple autoroutier, et éviter aussi les leçons de morale trop lourdes parfois dans le courant du texte).

Jean-Jacques Dayries, Un être libre – La fatalité revisitée par la liberté, 2024, éditions Regards, 128 pages, €19,90

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Jean-Jacques Dayries, Petits contes philosophiques de Saint-Barthélémy

Quand un homme d’affaires prend l’avion pour passer d’un continent à l’autre, le temps lui paraît long. Après avoir épuisé ses messages, ses rapports à lire, son courrier, il ne lui reste plus que les films insipides de la culture globish. Certains préfèrent utiliser leur temps de cerveau disponible à plus utile : par exemple écrire des contes ou des nouvelles.

L’auteur, administrateur de sociétés après en avoir dirigé une, s’y essaie avec bonheur dans ce petit recueil, publié par amusement. Le plaisir à les écrire se ressent à leur lecture, soutenu par les aquarelles fraîches de Caroline Ayrault.

Ce sont quatre contes légers mais dont la profondeur ne se ressent qu’après lecture. Ils sont « longs en bouche », comme on le dit d’un cru. Le premier évoque le baptême de l’île caraïbe de Saint-Barth, le second l’acculturation d’un iguane par la délicieuse nourriture importée jetée par un modèle femelle de luxe venue retrouver sa taille anorexique qui fait si bien sur les photos, le troisième est la vision du futur d’une tortue îlienne, le quatrième sur un caillou blanc porte-bonheur.

Cristoforo voulait épater le monde et ne pas faire comme tout le monde. Ce pourquoi il a cherché les Indes ailleurs : vers l’ouest et non vers l’est. Savait-il que la terre était ronde ? Il n’a trouvé la première fois que des îles, pas d’or ni d’épices. La seconde fois, en 1493, il s’est émancipé de son maître roi d’Espagne pour nommer une île du nom de son frère Bartolomeo. Lequel est « un fainéant de première classe [qui] y serait parfaitement heureux ». Une île au sol sec où les plantations ne sauraient prospérer, mais où une anse protège les bateaux, aujourd’hui port franc au carburant détaxé. Ainsi fut nommée Saint-Barth, 10 000 habitants dont l’ex-doyenne de l’humanité Eugénie Blanchard – et l’auteur. Cette collectivité d’outre-mer des Antilles françaises est aujourd’hui un paradis de milliardaires (dont Laurence Parisot, Harrison Ford, Beyoncé, Mariah Carey, Bill Gates, Warren Buffett, Paul Allen, la famille Rothschild – et Johnny Hallyday, en son temps). La température y oscille toute l’année entre 22° et 31° mais la fiscalité y est plus douce. Comme quoi d’un mal (pas d’or) peut surgir un bien (attirer l’or)…

Delicatissima fait référence à un saurien des Antilles, l’iguane nommé ainsi pour ses probables qualités gustatives. L’auteur retourne le compliment en faisant de l’animal un gourmet. Il est hélas soumis à la tentation de la nourriture mondialisée via une touriste de passage qui jette les fraises et les pains au chocolat cuisinés pour elle et qu’elle ne mange pas, pour maigrir. Ce gaspillage de la belle profite à la bête, laquelle se languit néanmoins de ces mets au point de délaisser la production locale. Comme quoi la mondialisation est un mal qui fait désirer ce qu’on n’a pas et qu’on est incapable de trouver localement ou de produire.

Autre réflexion écologique sur le futur de l’île, avec Carbonaria, une tortue philosophe. En observant les gens, les nantis qui viennent se poser sur l’île, elle imagine ce que sera Saint-Barth dans cinquante ans : une horreur. De grands immeubles, de gros bateaux, un essaim d’hélicos, une piste de jets rallongée. « Mais avec un grand souci de protéger la nature », ironise l’auteur. Des réserves de faune endémique préservées et nourries pour les touristes, un court de tennis au-dessus de Shell Beach, un grand champ d’éoliennes pour l’électricité indispensable aux 80 000 habitants prévus… Ou comment changer un paradis en clapier, en l’enrobant des vertes paroles du greenwashing.

Quant au caillou blanc, il fait rêver, comme tout porte-bonheur. Mais le petit Arawak qui l’a le premier donné, en échange d’une lame de fer, a préféré le réel au rêve, un instrument utile à un objet fétiche. L’Arawak est l’indigène premier de l’île : il pratique l’utilitarisme sans le savoir, préférant le rot au fumet, comme Rabelais.

(A noter pour une réédition que taureau ne s’écrit pas « toreaux » p.22 lorsqu’il s’agit d’animaux pour la corrida)

Jean-Jacques Dayries, Petits contes philosophiques de Saint-Barthélémy, 2018, Roche / Fleuri éditeur, 65 pages, €17,96

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Mona Ozouf, Composition française

Mona Ozouf, née Sohier à Lanilis en Bretagne, est agrégée de philo à Normale Sup en 1955, année où elle épouse l’historien Jacques Ozouf, dont l’oncle fut le résistant Pierre Brossolette. Devenue historienne de l’école et de la Révolution française, la chercheuse Directrice au CNRS quitte la neutralité aride de la science pour évoquer ses propres déterminismes.

Ce qui l’a faite ? La maison, l’école, l’église. Entre ces trois pôles, elle s’est construite en relatif. De la maison, elle retient son père militant culturel bretonnant, tôt décédé, et sa mère, institutrice laïque. De l’école, elle retient l’abstraction de l’individu qui permet l’égalité formelle, mais aussi le mérite qui établit l’inégalité réelle. De l’église, via sa grand-mère soucieuse des rythmes et des rites, elle retient le besoin de foi, l’histoire longue de la tradition, mais rejette le conservatisme pouvant aller jusqu’au fascisme des années Pétain.

Nation ou universel ? C’est entre ces deux pôles que s’est constituée la France, pays fait de bouts rapiécés de cultures différentes, parlant des langues diverses, et que seule la Révolution après les rois a su rassembler. La France a une longue histoire ; ses particularismes ont sans cesse entretenus la crainte de l’émiettement, des frondes, du communautarisme. D’où la centralisation royale, le jacobinisme révolutionnaire, la technocratie parisienne moderne.

Pourtant, c’est de ses particularismes que la France tire sa richesse, de sa diversité ses contrastes, de sa dispersion l’aspiration à l’universel. Comment, dans la nuit du 4 août, les députés élus de provinces diverses, d’états sociaux différents, avec chacun des revendications particulières, ont-ils pu d’un coup renverser la table pour établir la France unitaire et indivisible ? C’est là le grand mystère, celui qui conduit à nos jours via l’école, qui enseigne l’abstrait et l’universel en adaptant les particuliers. « La tranquille assurance que dispense l’école. Elle vient d’un credo central, celui de l’égalité des êtres. (…) Les règles du jeu scolaire sont simples et fixes pour la plus grande sécurité de tous : il suffit de les connaître, de s’y tenir. (…) Les goûts individuels, si volatils, si inquiétants aussi, n’ont pas ici leur mot à dire. Seuls les raisonnements justesse ressemblent, ce sont eux qui peuvent se partager entre les hommes » p.112. L’école incite à la ressemblance ; la maison au droit égal à exprimer les différences ; la croyance chrétienne à l’égalité ultime de tous devant Dieu.

Le communisme a eu, un temps, le mérite de concilier la foi en l’universel, l’union vers un même but, et l’accueil des nationalités – mais Staline a eu vite fait d’y mettre le holà, avant Mao, et l’auteur n’est pas restée longtemps communiste après les naïvetés de Normale Sup. Toute foi se veut intransigeante et exige la pureté. D’où les épurations diverses de tout processus révolutionnaire : « C’est le syndrome Sieyès : on commence par expédier les aristocrates en Franconie, puis on se débarrasse des Monarchiens, des Feuillants, des Girondins, tous assimilés les uns après les autres aux ennemis de la nation. A ce prix, on peut se retrouver enfin unis, égaux, et pareils. Tel est le legs que nous a fait la Révolution française : la passion de l’uniformité » 194.

D’où la réflexion de l’auteur sur les polémiques contemporaines, la reconnaissance des langues régionales, la question du genre, la menace du voile, le communautarisme gai-et-lesbien ou islamiste, le populisme anti-parisien. La pluralité est-elle une menace ? Pourquoi les partis appellent-ils sans cesse au « rassemblement » ou à « l’union », comme si les citoyens s’émiettaient en multiples communautés indifférentes aux autres ? Ne Mélenchon pas tout, même si le prurit de la démocratie par acclamation vient des révolutionnaires poussés au délire : « Ce qui sous-tend le rêve de cette démocratie immédiate, permanente et fusionnelle, c’est moins encore le sentiment de l’égalité des êtres que celui de leur similitude : des êtres semblables ne peuvent que concourir identiquement au bien collectif. Aucune place ici pour la reconnaissance du particulier : on postule, d’emblée, la volonté unitaire du peuple. L’unité cordelière [club des Cordeliers qui surveillait l’Assemblée et agitait le peuple des faubourgs, suscitant la Terreur de 1972], supposée conjurer la déliaison des individus, est autoritaire et étatiste, imposé d’en haut et identique pour tous » p.208. Seule la démocratie tempérée par la représentation permet de préserver les voix des minorités, et leur droit de différence. Montaigne, « qui lisait en latin écrivait en français, parlait gascon » (p.224), était-il moins « français » que le seront Boileau ou Voltaire ? Chacun est multiple, et apte à concourir au bien commun.

L’homme n’est pas sans qualités, l’être humain sans déterminations. « En chacun de nous, en effet, existe un être convaincu de la beauté et de la noblesse des valeurs universelles, séduit par l’intention d’égalité qui les anime et l’espérance d’un monde commun, mais aussi un être lié par son histoire, sa mémoire et sa tradition particulières. Il nous faut vivre, tant bien que mal, entre cette universalité idéale et ces particularités réelles » 241. Non, toutes les attaches ne sont pas des chaînes. « Le discours intégriste des universalistes repose sur l’illusion d’une liberté sans attaches » 242. D’où la nation composée, la « composition française ».

Toute émancipation suppose une appartenance, base d’un choix. Mais toute appartenance doit permettre de s’en dégager. Ce pourquoi l’auteur ose dire (en 2009) ce qui paraît (aujourd’hui) une offense à la doxa éveillée : « La mise en évidence du lien nécessaire entre liberté et appartenance change notre regard sur la revendication culturelle. Si l’on tient la liberté pour un principe non négociable, tous les groupes ne se valent pas, toutes les cultures n’ont pas la même dignité, tous les attachements n’ont pas le même poids, toutes les situations n’ont pas la même autorité. On peut alors refuser d’accorder la moindre complaisance aux pratiques antidémocratiques, au motif qu’elles seraient justifiées à l’intérieur d’une culture particulière : esclavage, excision, répudiation, châtiment corporel pour les déviants de toute nature n’ont pas à être tolérés davantage que le sacrifice humain. Il est également impossible d’admettre la tyrannie du groupe sur les individus qui le composent ; nécessaire, en revanche, de les protéger contre le procès l’hérésie ou d’apostasie » 245.

Mona Ozouf, Composition française – Retour sur une enfance bretonne, 2009, Folio 2010, 218 pages, €8,30, e-book Kindle €7,99

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Vanité selon Montaigne

Dans le long chapitre IX du Livre III des Essais, notre philosophe parle de la vanité. Au fond, elle est toute humaine, de part en part. « C’est toujours vanité pour toi, dedans et dehors, mais elle est moins vanité quand elle est moins étendue. (…) Il n’en est une seule si vide et nécessiteuse que toi, qui embrasse l’univers ; tu es le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction et, après tout, le badin de la farce ». Ainsi parlait le dieu de Delphes, l’oracle, selon Montaigne. Autrement dit, et plus simplement, « si les autres se regardaient attentivement, comme je fais, ils se trouveraient, comme je fais, plein d’inanité et de fadaise. »

Vanité est d’écrire à saouler le lecteur ! Écrire est vain et vanité, mais plus il avance en âge, plus Montaigne se sent obligé de conter sa vie et ses pensées. « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? Je ne puis tenir le registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas ; je le tiens par mes fantaisies. » Aucun regret, mais la pensée qui va comme la vie. « J’ajoute, mais je ne corrige pas. »

Vanité est aussi d’écrire si longuement sur tout. Mais c’est un fait exprès, Montaigne l’avoue volontiers – pour notre malheur de lecture, car elle en devient pesante. « Parce que la coupure si fréquente des chapitres, de quoi j’usais au commencement, m’a semblé rompre l’attention avant qu’elle soit née, et la dissoudre, dédaignant s’y coucher pour si peu et se recueillir, je me suis mis à les faire plus longs, qui requièrent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation, à qui on ne veut donner une seule heure, on ne veut rien donner. » Certes, mais c’est pesant – et brouillon. « Je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde. Mes fantaisies se suivent, mais parfois c’est de loin, et se regardent, mais d’une vue oblique. »

Car Montaigne aime voyager, que dis-je, se déporter, décentrer, être ailleurs. Il ne se sent bien que pour partir, encore que revenir lui est un bien aussi. C’est ainsi pour son domaine, qu’il laisserait volontiers gérer par un autre ; ou pour sa femme, qu’il se plaît à laisser vaquer à son initiative plutôt que d’être toujours sur son dos ; ou encore pour son État, le royaume de France, qui va mal, mais pas plus mal que d’habitude. « Il y a toujours quelque pièce qui va de travers. » C’est vanité que de chercher à redresser sans cesse les choses ou ce qu’on croit être des fautes.

D’où un certain conservatisme ou, si l’on veut, un proto-libéralisme : laissons les choses aller comme elles vont, de toutes façons, les contraindre n’y changeraient rien – que de la tyrannie, l’exemple de l’URSS, de l’Allemagne nazie et de la Chine de Mao l’ont amplement démontré. « Rien n’accable un État que l’innovation : le changement donne seul forme à l’injustice et à la tyrannie. Quand quelque pièce se démanche, on peut l’étayer : on peut s’opposer à ce que l’altération et corruption naturelle à toutes choses ne nous éloignent trop de nos commencements et principes. Mais d’entreprendre à refondre une si grande masse et à changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est à faire à ceux qui pour décrasser effacent, qui veulent amender les défauts particuliers par une confusion universelle et guérir les maladies par la mort. » La fortune y pourvoit, il est plus sage de s’y adapter. « Je me contente de jouir le monde sans m’en empresser, de vivre une vie seulement excusable, et qui seulement ne pèse ni à moi, ni à autrui. » Le reste est vanité – et vaine course. « Tout ce qui branle ne tombe pas », dit Montaigne.

Même si les mêle-tout voudraient s’en charger, remodelant sans cesse la Constitution pour en faire un jardin à la française, alors que les Anglais, par exemple, laissent leur jardin pousser plus librement et leurs coutumes s’adapter lentement. « Qui que ce soit, ou art ou nature, qui nous imprime cette condition de vivre par la relation à autrui, nous fait beaucoup plus de mal que de bien. Nous nous frustrons de nos propres utilités pour former les apparences à l’opinion commune. (…) Les biens mêmes de l’esprit et la sagesse nous semblent sans fruit, s’ils ne sont jouis que de nous, s’il ne se produisent à la vue et approbation étrangère ». C’est bien de la vanité que de considérer d’abord comment les autres nous jugent que de juger par soi-même.

Montaigne aime la France, Paris « qui a mon cœur dès mon enfance. (…) Je l’aime tendrement, jusqu’à ses verrues et à ses taches. Je ne suis français que par cette grande cité ; grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France, et l’un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loin nos divisions ! Entière et unie, je la trouve défendue de tout autre violence. Je l’avise que de tous les partis le pire sera celui qui la mettra en discorde. Et ne craint pour elle qu’elle-même. » Avis est donné à nos trublions trotskistes, mauvais Français et mauvais hommes, qui attisent les divisions pour leur seule et égoïste gloire.

« J’estime tous les hommes mes compatriotes », dit Montaigne. « Les connaissances toutes neuves et toutes miennes me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites connaissance du voisinage. Les amitiés pures de notre acquêt emportent ordinairement celles auxquelles la communication du climat ou du sang nous joignent. Nature nous a mis au monde libres et déliés ; nous nous emprisonnons en certains détroits. » Universel est Montaigne ; pas nationaliste ni xénophobe pour un sou. Il reconnaît la raison et l’amitié où il les trouve, et s’en trouve bien de goûter les nourritures étrangères. « Le voyager me semble un exercice profitable. L’âme y a une continuelle exercitation à remarquer les choses inconnues et nouvelles ; et je ne sache point meilleure école, comme je dis souvent, a former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature. » Les frileux, les rassis, les casaniers, sont la honte de l’humanité, pense Montaigne. « J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sorte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Ou qu’ils aillent, ils se tiennent à leur façon et abominent les étrangères. (…) Ils voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu. » On ne craint que ce que l’on ne connaît pas. Donc voyager pour connaître, lire pour se frotter à d’autres esprits, expérimenter en société pour exercer différemment son corps et ses talents.

Le domaine, la femme, les enfants, les amis, l’âge ? Tous ces liens qui enserrent ne sont que vanités. Laissons à ceux qui savent et sont sur place le soin de gérer les biens, l’éloignement est un bienfait à ceux qui restent pour ce que le retour est une fête et, qu’entre temps, liberté est laissée de faire et de penser. Quant à l’âge, « que m’en chaut-il ! Je ne l’entreprends ni pour en revenir, ni pour le parfaire ; j’entreprends seulement de me branler pendant que le branle me plaît. Et me promène pour me promener. Ceux qui courent un bénéfice ou un lièvre ne courent pas ; ceux-là courent qui courent au barres, et pour exercer leur course. » Se branler, dans la langue de Montaigne, n’a pas le sens pornographique que le dictaphone intégré Google lui prête, remplaçant le mot par des étoiles dans la pruderie imbécile des Yankees. « Se branler » signifie se bouger, se remuer. Autrement dit vivre. Branlez-vous donc !

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Le signe ou le dernier chapitre de Zarathoustra

Ultime chapitre, après avoir tout dit. Nous sommes au matin, Zarathoustra s’éveille dans sa caverne et se ceint les reins avant de sortir au jour, seul. Ses compagnons dorment encore, ces « hommes supérieurs » qu’il a réuni autour de lui et qui ont enfin compris. « Mais il me manque encore mes hommes véritables », médite Zarathoustra.

Car l’homme « supérieur » n’est pas encore « le surhomme », celui qui s’est surmonté et est devenu libre, créateur et artiste.

Au soleil du matin, en haut de la montagne, assis sur la grosse pierre qui gît à l’entrée de sa caverne, Zarathoustra a une vision. Son aigle plane dans les hauteurs, des colombes innombrables viennent voleter autour de lui, un lion s’approche et pose sa tête sur ses genoux, avec adoration. C’est le lion insoumis, l’homme révolté qui a quitté l’esclavage du chameau ou l’adoration de l’âne, mais qui ne s’est pas encore libéré au point de devenir enfant innocent de la troisième métamorphose, « un nouveau commencement et un jeu ».

Sparte : hommes supérieurs encore esclaves

« Le signe vient, dit Zarathoustra ». « Mes enfants sont proches, mes enfants ». Il ne s’agit pas de disciples, car les disciples sont encore attachés à leur maître et mentor ; les enfants, à l’inverse, naissent sans présupposés, avec leur liberté et tous les possibles. Tous les parents le savent, les enfants n’en feront qu’à leur tête, quoi qu’on leur dise – mais l’exemple vécu des parents,qu’ils observent est pour eux la meilleure éducation. Zarathoustra aura des enfants qui lui ressembleront dans sa liberté et sa créativité, car lui se montrera libre et créateur. Et les enfants l’imiteront, avant de trouver leur voie propre selon leur personnalité.

Lorsque les hommes supérieurs s’éveillent dans la caverne et veulent sortir saluer Zarathoustra, le lion se met à rugir, ce qui les fait refluer. Zarathoustra comprend qu’ils sont en détresse car la liberté fait peur, elle exige la responsabilité de chacun de ses actes, et peu sont capables de l’endurer. Ce pourquoi ils ne sont pas pleinement libres, ces hommes néanmoins « supérieurs ». Un lion peut encore leur faire peur.

Zarathoustra aura-t-il encore « pitié » d’eux ? Interviendra-t-il pour les protéger et les rassurer ? Eh bien non : ultime leçon de Nietzsche dans Zarathoustra, il faut quitter la protection pour devenir soi-même. La liberté se mérite par le courage et la solitude. La pitié a « eu son temps », « ma passion et ma compassion, qu’importe d’elles ? Recherché-je le bonheur ? Je recherche mon œuvre ! » Le « bonheur » est un état de stabilité qui abêtit – comme une vache à l’étable, qui regarde passer les trains depuis sa mangeoire. Or le monde est mouvement, il ne cesse de se transformer. Seul le créateur, donc l’humain libre, peut vivre pleinement, dans le mouvement du monde.

Enfant libre

« Ainsi parlait Zarathoustra et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des monts obscurs ». Il est libre, Z, quasi nu avec seulement les reins ceints ; il est solitaire, Z, il ne réclame que des enfants, pas des disciples, autrement dit des successeurs libres de sa liberté acquise.

Tout est dit, le livre se referme, mi-prophétie mi-utopie, un livre moral et poétique.

2011-2024, nous en avons fait intégralement la recension, chapitre par chapitre, depuis le Prologue jusqu’au dernier chapitre. Puisse-t-il inspirer les consciences et abreuver les soifs. Ainsi parlait Zarathoustra est d’une grande richesse à qui sait le lire et le méditer.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Se libérer des âneries, prône Nietzsche

Après avoir chanté les filles du désert, Zarathoustra se poste à l’entrée de sa caverne. Il entend rire ses compagnons, et cela le réjouit ; il y voit un signe de guérison. Le rire fait reculer « l’esprit de lourdeur » et cela est bien. Toujours. Car le rire est le propre de l’homme. « Chez eux aussi l’ennemi fuit : l’esprit de la pesanteur. Déjà ils apprennent à rire d’eux-mêmes : ai-je bien entendu ? »

Le rire montre que Zarathoustra a « éveillé de nouveaux désirs. Il y a de nouveaux espoirs dans leurs bras et dans leurs jambes, leur cœur s’étire. Ils trouvent des mots nouveaux, bientôt leur esprit respirera la pétulance. » Le dégoût les quitte, ils deviennent reconnaissants (envers la vie).

Mais un silence de mort se fit. Zarathoustra rentre dans la caverne où brûle désormais de l’encens. Et ses compagnons prient. « Et en vérité tous ces hommes supérieurs, les deux rois, le pape en retraite, le sinistre enchanteur, le mendiant volontaire, le voyageur et l’ombre, le vieux devin, le consciencieux de l’esprit, et le plus laid des hommes : ils étaient tous prosternés sur leurs genoux, comme les enfants et les vieilles femmes fidèles, ils étaient prosternés et adoraient l’âne. »

Les chrétiens des premiers siècles ont été souvent accusés d’adorer une tête d’âne et il faut un Dieu aux hommes, ils ne peuvent s’en passer. Du moins aux hommes non encore supérieurs, ceux qui n’ont pas su se libérer encore des angoisses de vivre et de mourir. Dieu – l’âne – « Il porte nos fardeaux, il a pris figure de serviteur, il est patient de cœur et ne dit jamais non ; et celui qui aime son Dieu le châtie bien. – Et l’âne de braire : I-A [comme ya en allemand qui dit oui ou Amen, qu’il en soit ainsi]. Il ne parle pas, si ce n’est pour dire toujours oui au monde qu’il a créé  ; ainsi il chante la louange de son monde. C’est sa ruse qui inspire son mutisme : aussi a il rarement tort. – Et l’âne de braire : I-A. » L’âne-Dieu explique le monde et lui donne sens, et les hommes angoissés ne savent pas s’en passer. Ils ne savent trouver par eux-mêmes un sens à ce qui leur arrive. Dieu l’âne, au contraire, vit comme une bête, sans rien savoir ni rien penser ; il se contente de l’instant présent. « C’est ton innocence de ne point savoir ce que c’est que l’innocence » dit l’un d’eux de l’animal bête.

Zarathoustra se récrie, et crie lui-même « I-A » comme une intelligence artificielle. Il apostrophe les vieux fous qu’il croyait pourtant avoir libérés. Le vieux pape lui déclare alors : « Plutôt adorer Dieu sous cette forme que de ne point l’adorer du tout ! » Le consciencieux de l’esprit va même jusqu’à dire : « Peut-être n’ai je pas le droit de croire en Dieu, mais il est certain que c’est sous cette forme que Dieu me semble le plus digne de foi. » Il y a de l’ironie à le dire ainsi, mais aussi une certaine profondeur. Car « celui qui a trop d’esprit aimerait à s’enticher même de la bêtise et de la folie. Réfléchis sur toi-même, ô Zarathoustra ! Toi-même, en vérité, tu pourrais bien par excès de sagesse devenir un âne. »

Le libéré doit aussi se libérer de son libérateur. Le sage ne peut le devenir que s’il crée lui-même sa propre sagesse et ôte les uniformes ou les oripeaux qu’il a emprunté pour le devenir. « Ce n’est pas par la colère, c’est par le rire que l’on tue – ainsi parais-tu jadis, ô Zarathoustra », lui dit l’homme le plus laid. Les compagnons sont devenus de petits enfants, en troisième métamorphose, mais pas encore pleinement enfants. Car l’enfance est plus grave que l’infantile. Les petits enfants prient avec la foi du charbonnier, naïvement, sans remettre en cause. Il faut encore que les compagnons de Z jouent, donc quittent la prière et le dieu. Il faut qu’ils quittent la caverne. « Maintenant quittez cette chambre d’enfants, sa propre caverne, où aujourd’hui tous les enfantillages ont droit de cité. Rafraîchissez dehors votre chaude impétuosité d’enfants et le battement de votre cœur ! », leur dit Zarathoustra.

Nietzsche joue ici avec la parole du Christ qui déclare qu’il faut redevenir comme de petits enfants pour accéder au royaume des cieux – autrement dit croire sans penser, juste obéir avec la naïveté du gamin qui ne remet jamais en question de ce que Papa lui ordonne. Mais c’est d’un autre enfant, dont parle le philosophe : celui qui est innocence et qui joue en créant son propre univers imaginaire, celui qui a encore en lui toutes les possibilités humaines à développer. L’enfant qui joue s’oppose à l’homme malade, l’innocence au nihilisme. « Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré : maintenant il lui faut trouver l’illusion et l’arbitraire, même dans ce bien le plus sacré, pour qu’il fasse, aux dépens de son amour, la conquête de la liberté », disait Nietzsche dans Les trois métamorphoses, chapitre 1 des Discours de Zarathoustra.

Car « l’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde. » Le oui d’obéissance de l’âne devient affirmation de soi de l’être-enfant. Le devoir est remplacé par la création – la routine par le jeu. Cet enfant-là est le modèle de l’artiste (au plan esthétique) et de l’homme supérieur (au plan éthique). Nietzsche a trouvé cette idée chez un Grec antique, Héraclite : « Le temps est un enfant qui joue en déplaçant des pions. La royauté d’un enfant. » (Fragment 130 (52) traduit par Marcel Conche. L’enfant est l’innocence du devenir qui aime la vie pour elle-même.

Ce pourquoi Zarathoustra voit cette « fête de l’âne » comme une « invention », « une brave petite folie », une joie des convalescents de l’angoisse. « Et faites cela en mémoire de moi », déclare Zarathoustra en singeant avec ironie le Fils de Dieu.

Politiquement, la majorité des électeurs aux dernières Législatives ont agi comme des chameaux, supportant tous les fardeaux ; ils ont cru devenir lions en rugissant insoumis ou rassemblés, mais ils ne sont au fond que des ânes qui braient, qui appellent papa-État. Pas des créateurs ni des enfants qui jouent.

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Voir danser les filles nues, chante Nietzsche

Après les doctes débats entre le magicien et le savant qui opposent le désir à la raison, Nietzsche/Zarathoustra se propose une relâche sous la forme d’un poème aux « filles du désert ». Car il faut que nul ne soit privé de désert ! dit en gros « l’ombre de Zarathoustra » – elle n’est pas lui mais presque lui ; elle est sa part d’ombre, sa mélancolie, toujours attachée à ses pas.

Il craint « le mauvais jeu des nuages qui passent, de l’humide mélancolie, du ciel voilé, des soleils cachés, des vents d’automne qui hurlent ». Mélancolie de l’Europe pluvieuse et grise, qui appelle le soleil et la chaleur. L’air pur des montagnes de Suisse n’est pas le seul : celui du désert existe aussi. Sans nuages gris ni noires pensées.

Et « le voyageur qui s’appelait l’ombre de Zarathoustra » de saisir une lyre et de chanter son poème aux filles du désert. « Me voilà donc assis / dans cette plus petite de toutes les oasis, / pareille à une datte, / brun, édulcoré, doré, / avide d’une ronde bouche de jeune fille, / plus encore de dents canines, /des dents de jeunes filles, / froides, blanches comme neige et tranchantes, / car c’est après elle que languit/ le cœur chaud de toutes les dattes »

Complexe de castration ? L’ombre se dit « ensphinxée » par les chatteries des très jeunes filles, inventant un mot nouveau pour dire « l’air de paradis » qu’il respire – un air de nirvana où plus rien n’est à acquérir. Bien qu’il doute : « C’est que je viens de l’Europe qui est plus incrédule que toutes les épouses mûres ». Car la danseuse « s’est tenue trop longtemps (…) sur une seule jambe ».

Ce qui manque à ces filles qui savent danser, c’est la pensée ; elles n’ont qu’« idées et caprices plus petits encore, plus fous et plus méchants » ; elles ne sont que séduction, laissant « sans avenir, sans souvenir » – comme une drogue. « Elle s’en est allée pour toujours, l’autre jambe ».

D’où le rugissement de lion que chante l’ombre de Zarathoustra, ce lion qui secoue les contraintes mais n’en est pas libéré, pas encore enfant, pas encore surhumain. « Ah ! Monte, dignité ! / Dignité vertueuse, dignité d’Européen ! / Souffle, souffle de nouveau / Soufflet de la vertu ! Ah ! / Hurler encore une fois, / hurler moralement ! / en lion moral, hurler devant les filles du désert ! / – Car les hurlements de la vertu, / délicieuses jeunes filles, / sont plus que toute chose / les ardeurs de l’Européen, les fringales de l’Européen… »

L’ombre de Zarathoustra résiste à la séduction de sphinge du sexe des jeunes filles du désert, là où il n’y a qu’à se laisser vivre, de ventre en ventre, sans s’en faire plus avant. La Morale aide à surmonter cet anéantissement, dit le lion, car le lion n’a pas encore dépassé la morale, pas plus que l’ombre qui en reste tentée. Les ardeurs vitales sont des désirs normaux, plus encore ceux des Européens qui ne vivent pas dans l’hédonisme oriental, fantasmé à l’époque de Nietzsche. Cet hédonisme est un nihilisme, une annihilation par les sens, d’une jouissance de l’instant qui se fait plus grande avec l’époque (Gide publiera en 1897, soit 13 ans après Zarathoustra, LesNourritures terrestres) : « Le désert grandit : malheur à celui qui recèle un désert ! » s’exclame l’ombre de Zarathoustra en conclusion.

Chacun a chanté son chant, le voyageur et puis l’ombre. « Le Réveil » peut commencer – au chapitre suivant.

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