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C’était mieux avant ?

Ah, qu’il était doux le bon vieux temps des valeurs et de la morale, du machisme tranquille et des rôles sociaux fixés ! Madame torchait les mioches et faisait la vaisselle tandis que Monsieur travaillait au dehors, mettait les pieds sous la table ou bricolait au garage. Las, mai 68 est passé par là, mais aussi le développement de l’instruction, de la culture et des droits avec celui de l’économie. Désormais, Madame peut rester Mademoiselle sans offusquer personne ; elle peut choisir de ne pas avoir d’enfants ou un ou deux si elle veut, quand elle veut ; elle peut bricoler au garage et laisser Monsieur torcher les mioches, tous deux travaillant au-dehors. Les rôles sociaux en sont bouleversés. D’où les mariages tardifs, après longue cohabitation à l’essai – ou pas de mariage du tout ; d’où un enfant sur deux né bâtard, « hors mariage » dit-on par euphémisme aujourd’hui ; d’où les états d’âme masculins, partagés entre androgynie pour se fondre dans la masse ou survirilité pour se distinguer des filles à cheveux courts, en jean et qui font de la boxe ; d’où les interrogations inquiètes sur l’éducation donnée aux enfants, les parents dépossédés par Internet et par l’école, cette fabrique de crétins où des enfeignants font de l’animation idéologique.

roger peyrefitte les amities particulieres film

Ah, qu’il était doux le bon vieux temps des enfants de chœur et des collèges fermés où les garçons en pension et les filles au couvent étaient préservés de toutes les souillures du monde, gardant – croyait-on – l’âme pure des oies blanches ! Il suffit de lire les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir ou Les amitiés particulières de Roger Peyrefitte (parmi bien d’autres) pour se rendre compte que le bon vieux temps, cet âge d’or, n’est qu’un mythe. Dès 7 ans, les garçonnets allaient aux louveteaux et se faisaient tripoter par le curé lorsqu’ils servaient en enfants de chœur ; dès 11 ans, on les bizutait chez les scouts, avec mise à l’air, caresses brutales et pénétrations diverses ; au même âge, le curé passait aux sucettes (la sienne enduite de confiture), et les pensionnaires se faisaient fouetter, brûler à la cigarette, pénétrer devant et derrière, jusqu’à ce qu’une amitié particulière leur offre la protection virile d’un plus grand ; dès 14 ans, lorsqu’ils étaient au travail, ils se dépravaient comme des hommes, Céline le décrit bien dans Mort à crédit.  Ce n’était guère mieux chez les filles, La religieuse de Diderot n’étant pas encore passée de mode, ni les caresses brûlantes des couvents.

balancoire

Est-ce cela que réclame le lobby chrétien intégriste de Civitas, qui cherche « à se mobiliser avec détermination contre cet enseignement sournois de la perversion aux enfants, en participant notamment à toutes ces initiatives de bon sens qui s’opposent à ces folles velléités du pouvoir, de vouloir imposer cette idéologie contre-nature dans la société et son enseignement obligatoire à nos enfants dans le système scolaire » ? Mais non, ce ne sont pas contre les curés pédophiles (fort nombreux dans l’église catholique qui interdit le mariage des prêtres), ni contre les éducateurs des collèges de garçons (traquant le péché par des confessions sur listes d’émoustillantes turpitudes et profitant des troubles) – c’est contre l’école de la république, laïque et obligatoire. Ce qu’ils veulent, c’est une « reconquête politique et sociale visant à rechristianiser la France (…) dans le sens des valeurs chrétiennes et de l’ordre naturel ».

Un groupe de pression chrétien est parfaitement légitime, puisque  juifs, islamistes, communistes et écologistes en ont. Mais le citoyen peut garder l’esprit critique sur la mythologie de tous ces « croyants ». Que défend Civitas ?

  • Valeurs chrétiennes ? « Sa dépendance à l’égard du Créateur ».
  • Ordre naturel ? « La philosophie naturelle d’Aristote et les textes du magistère traditionnel de l’Église catholique, en particulier chez saint Thomas d’Aquin et dans les encycliques sociales ».
  • Rejet ? « L’individualisme et (le) libéralisme qui rejette toute idée de dépendance vis-à-vis de valeurs que l’homme n’aurait pas définies lui-même ».

Etait-il donc dans l’ordre divin que les enfants soient mis dans des conditions quasi carcérales, voués à ne pouvoir s’aimer qu’entre eux, Dieu planant loin au-dessus ? Ne serait-il en revanche pas dans l’ordre chrétien (« laissez venir à moi les petits enfants » dit Jésus), ni dans l’ordre naturel (« l’homme est un animal politique » dit Aristote), que l’école aide chacun des enfants à s’épanouir par lui-même (« à faire fructifier son talent », dit l’Évangile) ? Une bien étrange conception de l’homme, créé pourtant « à l’image de Dieu », et de la place qui lui est sur cette terre. Une « dépendance » qui ressemble fort à un esclavage…

genre theorie civitas

« Ce qui se joue, dit Virginie Despentes, c’est pouvoir affirmer : nos enfants nous appartiennent. Entièrement. S’ils sont différents de ce que nous attendions, nous avons le droit de les éliminer. C’est pourquoi les livres les inquiètent tant, car quand les enfants apprennent à lire ils échappent à leurs parents, ils peuvent aller chercher une vision du monde différente de celle qu’on leur sert à la maison, et l’école les inquiète aussi – ce moment où les enfants ne sont plus enfermés sous leur seul contrôle ».

Propriété, appartenance, enfermement, contrôle : le citoyen raisonnable a le droit de ne pas soutenir ce genre de mouvement.

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Georges Coulonges, La terre et le moulin

georges coulonges la terre et le moulin pocket

Qui se souvient de Georges Coulonges ? Né dans le Médoc, cet homme de radio et de télé a écrit pourtant le téléfilm Pause-café, et la chanson Potemkine chantée par Jean Ferrat. Romancier du temps, de ces années 1980 à la modernité nostalgique, à la paysannerie fantasmée en régionalisme, au socialisme du terroir, à la trilogie chèvre chaud en salade, sabots suédois, poutres apparentes…

Il conte ici l’histoire d’une terre, de l’atavisme où pousse l’authentique. Marie-Paule, descendante de fermière, ne veut pas lâcher son lopin de 30 hectares et hésite donc à épouser son Pierre. Si elle mariait Raymond, cela ajouterait 25 hectares mitoyens. Et ce pigeonnier symbole de seigneurie que son père déjà avait voulu bâtir. Entre bêtes à mener au pré, tracteur à labours, fêtes de village et messes où tout le monde se regarde, la vie aux champs est la vie traditionnelle, à peine bouleversée par la télévision. La prédation des écrevisses, des goujons et des fruits commence dès l’enfance, comme le sexe avec les copains du bourg d’une centaine d’habitants. C’est qu’il s’agit de prendre et de produire, de profiter et reproduire. « Ceux qui cultivent la terre : sans qu’ils le sache, la terre les cultive » p.330. La personne n’existe pas (sauf les fous, comme Aline), n’existent que la lignée, le devoir, le statut à maintenir sous le regard de la famille et des voisins. Une France de notaires, pas d’entrepreneurs.

Nous sommes dans ces années 1980 où la France commence à changer autant qu’en un siècle. Les ruraux sont depuis devenus citadins ou rurbains ; le « retour » à la terre a été fuite du béton ou obligation du chômage ; l’écologie est devenue cet autre nom du savoir paysan. La France garde dans sa culture cet atavisme méfiant, comptable, amasseur ; fermé, peu curieux, lent à agir ; attaché à la terre, aimant les héritiers plus que les enfants, proche de la bête plus que de la nature.

On aimerait bien que ce leg quitte enfin l’esprit. Le monde a changé et change encore, tandis que la France éternelle reste accrochée aux conservatismes et à l’esprit étroit du terroir au lieu de s’ouvrir sur le monde et d’oser entreprendre.

C’est cette France là que nous conte Coulonges dans un beau roman du Quercy écrit sec, au temps où la mode à peine en naissait. Le temps du Cheval d’orgueil et de Chemin faisant où la France paysanne ne s’essayait à la modernité que sous la houlette de l’État après celle du curé : on ne quitte la polyculture autarcique que sous appellation contrôlée pour le vin ou le pruneau, on ne pratique le tabac que sous la SEITA. Récit symbolique d’une France déjà archaïque, radicale, gaulliste de la dernière heure, socialiste des copains – et seulement de la génération d’avant.

Georges Coulonges, La terre et le moulin, 1984, Pocket 2003, 332 pages, €6.36

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Carantec, chapelle de l’île Callot

Callot est une île de Bretagne comme tant d’autres sur cette côte découpée. Au confluent de deux rivières qui se jettent dans la mer, la Morlaix et la Penzé, au nord du bourg de Carantec, elle a servi de repaire aux Vikings.

Les Bretons nouvellement christianisés ne leur ont pas permis d’y rester et l’Église a récupéré cette « victoire » de la force des choses pour imposer sa loi. Les ecclésiastiques, les seuls qui savaient écrire en ce temps, en ont tissé la légende dorée. Pour en perpétuer la publicité, ils ont instauré un pèlerinage qui dure depuis 15 siècles.

Du plus loin que l’horizon permette, se dresse un minaret solitaire au plus haut point de l’île. En granit gris de rocher, il s’élance vers le ciel comme un trait d’union. Il est dédié à Marie, nœud humain de la terre et du ciel, femme qui a porté Dieu le fils en son ventre. Notre-Dame de Callote (ainsi prononce-t-on) est solitaire et élève l’âme.

On dit que Korsold, prédateur danois des environs, entassait son butin sur l’île et qu’il fut chassé par Riwallon, chef local breton immigré de Grande-Bretagne. Tel le Clovis de légende, il invoqua la Vierge à genoux et lui promit un sanctuaire si la victoire était à lui. On dit que les Danois furent massacrés « par milliers ». Pour qui a arpenté l’île Callot, le terme dizaines serait probablement plus juste… Mais la propagande politique et l’exaltation idéologique déforment et amplifient pour frapper les esprits. Les adeptes du « coup » médiatique ne datent pas de la télé !

La chapelle, promise en 502, fut donc édifiée dès 513 sous le nom de Toute-puissance, ‘ar Galloud’ devenu Callot (dont on prononce le ‘t’ final).

La superstition veut que, quatre siècles plus tard, les Normands passant par là (descendants des Vikings) aient eu peur des ombres de fougères déguisées en guerriers… C’est bien mal connaître les marins que de leur prêter de tels fantasmes, et bien mal connaître les Vikings que de leur donner des peurs de moinelettes. La marée a dû baisser, le vent sauter, ou bien le chef a changé d’avis après reconnaissance des abords – il en faut peu pour tisser la légende quand la peur est en jeu.

Reste que la chapelle est révérée, pointe avancée de la terre vers le large, à la fois horizon et au-delà. Les corsaires de Morlaix ne manquaient pas de la saluer d’un coup de canon lorsqu’ils sortaient jouer aux Vikings contre les navires et comptoirs des autres. Les révolutionnaires de Morlaix ne manquèrent pas de la saccager, avec la rage des envieux et l’avidité des partageux, volant les calices d’or, vendant les meubles et détruisant les autels. La nouvelle foi était militaire et la chapelle devint poste de commandement. L’empire permit la restauration et l’édifice a pu être à nouveau béni en 1808 ; les Calotins étaient de retour. Des paroisses entières sous bannières et croix, curé à leur tête, convergeaient sur Callot dans des dizaines d’embarcations.

Deux pardons restent célébrés chaque année à Callot, le lundi de Pentecôte et le dimanche qui suit le 15 août, fête de l’Assomption de la Vierge. Une messe est dite depuis 1952 autour du premier janvier, perpétuant une coutume ancienne. Le vent qui fait rage et le froid soudent alors plus la communauté que l’amer du clocher visible au large. L’île est accessible à pied à marée basse, à mi-marée encore par la passe aux moutons qui est une langue de sable, le reste du temps en bateau.

Le clocher ajouré résiste mieux aux vents ; depuis 1994 il supporte deux cloches dites « Bollée d’Orléans » et, depuis 1996, une troisième. L’ensemble fait carillon et sonne le fa-la-do. L’entrée de la chapelle se fait par une porte latérale. Des barques votives se balancent au plafond, un Christ polychrome du XVIème tend ses bras sur une croix du Salut de 1822 tandis qu’une plaque rappelle la victoire chrétienne sur les païens il y a 1500 ans.

Le jubé à colonnes sépare le vulgum pecus des privilégiés d’église. La Vierge de puissance portant Jésus couronné tient un sceptre fleuri ; elle a été installée au XVIIème siècle.

Dans les boiseries du chœur sont les ex-voto, telle cette casquette de la Royale, cette huile marine ou cette plaque de disparu avec une faute d’orthographe.

Dans le retable sud, une broderie d’Annaïg Le Berre, artiste de Loquénolé, présente depuis 1998 sainte Anne, mère de Marie. Elle tient sa fille et son petit-fils Jésus sur son cœur, dans l’ambiance très famille des Carantécois comme des estivants. Les tons sont bleu et or, ceux de la mer, du ciel et de la Vierge.

Les vitraux modernes sont de Pierre Chevalley en 1958, riches de couleur et denses de matière.

Que dire de l’atmosphère ? Lorsque l’on quitte la lumière du grand large, celle des îles, pour pénétrer dans cette grotte de pierres humaine, l’impression est celle du foyer qu’on retrouve et dans lequel on est au chaud, entre soi.

Le vent se tait, l’air ne pique plus les joues ni le col, l’ivresse du sel se calme dans l’encens confiné.

Tout est bien.

Dehors tout bouge sans cesse, dedans tout reste immobile. La nature terrestre est incessant mouvement, vie et mort ; la chapelle chrétienne veut donner le sens de l’éternité dans l’immuable, pétrification des personnages et des symboles. Les êtres y sont de bois, de pierre ou de peinture, la lumière est tamisée, les fleurs séchées, les objets n’y ont plus d’utilité que celle du vœu. Tout est intérieur, la vie n’est plus excitation extérieure mais divin en soi. Que l’on ait ou non la foi, cette mise en scène parle aux humains que nous sommes.

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Presqu’île de Crozon

Article repris sur Medium4You.

La bête géologique qui mord rageusement l’océan sur les cartes de Bretagne a une langue trifide : c’est la presqu’île de Crozon. Les vagues salées ont giflé les roches tendres jusqu’à ce qu’il ne reste que la peau et les os du grès armoricain. La croix de roc qui s’avance vers le large est en à-pic sur l’eau et ne garde pas beaucoup de terre. D’où son aspect désolé, inexploitable sauf pour quelque élevage, et sa préservation « naturelle » jusqu’à nos jours.

Au nord, Brest, port de guerre où les sous-marins gîtent à l’Île Longue ; au sud Douarnenez, port de pêche et capitale européenne de la conserve de poisson ; au centre Camaret, port langoustier qui sert aux peintres du dimanche ; au pied de la croix, Crozon, gros bourg où il faut aller voir le massacre des Arméniens, soldats convertis au Christ sous Hadrien, sur un retable de 1602.

Ce qui importe, sur la presqu’île, ce sont ses points de vue et ses paysages. Les pointes rocheuses s’avancent haut sur les flots, permettant au regard d’aller loin. La pointe des Espagnols – la plus remaniée, la moins sauvage – permet de surplomber Brest et sa rade. Des découpes de la côte vers le large jusqu’au porte-avion désarmé à quai au loin, l’estuaire qui mène à Brest est rempli, pendant que nous sommes là, du vacarme d’un hélicoptère Marine et de deux vedettes rapides. Un sous-marin entre en rade, rasant l’eau, son château dressé comme un aileron sur la surface. Probablement un « nuc » – nucléaire lanceur d’engins. Vedettes et hélico chassent les bateaux de pêche et de plaisance qui peinent à sortir du goulet.

Le fort des Espagnols, construit par eux pour soutenir la Ligue, repris par les Français et renforcé en bunker par les Allemands, est un poste de guet européen au-dessus de la rade. Il est aménagé en musée, avec de curieuses plaques diapositives dans ses meurtrières.

Camaret sert surtout à déjeuner, le front de mer est garni de bistrots, pizzerias et restaurants pour tous les goûts et à tous les prix. La tour et la chapelle Vauban rappellent que l’endroit était fort convoité par les autres Européens, aux temps des guerres fratricides. Une escadre anglaise fut mise à mal en 1694 par les dragons du fort et les batteries cachées. En revanche, nulle trace du fameux curé de la chanson chère aux marins. Les petits ne la connaissent pas.

La pointe du Toulinguet surplombe Camaret au nord-ouest, déchiquetée comme si le chien de mer s’était amusé à s’y faire les dents depuis des millénaires. Un sémaphore de la Marine dresse ses tours blanches tandis que la plage de Pen-Hat étale langoureusement son sable blond tentateur ; les peaux tendres à peine hâlées encore, aspirent à s’y rouler avant de se jeter à l’eau.

En face, la pointe de Pen-Hir. Le chemin étroit qui mène au bout est bordé de lande rase vers la mer et de perspectives d’arbres et de prairies vers la ville. Nous sommes au cœur des contrastes crozoniens. Pen-Hir est célèbre pour ces Tas de Pois, trois rochers de taille décroissante qui essaiment sur la mer. Les voiliers aiment la prouesse de passer entre deux, lorsque le vent le permet. Un gigantesque monument aux marins, soldats et résistants, est élevé en béton un peu plus loin, tandis qu’un hélico effectue des manœuvres au ras de la falaise, côté Toulinguet.

Pour aller sur la pointe de Dinan, il faut repasser par Crozon, en longeant la large plage de la baie. Elle fait envie aussi, mais on ne va pas s’arrêter à toutes les plages ! D’ailleurs, le vent souffle fort sur la pointe ; il faut se rhabiller et mettre des chaussures. Le chemin qui longe la falaise permet de belles vues mais exige de tenir les gamins à l’œil (les plus petits à la main). Le regard plonge en effet vers les flots, une quarantaine de mètres plus bas. On aperçoit au loin des Tas de Pois, dans une brume marine d’un bleuté fort seyant.

A nos pieds s’élève le Château de Dinan, une pointe de pointe, sous laquelle la mer a creusé une arche, dite ‘percée des Korrigans’. Ce sont des esprits malicieux, souvent malfaisant, que l’on accuse d’avoir creusé là – comme si l’œuvre de Dieu se devait de rester immuable, sans aucune des usures du temps… L’arche soupire en cadence à chaque vague qui lessive. Le sentier étroit qui mène sur le château est fort caillouteux, suspendu au-dessus du vide, mais s’il n’y avait aucun risque on ne sortirait pas de chez soi. Il suffit de responsabiliser, surtout être bien chaussé de semelles à relief. Au retour apparaît une petite plage inviolable, sur la gauche, à l’abri du vent. Un fort désir de se tremper renaît, mais l’endroit n’est accessible que par la mer, à ce qu’il semble…

Direction le cap de la Chèvre, au bout de l’autre bras de la croix. Il n’y a pas vraiment de route, mais nous évitons de revenir à Crozon pour passer par Morgat. C’est là que se déploie le paysage de landes rases à bruyères, dont les petites fleurs mauves éclatent sous le soleil. La plage de la Palud étale ses dunes basses, longuement, côté large et les rouleaux s’y écrasent, inlassablement. Mais l’endroit est peu sûr avec de grandes vagues ; nous préférons l’une des plages de Morgat.

Les gamins rencontrés au parking du Cap de la Chèvre semblent avoir été fourrés tels quels à l’arrière de la voiture au sortir des vagues. Leur peau, agacée de sel et de rayons n’est pas prête à enfiler un quelconque tee-shirt et c’est torse nu qu’ils veulent se promener. Malgré l’air qui souffle comme sur toutes les pointes. Mais cet âge tendre a le sang chaud et ils ne tiennent pas en place, farfadets en short et sandales. D’ailleurs ils sont beaux à voir, graciles et musclés, dorés par le soleil.

Des craves à bec rouge nous regardent, l’œil torve, passer sur la lande. Les ajoncs font briller leurs gouttes d’or. Le poste d’observation était fort apprécié des Allemands il y a un demi-siècle ; on y voit en effet Pen Hir et ses Tas en pois, l’île de Sein où attend le recteur, le cap Sizun et les ‘finis terae’, ces Finistère bouts du monde connus que sont la pointe du Raz et celle de Van, vers Douarnenez. Le monument aux pilotes disparus en mer figure une aile d’avion plantée au sol, tandis qu’une crypte-labyrinthe serpente à son pied, gravée de tous les noms. Les kids s’y engouffrent d’un bond, pressés d’explorer et – je le soupçonne, de se mettre à l’abri du vent.

C’est au large de ce cap que la légende situe la ville d’Ys, capitale du roi Gradlon, chantée dans les lais de Marie de France. Dans le Trou Dahut, ce père indigne aurait précipité sa fille, sous prétexte qu’elle se livrait ‘à la débauche’. Satan-le-beau aurait séduit Dahut pour qu’il lui livre les clés de la digue. Un saint a prévenu le roi et Dieu, qui se mêle de tout, a décidé de la punir : les flots engloutiront la ville, comme à Sodome. Depuis, tous les garçons font la chasse au Dahut, surtout quand les cloches les appellent. Il existe une autre histoire de Dahut dans les Alpes…

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Shane Stevens, Au-delà du mal

Voici pour les vacances un pavé bien saignant et captivant. Pavé par ses 891 pages, saignant parce que plus d’une centaine de femmes violées, d’enfants fouettés, de meurtres par éventration s’y produisent. Captivant parce que l’auteur écrit direct, un fait à chaque paragraphe, qu’il panache comme des séquences de film. Le livre est en trois parties : le bandit, le journaliste enquêteur, la rencontre finale. Nous sommes dans un western, ce mythe de l’Amérique, qui passe de la côte californienne à la côte est, de Los Angeles où tout commence à New York où tout finit toujours.

Qui se souvient de Caryl Chessman ? Ce petit malfrat, braqueur avec armes et violeur récidiviste, a été condamné à mort. Aidé par les intellos contre la chaise électrique, il a engagé toutes les procédures, écrit quatre livres, passé 12 ans dans les couloirs de la mort avant de la rencontrer dans la chambre au cyanure. C’était en 1960. Et si ses viols avaient produit leurs fruits ? C’est ce qu’imagine l’auteur. Ainsi naît Thomas, garçon détesté par sa mère, haï par son père officiel qui sait qu’il n’est pas de lui et qui disparaîtra bientôt, minable, tué dans un braquage foireux. L’enfant est dressé par sa mère au fouet, habitué à la haine. Il finira par l’assassiner à 10 ans et à brûler son corps dans la chaudière. Interné pour cela, il apprendra à ruser pour se fondre dans la société des humains, à jamais amputé de toute empathie et de tout amour.

Il apprend beaucoup par la télévision, notamment sur les mille manières de se fondre dans la société américaine très libre (avant le Patriot Act) où il suffit d’une date de naissance et d’une adresse pour se procurer tous les papiers d’identité nécessaires. Thomas s’évade à 25 ans de l’hôpital psychiatrique en se faisant passer pour mort : il assassine froidement son co-évadé et il lui met son portefeuille et ses vêtements, défonçant son visage pour qu’on ne le reconnaisse pas. Il a subtilisé ses photos et empreintes dans les dossiers de l’hôpital. Le voilà neuf, il ne songe qu’à se venger. Il adule celui qu’il croit son vrai père, Caryl Chessman, il viole et tue en son honneur. Beau gosse, il attire. La baise lui répugne, préférant les pipes, jouissant surtout de se vautrer dans le sang. De ville en ville, il sème son lot de cadavres.

Nous suivons le tueur, l’enquête des polices locale et fédérale, la quête du journaliste d’investigation. Mais l’auteur ne se contente pas d’un thriller sur un tueur en série. Il veut mettre en scène toute l’Amérique. Il passe donc en revue les regards indifférents des voisins de campagne sur l’enfant battu, la solitude des filles seules autour de trente ans, l’enchevêtrement des lois et règlements entre états et fédération, la corruption politique, la spéculation immobilière, les liens des politiciens avec la pègre, la naïveté bobo des psy sur la cure des détraqués, l’usage politique des informations de presse, les maîtresses obligées de tout homme de pouvoir, les petites manipulations entre amis, l’envie de lynchage des « bons citoyens » outrés, l’ère de paranoïa Nixon… C’est une radiographie des États-Unis des années 1970 qui surgit de l’action.

‘Pour cause de démence’ (titre américain d’Au-delà du mal) est un grand livre. Il donne le pourquoi de l’ère Reagan qui suivra, dans les années 1980. Et il se lit comme un thriller, ce qui n’est pas rien en vacances !

Shane Steven, Au-delà du mal (By Reason of Insanity), 1979, Pocket février 2011, 891 pages, €8.45

DVD Crimes of the 20th Century avec bonus : By Reason of Insanity, Sanctuary 2004, €12.49 (en anglais)

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Céline et les bons trucs pour vivre en société

Dans son premier roman, Céline donne sa philosophie de l’existence. Il a déjà 38 ans et acquis une expérience humaine au travers des écoles, de l’apprentissage, de l’armée, de l’arrière, des colonies, de l’Amérique et de la banlieue parisienne. Le peuple, dont il sort, n’est armé que de sa débrouille, il n’a pas fait d’études et n’a pas l’usage familial de la bonne société. Donc il observe, il note, il retient ce qui marche.

Par exemple le culot. Quand on ne sait pas, on affirme. L’énergie développée en société entraîne les autres et vous voilà reconnu, suivi. « Pour qu’on vous croye raisonnable, rien de tel que de posséder un sacré culot. Quand on a un bon culot, ça suffit, presque tout alors vous est permis, absolument tout, on a la majorité pour soi et c’est la majorité qui décrète de ce qui est fou et de ce qui ne l’est pas » p.61.

Pour bien s’entendre avec les autres, il faut savoir se taire et écouter. Ce n’est pas gueuler plus fort ni montrer qu’on a la plus grosse qui compte, mais faire parler et acquiescer. « Ce qu’il faut au fond pour obtenir une sorte de paix avec les hommes, officiers ou non, armistices fragiles il est vrai, mais précieux quand même, c’est leur permettre en toutes circonstances de s’étaler, de se vautrer parmi les vantardises niaises. Il n’y a pas de vanité intelligente. C’est un instinct » p.122.

Aimer est dangereux, on ne sait pas où on met les pieds. « Tant qu’il faut aimer quelque chose, on risque moins avec les enfants qu’avec les hommes, on a au moins l’excuse d’espérer qu’ils seront moins carnes que nous autres plus tard. On ne savait pas » p.242. Ainsi Bébert, le môme de sept ans qui mourra comme le gamin de Camus dans ‘La peste’, absurde. Céline donnera le nom à son chat, douze ans plus tard, pour en perpétuer le souvenir.

Se faire aimer n’est pas difficile au fond, il suffit de se montrer vulnérable et bien gentil. Les femmes n’y résistent pas, mais (c’est moins connu) les patrons non plus. « Un patron se trouve toujours un peu rassuré par l’ignominie de son personnel. L’esclave doit être coûte que coûte un peu et même beaucoup méprisable. Un ensemble de petites tares chroniques morales et physiques justifie le sort qui l’accable. La terre tourne mieux ainsi puisque chacun se trouve dessus à sa place méritée » p.428.

Pour régner, deux méthodes de la « civilisation ». Il y a la classique et la moderne. « A Topo en somme, tout minuscule que fut l’endroit, il y avait quand même place pour deux systèmes de civilisation, celle du lieutenant Grappa, plutôt à la romaine, qui fouettait le soumis pour en extraire simplement le tribut, (…) et puis le système Alcide proprement dit, plus compliqué, dans lequel se discernait déjà les signes du second stade civilisateur, la naissance dans chaque tirailleur d’un client, combinaison commercialo-militaire en somme, beaucoup plus moderne, plus hypocrite, la nôtre » p.156.

Quelqu’un vous impressionne ? Vous êtes tétanisé devant lui, bredouillant et incapable de penser ? Ôtez donc les oripeaux du prestige social pour voir l’homme nu. C’est ce que font les ados de nos jours en se prenant en plus simple appareil au bout de leur téléphone portable et s’exhiber sur leur fesses-book. Il fallait y penser, Céline était un précurseur ! « Et puis je me l’imaginais, pour m’amuser, tout nu devant son autel [le curé]… C’est ainsi qu’il faut s’habituer à transposer dès le premier abord les hommes qui viennent vous rendre visite, on les comprend bien plus vite après ça, on discerne tout de suite dans n’importe quel personnage sa réalité d’énorme et d’avide asticot. C’est un bon truc d’imagination. Son sale prestige se dissipe, s’évapore. Tout nu, il ne reste plus devant vous en somme qu’une pauvre besace prétentieuse et vantarde qui s’évertue à bafouiller futilement dans un genre ou un autre » p.336.

Les passions sont comme les orages, aveugles et sourds. Pour remettre les idées en place, rien de tel qu’un choc. « Depuis toujours l’envie me prenait de claquer une tête ainsi possédée par la colère pour voir comment elles tournent les têtes en colère dans ces cas-là. Ça ou un beau chèque, c’est ce qu’il faut pour voir d’un seul coup virer d’un bond toutes les passions qui sont à louvoyer dans une tête » p.470. On aura noté que la violence n’est pas seulement physique : agir sur les bas instincts de la possession et de l’avarice – par « un beau chèque » – fonctionne tout aussi bien. La carotte plutôt que le bâton, mais les deux méthodes ont le même résultat de ramener à la raison.

Il est malin, Céline, comme le peuple n’est pas fort il est malin. Ce pourquoi le ‘Voyage’ est comme ‘l’Odyssée’ avec un rusé Ulysse en quête de sens.

Louis-Ferdinand Céline, Romans 1 – Voyage au bout de la nuit – Mort à crédit, édition  Henri Godard, Pléiade Gallimard 1981, 1582 pages, €54.63

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Folio plus classiques, 614 pages, €8.93

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Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

« Ca a débuté comme ça » est la première phrase du roman. Elle vous dit tout sur le reste : le fil de l’eau qu’est la vie, « voyage dans l’hiver et dans la nuit », le destin qu’est le « ça » contre lequel on ne peut rien, le style populaire qui véhicule l’émotion avant la raison. « Ça a débuté comme ça », par la guerre, la grande, l’absurde – stupidement célébrée ces dernières années ; puis l’arrière et ses fumiers profiteurs et ses poules avides de sexe ; puis la colonie où l’on envoie les ratés, les vicieux, les petits maîtres ; puis l’Amérique, ce rêve de modernité où la machine va plus vite mais n’a pas plus de cœur ; enfin la banlieue, autour de Paris, la « zone » où survivent les pauvres, les petits, les sans grades, dans la boue, le voisinage haineux et la peur de manquer. Et toujours Robinson, le double caricatural de Céline, solitaire et démerde comme le naufragé de Defoe. « Ça a débuté comme ça » et ça finit par un remorqueur sur la Seine, qui emporte tout, « qu’on n’en parle plus ». C’est la dernière phrase du livre.

Mais entre temps, on en a parlé, sur 504 pages Pléiade. Avec crudité et fine observation, avec cynisme et moments d’émotion, avec amertume et rire. La vie, quoi. Le ‘Voyage’ est l’Odyssée moderne avec la guerre industrielle comme Iliade, qui dissout les héros dans la crasse et les puces. Céline n’est pas un voyeur misérabiliste qui jouit de l’indigence des autres en se croyant au-dessus. Céline n’est pas Zola. Il en est, lui, de ce peuple petit pauvre, issu d’un couple d’employé subalterne aux assurances et d’une boutiquière en mode du passage Choiseul. Céline s’est arrêté au certificat d’études, à 12 ans. Il n’a repris l’école qu’après la guerre, passant un bac oral – light – pour anciens combattants et parce qu’on manquait cruellement d’instruits après les millions de morts. Il a fait l’école de médecine, la voie de l’enseignement professionnel, avant de finir son diplôme en faculté. Il n’a jamais soigné que les pauvres, Céline, et quelques mois les ratés de Sigmaringen. Le peuple, il connaît : il en est. Peut-être est-ce justement parce qu’il n’est pas un intello bourgeois intégré au « milieu » littéraire avec plein de copains médiatiques qu’il a raté le prix Goncourt en 1932 pour ‘Voyage’. La mode l’a attribué à un écrivaillon dont on s’est empressé d’oublier jusqu’au nom, tant les prix récompensent rarement le talent mais plutôt la lèche. On lit encore ‘Voyage au bout de la nuit’, il y a belle lurette qu’on a oublié ‘Les loups’, prix Goncourt 1932 !

Le populo, Louis-Ferdinand Céline le sait par cœur. « Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, le même cinoche, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante, d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques » p.346.

Ils habitent loin du centre, où c’est pas cher et où on dépense rien pour eux. « Les ébauches des rues qu’il y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendant, les chemises des pauvres, à entendre le bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boites à ordures » p.95. En métropole ou aux colonies, même combat : « La négrerie pue sa misère, ses vanités interminables, ses résignations immondes ; en somme tout comme les pauvres de chez nous mais avec plus d’enfants et encore moins de linge sale et moins de vin rouge autour » p.142.

Toute leur vie, leur énergie, leurs désirs, sont brimés par les maîtres et leur condition vile. « Presque tous les désirs du pauvre sont punis de prison » p.200. Ils sont dressés dès l’enfance, les pauvres. « Ils ne savent pas encore ces mignons que tout se paye. Ils croient que c’est par gentillesse que les grandes personnes derrière les comptoirs enluminés incitent les clients à s’offrir les merveilles qu’ils amassent et dominent et défendent avec des vociférants sourires. Ils ne connaissent pas la loi, les enfants. C’est à coup de gifles que les parents la leur apprennent la loi et les défendent contre les plaisirs » p.312. Alors ils se vengent dès qu’ils peuvent, les pauvres, sur les autres qu’ils jalousent, sur les plus faibles qu’eux surtout. Comme aux colonies.

La philosophie du pauvre est le destin, le renoncement. « Sa formidable résignation l’accablait, cette qualité de base qui rend les pauvres gens de l’armée ou d’ailleurs aussi faciles à tuer qu’à faire vivre. Jamais, ou presque, ils ne demanderont le pourquoi les petits, de tout ce qu’ils supportent » p.151. Ceux qui ont les moyens, sur cette terre, sont des demi-dieux. « Les riches n’ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer. Ils les font travailler les gens comme ils disent. Ils ne font pas le mal eux-mêmes, les riches. Ils payent. On fait tout pour leur plaire et tout le monde est bien content. (…) Les femmes des riches bien nourries, bien menties, bien reposées elles, deviennent jolies. Ca c’est vrai. Après tout ça suffit peut-être. On ne sait pas. Ca serait au moins une raison pour exister » p.332.

D’où le divorce entre la cucuterie d’idéal pour les riches et la condition réelle du peuple : « Pour Lola, la France demeurait une sorte d’entité chevaleresque, aux contours peu définis dans l’espace et le temps, mais en ce moment dangereusement blessée et à cause de cela même très excitante. Moi, quand on me parlait de la France, je pensais irrésistiblement à mes tripes, alors forcément, j’étais beaucoup plus réservé pour ce qui concerne l’enthousiasme » p.52. Quelle çonnerie, la guerre ! disait l’autre. Le peuple est réaliste, naturel, il ne se grise pas de mots. « L’esprit est content avec des phrases, le corps c’est pas pareil, il est plus difficile lui, il lui faut des muscles. C’est quelque chose de toujours vrai un corps » p.272. Céline est matérialiste, pas idéaliste ! « L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal » p.52

La vérité est dans la matière et l’amour « vrai » veut toucher, peloter, baiser. Telle Sophie la Slovaque : « Élastique ! Nerveuse ! Étonnante au possible ! Elle n’était diminuée cette beauté par aucune de ces fausses ou véritables pudeurs qui gênent tant les conversations trop occidentales. (…) L’ère de ces joies vivantes, des grandes harmonies indéniables, physiologiques, comparatives est encore à venir… (…) Permission d’abord de la Mort et des Mots… Que de chichis puants ! C’est barbouillé d’une crasse épaisse de symboles, et capitonné jusqu’au trognon d’excréments artistiques que l’homme distingué va tirer son coup… » p.472. La nature est vigoureuse et saine, le naturel est beau et désirable. Les nègres musclés et leurs femmes aux seins nus sont « tout juste issus de la nature si vigoureuse et si proche » p.150. En Afrique, la nature a plus de force qu’ailleurs, racine de la fascination de Céline pour le biologisme nazi. « La végétation bouffie des jardins tenait à grand-peine, agressive, farouche, entre les palissades, éclatantes frondaisons formant laitues en délire autour de chaque maison » p.143 « L’infinie forêt, moutonnante de cimes jaunes et rouges et vertes, peuplant, pressurant monts et vallées, monstrueusement abondante comme le ciel et l’eau » p.163. Éternel retour pour ces « bestioles du bled qui se coursent pour s’enfiler ou se bouffer, j’en sais rien » p.164.

L’amour romantique est l’opium du pauvre, le film des pulsions, la guimauve commerciale. Les pauvres piquent ça aux bourgeois, selon la « civilisation des mœurs » du haut vers le bas, chère à Norbert Elias. « Les trucs aux sentiments que tu veux faire, veux-tu que je te dise à quoi ça ressemble, moi ? Ca ressemble à faire l’amour dans les chiottes ! » p.493. L’Hamour, disait Flaubert par dérision, « l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches » dit Céline p.8. Montherlant écrira ses ‘Jeunes filles’ pour dire pareil et Matzneff ses ‘Lèvres menteuses’.

Bien sûr, l’émotion existe sous les oripeaux idéalisés. Les mots ne disent pas le vrai. Le film n’est pas la réalité. La vacherie est première mais parfois l’être se révèle. « Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux s’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour » p.395. « Moi (…) un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres » p.496. Ce qu’ont Alcide le sergent colonial qui trafique pour payer la pension chez les sœurs d’une nièce de dix ans ; et Molly la pute américaine, qui entretient les amants auxquels elle tient.

Malgré le ton et le cynisme, il y a du rire chez Céline. Rien que les noms donnés aux bateaux ou lieux-dits des colonies valent leur pesant de sexe. Il est partout présent, depuis le bateau Amiral Bragueton (braguette) suivi du Papaoutah (empapaouter), de la compagnie Pordurière (amalgame de portuaire et ordurière), jusqu’à San Tapeta (tapette), lieu d’où il est embarqué sur la galère Infanta Combitta (con-bite)… Le boy noir est « lascif comme un chat » (p.143), les petits nègres aiment à se faire caresser sous la culotte (p.167) – tout comme Bébert, neveu de concierge du Raincy, sept ans, qui « se touche » : « C’est pas vrai, c’est le môme Gagat qui m’a proposé… » p.244. Gaga, bien sûr, c’est comme ça que ça rend, l’astiquage de tige. Céline appellera son chat Bébert, du nom du môme qu’est crevé d’une mauvaise typhoïde, en 1944. Il y a encore le curé Protiste, au nom d’unicellulaire ou le chercheur biologiste russe Parapine… Saint Antoine, alias San Antonio, le patron des cochons, s’en est inspiré. Lire encore la description en Amérique du dieu Dollar (p.193) auquel on va rendre ses dévotions à mi-voix devant un minuscule guichet, comme au confessionnal. Avant d’aller déféquer dans les cathédrales à merde, en sous-sol, où chacun attend son tour à la queue pour se déculotter.

C’est un moment d’humanité carabinée que ce Céline là.

Louis-Ferdinand Céline, Romans 1 – Voyage au bout de la nuit – Mort à crédit, édition  Henri Godard, Pléiade Gallimard 1981, 1582 pages, €54.63

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Folio plus classiques, 614 pages, €8.93

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Mario Vargas Llosa, La guerre de la fin du monde

Les décennies 1970-1980 aimaient lire ; la culture avait explosé dans la lignée de 1968 et chacun était avide de savoir. Les auteurs en profitaient pour se lancer dans leur ‘Guerre et paix’. Nous trouvions des ouvrages aussi bien garnis en pages que ‘Le pavillon des cancéreux’, ‘La gloire de l’empire’ ou ‘Cent ans de solitude’. Il s’agissait de décrire un univers total, une Somme au sens théologique qui dirait tout du monde et des hommes. Vargas Llosa en a profité pour sortir son pavé : ‘La guerre de la fin du monde’.

Le roman se situe en une fin de siècle, vers 1897, dans un pays neuf, le Brésil, qui vient de s’émanciper de l’empire portugais pour créer une république indépendante. Mais la république, pour les masses tenues par les curés, est le diable, le Chien comme ils disent. La république ne veut-elle pas recenser les hommes pour établir l’impôt ? Ce classement technocratique n’est-il pas le prélude à un retour de l’esclavage, aboli par la monarchie ? Tous les délaissés, les prostituées, les bancroches, les bandits se rebellent contre l’établissement de l’État. Anarchistes ou libertariens, c’est selon, ils suivent un prophète illuminé, Antonio qu’ils appellent le Conseiller. Celui-ci déclare que son royaume n’est pas de ce monde et que l’Apocalypse arrive à bride abattue, menée par les républicains, francs-maçons anglo-saxons et autres pas très catholiques. Il s’agit donc de se retirer loin des villes, dans le sertao du Nordeste, pour fonder un phalanstère. Là, dans la solitude et la prière, chacun pourra se purifier avant de se présenter devant le Père.

De cet épisode peu connu – mais réel – de l’histoire brésilienne, Vargas Llosa fait un conte philosophique. Il évoque le millénarisme, les mouvements de foule, le merveilleux qui saisit les gueux. Il compose une galerie de personnages attachants qu’il suit dans leur destin improbable jusqu’au bout. Car tout se terminera par le retour à l’ordre, trois expéditions militaires échouent devant les jagunços (bravaches ou rebelles) ; mais la quatrième, où la république a mis « les moyens » triomphe : il y aura très peu de survivants à cette guerre d’État contre communauté.

Les statuts se croisent, c’est ce qui fait le sel du conte. Le baron de Canabrava, riche propriétaire terrien, monarchiste et conservateur, se trouve déstabilisé par la foi des humbles ; ils brûlent deux de ses fermes et sa femme en devient folle. Il voit alors combien sont vains les petits combats politiciens contre la subversion de l’ordre au nom de l’Ailleurs. Il renonce à la politique au profit de son rival républicain, un jacobin à poigne, pour que survive l’État de Bahia dans la fédération du Brésil. Le révolutionnaire communard Galileo Gall (surnom qu’il s’est choisi), aspire ardemment à la révolution contre la bourgeoisie. Il prône la liberté totale et l’amour libre. Mais lorsqu’il viole la femme d’un gueux, adepte du Conseiller, dans un moment de désir reichien, il s’aperçoit que des notions aussi archaïques que l’honneur viennent se mettre en travers de l’utopie. Il n’ira pas à Canudos, village aux centaines de maisons où réside le Conseiller, qui s’est isolé en brûlant tous les alentours. Il disparaîtra dans un duel absurde, pour une femme qu’il n’aime pas et qui ne l’aime pas, simplement parce qu’il a obéit à ses instincts animaux. Un journaliste bigleux et très laid, affligé de crises d’éternuements interminables, est allé à Canudos. Non par conviction mais pour savoir la vérité. Il y découvre l’élan social de la communauté et, pour lui, l’amour que sa laideur lui a toujours refusé.

L’État, c’est la contrainte, l’anti-communauté. L’armée, c’est la bêtise, l’anti-efficacité. L’armée symbolise l’État, elle promeut les plus stupides, ceux qui ont pris du galon parce qu’ils n’ont jamais d’initiative, se contentant d’obéir aveuglément aux ordres et au manuel. D’où les pertes lorsque des soldats vêtus de flanelle, portant pantalon rouge qui se voit de loin, épuisés par les marches sous le soleil, rencontrent les paysans du cru, reposés et connaissant le terrain, camouflés par des herbes et autres ruses d’indiens. Les soldats chargent sabre au clair, ils se font allumer. C’est bravache et inutile, comme l’honneur. L’honneur est la vertu des imbéciles, la carapace rigide qui camoufle le vide intérieur. L’État, l’armée, l’honneur, forment une constellation philosophique à laquelle s’opposent la communauté, l’organisation à la base et la foi. Telle est la leçon du conte, racontée somptueusement par l’auteur.

Ne vous laissez pas rebuter par le nombre élevé de pages, vous serez captivés par cette histoire éternelle.

Mario Vargas Llosa, La guerre de la fin du monde (La guerra del fin del mundo), 1981, Folio, 700 pages

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