
Adamsberg, le commissaire vargasien, n’est pas Maigret qui observe et médite, avant d’analyser avec sa raison. Pour faire genre, Fred Vargas récuse la raison, trop positiviste à ses yeux, pour « pelleter les nuages ». De ces brumes intuitives doivent ressortir des pistes qui mèneront aux comparses, puis aux criminels. De là ces entrelacs d’anecdotes sans queue ni tête, qui ne prennent sens que lorsque l’on a du recul et de la hauteur. Le lecteur est volontairement perdu dans des labyrinthes loufoques, avant que la tapisserie bigarrée révèle ses motifs.
D’où ces pieds coupés à Londres, devant le cimetière de Highgate cher à Bram Stoker, qu’un lord bourré annonce aux policiers qui passent dans la rue après un colloque ennuyeux. D’où ces questions de non-sens qui saisissent Adamsberg et son adjoint Danglard. Les dérives vers l’oncle bouffé par un ours et dont la veuve a fait mettre la peau comme tapis dans son salon. Et puis, dès sa rentrée à Paris, un meurtre étrange : un vieux massacré et éparpillé façon puzzle. Il y a plus de 460 morceaux dans toutes la pièce, en insistant sur toutes les articulations de locomotion (doigts, pieds, mains, genoux, coudes) et sur les organes de la vie (cœur, foie, cerveau), sans parler des dents, systématiquement broyées fin.
Un soupçonné coupable idéal : Émile, ancien taulard employé comme jardinier qui n’hésitait pas à,subtiliser au vieux des billets de temps à autre. Mais il jure qu’il ne l’a pas tué, au contraire, c’était sa poule aux œufs d’or. L’autre adjoint Mordent le met en garde-à-vue immédiate, malgré l’absence de toute preuve matérielle concrète : « ordre d’en haut », dit-il. Le commissaire, pourtant chargé de l’enquête, s’interroge. Pourquoi tant de hâte et éviter de passer par lui ? Veut-on cacher quelque-chose ou protéger quelqu’un ? Émile ne fait qu’un bond pour s’enfuir, heurtant d’un bon coup là où il faut le Mordent et la Rettancourt qui l’entourent. Il n’est pas retrouvé – sauf par Adamsberg qui l’a fait parler et auprès de qui il a évoqué son amour pour son chien laissé en pension durant sa tôle. Mais on lui tire dessus – pourquoi donc ?
La brigade court après le taulard, mais le massacreur se manifeste chez Adamsberg directement, et ce n’est pas Émile. Il surgit un tôt matin sous la forme d’un jeune homme déguisé en gothique, tee-shirt noir portant des os blancs pour dessiner le squelette, langage brutal et injures assorties. Ne lui connaissant aucun nom, Adamsberg le surnomme le Zerk, abrégé francisé du mot allemand imprononçable Zerquestcher – le massacreur. Parce que d’autres crimes du même genre ont eu lieu en Europe, ce qui élargit la perspective. Il y a pire : le Zerk se présente comme « le fils » d’Adamsberg, qu’il aurait eu 29 ans plus tôt sans le savoir, lorsqu’il était encore adolescent, dans son village du pays basque avec une fille du coin, un soir près d’un pont. Coup unique, coup au but. Le commissaire en est abasourdi et laisse fuir le jeune homme qui, au fond, semble vouloir plus se venger de l’indifférence de son père que le tuer. Cela lui fait un second fils, le petit Tom d’un an et quelque étant en vacances en Bretagne avec sa mère de hasard.
Si vous suivez toujours, la brigade s’éparpille. Danglard poursuit ses chimères de pieds coupés anglais, Mordent veut absolument incriminer Adamsberg en essaimant des indices qui conduisent à l’incriminer (une douille, de la pelure de crayon), cela pour motif personnel : faire libérer sa fille droguée découverte en mauvaise compagnie alors qu’un crime a été commis dans un squat. Quant au commissaire, il part carrément en voyage en Serbie. Pour quoi faire ? Parce que nombre d’assassinés éparpillés en Europe avaient tous un nom commençant en Plog et que c’est dans un certain village écrit en cyrillique sur une carte postale du patron d’Émile que ces noms sont apparus dans l’histoire.
Le lecteur tombe de Charybde en Scylla, passant des pieds de Londres aux miettes de Paris puis aux vampires serbes. Car une tombe maudite est Plog, et l’on dit que les cadavres dévorent tout, comme l’ours a fait de l’oncle, si vous avez suivi. Je ne peux pas tout dire, mais c’est tout à la fois saugrenu et salé. Adamsberg manque d’y rester, saucissonné nu dans un caveau près d’une femme vampire – qui se contente de soupirer. Comment s’en est-il sorti ? Le chapeau de l’auteur est vaste et elle y trouve toujours quelque chose à en sortir en guise de pirouette.
Un roman policier peu classique mais savoureux, de la meilleure encre Vargas, intello archéologue de la peste qui ne se prend pas toujours au sérieux (du moins dans ses romans). Il faut s’accrocher, garder une bonne mémoire, mais le paysage est varié et riche en action. Le criminel, supérieurement intelligent, n’a qu’à bien se tenir !
Fred Vargas, Un lieu incertain, 2008, J’ai lu policier 2013, 384 pages, €8,60, e-book Kindle €8,49
(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)
Les romans de Fred Vargas déjà chroniqués sur ce blog






















































Commentaires récents