Frédéric Nietzsche

Nietzsche et son singe

Zarathoustra chemine et parvient à la porte d’une grande ville. « De là, un fou écumant sauta sur lui, les bras étendus, et lui barra le passage. » C’est celui que les gens appellent « le singe de Zarathoustra », celui qui reprend quelques-unes de ses paroles et sa tournure de phrases. Mais qui n’est pas Zarathoustra et est bien loin d’avoir acquis sa sagesse !

Il vilipende la grande ville. « C’est ici l’enfer pour les pensées solitaires. Ici l’on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie. Ici pourrissent tous les grands sentiments : ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments, secs comme des castagnettes. » Le singe méprise les petits intellos et leur verbiage vain ; il méprise les petit-bourgeois et leurs sentiments pas ; il méprise le petit populo et ses passions volages. On croirait du Zemmour. L’histrion des années 2020 apparaît comme le singe du singe de Zarathoustra, lui qui encense le Z des chars de Poutine.

Zemmour, comme Mélenchon, sont dans la France des années 2020 des provocateurs qui ne cherchent – en bonne agitation trotskiste issue tout droit des nervis du nazisme – qu’à foutre le bordel, établir le chaos, afin de se présenter soudain comme organisateurs du retour à l’Ordre – sous leurs ordres, bien entendu. Ce n’est pas pour rien que Mélenchon adule Poutine, après El Hassad et Chávez, et même Saddam Hussein, croit-on se souvenir. Mélenchon a pour modèle Robespierre, le chantre de la Terreur de masse et pour qui tous ceux qui ne le suivaient pas étaient Suspects. Il avait même fait voter en petit comité de Salut public dont il était le chef une Loi pour ça. Quant à Zemmour, il a beau encenser De Gaulle, il lorgne surtout sur les exemples de Poutine, Orban et autres dictateurs autoritaires.

« Ils se provoquent et ne savent pas à quoi. Ils s’excitent les uns les autres et ne savent pas pourquoi. (…) Ils sont froids et ils cherchent la chaleur dans l’eau de vie  ; ils sont échauffés et cherchent la fraîcheur chez les esprits frigides ; l’opinion publique leur donne la fièvre et les rend tous ardents. » On se croirait dans les brasseries de Munich ou dans les meetings zemmouriens. Zarathoustra était prophète. Les militants attendent ardemment une reconnaissance du pouvoir nouveau auquel ils aspirent ; une sorte de revanche vengeresse pour ce que la société normale leur a refusé. « Il y a beaucoup de vertus dociles, avec des doigts pour écrire, prêts à attendre et à solliciter avec diligence, – des vertus que l’on récompense par de petites décorations, et qui ont des filles empaillées et sans derrières. Il y a encore ici beaucoup de pitié, et beaucoup de courtisaneries dévote et de bassesse devant le Dieu des armées. Car c’est d’en haut que pleuvent les étoiles et les gracieux crachats ; c’est vers en haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles. » Et d’énumérer « les importuns et les impertinents, les écrivassiers et les braillards, les ambitieux exaspérés. »

Mais Zarathoustra n’est pas un singe : il est lui-même, le sage. « Il y a longtemps que ton langage et ta façon me dégoûtent ! Pourquoi as-tu vécu si longtemps au bord du marécage, que tu es devenu toi-même grenouille et crapaud ? (…) Pourquoi n’es tu pas allé dans la forêt ? pourquoi n’as tu pas labouré la terre ? et la mer n’est-elle pas pleine pleine de verts îlots ? Je méprise ton mépris  ; et si tu m’avertis, – pourquoi ne t’es-tu pas averti toi-même ? » Brailler ne sert à rien, pas plus que les lamentations de Jérémie. Chacun mérite son destin, y compris les épreuves. Si la grande ville est si avilissante, pourquoi ne pas s’exiler au loin ? Les écolos le font, pas les fascistes. Ceux qui préfèrent changer le monde à se changer eux-mêmes sont des impuissants. Ils préfèrent grogner : « Je t’appelle mon porc grognant », dit Zarathoustra à celui qui le singe. Zemmour et Mélenchon, même bauge.

« Qu’était-ce donc qui t’a d’abord fait grogner ainsi ? personne ne te flattait assez : – c’est pourquoi tu t’es assis à côté de ces ordures, afin d’avoir des raisons de grogner. – Afin d’avoir des raisons de vengeance ! car la vengeance, fou vaniteux, c’est toute ton écume, je t’ai bien deviné  ! » Mélenchon le haineux et Zemmour le revanchard sont vaniteux ; ils se croient les sauveurs de la France, de la République. Mais ce n’est que la vengeance envers la société qui les fait éructer et grogner avec les perdants du monde qui va. Zarathoustra est de son temps et actuel. Comme la sagesse. Et sa parole la distille à petites doses, de chapitre en chapitre, sans lien apparent.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Je me moque de toute pitié envers moi, dit Nietzsche

Dans un chapitre de Zarathoustra au titre évangélique, « Sur le mont des oliviers », Nietzsche parle métaphoriquement de l’hiver qui glace les gens – mais pas lui. Il y trouve la solitude nécessaire à ses pensées, sans les mouches agaçantes qui zonzonnent durant tout l’été – et l’énergie en lui-même de résister au froid : il prend exprès des bains glacés. « Mieux vaut encore claquer des dents que d’adorer les idoles ! – telle est ma nature. »

Mais « j’aime à lui échapper », déclare Zarathoustra/Nietzsche ; « et en courant bien, on lui échappe. » Comme quoi il faut agir, se secouer, mouvoir son corps pour penser par soi-même. « Avec les pieds chauds, les pensées chaudes, je cours où le vent se tient coi, vers le coin ensoleillé de mon oliveraie. » Là est sa solitude, son quant-à-soi, ses racines. Flaubert aimait à fermer ses volets pour se retrouver lui-même ; Nietzsche aime a retrouver le coin ensoleillé de son oliveraie.

L’olivier est l’arbre de Méditerranée, il donne de l’huile et vit centenaire. Même l’hiver, il reste toujours vert. Il ne dépend de personne, sa pollinisation s’effectue par le vent. L’olivier est l’arbre d’Athéna, la déesse guerrière de la sagesse, issue directement de la cuisse de Zeus. Chez les Grecs, l’olivier symbolise la prospérité et la paix, l’espoir et la résurrection. Zarathoustra/Nietzsche aspire à une résurrection après mille ans d’esclavage mental sous les religions du Livre.

« Moi, ramper ? Jamais, de toute ma vie, je n’ai rampé devant les puissants ; et si j’ai menti, ce fut par amour. » Mais « comme le ciel d’hiver, il faut taire son inflexible volonté de soleil : en vérité, j’ai bien appris cet art et cette joie d’hiver ! C’était mon art et ma plus chère méchanceté d’avoir appris à mon silence de ne pas se trahir par le silence. » Ramper non, ruser oui. Car la ruse est intelligence, la métis des Grecs. C’est une intelligence pratique, elle consiste à se mettre dans la peau de l’autre pour imaginer ce qu’il ne va pas voir. Ainsi certains oiseaux feignent d’être blessés pour attirer le chasseur loin de leur nid ; des animaux font le mort pour ne pas être repérés ou à nouveau pris à partie (la souris sous la griffe du chat, l’homme sous celles de l’ours). C’est un savoir-faire qui dissimule la force pour mieux la révéler, au bon moment.

Un exemple d’actualité : le Hamas a usé de métis contre les Israéliens, aveuglés par leur pensée extrémiste religieuse et obnubilés par les colons ; ils ont dissimulé leur savoir-faire – et l’ont révélé atrocement, pris de court par l’absence de réaction armée de l’adversaire qui se croyait invulnérable et tout-puissant. Leur haine s’est alors déchaînée, sans mesure, massacrant les civils sur leur chemin ou les emportant dans leur razzia pour les négocier plus tard comme du bétail. Les Israéliens régressifs, devenus quasi fascisants avec leur Premier ministre populiste et leur gouvernement otage de la religion, ont trop privilégié la logique au détriment de la sagesse. Tout ce qui ne peut pas être démontré n’en existe pas moins… y compris la passion mauvaise de l’ennemi qui n’accepte pas même votre existence. Que peuvent les barbelés et « les capteurs » contre la ferme volonté de nuire ?

« Par le claquement des paroles et des dés, je dupe les gens solennels qui attendent : ma volonté et mon but doivent échapper à ces guetteurs sévères. » Le silence est alors la meilleure arme – on n’en pense pas moins et la stratégie se mûrit sans rien dire ni montrer. « Les clairs, les braves, les transparents sont les plus subtils taciturnes. Ils sont si profonds que l’eau la plus claire ne les révèle pas. » Offrir une face lisse et un sourire de circonstance vous sauve toujours des importuns qui voudraient ne savoir trop sur vous.

Car « toutes ces âmes enfumées, renfermées, usées, moisies, aigries, comment leur envie pourrait-elle supporter mon bonheur ? Ce pourquoi je ne leur montre que l’hiver et la glace qui sont sur mes sommets, je ne leur montre pas que ma montagne est ceinte de tous les cercles de soleil ! » Ainsi faut-il ruser en attendant les bons disciples, les bonnes armes, le bon moment. « Ils ont pitié de mes accidents et de mes hasards : – mais ma parole est : ‘Laissez venir à moi le hasard : il est innocent comme un petit enfant’. » Nietzsche retrouve des accents évangéliques – il ne faut pas oublier qu’il est fils de pasteur.

Laissez-les me plaindre et se prendre à ma ruse qui dissimule ; « dans le coin ensoleillé de ma montagne d’oliviers, je chante et je me moque de toute pitié. Ainsi chantait Zarathoustra ».

Nietzsche dissémine ainsi dans son grand livre ses idées de sagesse. Plutôt que d’en faire un traité démonstratif, il use d’anecdotes, de contes et de poésie pour distiller son message. Toujours le même : là où il y a une volonté, il y a un chemin. Or la volonté est en chacun – cela s’appelle vivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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La vertu amenuise, dit Nietzsche

« La vertu » est la moraline ambiante, celle des potinières qui se rengorgent de leur « vertu » – qui n’est que renoncement aux plaisirs impossibles – et des faux sages qui prêchent la prudence et l’extrême modération faute de tout simplement vouloir quelque chose. Cette vertu que conspue Nietzsche n’est pas celle des Romains (virtu) ni celle des Stoïciens (l’armature morale personnelle), mais le ce-qui-se-fait, le socialement acceptable, le politiquement correct. En bref le (très) petit-bourgeois de la vertu allemande, luthérienne ou catholique, en tout cas pleinement chrétienne du temps de Nietzsche – et qui reste le nôtre.

Zarathoustra n’est pas un « prophète » au sens de fondateur de religion ; il ne prône que la grande liberté de penser par soi-même et d’établir ses propres valeurs à l’aide de sa propre volonté vitale. Il n’expose pas une foi « tu-dois » mais met en lumière les comportements humains trop humains. Il ne séduira qu’une élite d’éveillés, pas la grande masse amorphe et heureuse de l’être. Son style poétique et aphoristique cherche à mettre au jour la lutte des instincts dans sa propre pensée – et dans la nôtre lorsque nous nous débattons dans nos contradictions – par exemple les Droits de l’Homme mais la nécessaire sécurité de chacun.

Aussi, lorsqu’il revient sur la terre ferme de son périple marin en solitude, il découvre que la petitesse des humains de son pays s’est encore accentuée. Ils ne vivent plus dans des palais mais dans de petites maisons de campagne ou des mansardes réduites en ville. Or tout ce qui est petit rend petit. Il faut se courber pour entrer, se contraindre pour bouger. « A de petites gens, il faut de petites vertus », dit Zarathoustra, et les petites gens montrent les dents prêts à mordre. « Ils potinent entre eux : ‘que nous veut ce sombre nuage ? Veillons à ce qu’il ne nous amène pas une épidémie’. » Car la vérité dérange.

Elle remet en cause les illusions confortables, grille de sa clarté les névroses, déstabilise les positions acquises et les situations reconnues. La vérité réintroduit le hasard dans l’existence de gens qui veulent à tout prix abolir le hasard au profit des traditions immuables. Contrairement au Christ qui demandait à ce qu’on laisse venir à lui les petits enfants, les femmes éloignent les enfants de Zarathoustra – Nietzsche aime bien ce contraste du prophète chrétien au mage qu’il a créé. Le premier veut endoctriner, le second éveiller.

« Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils sont plus petits et ils continuent à devenir de plus en plus petits : – cela provient de leur doctrine du bonheur et de la vertu. Car ils sont modestes dans leur vertu même – parce qu’ils veulent avoir leurs aises. Or, seule une vertu modeste se concilie avec les aises. » La « génération Bataclan » dont la seule vertu est l’hédonisme sans contraintes et dont le bonheur suprême est d’aller boire une bière en terrasse avec des potes – sans engagement – est d’une petitesse sans nom. Ils ont la lâcheté de leur époque, de leur éducation nationale, de leur courte-vue du no future. L’islamisme leur fait la guerre et ils récusent la guerre : trop prenante, trop dérangeante, trop engageante.

Surtout ne rien faire que bavasser et allumer de petites bougies pour se lamenter en cœur – mais ne rien changer aux « valeurs » qui ne valent pas grand-chose quand on n’est pas prêt à les défendre autrement que par du blabla. « Quelques-uns d’entre eux ‘veulent’, mais la plupart ne sont que ‘voulus’. » Par le système, par « les syndicats », la vox populi qui impose son inertie par crainte de tout ce qui pourrait remettre en cause. « Les qualités de l’homme sont rares ici : c’est pourquoi les femmes se virilisent », ajoute Nietzsche.

« Et voici la pire des hypocrisies que j’ai trouvée parmi eux : ceux qui ordonnent feignent d’avoir, eux aussi, les vertus de ceux qui obéissent. ‘Je sers, tu sers, nous servons’ – ainsi psalmodie l’hypocrisie des dominants et malheur à ceux dont le premier maître n’est que le premier serviteur. » Emmanuel Macron a raison de se vouloir « président jupitérien », même si c’est une provocation aux provocateurs (pourquoi les provoc Mélenchon seraient-elles ressenties comme « normales » et pas les provoc Macron ?).

Le populisme de la petite vertu est le pire pour une société qui veut « faire société » : c’est le bal de l’hypocrisie et de la lâcheté à tous les étages. « Tant il y a de bonté, tant il y a de faiblesse, me semble-t-il. Tant il y a de justice et de compassion, tant il y a de faiblesse ! » C’est vrai, « pauvres » racailles qui enfreignent la loi : ils sont inéduqués, laissés pour compte des mosquées et des sites de haine, jamais sanctionnés jusqu’au dernier moment – souvent fatal. « Pauvres » déboutés du droit d’asile qui « doivent » rester dans notre république amicale, éducatrice et aidante – tout en prônant des doctrines de haine et de massacres d’impies. Il faut les aider, cela passera, tant qu’ils n’ont rien fait, ne pas en faire des martyrs… Tous ces faux arguments de lâches qui ne veulent pas sortir de leur zone de confort en se disant qu’après tout, le poignard, la balle ou l’égorgement sont pour les autres !

« Ils sont ronds, loyaux et bienfaisants les uns envers les autres, comme les grains de sable… » dit Nietzsche – Marx parlait de sac de pommes de terre. « Dans leur niaiserie, ils ne souhaitent au fond qu’une chose : que personne ne leur fasse mal. C’est pourquoi ils sont prévenants envers chacun et ils lui font du bien. » Même aux djihadistes assoiffés de sang impie pour gagner leur ciel mahométan – eux qui croient qu’Allah sourit à leurs crimes. « Mais c’est là de la lâcheté : bien que cela s’appelle ‘vertu’. »

« La vertu, c’est pour eux ce qui rend modeste et apprivoisé : grâce à elle ils ont faits du loup un chien et de l’homme le meilleur animal domestique de l’homme. ‘Nous avons placé notre chaise au milieu’ – c’est ce que me dit leur petit rire satisfait – à égale distance des gladiateurs mourants et des truies joyeuses. Mais c’est là de la médiocrité : bien que cela s’appelle modération. » Zarathoustra aime à parler en images et j’aime bien celle des « truies joyeuses » : on sent qu’elles se vautrent et qu’elles couinent, sans jamais vouloir sortir de leur fange – trop fatiguant !

La modestie n’est pas l’humilité, mais l’acceptation de son petit sort faute de vouloir le grandir ; la modération n’est pas la raison, mais la défiance de qui a peur de tout ce qui change – au cas où ce serait pire. Les syndicats sont experts en cette manière. « Et lorsque je crie : ‘Maudissez tous les lâches démons qui sont en vous, qui voudraient gémir, croiser les mains et adorer’ : alors ils s’exclament : ‘Zarathoustra est impie’ » Oui, « Je suis Zarathoustra, l’impie : où trouverai-je mon égal ? Mes semblables sont tous ceux qui se donnent eux-mêmes leur volonté et qui se défont de toute résignation. »

Tel est le message : sans volonté, la résignation fait mourir. Sous le poignard, les balles ou les intimidations des ennemis qui veulent votre mort : les islamistes aujourd’hui sont les plus évidents, mais aussi Poutine et son rêve de domination de l’Hinterland continental, les pseudos « racisés » qui jouent la révolte des esclaves comme jadis les chrétiens auprès des politiciens populistes qui voient là une base électorale, les colonisés du globish qui croient encore en un monde mondialisé formaté américain – et d’autres encore peut-être.

« Vous devenez toujours plus petits, petites gens ! Vous vous émiettez, vous qui aimez vos aises ! Vous finirez par mourir… – par mourir de vos petites vertus, de vos petites omissions, de votre petite résignation. Vous ménagez trop, vous cédez trop : tel est votre terrain ! » Les partis de l’extrême-centre, les syndicats, le Conseil d’État, les gens de la gauche moraliste, le sentimentalisme chrétien qui tend toujours l’autre joue – tous ceux-là s’émiettent aujourd’hui au lieu de faire bloc et de décider – enfin ! Quitte à bousculer « le droit » (qui peut se changer) et les habitudes de résignation (qui sont celles des lâches).

A la génération Bataclan, je dis comme Zarathoustra : « Faites toujours ce que vous voudrez – mais soyez d’abord de eux qui peuvent vouloir ! Aimez votre prochain comme vous-mêmes, mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Je bénis et j’affirme toujours, dit Nietzsche

Zarathoustra s’abîme en poésie « avant le lever du soleil ». Il frissonne de désirs divins en contemplant le ciel profond, abîme de lumière. Car le ciel donne une idée de l’infini – et du hasard incalculable. Il est un abîme de lumière parce que seule la lumière « est » dans cet infini de l’espace.

La lumière est le soleil, le dieu Apollon dont le nom signifie puissance, dans sa gloire de jeunesse éternelle et sa raison qui tranche comme un rayon. Il est la clarté de l’intelligence grecque en contraste avec la passion obscure de Dionysos, ce dieu de l’ivresse et des forces biologiques, venu d’Asie. Nietzsche fera de la synthèse de ces deux dieux mythiques le socle de son affirmation philosophique. L’instinct vital commande, mais la « volonté » vers la puissance d’être est du ressort de l’esprit autant que du corps.

« Le dieu est voilé par sa beauté : c’est ainsi que tu caches tes étoiles. » Il est pur et implacable, comme la vie dans sa volonté d’être. « Tu ne parles point : c’est ainsi que tu m’annonces ta sagesse ». Qu’est-il en effet besoin de « parler », de ratiociner sur l’évidence ? Vivre est une évidence ; elle est sagesse en soi, elle n’a pas besoin d’être justifiée par la parole ou le raisonnement.

Le dieu de Nietzsche est son ami : « N’es-tu pas la lumière comme je suis le feu ? N’es-tu pas l’âme sœur de mon intelligence ? Ensemble nous avons tout appris ; ensemble Nous avons appris à nous élever au-dessus de nous, vers nous-mêmes et à avoir des sourires sans nuages. » Tel Apollon, « avec des yeux clairs » et « de très loin » comme avec l’arc et les flèches qui sont ses attributs.

« Au-dessous de nous se concentrent comme la pluie, la contrainte et le but et la faute. » Apollon est au-dessus, comme se voudrait Zarathoustra le prophète de Nietzsche, qui n’a pas encore accompli son ultime métamorphose : l’innocence. Il n’est encore que lion en révolte contre le monde et la société de son temps, minée de christianisme coupable, soumise au Dogme moral et velléitaire. « Toute ma volonté n’a d’autre but que de prendre son vol, de voler vers toi. Et que haïssais-je plus que les nuages qui passent et que tout ce qui te ternit ? »

Ces nuages sont les ratiocinations qui empêchent de vouloir, ces normes de moraline qui inhibent l’action, cet esclavage religieux qui régente la vie. « J’en veux aux nuages qui passent, à ces chats sauvages qui rampent : ils nous prennent à toi et à moi ce qui nous est commun, notre affirmation, notre acceptation de tout. » L’affirmation est celle de la volonté de vie, l’acceptation celle du hasard de vivre.

« Nous en voulons à ces médiateurs et à ces mêleurs, les nuages qui passent : à ces êtres mixtes et incertains qui n’ont appris ni à bénir, ni à maudire du fond du cœur. » Autrement dit, à tous ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent parce qu’ils ne savent pas qui ils sont, qui n’osent pas s’affirmer, qui ont peur de la vie et de ses dangers. Notons le mépris nietzschéen pour tout ce qui est mélangé, pas clair, assis entre deux chaises, métis. Nietzsche aurait abhorré la « culture métisse », le « multiculturel », le grand métissage idéaliste pour abolir les différences – aujourd’hui rejeté en réaction par les woke, qui affirment au contraire leur infime différence pour en faire un drapeau militant. Ce qui n’empêchait pas Nietzsche d’assimiler des cultures étrangères, tel le bouddhisme ou certains aspects du judaïsme – mais il ne s’agissait pas de mélange, de « en même temps », mais de faire sien, d’absorber et de transformer selon soi-même pour se changer, ce qui n’est pas la même chose.

Nietzsche préfère la confrontation franche et le débat sans concession à l’hypocrite relativité intellectuelle qui met tout sur le même plan. « Car je préfère le bruit et le tonnerre et les outrages du mauvais temps à ce repos de chats circonspects et hésitants ; et, parmi les hommes, je hais surtout ses êtres incertains marchant à pas de loups, ces nuages qui passent, en doutant et hésitant. » La vie est une affirmation, pas un atermoiement. La volonté tranche et ne reste pas à se demander quoi faire.

Ainsi de « l’État de droit » dont nous rebattent les oreilles les belles âmes impuissantes – et au fond heureuses de le rester. Quel est ce « droit » qui ne serait appliqué qu’aux citoyens et pas aux « sans papiers » ou « expulsables » qui disparaissent dans la nature ? Qui ne sanctionnerait que les manquements des citoyens hors des « zones de non-droit » qui se multiplient par lâcheté dans les banlieues gangrenées par le salafisme et le trafic de drogue ? Comment, face aux meurtres terroristes ou aux règlements de comptes du seul droit du plus fort et pas celui de la République, rester sans rien faire et se dire impuissants ? Ne faut-il pas agir, au risque de bousculer la machinerie bureaucratique française, européenne et le droit-de-l’hommisme abstrait ? Est-il un autre premier « droit de l’Homme » que de celui de vivre ? Il serait peut-être bon, comme nous y invite Nietzsche, de clarifier notre ciel et d’affirmer nos « valeurs » (ce qui vaut pour nous) sans culpabilité.

« Et voici ma bénédiction : être au-dessus de chaque chose comme son propre ciel, son toit arrondi, sa cloche d’azur et son éternel certitude : et bienheureux celui qui bénit ainsi ! Car toutes choses sont baptisées à la source de l’éternité par-delà le bien et le mal ; mais le bien et le mal ne sont eux-mêmes que des ombres fugitives, d’humides afflictions et des nuages fuyants. » Car ce qui vaut fluctue, les valeurs inscrites dans le droit évoluent, les sociétés changent et la nôtre aussi, n’en déplaisent à ceux qui voudraient figer les gens en un seul dogme – qu’il soit monothéiste, tradi ou ethnique. « Sur toutes choses, se trouve le ciel hasard, le ciel innocence, le ciel à peu près, le ciel témérité. ‘Par hasard’, – c’est là la plus ancienne noblesse du monde, je l’ai rendue à toutes choses, je les ai délivrées de la servitude du but. » La vie n’est pas voulue, elle est : hasard et nécessité, sortie des molécules agitées sur une planète particulière en conditions favorables. Il n’y a pas de Projet ni de but, la vie va comme elle va, avec sa volonté vers la puissance de chaque être et les obstacles qu’elle se crée parfois elle-même et qu’elle doit surmonter (comme, pour l’humain, la prolifération démographique, le gaspillage des ressources limitées et le réchauffement climatique).

« J‘ai enseigné qu’au-dessus d’elles, et par elles, aucune ‘volonté éternelle’ – n’affirmait sa volonté. » L’être humain est seul sur une planète infime, dans l’infini de l’univers ; il poursuit aveuglément son propre chemin, accomplit sa propre volonté vers la puissance en affirmant sa vie. C’est folie, mais Nietzsche a enseigné que la vie n’était pas « raisonnable » – elle ne se raisonne pas, elle se vit comme un état de fait.

Nietzsche ne nie pas la raison. « Un peu de raison cependant, un grain de sagesse, dispersé d’étoiles en étoiles, ce levain est mêlé à toutes choses : pour l’amour de la folie la sagesse est mêlée à toutes les choses ! » Mais la certitude est avant tout le hasard, sur lequel danser, qu’on le veuille ou non. Il est trop facile de se réfugier comme l’autruche dans le sable, dans un quelconque dogme qui expliquerait tout depuis les commencements du monde : nous n’en savons rien, et pas plus les prêtres que les scientifiques. Sauf que les seconds cherchent alors que les premiers croient avoir déjà tout découvert, « révélé » une fois pour toutes.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Les enfants, béatitude involontaire de Nietzsche

Zarathoustra se retrouve « seul avec le ciel pur et la mer libre », autrement dit sans obstacle matériel ni rien qui puisse retenir le regard. C’était l’après-midi, « l’heure où toute lumière devient plus tranquille », autrement dit le moment de paix du jour. Cette absence de tout obstacle et de toute contrainte est « le bonheur » – un « morceau de bonheur » car il est éphémère.

Le bonheur n’est qu’un répit pour le créateur. Ce qui compte sont son œuvre et ses enfants – ses disciples qu’il éduque et façonne comme des enfants biologiques. « Car il n’est que son enfant et son œuvre que l’on aime du fond du cœur, et un grand amour de soi est signe de fécondité  : voilà ce que j’ai observé. » Et le bonheur, c’est cela : l’œuvre, les enfants, les disciples. Ils sont comme des arbres plantés. « Et en vérité ! où de tels arbres sont assemblés, là il y a des îles bienheureuses ! »

Mais les plantations sont destinées à essaimer. Zarathoustra n’est que le pépiniériste qui fait naître et croître l’enfant ou le disciple, avant de le transplanter en solitaire. « Je les placerai chacun pour soi  : afin que chacun apprenne la solitude, la ténacité et la prudence. » Les petits doivent prendre leur essor seuls pour vivre leur vie, Zarathoustra enseigne puis essaime. Il veut que chacun d’eux soit « noueux et tordu, avec une dureté flexible (…) phare vivant de la vie invincible. » Autrement dit vigoureux et souple, comme l’intelligence, apte à s’adapter à tout terrain et à se dresser seul, comme une volonté qui rayonne.

Cependant, attention à l’amour pour ses enfants : il enchaîne. Il offre des moments de bonheur, mais le bonheur n’est pas le but. Le but est « quelqu’un qui inscrira ma volonté sur mes tables, pour l’accomplissement parfait de toutes choses ». Le but est de former des êtres d’intelligence et de volonté qui sauront s’en sortir tout seuls.

Il faut donc partir, quitter les enfants et les disciples pour éviter « le désir de l’amour, pour que je devinsse la proie de mes enfants et que je me perdisse pour eux. Désirer – pour moi, c’est déjà : me perdre. Je vous ai, mes enfants ! Dans cette possession, tout doit être certitude et rien ne doit être désir. »

L’enfant n’est pas un objet de plaisir pour le parent mais un être en soi à éduquer et élever pour qu’il s’épanouisse en volonté propre. La certitude est la transmission, le désir (l’amour) n’est qu’éphémère – le lien qui donne du bonheur, mais que la biologie a choisi pour assurer la transmission du parent à l’enfant.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Nietzsche parle de l’éternel retour et du surhomme par énigme

L’obscurité du propos permet de durer. Tout ce qui est trop clair passe vite, comme si chacun avait compris et oubliait. Parler par énigme est, comme dans les Évangiles, le moyen de faire réfléchir le lecteur, de le faire s’arrêter un peu plus longtemps que s’il lisait une maxime. Dès lors qu’il a déchiffré l’énigme, il a vraiment compris : il l’a faite sienne. Ce pourquoi Zarathoustra, l’incompris, parle de plus en plus par énigmes, assez loin de la clarté du début de ses discours.

Il commence par s’affirmer : « Zarathoustra était l’ami de tous ceux qui font de longs voyages et qui ne peuvent pas vivre sans danger ». Il s’adresse aux marins, aux explorateurs, aux « chercheurs hardis ». Car il est animé d’énergie vitale et garde sa curiosité, Zarathoustra. Il parle « À vous, ivres d’énigmes, heureux du demi-jour, vous dont l’âme se laisse attirer par le son des flûtes dans tous les remous trompeurs  : – car vous ne voulez pas tâtonner d’une main peureuse le long du fil conducteur  ; et partout où vous pouvez deviner, vous détestez de conclure. » La volonté vers la puissance est une énergie qui sourd de la vie même ; elle appelle l’exploration, le savoir, le faire-sien sur les choses et les êtres. Elle n’aime pas le tout-cuit, le Dogme servi d’office, la Révélation une fois pour toute de tout ce qui est et sera, la conclusion définitive. Sans arrêt elle doute, elle remet sur le métier son ouvrage, elle ne cesse d’aller de l’avant. Zarathoustra est un aventurier.

Aussi Z raconte son rêve – un de plus. Il marche sur un sentier. « Plus haut  : – défiant l’esprit qui l’attirait vers en bas, vers l’abîme, l’esprit de la douleur, mon démon et mon ennemi mortel. Plus haut  : – quoi qu’il fût assis sur moi, l’esprit de lourdeur, mi-nain, mi-taupe, paralytique, paralysant, versant du plomb dans mon oreille, versant dans mon cerveau, goutte-à-goutte, des pensées de plomb. » L’inverse de l’énergie vitale est l’inertie fatiguée, celle qui renonce et se niche dans le confort de ne pas chercher, de ne pas savoir, de tout simplement croire pour se laisser vivre. Des vaches à l’étable. L’esprit de lourdeur dont Nietzsche accusait les Allemands, ses compatriotes alourdis de choucroute et de bière, regardant passer les trains sans jamais les prendre. Le nain peut peu, la taupe ne voit rien, le paralytique ne marche pas, le sourd ne peut pas entendre et le cerveau se ralentit avec des pensées de plomb. Toute aventure est un risque, dit le nain ! Toute pierre lancée haut doit retomber, ainsi tu retomberas, Zarathoustra. – Et alors ? Pourquoi ne pas tenter, demande la volonté ? Qui ne tente rien n’a rien, jamais. Qui n’ose pas ne sera rien, jamais.

« Mais il y a quelque chose en moi que j’appelle courage  : c’est ce qui a fait taire jusqu’à présent en moi tout découragement. (…) Car le courage est le meilleur meurtrier – le courage qui attaque : car dans toute attaque il y a une fanfare. Or, l’homme est la bête la plus courageuse, c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes. Au son de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la douleur la plus profonde. (…) Le courage tue aussi la pitié. Or, la pitié est l’abîme le plus profond : l’homme voit au fond de la souffrance aussi profondément qu’au fond de la vie. Mais le courage est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque : il finira par tuer la mort. » Au fond, le courage se confond avec la volonté vers la puissance : le courage est la vie même. Rien que de naître ou de s’éveiller le matin est du courage ; agir et réfléchir sont du courage ; penser par soi-même et avancer malgré tout, malgré la douleur personnelle, la pitié pour les autres, et la mort même, est du courage. La fanfare est l’affirmation de soi, de sa volonté de vivre, de la vie humaine. Z donne une leçon sans énigme. « À mesure qu’on s’avance dans la vie, on s’aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. » Ainsi parlait aussi Anatole France dans La vie littéraire.

L’énigme vient ensuite. « A nous deux ! » dit Z au nain de lourdeur. « Tu ne connais pas ma pensée la plus profonde ! Celle-là tu ne saurais la porter ! » S’élabore à cet instant la formulation de l’éternel retour, une énigme pour beaucoup et pas encore vraiment résolue. Chaque lecteur a sa petite idée sur la question, mais elle se heurte à la logique comme à la croyance.

Faut-il « croire » à l’éternel retour comme à un mythe qui affirme le présent, voulant par là-même qu’il revienne à jamais tant il est accepté ?

Faut-il, en bonne logique, considérer que le passé qui se cristallise dans l’instant est toujours gros de l’avenir, ce qui fait que l’avenir est déjà écrit comme s’il revenait à cause du passé ? Tel est le karma bouddhiste, et l’on sait que Nietzsche a été influencé par le bouddhisme. « Et si tout ce qui est a déjà été : que penses-tu, nain, de cet instant ? Ce portique [l’instant présent au carrefour des deux routes du passé et de l’avenir] lui aussi ne doit-il pas déjà – avoir été ? Et toutes choses ne sont-elles pas si étroitement enchevêtrées que cet instant entraîne toutes les choses de l’avenir ? et se détermine donc lui-même ? » Nietzsche semble pencher pour cette seconde solution car c’est la vie qui veut la volonté et la puissance qui ne cesse de s’affirmer. L’avenir est donc écrit dans la vie même – on ne se refait pas -, même s’il n’est pas écrit en toutes lettres.

La vision de Z s’efface et se remplace, comme dans les rêves. C’est alors que surgit un chien qui hurle à la lune, car la lune crée des fantômes et la nuit des voleurs, et le chien, conçu comme animal fidèle, gardien de l’humain très moyen, n’aime ni l’un ni l’autre. Pas plus que le paysan ou le petit-bourgeois qui craignent pour leurs biens. Mais le chien bondit et gémit auprès d’un jeune berger étendu, blessé : un serpent noir lui était entré dans la bouche. Le berger est l’incarnation de la jeunesse à l’état naturel, souvenir des bergers grecs, de l’humanité en son énergie vitale et en son avenir. Le serpent est ce qui l’empêche de respirer, de vivre, une incarnation du diable dans la religion chrétienne – on se souvient que Nietzsche avait un père pasteur – la tentation d’Eve de quitter son libre-arbitre pour succomber aux tentations des choses.

Le courage parle alors et Z dit au jeune : « Mords ! Mords toujours ! La tête ! Mords-lui la tête. » Le berger mordit et ressuscita. « Il n’était plus ni homme, ni berger, – il était transformé, auréolé, il riait ! » Et Zarathoustra de poser l’énigme : « Quel est l’homme dont le gosier sera envahi par ce qu’il y a de plus noir et de plus terrible ? » Ce berger jeune qui a vaincu le serpent diabolique qui étouffait sa vie en coupant son souffle est probablement le surhomme, celui qui a le courage de trancher la tête de toutes les billevesées fantomatiques et insidieuses qui l’empêchent de réaliser sa pleine volonté, qui bloquent sa vie.

L’énigme est résolue. Ce pourquoi Z déclare : « Le désir de ce rire me ronge : Oh ! comment supporterais je de mourir maintenant ! » On sait que le rire est libérateur, qu’il est celui de l’enfant innocent dans un premier mouvement. « Le rire châtie certains défauts à peu près comme la maladie châtie certains excès », disait Bergson dans Le Rire. Le rire est la vie même, son expression la plus haute, celle qui déclare : « on ne me la fait pas ! Mais j’accepte tout cela comme tout ce qui est ; que tout cela est plaisant ! » Et Gargantua de professer chez Rabelais : « Mieux est de ris que de larmes écrire / Pour ce que rire est le propre de l’homme ».

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Je suis un voyageur, dit Nietzsche

Zarathoustra est son prophète et il est voyageur. « Tout en gravissant la montagne, [il] songea en route aux nombreux voyages solitaires qu’il avait accomplis depuis sa jeunesse, et combien de montagnes, de crêtes et de sommets il avait déjà franchis. » Il n’aime ni les plaines, ni rester immobile car la vie va et le monde change ; il faut aller et changer avec lui pour y adapter sa volonté. « On finit par ne plus vivre que ce que l’on a en soi. »

A un certain âge, « les temps sont passés où je pouvais m’en remettre au hasard, et que m’adviendrait-il encore qui ne m’appartienne déjà ? » Tel est ce qu’on appelle le destin, celui que l’on façonne jour après jour, et qui finit par nous ressembler. On n’a que ce que l’on mérite ; un bienfait n’est jamais perdu ; les actes vous rattrapent toujours. Les expressions sont innombrables sur ce constat. On ne devient que ce que l’on est – et tant pis si l’on est peu de chose.

Mais « le sommet et l’abîme sont confondus » car gravir une montagne, réussir une chose, ne suffit pas, il faut redescendre pour trouver la fin de toute terre, l’océan profond. Sisyphe, sans relâche remontait son rocher, que la pente faisait débouler une fois en haut. Zarathoustra, après l’ultime sommet, ne voit que la mer devant lui, l’infini des possibles sur lesquels tracer sa propre route.

« Pour voir beaucoup de choses, il faut détourner les yeux de soi ». Ainsi fait le voyageur qui se dépayse, se décentre et s’acculture – pour mieux se connaître et se retrouver. Le localisme, le narcissisme ou le dogmatisme aveuglent. Rester chez soi immobilise le corps ; être content de soi assèche le cœur ; croire avoir enfin établi ses convictions rigidifie l’esprit. « Celui qui s’est beaucoup ménagé, l’excès de ménagement finit par le rendre malade. Béni soit ce qui rend dur !» Le voyage endurcit car on ne sait jamais de quoi demain sera fait, ni avec qui.

La mer paraît endormie, la fin des terres – Finistère, Land’s End, cap de Bonne Espérance – « mais son haleine est chaude ». Elle est un monstre assoupi, l’univers de toutes les possibilités, l’eau primordiale de laquelle toute vie est sortie en même temps que l’eau dernière, vers laquelle tout revient. Elle est innocente et oubli, premier commencement et fin, éternel retour du même cycle de l’eau, des courants immuables et des marées périodiques. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut lire la métaphore de la mer chez Nietzsche, et celle du voyageur – bien que le philosophe préfère les montagnards aux marins – question de climat.

La mer, source car Zarathoustra a « l’amour de toutes choses pourvu qu’elles soient vivantes ! ». Il est l’éternel solitaire et en même temps il a des amis, ce pourquoi il pleure et rit à la fois, soucieux de toutes ses capacités. Il veut tout embrasser – en même temps.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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L’heure la plus silencieuse de Nietzsche

A la fin de sa Seconde partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche fait faire retraite à son prophète. Car il ne s’est pas encore surmonté, il fait le lion avec ses paroles, mais pas encore l’enfant qu’il doit devenir, vierge et premier mouvement Cela fait référence auxTrois métamorphoses du début du livre quand l’esprit devient chameau esclave avant de devenir lion rebelle puis d’être – enfin – innocent et premier mouvement créateur : enfant.

Le « cela sans voix » qui parle à Z le psychanalyse avant que Freud ait encore balbutié ses études : « Tu le sais, Zarathoustra, mais tu ne le dis pas ! Et je répondis enfin, avec un air de défi : Oui, je le sais, mais je ne veux pas le dire ! Alors cela reprit sans voix : Tu ne veux pas, Zarathoustra ? Est-ce vrai ? Ne te cache pas derrière cet air de défi ! Et moi je pleurai et tremblai comme un enfant et je dis : Hélas ! Je voudrais bien, mais comment le puis-je ? Fais-moi grâce de cela ! C’est au-dessus de mes forces ! » Le sans voix est l’inconscient qui doit se révéler alors que le conscient dénie et réprime. La vérité, qui est la santé de l’esprit, ne souffre que la lucidité sur soi, ni le déni, ni l’illusion mensongère.

Z est allé chez les hommes mais croit qu’il ne les a pas encore atteints par sa parole. Or rien n’est plus faux, affirme cela qui est sans voix. « La rosée tombe sur l’herbe à l’heure la plus silencieuse de la nuit. » Autrement dit le germe suffit à faire fleurir, il est primordial de le planter, même si personne ne s’en aperçoit encore. Ainsi disait Gramsci : il faut d’abord conquérir les esprits avant les urnes, persuader par idéologie avant d’acquérir le pouvoir.

L’hégémonie culturelle prépare l’hégémonie politique, ce que la gauche française a su faire avant de laisser se déliter les idées – en laissant à la droite la plus extrême le monopole des concepts et du vocabulaire : depuis fort longtemps, 1969, avec la Nouvelle droite d’Alain de Benoist dont Marion Maréchal Le Pen est l’héritière née. Ainsi l’idée du « grand remplacement » est-elle entrée dans les esprits contre l’universalisme, de l’autorité qu’il faut réaffirmer jusqu’à l’excès contre les libertés, des alliances qu’il faut revoir pour se replier sur son « identité » (contre l’Europe ordolibérale, les États-Unis ultralibéraux et métissés – au profit de la Russie réactionnaire). L’identité est un autre concept flou mais agissant de l’idéologie contre-révolutionnaire (Xavier de Maistre, Charles Maurras, Eric Zemmour), contre l’individualisme libéral des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Tocqueville, Aron).

L’écolo-gauchisme du Woke cherche de même à remplacer l’hégémonie culturelle « bourgeoise » (mâle, blanche, occidentale) par une nouvelle culture métissée, sans-genre, racisée, « respectueuse » de toutes les races, des plantes et petites bêtes jusqu’aux humains. On ne pourrait ainsi jouer un Noir si l’on est Blanc, ou un gay si l’on est hétéro – et pourquoi pas un politicien si l’on n’est est pas un ? Quant à jouer au con, le débat n’est pas (encore ) tranché chez les Woke, paraît-il… Le réveil est toujours difficile quand on ne sait pas où l’on va.

« Ne sais-tu pas quel est celui dont tous ont le plus besoin ? Celui qui ordonne de grandes choses. » Autrement dit celui qui a un projet, un dessein. De Gaulle en avait un, Mitterrand aussi plus ou moins, Giscard de même, comme Pompidou. Depuis Chirac, sauf peut-être sous Sarkozy, les grands desseins sont bien brumeux. Qui peut dire quel était celui de Hollande ? Comprenait-il d’ailleurs de quoi il pouvait s’agir, ce gestionnaire technocrate fort sympathique mais qui ne pouvait s’empêcher de dire et qu’il ne devait pas dire ? Quant à notre Emmanuel, son dessein initial qui était de réformer la France s’est heurté aux réalités sociales et aux corps intermédiaires braqués, qu’il n’a pas su prendre. Son second quinquennat se trouve empêché, faute d’avoir su convaincre que le Parlement était utile et que ses députés étaient capables : il n’a plus de majorité. Comment « ordonner de grandes choses » sans l’adhésion de ceux qui débattent et légifèrent ? Les gadgets comme les conventions et autres débats sans décisions ne font pas le poids face aux procédures constitutionnelles que sont le 49-3, la dissolution ou le référendum. Pourquoi ne pas les utiliser ? « Et voici ta faute la plus impardonnable : tu as le pouvoir et tu ne veux pas régner. »

Pourtant les idées de libertés (au pluriel) continuent leur chemin ; le travailler plus pour gagner plus n’a jamais quitté les esprits ; la méritocratie scolaire reste une ambition légitime. « Ce sont les paroles les plus silencieuses qui apportent la tempête. Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur les ailes de colombes qui mènent le monde. » Qui voudrait être gouverné par un Poutine ? C’est pourtant le type de régime que préparent un Zemmour ou une Maréchal. Qui préfère les vociférations haineuses des histrions à la Père Duchesne à un gouvernement qui agit dans le calme et la pondération ? C’est pourtant le type de gouvernement que préparent les Mélenchon ou Rousseau. « Ô Zarathoustra, tu dois aller comme un fantôme de ce qui viendra un jour ; ainsi tu commanderas et, en commandant, tu iras de l’avant. »

Mais le Z n’est pas prêt, il doit retourner à la solitude. Pour les politiques, on l’appelle souvent « traversée du désert » : cela ne leur fait en général pas de mal.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Regardez nus les « bons et les justes », dit Nietzsche

Car ils vous apparaîtront dans leur naturel : ni bons, ni justes, mais travestis par leurs oripeaux, « bien parés, vaniteux et dignes », ces hypocrites. « Et je veux être assis parmi vous, travesti moi-même, afin de vous méconnaître et de me méconnaître moi-même, car ceci est ma suprême sagesse humaine. Ainsi parlait Zarathoustra. »

Lorsque Nietzsche évoque « la sagesse des hommes », dans un chapitre de Zarathoustra, il la mesure à l’aune de celle à laquelle il aspire, celle du sur-homme. S’il compatissait avec ses frères humains, il resterait trop humain, or il veut le sur-humain. C’est pourquoi sa « sagesse » est d’observer, de ménager les vaniteux et de mesurer les méchants.

« Ceci est ma première sagesse humaine de me laisser tromper pour ne pas être obligé de me garder des escrocs. » Car pour étudier l’homme, il faut ne pas se garder de lui. Autrement dit être comme un journaliste qui rend compte des faits ou un sociologue des statistiques. La journaliste russe Anna Politkovskaïa a documenté les crimes de guerre de l’armée de Poutine en Tchétchénie, ce pourquoi elle a été assassinée… le jour de l’anniversaire de Poutine. Ne pas se laisser tromper pour avoir un regard lucide sur les hommes.

« Et ceci est mon autre sagesse humaine : je ménage les vaniteux plus que les fiers. » Il faut de bons acteurs pour bien jouer la vie, et les vaniteux sont de bons acteurs. « Ils jouent et veulent qu’on aime à les regarder, tout leur esprit est dans cette volonté. Ils se représentent, ils s’inventent ; auprès d’eux j’aime à regarder la vie, cela me guérit de la mélancolie. » L’homme comme spectacle : « il se nourrit de vos regards, c’est de votre main qu’il accepte l’éloge. Il aime à croire en vos mensonges dès que vous mentez bien sur son compte : car au fond de son cœur il soupire : que suis-je ? » C’est le cas de tous ceux et de toutes celles qui veulent séduire, se faire par des artifices autres qu’ils ne sont. Une vanité bénigne au quotidien mais qui peut prendre des proportions gigantesques lorsqu’il s’agit de tyrans. Que serait Trump sans la presse qui le suit et le commente ? Sans les réseaux sociaux qui agglutinent les fans tout en foi et sans cervelle ? Et quand Poutine se prend pour Staline, c’est encore pire : des centaines de milliers de morts… par vanité, pour rien.

« Mais ceci est ma troisième sagesse humaine que je ne laisse pas votre timidité me dégoûter de la vue des méchants. » Car le mal est profond et il a un avenir tout tracé, tant est faite ainsi l’espèce humaine. « Il est vrai que, de même que les plus sages parmi vous ne me paraissent pas tout à fait sages, de même j’ai trouvé la méchanceté des hommes au-dessous de sa réputation. »

La méchanceté existera toujours car elle est inhérente à l’espèce humaine. Ce pourquoi il ne faut pas vouloir le Bien (idéalisme), ni vouloir le rien, le je-m’en-foutisme du no future (nihilisme), il faut vouloir l’homme-plus, le surhomme. Autrement dit l’homme qui s’est libéré des croyances et des religions et de leurs commandements « moraux » (y compris laïques comme le communisme ou aujourd’hui l’écologisme). Le surhomme construit ses propres valeurs, il n’est soumis ni à un Dieu, ni à une idéologie, ni à une « morale ». Seulement à son éthique, celle qu’il a voulu et fait sienne.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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La volonté elle-même est encore prisonnière, dit Nietzsche

Zarathoustra singeant le Christ rencontre sur un pont des bossus, des infirmes. Qui lui demandent de faire un miracle : leur rendre leurs attributs handicapés. Mais Zarathoustra n’est pas le Christ, il n’est pas Dieu sur la terre, il ne crée pas ex-nihilo de l’esprit à partir de la poussière. Il est humain et plus qu’humain, mais fait avec ce qui est. « Si l’on enlève au bossu sa bosse, on lui prend en même temps son esprit – ainsi parle le peuple. » Et pourquoi Zarathoustra n’apprendrait-il pas du peuple ? Il est le bon sens, le sens commun, la sagesse des nations.

Car il y a pire : les infirmes à rebours. Ceux-là ont l’air normaux, ils sont comme vous et moi, pas handicapés d’apparence. Sauf que l’un est tout oreille, l’autre tout œil, l’autre n’a pas de jambe et un autre encore a perdu la tête. Les humains peuvent être infirmes sans être mutilés, il suffit qu’ils privilégient un sens au détriment de tous les autres. Celui qui n’est qu’oreille ne pense pas, il écoute et ne fait qu’écouter. Celui qui n’est qu’un œil ne voit pas, il capte et ne rend rien. Celui qui est ingambe ne marche pas, il fait du surplace sans jamais avancer. Quant à celui qui a perdu la tête, est-il encore humain, canard sans tête, fou à lier, débile mental ?

Tant que l’humain ne s’est pas rassemblé, tant qu’il n’est pas un tout régi par la volonté, l’humain ne saurait atteindre au sur-humain. « Ceci est pour mon œil la chose la plus effrayante que de voir les hommes brisés et dispersés comme sur un champ de carnage. Et lorsque mon œil fuit du présent au passé, il trouve toujours la même chose : des fragments, des membres et d’épouvantables hasards – mais point d’hommes ! » Il ne saurait y avoir d’avenir parmi les fragments de l’avenir. Au contraire, « Tout ce que je compose et imagine ne tend qu’à rassembler et à unir en une seule chose ce qui est fragment et énigme et cruel hasard ! »

« Volonté – C’est ainsi que s’appelle le libérateur et le messager de joie. C’est là ce que je vous enseigne, mes amis ! Mais apprenez cela aussi : la volonté elle-même est encore prisonnière. » La volonté est impuissante envers tout ce qui a été fait. Elle ne peut pas briser le temps, revenir sur ce qui fut. Elle ne peut que modeler le présent pour en faire un avenir, mais le passé contraint. Il nous faut faire avec. « Ceci, oui, ceci seul est la vengeance même : la répulsion de la volonté contre le temps et son ‘ce fut’. » Songeons au colonialisme : nous ne sommes plus colonisateurs ni imbus de coloniser, mais « la colonisation » nous colle comme le sparadrap du capitaine Haddock. Pas la peine de la nier ; pas la peine de se confondre en « repentance » – tout cela est vain et n’effacera pas le passé. Il nous faut faire avec pour enfanter un avenir.

« ‘Châtiment’, c’est ainsi que la vengeance se nomme elle-même : sous un mot mensonger elle simule une bonne conscience. Et comme chez celui qui veut il y a de la souffrance, parce qu’il ne peut vouloir en arrière – la volonté elle-même et toute vie devraient être : châtiment. » C’est ainsi que l’on peut comprendre la repentance des modernes qui se châtient d’être coupables à jamais ; c’est ainsi que l’on peut comprendre surtout les fascismes et le communisme : châtier le passé dans les humains présents. Punir le bourgeois d’être né bourgeois, le Juif d’être né juif, le capitaliste d’être né dans l’entreprise et la fortune. Or, raisonne Nietzsche, « aucun acte ne peut être détruit  : comment pourrait-il être annulé par le châtiment  ? Ceci, oui, ceci est ce qu’il y a d’éternel dans l’existence, ce châtiment, que l’existence doive redevenir éternellement action et coulpe. À moins que la volonté ne finisse par se délivrer elle-même, et que le vouloir devienne non vouloir ». Est-ce renoncement ? Non – acceptation. « Jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : c’est là ce que je veux. C’est ainsi que je le voudrais. » Mais ce n’est pas suffisant.

Vaste programme, dont Nietzsche est conscient. « Il faut que la volonté, qui est volonté de puissance, veuille quelque chose de plus haut que la réconciliation. » Avis au président Macron : la politique, c’est autre chose que la réunion atour d’une table. Le passé est le passé et éternel retour du même. Le même n’est pas l’identique mais ce qui est constant ; l’histoire ne se répète jamais mais ses schémas si. L’avenir et la volonté sont cependant des concepts compliqués et Zarathoustra parle tordu puisqu’il est devant des tordus ; il ne parle pas à ses disciples comme cela, ils ne comprendraient pas.

Il faut que l’homme soit maître de son destin pour avancer, il faut que sa volonté établisse ses propres lois. Il faut avec courage accepter ce qui est et son destin, amor fati, mais croire au fond de soi que là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin. Pas d’idéalisme ni de repentance, mais le courage d’accepter et de surmonter ce qui vient. L’homme surmonté n’est pas celui qui s’efface dans la réconciliation avec tout et tous, qui n’est rien que le courant (nihilisme passif tel le bouddhisme ou les écolo-décroissants) ; ni celui qui critique et dissout toute action et toute volonté dans l’acide de la déconstruction (nihilisme actif tel le trotskisme ou les écolos-apocalyptiques).

Non, l’homme surmonté est celui qui est maître de son destin et qui affirme et décide. Il est celui qui dit « je veux ». Et nos politiciens feraient bien d’en prendre de la graine, au lieu de se laisser aller par démagogie au flot des circonstances (une polémique sur ce qui survient, la querelle des egos, et on recommence – un choc, vite une loi ! – sans jamais une vision de l’avenir ni de décisions sur ce qu’ils veulent).

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Seul le rire d’enfant balaie le nihilisme, dit Nietzsche

Dans le chapitre de Zarathoustra intitulé « le Devin », Nietzsche combat de front le nihilisme, ce dégoût fin de siècle de la vie et de tout ce qui est. « Une doctrine fut répandue, et elle était accompagnée d’une croyance : ‘tout est vide tout est égal tout est révolu !’ » Rien ne vaut, ni la curiosité, ni la liberté, ni le travail, et la vie même n’est pas digne d’être vécue.

« En vérité, nous nous sommes déjà trop fatigués pour mourir, maintenant nous continuons à vivre éveillés, dans des caveaux funéraires ! Ainsi Zarathoustra entendit-il parler un devin. » La fin XIXe siècle en arrivait à nier toute croyance, notamment en Russie où le mouvement nihiliste – radical – avait pour but de détruire toutes les structures sociales.

Aujourd’hui, Mélenchon et le gauchisme trotskiste qu’il incarne en est revenu à ce niveau de radicalité brute, de même que le courant écologiste à la Rousseau fait de provocations et de violences, qui manifeste l’excès pour se faire entendre. Dommage ! Tout excès engendre sa réaction, et le discours radical ne peut jamais être entendu des gens dans leur majorité, car ils ont du bon sens, autrement dit de la raison. Plus la radicalité croît, plus c’est son inverse, le déni buté de l’écologisme, la réaffirmation autoritaire des valeurs traditionnelles, qui monte de plus en plus fort… Le Pen gagne contre Mélenchon et Rousseau.

Mais Zarathoustra fit un rêve : il avait renoncé lui aussi et était devenu le gardien des tombes, dans le silence « perfide ». Pourquoi ce terme ? Car ce genre de silence n’est pas vide mais déloyal, traître ; il est temps suspendu en attente d’une fin tragique, pas le blanc qui permet une action. « Trois coups frappèrent à la porte, semblables au tonnerre », mais Zarathoustra ne parvient pas à l’ouvrir avec sa grosse clé rouillée. « Alors l’ouragan écarta avec violence les battants de la porte : sifflant, hululant et tranchant, il me jeta un cercueil noir. Et en sifflant et en hurlant et en piaillant, le cercueil se brisa et cracha mille éclats de rire. Mille grimaces d’enfants, d’ange, de hiboux, de fous et de papillons grands comme des enfants ricanaient à ma face et me persiflaient. » Le cri qu’il a poussé alors l’éveilla, mais quel était la signification du songe ?

Le disciple qu’il aimait le plus, peut-être parce qu’il était plus proche de lui, son fils spirituel comme Jean pour Jésus, lui dit : « Ta vie elle-même nous explique ton rêve, ô Zarathoustra ! » Le prophète nietzschéen est « le cercueil plein des méchancetés multicolores et plein des grimaces angéliques de la vie », car il dit la vérité, lucidement, sans jamais céder aux illusions consolatrices. Ce qu’il dit est « méchant » car il dissipe les voiles qui dénient et aveuglent. Ce qu’il dit est aussi « angélique » car la vie est bonne et heureuse si l’on peut la voir telle qu’elle est, en totalité. Contrairement aux nihilistes, Zarathoustra ne montre pas le néant mais le plein à deux faces, en bon et en mauvais.

« En vérité pareil à mille éclats de rire d’enfants, Zarathoustra vient dans toutes les chambres mortuaires, riant de tous ces veilleurs de nuit et de tous ces gardiens de tombes, et de tous ceux qui font cliqueter des clés sinistres. Tu les effraieras et tu les renverseras par ton rire ; la syncope et le réveil prouveront ta puissance sur eux » La syncope est ici prise au sens de la note de musique, émise sur un temps faible et prolongée par un temps fort ; elle est un arrêt qui choque et qui fait passer.

Les deux mots-clés de cet apologue sont les remèdes au nihilisme : le rire et l’enfant, deux thèmes nietzschéens par excellence. Le rire libère, il se moque de la menace, des sophismes, des sottises, il est la grande santé rabelaisienne, « le propre de l’homme ». Ce pourquoi Zarathoustra va ripailler avec ses disciples après ce mauvais rêve, en souvenir probable de Rabelais. Comme lui, Nietzsche croit que la santé mentale est dans le corps même qui ne réfléchit pas, mais qui vit, tout simplement. Pareil à l’enfant qui, en toute innocence, accomplit sa destinée d’enfant en vivant, naturellement.

Ne vous laissez pas enfumer par les intellos, clame Nietzsche ; ne vous laissez pas abuser par les casuistes qui veulent vous prouver que rien ne vaut plus, qu’il n’y a pas de futur, que la civilisation va dans le mur, et autres balivernes. Soit ils sont intéressés comme les prêtres de toutes les religions (y compris l’écologiste) qui prêchent l’Apocalypse et font peur pour imposer leur doctrine et s’assurer du pouvoir, soit ils sont stupides et croient n’importe quoi, comme des moutons qu’on mène à l’abattoir. L’être humain libre sent au fond de lui que tout cela est du vent, du blabla, de l’enfumage idéologique – et qu’il suffit de vivre, c’est-à-dire de rire et de prendre exemple sur le naturel enfantin, pour balayer ces frayeurs et ces nuages.

Non que tout soit bon dans le meilleur des mondes possibles, car la vie même est tragique – elle est parfois douleur, elle prend fin – mais que la puissance est dans la santé même, dans la volonté, la curiosité, l’intelligence des choses, pas dans les cerveaux malades et embrumés de chimères.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Les Grands événements sont du vent, dit Nietzsche

Dans un conte pour matelots et pour vieilles femmes, Zarathoustra raconte l’enfer qui leur fait peur. Il a lui-même affronté le « chien de feu » et l’a déstabilisé. Il aboie tant qu’il ne crée rien, car ce n’est pas la fureur (ni le Führer) qui créent en braillant mais les chercheurs de vérité dans le silence.

« Toujours, lorsque j’ai entendu parler les démons de révolte et de rebut, je les ai trouvés semblables à toi, avec ton sel, tes mensonges et ta platitude. Vous vous entendez à hurler et à obscurcir avec des cendres ! Vous êtes les plus grands vantards et vous avez appris en suffisance l’art de faire entrer la fange en ébullition. » Celui qui crie le plus fort n’est fort qu’en parole – on pense à Mélenchon. Les populistes qui mentent au peuple pour mieux le manipuler ne le rendent pas libres, ils accaparent au contraire le pouvoir à leur profit exclusif. Ils ne créent pas de valeurs, ils affirment leur ego. Ils ne donnent pas le bonheur mais asservissent.

« Liberté ! c’est votre cri préféré ; mais j’ai perdu la foi en les ‘grands événements’, dès qu’il y a beaucoup de hurlements et de fumées autour d’eux. » Plus c’est gros, plus ça passe, disait Goebbels en propagande ; plus c’est gros, plus il importe de se méfier. Les événements les plus grands ne s’accomplissent pas dans le fracas et le badaboum, mais en silence. Ainsi de « la Révolution » dont les gogos ne retiennent que la prise de la Bastille alors qu’elle a été un lent glissement préparé des esprits depuis la Renaissance. Ou du fascisme/nazisme qui sont le résultat de plusieurs causes concomitantes qui peuvent se répéter.

Les écolos braillards et violents d’aujourd’hui devraient y réfléchir : c’est desservir leur cause que de marquer le coup dans le bruit et la fureur – bien mieux vaudrait-il proposer des solutions crédibles et socialement acceptables, préparer les esprits au lieu de les choquer. Le choc assourdit, sidère et asservit, il ne libère pas ni ne suscite le consentement. Bien amers ont toujours été les lendemains qui chantent et les promesses à la légère, et bien boursouflées les annonces de catastrophes et d’apocalypses. Les vrais catastrophes avancent à pas de loup et n’ont jamais été prévues.

« Ce n’est pas autour des inventeurs de fracas nouveaux, c’est autour des inventeurs de valeurs nouvelles que gravite le monde ; il gravite en silence. Et avoue-le donc ! Peu de chose avait été accompli lorsque se dissipait ton fracas et ta fumée ! » De fait : les manifs monstres n’ont jamais accouchées que de souris, de reculs tactiques pour mieux imposer par la suite – on pense aux éternelles réformes des retraites car on ne fait jamais suffisamment et à temps.

Cela signifie-t-il que Nietzsche/Zarathoustra soit un conservateur qui refuse de changer ? Pas du tout, au contraire. Mais ce n’est pas brailler, hurler des slogans, aller aux manifs qui change le monde. C’est en soi-même en premier lieu que s’opère le changement. Peu à peu la société suit et la politique s’y adapte. Pas l’inverse. Seuls les dictateurs et les tyrans croient changer les hommes et l’homme écolo ressemble fort à l’homme nouveau des communistes. Les contemporains déclarent le faire au nom de la « démocratie », mais qu’est-ce qu’une démocratie qui impose la loi de l’ego au lieu de convaincre les esprits ?

« Mais c’est le conseil que je donne aux rois et aux Églises et à tout ce qui s‘est affaibli par l’âge et par la vertu – laissez-vous donc renverser, afin que vous reveniez à la vie et que la vertu vous revienne ! » Car l’âge rend conservateur et « la vertu » est une rigidité de mœurs et de pensée qui inhibe toute invention. Les rois ne sont pas éternels : – qui t’a fait roi ? Les Églises ne sont pas éternelles – elles dépendent de la foi, laquelle est une illusion consolatrice qui se dissipe avec l’émancipation humaine.

La foi écologiste n’est pas différente en fonctionnement de la foi chrétienne ; elle a ses gourous, sa bible, ses prêcheurs, son apocalypse. L’écologie n’est pas l’écologisme ; elle avance au contraire en silence et pas dans le braillement des manifs. Elle est la science, laquelle n’est pas une foi mais une analyse dérivée des observations et dont les hypothèses sont constamment testées. Pas de bible en science, mais une constante remise en question, celle qu’appelle Nietzsche aux rois, aux Églises et aux vertus moralisantes.

« L’État est un chien hypocrite comme toi-même, dit Zarathoustra au chien de feu. Comme toi il aime à parler en fumée et en hurlements pour faire croire, comme toi, que sa parole sort des entrailles des choses. Car l’État veut absolument être la bête la plus importante sur terre ; et on le croit. » Comme le démontrait La Boétie, il suffit de ne plus « croire » pour être libre.

« Il est temps, il est grand temps ! » annonçait déjà Zarathoustra aux matelots. Le temps de faire et pas celui de brailler. Avis aux bêtes stupides qui se croient humaines alors qu’elles se comportent comme des moutons.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Nietzsche et les poètes

Zarathoustra a été tenté par les poètes et a voulu en devenir un lui-même. Puis il a opéré une réflexion en lui-même, ce miroir réfléchissant lui a dit que le poète se voulait médiateur entre la Nature et l’Humain mais n’était qu’un mouvement de tendresse intime ; qu’il se croyait interprète des forces alors qu’il n’inventait que des dieux. « Les poètes mentent trop ».

« Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est’ impérissable’ n’est que symbole. » Encore une fois, rien ne vient d’ailleurs que du corps. Pas de message de l’au-delà, pas d’intuition de ‘la nature ‘, mais le vivant qui veut vivre, qui a la volonté de s’épandre et de s’épanouir. « Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal il faut donc que nous mentions. » C’est ainsi que l’humain devient poète. Il s’attendrit. « Et lorsqu’ils éprouvent des mouvements de tendresse, les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. »

Sachant peu, ils « aiment les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont des jeunes femmes ! », dit Zarathoustra. Ils croient « au peuple et à sa ‘sagesse’ » ; ils croient qu’en « dressant l’oreille, [ils apprennent] quelque chose de ce qui se passe entre le ciel et la terre. » En bref, ils croient… « En vérité, nous sommes toujours attirés vers le pays des nuages : c’est là que nous plaçons nos baudruches multicolores et nous les appelons Dieux et Surhommes .» Car le Surhomme est un mythe, à l’égal du mythe de Dieu « Car tous les dieux sont des symboles et d’artificieuses conquêtes de poète. »

« Hélas ! il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées ! » Nietzsche reprend la remarque de Shakespeare dans Hamlet : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie. » Créer des dieux, c’est créer de l’illusion consolatrice, créer un démiurge qui donnerait sens à tout ce qu’on ne connaît pas, ne pas accepter la vie naturelle, telle qu’elle est : tragique. « Hélas ! comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force être événement ! Hélas ! comme je suis fatigué des poètes ! » Nous pouvons mesurer combien les « événements » contemporains, appelés il y a peu encore happening, sont des illusions d’illusions tant ils sont insignifiants. Ils ne flattent que l’ego de leurs créateurs sans apporter quoi que ce soit de grand à l’humanité badaude. Ils sont d’ailleurs oubliés aussi vite.

Nietzsche appelle à l’inverse le type humain qui dira « oui » à la vie et à sa réalité tragique, l’être humain qui s’affirmera sans se référer à des valeurs soi-disant révélées mais créées par d’autres, sans chercher des consolations dans l’ailleurs et le non-réel, en se débarrassant de toute quête de Vérité absolue et définitive qui donnerait un sens unique à son existence et au monde. En ce sens, le sur-homme est un mythe, mais un mythe agissant : pas une illusion mais un modèle, dont on est conscient qu’il n’existe pas mais est à construire. Un symbole plus qu’un dieu ou une « loi » de l’Histoire, par exemple, constructions totalitaires qui s’imposent sous peine d’inquisition, d’excommunication et de rééducation ou d’élimination.

Le poète est utile : « Un peu de volupté et un peu d’ennui c’est ce qu’il y eut encore de meilleur dans leurs méditations ». Il est vain comme la mer et paon comme elle. Qu’importe par exemple au buffle laid et coléreux « la beauté de la mer et la splendeur du paon ! » Le buffle, symbole de l’animal terre à terre, vit et veut vivre encore plus, être plus fort et plus vivant, se reproduire et vivre jusqu’au bout. Le reste est vanité de poète, pas la vie même en sa réalité.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Les savants sont trop souvent des spectateurs, dit Nietzsche

Dans la suite de « l’immaculée connaissance » du chapitre précédent de Zarathoustra, Nietzsche poursuit les savants. Il s’attaque aux personnes cette fois, plus qu’au concept de connaissance soi-disant neutre et objective. Il fait des savants des « spectateurs », « assis au frais, à l’ombre fraîche », « ils se gardent bien de s’asseoir où le soleil brûle les marches ». En fait, ils ne s’engagent pas.

La figure de l’intellectuel engagé sera celle des années cinquante et soixante, qui revalorisera Nietzsche et tous les penseurs du soupçon. Dans le XIXe siècle de Nietzsche, les savants et intellectuels restaient en marge. « Pareils à ceux qui stationnent dans la rue et qui, bouche bée, regardent les passants ils attendent et regardent, bouche bée, les pensées imaginées par d’autres. » Ils sont petits, bas et mesquins, ces intellos. « Lorsqu’il se croient sages, je suis horripilé de leurs petites sentences et de leurs vérités : leur sagesse a souvent une odeur de marécage. »

Ils cachent le vide de leur pensée sous des oripeaux chatoyants et l’absence d’idée créatrice sous des sophismes de langage. « Ils sont adroits, leurs doigts sont agiles : que vaut ma simplicité auprès de leur complexité ! Leurs doigts s’entendent à tout ce qui consiste à enfiler, à nouer et à tisser ; ils tricotent les bas de l’esprit ! Ce sont de bons mouvement de pendules : pourvu que l’on ait soin de bien les remonter ! Alors elles indiquent l’heure sans se tromper et font entendre en même temps un modeste tic-tac. Ils travaillent, semblables à des moulins et à des pilons : qu’on leur jette seulement du grain ! – ils s’entendent à moudre le blé et à le transformer en une poussière blanche. » Ce sont des rouages professoraux, pas des chercheurs de vérités. Ils actionnent la logique et la dialectique, et tout ce qui fait tic. Ils emmêlent, comparent et embrouillent, ils sont doués pour ça – ce qui leur évite de créer. Mais du grain ils font de la poussière…

Leur principale mission est de se surveiller les uns et les autres, et de critiquer celui qui sort du lot, jaloux. « Ils savent aussi jouer avec des dés pipés ». Ce pourquoi Nietzsche/Zarathoustra, qui a été un des leurs lorsqu’il enseignait la philologie à l’université de Bâle, leur est devenu étranger. « Leurs vertus me déplaisent encore plus que leur fausseté et leurs dés pipés. »

Le philosophe n’est donc plus « un savant » pour « les brebis », ces êtres qui suivent toujours le troupeau. « Je suis encore un savant pour les enfants et aussi pour les chardons et les pavots rouges. Ils sont innocents, même dans leur méchanceté. Mais je ne suis plus un savant pour les brebis. Tel est mon lot – qu’il soit béni ! » Car ruminer dans le troupeau des savants qui ne savent pas qu’ils ne savent au fond rien, ce n’est ni être savant, ni être chercheur, ni être créateur. Pour ce faire, il faut s’élever au-dessus d’eux tous, ce qu’ils « ne veulent pas entendre », par envie, orgueil et esprit de troupeau. Et les brebis, béent, béates, et bêlent leur assentiment.

Avoir des connaissances étendues, c’est être savant – mais que fait-on de ces connaissances ? Une bonne encyclopédie (aujourd’hui en ligne d’un simple clic) en sait plus que tous les savants du monde. Dès lors, à quoi cela sert-il d’être savant si l’on ne fait rien de la connaissance ?

Arrive alors le second sens du mot savant : celui du chien. Il est dressé pour exécuter certains exercices, le chien savant – mais est-il pour cela savant comme on le dit des savants chez les hommes ? Le savoir-faire et l’habileté qu’évoque Nietzsche ne remplace pas la réflexion et ne fait pas une création.

C’est toute la différence entre la science et le technique. La seconde ne fait qu’appliquer avec savoir-faire et habileté les découvertes de la première – mais elle ne « trouve » rien, elle adapte. L’astuce n’est pas le génie – et trop souvent les « savants » ne sont qu’astucieux, pas créateurs ; ils bidouillent des réponses avec ce qu’ils ont, ils ne posent pas les questions qui importent.

« Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses ; c’est celui qui pose les vraies questions », dit Claude Lévi-Strauss dans Le Cru et le cuit. Il rejoint directement Nietzsche.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Nietzsche contre l’immaculée connaissance

Zarathoustra voit se lever la lune et se dit qu’elle se prend pour le soleil. Mais elle est trop pâle et timide : elle ment avec sa pseudo-grossesse. Elle se contente d’effleurer la terre plutôt que de l’engrosser comme le soleil le fait. Par cette parabole, Nietzsche se moque des la religiosité de ceux qui croient à « l’immaculée connaissance », en référence à l’immaculée conception de la Vierge Marie. Comment peut-on engendrer la chair à partir de rien ? Seuls les gogos se soumettent à cette fausse vérité qui est – chez les chrétiens – le signe même de la foi. Il s’agit d’abolir sa raison et sa volonté pour adhérer de tout son cœur, d’obéir au Père sans discuter, ni réfléchir, ni vouloir.

Mais l’être humain n’est pas que de foi ni de raison : il est en trois étages intimement mêlés, comme Nietzsche n’a cessé de le répéter depuis toujours, dans la lignée des Antiques : les instincts qui induisent les passions qui meuvent l’esprit. La « volonté vers la puissance » est ce mouvement même du bas vers le haut et qui revient du haut en bas pour faire agir. L’esprit neutre, objectif, la « connaissance immaculée », ne sont que de vastes blagues, des infox d’intellos qui se prennent pour des clercs de religion.

« Vous aussi aimez la terre et tout ce qui est terrestre : je vous ai bien devinés ! – mais il y a dans votre amour de la honte et de la mauvaise conscience – vous ressemblez à la lune. On a persuadé à votre esprit de mépriser tout ce qui est terrestre, mais on n’a pas persuadé vos entrailles : or ne sont elles pas ce qu’il y a de plus fort en vous ? » L’esprit a honte de dépendre des entrailles qui lui paraissent vulgaires, trop charnelles, matérielles, lui qui se voudrait éthéré et proche de « Dieu ». Mais l’être humain est fait de chair, et donc à trois étages, pas à un seul. C’est un fait : il a été créé ainsi. Avoir « honte » de cela est une ineptie, cela devrait l’être même aux croyants.

Car la morale d’église trompe et égare en corrompant la foi pour une question de pouvoir sur les âmes, donc sur les corps. « Ce serait pour moi la chose la plus haute – ainsi se parle à lui même votre esprit mensonger – de regarder la vie sans convoitise et non pas comme un chien, la langue pendante. Être heureux dans la contemplation, avec la volonté morte, sans rapacité et sans désir égoïste – froid et couleur de cendres sur tout le corps, mais les yeux enivrés de lune. (…) Ainsi s’égare celui qui a été égaré. (…) Et voici ce que j’appelle l’immaculée connaissance de toutes choses : ne rien demander aux choses que de pouvoir s’étendre devant elles, comme un miroir aux yeux innombrables. » L’université laïque réagit comme une église lorsqu’elle prône la connaissance « pure », détachée de tout, neutre en méthode. Tout est préjugé, chacun parle depuis quelque part, avec une langue particulière, selon un point de vue. C’est l’objet de la méthode scientifique que de chercher à minimiser ces préjugés et déterminants du chercheur, ce pourquoi la connaissance avance avec essais et erreurs, comparaisons et validations croisées, « falsification » dit Karl Popper. « Ne rien demander aux choses », ce n’est pas faire de la recherche mais rester coi, béat devant la Création, sans volonté ni désirs. Une larve prête à obéir à tout et à passer sa vie inutile à ne rien faire.

Au contraire, le désir est innocent. Il vient des entrailles et entraîne la volonté – et cela est bénéfique aux vivants : c’est ainsi qu’ils survivent et étendent leur pouvoir sur les choses pour durer. Les immaculés connaissant ne connaissent rien de ce qui est vivant, de ce qui fait la vie même. Ils n’aiment « pas la terre comme des créateurs, comme des générateurs, joyeux de créer ! » Ils préfèrent les objets – chosifiés, indifférents – aux êtres vivants et qui passionnent. D’où les dérives scientistes du calcul qui négligent l’humain et le méprisent, des délires de la finance spéculative aux drones à intelligence artificielle qui cherchent à tuer leurs opérateurs parce qu’il mettent des bâtons dans les roues de la mission définie.

« Où y a-t il de l’innocence ? Là où il y a la volonté d’engendrer. Et celui qui veut créer ce qui le dépasse, celui là possède à mes yeux la volonté la plus pure. Où y a-t-il de la beauté ? Là où il faut que je veuille de toute ma volonté : où je veux aimer et disparaître, pour qu’une image ne reste pas qu’une simple image. Aimer et disparaître : ceci s’accorde depuis des éternités. Vouloir aimer, c’est aussi être prêt à la mort. » Il faut oser croire en soi-même pour créer, que ce soit un enfant, un objet ou une œuvre d’art. Croire en soi n’est pas croire en un « dieu » qui meut, mais en les trois étages qui composent l’humain, chair, cœur et cerveau, tous unis par la volonté d’agir, de faire pour vivre.

« Vous avez mis devant vous le masque d’un dieu, vous, les purs : votre affreux ver rampant s’est caché sous le masque d’un dieu. » Vous prétendez, vous faites croire, vous façonnez une image de vous-mêmes – ô hypocrites ! Vous n’existez pas, vous n’êtes que fumée, illusion, esbroufe. Il en est tant et tant de ces « auteurs », « chercheurs », « philosophes » et missionnaires de toutes causes qui ne sont rien que le masque qu’ils se sont créés pour se faire regarder en miroir – pas pour engendrer des choses nouvelles.

Là, Zarathoustra/Nietzsche se fait sensuel, car la connaissance est désir, pas seul esprit froid :

« Car déjà l’aurore monte, ardente – son amour pour la terre approche ! Tout amour de soleil est innocence et désir de créateur.

Regardez donc comme l’aurore passe, impatiente, sur la mer ! Ne sentez-vous pas la soif et la chaude haleine de son amour ?

Elle veut aspirer la mer et boire ses profondeurs : et le désir de la mer s’élève avec ses mille mamelles.

Car la mer veut être baisée et aspirée par le soleil altéré ; elle veut devenir air et hauteur et sentier de lumière, et lumière elle même !

En vérité, pareil au soleil, j’aime la vie et toutes les mers profondes.

Et ceci est pour moi la connaissance : tout ce qui est profond doit monter à ma hauteur.

Ainsi parlait Zarathoustra. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Nietzsche s’effare de « la civilisation »

Zarathoustra revient de son isolement vers « le pays de la civilisation ». Il veut retrouver les hommes « avec un désir favorable ». Mais il déchante vite : « Mon œil n’avait rien vu d’aussi bariolé ! ». La civilisation de Nietzsche – allemande, occidentale, de la fin XIXe – est « le pays de tous les pots de couleur. » L’être humain est devenu un oiseau bariolé ; il n’est plus lui mais fait de mille collages.

En fait (et cela vaut pour notre époque d’aujourd’hui), il ne sait plus où il en est : il relativise, il déconstruit, il accueille. Il n’est plus lui-même, il est tout le monde. Humble envers le différent, il s’efface, se colle d’autres étiquettes, refuse d’exister personnellement. « Le visage et les membres enluminés de cinquante taches : c’est ainsi qu’à ma stupeur je vous ai vu assis, vous, les hommes de ce temps. Et, autour de vous, cinquante miroirs flattaient et imitaient votre jeu de couleurs ! En vérité, vous ne pouviez porter de meilleur masque que votre propre visage, hommes de ce temps. Qui donc pourrait vous reconnaître ? Couverts des signes du passé et barbouillés de nouveaux signes : ainsi vous êtes-vous bien cachés de tous les augures ! » Quand on ne sait plus qui l’on est et où l’on va, on imite, on prend ici ou là, on raboute, on se bricole sa petite conception du monde – à la mode, ça va de soi. C’est ainsi un golem fait de pièces rapportées qui naît plutôt qu’un homme européen.

« Tous les temps et tous les peuples jettent pêle-mêle un regard à travers vos voiles. Toutes les coutumes et toutes les croyances parlent pêle-mêle à travers vos gestes. » Pour le reste, rien. Nus, vous êtes néant. Pourtant, vous vous croyez autres. « Car c’est ainsi que vous parlez : ‘nous sommes entiers, réels, sans croyance ni superstition’. C’est ainsi que vous vous rengorgez sans même avoir de gorge ! » Vouloir être tout, n’est-ce pas n’être rien en réalité ? Qui trop embrasse mal étreint ; qui se veut universel n’est plus humain mais abstraction sans chair. Pas de gorge. Pas de foi, « vous qui êtes des peintures de tout ce qui a jamais été cru. » « Toutes les époques déblatèrent les unes contre les autres dans vos esprits. (…) Vous rompez les os à toute pensée. »

Des dangers de l’universalisme poussé à son extrême : celui du scientisme et de la rationalité froide. Nietzsche tient compte des trois étages de l’humain, et pas seulement du cerveau. Il sait que les instincts font la volonté et que les passions entraînent la raison : comment la curiosité permettrait-elle l’exploration scientifique, sans cela ? Comment l’appétit engendrerait-il l’entreprise sans cela ? Comment le goût des choses nouvelles favoriserait-il la création sans cela ? Le seul rationalisme qui met tout au même niveau d’abstraction est la mort. « Et c’est là votre réalité : ‘tout mérite de périr’. »

C’est le nihilisme, la grande maladie de son époque, que Nietzsche a combattu jusqu’au bout – et qui ressurgit en notre temps qui ne sait plus ni qui il est ni où il va, avec des nationalismes régressifs qui renaissent, des identités qui se heurtent et ne veulent plus se regarder en face, préférant le cancel au nom du woke, tout un tas de mots globish qui ne signifient au fond rien. Nietzsche inactuel ? – Allons donc !

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Nietzsche raille les « hommes sublimes » et les héros fascistes

Le fascisme n’existait pas encore à l’époque de Nietzsche (mort en 1900) mais il était en germe dans les nationalismes qui bouillonnaient depuis les révolutions du XVIIIe siècle. Le pangermanisme de la Grossdeutschland, le patriotisme italien 1830 de Mazzini (qui deviendra fascisme après la Première guerre mondiale avec Mussolini) s’agitaient du temps de Nietzsche. Le calviniste strict Thomas Carlyle, chantre du héros qui « doit se faire le trait d’union entre (les hommes) et le monde invisible et sacré » publie en 1841 On Heroes, Hero-Worship and the Heroic in History (Les Héros, le culte des héros et l’héroïque dans l’Histoire). Nietzsche pourfend toute cette pose « sublime ».

« J’ai vu aujourd’hui un homme sublime, un homme solennel, un pénitent de l’esprit. Oh ! comme mon âme a ri de sa laideur ! » Car, pour Nietzsche, le sublime n’est pas la grandeur, ni le héros un maître qui s’est maîtrisé. « Il n’a encore appris ni le rire ni la beauté, l’air sombre ce chasseur est revenu de la forêt de la connaissance. Il est rentré de la lutte avec des bêtes sauvages : mais sa gravité reflète encore une bête sauvage – une bête insurmontée ! Il demeure là, comme un tigre qui va bondir, mais je n’aime pas les âmes tendues comme la sienne. » L’habit ne fait pas le moine, l’attitude ne fait pas le grand homme. Le théâtre du sublime, pose romantique par excellence tellement mise en scène par un Victor Hugo, n’est qu’une pose, pas le fond de l’être.

L’attitude doit être surmontée pour devenir naturelle. C’est alors que le sublime devient grand. Pas avant. « S’il se fatiguait de sa sublimité, cet homme sublime, c’est alors seulement que commencerait sa beauté – et c’est alors seulement que je voudrais le goûter et lui trouver de la saveur. Ce n’est que lorsqu’il se détournera de lui-même, qu’il franchira son ombre, et, en vérité, ce sera pour sauter dans son soleil. » Il deviendra lui-même lorsqu’il incarnera ce qui n’est alors que son image, son ombre, ce qu’il voudrait être sans pouvoir l’accomplir.

Car l’homme grand est celui qui se surmonte, pas celui qui prend une pose avantageuse à la télé ou dans les meetings. Au contraire, l’histrion politique n’est pas un grand homme mais un acteur de sa propre image. « Sa connaissance n’a pas encore appris à sourire et à être sans jalousie. Son flot de passion ne s’est pas encore apaisé dans la beauté. (…) La grâce fait partie de la générosité des grands esprits. » Mais c’est ce qu’il y a de plus dur, de quitter son image pour devenir soi ; de ne plus être un personnage mais un être réel. « C’est précisément pour le héros que la beauté est de toute chose la plus difficile. La beauté est insaisissable pour toute volonté violente. (…) Rester les muscles inactifs et la volonté dételée : c’est ce qu’il y a de plus difficile pour vous autres, hommes sublimes. »

Laisser être… tel est le secret de la sagesse – et de la volonté. Le désir vers la puissance est le principe de la vie mais il doit s’accomplir naturellement, pas le ventre noué, le cœur en chamade et l’esprit focalisé au point de ne plus rien voir d’autre que le pouvoir. La générosité, la bienveillance, sont un débordement de la force, pas un effort qu’il faut faire. « Quand la puissance se fait clémente et descend dans le visible : j’appelle beauté une telle condescendance. Je n’exige la beauté de personne autant que de toi, de toi qui est puissant, que ta bonté soit ta dernière victoire sur toi-même. » Car ce ne sont pas les débiles qui sont bons, faute de pouvoir être méchants : les bons sont ceux qui peuvent être bons parce qu’il en ont la force surnuméraire.

Comment ne pas penser à Mussolini et à ses poses avantageuses, « la poitrine bombée, dit Nietzsche de l’homme sublime, semblable à ceux qui aspirent de l’air » ? Comment ne pas songer à ces socialistes, sourcils froncés, à ces écolos « en urgence » permanente, qui se croient toujours les messagers de l’avenir ? Ou à ces prophètes de droite extrême qui se croient mandatés par « le peuple » et dont « l’action elle-même est encore une ombre projetée » sur eux. « Je goûte beaucoup chez lui, la nuque de taureau, dit encore Nietzsche de l’homme sublime, mais maintenant j’aimerais voir encore le regard de l’ange. Il faut aussi qu’il désapprenne sa volonté d’héroïsme, je veux qu’il soit un homme élevé et non pas seulement un homme sublime. »

Où l’on mesure combien Nietzsche était loin de ce qui deviendra le fascisme et le nazisme. Il voyait en la recherche de puissance le principe de la vie, mais une vie qui déborde en générosité, pas en contraintes de toutes sortes.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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La victoire sur soi-même de Nietzsche

« Toutes les vérités tues deviennent venimeuses », dit Zarathoustra. Il faut donc dire la vérité vraie. Cette volonté de vérité est ce qui pousse les sages et aussi Zarathoustra. Mais lui ne veut pas ce que veulent les sages, qui est que « tout ce qui est doit se plier et se soumettre (…) Tout doit s’assouplir et se soumettre à l’esprit, comme le miroir et le reflet de l’esprit. » L’esprit n’est pas tout, ni premier, car en premier est la volonté.

Les hommes du peuple dit Nietzsche sont semblables au fleuve sur lequel un canot continue de flotter. « Et dans le canot sont assis, solennels et masqués, les jugements de valeur. » Ce sont les sages qui ont placé de tels hôtes dans le canot et les ont décorés de parures et de noms somptueux. Cela au nom de leur propre volonté dominante – ainsi l’Église depuis plus de mille ans, ou les Droits de l’Homme depuis 1789. Mais le fleuve continue d’entraîner le canot et il faut qu’il le porte. Car la fin du bien et du mal « c’est cette volonté même, la volonté de puissance, la volonté de vivre inépuisable et créatrice. »

Car tout est volonté vers la puissance. Nietzsche énumère tout ce qu’il a trouvé partout où est la vie :

1/ tout ce qui est vivant obéit ;

2/ on commande à qui ne sait pas s’obéir à lui-même ;

3/ il est plus difficile de commander que d’obéir. « Car celui qui commande porte aussi le poids de tous ceux qui obéissent, et cette charge facilement l’écrase. »

Leçon pour nos politiciens, ceux qui commandent et ceux qui voudraient bien commander. « Toujours lorsque l’être vivant commande, il risque sa vie. Et quand il se commande à soi-même, il faut qu’il expie son autorité et soit juge, vengeur et victime de ses propres lois. » Le Président et ses services voient plus loin que chacun et chacune dans leurs petits coins. Même si sa méthode est urgente et maladroite, il fallait faire une réforme des retraites. Elle ne sera pas la seule et il faudra probablement en refaire une d’ici dix ans. Tous ceux qui sont au fait des régimes de retraite par répartition le savent : quand les actifs qui cotisent diminuent alors que les retraités ayant-droits augmentent, il y a blocage du système. Ce serait mentir que de le nier, ce dont pourtant l’opposition, qui a toujours le beau rôle du démagogue suivant « le peuple », ne se prive pas. Réformer est indispensable, même si l’on peut contester cette réforme-ci et préférer celle à points, plus juste et plus durable, qui était prévue avant Covid. Mais le temps presse, la dette qui augmente et la hausse des taux deviennent redoutables, il faut très vite faire des économies au lieu de prendre le temps que Chirac a longuement perdu.

Le Président est juge, mais aussi victime de sa propre loi. Si l’opposition était au pouvoir, elle ferait de même et serait contestée de la même façon. Les gens ne veulent pas travailler plus, mais il ne veulent pas gagner moins, ni en activité par les cotisations, ni à la retraite par une moindre pension. C’est l’impasse. Il faut donc transgresser cette inertie à ne rien faire pour assurer l’avenir. « On commande à qui ne sait pas s’obéir à lui-même. »

Mais il n’y a pas les maîtres et les esclaves, dit Nietzsche. « Même dans la volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître. » La volonté vers la puissance est partout, y compris chez ceux qui sont dominés. « Et de même que le plus petit s’abandonne au plus grand pour qu’il jouisse du plus petit, et le domine, ainsi le plus grand s’abandonne aussi et risque sa vie pour la puissance. C’est là le don du plus grand qu’il y ait témérité et danger et que le plus grand joue sa vie. Et où il y a sacrifices et services rendus et regard d’amour, il y a aussi volonté d’être maître. C’est par des chemins détournés que le plus faible se glisse dans la forteresse et jusqu’au cœur du plus puissant, et vole la puissance. » Comme quoi Nietzsche n’est pas simple, pas aussi simpliste que les cerveaux étroits du nazisme l’ont interprété – à leur volonté.

Car selon Nietzsche « La vie elle-même m’a confié ce secret : « vois m’a elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. (…) Qu’il faille que je sois lutte, devenir, but et opposition des buts, hélas ! celui qui devine ma volonté devine sans doute aussi les chemins tortueux qu’il lui faut suivre ! Quelle que soit la chose que je crée et de quelque façon que je l’aime, il faut que bientôt j’en sois l’adversaire et l’adversaire de mon amour. Ainsi, le commande ma volonté. » Hegel et Marx appelaient cela la dialectique de l’Histoire : tout change sans cesse par les contradictions qui naissent et doivent être résolues, la volonté vers l’efficacité et la puissance restent en marche tant qu’il y a vie.

Ce n’est pas forcément facile à comprendre et Nietzsche dans ce chapitre de Zarathoustra multiplie les phrases sans le rendre vraiment lumineux. Il faut filtrer l’avalanche des phrases pour en tirer l’essentiel : qui est que la volonté de vérité rencontre la volonté vers la puissance car la vérité est la volonté de la vie d’aller vers la puissance. Elle est le moteur du vivant. «  Ce n’est que là où il y a de la vie qu’il y a de la volonté : non pas la volonté de vie mais – ainsi t’enségné-je – la volonté de puissance. »

Il n’est bien ni mal qui soit éternel. « Il faut que le bien et le mal se surmontent sans cesse par eux-mêmes. » Autrement dit, qu’ils soient remis en cause périodiquement en fonction des circonstances de la vie. Pas par caprice de tyran, mais par nécessité du monde. Ce qui est bien un moment ne l’est plus ensuite : on le voit avec les mœurs qui évoluent, on le voit aussi avec le régime de retraite qui doit s’adapter. « En vérité, je vous le dis, le bien et le mal qui seraient impérissables, n’existent pas. » C’est aux créateurs d’exercer la force, de juger des valeurs. « Mais une puissance plus forte grandit dans vos valeurs. Une nouvelle victoire qui brise l’œuf et la coquille de l’œuf. Et celui qui doit être créateur dans le bien et dans le mal, en vérité, celui-là commencera par être un destructeur et par briser les valeurs. » Nul ne crée sans remettre en cause, nul ne réforme sans changer de régime. Ce n’est pas forcément de gaieté de cœur, mais impliqué par le courant même de la vie qui va et du monde qui se transforme. La victoire sur soi-même est de l’accepter, et de l’accompagner.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Tombeau de la jeunesse de Nietzsche

Zarathoustra, dans un chapitre dépressif, se lamente sur le tombeau de sa jeunesse. Mais c’est pour mieux rebondir avec son arme secrète, la colonne vertébrale de son être, son élan intime : sa volonté.

La nostalgie est naturelle, chacun regarde en arrière et regrette son enfance et son adolescence. « Ô vous, images et visions de ma jeunesse ! Ô regards d’amour, instants divins ! comme vous vous êtes tôt évanouis ! Je songe à vous aujourd’hui comme à des morts bien-aimés. » Ces souvenirs sont un trésor « qui soulage le cœur de celui qui navigue seul. » Celui qui fait son chemin hors des hordes, qui suit sa voie en devenant lui-même.

Mais c’est la faute à la société, à la morale, à la religion : « C’est pour me tuer qu’on vous a étranglés, oiseaux chanteurs de mes espoirs ! » La licence poétique permet de dire ce qui n’est pas dit, ce qui n’est pas dicible peut-être : « C’était vous, dont la peau est pareille à un duvet, et plus encore un sourire qui meurt d’un regard ! » Faut-il prendre cette exclamation au sens littéral d’un amour de jeunesse inhibé ou interdit ? Ou au sens figuré des désirs sans objet, parés des oripeaux d’une jeunesse mythique ? Le premier sens n’est pas barré, si l’on lit la phrase qui suit : « que sont tous les meurtres d’hommes auprès de ce que vous m’avez fait ? » Mais le second non plus, si l’on lit la phrase qui suit encore : « N’avez-vous pas tué les visions de ma jeunesse et mes plus chers miracles ! Vous m’avez pris mes compagnons de jeu, les esprits bienheureux ! » Êtres physiques ou idéaux ?

Chez Nietzsche, l’idéal ne saurait être qu’ancré dans le naturel, le matériel. Les « esprits bienheureux » sont les êtres nature, bien dans leur corps et dans leur cœur, ce qui leur donne un esprit sain – ceux qui ont l’instinct de vie et vivent leurs désirs naturellement selon leur volonté vitale. Or toute la société, la morale et la religion sont contre. Ce sont « les ennemis » de Nietzsche, qui ont « abrégé ce qu’il y avait d’éternel en moi » – autrement dit la volonté vers la puissance, l’instinct de vie. « Alors vous m’avez assailli de fantômes impurs » – des fantasmes de pruderie et d’inhibition. « Vous m’avez volé mes nuits », « vous avez transformé tout ce qui m’entourait en ulcères ». Comment ne pas interpréter le désir charnel frustré, la sensualité interdite ? Son mémoire de fin d’étude au collège de Pforta portait à 18 ans sur Théognis de Mégare, poète aristocrate grec du Ve siècle avant, auteur de vers érotiques.

Cette plainte va évidemment plus loin et porte plus largement. C’est toute la conception du monde de Nietzsche qui été ainsi « enfiellée » par le poison du christianisme bourgeois puritain (luthérien de Saxe, son milieu familial). « Et lorsque je fis le plus difficile, lorsque je célébrais les victoires que j’avais remportées sur moi-même : vous avez poussé ceux qui m’aimaient à s’écrier que c’était alors que je leur faisais le plus mal. » Sa philosophie même a été corrompue, achetée, soudoyée par « la graisse » de sa famille de pasteur nanti : « Et lorsque je sacrifiais ce que j’avais de plus précieux, votre ‘dévotion’ s’empressait d’y joindre les plus grasses offrandes. »

« Comment ai-je supporté cela ? » C’est simple, grâce à mon être même : « Oui ! Il y a en moi quelque chose d’invulnérable, quelque chose qu’on ne peut ensevelir et qui fait sauter les rochers : cela s’appelle ma volonté ». Encore une fois, il s’agit de la « volonté de puissance », le désir instinctif de vie, d’assurer son être. « Tu subsistes toujours, égale à toi-même, toi, ma volonté patiente ! tu t’es toujours frayé une issue hors de tous les tombeaux. »

« Et ce n’est que là où il y a des tombeaux, qu’il y a des résurrections ! » Autrement dit les désirs de jeunesse ne sont qu’enfouis car ils sont les désirs incessants de l’élan vital même – ils peuvent renaître. Malgré la société, la morale et la religion – grâce à la volonté de vie.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Je n’aime au fond du cœur que la vie, dit Nietzsche

Dans une clairière de la forêt, Zarathoustra rencontre des jeunes filles qui dansent et Cupidon endormi. La danse est pour Nietzsche la quintessence de l’existence, l’élan vital vers le ciel, le pied léger pour jauger la glaise dont nous sommes faits. La figure du danseur est celle du sage qui, les pieds sur terre, ne songe qu’à s’élever dans les airs, pris par la joie de vivre.

« Un air de danse qui moque l’esprit de lourdeur, ce démon très-haut et tout-puissant dont ils disent qu’il est le ‘maître du monde’. » Cupidon le petit dieu danse avec les jeunes filles et tous célèbrent la vie. Mais qu’est donc la vie ? « Je ne suis que changeante, farouche, femme en toutes choses, mais non pas une femme vertueuse », dit la vie à Zarathoustra. La sagesse est d’aimer la vie, la vertu (u sens moralisateur des bourgeois du XIXe, époque de Nietzsche) n’est que pruderie qui inhibe la sagesse. « Tu veux, tu désires, tu aimes la vie, c’est pourquoi tu la loue ! »

Mais qu’est donc la sagesse ? « On a soif d’elle et l’on ne peut s’en rassasier, on cherche à voir sous son voile, on voudrait l’atteindre à travers les filets. (…) Elle est changeante et entêtée (…) Peut-être est-elle mauvaise et perfide et femme en toutes choses ; mais c’est lorsqu’elle parle mal d’elle-même qu’elle séduit le plus. » Au fond, la sagesse, c’est la vie ; on la désire comme d’une femme. Elle est le vital, la volonté vers la puissance, le lotus qui enfonce ses racines dans la vase au fond de l’étang et qui élève sa tige vers la lumière pour fleurir à la surface, au soleil. Il y a du bouddhisme en Nietzsche. Du bon sens aussi : nous, êtres vivants, célébrons la vie parce que sans elle nous ne serions pas. Pourquoi le nier ? Pourquoi nier la vie ? Pourquoi réprimer cet élan ? La sagesse est de l’accepter, de vivre puisque nous sommes vivants. La sagesse est la vie.

Ce qui n’empêche pas les êtres vivants parfois, le soir venu, las d’avoir dansé, joué avec Cupidon et les jeunes filles à des jeux vitaux, de se poser des questions sur le sens de la vie. Ainsi Zarathoustra : « Il y a quelque chose d’inconnu atour de moi qui me regarde d’un œil pensif. Comment ! tu vis encore, Zarathoustra ? » Eh oui. Par habitude. Par énergie intime. Mais « pourquoi ? A quoi bon ? De quoi ? Dans quelle direction ? Où ? Comment ? N’est-ce pas folie que de vivre encore ? » Tel est le sentiment du soir, celui de la perte d’énergie, celui qui est las de la vie. Le contraire du printemps, de Cupidon et des jeunes filles ; Le contraire de la sagesse.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Tout soleil est solitaire, dit Nietzsche

Dans un « chant » exalté, Nietzsche-Zarathoustra crie sa solitude amoureuse comme un matou à la lune. « Et mon âme, elle aussi, est une fontaine jaillissante, (…) un chant d’amoureux » Car il y a un « inapaisé, cet inapaisable qui veut élever la voix ! »

Car Zarathoustra, comme tous les prophètes, est un soleil qui « vit dans sa propre lumière », qui « ne connaît pas le bonheur de prendre » car sa « main ne se repose jamais de donner ». Il est lumière, il est amour, il est trop-plein. Il jaillit et illumine, il ne prend rien, il ne désire pas – il en souffre à ses heures. « Ô désir de désirer ! Ô faim qui me dévore dans la satiété ! »

Le généreux est seul dans son débordement ; « ils prennent ce que je leur donne, mais touché-je encore leur âme ? » Car le bonheur de donner meurt des dons effectués, « ma vertu par son excès s’est fatiguée d’elle-même ». Qui ne cesse de donner sans recevoir en échange se coupe de l’humanité. Il reste l’astre solitaire qui ne ressent plus rien. Les fonctionnaires du don le savent bien, donner ne fait plus de bien à leur âme, ni à celle des assistés : il en faut toujours plus et recevoir sans cesse aigrit et ne rend pas reconnaissant. La première fois oui, ensuite de moins en moins – c’est considéré comme un dû. Et la charité exige son administration, qui coupe du contact et de l’humain. Donner est devenu un business, sauver un militantisme idéologique.

« Que sont devenus les larmes de mes yeux et le duvet de mon cœur ? Ô solitude de tous ceux qui donnent ! Ô silence de tous ceux qui luisent ! » Le soleil est et reste indifférent au reste. Il « va sa route, sans pitié » Il suit son orbite, sa fonction, son destin. Les soleils « suivent leur volonté inexorable ; c’est là leur froideur. » Rappelons que, pour Nietzsche, tout être a sa fonction dans la nature, fonction fixée par sa « volonté » qui est moins un acte personnel qu’un « vouloir » instinctif, malgré lui. Le soleil se consume et illumine les planètes dans son orbite, tout en poursuivant sa trajectoire dans l’espace. De même est le prophète – le philosophe – qui réunit toutes les conditions favorables pour assurer la puissance de son désir. Sa « volonté » va, comme un soleil. Solitaire et glacé – la solitude est l’envers de la volonté.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Les sages illustres sont des esclaves populaciers, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit ses anathèmes contre les fausses valeurs et les faux valeureux de son siècle et de son pays. Il s’en prend aux « sages illustres », réputés avoir de la sagesse et célébrés pour cela. Mais ces faux maîtres ne sont pas ce qu’ils paraissent : « Vous avez servi le peuple et la superstition du peuple, vous tous, sages illustres ! – mais vous n’avez pas servi la vérité. Et c’est précisément pourquoi l’on vous a vénérés ». Les faux sages agitent l’illusion qui plaît au peuple, pas la vérité toute nue ; il couvrent le vrai, trop douloureux, d’un voile pudique qui l’atténue ou le travestit.

Qui sont les « sages illustres » de Nietzsche ? Ceux de son temps avant tout, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, mais pas seulement. D’antiques « sages » n’en sont pas à ses yeux : Platon et son illusion du ciel des Idées, Jésus et son illusion d’autre monde et de valorisation de l’esclave. L’illusion d’un Dieu, de l’esprit détaché de la chair et de « l’âme » qui survit au corps, d’un au-delà, du sens de l’Histoire, de l’égalité réelle de tous les hommes, de la volonté générale, de la démagogie politique, du tyran qui sait tout. Il s’agit, encore et toujours de flatter la populace, son ressentiment contre tout ce qui la dépasse, d’aller dans son sens, de la caresser dans le sens du poil – de l’endormir.

« Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui habite les forêts », ou les déserts, ou les hautes montagnes, ou qui va loin sur la mer – enfin tous ces lieux où l’on est seul et où l’on peut se retrouver soi-même et penser soi, sans les parasites de la famille, du milieu et de la société. L’esprit libre sait que le peuple n’a pas raison mais préfère penser en meute, au degré zéro de la foule sentimentale et apeurée. « Car la vérité est là où est le peuple ! Malheur ! Malheur à celui qui cherche ! – ainsi a-t-on toujours parlé. » L’Église a ainsi dominé la pensée et lancé ses inquisiteurs contre tous les hérétiques, ceux qui ne pensaient pas comme le Dogme. Avant les communistes, armés de la bible de Marx qui expliquait le capital, l’économie et toute l’histoire par la domination. Avant les fascistes et nazis qui faisaient du Peuple un nouveau Dieu qui était resté sain, immuable, vrai contre les politiciens faux et corrompus. Oh, ne nous gaussons pas de ces arriérés, jusque dans les années 1950 l’Église catholique a vilipendé les recherches qui ne convenaient pas à leur décence, et les églises protestantes américaines ne cessent de renier encore aujourd’hui la rotondité de la Terre ou l’évolution des espèces. Quant au Peuple divinisé, tous les démagogues d’extrême-droite, de Trump à Poutine, en passant par Zemmour et tous les Le Pen, y croient et l’agitent pour se justifier. Voix de Dieu, voix du peuple, telle est l’inversion des valeurs.

Les faux sages ont « voulu donner raison à [leur] peuple dans sa vénération. (…) Endurants et rusés, pareils à l’âne, vous avez toujours intercédé en faveur du peuple. » Or vénérer n’est pas chercher la vérité. Celle-ci n’est pas une croyance mais une inlassable curiosité suivie d’expériences, d’essais et d’erreurs qui dérangent, mais avec une méthode qui permet de poser quelques lois de la nature qui permettent de mieux la comprendre. Lois révisables par l’avancée de la connaissance, mais cumulables comme la géométrie se cumule avec la gravitation, et celle-ci avec la relativité générale. Une recherche scientifique qui est comme la vie, en perpétuel devenir. Mais que peut vouloir « le peuple » de telles billevesées qui le dépassent ? Il veut ne pas être dérangé, il veut Dieu et la Croyance car c’est plus confortable, ça répond à tout, ça permet de rester au chaud dans « la communauté ».

« Véridique – c’est ainsi que j’appelle celui qui va dans les déserts sans Dieu, et qui a brisé son cœur vénérateur. » Le véridique n’est jamais satisfait, il n’étanche jamais sa soif, il ne se repose pas « car où il y a des oasis, il y a aussi des idoles » – le chercheur-professeur Raoult a cherché jusqu’à en être lassé et, imbu de lui-même, a sacrifié à une intuition personnelle, son idole, pour croire et faire croire que la chloroquine traitait le Covid qui n’était qu’une grippette. « Libre du bonheur des serfs, délivrée des dieux et des adorations, sans crainte et terrifiante, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique ». Si les derniers termes pouvaient s’appliquer au professeur Raoult, aucun des premiers ! Il adorait qu’on l’adule, il jouissait du bonheur de sa réputation, il avait besoin des médias et de la ville. « C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, en maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris – les bêtes de somme. » On pourrait en dire autant du caïman émérite Badiou à Normale Sup, et de tant d’autres sages du peuple ou gourous des intellos.

Nietzsche ne leur en veut pas mais ils restent pour lui toujours « des serviteurs et des êtres attelés », « grandis avec l’esprit et la vertu du peuple », donc incapables de s’élever. De bons serviteurs, fonctionnaires de la pensée de masse, mais pas chercheurs de vérité. Car on ne trouve que ce que l’on cherche, et si l’on cherche pas plus loin que le bout de son nez et qu’on reste dans l’opinion commune, on ne risque pas de découvrir grand-chose. Ce pourquoi Poincaré, qui avait les connaissances mathématiques suffisantes mais restait bien conventionnel, n’a rien vu de la relativité que le fantasque Einstein a découvert. Lui a su penser autrement, faire un pas de côté, explorer des voies non balisées. « Le peuple ne sait pas ce qu’est l’esprit ». Il cherche le confort, pas ce qui remet en cause et fait souffrir ; il cherche la croyance, toute faite, totale et collective, plutôt que de penser autrement, dans la solitude glacée hors du troupeau.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Nos politiciens de gauche ressemblent aux tarentules de Nietzsche

A l’occasion de l’opposition à la réforme des retraites – parfaitement légitime en soi puisqu’elle va demander aux actifs plus d’efforts – la relecture de Zarathoustra apporte une image frappante : celle de la tarentule. C’est une araignée noire tapie au centre de sa toile. « Il y a de la vengeance dans ton âme », s’écrie Zarathoustra, « partout où tu mords il se forme une croûte noire, le poison de ta vengeance fait tourner l’âme ! » Nietzsche visait les prêtres chrétiens (tous habillés de noir) mais aussi les doctrinaires d’université et les hommes de lois moralistes (habillés de même couleur), voire les politiciens égalitaires de son temps.

Où nous retrouvons le nôtre. Car nos politiciens contestataires n’ont pas pour objectif le bien du peuple comme ils veulent le faire croire, mais le goût du pouvoir et de la revanche. Ils ne seraient crédibles pour faire avancer la société que s’ils étaient « délivrés de la vengeance », or ce n’est pas le cas. A quoi rime cet histrionisme de guignols à l’Assemblée ? Cette affiche communiste au Macron impérial ? Ces revendications absurdement irréalistes du Smic à 2000 euros, retraite à 60 ans et ainsi de suite ? Devons-nous rejouer névrotiquement la prise de la Bastille suivie de la Terreur à chaque fois que nous ne sommes pas d’accord et ne parvenons pas à un accord avec de longs mois de « négociations » ?

« Mais les tarentules veulent qu’il en soit autrement. ‘C’est précisément pour nous la justice que le monde se remplisse des orages de notre vengeance’ – ainsi parlent entre elles les tarentules ». On dirait du Mélenchon, ce n’est que Zarathoustra. Qui décortique le sous-jacent, et ce pourquoi le compromis n’est jamais possible avec les politiciens français de gauche dans leur extrémisme : « ‘Nous voulons exercer notre vengeance sur tous ceux qui ne sont pas à notre mesure et les couvrir de nos outrages’ – c’est ce que se jurent en leurs cœurs les tarentules. » Notre mesure signifie nos petites personnes, la tarentule veut tout rabaisser à son niveau, faire que chacun lui ressemble – et outrager ceux qui y échappent. Ainsi fit le communisme – et l’on voit à quoi il a abouti : à la fuite massive une fois le Mur tombé, au vote avec leurs pieds des citoyens des glorieuses démocraties « populaires ». Et l’on voit où l’aboutissement de cet aboutissement conduit aujourd’hui : à la dictature impitoyable, agressive et purement réactionnaire d’un lieutenant-colonel du KGB sur tout un peuple en déclin.

Voilà à quoi a abouti le fantasme chimérique d’égalité. L’égalité peut être en droit, en dignité, en chances ; elle ne peut être totale. L’égalité dévoyée fait changer de sexe les enfants de 9 ans et croire que l’on n’est ni homme, ni femme mais une hybridation plus ou moins prononcée, qu’être égal c’est ne pas regarder (le regard juge et la racaille frappe pour un simple regard), ne pas dire (les mots discriminent, ce pourquoi on ne dit plus nègre ni même noir et à peine humain de couleur, et qu’il est interdit de singer le noir quand on est blanc, même si l’inverse n’est pas prévu par le woke). Car Nietzsche s’élève contre cette notion, antinaturelle selon lui, antihumaine même, d’égalité (au sens totalitaire d’absolu). « La vie veut elle-même s’exhausser sur des piliers et des degrés : elle veut découvrir des horizons lointains et explorer les beautés bienheureuses – c’est pourquoi il lui faut l’altitude. » Cette revendication égalitaire cache au fond l’envie, la jalousie de ne pas être meilleur, aussi bon que les autres, d’avoir mieux travaillé à l’école, s’être entraîné au sport, avoir cultivé son esprit. « Nous voulons élever nos cris contre tout ce qui est puissant ! » s’écrient les tarentules. Les médiocres parlent aujourd’hui de « dominants ».

Ce que cache cette envie, c’est tout simplement l’envie d’avoir pour soi le pouvoir sur les autres, de les commander, de les rabaisser, de les humilier. Les révolutionnaires idéalistes arrivés au pouvoir sont souvent pire que les dictateurs qu’ils sont chassés : voyez les jacobins de 1789, les communistes en 1917, le FLN en Algérie, les islamistes après Ben Ali. « Prêtres de l’égalité, la tyrannique folie de votre impuissance réclame à grands cris « l’égalité » : vos plus secrets désirs de tyrans se travestissent sous des paroles de vertu ! ». Cela se nomme la démagogie, et il n’est pire tyran qu’un démagogue parvenu au pouvoir : voyez Hitler, voyez Castro, voyez Chavez, voyez Trump – je frémis en pensant à un Mélenchon s’il avait été élu, lui qui se réfère à Chavez comme à un Mentor !…

« Ils ressemblent aux enthousiastes ; mais ce n’est pas le cœur qui les enflamme – c’est la vengeance. Et lorsqu’ils deviennent froids et subtils, ce n’est pas l’esprit, mais l’envie qui les rend froids et subtils. » Voyez Mélenchon, et Badiou. « A chacune de leurs plaintes résonne la vengeance et chacune de leurs louanges porte une blessure ; s’ériger en juges leur semble le comble du bonheur. » Mélenchon se venge de l’absence du père, divorcé lorsqu’il avait 10 ans ; Badiou a pour croyance que les mathématiques sont l’ontologie de la philosophie, ce pourquoi lui a toujours raison malgré les autres, égarés par la phénoménologie – il a ainsi justifié les Khmers rouges (1,7 millions de morts).

« Or, voici le conseil que je vous donne, mes amis : Méfiez-vous de tous ceux en qui l’instinct de punir est puissant ! C’est une mauvaise engeance et une mauvaise race ; ils ont des faces de bourreau et de ratiers ». Ainsi parlait Zarathoustra. Ecoutons-le.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Il faut s’élever au-dessus de la canaille, dit Nietzsche

« La vie est une source de joie », commence Zarathoustra dans le chapitre dédié à la canaille. Et d’ajouter aussitôt : « mais partout où la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnées ». Le mot canaille vient de chien, animal vil et méprisable, le contraire du loup – dont il descend. Mais il s’est abâtardi, devenu sous-loup, sur l’exemple inverse du sur-homme.

La canaille tord les mots pour en chasser le sens, empoisonne tous les raisonnements par des préjugés idéologiques et par son vice envieux d’égalité forcenée. Les canailles sont les « gens impurs », ceux qui ont des « rêves malpropres ». « Ils ont empoisonné même les mots », dit Nietzsche. Il vise ainsi les prêtres, ces grands menteurs de l’illusion, mais aussi les philosophes enfermés dans leurs dogmes, les bourgeois qui croient aux vertus de la masse en politique (le fameux Peuple sain et innocent), et les marchands qui font commerce de tout et monnayent même les sentiments.

Le chapitre est lyrique et se perd en paragraphes de pure incantation poétique. Mais il ressort quand même l’idée simple qu’il faut s’élever au-dessus de la canaille pour penser par soi-même, vouloir par soi-même et écouter ses bons instincts. Car la canaille séduit : « souvent je me suis fatigué même de l’esprit, lorsque je trouvais que la canaille était spirituelle, elle aussi ! »

Attention aux dominateurs. Certes, ils ne sont pas en apparence esclave de la Morale et de la Religion, mais plutôt de leurs vices. « Et j’ai tourné le dos aux dominateurs, lorsque je vis ce qu’ils appellent aujourd’hui dominer : trafiquer et marchander la puissance – avec la canaille ! » Nietzsche n’aurait décidément pas été nazi : trop de canaille dans les rangs ! Il aurait peut-être suivi les hobereaux prussiens de bonne race comme Ernst Jünger. Mais peut-on trafiquer et marchander avec les nobles ? Il semble que oui, si l’on prend la phrase au pied de la lettre. Ce n’est pas le fait d’échanger des biens ou de négocier un prix qui est vil, c’est avec qui on le fait. L’acte est contaminé par l’acteur, « la canaille du pouvoir, de la plume et des plaisirs ».

Il faut se ressourcer dans la solitude du paysage, la pureté de l’air et des sources, pour éviter la contamination et penser enfin par soi-même, selon son esprit, son cœur et ses instincts. Ce sont les montagnes d’Engadine que Nietzsche a arpentées en long et en large pour mieux penser les discours de Zarathoustra en marchant, loin des bibliothèques poussiéreuses et des relations sociales mesquines. « Car ceci est notre hauteur et notre patrie : notre demeure est trop haute et trop escarpée pour tous les impurs et pour leur soif. » Élitisme de l’effort, souci de pureté vers l’essentiel, solitude pour être vraiment soi « comme de grands vents ». Mais aussi tentation de la secte, qui a saisi parfois les nietzschéens d’extrême-droite, la tentation de faire contre-société, entre soi, pour préparer l’avenir (mais non politique, si l’on reste « entre soi »).

« Nous voulons vivre au-dessus d’eux, voisins des aigles, voisins du soleil : ainsi vivent les grands vents. » Nietzsche se veut animé du souffle prophétique, en cela il n’a pas quitté l’esprit de la religion ; il veut une nouvelle religion, celle du Surhomme, de l’homme matériel qui doit être surmonté. Mais pas avec les gadgets du transhumanisme, plutôt par la vertu à l’antique et l’éducation qui épanouit l’individu dans la société et lui fait découvrir sans cesse des choses nouvelles.

Un jour viendra où le souffle (de l’esprit) balaiera les miasmes de la canaille et, dès lors « gardez-vous de cracher contre le vent ! »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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La vanité misérable des vertueux selon Nietzsche

Un jour, Zarathoustra parle des vertueux. Il pourrait tonner, les vouer au gémonies, mais il parle bas, comme la beauté, car sa conviction est profonde : les vertueux sont faux, la preuve, « ils veulent encore être payés ! » Ils veulent être récompensés d’être vertueux, avoir le ciel faute de la terre, comme si la vertu n’était pas une attitude naturelle de la sagesse mais un effort discipliné et pénible qui demande juste rétribution. « Vous aimez votre vertu comme la mère aime son enfant ; mais quand donc entendit-on qu’une mère voulut être payée de son amour ? »

La récompense et le châtiment sont des mensonges, il n’existe pas de juge souverain ni d’au-delà compensateur, ni de justice immanente. Il faut vivre ici-bas et sans père éternel, il faut bâtir sa vie et se forger des principes de justice tout seul, sans endosser le costume prêt-à-porter d’un dogme ou d’un pouvoir. « Que votre vertu soit votre ‘moi’ et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau ».

Trop de « vertueux » ne sont que des illusionnistes pour les autres, et qui s’illusionnent face à eux-mêmes. Pour certains, « la vertu s’appelle une convulsion sous le coup de fouet », la jouissance de se faire mal, d’appeler le châtiment, pour se sentir humain. « Et il en est d’autres qui appellent vertu la paresse de leurs vices ». Et d’autres « leurs démons les attirent. Mais plus ils enfoncent, plus leur œil brille et plus leur désir se tend vers leur Dieu ». Ils ne s’aiment pas et tout ce qu’ils ne sont pas est pour eux l’idéal, le Dieu même. Et « d’autres qui s’avancent lourdement et en grinçant (…) c’est leur frein qu’ils appellent vertu » – se priver pour mériter, se charger de devoirs comme un chameau et s’en faire un mérite. Ou « d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte ; ils font leur tic-tac et veulent que l’on appelle ce tic-tac – vertu. » Les bonnes habitudes, la routine bien admise, les convenances respectées à la lettre, le petit travail vertueux, voilà ce qui serait méritant.

« Et d’autres sont fiers d’une parcelle de justice, et pour l’amour d’elle, ils blasphèment toutes choses : de sorte que le monde est noyé dans leur injustice. » Ce sont nos Mélenchon et nos écologistes et même nos féministes qui ne cessent d’éructer sur ce qui est, au nom d’une toute petite chose bonne qui devrait advenir. Mais leur vacarme fait que l’on ne retient que tout ce qui ne va pas, et non pas tout ce qui pourrait aller mieux. Quelle vertu est-ce là ? « Et quand ils disent : ‘je suis juste’, cela sonne toujours comme : ‘je suis vengé !’ ». La vengeance fait-elle partie de la vertu ? « Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres. »

Et la majorité ? Elle croupit dans son marécage et « au milieu des roseaux, dit : ‘vertu’ – c’est se tenir tranquille dans le marécage. » Pas de vague, « nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; et sur toutes choses nous partageons l’avis qu’on nous donne. » Surtout ne pas penser ! Ne pas s’exprimer ! Ne pas aller et venir à sa guise ! Ne pas objecter ni voter contre ! Toujours « être d’accord ». Cette lâcheté foncière est-elle une vertu ? « Et il en est d’autres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une sorte de geste. » Ce sont les politiciens théâtraux, les intellos qui posent, les bateleurs d’estrades et des plateaux de télé, ceux qui croient qu’afficher suffit à être vertueux. Mais ils ne sont qu’une image, pas une incarnation : « leur cœur ne sait rien de cela. » « D’autres qui croient qu’il est vertueux de dire : ‘la vertu est nécessaire’ ; mais au fond ils croient tout au plus que la police est nécessaire. » La vertu est pour les autres, pas pour soi ; il faut l’imposer à la société, pas la vivre. « Les uns veulent être édifiés et redressés et ils appellent cela de la vertu ; et d’autres veulent être renversés – et cela aussi ils l’appellent de la vertu. » Ils ne savent pas être eux-mêmes, ni se corriger par les exemples des sages ; ils sont trop mous, trop faibles, trop minables – ils ont besoin du fouet et du carcan.

« Que savez-vous de la vertu » vous qui n’avez que ce mot à la bouche mais rien dans les mains, rien dans le cœur, rien dans le tête ? « Que votre ‘moi’ soit dans l’action comme la mère est dans l’enfant : que ceci soit votre parole de vertu ! », conseille Zarathoustra. Elle est faite chair, la vertu, elle est cœur agissant et esprit tourné vers le bien, pas singeries ni précautions. La vertu se bâtit par les exemples et se vit en chacun ; elle n’est pas une suite de commandements ni une morale imposée à coup de fouet – comme jadis dans les collèges. La vertu est celle d’un Montaigne qui la vit, pas celle d’un indigné qui se contente de l’afficher.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Je n’aime pas les prêtres, dit Nietzsche

Père pasteur, mère dévote, sœur pronazie, Friedrich Nietzsche avait tout pour haïr le christianisme, une religion d’esclaves, disait-il. Pourtant, Zarathoustra laisse aller les prêtres. Bien que ce soient ses ennemis, « parmi eux aussi il y a des héros ; beaucoup d’entre eux ont trop souffert – c’est pourquoi ils veulent faire souffrir les autres. » L’air est connu du criminel à l’enfance malheureuse, ce qui l’absoudrait sous les circonstances atténuantes. Mais les prêtres, tout comme les criminels, sont des ennemis : il ne faut pas l’oublier et Zarathoustra ne l’oublie pas.

« Rien n’est plus vindicatif que leur humilité », dit-il « et quiconque les attaque a vite fait de se souiller. » Ce sont des prisonniers de leur foi, des réprouvés que leur Sauveur a marqués au fer. « Au fer des valeurs fausses et des paroles illusoires ! » Qui va les sauver de leur Sauveur ?

Ces valeurs et ces paroles sont enfermées dans des églises sombres à faire peur, et ne s’énoncent pas au grand soleil rayonnant. Peut-on s’élever dans des cavernes ? Par un chemin de pénitence à genoux ? « N’était-ce pas ceux qui voulaient se cacher et qui avaient honte face au ciel pur ? » demande Nietzsche. Il est loin le temps antique où les dieux étaient glorieux, à l’image des hommes les meilleurs : ils élevaient les âmes des mortels à leur hauteur et les plus valeureux humains devenaient des demi-dieux. Pas dans le christianisme : « ils ont appelé Dieu ce qui leur était contraire et qui leur faisait mal » ; « ils n’ont pas su aimer leur Dieu autrement qu’en crucifiant l’homme » ; « ils ont pensé vivre en cadavres ». Comme ce monde-ci est une vallée de larmes, que tout être humain est dès sa naissance entaché du péché originel, que seul l’Au-delà permettra la justice, l’amour et des félicités, vivre n’a aucun intérêt. Seule la mort en a et la meilleure est de se mortifier auparavant pour l’appeler au plus vite. Est-ce cela la vie ?

« Je voudrais les voir nus », dit Nietzsche, « car seule la beauté devrait prêcher le repentir. Mais qui donc pourrait se laisser convaincre par cette affliction travestie ! » Nietzsche parle des prêtres, tous vêtus de longues robes noires qui cachent leurs formes le plus souvent étiques et maladives faute de vivre sainement dans un corps sain, aimant d’un cœur sain et avec l’esprit sain vivifié par le grand air. Le Christ en croix, curieusement, a souvent un corps sculpté d’athlète romain, comme s’il était impensable, au final, d’adorer un avorton. Combien de vocations religieuses catholiques se sont déclarées face à ce corps nu et torturé, délicieusement sexuel ? Les séminaires comme les écrivains catholiques sont remplis de ces fantasmes homoérotiques, qui deviennent trop souvent pédocriminels. Le sociologue homme de radio Frédéric Martel a étudié ce thème particulier dans son livre Sodoma : enquête au cœur du Vatican. Son enquête par témoignage auprès de pas moins de 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs montre que la plupart non seulement sont homosexuels, mais de plus ont été attiré dans l’Église par cette atmosphère particulière qui favorise la tendance.

Les sauveurs n’étaient pas de grands savants, ni des maîtres en leur discipline, mais des illusionnistes, dit Nietzsche. « L’esprit de ces sauveurs était fait de lacunes ; mais dans chaque lacune ils avaient placé leur folie, leur bouche-trou qu’ils ont appelé Dieu. » Ils avaient des esprits étroits et des âmes vastes, voulaient trop étreindre et ont mal étreint. Comme des couards selon Montaigne, « sur le chemin qu’ils suivaient, ils ont inscrit les signes du sang, et leur folie leur a enseigné que par le sang on établit la vérité. » Or ce n’est pas le nombre de morts qui fait la valeur d’une doctrine, sinon Mao, ses 80 millions de morts et son Petit livre rouge serait au sommet de la sagesse, mais sa part de vérité utile à la vie. « Le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure et la transforme en folie et en haine des cœurs. » Tout dictateur le sait, et Hitler avec Horst Vessel devenu lied des marches nazies, c’est par les martyrs que l’on gagne à sa cause. Peu importe la vérité de leur combat, le seul fait qu’ils aient donné leur vie exige qu’ils soient vengés. C’est ce que Poutine cherche à faire en Ukraine, en envoyant en rangs serrés des hordes de soldats se faire massacrer par les obus et les mitrailleuses ukrainiennes – tout comme Staline l’a fait face aux armées allemandes devant Stalingrad.

C’est de la manipulation. « Le cœur chaud et la tête froide : lorsque ces deux choses se rencontrent, naît le tourbillon nommé ‘Sauveur’. » Le froid Poutine agite le nationalisme le plus obtus et envoie à la mort par dizaines de milliers de jeunes Russes pour faire monter l’émotion et appeler à l’élan du châtiment. Il veut apparaître comme le Sauveur de la civilisation orthodoxe russe face à un Occident gangrené par l’esprit décadent américain. Mais que ne se pose-t-il en exemple attractif, plutôt que d’attaquer celui qui ne veut pas le suivre ? Le soft-power culturel américain, tout comme l’exemple économique de l’Union européenne sont bien plus attractifs que ses vieilles lunes rancies de slavophile – c’est cela qu’il n’accepte pas. Si la Russie tradi est un paradis, pourquoi tant de gens rêvent-ils d’ailleurs ? « En vérité, il y a eu des hommes plus grands », rappelle Nietzsche, des Churchill, des De Gaulle, pouvons-nous ajouter ; ils étaient patriotes mais pas tyrans, ils ont élevé leurs citoyens au lieu de les réprimer.

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Je n’aime pas les miséricordieux, dit Nietzsche

Donner est bon mais la pitié tue car, quand l’émotion submerge, elle fait perdre la raison. « Il faut retenir son cœur : car si on le laissait aller, on aurait vite fait de perdre la tête ! » s’exclame Zarathoustra. Les réseaux sociaux et les médias sont remplis de bons sentiments et d’élans pour « les aider ». Mais pour quoi faire ? Les sauver de leur État en faillite, qu’ils ont eux-mêmes contribué à ériger – comme au Liban ? Reconstruire pour qu’ils détruisent au nom de leur ressentiment religieux – comme en Afghanistan ? à Gaza ? Donner sans contrepartie pour que les gangs au pouvoir ou dans la rue accaparent l’aide – comme à Haïti ? en Syrie ? Ah, il est loin le Biafra où des enfants mourant de faim exprimaient l’évidence de l’intervention humanitaire ! Aujourd’hui, tout est plus complexe : faut-il « sauver » les migrants qui se mettent volontairement en danger sur des embarcations de fortune en comptant sur l’aide des bateaux humanitaires en Méditerranée ou des gardes-côtes en Manche ?

« Hélas ! Où a-t-on fait sur terre plus de folies que parmi les miséricordieux, et qu’est-ce qui a fait plus de mal sur terre que la folie des miséricordieux ? Malheur à tous ceux qui aiment sans avoir une hauteur qui est au-dessus de leur pitié ! » La pitié n’est pas un sentiment honorable, contrairement à ce qu’on croit, car elle met la compassion au même niveau que l’amour – et c’est abaisser l’amour que de le réduire ainsi au réflexe. « L’homme noble s’impose de ne pas humilier les autres hommes : il s’impose la pudeur devant tout ce qui souffre. » Homme est ici pris au sens générique d’humain, donc les femmes aussi, les trans, les bi, etc. (la liste est longue et sans limites connues). Et le « ce » de « ce qui souffre » est pris au sens général, il n’y a pas que les humains à souffrir mais aussi, les bêtes, les plantes, le paysage, la planète.

« En vérité, je ne les aime pas, les miséricordieux qui sont heureux de leur pitié : la pudeur leur manque. » Et c’est bien là le principal grief de Nietzsche. Si la compassion est un mouvement humain affectif qui ne se commande pas (et un réflexe de survie de l’espèce), la piété de pitié est une part de la religion doloriste qu’a répandu le christianisme. La vie est souffrance, le Christ a été torturé et est mort sur la Croix, imitons-le pour accéder aux félicités de l’Autre monde, souffrir est une vertu, ceux qui souffrent le plus sont des saints ! C’est tout ce misérabilisme qui révulse Nietzsche. Se glorifier de sa pitié, d’être un miséricordieux, lui est odieux. « En vérité, j’ai fais bien des dons pour ceux qui souffrent : mais il m’a toujours semblé faire mieux quand j’apprenais à mieux me réjouir. (…) Lorsque nous apprenons à mieux nous réjouir, nous désapprenons le mieux de faire du mal aux autres et d’inventer des douleurs. » Là est la grande leçon : la souffrance est une honte qui dit plus sur l’humanité que sa miséricorde. L’inverse de l’amour et de la joie.

« Car j’ai honte, à cause de sa honte, d’avoir vu souffrir celui qui souffre ; et lorsque je lui suis venu en aide, j’ai durement atteint sa fierté ». Celui qui souffre a honte parce que sa souffrance est souvent causée par lui-même : son impéritie, sa légèreté, sa lâcheté. Ce sont bien les Allemands qui ont élu puis réélu Hitler dans les années 1930, et les Russes qui ont élu et réélu Poutine le dictateur dans les années 2000. S’ils souffrent, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes – ils ont eu les politiciens qu’ils méritaient ; ils sont responsables de ce qui leur arrive. A l’inverse, la catastrophe imprévue, comme l’invasion de l’Ukraine par son voisin « frère » ou le tremblement de terre en Turquie et Syrie récemment, comme hier le tsunami en Indonésie, sont des souffrances dont les peuples ne sont pas responsables. Ou du moins partiellement : on pourrait objecter que la dérive de Poutine n’a pas voulue être vue, ses menaces ont été minimisées en Occident tout entier ; que les bâtiments écroulés en Turquie n’étaient pas aux normes antisismiques bien que dans une région sans cesse éprouvée par des séismes, que la corruption des entrepreneurs immobiliers proches du pouvoir d’Erdogan est elle aussi probante. Mais quand même : l’aide est ici justifiée, il s’agit de survie pour reconstruire, pas d’aider à fuir ce qu’on a laissé détruire.

« Il est difficile de vivre avec les hommes, parce qu’il est difficile de garder le silence », dit Nietzsche/Zarathoustra.

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Dieu est une conjecture, dit Nietzsche

Une conjecture est une opinion fondée sur des apparences, autrement dit une hypothèse à vérifier. Elle n’est pas la vérité, tout au plus une vérité relative des seuls croyants qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ou qui ont trop la flemme pour penser au-delà. Nietzsche n’est pas tendre pour « les vaches à l’étable » du troupeau social. « Dieu est une conjecture : mais je veux que votre conjecture ne dépasse pas votre volonté créatrice. Sauriez-vous créer un Dieu ? – Ne me parlez donc plus des dieux ! Mais vous sauriez créer le Surhomme. »

Tout savoir avance sur des conjectures ; il faut seulement les vérifier pour qu’elles deviennent des vérités provisoires, avant d’être confirmées ou remise en cause par l’avancée du savoir. Mais pourquoi aller directement à « Dieu », demande Nietzsche. C’est trop facile : il est unique alors qu’on est multitude, il est tout alors qu’on n’est rien, il a tout alors qu’on n’a rien. « J’appelle méchant et antihumain tout cet enseignement d’un être unique, absolu, immuable, satisfait et impérissable. » Le concept de Dieu est un délire d’absolu dans un monde qui n’est et ne restera que relatif. Or nous vivons dans ce monde. Faisons avec.

« Je veux que votre conjecture soit limitée à ce qui est concevable. (…) Vous devez pousser votre pensée jusqu’à la limite de vos sens ! » Seuls les sens – matériels – permettent d’appréhender le monde qui nous entoure, pas l’imagination débridée qui rêve sans les limites des sens. « Ce que vous avez appelé monde, il faut que vous commenciez par le créer : votre raison, votre imagination, votre volonté, votre amour doivent devenir ce monde ! Et, en vérité, ce sera pour votre félicité, à vous qui cherchez la connaissance ! » Le créer, c’est-à-dire le décrire en mots précis, car bien nommer les choses permet de les appréhender : un virus n’est pas un microbe et ne se cure pas de la même façon (les antibiotiques sont inefficaces sur les virus). L’imagination doit être limitée à ce monde-ci car c’est ici que tout se passe – et disserter du sexe des anges, de la hiérarchie céleste ou du nombre de dieux en une seule personne n’a aucun « sens » pour nous ici-bas. Il faut aimer ce monde et pas l’autre ; il faut aimer l’humain et ce que deviendra l’humain en plus (le Surhomme) et pas Dieu, ce concept abstrait qui n’existe qu’en fantasme. « Que votre volonté du vrai consiste à tout transformer en images concevables, visibles et sensibles pour l’homme ! »

Ni l’incompréhensible, ni le déraisonnable ne doivent mener la raison humaine à disserter sur du vent, à chercher midi à quatorze heures ou la clé du champ de tir sans pour autant savoir la couleur du cheval blanc d’Henri IV. Ce qui est compréhensible, c’est l’homme ; ce qui est raisonnable est de savoir comment faire un homme meilleur. L’éducation vaut mieux que le catéchisme et élever les enfants mieux que les soumettre.

« S’il existait des dieux, comment supporterais-je de n’être point Dieu ! Donc il n’y a point de dieux », dit Nietzsche. Et d’ajouter, logique : « Sans doute est-ce moi qui ait tiré cette conclusion, mais voici qu’elle me tire elle-même » – c’est cela la réflexion, l’effet miroir de ce qu’on pense une fois qu’il est exposé, objectivé. « Dieu est une conjecture : mais qui donc épuiserait sans en mourir tous les tourments de cette conjecture ? » En effet, l’hypothèse de Dieu est infinie et fait perdre un temps fou, inutile, même néfaste en ce qu’il tord la pensée droite. « Comment ? Le temps n’existerait-il donc plus et tout ce qui est périssable serait-il mensonge ? » Dès lors, à quoi bon créer, connaître, découvrir ? Il suffirait de se laisser vivre en attendant la parousie, sauvage et dénué de tout, dans la misère matérielle, affective et spirituelle.

Au contraire, créer signifie lutter contre l’éphémère. « Tout ce qui sent souffre en moi et est prisonnier : mais ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. » La condition humaine est précaire dans un monde changeant ; elle engendre de la souffrance, comme le bouddhisme l’a bien compris. Et, comme il l’a compris aussi, seule la volonté permet de dompter cette souffrance pour découvrir au-delà (mais pas l’Au-delà). La volonté pour Nietzsche est issue de l’élan vital, de cette joie pure des hormones qui chante au printemps dans la poussée des bourgeons, les cris des oiseaux et les cabrioles du chat, les amourettes spontanées des adolescents. La volonté est d’instinct, de passions et de raison – elle est une, pas seulement un « je veux » abstrait.

« Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté » – en fait, vouloir, c’est vivre tout simplement. Qui renonce à vouloir renonce à son instinct vital, donc à la vie. Son existence n’est plus alors qu’un lent suicide comme ces prêtres qui jurent de renoncer aux joies de ce monde puis deviennent ermites fuyant la société des hommes et leurs tentations pour s’abîmer (au sens littéral) dans des fantasmes enfiévrés à la saint Antoine, qui fascinaient Flaubert. « Ne plus vouloir, et ne plus juger, et ne plus créer ! Oh ! Que cette grande lassitude reste toujours loin de moi ! »

Au contraire, vivre est vouloir plus, mieux, encore. « Dans la recherche de la connaissance, je ne sens en moi que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir ; et s’il y a de l’innocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer. » Bien loin de Dieu qui exige de mépriser la sexualité pour ne se consacrer exclusivement qu’à son culte pour un Au-delà de félicité. Engendrer, élever, connaître, contrevient à l’être créé d’un coup « à son image » par le Dieu tout-puissant – et il n’aime pas ça, le dieu jaloux de la Bible. Aucune liberté n’est permise, il faut obéir à ses Commandements, ses Interdits, se soumettre. Ainsi font les Juifs et les Mahométans, un peu moins les chrétiens, contaminés par la culture grecque mais ramenés brutalement au Dogme par saint Paul. Vivre, c’est l’inverse : c’est être de ce monde-ci et de s’y ébattre au mieux, guidé par la volonté d’y vivre et d’y vivre meilleur.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Il faut se battre pour être bien compris, dit Nietzsche

Après ses Discours à ses disciples (chroniqués précédemment sur ce blog), Zarathoustra s’est retiré en solitaire sur la montagne. Il attend, « pareil au semeur qui a répandu sa semence. » Mais il faut plus de neuf mois pour accoucher d’une idéologie nouvelle et, comme un père, le prophète est empli « d’impatience et du désir de ceux qu’il aimait. »

Mais cette impatience, si elle est légitime, empêche de germer. C’est le cas d’une idéologie comme d’un enfant : il faut le laisser être avant de l’élever. « Or, voici la chose la plus difficile : fermer par amour la main ouverte et garder la pudeur en donnant. » Car trop donner trop vite submerge et empêche le don de fructifier. Ce sont les parents trop présents qui étouffent, les pères ou mères fusionnels qui inhibent, substituant leur volonté à celle de l’enfant, croyant faire le bien alors qu’ils l’étiolent, vivant à travers lui par procuration tout ce qu’ils ou elles n’ont su ou pu réaliser.

Zarathoustra rêve une nuit qu’un enfant lui apporte un miroir. Il s’y est regardé et… « j’ai poussé un cri et mon cœur s’est ému : car ce n’était pas moi que j’y avais vu, c’était la face grimaçante et le rire moqueur d’un démon. » Notez combien Nietzsche prend soin d’associer le corps et les passions au mouvement de l’esprit – les trois étages de l’humain : un cri (instinctif), une émotion du cœur (affectif) et la vision (le jugement de raison). La cause ? « Ma doctrine est en danger, l’ivraie veut s’appeler froment. »

Texte prémonitoire, écrit en 1883, sur les dérives du nazisme futur. Les disciples déforment et amplifient des détails de sa doctrine sans la comprendre ni la prendre en entier. Ainsi la volonté de puissance n’est-elle pas le droit du plus fort que croient les brutes mais l’énergie vitale avide d’explorer et de comprendre et qui déborde de générosité pour tous les vivants. Mais les nazis étaient des gens des bas-fonds, peu instruits et qui méprisaient la culture (Goebbels sortait son revolver lorsqu’il entendait ce mot) ; les intellos nazis étaient peu nombreux et souvent idéalistes ou mystiques (Rosenberg, von Schirach), névrosés psychopathes (Rhöm, Göring, Heydrich) ou encore arrivistes (Goebbels, Albert Speer). Tout comme les illettrés de Daech qui lisent Mahomet et ses commentaires sans penser, ils ne prenaient – à la lettre – que ce qu’ils étaient capables de saisir dans l’œuvre de Nietzsche. Zarathoustra a raison de s’en faire !

« Mes ennemis sont devenus puissants et ont défiguré l’image de ma doctrine, en sorte que mes préférés doivent rougir des présents que je leur ai faits. » Rester trop longtemps dans sa tour d’ivoire ou le ciel des idées – ici la caverne de la montagne – est mauvais. Il faut redescendre dans le concret et parler concrètement à ses disciples concrets. « Sans doute y a-t-il en moi un lac, un lac solitaire qui se suffit à lui-même ; mais le fleuve de mon amour l’entraîne avec lui en aval – jusqu’à la mer ! » L’amour est pour Nietzsche la vie qui déborde, l’élan vital vers les autres, vers l’empathie et l’action ensemble. Il ne s’agit pas d’asservir mais de former, pas de formater mais d’épanouir. Par exemple, l’objectif initial des Jeunesses hitlériennes était un scoutisme positif qui sortait les jeunes de leur milieu étriqué et les faisaient vivre sportivement en toute égalité de conditions ; la propagande l’a déformé progressivement en formatage politique et militaire – mais il ne faut pas jeter le gamin sain et courageux avec l’eau sale des obsessions d’Adolf Hitler et de ses sbires.

Donc expliquer, toujours expliquer, inlassablement, comme les profs qui ne cessent de le faire (mais eux sans enthousiasme, juste pour remplir le programme). Zarathoustra est inspiré, il déborde au contraire ; il n’est pas un bureaucrate du savoir mais un voyant qui entraîne. « Comme j’aime maintenant chacun de ceux à qui je puis parler ! Mes ennemis eux-mêmes contribuent à ma félicité. » Chacun l’a un jour ressenti, contrer des arguments par d’autres est excitant, l’adversaire est implacable et lui opposer de vraies raisons en pointant ses failles est jubilatoire. Oui, on peut aimer ces « ennemis » qui vous haussent au-dessus de vous-mêmes et aiguisent vos facultés.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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La générosité est la plus haute vertu, dit Nietzsche

Le dernier Discours de Zarathoustra est sur la vertu. Or la plus haute vertu est celle qui donne, selon Nietzsche (mais aussi selon le christianisme). « Dites-moi, pourquoi l’or a-t-il acquis la valeur la plus haute ? C’est parce qu’il est rare et inutile, étincelant et doux dans son éclat : il se donne toujours. » L’or est donc « symbole de la plus haute vertu » car « une vertu qui donne est la plus haute vertu » – la philia des Grecs, la charité selon Jésus. L’inverse « des chats et des loups » car ils sont d’égoïstes prédateurs, des voleurs, des impasses de l’Évolution selon Nietzsche en raison de leur « égoïsme des malades ».

Les disciples sur le chemin du Surhomme sont au contraire débordant de générosité, ils sont des sources qui absorbent pour rejaillir et arroser tout autour d’eux. « Vous contraignez toutes choses à venir et à entrer en vous, afin qu’elles rejaillissent de votre source, comme les dons de votre amour », dit Nietzsche. Il faut apprendre avant d’enseigner, voler le savoir et les valeurs avant de rayonner de sagesse. Ce pourquoi le disciple doit travailler avant d’être lui-même un créateur. « Nous concluons toujours à la dégénérescence quand l’âme qui donne est absente. »

S’élever, c’est donner ; au contraire, « tout pour moi », c’est se replier, donc stagner et lentement dégénérer. Avis aux trop conservateurs qui deviennent réactionnaires, n’acceptant plus aucun autre ni les changements : ils déclinent, ils vieillissent, leur mort n’est plus qu’une question d’années. La générosité est son inverse, elle accueille et assimile, elle absorbe pour transformer et faire rejaillir. Encore faut-il être sûr de soi – ce que nos sociétés malades ne sont plus. Un esprit sain dans un corps sain, disaient les sages romains. Et nous ? Avec le foot corrompu et le tennis fric, les Jeux olympiques mondiaux ont-ils encore un sens ?

Nietzsche mobilise les trois étages de l’humain, le corps, le cœur et l’esprit. « Ainsi le corps traverse l’histoire : il devient et il lutte (…) il ravit l’esprit de sa félicité, afin qu’il devienne créateur, qu’il juge et qu’il aime, qu’il soit le bienfaiteur de toutes choses. » Alors, « quand votre cœur bouillonne, large et plein, pareil à un fleuve, bénédiction et danger pour les riverains : c’est là qu’est l’origine de votre vertu. » Il s’ensuit que l’esprit est convaincu : « Quand vous vous élevez au-dessus de la louange et du blâme, et que votre volonté, la volonté d’un homme qui aime, veut commander à toutes choses : c’est là l’origine de votre vertu. » Et « elle donne la puissance », une « pensée régnante et (…) une âme avisée : un soleil d’or et autour de lui le serpent de la connaissance. » L’homme est alors plus que seulement pauvre créature de Dieu, il devient Surhomme, un peu plus dieu, un peu plus proche de Dieu. Pour les croyants, ne serait-ce pas sa volonté de devenir à son image ?

Mais Nietzsche ne prend pas ce chemin de la foi car il est pour lui une illusions et un abandon. « Ne laissez pas votre vertu s’envoler des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels ! » Gloser sur le sexe des anges est vain alors qu’il y a tant à faire ici-bas. « Ramenez, comme moi, la vertu égarée sur la terre, – oui, ramenez-la vers le corps et vers la vie ; pour qu’elle prête un sens à la terre, un sens humain ! » Car il reste tant de choses à découvrir, tant de savoir à acquérir : « Nous luttons encore pied à pied avec le géant hasard et, sur toute l’humanité, où régnait encore jusqu’à présent l’absurde, le non-sens. » C’est pourquoi il faut combattre l’ignorance et la superstition, devenir créateur pour augmenter le savoir et s’harmoniser avec les lois du monde. « Le corps se purifie par le savoir, il s’élève en essayant avec science ; pour celui qui cherche la connaissance, tous les instincts se sanctifient ; l’âme de celui qui est élevé devient joyeuse. » Ainsi les trois étages de l’humain sont sains et pleins d’énergie, ils concourent à un même but. Reste à « veiller et écouter » pour l’avenir.

Pour cela, quittez vos maîtres – après en avoir extrait tout le suc. « L’homme qui cherche la connaissance ne doit pas seulement aimer ses ennemis, mais encore savoir haïr ses amis ». L’ennemi vous apprend sur vous-mêmes car il est impitoyable à vos défauts, alors que l’ami est trop indulgent et ne permet pas de progresser. Pour devenir maître, il ne faut pas rester élève et pour être créateur, il ne faut pas être croyant. « Vous ne vous étiez pas encore cherchés lorsque vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants ; c’est pourquoi la foi est si peu de chose. A présent, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes ; et ce n’est que lorsque vous m’aurez tous reniés que je reviendrai parmi vous. » Ainsi font les pères pour leurs fils et les mères pour leurs filles, aidés par la génétique qui programme opportunément l’adolescence, cet âge de remise en cause de tout ; ainsi font les fils et filles qui reviennent, adultes, égaux aux pères et aux mères, et peut-être un peu plus, « sur »-hommes par rapport aux humains qui les ont engendrés. Les Discours de Zarathoustra sont terminés, commence alors autre chose.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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