Le philosophe relit le Gorgias de Platon, et y trouve toute sa philosophie politique : la raison engendre la justice, et le droit n’est pas celui du plus fort.
C’est Calliclès qui défend cette idée trumpo-poutinienne que la force prime le droit et qui se moque de la justice. « Car, dit-il, ce sont les poltrons qui ont inventé la justice, afin d’avoir la paix ; et ce sont les niais qui adorent cette peur à figure de justice. En réalité, aucune justice ne nous oblige à rien. Il n’y a que lâcheté et faiblesse qui nous obligent : c’est pourquoi celui qui a courage et force a droit aussi par cela seul ». Oh, que c’est bien dit ! Et tellement de notre époque. Mais Socrate s’élève contre.
« Tu oublies une chose, mon cher, c’est que la géométrie a une grande puissance chez les dieux et chez les hommes ». Ce que veut dire Socrate est que la nature est bien faite, elle a prévu chez l’humain des facultés autres que celles des pulsions : l’affectif, la raison. La force des pulsions est certes première, comme l’a bien montré Nietzsche (comme Freud et comme Marx, chacun dans leurs domaines), mais qu’elle est canalisée et domptée par l’intelligence, ce mixte d’affectif et de raison pure.
« Dès que l’on a éveillé sa Raison par la géométrie et autres choses du même genre, on ne peut plus vivre ni penser comme si on ne l’avait pas éveillée. On doit des égards à sa raison, tout comme à son ventre. Et ce n’est pas parce que le ventre exige le pain du voisin, le mange et dort content, que la raison doit être satisfaite. Même, chose remarquable, quand le ventre a mangé, la Raison ne s’endort point pour cela ; tout au contraire, la voilà plus lucide que jamais, pendant que les désirs dorment les uns sur les autres comme une meute fatiguée, la voilà qui s’applique à comprendre ce que c’est qu’un homme et une société d’hommes, des échanges justes ou injustes, et ainsi de suite ; et aussi ce que c’est que sagesse et paix avec soi-même… » C’est que, si le désir désire, la raison raisonne – et elle commande, chez l’être intelligent. Seules les brutes (formées au KGB), les inéduqués et illettrés (comme Trump à qui on a tout passé enfant et adolescent, et qui ne lit jamais), n’usent pas de leur raison. Mais de leur seule force : de nuisance (Poutine) ou de séduction (Trump).
Mais à la fin la Raison l’emporte, croit Alain comme Platon, car l’univers est ainsi fait qu’il est régi par des lois mathématiques, et que ce qui est juste est en harmonie avec l’univers, et que le droit reproduit ses lois. Est-ce idéaliste ? La raison ne provient-elle pas de l’expérience et de l’intérêt ? Non, dit Alain, la raison va au-delà : la faculté d’intelligence n’agit pas comme agissent les pulsions, « l’œil n’est pas le bras, quoiqu’ils soient tous deux fils de la terre », conclut-il.
L’équilibre de la terreur due à la force atomique a imposé le règne du droit international… Jusqu’à la trahison d’un seul, qui s’est dit Me too, comme une jeune fille violée : le traître Trump. Traître au droit, traître aux traités d’alliance stratégique, traître à la décence commune. La force ne devrait donc trouver ses limites… que si une nouvelle force la contraint. Celle du droit, prônée par le grand marché commercial européen ? Celle de l’harmonie du monde, prônée par les Chinois ? Celle de la puissance des pays qui montent, préférant un monde multipolaire ? L’histoire le dira.
Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50
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Franquin est connu pour Gaston Lagaffe et le Marsupilami. Dans ce recueil de planches pour les fanzines des années 1970, il révèle les dessous de notre civilisation : le nucléaire, la peine de mort, la guerre, la chasse, le fric. C’est parfois de l’humour, surtout de l’ironie. Parce que Franquin le dépressif n’est pas tendre avec les humains.
Le chasseur est un gros beauf qui adore tuer – et Franquin invente la cartouche qui part à l’envers ; le propriétaire du cheval de course est un gros con qui ne pense qu’à la course, il achève bien les chevaux lorsqu’ils ont la patte cassée – Franquin invente le cheval qui vient achever le jockey. L’amoureux prédateur aime tant la fille qu’il embrasse qu’il voudrait la dévorer – Franquin le prend au mot et le beau se rassasie. Le vendeur d’armes fait inventer divers types de missiles qui réussissent tout – même à faire sauter le gros con de général qui allume un faux cigare, missile en réduction posé sur le bureau. Quiconque a tué volontairement aura la tête tranchée – beau principe, que Franquin prend tel qu’il est en faisant trancher la tête de chacun des bourreaux à son tour. Le pasionné de bonzaï, qui torture se splantes pour les faire pousser petites et tordues, élève ses enfants pareil. Le capitaliste qui serre les coûts invente le boulon en carton, avec 10 % seulement d’acier – imparable ! Son avion part en morceaux. Même les survivants d’un holocauste nucléaire, presque nus, réinventent la civilisation en choquant deux cailloux pour faire du feu – mais ce sont des grenades abandonnées par la civilisation détruite. Et ainsi de suite…
C’est drôle, c’est désabusé, en phase avec le no future des années 70 et 80 chez les hippies laissés pour compte par le mouvement général du monde. « Je ne suis pas un humoriste, dit-il en interview en début de volume. Je suis un con, tout à fait normal, qui essaie de rigoler parce qu’il en a besoin (… et) parce que je suis né dans une famille qui ne rigolait pas du tout. »
Il ne faut pas être dupe – jamais. Le chien fidèle qui hurle à la mort parce qu’on enterre son maître reste sur la tombe à pleurer… mais sur sa baballe qu’on a mis dans le cercueil.
Un dessin bien noir pour des idées noires, autre façon de célébrer le vrai, « l’authentique » comme disait Pagnol. Nietzsche pensait qu’il n’y a rien de plus cruel que la vérité nue – non pas la Vérité platonicienne ou divine, mais la sincérité personnelle et l’honnêteté intellectuelle qui font voir les choses sans fioritures. Apollon, le dieu solaire, tranchait de même l’obscurité par ses rayons implacables. En disant vrai, l’individu se libère de l’hypocrisie sociale admise et établit son moi véritable – l’inverse du garçon de café sartrien qui joue un rôle. Ce pourquoi la plupart des gens préfèrent se faire leur cinéma et chérissent leurs illusions, comme une drogue qui endort et leur fait voir la vie en rose.
La vérité est que la chasse est un passe-temps de sadique entre mâles, prétexte à se bourrer la gueule et à comparer qui a la plus grosse – le fusil Pandan Lagl est-il meilleur que le Gastinne Renette ? La vérité est que le hippisme est un « sport » où le cheval fait tout et l’homme pas grand-chose. La vérité est que « l’amour » est rarement équilibré, l’un ou l’une voulant bouffer l’autre, en fusionnel, par ingérence physique et intégration morale sans merci. Et même le désespéré du climat qui s’inonde d’essence en bidon pour en finir gaspille la planète et concourt au réchauffement climatique. Le con.
Tout cela est vrai. Tout cela est cruel. Surtout quand on ne veut pas l’entendre.
Nous quittons le Môle pour nous rendre à pied via la galerie Subalpine vers la place du Castello où réside, cachée par une façade d’appartement, le théâtre Regio (Royal) et, en face, l’église san Lorenzo, dissimulée de même par une façade d’habitation. Ce masque des apparences est destiné à respecter l’harmonie architecturale de la place, à ce qu’il semble.
Guarino Guarini fut le concepteur en 1668 de cette chapelle royale époustouflante, commencée en 1634 sur le vœu d’Emmanuel-Philibert à la bataille de Saint-Quentin en 1557. Il en a fait un chef-d’œuvre octogonal à coupole à lanterne, tout de marbres colorés et de porphyre sans aucune ligne droite, de décors en stuc doré et de statues de saints, toutes flanquées de putti musclés. Le maître-autel est survolé de petits anges-éros (des putti) par Guidobono. Six autels sont dans les absides, dont la chapelle de la Mère des douleurs avec un cadavre de Christ à ses pieds. L’Annonciation d’une chapelle est de marbre et de Carlone. La nunuche échappée de l’Education nationale s’empresse de venir me demander sotto voce, et avec des airs de conspiratrice, si les colonnes « sont en marbre ou en porphyre ».
La nuit tombe sur la Piazza del Castello. Nous passons devant les célèbres cafés turinois dont le Mulafsano et le Baratti & Milano, la Galeria d’Italia où Nietzsche a eu un appartement et où clignotent aujourd’hui des personnages célestes sur fond bleu nuit. Nous déambulons vers la chapelle san Eligio, le palais Carignano, l’église san Filippo Neri. Elle a été commencée en 1675 par Juvarra et terminée en 1772 ; elle est très décorée de peintures et de statues. Nous terminons par l’atrium de la famille Vermut, inventeur de l’apéritif vermouth du même nom.
« Est-ce que l’on sait où l’on va ? » demande Diderot. Pas sûr. Évidemment, il y a la nécessité : ses gènes, son milieu, son éducation, les circonstances. Mais le chemin n’est pas tout tracé, il faut parfois choisir les bifurcations qu’il offre, au hasard. La liberté, c’est cela : choisir le hasard en fonction de sa nécessité. Il semble que notre époque aime réfléchir sur ce double de la chance et de l’exigence. Ce n’est pas le premier roman qui l’évoque, et j’en ai chroniqué sur ce blog.
Grégoire est un grand-père entrepreneur, qui a créé une société de mode. Il l’a laissée à son fils pour l’organiser et la développer. Aujourd’hui, c’est son petit-fils Jacques qui le conduit à Lausanne en limousine, une grosse Mercedes noire, comme il se doit. Jacques vient juste de sortir de l’école d’ingénieur et croit que tout est calculable, que la vie est une balance avantages/risques, et que la fatalité des nombres règne en maître sur le vivant. Grégoire, son maître, va corriger Jacques le fataliste, comme Diderot le fit en son temps.
Pour le philosophe, la vie est sans cesse mouvement, l’homme sage la prend comme elle vient, en profite et en tire leçon. Grégoire a fait de cette sagesse la sienne, et la fait partager. A son petit-fils tout d’abord, mais aussi à l’infirmière qui l’accompagne à son centre de soins suisse, Muguette ; puis au professeur de philo, rencontré sur le chemin faisant du stop ; puis à Ursula, son ancienne mannequin finlandaise, qui a pris sa retraite à 75 ans à Uzès ; et enfin aux parents de Charles, directeur d’un hôtel de charme qui lui a été recommandé près de Lyon.
Si le Jacques de Diderot contait ses aventures libertines à son maître, le Jacques de Dayries est de son temps – puritain : il conte ses libertinages, mais entrepreneuriaux, y compris sa rencontre avec Chou En Lai et Mao, il y a longtemps, qui a permis ses premiers succès commerciaux. Grégoire use de la liberté avec joie et fantaisie. Un arrêt ? Une rencontre ? Et hop ! On bifurque. Le chemin tout tracé vers le mouroir de luxe n’est pas pour lui, malgré ses presque 90 ans. Il va même trouver une idée grâce à la belle-mère de Charles, un savoir-faire grâce à Ursula, un nom de marque grâce au prof – et lancer une nouvelle société de mode, terroir et durable !
L’enthousiasme est déraisonnable, la raison ne fait que canaliser et orienter la vitalité qui est en vous. La volonté vers la puissance, disait Nietzsche. Il faut avec courage accepter ce qui est et son destin, amor fati, mais croire au fond de soi que là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin.
Un conte philosophique adapté à notre temps d’incertitudes et de no future.
(Il y aurait quelques remarques de forme pour une réédition future, notamment éviter les noms en début de ligne comme au théâtre, au profit d’incises telles que « dit Untel », ajouter quelque piment d’aventures au périple autoroutier, et éviter aussi les leçons de morale trop lourdes parfois dans le courant du texte).
Après avoir chroniqué chapitre après chapitre tout ce « cinquième Évangile », comme l’appelait Nietzsche, son « œuvre majeure » d’un nouveau style poétique et allégorique, l’heure est venue du bilan. Que tirer aujourd’hui de Zarathoustra, paru entre 1883 et 1885, et revu jusqu’en 1887 ?
Tout d’abord un constat :
Nous sommes des êtres « vivants », donc « la vie » est notre lot et notre but. Or la vie est « volonté de puissance », terme allégorique qui n’a rien d’une « volonté » au sens psychologique, ni d’une « puissance » au sens politique, mais une lutte éternelle des passions et instincts entre eux. Instinct de force qui veut dominer, instinct de génération qui veut se reproduire, instinct grégaire qui veut les relations avec les autres, instinct de fraternité et d’entraide qui veut le groupe parce qu’il est plus que l’individu, instinct de création qui veut la solitude…
Ensuite un but :
Car l’homme « supérieur » n’est pas encore « le surhomme », celui qui s’est surmonté et est devenu libre, créateur et artiste. Zarathoustra lui-même n’est pas un surhumain, il ne fait que l’enseigner. D’où son amour pour l’enfant innocent, troisième métamorphose de la voie, « un nouveau commencement et un jeu ». Sa liberté lui offrira tous les possibles, loin des dogmes de la foi, des conventions de la Morale, du qu’en-dira-t-on social.
Enfin un chemin :
Car Ainsi parlait Zarathoustra est sous-titré « un livre pour tous et pour personne ». S’il est destiné à être lu par tout le monde, il ne sera vraiment compris que de quelques-uns. Ceux qui feront l’effort de comprendre ne seront pas la masse, mais une élite, celle qui conduira les autres par son exemple. Or le chemin passe par l’exigence de se défaire du nihilisme, celui qui a saisi les hommes libérés de Dieu mais entraîné par les sciences à douter de tout et à seulement « déconstruire ». Il faut, après ce grand lavage, reconstruire l’humain, quitter les carcans de la Morale et de la Religion (y compris les dogmes scientifiques – oxymore tant « la » science est une méthode de constante remise en question). Il faut que chacun affirme sa propre morale et l’ajuste à celle des autres, pas qu’elle vienne d’ailleurs ou d’en haut.
Avec un nouveau style :
Pour ce « cinquième évangile » qui prêche de surmonter l’humain trop humain, Nietzsche use volontairement d’un nouveau style. Non plus le style didactique des exposés classiques de philosophie, mais le langage poétique dont chacun sent bien que les images, les sons et les rythmes vont au-delà des mots pour suggérer plus. Gaston Bachelard l’a bien compris, la dynamique de l’imaginaire surgit de la poésie plus que du discours de la pensée. L’air sec et pur des montagnes où erre Zarathoustra dit plus que les mots combien il veut s’élever au-dessus des petites ratiocinations philosophiques et au-delà des « grands problèmes » moraux. D’où ces virgules, tirets, retours à la ligne, qui donnent un rythme au texte et incitent le lecteur à la métaphore. Le style propre à Zarathoustra est le dithyrambe, ce genre poétique et musical grec utilisé comme action liturgique en l’honneur de Dionysos. Le dithyrambe va au-delà de la raison pour englober l’émotion et le délire. C’est, autrement dit, un style qui exprime en même temps les trois étages de l’humain : la raison certes, mais aussi la passion et les instincts.
Peu vendu à sa parution, Ainsi parlait Zarathoustra est devenu « le livre du havresac » des soldats allemands de la Première guerre mondiale, avant d’accéder à la célébrité en 1922. Heidegger en fera le dernier mot de la tradition métaphysique – qui cherche à penser tout ce qui est – par l’universel. Mais le penseur allemand, viré un temps nazi, se trompe, à mon humble avis, lorsqu’il assimile la « volonté de puissance » au triomphe faustien de la Technique. « L’être de l’étant » serait ce mâle blanc dominateur éperdu de rationalisme, qui veut tout contrôler grâce aux machines et à l’artificiel. Or Nietzsche récuse ce simplisme qui réduit l’humain à la froide raison raisonnante. Son « être » est grec, il englobe le tout de l’humain, ses trois niveaux, ses trois cerveaux. L’éternel retour du même n’est pas le retour à l’identique, mais la lutte éternelle des valeurs entre elles – des instincts entre eux – dans l’éternelle indifférence de la nature.
C’est cela pour moi, le message de Zarathoustra au monde.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Pourquoi escalader les montagnes ? – Parce qu’elles sont là, tout simplement. Sylvain Tesson est un voyageur qui se ressource dans la solitude des paysages. Il ne se contente pas de gloser sur la nature, il la vit. L’auteur n’est pas un écrivain de bureau, ni un militant de cause abstraite, mais un voyageur. Un nomade, un « wandervogel », un « traveller », un errant – donnez-lui les noms que vous voudrez. Ce pourquoi il est contre les contraintes d’État, les contraintes sociales et les contraintes du politiquement correct. Cette salubrité fait l’attrait de ses livres.
Blanc est un dépouillement, un retour à l’essentiel – au Rien bouddhiste. C’est un récit médité d’une traversée des Alpes de Menton à Trieste, en quatre saisons, de 2018 à 2021. En plein confinement Covid pour la moitié, manière de marquer sa liberté à 46 ans sans empiéter sur celle des autres. Comment contaminer quelqu’un à 3000 m d’altitude, dans la solitude neigeuse du blanc ? « Nous étions des garçons bien élevés mais ce n’était pas à des ronds-de-cuir en chemise de décider de nos promenades. Plutôt qu’additionner nos voix aux protestations contre le nouvel ordre sanitaire, nous nous en soustrayions. En termes de contestation de l’autorité, je m’intéressais à l’escamotage davantage au sabotage » 222. Sylvain Tesson se révèle plus anarchiste que fasciste – contrairement aux préjugés envieux des « bonnes âmes » de l’édition du micro-milieu de Saint-Germain-des-Prés, trop vigilantes à exorciser le diable (mâle, blanc, bourgeois, parisien, héritier, aventurier) pour avoir son talent. Cette salubrité fait l’attrait de sa pensée.
Sylvain Tesson n’est pas parti seul dans cette aventure à skis. Son handicap dû à une chute de dix mètres en 2014, et sa lente et douloureuse rééducation, l’obligeait à être accompagné et à ne plus boire une seule goutte d’alcool. Il fait route avec Daniel du Lac, champion de France d’escalade, auquel se joint lors d’une étape Philippe Rémoville, ingénieur, père de famille, fasciné par le récit Sur les Chemins noirs de… Sylvain Tesson. Rencontre de hasard. Cette salubrité à le saisir fait l’attrait de l’auteur.
En quatre-vingt cinq jours, répartis sur quatre années, les chemins blancs sont arpentés. La montagne est toujours ce qui a séparé les hommes, alors que la mer les a unis. Le sommet, le col, sont des frontières naturelles entre « eux » et « nous ». Ce pourquoi Sylvain Tesson s’amuse de ce que les passeurs bénévoles accueillent les immigrés par les montagnes des Alpes, au nez et à la barbe des garde-frontières. L’effort, les conditions météo, les risques d’avalanche et de chute, donnent à ce périple la tension qui permet une pensée plus aiguë. Le contraste de la fatigue en journée et de la détente le soir donne sa pleine appréciation au fait de vivre tout simplement, naturellement. Avec des bagages réduits à l’essentiel : des vêtements, du matériel, de quoi chauffer le thé et des biscuits, un livre. Cette salubrité dépouillée fait l’attrait de l’existence.
Les Français, optimistes dans les années soixante, sont devenus peu à peu aigris et râleurs. La mondialisation, le rêve déchu et les mensonges de « la gauche », les normes de plus en plus proliférantes, la bêtise de masse véhiculée par les « réseaux sociaux » qui isolent et incitent au panurgisme, manipulée par les idées aberrantes testées Outre-Atlantique ou, plus récemment, par les fermes à troll de Poutine, les ont repliés sur eux-mêmes, se haussant du col par jalousie du succès des autres, faisant de la revendication par envie la nouvelle « valeur » du social. Sylvain Tesson, méditant depuis les pentes glacées de la montagne, a conscience de la chute. Il n’a pas de mots assez durs pour cette complaisance à soi, pour ces jérémiades de petit-bourgeois nantis (comparés aux pauvres du tiers-monde) qui en veulent toujours plus sans rien faire de mieux pour le mériter. « Que s’était il passé en quelques décennies pour que nous devinssions à ce point moroses, persuadés de notre place sur le podium du malheur planétaire ? À Paris, autour de moi, chacun se jugeait victime du sort, offensé par ses semblables, jamais reconnu à sa juste valeur, lésé par la vie et abandonné au mauvais vent par un État dont on exigeait le secours intégral tout en combattant la moindre immixtion. Même la gaieté avait rejoint le rang des vertus suspectes , remplacée par l’exercice d’indignation. La démocratie avait dépassé ses ambitions : tout le monde se gênait, chacun se haïssait » 169. Cette salubrité fait l’attrait de sa réflexion politique.
Pour compagnons de pensée, au fil des livres emportés ou trouvés dans les refuges, Rimbaud en voyant intuitif, Stendhal en volontaire énergique, un peu Proust en observateur aigu, vaguement Nietzsche. Tout en mettant en garde contre le délire de hauteur. « C‘était un danger de l’alpinisme : croire que le surplomb physique autorisait à mépriser le monde d’en bas. L’analogie était facile entre l’air de cristal et l’esprit pur, la grande santé et la haute pensée. Cette symbolique de comptoir avait inspiré une littérature d’acier sur les vertus purificatrices de la montagne où se confondaient conquête du sommet et domination morale. En réalité le sommet ne rehausse jamais la valeur de l’être. L’homme ne se refait pas » 77. Le décor ne fait pas le moine, pas plus que l’habit. Seul l’être intérieur compte, partout où il va. La nature, le dépouillement du roc et de la glace, peuvent seulement simplifier la pensée en faisant mouvoir le corps. Nietzsche pensait mieux en marchant, tout comme Montaigne à cheval.
Sylvain Tesson préfère Stendhal : « Comment devenir stendhalien ? Il fallait tracer son sillage entre les marques de la splendeur et les effets de la fantaisie. Glisser à la surface des choses pour les sentir profondément. Ordre du jour : tout saisir, tout aimer, se garder des théories, mépriser les idées générales, rafler les impressions particulières » 244. Cette salubrité fait l’attrait de sa morale.
Un petit livre à lire, à relire, à méditer – à imiter. J’en témoigne, c’est dans l’effort de la marche et parmi les paysages de solitude que l’on est le plus profondément soi, prêt à converser le soir venu autour d’un feu et devant un thé, apte à réfléchir sur les autres et le monde. Comme Tesson, je suis un grand voyageur, même si je n’ai plus son âge. Pour faire cette traversée, il faut avoir, comme lui, moins de 50 ans. Avis aux amoureux.
Dans les notes et aphorismes des Appendices d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche résume sa pensée en huit principes.
Un : Tous les anciens jugements de valeur sont fondés sur une connaissance fausse et illusoire des choses.
Deux : La foi n’est plus possible pour nous et nous devons placer au-dessus de nous une volonté forte qui retienne une série provisoire de valeurs fondamentales. « En réalité toute cette foi n’était pas autre chose, mais la discipline de l’esprit n’était pas alors suffisante pour qu’il eût pu supporter notre grandiose précaution »
Trois : « C’est la bravoure de la tête et du cœur qui nous distingue nous Européens ». Notamment le combat soutenu contre des religions devenues astucieuses et une rigueur cruelle.
Quatre : Les mathématiques ne sont exactes qu’en fonction de la justesse de la pensée logique mais on commence par arranger et par simplifier le réel, ce qui n’est pas le nec plus ultra de la connaissance.
Cinq : Ce n’est pas parce que nous croyons fortement quelque chose quelle est certaine, « cela résulte peut-être d’une condition d’existence de notre espèce ». D’autres êtres pourraient formuler d’autres hypothèses et c’est cela « l’absurdité fondamentale ».
Six : Nous voulons exécuter strictement notre mesure et tendre à la plus grande puissance sur les choses.
Sept : Comment voulons-nous que soit l’avenir de l’humanité ? De nouvelles tables de valeur sont nécessaires et la lutte contre les représentants des anciennes valeurs dites « éternelles » est la grande affaire.
Huit : Notre impératif n’est plus dans le ‘tu dois’ il n’y a que le ‘il faut que je’ du créateur, donc la volonté, indépendante de tout dogme.
Donc tout est illusion, la foi n’était qu’une volonté extérieure, les maths ne sont qu’une description logique simplifiée, et nous devons remplacer tout cela par le courage. L’absurdité fondamentale est que nos hypothèses ne sont qu’humaines et pas universelles (au sens de l’univers). Ce que nous devons, c’est être au maximum, autrement dit prendre toute notre mesure et chassant les anciennes valeurs inculquées par les traditions et religions. Seule notre volonté nous rend libres, donc créateurs.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Quatrième roman de l’auteur, publié à 27 ans, tissé de souvenirs personnels et de fantasmes d’enfance. Alexandre écrit sur Alexandre, mais son héros s’appelle Eiffel, descendant du Gustave de la tour. Il a dix ans de plus que l’auteur et s’interroge sur sa vie d’adulte. Il regrette le temps béni de l’enfance où tout était instant. Sa grand-mère, née Sauvage comme la grand-mère de l’auteur, appelle son petit-fils Alexandre « le Petit Sauvage », nom qui lui va bien tant il est primesautier, facétieux et constamment au présent. C’est son Petit Prince à lui, Jardin.
Adulte, Alexandre a réussi une entreprise de fabrication de serrures et s’est marié avec une belle Finlandaise qui ne veut pas d’enfant encore à 30 ans pour ne pas abîmer ses seins. Mais le jeune entrepreneur s’interroge : a-t-il réalisé ses possibles d’enfant ? Il s’est rangé, est devenu sage, conforme, formaté par Science Po comme l’auteur, s’est marié une première fois selon les normes sociales comme l’auteur. Mais est-il heureux ?
La rencontre sur le quai aux oiseaux à Paris du perroquet de son enfance, oiseau réputé vivre très longtemps, lui rappelle ce que son papa, mort d’un cancer, lui disait : « Le petit Sauvage, tu es un fou ! » Fou, il n’est pas demeuré. La folie est un excès selon les normes sociales, excès de sentiments, de passion, d’émotions. Elle est liée souvent à l’exaltation des hormones ou d’une gaieté de vie, comme on le dit d’un adolescent, d’un chiot ou d’un lièvre de mars. L’enfant est souvent « fou », comme les chevreaux (kids) ou les chatons qui jouent avec leur queue. C’est une griserie qui échappe à la raison, une exubérante irrationnelle mais vitale. Au fond, c’est l’expression de l’instinct de vie. Ce pourquoi Nietzsche fait du retour à l’état « d’enfant » l’ultime métamorphose de son processus d’homme surmonté.
Alexandre Jardin fait passer quelque chose de la philosophie de Nietzsche dans son roman. Son héros se remémore cet instant où, à 13 ans, ému par une belle femme, sa voisine de plus de trente ans, il s’est trouvé en slip et bandant comme un fou sur le bateau où ils étaient partis plonger. « Selon toute apparence, Fanny céda involontairement au penchant brutal qui l’entraîna. Bousculant sa honte, elle m’embrassa avec une infinie douceur et, dans la foulée, se livra aux dernières privautés buccales sur ma personne. Quelle PIPE ! » p.40. Il lui en est resté reconnaissant. Il l’observait depuis une haute branche d’un arbre de son jardin, dans la propriété Mandragore sur les rives de la Méditerranée près de Nice, sans savoir que sa fille, de six ans plus jeune que lui, l’observait à son tour dans une branche de figuier de son propre jardin, follement amoureuse de ce garçon que sa mère emmenait nager.
Dès lors, Alexandre Eiffel quitte tout, épouse, usine, montre et costume pour s’exiler sur la Côte d’Azur et racheter la Mandragore, demeure de son enfance, devenue un hôtel pour bobos riches. Il ne veut plus, comme les adultes qui l’entourent, « se croire obligé » p.54. Il sort sa grand-mère Sauvage, dite Tout-Mama, de sa maison de retraite où elle végète et la réintroduit maîtresse de la maison, tandis que le vieux jardinier Célestin revient s’occuper du jardin. « ‘Je ne connais pas d’autre vérité que celle de mes désirs’, avait elle coutume de répéter » p.78. C’est cela l’état d’enfance et il lui obéit. « Est-on né pour mûrir si mûrir signifie se résigner à toutes les scléroses qui frappent les sentiments ? La véritable maturité n’est-elle pas de s’enfanter chaque jour ? Vive le mouvement ! » p.100. Il rend les clés de l’usine de serrures à son adjoint Louis et le charge de le faire divorcer. Puis il publie son annonce de décès pour rompre avec la vie sociale qu’il a menée jusqu’ici.
Fanny occupe toujours la maison voisine et sa fille Manon, volcanologue, est revenue pour les vacances. Elle ressemble tant à sa mère lorsqu’elle était jeune que l’Alexandre adulte en est émoustillé. Il ne réclame pas du sexe, mais simplement auprès d’elle les sensations qu’il avait lorsqu’il n’était pas encore pubère. C’est elle qui lui avoue son désir enfantin, puis le viole carrément, avant qu’ils ne s’accordent par le génital, puisque c’est ce que font les adultes avec leur âme d’enfant. Ils font l’amour toujours et partout, jamais rassasiés l’un de l’autre. Mais Manon doit se marier avec Bertrand, un médecin, et partir au Canada. Elle demande à Alexandre de choisir, mais lui n’a pas encore accompli sa métamorphose, il n’est pas sorti de sa chrysalide d’adulte engoncé dans les préjugés et les habitudes. Il lui faut un peu de temps.
Pour cela, accomplir la promesse qu’il avait faite enfant, avec quatre autres gamins de ses 12 ans à la pension : aller vivre en Robinson sur l’île Pommier, au large de la côte. Ses amis du Club des Crusoé l’ont lâché. L’un les a dénoncés enfant et a été exclu, un autre est mort, ne restent que Tintin et Philo, qui finissent par le rencontrer. Mais ils sont vieillis et rassis et ne désirent surtout pas quitter leur état d’adulte pour des enfantillages. Alexandre part donc seul et passe quatre mois sur l’île, en sauvage. Il y rencontre même Dieu en levant la tête dans l’ancien phare désaffecté. « Peu à peu je pris un timide plaisir à exister, à accueillir des sensations infimes, des états naissants, des commencements d’émotions, à me laisser charmer par ma seule présence, sans que cette douce jouissance n’eût rien de narcissique, et dans cette quiétude mes sensations se dilataient, ma conscience s’éveillait, je communiais avec la nature qui devenait une extension de moi-même… » p.172. Il a découvert l’état d’éveillé, en pleine conscience.
Il est rapatrié par une jeune fille qui va épouser le Christ en se faisant nonne, et qui passe son dernier jour civil à se baigner nue sur la plage de l’île déserte. Manon ne l’a pas attendu, elle s’est mariée. Lui va dès lors la poursuivre de ses assiduités pour la reconquérir, jusqu’à faire craquer le mariage tout neuf. La folle du logis – son imagination – va lui faire inventer mille tours, comme lorsqu’il était enfant : composer un parfum de femme, décorer sa future maison de couple improbable. La graphie du livre s’adapte d’ailleurs à cette fantaisie avec dessins, calligrammes, pages noircies.
Il est revenu mue accomplie. « Mon aventure n’avait de sens que si, en ressuscitant l’enfant que j’avais été, je devenais un jour véritablement adulte » p.160. Il s’agit, une fois mué, de « ne pas perdre le secret du mouvement perpétuel » p.189. Être un enfant qui joue à l’adulte, c’est se garder frais et émerveillé comme aux premiers jours, prêt « à réenchanter le réel » p.230. Apte à tous les possibles, sans cesse adapté aux changements, capable de jeu plus que de je. Aux adultes de ne plus « tolérer plus longtemps d’être expropriés de leur vie, et d’eux-mêmes » p.230.
Las ! Son hérédité le rattrape. A 46 ans, comme le père l’auteur, Alexandre se trouve atteint du cancer, cette maladie de la modernité industrielle. Il va mourir, non sans avoir mis Manon enceinte. Il lègue à son futur enfant, mâle ou femelle, cette leçon : « Mon chéri, ma chérie, je t’en supplie, respecte ta singularité, soit intime avec toi, cultive tes DÉSIRS, non tes caprices, évite de conjuguer les verbes au futur ou au passé, n’écoute pas les aigris qui te conseilleront des compromis, reste digne de celui que tu seras à 5 ans, rebelle au diktat de la raison, folâtre peut-être, rieur sans doute, mène une vie qui te ressemble, et surtout n’oublie pas que la réalité ça n’existe pas, seule ta VISION compte » p.251.
La parution du roman a eu lieu en cette époque socialiste du début des années 1990, avec son cortège de scandales (Urba, sang contaminé, révélation du cancer Mitterrand), Bernard Tapie ministre et signature du traité de Maastricht. La « normalité » adulte ne faisait en effet guère envie. Le retour à la spontanéité de l’enfance n’apparaît pas comme une régression mais comme une renaissance. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d’un oui sacré. C‘est sa volonté que l’esprit veut à présent, c’est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde », Nietzsche.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Alexandre Jardin, Le petit Sauvage, 1992, Folio 2003, 251 pages, €7,80
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Ultime chapitre, après avoir tout dit. Nous sommes au matin, Zarathoustra s’éveille dans sa caverne et se ceint les reins avant de sortir au jour, seul. Ses compagnons dorment encore, ces « hommes supérieurs » qu’il a réuni autour de lui et qui ont enfin compris. « Mais il me manque encore mes hommes véritables », médite Zarathoustra.
Car l’homme « supérieur » n’est pas encore « le surhomme », celui qui s’est surmonté et est devenu libre, créateur et artiste.
Au soleil du matin, en haut de la montagne, assis sur la grosse pierre qui gît à l’entrée de sa caverne, Zarathoustra a une vision. Son aigle plane dans les hauteurs, des colombes innombrables viennent voleter autour de lui, un lion s’approche et pose sa tête sur ses genoux, avec adoration. C’est le lion insoumis, l’homme révolté qui a quitté l’esclavage du chameau ou l’adoration de l’âne, mais qui ne s’est pas encore libéré au point de devenir enfant innocent de la troisième métamorphose, « un nouveau commencement et un jeu ».
Sparte : hommes supérieurs encore esclaves
« Le signe vient, dit Zarathoustra ». « Mes enfants sont proches, mes enfants ». Il ne s’agit pas de disciples, car les disciples sont encore attachés à leur maître et mentor ; les enfants, à l’inverse, naissent sans présupposés, avec leur liberté et tous les possibles. Tous les parents le savent, les enfants n’en feront qu’à leur tête, quoi qu’on leur dise – mais l’exemple vécu des parents,qu’ils observent est pour eux la meilleure éducation. Zarathoustra aura des enfants qui lui ressembleront dans sa liberté et sa créativité, car lui se montrera libre et créateur. Et les enfants l’imiteront, avant de trouver leur voie propre selon leur personnalité.
Lorsque les hommes supérieurs s’éveillent dans la caverne et veulent sortir saluer Zarathoustra, le lion se met à rugir, ce qui les fait refluer. Zarathoustra comprend qu’ils sont en détresse car la liberté fait peur, elle exige la responsabilité de chacun de ses actes, et peu sont capables de l’endurer. Ce pourquoi ils ne sont pas pleinement libres, ces hommes néanmoins « supérieurs ». Un lion peut encore leur faire peur.
Zarathoustra aura-t-il encore « pitié » d’eux ? Interviendra-t-il pour les protéger et les rassurer ? Eh bien non : ultime leçon de Nietzsche dans Zarathoustra, il faut quitter la protection pour devenir soi-même. La liberté se mérite par le courage et la solitude. La pitié a « eu son temps », « ma passion et ma compassion, qu’importe d’elles ? Recherché-je le bonheur ? Je recherche mon œuvre ! » Le « bonheur » est un état de stabilité qui abêtit – comme une vache à l’étable, qui regarde passer les trains depuis sa mangeoire. Or le monde est mouvement, il ne cesse de se transformer. Seul le créateur, donc l’humain libre, peut vivre pleinement, dans le mouvement du monde.
Enfant libre
« Ainsi parlait Zarathoustra et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des monts obscurs ». Il est libre, Z, quasi nu avec seulement les reins ceints ; il est solitaire, Z, il ne réclame que des enfants, pas des disciples, autrement dit des successeurs libres de sa liberté acquise.
Tout est dit, le livre se referme, mi-prophétie mi-utopie, un livre moral et poétique.
2011-2024, nous en avons fait intégralement la recension, chapitre par chapitre, depuis le Prologue jusqu’au dernier chapitre. Puisse-t-il inspirer les consciences et abreuver les soifs. Ainsi parlait Zarathoustra est d’une grande richesse à qui sait le lire et le méditer.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Le chant d’ivresse de Zarathoustra s’élève à minuit lorsque lui et ses compagnons sortent de la caverne, la « chambre d’enfantillages » du chapitre précédent. « Le plus laid des hommes » a, devant les étoiles, une révélation : « A cause de cette journée – c’est la première fois que je suis content d’avoir vécu ma vie tout entière. (…) Il vaut la peine de vivre sur la terre. (…) Est-ce ceci – la vie ? Dirai-je à la mort. Soit, recommençons ! » Le plus laid des hommes a tout compris.
La vie est énergie vitale et cette vitalité se contente d’elle-même ; comme les plantes et les animaux, elle vit pour vivre, « parce qu’ » elle est vivante. Et la « joie » est cette manifestation de vitalité qui dit oui à la vie, la joie, le rire, l’optimisme.
« Que dit minuit profond ? » Il dit que « le monde est profond. Plus profond que n’a pensé le jour ». Car « la joie est plus profonde que la peine du cœur ». « Minuit, c’est aussi midi ». Pourquoi ? Parce que la face sombre du monde complète sa face claire comme le yin et le yang, que l’un ne va pas sans l’autre. « La douleur est aussi une joie, la malédiction est aussi une bénédiction, la nuit est aussi un soleil – éloignez-vous de peur qu’on vous enseigne qu’un sage est aussi un fou. Avez-vous dit oui à une joie ? Ô mes amis, alors vous avez dit oui à toutes les douleurs. Toutes choses sont enchaînées, enchevêtrées, unies par l’amour ». Ce monde-ci est le seul monde. Il n’est pas le monde idéal du Beau, du Bon, du Bonnet… Il est le monde mêlé, imparfait mais réel – car le parfait n’est qu’une projection idéale, une épure non réaliste – tout comme le concept de « Dieu ».
« Tout de nouveau, tout éternellement, tout enchaîné, enchevêtré, amoureux, oh ! C’est ainsi que vous avez aimé le monde. » L’amour ne peut naître que du différent, sinon il n’est qu’égoïsme stérile, comme le beau jeune garçon Narcisse qui se mirait dans l’onde ; il faut du neuf pour enchevêtrer et faire naître la vie qui se veut elle-même. « Que ne veut-elle pas, la joie ! Elle est plus assoiffée, plus cordiale, plus affamée, plus effrayante, plus secrète que toute douleur, elle se veut elle-même, elle se mord elle-même, la volonté de l’anneau lutte en elle. » L’anneau, c’est l’alliance des mariés ; c’est aussi l’éternel retour de la vie, la « roue qui roule sur elle-même » – autre nom de l’éternité. La joie « veut de l’amour, elle veut de la haine, elle est dans l’abondance, elle donne, elle jette loin d’elle, elle mendie pour que quelqu’un l’accueille, elle remercie celui qui la prend. (…) La joie est si riche qu’elle a soif de douleur » – car est ainsi qu’est fait « ce monde, oh ! vous le connaissez ! ».
« Car toute joie se veut elle-même, c’est pourquoi elle veut la peine ! » La joie veut l’éternité. « La douleur dit : passe ! Mais toute joie veut l’éternité, – veut la profonde, profonde éternité ! »
Dans ce poème appelé « chant d’ivresse », commenté ligne à ligne, Nietzsche/Zarathoustra dit oui à la vie, à la vitalité, à l’énergie vitale qu’il appelle « volonté pour [Zur] la puissance ». Le oui à la vie est inconditionnel, comme l’amour d’un parent pour ses enfants. Cet amour veut tout, les joies comme les peines, la totalité de l’être issu de soi ou choisi pour enfant. Cette vie est bonne parce qu’elle est la seule – l’au-delà n’est qu’une promesse pour les croyants, il se peut même qu’il n’existe pas. Quoi qu’il en soit, nous avons été créés humains vivants pour accomplir notre destin d’être vivant, doté d’instinct de vie qu’il s’agit d’affirmer sous peine de languir, puis de mourir avant l’heure.
La vie ne se partage pas, elle est joie et douleur mêlée. Minuit c’est aussi midi. « Je suis content d’avoir vécu ma vie tout entière », dit l’homme le plus laid, qui a enfin compris Zarathoustra. C’est le « oui sacré » de l’enfant qui « est innocence et oubli », la troisième des métamorphoses proposée dans le premier Discours de Zarathoustra en début de livre. Une belle maxime pour l’été.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Après avoir chanté les filles du désert, Zarathoustra se poste à l’entrée de sa caverne. Il entend rire ses compagnons, et cela le réjouit ; il y voit un signe de guérison. Le rire fait reculer « l’esprit de lourdeur » et cela est bien. Toujours. Car le rire est le propre de l’homme. « Chez eux aussi l’ennemi fuit : l’esprit de la pesanteur. Déjà ils apprennent à rire d’eux-mêmes : ai-je bien entendu ? »
Le rire montre que Zarathoustra a « éveillé de nouveaux désirs. Il y a de nouveaux espoirs dans leurs bras et dans leurs jambes, leur cœur s’étire. Ils trouvent des mots nouveaux, bientôt leur esprit respirera la pétulance. » Le dégoût les quitte, ils deviennent reconnaissants (envers la vie).
Mais un silence de mort se fit. Zarathoustra rentre dans la caverne où brûle désormais de l’encens. Et ses compagnons prient. « Et en vérité tous ces hommes supérieurs, les deux rois, le pape en retraite, le sinistre enchanteur, le mendiant volontaire, le voyageur et l’ombre, le vieux devin, le consciencieux de l’esprit, et le plus laid des hommes : ils étaient tous prosternés sur leurs genoux, comme les enfants et les vieilles femmes fidèles, ils étaient prosternés et adoraient l’âne. »
Les chrétiens des premiers siècles ont été souvent accusés d’adorer une tête d’âne et il faut un Dieu aux hommes, ils ne peuvent s’en passer. Du moins aux hommes non encore supérieurs, ceux qui n’ont pas su se libérer encore des angoisses de vivre et de mourir. Dieu – l’âne – « Il porte nos fardeaux, il a pris figure de serviteur, il est patient de cœur et ne dit jamais non ; et celui qui aime son Dieu le châtie bien. – Et l’âne de braire : I-A [comme ya en allemand qui dit oui ou Amen, qu’il en soit ainsi]. Il ne parle pas, si ce n’est pour dire toujours oui au monde qu’il a créé ; ainsi il chante la louange de son monde. C’est sa ruse qui inspire son mutisme : aussi a il rarement tort. – Et l’âne de braire : I-A. » L’âne-Dieu explique le monde et lui donne sens, et les hommes angoissés ne savent pas s’en passer. Ils ne savent trouver par eux-mêmes un sens à ce qui leur arrive. Dieu l’âne, au contraire, vit comme une bête, sans rien savoir ni rien penser ; il se contente de l’instant présent. « C’est ton innocence de ne point savoir ce que c’est que l’innocence » dit l’un d’eux de l’animal bête.
Zarathoustra se récrie, et crie lui-même « I-A » comme une intelligence artificielle. Il apostrophe les vieux fous qu’il croyait pourtant avoir libérés. Le vieux pape lui déclare alors : « Plutôt adorer Dieu sous cette forme que de ne point l’adorer du tout ! » Le consciencieux de l’esprit va même jusqu’à dire : « Peut-être n’ai je pas le droit de croire en Dieu, mais il est certain que c’est sous cette forme que Dieu me semble le plus digne de foi. » Il y a de l’ironie à le dire ainsi, mais aussi une certaine profondeur. Car « celui qui a trop d’esprit aimerait à s’enticher même de la bêtise et de la folie. Réfléchis sur toi-même, ô Zarathoustra ! Toi-même, en vérité, tu pourrais bien par excès de sagesse devenir un âne. »
Le libéré doit aussi se libérer de son libérateur. Le sage ne peut le devenir que s’il crée lui-même sa propre sagesse et ôte les uniformes ou les oripeaux qu’il a emprunté pour le devenir. « Ce n’est pas par la colère, c’est par le rire que l’on tue – ainsi parais-tu jadis, ô Zarathoustra », lui dit l’homme le plus laid. Les compagnons sont devenus de petits enfants, en troisième métamorphose, mais pas encore pleinement enfants. Car l’enfance est plus grave que l’infantile. Les petits enfants prient avec la foi du charbonnier, naïvement, sans remettre en cause. Il faut encore que les compagnons de Z jouent, donc quittent la prière et le dieu. Il faut qu’ils quittent la caverne. « Maintenant quittez cette chambre d’enfants, sa propre caverne, où aujourd’hui tous les enfantillages ont droit de cité. Rafraîchissez dehors votre chaude impétuosité d’enfants et le battement de votre cœur ! », leur dit Zarathoustra.
Nietzsche joue ici avec la parole du Christ qui déclare qu’il faut redevenir comme de petits enfants pour accéder au royaume des cieux – autrement dit croire sans penser, juste obéir avec la naïveté du gamin qui ne remet jamais en question de ce que Papa lui ordonne. Mais c’est d’un autre enfant, dont parle le philosophe : celui qui est innocence et qui joue en créant son propre univers imaginaire, celui qui a encore en lui toutes les possibilités humaines à développer. L’enfant qui joue s’oppose à l’homme malade, l’innocence au nihilisme. « Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré : maintenant il lui faut trouver l’illusion et l’arbitraire, même dans ce bien le plus sacré, pour qu’il fasse, aux dépens de son amour, la conquête de la liberté », disait Nietzsche dans Les trois métamorphoses, chapitre 1 des Discours de Zarathoustra.
Car « l’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde. » Le oui d’obéissance de l’âne devient affirmation de soi de l’être-enfant. Le devoir est remplacé par la création – la routine par le jeu. Cet enfant-là est le modèle de l’artiste (au plan esthétique) et de l’homme supérieur (au plan éthique). Nietzsche a trouvé cette idée chez un Grec antique, Héraclite : « Le temps est un enfant qui joue en déplaçant des pions. La royauté d’un enfant. » (Fragment 130 (52) traduit par Marcel Conche. L’enfant est l’innocence du devenir qui aime la vie pour elle-même.
Ce pourquoi Zarathoustra voit cette « fête de l’âne » comme une « invention », « une brave petite folie », une joie des convalescents de l’angoisse. « Et faites cela en mémoire de moi », déclare Zarathoustra en singeant avec ironie le Fils de Dieu.
Politiquement, la majorité des électeurs aux dernières Législatives ont agi comme des chameaux, supportant tous les fardeaux ; ils ont cru devenir lions en rugissant insoumis ou rassemblés, mais ils ne sont au fond que des ânes qui braient, qui appellent papa-État. Pas des créateurs ni des enfants qui jouent.
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Après les doctes débats entre le magicien et le savant qui opposent le désir à la raison, Nietzsche/Zarathoustra se propose une relâche sous la forme d’un poème aux « filles du désert ». Car il faut que nul ne soit privé de désert ! dit en gros « l’ombre de Zarathoustra » – elle n’est pas lui mais presque lui ; elle est sa part d’ombre, sa mélancolie, toujours attachée à ses pas.
Il craint « le mauvais jeu des nuages qui passent, de l’humide mélancolie, du ciel voilé, des soleils cachés, des vents d’automne qui hurlent ». Mélancolie de l’Europe pluvieuse et grise, qui appelle le soleil et la chaleur. L’air pur des montagnes de Suisse n’est pas le seul : celui du désert existe aussi. Sans nuages gris ni noires pensées.
Et « le voyageur qui s’appelait l’ombre de Zarathoustra » de saisir une lyre et de chanter son poème aux filles du désert. « Me voilà donc assis / dans cette plus petite de toutes les oasis, / pareille à une datte, / brun, édulcoré, doré, / avide d’une ronde bouche de jeune fille, / plus encore de dents canines, /des dents de jeunes filles, / froides, blanches comme neige et tranchantes, / car c’est après elle que languit/ le cœur chaud de toutes les dattes »
Complexe de castration ? L’ombre se dit « ensphinxée » par les chatteries des très jeunes filles, inventant un mot nouveau pour dire « l’air de paradis » qu’il respire – un air de nirvana où plus rien n’est à acquérir. Bien qu’il doute : « C’est que je viens de l’Europe qui est plus incrédule que toutes les épouses mûres ». Car la danseuse « s’est tenue trop longtemps (…) sur une seule jambe ».
Ce qui manque à ces filles qui savent danser, c’est la pensée ; elles n’ont qu’« idées et caprices plus petits encore, plus fous et plus méchants » ; elles ne sont que séduction, laissant « sans avenir, sans souvenir » – comme une drogue. « Elle s’en est allée pour toujours, l’autre jambe ».
D’où le rugissement de lion que chante l’ombre de Zarathoustra, ce lion qui secoue les contraintes mais n’en est pas libéré, pas encore enfant, pas encore surhumain. « Ah ! Monte, dignité ! / Dignité vertueuse, dignité d’Européen ! / Souffle, souffle de nouveau / Soufflet de la vertu ! Ah ! / Hurler encore une fois, / hurler moralement ! / en lion moral, hurler devant les filles du désert ! / – Car les hurlements de la vertu, / délicieuses jeunes filles, / sont plus que toute chose / les ardeurs de l’Européen, les fringales de l’Européen… »
L’ombre de Zarathoustra résiste à la séduction de sphinge du sexe des jeunes filles du désert, là où il n’y a qu’à se laisser vivre, de ventre en ventre, sans s’en faire plus avant. La Morale aide à surmonter cet anéantissement, dit le lion, car le lion n’a pas encore dépassé la morale, pas plus que l’ombre qui en reste tentée. Les ardeurs vitales sont des désirs normaux, plus encore ceux des Européens qui ne vivent pas dans l’hédonisme oriental, fantasmé à l’époque de Nietzsche. Cet hédonisme est un nihilisme, une annihilation par les sens, d’une jouissance de l’instant qui se fait plus grande avec l’époque (Gide publiera en 1897, soit 13 ans après Zarathoustra, LesNourritures terrestres) : « Le désert grandit : malheur à celui qui recèle un désert ! » s’exclame l’ombre de Zarathoustra en conclusion.
Chacun a chanté son chant, le voyageur et puis l’ombre. « Le Réveil » peut commencer – au chapitre suivant.
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Le vieux magicien a chanté son poème au chapitre précédent, et « seul le consciencieux de l’esprit ne s’était pas laissé prendre. » Lui n’est pas pour le mythe ni l’illusion du sorcier, mais pour l’esprit libre et pour la science.
« Vieux démon mélancolique, dit-il, ta plainte contient un appeau, tu ressembles à ceux qui par leur éloge de la chasteté invite secrètement à des voluptés ! » Et ils sont nombreux, les faux-vertueux, les hypocrites, les Tartuffe qui chantent « cachez ce sein que je ne saurais voir » tout en lorgnant sur la poitrine innocente offerte à leurs yeux impudiques. Le débat se poursuit entre le vieux magicien et l’homme consciencieux, entre le sorcier et le savant. «Ô âmes libres, dit ce dernier, où dont s’en est allée votre liberté ? Il me semble presque que vous ressemblez à ceux qui ont longtemps regardé danser des filles nues : vos âmes même se mettent à danser ! » Il oppose par là le désir à la raison, tout comme le président Macron contre Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon. Mais la raison peut-elle l’emporter seule ? Sans désir de raison ? Sans passion d’analyse et de jugement ? Sans volonté positive ?
Séduire les sens ne suffit pas. L’homme consciencieux « cherche plus de certitude » ; les tenants du magicien « plus d’incertitude ». Aucun des deux n’opère la synthèse que fit Rabelais reprenant Salomon et qui est la bonne : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Les partisans du chaos adorent « plus de frissons, plus de dangers, plus de tremblements de terre ». Ils ont « envie de la vie la plus inquiétante et la plus dangereuse, qui m’inspire plus de crainte à moi, la vie des bêtes sauvages, envie de forêts, de cavernes, de montagnes abruptes et de labyrinthes ». Les séducteurs « ne sont pas ceux qui vous conduisent hors du danger » mais « ceux qui vous égarent, qui vous éloignent de tous les chemins ». Ensorceler permet d’égarer, et égarer permet de conduire le troupeau désorienté là où l’on veut qu’il aille. Tous les tyrans le savent (ainsi ont fait Lénine et Hitler).
Engendrer la peur pour mieux contrôler les masses, tel la peur du loup pour le troupeau moutonnier – voilà la stratégie du chaos des Le Pen/Zemmour/Bardella (avec l’immigration) et du Mélenchon (avec son agitation antisioniste et anticapitaliste – en amalgamant les deux, comme il se doit). L’homme consciencieux analyse : « Car la crainte, c’est le sentiment inné et primordial de l’homme ; par la crainte s’explique toute chose, le péché originel et la vertu originelle. Ma vertu, elle aussi, est née de la crainte, elle s’appelle : science. »
Mais Zarathoustra, qui rentre et a entendu, rit de ce débat et des derniers arguments. Il remet « la vérité à l’endroit » (comme Marx le fit de la dialectique de Hegel). Pour lui, Zarathoustra, « la crainte est notre exception. Mais le courage, le goût de l’aventure et la joie de l’incertitude, de ce qui n’a pas encore été hasardé – le courage, voilà ce qui me semble toute l’histoire primitive de l’homme. » Il renverse la preuve par l’affirmation de la volonté vitale : ce n’est pas craindre qui est premier, mais vivre (survivre, vivre mieux, vivre plus).
« Ce courage, enfin affiné, enfin spiritualisé, ce courage humain, avec les ailes de l’aigle et la ruse du serpent » est ce qui importe aujourd’hui que les religions (y compris séculières comme le communisme ou le nationalisme) sont vues comme elles sont : des illusions qui enchaînent. Plutôt louer l’énergie vitale que de craindre la mort – voilà qui est vivre. Camus ne disait pas autre chose lorsqu’il « imaginait Sisyphe heureux. »
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Après avoir tenu un discours sur « l’homme supérieur » aux hommes supérieurs qu’il a réuni dans sa caverne, Zarathoustra sort pour prendre de l’air pur. Il a besoin de solitude pour se recueillir. Il n’est accompagné que de ses animaux fétiches, l’aigle et le serpent. L’aigle est un avatar de Zeus, qui enleva par exemple le bel éphèbe Ganymède pour le porter au banquet des dieux ; il fond comme la foudre, attribut du dieu en chef de l’Olympe. Le serpent est parmi les animaux favoris d’Apollon ; le dieu a tué le serpent Python qui a poursuivi sa mère durant sa grossesse.
Pendant ce temps, dans la caverne, c’est « le vieux magicien » qui prend la parole. Il a « un esprit malin et trompeur », « un esprit d’enchanteur ». Son démon est la mélancolie. Le fameux spleen romantique de son temps qui est un affaiblissement d’énergie, une dépression non déclarée, neurasthénique, un désir inassouvissable (« désir de l’obsessionnel », disent les psy aujourd’hui). Cette mélancolie, cet à quoi bon, cet abandon « est, jusqu’au fond du cœur, l’adversaire de ce Zarathoustra », dit le vieux magicien. Là est la tentation, d’y céder par mollesse, paresse, facilité, laisser-aller.
Car tous, « que vous vous intituliez ‘les esprits libres’ ou ‘les véridiques’ ou ‘les expiateurs de l’esprit’, ‘les déchaînés’ [désenchaînés serait mieux traduit] ou ‘ceux du grand désir’, à vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le Dieu ancien est mort, sans qu’un Dieu nouveau soit encore au berceau, enveloppé de langes – à vous tous, mon mauvais esprit, mon démon enchanteur est propice. »
Chante alors le poème de la mélancolie, celle qui saisit les hommes surtout s’ils sont poètes. Or le poète ment, il « doit mentir sciemment, volontairement, guettant sa proie, masquée de couleurs, masque pour elle-même, proie pour elle-même. » Le poète enjolive, idéalise, crée une fiction. Il se prend dans sa propre illusion et s’égare de la voie vers la vérité. Nietzsche songe peut-être à Wagner, ce musicien enchanteur qui l’avait pris sous ses rets avant qu’il ne parvint à s’en détacher en analysant Le cas Wagner. Il y écrit : « on comprend ce qui se dissimule sous les plus sacrés de ses noms et de ses formules de valeur : la vie appauvrie, le vouloir mourir, la grande lassitude. La morale dit non à la vie. Pour entreprendre une telle tâche, il me fallait de toute nécessité m’imposer une dure discipline : prendre parti contre tout ce qu’il y avait en moi de malade, y compris Wagner, y compris SCHOPENHAUER, y compris tous les modernes sentiments d’ » humanité « … »
Zarathoustra a vanté dans « l’homme supérieur » un créateur, comme le poète, « ni silencieux, ni rigide, ni lisse, ni froid, changé en image, en statue divine, ni placé devant les temples, comme gardien du seuil d’un Dieu : Non ! ennemi de tous ces monuments de la vérité. » Mais ennemi comment ? « Plein de caprices de chat, sautant par toutes les fenêtres, vlan ! dans tous les hasards, reniflant dans toutes le forêts vierges, reniflant d’envie et de désir ! » Mais ce portrait de Zarathoustra par le vieux magicien ne décrit que l’aspect dionysiaque de Zarathoustra. Son aspect apollinien est évoqué ensuite, « semblable à l’aigle qui regarde longtemps, longtemps, fixement dans les abîmes (…) puis tout à coup, d’un trait droit, d’un vol aigu, fonce sur les brebis, tout soudain, affamé (…) ennemis de toutes les âmes de brebis, détestant tout ce qui a le regard moutonnier… » Ces « désirs du poète » – Zarathoustra – sont-ils « entre mille masques » ? Sont-il un masque de plus ? Le Z s’est-il pris à son propre, jeu ? Intoxiqué lui-même ?
Ce serait le masque de la fureur vitale, selon le vieux magicien : « Toi qui as vu l’homme, tel Dieu, comme un agneau : déchirer Dieu dans l’homme, comme l’agneau dans l’homme, rire en le déchiquetant, ceci, ceci est ta félicité ! » Est-ce bien ce désir sans frein de violence égoïste, vengeresse, qui a saisi Zarathoustra ? Certes pas ! Il y répondra dans le chapitre suivant.
Car Nietzsche se critique lui-même, anticipant les objections qu’on peut lui faire, ainsi cet être de proie que reprendra sans distance le nazisme, focalisé sur la force et l’élitisme racial, illusionniste de la puissance bestiale de la guerre ornée de la radicalité d’un rationalisme sans pitié pour l’organisation des camps d’extermination de tous les impurs. Il faut tout lire de Nietzsche, et ne pas en rester à une lecture superficielle, au premier degré.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Dans la quatrième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche, qui a fait la démonstration de sa pensée tout au long, résume ce qu’il veut dire. A la suite de « la Cène » du chapitre précédent qui a réuni les disciples, il évoque « l’homme* supérieur » en vingt points.
Tout d’abord, ne pas se présenter sur la place publique, car la populace ne comprend pas qu’un homme* prône le supérieur. Chacun veut être égal, comme « Dieu » l’a voulu.
Or « Dieu est mort » et l’homme* peut enfin songer à être autre chose qu’un sujet figé, réduit à Son image et forcé d’obéir à ses Commandements sous peine de feu éternel. C’est l’époque du « grand midi », où l’homme* devient son propre maître.
Surmonter l’humain est le grand œuvre. Il ne s’agit surtout pas de « conserver l’homme* » mais de le rendre meilleur et plus grand. Il faut « mépriser » l’homme* tel qu’il est, « petite gens » résigné, modeste, prudent.
Il faut le courage du solitaire, du « cœur », pour accomplir le Surhomme*.
Pour cela, accepter d’être « méchant », car c’est faire violence aux petites gens que de remettre en cause leur paresse et leurs habitudes. « Il faut que l’homme* devienne meilleur et plus méchant ». Ce n’est pas vice, ni sadisme, mais secouer pour élever, comme le font les éducateurs.
Pas de gourou pour les hésitants et les faibles en énergie : il faut l’épreuve pour grandir. Peu de disciples, la voie n’est pas celle du grand nombre, ni pour un résultat immédiat. Il s’agit de préparer l’avenir. « Mon esprit et mon désir vont au petit nombre, aux choses longues et lointaines ».
La sagesse prophétique de Zarathoustra n’est pas lumière, mais foudre ; elle doit aveugler d’évidence comme le trait d’Apollon, pas convaincre lentement comme la raison.
« Ne veuillez rien qui soit au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez ceux qui veulent au-dessus de leurs forces ». Ainsi ceux qui idéalisent le héros – sans jamais pouvoir en devenir un. Cela donne des comédiens, des faux, des hypocrites – des politiciens.
Soyez méfiants « et tenez secrètes vos raisons » car l’aujourd’hui appartient à la populace, qui « ne sait ce qui est grand, ni ce qui est petit, ni ce qui est droit ou honnête. » Ce sont des « gestes » que veut la populace, pas des arguments, car la foule ne raisonne pas, elle résonne en rythme et en imitation, tous les politiciens le savent, qui braillent devant elle. « Ce que la populace a appris à croire sans raisons, qui pourrait le renverser auprès d’elle par des raisons ? » Car la raison n’est pas tout, n’est-ce pas ? Et les savants, qui en font métier, « ont des yeux froids et secs », « ils sont stériles » car « l’absence de fièvre est bien loin d’être de la connaissance ! » Qu’en est-il en effet des désirs (mis sous le tapis) et des passions (rejetées comme ineptes) ? C’est ainsi que la raison peut délirer : on l’a vu dans la finance comme dans la gestion de l’hôpital ou des entreprises. Le rationnel n’est pas le réel, même si le réel est rationnel. Le réel doit être compris par les instincts, les passions et la, raison, les trois de concert comme le dit Kahneman.
L’homme* supérieur qui veut monter plus haut doit se servir de ses propres forces, pas s’asseoir « sur le dos et sur le chef d’autrui ».
Ce que vous créez est pour vous et pas « pour votre prochain ». Ainsi « une femme n’est enceinte que de son propre enfant ». On ne crée pas « pour », ni « à cause de », mais par énergie vitale, par « amour ». « Votre œuvre, votre volonté, c’est là votre « prochain ». »
Aucune création n’est pure, voyez l’enfantement ; elle rend malade, fait souffrir. Il faut en être conscient.
« Ne soyez pas vertueux au-delà de vos forces ! Et n’exigez de vous-mêmes rien qui soit invraisemblable. Marchez sur les traces où déjà la vertu de vos pères a marché ». Nul n’est seul, mais dans une lignée. « Et là où furent les vices de vos pères, vous ne devez pas chercher la sainteté. » Quant à la solitude, elle « grandit ce que chacun y apporte, même la bête intérieure. (…) Y a-t-il eu jusqu’à présent sur la terre quelque chose de plus impur qu’un saint du désert ? Autour de pareils êtres le diable n’était pas seul à être déchaîné – il y avait aussi le cochon. » Bouddha n’a pas dit autre chose, lorsqu’il a renoncé à rester renonçant et a décider d’enseigner la Voie à des disciples choisis.
Cette voie n’est pas facile et chacun sera « timide, honteux, maladroit », mais que vous importe ? Il faut « jouer et narguer » car « ne sommes-nous pas toujours assis à une grande table de moquerie et de jeu » ?
Réussir n’est pas donné car « plus une chose est rare dans son genre, plus est rare sa réussite ». Mais tout reste possible, gardez courage. Riez de vous-mêmes. « Et en vérité, combien de choses ont déjà réussi ! » Ces petites choses « bonnes et parfaites » encouragent et réjouissent.
Car le rire n’est pas « le plus grand péché », comme dit le Christ qui voue au malheur ceux qui rient ici bas, mais au contraire la voie vers l’amour, la grandeur, la tolérance. « Tout grand amour ne veut pas l’amour : il veut davantage ».
La rigidité, le sérieux, l’obsession, ne font pas un tempérament tourné vers le mieux. « Je ne suis point devenu une statue, et je ne me tiens pas encore là, rigide, engourdi, pétrifié telle une colonne ; j’aime la course rapide. » Il faut les pieds légers du danseur.
Votre exemple à imiter selon vous-mêmes : « Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni absolu, quelqu’un qui aime les bonds et les écarts ». Car tout ce qui est bon ne survient que brusquement, après des détours.
Soyez légers ! Des pieds, du cœur, de la tête. « Mieux que cela : sachez aussi vous tenir sur la tête ! » Autrement dit renverser la raison quand elle est trop raisonnante, trop sèche, portée au délire rationaliste, et l’irriguer d’instincts et de passions, comme on renverse un sablier. Marx a renversé la dialectique de Hegel, il faut aussi renverser la dialectique de Marx devenue opium des intellectuels, et d’autres, car nulle idole ne saurait rester statufiée. « Mieux vaut danser lourdement que marcher comme un boiteux ».
« Loué soit cet esprit de tempête, sauvage, bon et libre, qui danse sur les marécages et les tristesses comme sur les prairies ». « J’ai canonisé le rire ; hommes* supérieurs, apprenez donc à rire ! » Rire, ce n’est pas se moquer (ironie) mais aimer (humour), c’est déborder d’énergie pour englober ce qui va et ce qui ne va pas pour dépasser le tout.
Nietzsche se veut comme Bouddha, fondateur non pas d’une religion mais d’une Voie individuelle de salut. Le bouddhisme conduit à se dissoudre dans le grand Tout, dans cet état appelé nirvana, tandis que Nietzsche ne croit pas à cette dissolution, qu’il appelle nihilisme. Lui veut un chemin vers le supérieur, vers la Surhumanité, vers l’avenir de l’espèce. Ce pourquoi sa voie est réservée à une élite de courageux aux désirs jeunes, aux passions légères, à la raison pratique, qui savent danser dans les épreuves et rire des difficultés. Cette élite est celle des « hommes* supérieurs » ; elle n’est pas encore Surhomme* – qui n’est que d’avenir.
* Il va de soi que le mot « homme » s’adresse aux divers sexes, et pas seulement au mâle blanc dominateur, etc. L’ignorance ambiante si satisfaite d’elle-même exige hélas une telle précision.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Parvenu à ce point de son Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’amuse un peu. Le rire n’est-il pas le propre de l’homme (Rabelais)… supérieur (Nietzsche) ? Jean d’Ormesson notait que « Dieu ne rit jamais ». Les humains qui se sont élevés, rencontrés par la montagne, Zarathoustra les a réunis dans sa caverne pour un repas en commun.
Mais les nourritures ne sont pas celles de Jésus, le pain et le vin. Zarathoustra ne mange pas de pain, comme tous les solitaires, mais de la viande, des fruits et des racines. De même ne boit-il pas de vin, comme tous les solitaires, mais de l’eau pure de la montagne. Pour faire du pain et du vin, il faut vivre en troupeau, en société, créer des lois, un État, se soumettre à la multitude ou au tyran. Pas de ça chez Zarathoustra, l’être libre ! Il reste pré-néolithique, chasseur-cueilleur nomade dans sa tête, et pas sédentaire.
Encore une preuve que le fascisme ne convient pas à Nietzsche, ce régime d’État totalitaire qui embrigade tous les humains pour les faire servir Moloch. Pas plus que la religion (n’importe quelle religion) qui embrigade les consciences par l’effroi de l’au-delà infernal possible, et du péché à chaque pas en cette vie. Hitler était végétarien, dit-on, pas Zarathoustra ! « L’homme ne vit pas seulement de pain, il vit aussi de bonne viande et j’ai ici deux agneaux. Qu’on les dépèce vite et qu’on les apprête, aromatisés de sauge : c’est ainsi que j’aime la viande d’agneau. »
Cependant, point de dogme ! Qui veut manger autrement est libre, si c’est sa loi et pas l’obéissance à une coutume sociale ou à un commandement divin. Il dit au mendiant volontaire : « Garde tes habitudes, mon brave ! Mâchonne ton grain, boit ton eau, loue ta cuisine, pourvu qu’elle te rende joyeux ! » Le critère est le bien-être de l’être satisfait, hors des contraintes extérieures à lui, même si le prophète est un brin méprisant lorsqu’il emploie le terme mâchonner – comme une vache à l’étable. Zarathoustra précise : « Je ne suis une loi que pour les miens, je ne suis pas une loi pour tout le monde. Mais celui qui est des miens doit avoir des os vigoureux et des pieds légers – joyeux pour les guerres et les festins, ni chagrin, ni rêveur, prêt aux choses les plus difficiles, comme à sa fête, sain et sauf. » Un esprit sain dans un corps sain, et toujours prêt, telle est la devise des scouts, et elle n’est pas si mauvaise. Elle résume 3000 ans de culture occidentale, des Grecs à l’éducation moderne, en passant par les Romains et la Renaissance.
Mais Zarathoustra se veut libéré des déterminismes biologiques, sociaux et religieux – de tous les Commandements. Non pour faire n’importe quoi, mais pour vivre selon sa loi, celle qu’il se donne ou celle qu’il accepte. S’il vit solitaire, il n’obéit qu’à lui, tels sont les anarchistes et les libertariens, les pionniers du Nouveau monde. S’il vit en société, il obéit aux lois de la cité tel l’anarque de Jünger ou le sceptique de Montaigne – ou la quitte, tels les Puritains anglais partis vers l’Amérique, les navigateurs solitaires ou autres explorateurs ou aventuriers à la Rimbaud ou Monfreid.« Ce qu’il y a de meilleur appartient aux miens et à moi, et si on ne nous le donne pas de bonne grâce, nous le prenons : – la meilleure nourriture, le ciel le plus pur, les pensées les plus fortes, les plus belles femmes ! » On pense à Fabrice del Dongo, ce jeune homme égotiste qui prend son plaisir parce qu’il en donne, suivant sa voie selon son énergie intime.
Évidemment, « le roi de droite » s’étonne d’une telle judicieuse sagesse, lui qui préfère conserver que créer et reproduire que créer. Je ne sais si « la droite » avait le même sens pour Nietzsche que pour nous, encore que la Révolution française ait consacré un siècle avant ce partage de l’opinion, mais j’y vois un symbole. La « droite » est impotente car stérile, le « roi de droite » s’en aperçoit et dit de Zarathoustra : « Et en vérité, c’est là pour un sage la chose la plus singulière, qu’avec tout cela il soit encore intelligent et qu’il n’ait rien de l’âne ». Les peaux d’ânes sont en effet souvent bâtées de certitudes apprises à l’école d’administration ; elles ont laissé leur « intelligence » en veilleuse, confites en conformisme pour mieux « arriver »… à reproduire le Système qui les a faits et élevés.
L’intelligence est la capacité à analyser et à déduire par soi-même, à s’adapter avec astuce et même ruse à ce qui survient. Elle est une vertu d’homme libre. Tel est la nourriture que Zarathoustra veut partager avec ses disciples dans la Cène que nous présente Nietzsche.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Zarathoustra, le prophète qui courait sa montagne, revient à sa caverne, l’antre où il se ressource en compagnie de ses animaux, l’aigle et le serpent – celui qui tutoie le soleil et celui qui s’ancre dans les profondeurs de la terre. Zarathoustra est entre ces deux mondes, tel le lotus bouddhiste : il a ses racines dans le limon et pousse sa tige vers la lumière.
Ainsi parle-t-il à ceux qu’il a réunis chez lui, au-dessus des hommes mais encore loin des dieux. Car ces êtres qu’il a trouvé désespérés, criant par la montagne, crient encore à l’unisson jusqu’à ce qu’il paraisse, tels des oiselets attendant la becquée. C’est cela qui hérisse Zarathoustra : il n’a pas besoin de dépendants, mais de rejetons qui grandissent en indépendance. Et ces hommes supérieurs aux autres ne sont pas encore des « hommes supérieurs », les « lions qui rient », dira-t-il. Rappelons-nous la métaphore originelle d’Ainsi parlait Zarathoustra, les « Trois métamorphoses » du chameau en lion, puis du lion en enfant. Le chameau est esclave et soumis, le lion est révolté rugissant, seul l’enfant est innocence et pure volonté de vie.
« Car ils étaient tous assis les uns à côté des autres, ceux auprès desquels il avait passé dans la journée : le roi de droite et le roi de gauche, le vieux magicien, le pape, le mendiant volontaire, l’ombre, le consciencieux de l’esprit, le triste devin et l’âne ; et le plus laid des hommes… » En les voyant, Zarathoustra sait où il lui faut chercher l’homme supérieur : en lui-même ! « Il est assis dans ma propre caverne, l’homme supérieur ! mais pourquoi m’étonnerais-je ! n’est-ce pas moi-même qui l’ai attiré chez moi par des offrandes de miel et par les malins appeaux de mon bonheur ? »
Qui est-il, cet homme supérieur ? Comment le devient-on ? « Il fallut d’abord que vint quelqu’un – quelqu’un qui vous fit rire de nouveau, un bon jocrisse joyeux, un danseur, un ouragan, une girouette étourdie, quelque vieux fou (…) Car en regardant un désespéré, chacun reprend courage (…) C’est à moi-même que vous avez donné cette force un don précieux, ô mes hôtes illustres ! » En fait, dit Nietzsche, l’homme « supérieur » est en chacun de nous, en potentiel, à condition de regarder le monde et la vie de façon positive – en laissant agir la force vitale qui est en nous. Qu’est-ce donc ? Mais le rire, la joie, la danse, l’ouragan de la volonté, la girouette de la curiosité pour tout, la « folie » qui est l’inverse de la sagesse petite-bourgeoise de l’humble économie de tout, des bouts de chandelle à la peur d’oser.
Mais comment oser devenir « supérieur », se surmonter ? Il faut un gourou au sens bouddhiste (et pas au sens politique), un maître qui se donne en exemple et qui vous guide mais qui, avant tout, assure la sécurité. Pas de progrès sans base arrière sûre d’où partir et revenir – comme le petit enfant qui s’essaie à marcher pour découvrir le monde, assuré que les bras de sa mère ou la poitrine de son père l’attendent s’il prend peur et s’effraie. « Sécurité : c’est le premier avantage que je vous offre. Et le second, c’est mon petit doigt. Or, si vous avez mon petit doigt, vous ne tarderez pas à prendre la main toute entière. Eh bien ! je vous donne mon cœur par-dessus le marché ! » C’est le premier pas qui coûte et qui ose prendre le petit doigt prendra bientôt le bras en entier. C’est en courant que l’on devient coureur, en explorant que l’on devient explorateur. Oser se surmonter (ses routines, sa flemme, ses peurs) permet le supérieur (la vie positive, la joie, la volonté, l’amour des êtres et des choses).
Mais pour cela il faut l’exemple, voir être et agir celui qui propose le mieux. « Il n’y a rien de plus réjouissant sur la terre, ô Zarathoustra, qu’une volonté haute et forte. C’est la plus belle plante qui soit, un paysage tout entier est réconforté par un tel arbre. Je le compare à un pin, celui qui grandit comme toi, ô Zarathoustra, grand, silencieux, dur, solitaire, fait du meilleur bois et du plus flexible, admirable – étendant finalement des branches fortes et vertes vers sa propre domination, posant de fortes questions aux vents et aux tempêtes et à tout ce qui est familier des hauteurs – répondant plus fortement en vainqueur impérieux ». Son aspect rassure les hésitants et guérit leurs cœurs. Chacun peut connaître de tels êtres solaires se sentir bien auprès d’eux et s’en inspirer pour mieux vivre. En politique, ce sont des De Gaulle ou des Churchill – certainement pas des tyrans à la Poutine, ni des suiveurs collabos comme Le Pen ou Zemmour, ni des agitateurs du chaos nihiliste comme Mélenchon.
« Un grand désir est en route », prophétise Nietzsche en la fin de son siècle. A l’époque, le nihilisme désespère les cœurs et chacun attend son antidote. « Il est lui-même en route vers toi, le dernier reste de Dieu parmi les hommes ; c’est-à-dire : tous les hommes du grand désir, du grand dégoût, de la grande satiété – tous ceux qui ne veulent vivre à moins qu’ils ne puissent de nouveau apprendre à espérer – apprendre de toi, ô Zarathoustra, le grand espoir ! » Mais Zarathoustra n’est pas un prédateur qui attire à lui les petits enfants pour les violer et les dévorer ; il n’est pas un dictateur ni un tyran en puissance comme le sera en son propre pays Hitler le nazi. Sa puissance est d’inspirer et encourager, pas de commander. Il n’instaure ni dogme, ni commandements, ni nouvelle religion – contrairement aux religions du Livre ou aux religions séculières du communisme ou du nazisme. Ce pourquoi il recule lorsque « le roi de droite » (le réactionnaire) veut lui baiser la main, comme pour faire allégeance.
« Hommes supérieurs, vous qui êtes mes hôtes, je vais vous parler allemand et clairement. Ce n’est pas vous que j’attendais dans ces montagnes. (…) Il se peut que vous soyez tous, les uns comme les autres, des hommes supérieurs, poursuivit Zarathoustra : mais à mes yeux vous n’êtes ni assez grands ni assez forts. À mes yeux, je veux dire : pour la volonté inexorable, qui se tait en moi, qui se tait, mais qui ne se taira pas toujours. Et si vous êtes miens, vous n’êtes cependant pas mon bras droit. » Pas assez supérieurs, les hommes qui se croient supérieurs : ils ont encore besoin d’un guide, d’un führer, d’une béquille, ils ont « les jambes malades et fragiles, veulent avant tout être ménagés ». Ils sont encore encombrés de fardeaux et de souvenirs. « En vous aussi il y a encore de la populace cachée. »
Aussi, le véritable « homme supérieur » reste dans le futur. Les hommes supérieurs actuels ne sont que « des ponts », « des degrés », « des avant-coureurs ». Ceux que Zarathoustra attend sont « d‘autres, plus grands, plus forts, plus victorieux, plus joyeux, de ceux dont le corps et l’âme sont bien d’aplomb : il faut qu’il vienne, les lions qui rient. » Hommes supérieurs mais par encore surhommes – seuls ceux qui dépasseront l’état de lion, encore en révolte, accéderont au stade de la surhumanité, celle de l’innocence d’une nouvelle espèce débarrassée de tous les esclavages.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Zarathoustra court et court encore par la montagne, comme tout être humain ne cesse de courir sa vie durant. Il ne rencontre plus personne et jouit de sa solitude, comme tout être humain est irrémédiablement seul, même dans l’union sexuelle ; il vit seul et meurt seul. Les autres ne sont que des compagnons, des enseignants ou des ennemis ; ils le façonnent, l’accompagnent, le révèlent à lui-même, mais ne seront jamais lui.
Survient l’heure du plein midi et, comme le soleil au-dessus de la terre, Zarathoustra le coureur s’immobilise. Il ne cueille pas encore les fruits de la vigne qui enserre un vieil arbre tordu mais se couche au soleil. Nous avons reconnu Apollon et Dionysos, les deux faces de l’être humain, la lumière qui dissipe toutes les obscurités de l’ignorance et qui tranche de son intelligence cruelle – et le fruit du vin qui enivre les sens et rattache à la terre tout en faisant danser les corps et jouir les instincts.
Zarathoustra dort, mais ne dort pas. Il est en état d’éveil, comme Bouddha, une transe où son corps est endormi mais son esprit en veille. Ce semi-sommeil, qui est un état de méditation, « me fait violence, dit Zarathoustra, oui, il me fait violence en sorte que mon âme s’élargit ». La méditation est un état d’apaisement des sens qui permet à l’esprit de s’ouvrir en pleine conscience des choses et d’accroître sa spiritualité.
Mais aux références aux dieux grecs et au bouddhisme se mêle le christianisme : « Le soir d’un septième jour est-il venu pour elle [mon âme] en plein midi ? » Tout l’Occident est là dans cette pensée ramassée : le midi apollinien, l’état de grâce bouddhiste, la création divine du monde chrétienne. « Comme une barque fatiguée dans la baie la plus calme : c’est ainsi que je repose à présent près de la terre, fidèle, confiant et dans l’attente, lié à la terre par les fils les plus ténus. » Nietzsche rappelle que l’être humain est terrestre (et pas une âme évanescente dans un ciel des Idées ou un Au-delà) ; que l’existence est une course à piloter qui fatigue sur un océan parfois calme, parfois agité ; qu’il faut aimer fidèlement la vie et sa force, rester confiant dans son destin quel qu’il soit, dans l’attente de ce qui surviendra de l’humain ainsi aguerri et augmenté.
Le « bonheur » est en plein midi, à l’acmé du soleil sur la terre, l’instant où il semble se reposer avant de décliner pour la nuit. Le bonheur, pour Nietzsche, est de ne rien vouloir d’autre que ce qui est – tout simplement. Un état de bonheur, un état qui ne dure pas, pas plus que ne dure midi, mais qui revient chaque jour. Un moment de pur silence où l’herbe dort dans les prairies, où les oiseaux ne chantent pas, où nul berger ne joue de la flûte. Ce silence suspendu fait le meilleur bonheur – « le puits de l’éternité » – le nirvana bouddhiste. Le monde vient de s’accomplir une fois de plus, éternel retour du midi chaque jour, révolution complète de la planète autour de l’astre – « abîme de midi ».
Ce texte de joie éphémère ramasse toute la prophétie de Zarathoustra : la quête de soi en sur-humanité, l’effort volontaire vers la puissance, l’exemple de la nature et des astres, de la vigne et du soleil, l’amour du destin, la méditation personnelle en conscience qui vaut mieux que tous les dogmes des religions – et le grand midi qui reviendra en éternel retour.
Au milieu de la quatrième et dernière partie du Zarathoustra, « Midi » marque la césure de la quête inquiète vers l’accomplissement apaisé.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Encore une rencontre dans la montagne, décidément il y a foule ! Mais ce sera la dernière, cette fois il s’agit de « l’ombre » de Zarathoustra, celle qui ne le quitte pas d’un pouce. Elle est son double, mais sombre ; sa part malheureuse qui s’anémie à mesure du vagabondage.
« Je suis un voyageur, depuis longtemps attaché à tes talons ; toujours en route, mais sans but et sans foyer : en sorte qu’il ne me manque que peu de chose pour être le Juif errant, hors que je ne suis ni juif, ni éternel. » Vaguer va bien, c’est de la légitime curiosité. Mais vaguer sans but et sans foyer va mal, car c’est errer sans fin. Ainsi le voyageur va s’excentrer pour mieux se retrouver soi, pas pour se dissoudre ni se perdre. Ainsi va le bambin explorer les alentours, sûr de sa mère pas loin et de son père qui veille – mais le bambin qui va sans but se perd définitivement, on retrouve ses ossements au bas d’une pente, comme récemment le petit Émile de 2 ans et demi que son grand-père n’a pas su surveiller.
Tout tenter, tout explorer, c’est humain – mais pas sans but. Sinon, rien ne vaut plus, tout vaut tout, tout est égal : il s’agit du nihilisme. Les valeurs se séparent des faits et récusent toute hiérarchie. On devient amoral (sans morale), sceptique (qui doute perpétuellement de tout et se défie de tous) et relativiste (tout dépend). « Avec toi j’ai aspiré à tout ce qu’il y a de défendu, de plus mauvais et de plus lointain ; et si je possède quelque vertu, c’est de n’avoir jamais redouté aucune défense. Avec toi j’ai brisé ce que jamais mon cœur a adoré, j’ai renversé toutes les bornes et toutes les images, j’ai pourchassé les désirs les plus dangereux – en vérité, j’ai passé une fois sur tous les crimes », dit son ombre à Zarathoustra. Les Démons– possédés – de Dostoïevski constatent la perte de la foi et l’impuissance de la justice humaine à éradiquer le Mal.
C’est l’absurde négatif de Schopenhauer, contre lequel Nietzsche s’insurge, l’absurde aussi de Camus, « cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde », mais qu’il rendra positif par le « il faut imaginer Sisyphe heureux ». L’ombre de Zarathoustra : « Avec toi j’ai perdu la foi en les mots, les valeurs consacrées et les grands noms. (…) Rien n’est vrai tout est permis ». Dostoïevski dans Les Frères Karamazov : « si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Et l’ombre de Zarathoustra de regretter le bon vieux temps de « cette innocence mensongère que je possédais jadis, l’innocence des bons et de leurs nobles mensonges ! » La foi du charbonnier évite de penser, elle dicte sa conduite et rassure. Le sceptique est bien seul et s’angoisse, souvent pas assez fort pour le supporter. Pourtant, tel est le prix de la liberté.
« Ai-je encore un but ? un port vers lequel diriger ma voile ? un bon vent ? Hélas ! celui-là seul qui sait où il va, sait aussi qu’elle est pour lui le bon vent, le vent propice. » Justement, savoir où l’on va est le plus dur : le nihiliste ne le sait pas car, pour lui, tout vaut tout, et pourquoi aller ici plutôt qu’ailleurs ? L’existence (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a aucun sens. Pour Heidegger, le nihilisme est « l’oubli de l’être ». C’est un nihilisme passif qui fait se demander comme l’ombre : « Où est ma demeure ? C’est d’elle que je m’enquiers, c’est elle que je cherche, que j’ai cherchée, que je n’ai pas trouvée. »
Le risque est que, désorienté et éperdu de solitude, l’être cherche n’importe quelle demeure pour sa chaleur, ses murs rassurants. « Des vagabonds comme toi finissent par se sentir heureux, dit Zarathoustra à son ombre, même dans une prison. As-tu jamais vu comment dorme les criminels en prison ? Ils dorment en paix, ils jouissent de leur sécurité nouvelle. Prends garde qu’une foi étroite ne finissent par s’emparer de toi, une illusion dure et sévère ! Car tout ce qui est étroit et solide te séduira et te tentera désormais . » Ainsi le nihilisme commun conduit-il le plus souvent à la foi extrémiste la plus bornée, par exemple le communisme soviétique ou le fascisme nazi – ces fois qui allaient surgir un tiers de siècle après Nietzsche sur les décombres de la mort de Dieu. Est-ce pour cela qu’il faut préférer en revenir à Dieu, au c’était mieux avant ? Ou se livrer à un gourou à grande gueule comme Trump ou Mélenchon, dont le seul talent est « d’avoir l’air » énergique ?
Non pas, dit Nietzsche. Et Zarathoustra son prophète invite son ombre à venir avec lui et les autres dans sa caverne. Pour lui, le nihilisme est bienfaisant s’il est actif. Les illusions et les croyances s’effondrent parce que dépassées. Le fort en puissance vitale, en « volonté vers » la puissance, effectue sa mue. Il abandonne les valeurs toutes faites, conventionnelles, jamais remises en cause par tabou social – pour en adopter de nouvelles, à sa mesure. Il met ses propres tables de la loi au-dessus de sa tête, et pas celle de la tradition ni du dogme. Avec pour mesure l’éternel retour, c’est-à-dire le jugement des actions analogue au karma bouddhiste. Autrement dit, ce que je fais me reviendra éternellement : ai-je raison de le faire ? Ne vais-je pas le regretter ou en pâtir ? Cette façon utilitariste de penser les conséquences de ses actes, plutôt que de les mesurer à un dogme abstrait préétabli, est ce qui distingue Nietzsche de Platon. Pour Nietzsche, pas de « ciel des Idées », où elles disent éternellement « le » Bien et « le » Mal dans l’absolu, mais des actes concrets ici et maintenant, avec leurs suites bonnes ou mauvaises, utiles ou nuisibles.
Zarathoustra a failli devenir l’ombre de lui-même par sa négation de toutes les valeurs – son nihilisme. Mais il surmonte ce négatif par le positif du vital qu’il sent en lui comme en tout être vivant : aller de l’avant, explorer, conquérir sa liberté pour vivre, mieux vivre, vivre plus fort. La force de vivre dans un monde où il n’y a plus de fondements. Avec les autres, qui attendent dans sa caverne.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Zarathoustra poursuit son périple dans les hauteurs. Ils sent un effluve chaud de vie : ce sont des vaches. Elles écoutent un doux prédicateur qui cherche auprès d’elle leur secret du bonheur. C’est celui de ruminer ! Ainsi fait le pacifique, le végétarien, la bonté même envers les êtres vivants, celui qui ne veut aucun mal – tel Bouddha l’Éveillé. Car il y a du Bouddha dans ce mendiant volontaire.
Comme lui, il a quitté palais et richesses pour se faire pauvre et apprendre du populaire. Car le grand dégoût l’étreint, « du dégoût plein le cœur, plein la bouche, plein les yeux ». Seules les vaches, qui ruminent paisiblement leur herbe, sont exemptes de dégoût. Car elles ne pensent pas, elles digèrent ; elles n’agissent pas, elles se reposent. Libéraliser l’herbe, comme le font les Allemands est un retour aux sources : celui de la rumination pour s’évader des dégoûts actuels du monde (l’industrie, l’énergie, la guerre). La rumination est une drogue hypnotique qui évite de penser et d’agir, comme l’herbe cannabis qui pousse sur les versants de l’Himalaya, au pays des bouddhistes. La défonce plutôt que la défense, ruminent les Allemands d’aujourd’hui.
Or il est un homme, un Allemand, qui a surmonté l’humain sans régresser à la vache : « C’est ici l’homme sans dégoût, c’est Zarathoustra lui-même, celui qui a surmonté le grand dégoût ». Le Z connaît Bouddha : « le mendiant volontaire, qui jadis jeta loin de lui une grande richesse, – qui eut honte de la richesse et des riches, et qui s’enfuit chez les plus pauvres, afin de leur donner son abondance et son cœur ».
Mais ils ne l’acceptèrent point car « combien il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, que c’est un art de bien donner, que c’est la maîtrise suprême d’ingénieuse bonté. » Pourquoi le don n’est-il plus naturel ? Parce que ceux à qui l’on donne sont devenus orgueilleux de leur état et fiers de leur dénuement. « Surtout de nos jours, répondit le mendiant volontaire : aujourd’hui où tout ce qui est bas s’est soulevé, farouche et orgueilleux de son espèce : à savoir l’espèce populacière. » C’est la grande insurrection des esclaves – les dominés physiquement par le travail ou la répression, mais surtout les dominés mentalement par l’ignorance et la paresse. Stupide et fière de l’être : ainsi est la populace ; suivant avec adoration n’importe quel gourou qui parle haut et ment sans vergogne, ainsi est la populace ; feignant d’être libre en croyant un chef trompeur mais qui la fait vibrer quasi sexuellement, ainsi est la populace. Staline, Hitler, Trump, entre autres, réclament des vaches, pas des citoyens.
« Convoitise lubrique, envie fielleuse, âpre soif de vengeance, fierté populacière : tout cela m’a sauté au visage. Il n’est pas vrai que les pauvres soient bienheureux. Le royaume des cieux, cependant, est chez les vaches. » Pas chez les riches comme on pourrait croire ? L’argent ne fait-il pas le bonheur ? Parce que les riches sont aussi de la populace, même dorée – rien à voir avec des hommes supérieurs (ou des femmes). « Qu’est-ce donc qui m’a poussé vers les plus pauvres, ô Zarathoustra ? N’était-ce pas le dégoût de nos plus riches ? – de ces forçats de la richesse, qui, l’œil froid, le cœur dévoré de pensées de lucre, savent tirer profit de chaque tas d’ordure – de toute cette racaille dont l’ignominie crie vers le ciel, – de cette populace dorée et falsifiée, dont les ancêtres avaient les doigts crochus, vautours ou chiffonniers, de cette gent complaisante aux femmes, lubrique et oublieuse : – car ils ne diffèrent guère des prostituées. » On le sait depuis l’époque de Nietzsche, les femmes aussi peuvent être complaisantes aux jeunes hommes, « lubriques et oublieuses », les femmes couguar. N’évacuons pas Nietzsche parce qu’il écrivait comme de son temps, en mâle dominant – ce qu’il dit mérite mieux que cette révolte offensée de notre époque qui mène à une impasse.
Car l’impasse est de ne pas réfléchir au prétexte d’évacuer ce qui gêne. Mieux vaudrait-il ruminer le passé que d’avoir des pensées positives ? L’offense perpétuelle de tous-et-toutes contre tous-et-toutes n’aboutit qu’à annihiler le débat, donc la controverse qui fait avancer. D’où le détachement du monde qui semble saisir à la fois nombre de garçons qui récusent le sexe avec les filles pour ne pas être accusés de…, de garder ou animer des enfants au risque d’être soupçonnés de…, de citoyens qui ne votent plus pour ne pas faire le jeu de…, de faux intellos qui croient bon de se cacher derrière le vent pour éviter de laisser croire que… « Ces vaches, à vrai dire, l’emportent sur tous en cet art : elles ont inventé de ruminer et de se coucher au soleil. Aussi s’abstiennent-elles de toutes les pensées lourdes et graves qui gonflent le cœur. » Elles sont très routinières, les vaches, même le changement d’une heure pour l’été les perturbe. Ainsi sont les fonctionnaires qui fonctionnent (pas tous, mais beaucoup), les profs qui ronronnent (pas tous, mais trop), les piliers du café du commerce qui commentent et critiquent (sans avoir jamais une quelconque responsabilité).
Zarathoustra n’aspire pas au bonheur des vaches ; il aspire à surmonter l’homme supérieur. Il invite donc le mendiant volontaire à monter à sa caverne pour dialoguer avec son aigle et son serpent, animaux eux aussi, mais certainement pas bovins !
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
En cette quatrième partie, Zarathoustra poursuit son périple sur sa montagne. Il rencontre toutes sortes de gens, symboles de ce qu’il abhorre en ce monde. Le voici pris à partie, dans la vallée de la Mort-aux-serpents, par « le plus laid des hommes ». Il est celui qui a tué Dieu et qui est persécuté pour cela : persécuté par la pitié !
Car déclarer que Dieu est mort (ce qu’a fait Nietzsche) n’est pas suffisant ; il faut aussi condamner toutes les idoles, toutes les illusions, toutes les fausses vertus. « Mais sache-le, c’est moi le plus laid des hommes, -celui qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où je suis passé, le chemin est mauvais. Je défonce et j’abîme tous les chemins. » Mettre les pieds dans le plat n’est pas suffisant… C’est secouer le joug, pas devenir soi-même créateur. Le chameau se métamorphose en lion, il n’atteint pas encore l’état d’innocence de l’enfant.
La pitié est la pire des vertus car elle affaiblit ; la compassion rend misérable, autant que celui auquel elle s’adresse. Compatir avec le plus bas c’est s’abaisser soi-même et rester au bas niveau des autres, alors que ce qui importe est au contraire d’élever. « À grand peine j’ai échappé à la cohue des miséricordieux pour trouver le seul qui, entre tous, enseigne aujourd’hui que la pitié est importune – c’est toi, ô Zarathoustra ! – que ce soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la pitié est une offense à la pudeur. Et la volonté de ne pas aider peut être plus noble que certaines vertus trop empressées à secourir. » Faire l’aumône, ce n’est pas aimer, c’est mépriser. Mieux apprendre à pêcher le poisson que de donner un poisson.
« Or, c’est cette vertu que les petites gens tiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence, la compassion : ils n’ont pas le respect de la grande infortune, de la grande laideur, de la grande difformité. » Ces moutons « sont de petits être gris, dociles et moutonniers. » On leur a appris à compatir, et ils le font, par habitude. Ce sont de petites âmes qui ne sentent pas la grandeur d’être maudit et laid, d’être le meurtrier de Dieu. Ils ronronnent par coutume enseignée depuis le plus jeune âge par la moraline sociale et religieuse. Ils ne pensent pas, il réagissent par réflexe vertueux.
« Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens : et c’est ainsi que l’on a fini par leur donner la puissance – maintenant ils enseignent : ‘rien n’est bon que ce que les petites gens appellent bon’. » Ce qui leur a donné raison est le christianisme, Jésus, « ce présomptueux qui depuis longtemps a fait enfler la crête des petites gens – lui qui, en enseignant : ‘je suis la vérité’, n’a pas enseigné une mince erreur. » Ce n’est pas aux petites gens de dire ce qu’est la vertu et la morale. C’est aux gens qui pensent par eux-mêmes, pas ceux qui suivent un gourou, fût-il appelé Fils de Dieu.
Zarathoustra met en garde contre la pitié, cette passion qui rabaisse, et il enseigne : « Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est supérieur à sa pitié ». Même si la pitié est un sentiment humain, naturel, une faiblesse humaine, la pitié n’est pas la bonté ni la générosité. « Mais toi-même, garde toi de ta propre pitié ! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui souffrent, qui doutent, qui désespèrent, qui se noient et qui gèlent. Je te mets aussi en garde contre toi-même », déclare le plus laid des hommes à Zarathoustra. Avoir pitié de la souffrance des autres n’évite pas la souffrance de ces mêmes autres : mieux vaut leur proposer du positif pour s’en sortir ! Douter, de même, est un affaiblissement : non pas douter par méthode, pour mieux penser positif, mais douter pour douter, pour mettre en doute tout, sans cesse critiquer et ne voir que le pire, imaginer des complots, des forces mauvaises contre lesquelles on ne peut (évidemment rien). Au lieu d’agir et de proposer. Compatir aux désespérés c’est se faire nihiliste, rien ne vaut, tout est foutu, no future : est-ce ainsi que l’on offre un but à la jeunesse, une façon de vivre ? Vivre, c’est le contraire de se noyer, de se droguer, de s’anéantir. C’est être positif, agissant, créateur.
La Vierge des Pietà, qui tient le cadavre de son fils nu, crucifié par les hommes, est passive, elle se soumet, elle n’agit pas. Comment d’ailleurs pourrait-elle agir, tant sa condition de femme, sur le pourtour de la Méditerranée, est cantonnée par les hommes et par la Torah, la Bible ou le Coran ? Elle attend tout de Dieu, rien d’elle-même, sinon d’accomplir les rites de l’inhumation. Vains rites, puisque le tombeau sera ouvert et le corps envolé.
Zarathoustra, qui déborde de force, de générosité, invite le plus laid des hommes, le meurtrier de Dieu, à venir dans sa caverne aux mille recoins, et dialoguer avec ses animaux – « l’animal le plus fier et l’animal le plus rusé », l’aigle et le serpent. « Ainsi tu apprendras aussi de moi ; seul celui qui agit apprend. »
Seul celui qui agit apprend : il ne faut pas tout attendre des autres, des parents, de l’État, du système. Il faut agir soi, penser par soi-même, se prendre en main. Les autres aident, mais si l’on veut d’abord s’aider soi-même – ‘aide-toi, le Ciel t’aidera’, dit l’adage populaire. La pitié ne résout rien, c’est une vertu de faible, elle fait l’aumône pour passer à autre chose, au lieu d’avoir « honte » de la misère et d’agir pour y remédier. Zarathoustra a honte devant le plus laid des hommes ; mais il surmonte sa pitié immédiate, par réflexe, et il agit : il propose au plus laid des hommes d’aller dans sa caverne et d’entreprendre de mépriser la pitié pour se reconstruire.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Curieux choc des époques… comme quoi la nature humaine reste la même au travers des siècles. Dans le chapitre L’Enchanteur,« Zarathoustra vit, non loin de là, au-dessus de lui, sur le même chemin, un homme qui agitait ses membres comme un fou furieux… » Peut-être est-il l’homme supérieur qu’il cherche ?
Las ! C’est un vieillard qui joue la comédie. Il se lamente que personne ne l’aime, que tout complote contre lui, « soumis à toutes les tortures éternelles ». Un hâbleur que Zarathoustra n’hésite pas à bastonner avec force de sa canne. « Comédien ! Faux-monnayeur ! fieffé menteur ! je te reconnais bien ! » Nous, nous avons reconnu sans conteste Trump le trompeur , 79 ans lorsqu’il sera à nouveau président.
« Que parles-tu de vérité ? Toi, le paon des paons, mer de vanité, qu’as-tu joué devant moi, vilain sorcier ? » L’homme supérieur serait un être charismatique chargé de prendre en main le destin des masses et de redonner sens à leur histoire par son œuvre exemplaire, un homme qui s’est efforcé de réaliser en soi une synthèse supérieure de l’humain. En bref un enfant rieur qui danse, pas un chameau qui se plaint du fardeau de vivre. Le vieillard, pas plus que Trump, n’est pas un homme supérieur mais son illusion pour les masses, sa baudruche comme un doudou compensateur.
« C’est l’expiateur de l’esprit que je représentais, répondit le vieillard (…) l’enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience ». Trump, gosse de riche avec des pulsions égotistes de gamin de 2 ans (la première adolescence), hostile à toute frustration, a tourné son esprit et ses capacités à arnaquer ses semblables. Dans l’immobilier où il fut promoteur, comme citoyen en échappant à l’impôt, comme candidat en affirmant n’importe quoi pourvu que ça mousse, comme président en croyant que le « deal » – son seul mantra – permet de tout négocier à son profit (cela n’a pas marché avec le tyranneau nucléaire de Corée du nord, ni avec la Chine), avec la démocratie en contestant les résultats des élections. Trump est le Trompeur, adepte des fausses vérités, qu’il appelle « alternatives » pour faire croire qu’elles sont vraies. Un Trump qui croit même à ses inepties : il s’est bourré d’hydroxychloroquine pour éviter le Covid… et il l’a attrapé, restant malade comme un chien une longue semaine.
« Que je t’ai trompé à ce point, c’est ce qui faisait intérieurement jubiler ma méchanceté », déclare le vieillard (et Trump très probablement). Zarathoustra avoue sa faiblesse, qui est celle de tous ceux épris de vérité et d’empathie pour ses semblables : « Je ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je néglige les précautions. » Mais il a percé à jour ce vieux comédien : « Mais toi – il faut que tu trompes : je te connais assez pour le savoir ! il faut toujours que tes mots aient un double, un triple, un quadruple sens. » Ainsi sont les fausses vérités,elles recèlent toujours quelque-chose que l’on peut croire en partie, cachées derrière le reste, pour embrumer les esprits.
Zarathoustra le transperce de son trait apollinien de clarté. La vérité, c’est que le vieux enchante tout le monde, mais plus lui-même. « Pour toi-même tu es désenchanté ! Tu as moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n’est plus vraie chez toi, mais ta bouche est encore vraie : c’est-à-dire le dégoût qui colle à ta bouche. » A ces mots qui le révèlent en pleine lumière, le vieillard a une réaction d’orgueil offensé, bien dans sa nature congénitalement fausse : « Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des vivants aujourd’hui ? (…) J’ai voulu représenter un grand homme et il y en a beaucoup que j’ai convaincus : mais ce mensonge a surpassé ma force. C’est contre lui que je me brise. » Il manque encore à Trump de se rendre compte, comme le vieillard de Nietzsche, qu’il est menteur par construction. Qu’encourager ses partisans à marcher sur le Capitole pour contester le résultat des élections n’est pas digne d’un président des États-Unis. Contestera-t-il les résultats, s’il est élu ?
Trump, comme le vieillard face à Zarathoustra, est la grenouille de la fable. « J’en ai déjà tant trouvé qui s’étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait : voyez donc, voici un grand homme ! Mais à quoi servent tous ces soufflets de forge ! le vent finit toujours par en sortir. La grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s’est trop gonflée : alors le vent s’en échappe. Enfoncer une pointe dans le ventre d’un enflé, c’est ce que j’appelle un bon divertissement. »
Hélas ! « Notre présent appartient à la populace : qui sait encore ce qui est grand ou petit ? Qui chercherait encore la grandeur avec succès ! » En effet, on se demande… Les peuples élisent des bouffons, de Boris Johnson et son Brexit à Poutine et son rêve hitlérien d’empire pour mille ans, de Netanyahou qui ne cherche qu’à contrôler la Knesset pour faire voter la loi qui va amnistier ses malversations à Trump qui va favoriser les super-riches et les aider à échapper encore un peu plus à l’impôt.
Heureusement, les bouffons sont toujours rattrapés par leur démesure et les enflures finissent par crever. Il suffit d’y enfoncer une pointe, dit Nietzsche…
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Chapitre énigmatique que la Sangsue de Zarathoustra. Le prophète se promène près de sa caverne en réfléchissant. Par mégarde, il heurte un homme et, effrayé, le bastonne en plus. C’est le choc entre le philosophe prophète et le scientifique rationaliste. Il présente des excuses. L’homme retire son bras nu du marais le long duquel il était couché et du sang en coule : c’est la sangsue.
Zarathoustra a été pour lui une autre sangsue, « la meilleure ventouse qui vive aujourd’hui », celui qui accroît sa science avec son sang. Mais Zarathoustra n’est pas cela. Il répand, il ne suce pas.
« Je suis le consciencieux de l’esprit », dit l’homme heurté, « et, dans les choses de l’esprit, il est difficile que quelqu’un s’y prenne de façon plus sévère, plus étroite et plus rigoureuse que moi, hors celui de qui je l’ai appris, Zarathoustra lui-même ». Est-ce à dire qu’il faut être obsédé jusqu’à l’obsessionnel et étroit jusqu’à la monomanie ? « Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié ! Plutôt être un fou pour son propre compte que sage dans l’opinion des autres ! Moi – je vais au fond. » Fatale erreur ! Arpenter son territoire, qu’il soit grand ou petit, car il n’y a rien de grand ou de petit pour la connaissance. La sangsue, animal répugnant et parasite, mérite autant qu’un autre animal dit « noble » l’étude et la passion de savoir. « C’est aussi un univers ! »
Aussi, l’homme heurté déclare : « Ma conscience de l’esprit exige de moi que je sache une chose et que j’ignore tout le reste : je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l’esprit, de tous les esprits nuageux, flottants et exaltés. » Permettons-nous de ne pas être d’accord avec lui sur ce point. Certes, Zarathoustra vilipende les demi-savants, ceux qui affirment sans vraiment savoir, ni tout savoir – et cela est juste. Mais avoir une teinture d’un peu tout, cela s’appelle la culture générale, et notre siècle en manque de plus en plus. Les spécialistes comme l’homme heurté sont peut-être inégalables dans leur étroit domaine, mais infantiles en tous les autres. Comment sauraient-ils être épanouis, équilibrés, sensés ? Comment sauraient-ils être utiles en société ? Comment pourraient-il préparer l’avenir ?
Nietzsche révère la « probité » mais l’homme heurté veut rester « aveugle » à tout le reste. La probité est l’honnêteté scrupuleuse, la justice et la rectitude. Le mot vient du latin probus, qui signifie examen, vérification ou jugement. Ainsi fait le scientifique, qui ne tient pour avéré que ce qu’il peut vérifier. « Je veux être probe, c’est-à-dire rigoureux, sévère, austère, cruel, implacable. » Car la vérité crue est dure aux illusions ; elle tranche les croyances, elle récure les à peu près. La réalité des choses est cruelle pour l’émotion et la sensibilité humaine. Or, pour Nietzsche, « l’esprit c’est la vie qui incise elle-même la vie. »
Mais cette formule est ambivalente. L’esprit seul ne fait pas l’homme. Nietzsche insiste souvent sur le trio des instincts vitaux, des passions émotives et de l’esprit logique. Pourquoi met-il l’accent en ce texte sur la seule probité de l’esprit ? Parce que les hommes savants considèrent que son prophète est la grande sangsue des consciences étroites. Or Zarathoustra philosophe est seul mais voit loin en altitude, alors que le scientifique est seul en son domaine, proche du marécage. La science est réductrice, elle opère une objectivation des êtres, une désubstantiation, en témoigne le sang qui coule du bras à cause de la sangsue objet d’étude. L’homme heurté par le philosophe est myope, réduit à un domaine très étroit.
Nietzsche critique ici la vérité, la foi en la vérité scientifique, qui n’est pour lui qu’une croyance parmi d’autres, même si elle pousse l’homme supérieur à se surmonter parce qu’elle fissure toutes les illusions – sauf la sienne, celle d’être absolue. Rien d’absolu en ce monde qui ne cesse de changer, pas plus la science – qui n’est qu’un outil. Nourrir son savoir de sa vie, comme le sang pour la sangsue, ne suffit en rien à l’humain : il lui faut encore surmonter ce savoir pour en faire quelque chose, au-delà du ‘savoir pour savoir’, du seul bonheur de connaître qui reste une illusion. Le savoir doit obéir au principe de vie, qui est la volonté de puissance ou, plus exactement en français, le tropisme vers la vie – tel le lotus émergeant de la boue pour monter vers la lumière.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
En descendant à la recherche de l’homme supérieur dont il a entendu le cri au chapitre précédent, Zarathoustra rencontre deux rois et un âne. Pourquoi un seul âne ? Dit-il. A ces mots, les rois se mettent à soliloquer. Les « bonnes mœurs » se perdent, celui qui parle n’est pas de la « bonne société ».
Mais « plutôt, en vérité, vivre parmi les ermites et les gardeurs de chèvres qu’avec notre populace dorée, fausse et fardée – bien qu’elle se nomme la « bonne société » – bien qu’elle se nomme « noblesse ». Mais là tout est faux et pourri, avant tout le sang, grâce à de vieilles et de mauvaises maladies et à de plus mauvais guérisseurs ». Beaucoup de choses sont dites en une seule phrase. La noblesse n’a plus rien de noble mais a dégénéré en apparence, ses vertus se sont réduites en fausseté. Elle se croit « bonne » et exemplaire, elle n’est plus qu’une caricature infatuée d’elle-même, une caste malade qui défend ses privilèges sans plus les mériter. Que défend-t-elle aujourd’hui par les armes ? Quel exemple donne-t-elle de la vertu ? Nietzsche incrimine comme en son époque « le sang », autrement dit la santé du corps et l’hérédité des gènes, sachant que pour notre philosophe, le corps est la base de l’humain et l’enveloppe de l’énergie vitale. Pas de vertu morale sans grande santé, pas de caractère trempé sans volonté de puissance, pas de vitalité génésique sans désir de créer et d’élever.
A l’inverse, « ce qui vaut le mieux aujourd’hui, c’est le paysan valide ; il est grossier, rusé, tenace et endurant : c’est aujourd’hui l’espèce la plus noble. Le paysan est le meilleur aujourd’hui ; et l’espèce paysanne devrait régner. Mais c’est le règne de la populace – je ne me laisse plus tromper. Or, populace signifie : tohu-bohu. Pêle-mêle populacier : tout se mêle à tout, le saint et le gredin, le hobereau et le juif, et toute la ménagerie de l’arche de Noé ». Nietzsche apparaît donc non pas comme populiste (il hait la populace !) mais comme un conservateur traditionnel, préférant la vraie noblesse de la terre à celle, factice, des villes. Nietzsche est un aristocrate de l’énergie, et il trouve son aristocratie non dans les titres formels hérités du passé mais dans les classes sociales qui sont élevées sainement : de son temps, les paysans. Mais les national-populistes actuels se trompent en faisant des paysans d’aujourd’hui une classe plus saine ; nous ne sommes plus aux XIXe siècle où plus de huit personnes sur dix vivaient à la terre. Les gens vivent à plus de 80 % en ville désormais. Là où tout peut se mêler – mais nous savons qu’il n’en est rien, les distinctions de classes existent toujours, en témoigne la polémique à la française (et à la con) sur le collège privé Stanislas ; en témoignent aussi les votes avec leurs pieds des habitants des banlieues trop composées d’immigrés. On veut bien cohabiter en bonne intelligence, on ne se mélange pas, ou peu.
Nietzsche n’aime pas le mélange, le melting-pot à la Trump, le tout vaut tout des bobos, le métissage branché, les genres qui se déclinent en mille nuances de sexes (LGBTQAI+…). Quant au « juif », cité, il s’agit d’une classe sociale de son temps déconsidérée, pas d’une « race » – pour laquelle Nietzsche aura des mots adulateurs dans d’autres œuvres. « Rusé, tenace et endurant » sont d’ailleurs des qualités que l’on porte au crédit des diasporas juives dispersées dans le monde. Ainsi dans la Généalogie de la morale (III.22) où il admire l’Ancien testament et ses « grands hommes », « bien plus, j’y trouve un peuple » ; ou dans Aurore : « ils ont tous la liberté de l’esprit et aussi celle de l’âme que donne le changement fréquent de lieu, de climat, de mœurs, de voisins et d’oppresseurs » ; dans Le gai savoir : « L’Europe doit être reconnaissante aux Juifs quant à la logique et aux habitudes de propreté intellectuelle » ; dans L’Antéchrist : « les Juifs sont le peuple le plus extraordinaire de l’histoire », « qui possède la plus tenace vitalité ».
« Les bonnes mœurs ! Chez nous tout est faux et pourri. Personne ne sait plus vénérer ; c’est à cela précisément que nous voulons échapper. Ce sont des chiens friands et importuns, ils dorent les feuilles des palmiers. » Quand l’apparence compte plus que la vertu, la carapace que le cœur, l’arbre est bel et bien pourri – et les humains aussi. Ce pourquoi le retour des « bonnes » mœurs nous fait rire aujourd’hui : il n’est que le masque de l’indigence native de ceux qui le prônent – les cathos tradi, les islamistes rigoristes, les national-étatistes, les nationalistes blancs – en bref les Poutine, les Erdogan, les Zemmour, les Le Pen. Ceux qui ont peur du changement pourtant inéluctable et incessant, ceux qui ont peur de ne pas être à la hauteur, ceux dont l’énergie vitale et culturelle décline.
Nous, rois, « nous ne sommes pas les premiers et il faut que nous signifions les premiers. » En effet, le roi est originellement à la tête de ses troupes, élu par ses pairs comme le meilleur d’entre eux ; il est responsable de l’abondance ou de la ruine. Plus aujourd’hui… et depuis longtemps déjà. Ce pourquoi les Anglais d’abord, puis les Français ensuite, on coupé la tête de leurs rois. Les premiers en ont importé un de Germanie, un plus fort et plus vertueux, mais ont drastiquement limité ses pouvoirs ; les seconds en élisent un tous les cinq ans, vite jaloux de son pouvoir tout en le rendant toujours comme avant bouc émissaire commode de tout ce qui ne va pas.
Mais surtout pas un tribun issu de la populace, dit Nietzsche, ni un duce, ni un führer, ni un caudillo. « C’est de la populace que nous nous sommes détournés, de tous ces braillards et de toutes ces mouches collantes et écrivassières, pour échapper à la puanteur des boutiquiers, à l’agitation des ambitieux, aux haleines fétides ». Non, Nietzsche n’aurait certainement pas été nazi ! De là à préférer un roi…
Les rois cherchent eux aussi « l’homme supérieur » – supérieur aux rois qu’ils sont. Ils lui amènent un âne, comme au Christ avant d’entrer à Jérusalem, toujours cette référence biblique dont Nietzsche est imprégné comme fils de pasteur. « Il n’y a pas de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. Alors tout devient faux, oblique et monstrueux. » Voyez Hitler, Mussolini, Trump – des ratés parvenus, des faux. Nos présidents en France sont quand même souvent parmi les meilleurs, nous devrions nous en réjouir.
Car, lorsqu’ils sont aussi bas que la populace, c’est pire ! « Et quand ils sont les derniers mêmes, plus bêtes qu’hommes : alors la populace monte et monte en valeur, et enfin la vertu populacière finit par dire : ‘Voici, c’est moi seule qui suis la vertu’ ! » Les délires mystiques de l’Allemand, les désirs de grandeur de l’Italien, la foutraquerie du deal de l’Américain, deviennent des « vérités alternatives », de fausses vérités, le mensonge assumé en vertu, la bassesse en politique…
Devant Zarathoustra, « il arriva que l’âne, lui aussi, prit la parole. Il prononça distinctement et avec malice : I.A. » Car désormais, notre « intelligence » devient artificielle.
(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)
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Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49
Zarathoustra est assis en haut de sa montagne devant sa grotte. Il retrouve un devin qu’il a connu, « nourri et désaltéré à sa table, le prophète de la grande lassitude qui enseignait : ‘tout est égal, rien ne vaut la peine, le monde n’a pas de sens, le savoir étrangle’. » Au contraire, pour Zarathoustra/Nietzsche, rien n’est égal, tout vaut la peine, le monde a le sens que lui donne la volonté, le savoir libère.
Le « devin de la grande lassitude » est la part d’ombre de Zarathoustra, celle qui est en chaque humain et lui fait dire de temps à autre : à quoi bon ? Pourquoi se casser ? Tout n’est-il pas éphémère et vain ? Les humains ne restent-ils pas des bêtes stupides qui ne font aucun effort intellectuel, des moutons bêlant qui suivent la passion du troupeau pour un maître qui les domine et les manipule, des assoiffés de sexe animal sans préjudice du mal qu’ils font ?
Le « dernier péché » du meneur d’hommes, de l’élévateur des âmes Zarathoustra est la pitié. Le devin de lassitude le provoque en lui faisant écouter « le cri de détresse » qui vient des profondeurs de la plaine. C’est le cri de « l’homme supérieur » – qui n’est pas encore Surhomme – et qui souffre de ses efforts et ne sait encore que maladroitement rire et danser. Car il n’y a pas de bonheur, dit le devin de lassitude, « vaines sont toutes les recherches ».
Zarathoustra se secoue et part à la recherche de l’homme supérieur qui crie pour le protéger des animaux sauvages. Mais le devin de lassitude lui dit qu’il sera toujours là, en embuscade, « patient et lourd comme une bûche ». Le poids de la fatigue et de l’écœurement.
« Qu’il en soit ainsi ! » s‘écrie Zarathoustra comme le Christ. Lui aussi est venu pour sauver les hommes et a connu la lassitude : Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Mais il dit « ainsi soit-il ». La leçon est qu’il ne faut jamais renoncer et que la lassitude est une faiblesse passagère, un instinct vital qui vacille et s’use. L’asthénie est un péché contre la vie et contre l’avenir. En morale, la force d’âme repose sur l’énergie que l’individu met au service de son action.
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En ce début de quatrième (et dernière partie) de Zarathoustra, nous retrouvons le prophète en solitaire sur la montagne, entouré de ses animaux familiers. Qui le pressent de bouger au lieu d’attendre, de quitter sa caverne de sage ermite à l’image des Indiens pour monter en haut de la montagne. « L’air est pur et aujourd’hui l’on distingue le monde mieux que jamais. »
Zarathoustra fait l’ascension et respire, dans sa solitude il contemple le monde et rit. Il se dit « le gaspilleur aux mille mains », pas celui qui conserve mais celui qui donne, qui déborde, qui répand. Nietzsche n’est pas conservateur des traditions à tout prix mais partisan de suivre le mouvement du monde, de toutes choses qui se transforment et des êtres qui ne sauraient rester en repos comme des vaches à l’étable (ou les petit-bourgeois de son temps).
Il veut appâter les humains avec le meilleur, le miel, « la meilleure amorce, celle dont les chasseurs et les pêcheurs ont besoin ». Il est curieux de vouloir appâter des poissons avec du miel, mais c’est une métaphore : « Car si le monde est comme une sombre forêt peuplée de bêtes, et le jardin de délices de tous les chasseurs sauvages, il me semble plutôt être pareil à une mer vaste et sans fond. (…) Surtout le monde des hommes, la mer des hommes : c’est vers elle que je jette ma ligne dorée. » Contrairement au Christ qui doit descendre pour sauver les hommes, Zarathoustra préfère les élever à lui, tel un pêcheur d’âmes.
« Car je suis cela dès l’origine et jusqu’au plus profond du cœur, tirant, attirant, soulevant et élevant, un tireur, un dresseur, et un maître, qui jadis ne s’est pas dit en vain : ‘Deviens qui tu es !’ » Il attend, ayant désappris la patience même, mot qui vient du latin pati, la souffrance. Il attend, « plein d’astuces et de moqueries », autrement dit observateur critique qui sait déjouer les illusions et les mensonges. L’éternité est devant lui, et c’est mieux que d’être « écumant et écartelé de colère à force d’attendre comme hurle un saint ouragan qui vient des montagnes, comme un impatient qui crie vers les vallées : ‘écoutez ou je vous frappe avec les verges de Dieu !’ » Car le temps doit venir, et il viendra – en son temps.
« Qui devra venir un jour et ne pourra pas passer ? Notre grand hasard, c’est-à-dire notre grand et lointain Règne de l’Homme, le règne de Zarathoustra qui dure mille ans. Si lointain que soit ce lointain, que m’importe ! Il n’en est pas moins solide pour moi – je suis debout, bien campé des deux pieds ». L’avenir est une certitude, dit Zarathoustra et, si l’on y réfléchit bien, il n’a pas tort. L’avenir est fait pour advenir. Il viendra par hasard, selon le hasard qui est nécessité, mais l’Homme ne sera pleinement homme que dressé, au double sens d’éduqué et d’élevé – un humain debout, prêt au sur-humain.
Deviens qui tu es ! Non pas l’esclave d’un Maître, mais pleinement toi-même, soulevé par le maître avant d’en devenir un. Bien loin du dressage bestial prussien de son temps, comme du nazisme et des dictatures communistes qui allaient suivre… L’Homme nouveau de Nietzsche n’est pas une table rase au corps formaté militaire et au cerveau lavé par la propagande pour obéir aveuglément au Parti, mais le prolongement de l’humain pour devenir « sur » humain, épanoui au summum de ses possibles et mieux encore. Pour cela, il lui faut se discipliner, se maîtriser, s’aiguiser l’intelligence – les trois étages du corps, du cœur et de l’esprit, les instincts, les passions et la sagacité. Il a besoin d’un maître qui l’élève à tout cela – mais il devra le quitter pour devenir lui-même.
Avant un nouveau bond peut-être, un après-Zarathoustra, car les vrais empires durent mille ans.
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Les sept sceaux concluent la Troisième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, en référence au livre de l’Apocalypse qui conclut la Bible. On se souvient que Nietzsche était fils de pasteur et qu’il a assidûment lu les textes sacrés. Sa propre prophétie est ici déroulée en entier par son prophète Zarathoustra, avatar du fondateur du Zoroastrisme, né en Iran vers 1500 ans avant notre ère.
« Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité ! », scande Nietzsche/Zarathoustra à la fin de chaque sceau. Telle est sa signature, l’amour de l’éternité, lui qui est « plein de cet esprit divinatoire qui chemine sur une haute crête entre deux mers, qui chemine entre le passé et l’avenir (…) prêt à l’éclair dans le sein obscur, prêt au rayon de clarté rédempteur, chargé d’éclairs affirmateurs ! qui se rit de leur affirmation ! » – tel est le premier sceau qui scelle le destin du prophète : deviner l’avenir.
Le second est colère et moquerie, « balai pour les araignées » et « vent purificateur ». Il est celui qui « aime à être assis sur les églises détruites ». Églises mises pour dogmes réputés intangibles et qui ne demandent qu’à être remis en cause, « falsifiés » selon Karl Popper en ce qui concerne la science.
Le troisième est souffle et rire, « jouer aux dés avec les dieux ». il est celui qui fait trembler la terre « de nouvelles paroles créatrices ». Un appel à s’épanouir soi-même et à créer ses propres valeurs, ce qui vaut pour bien vivre : des enfants, une œuvre, des actes envers les humains et des créations artistiques.
Le quatrième sceau est son art de mêler. « Ma main a mêlé le plus lointain au plus proche, le feu à l’esprit, la joie à la peine et le pire au meilleur. » Car, selon Nietzsche, « il existe un sel qui lie le bien au mal ; et le mal lui-même est digne de servir d’épice et de faire déborder l’écume. » Car en ce monde, tout est sans cesse mêlé et sans cesse en mouvement. Le pur n’est qu’une vue de l’esprit, une abstraction ; tout est lié, bon comme mauvais, bien abstrait comme mal abstrait, contrairement au dogme biblique trop binaire – et l’humain doit faire avec s’il veut devenir plus qu’humain.
Le cinquième est une « joie de navigateur », un goût profond d’explorer l’inconnu et de connaître l’inouï. « J’aime la mer et tout ce qui ressemble à la mer et plus encore quand, irritée, elle me contredit. » Il s’agit d’une joie inquiète, sans cesse le mélange entre le bon et le mauvais, l’exaltation qui pousse et la prudence qui ne laisse pas en repos. Les côtes ont disparu, mais en route !
Le sixième sceau est la « vertu du danseur » qui ne reste jamais en repos, une « méchanceté riante » qui décape les fausses illusions, les stratégies de pouvoir et les mensonges. « Dans le rire tout ce qui est méchant se trouve ensemble, mais sanctifié et affranchi par sa propre béatitude. » Ceci « est mon alpha et mon oméga », dit Nietzsche, « que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau ». Bien loin des pesantes digestions des petit-bourgeois allemands de son temps qui ruminent leur petit foin dans leur petit coin en regardant passer les trains ; loin des lourdeurs de la philosophie allemande qui jargonne avec les mots-valise, si aisés à créer en allemand ; loin des ventres à bière et goûts de la fange de ses compatriotes.
Quant au septième sceau, il est la synthèse de tout cela. « Ainsi parle la sagesse de l’oiseau : voici, il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas ! Jette-toi de côté et d’autre, en avant, en arrière, toi qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ? chante ! ne parle plus ! Ô comment ne serais-je pas avide de l’éternité, impatient du nuptial anneau des anneaux – l’anneau du devenir et du retour ? » Rien n’est jamais établi mais sans cesse en mouvement ; rien n’est jamais donné qu’on ne doive conquérir ; nulles paroles ne sont à prendre pour argent comptant mais soupesées et critiquées car elles sont avant tout mensonges – vrai partiel, enjolivé ou flétri, déformé par celui qui parle et la vision qu’il a de ses propres paroles – les mots ne sont que des abstractions des choses et les phrases des échafaudages de mots, pas du réel. Pour Zarathoustra, l’éternité est un éternel recommencement, l’anneau Draupnir du dieu Odin (qui était un bracelet viking et non pas une bague), qui faisait ruisseler la richesse.
Car Nietzsche l’Allemand reste proche de la mythologie nordique dans son subconscient. Comme elle, il exalte une aristocratie qui met en avant le caractère et l’énergie, l’art poétique et ses variations plus que le traité philosophique ne varietur. Comme elle, Nietzsche voit l’histoire du monde comme une suite de cycles de naissances et de décadences qui se terminent par une catastrophe cosmique avant la renaissance d’un monde nouveau doté de valeurs nouvelles.
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Dans ce chapitre-poème, Zarathoustra s’enivre de la vie. « Je viens de regarder dans tes yeux ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans ton œil nocturne – cette volupté a suspendu les battements de mon cœur ». La vie agite sa crécelle et déjà les pieds de Zarathoustra dansent. Cette métaphore dit bien comment les instincts sont plus forts que l’esprit, combien le corps mène la danse. La vie tressaille en chacun et tout l’être se met en branle. « Mes talons se cambraient, mes orteils écoutaient pour te comprendre : le danseur ne porte-t-il pas son oreille dans ses orteils ! »
La vie est une femme : « lieuse, enveloppeuse, séductrice, chercheuse qui trouve ». Que trouve-t-elle ? Mais sa perpétuation, bien-sûr ! Sa « froideur allume » – sentez combien le désir sexuel est stimulé par le froid vif, d’où ces ados qui se défient torse nu dans la neige ; sa « haine séduit » – d’où la proximité de l’amour et de la haine jusque dans les couples qui se tuent à cause d’aimer ; sa « fuite attache » – qui s’écarte de la vie y revient de suite, par peur de la non-vie qu’est la mort. La vie a des «yeux d’enfant », est « enfant prodige et coquine » comme un petit – innocente et emplie de désir comme l’enfant au naturel, avant le carcan disciplinaire de la civilisation, et plus de la morale puritaine bourgeoise, et pire de la moraline des Commandements de la religion castratrice car jalouse de son pouvoir.
La vie est une fuite en avant, un jeu de gosses, une chasse d’adulte. Elle égare, elle montre ses « petites dents blanches » de fauve cruel, des « yeux méchants » de l’appel à la force, une « petite crinière bouclée » de fauve ou de chatte. Volupté et cruauté, telle est la vie, désirable et impitoyable. Elle est sorcière et serpent – comme dans la Bible – elle égare et se faufile. Les « sentiers de l’amour » sont un rêve de bonheur apaisé et une illusion car la vie ne fait jamais de cadeau et le bonheur est fugace. Mieux vaut la joie, qui n’est pas un état mais un éclat – même si « toute joie veut l’éternité, – veut la profonde éternité ! »
Comme la vie est femelle, le mâle doit se munir d’un fouet. « Tu dois danser et crier au rythme de mon fouet ! », s’exclame Zarathoustra qui en a assez d’être la de la suivre sans jamais le rattraper. Dès lors qu’on veut la dompter, la vie se fait aimable, au sens propre de prête à être aimée. « C’est par-delà le bien et le mal que nous avons trouvé notre île et notre verte prairie – seuls à nous deux ! C’est pourquoi il faut que nous nous aimions l’un l’autre ! » Ainsi parlait la vie à Zarathoustra. « Et ne sais-tu pas que je t’aime, que je t’aime souvent de trop : la raison en est que je suis jalouse de ta sagesse. »
« Le monde est profond.
Et plus profond que ne pensait le jour.
Profond est son mal.
La joie est plus profonde que l’affliction.
La douleur dit : passe et périt.
Mais toute joie veut l’éternité,
– veut la profonde éternité ! »
Le poème est la danse de la langue, l’expression en mots de la vie. Le mal-être est profond en l’humain mais la joie doit submerger l’affliction car la joie est la vie, l’exaltation de l’être (« l’homme est le berger de l’être », dira Heidegger), la source et l’explosion de la vie, sa jouissance. Ainsi est-elle éternelle, comme la vie même.
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Le grand désir de Nietzsche est que son âme chante, et elle ne peut chanter que l’avenir.
Dans le chapitre de Zarathoustra consacré à ce désir, c’est une litanie d’invocations à l’âme. « Je t’ai appris à danser », « je t’ai délivrée de tous les recoins », « j’ai lavé de toi (…) la vertu mesquine », « je t’ai rendu la liberté », « je t’ai enseigné (…) le grand mépris aimant », « j’ai enlevé de toi toute obéissance », « j’ai versé sur toi tout le soleil », « je t’ai tout donné ». Zarathoustra résume tous les chapitres précédents de sa voie, qui consiste à libérer l’humain de ses déterminismes arbitraires.
Et maintenant ? « Maintenant tu me dis en souriant, pleine de mélancolie : qui de nous deux doit dire merci ? » Car « n’est-ce pas un besoin de donner ?» ou « pitié de prendre ? »
Ce que veut dire le philosophe est que le désir n’a jamais de fin. La richesse qui déborde a encore des désirs, notamment celui de créer. La plénitude appelle l’accouchement, tout comme la vigne appelle le vigneron. Après avoir fait mûrir, il faut vendanger et engranger.
La vie appelle l’enfant ou, à défaut, le chant de la plénitude, le chant qui appelle à chacun au désir de créer. « En vérité, déjà ton haleine a le parfum des chants de l’avenir. » Nietzsche n’a pas d’enfant, mais il a les chants de sa philosophie. Ses livres sont son message de désir, ses chants de l’avenir.
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L’éternel retour n’est pas le plus facile de la pensée de Nietzsche, tant nous sommes conditionnés, depuis Socrate et la Bible, à penser le contraire : qu’il y a un début et une fin à tout, même au monde, que tout progresse sans cesse et que tout évolue dans un seul sens. Ce n’était pas le point de vue des philosophes grecs présocratiques pour qui, comme dans le bouddhisme, la roue de la vie tourne indéfiniment sur elle-même, comme la terre autour du soleil et le soleil autour de la galaxie spirale, elle-même prise dans le grand mouvement des énergies. Les saisons reviennent, les êtres naissent, vivent et meurent – tout recommence.
C’est de l’abîme même de la pensée de Zarathoustra que vient cette révélation comme un coup de tonnerre qui le rend fou : « Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l’existence se poursuit éternellement. » Même la petitesse de l’homme, celle qui a la flemme d’aspirer au sur-humain. Même la cruauté de l’homme, « le plus cruel des animaux, » celui qui jouit de volupté à humilier, à crucifier, à faire pénitence. « Et lorsqu’il inventa l’enfer, ce fut, en vérité, son paradis sur la terre » dit Nietzsche. Zarathoustra est donc pris « d’un grand dégoût de l’homme. » – « Il reviendra éternellement, l’homme dont tu es fatigué, l’homme petit »…
Mais les animaux de Zarathoustra, qui représentent le naturel des êtres, les vivants sans intellectualisme, les tout-instincts – les animaux de Zarathoustra le réconfortent : « Va auprès des roses, des abeilles, des essaims de colombes ! Va surtout auprès des oiseaux chanteurs : pour apprendre à chanter comme eux. Car le chant convient aux convalescents ; que l’homme bien portant parle plutôt. » La vie est une fontaine de joie, la vitalité veut le lyrisme de la voix comme du corps, le chant est l’expression même, comme la danse, de celui qui s’enivre de vivre. La parole avec du sens est plutôt celle de l’homme bien portant, dont la santé ne fait pas de doute à ses yeux, car le sens est parfois illusion dont il faut se méfier. Une parole peut avoir un double sens, mentir, faire croire – pas le chant qui sort de l’enthousiasme de l’être en plein élan de vie, dionysiaque. Zarathoustra, pris de délire à cette idée du retour éternel des hommes petits, cruels, soumis, doit chanter afin de se délivrer de ces brumes mauvaises et à nouveau prêcher la vie, la grande santé.
Zarathoustra est « le prophète de l’éternel retour des choses », savent ses animaux, et son destin est d’enseigner cette vérité première. Comme Sisyphe roulant son rocher en haut de la montagne, pour le voir dévaler aussitôt, le prophète du surhumain doit s’atteler à sa tâche éternelle. Zarathoustra mourra, car tel est le cycle de la vie, mais « un jour reviendra l’enchevêtrement des causes où je suis enserré – il me recréera ! » Nietzsche souscrit ici à la réincarnation bouddhiste, où le karma de chaque âme revient vivre une vie pour s’améliorer sans cesse – ou régresser, tels les moines concupiscents qui se réincarnent en chiens (ce pourquoi les chiens errants sont nourris à la porte des monastères du Tibet).
Zarathoustra est condamné à revenir éternellement pour enseigner la même chose : « l’éternel retour de toutes choses, – afin de proclamer à nouveau la parole du grand midi de la terre et des hommes, afin d’enseigner de nouveau aux hommes la venue du Surhomme. » Car le Surhomme est fort, libre et heureux – plus que l’homme petit, soumis et maltraité. Mais le Surhomme est une conquête de chaque génération, de l’enfant encore sauvage à l’adulte enfin civilisé qui dépasse ses père et maîtres – à condition qu’il ait été « élevé », c’est-à-dire aimé, éduqué et corrigé avec attention et bienveillance pour non seulement s’épanouir mais aussi réaliser au mieux son potentiel.
Ce qui est vrai de l’individu est vrai de la société : le régime démocratique de débats et décisions après compromis, le moins pire des régimes en ce qu’il n’est jamais figé en pouvoir, est une conquête de chaque jour. Il est aujourd’hui plus que jamais menacé par les nazismes impériaux russe et chinois, les religions intolérantes comme l’islamisme, ou le judaïsme intégriste qui pourrit Israël et entraîne les États-Unis dans sa ruine, et les évangélistes tout aussi sectaires. La politique civilisée est démocratique, la politique sauvage est « illibérale » (c’est-à-dire autoritaire et fermée), la politique barbare est fanatique (Daech, Hamas). C’est l’éternel retour du combat pour la liberté contre tous les asservissements…
L’éternel retour est la métaphore de l’amor fati, l’amour du destin. « Oui, combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? », demande-t-il dans Le Gai Savoir, §341. Maître de soi et de son existence, le Surhomme accepte ce qui vient, bon ou mauvais, car il est capable de le surmonter, de se faire joie de son existence en sa totalité.
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« Argoul participe au Programme Partenaires d’Amazon EU, un programme d’affiliation conçu pour permettre à des sites de percevoir une rémunération grâce à la création de liens vers Amazon.fr »
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