Articles tagués : animalité

Mythe des Amazones

Dans le Dictionnaire du Paganisme grec de Reynal Sorel que je lis article après article tant il est dense, les Amazones occupent une place de choix. Ces femmes guerrières, qui adorent le dieu Arès, sont l’antithèse même du mâle hellène de la cité civilisée. Car Arès est un fou furieux, un dieu sans esprit, à la tête pleine de vent et le cœur de fureur : la sauvagerie des instincts à l’état brut.

Les Amazones forment une société de femmes qui laisse les hommes aux marges ; ce sont des sauvages, déséquilibrées par l’absence de la reconnaissance de leur complément ; une humanité encore primitive. Elles ne sont guerrières, selon le mythe, que durant qu’elles sont vierges. C’est l’équivalent de l’éphébie, où les jeunes doivent s’entraîner et combattre avant de se ranger vers 30 ans, puis de s’accoupler pour produire une descendance. Il est dit que les Amazones vont pour cela enlever des mâles dans les peuplades voisines, et qu’elles leurs donnent les bébés garçons, ne gardant pour elles que les filles. Nombre de lesbiennes aujourd’hui font de même, niant l’autre sexe, la nécessaire harmonie des contraires.

L’ordre de la civilisation hellène va d’ailleurs faire disparaître cette aberration de l’histoire. Thésée, poursuivi par elles après en avoir enlevé une, va les battre à plate couture avec son armée de jeunes mâles disciplinés, liés entre eux et entraînés. Héraklès, déjà, les avaient affrontées, comme Bellérophon. Ces filles, qui vivent au nord de la mer Noire, sont en retard de civilisation : elles adorent Arès, un dieu archaïque et sans raison, « l’abruti de la famille olympienne » selon l’auteur, alors que les Hellènes adorent plutôt Athéna. Deux façons de faire la guerre : l’une sauvage et permanente avec Arès l’insatiable, l’autre réfléchie et protectrice avec Athéna. Quant à Artémis, la chasseresse, les Amazones honorent sa version exigeant le sacrifice de captifs étrangers, selon Euripide. En bref, des barbares carnassières. Une analogie avec Poutine se présente à l’esprit : point d’Athéna chez ce mafieux et sa clique de criminels de guerre, mais la fureur de faire mal et d’enlever de la descendance, sans souci d’harmonie à long terme.

En vainquant les Amazones, dans le même geste les Hellènes ont vaincu l’animalité féminine et la sauvagerie de l’étranger barbare. C’est ce que montre la sculpture classique du Ve siècle. Arès, c’est la guerre pour elle-même alors qu’elle n’est pas une fin en soi, ce qu’elles ne comprennent pas. Elles s’autodétruisent donc sous les coups de boutoir de la civilisation, comme peut-être la Russie le fait au nord de la mer Noire aujourd’hui.

« Le thème des Amazones est certainement le terrain de schéma d’inversion, de repoussoir et de transgression, mais ce champ offre aussi une formidable construction du paganisme, capable de tisser des légendes entre elles, de les relier à des dieux dont il assume autant la croyance en leur finalité et universalité que celle de supposer leur épuisement, et donc leur finitude, pour s’expliquer une des aberrations de l’histoire. » Les femmes Amazones, dont un texte hippocratique dit qu’elles se tranchaient un sein pour mieux tirer à l’arc ou pour lancer le javelot, sont reconnues vaillantes et courageuses… mais chez les barbares. Face aux Grecs civilisés et disciplinés, elles sont défaites et se soumettent – comme toute sauvagerie est vouée à reculer devant toute civilisation. Pour que la Russie s’en sorte, il ne faut pas qu’elle prenne la voie du sauvage, mais celle de l’humain. Quant à « la » civilisation, elle peut en inventer sa version, si elle ne veut pas se croire « humiliée » de copier celle des autres – les Chinois l’ont fait, pourquoi les Russes poutiniens en sont-ils incapables ?

« Il y a trop d’inversions, de subversions, de transgressions, toutes formatées au millimètre de l’échelle de la mentalité grecque pour admettre l’historicité du peuple des Amazones. Les Grecs l’ont certainement tenu pour réel, dès lors, et seulement dès lors, que cet anti-modèle de femmes-hommes est condamné à disparaître devant la discipline hoplitique et le ‘genre de vie’ hellène », conclut Reynal Sorel. L’Amazone était un bouc émissaire de tout ce qu’il fallait bannir de la cité : la sauvagerie, l’indiscipline, la fureur de la guerre pour la guerre, la négation de l’autre sexe.

Le mythe des filles sauvages rejoint celui des enfants sauvages : ils sont formatés pour la chasse, individualistes et sans limites. Rien à voir avec les véritables femmes guerrières, attestées dans l’histoire chez les Germains et les Vikings, sans parler de certaines tribus afghanes et de l’armée israélienne. Seul Trompe et sa bande de réactionnaires les voient d’un mauvais œil dans l’armée.

Reynal Sorel, Dictionnaire du paganisme grec, Les Belles lettres 2015, 513 pages, €35.50

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Catégories : Grèce, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

D.H. Lawrence, L’amant de Lady Chatterley

Le mari, la femme, l’amant, le trio classique qu’affectionne Lawrence, écrivain très sexuel, et pour cela « interdit » jusqu’en 1960. Mais le sexe n’est pas tout, ce serait lire ce roman par le petit bout que de le croire. David Herbert Lawrence y est à son acmé, produisant sa meilleure œuvre. Elle fut longuement mûrie, de 1926 à 1928, en trois versions, la dernière publiée aux États-Unis à compte d’auteur. L’auteur est mort en 1930.

Beaucoup de films ont été tirés de ce roman, attiré par le côté sexuel et censuré, recette immanquable du succès dans les années soixante et suivantes. Mais le livre vaut mieux que tous les films, pour son portrait psychologique de l’homme et de la femme, de la société puritaine anglaise, des tabous et vilenies des gens du peuple comme des élites. Lawrence a probablement appris aux Anglais à faire l’amour – avec une femme.

Constance, dite Connie (ce qui sonne un peu niais en français…) n’est pas une beauté, plutôt une santé. Elle a vécu sa jeunesse en Allemagne, parmi les Wandervögel, cette jeunesse scoute adepte du plein air et du nudisme musclé. Elle y a connu, avec sa sœur, ses premiers amants de 16 et 17 ans. Puis la guerre est venue, qui les a séparés. Les jeunes hommes vigoureux ont été tués. Rentrées en Angleterre, les sœurs ont fréquenté l’université et les cercles littéraires. Connie y a connu Clifford et l’a épousé en 1917, car la guerre pressait, plus par attirance intellectuelle que physique. Aucun bébé n’est né de leur brève union. Lorsque Clifford est revenu en 1918, il était invalide, paralysé à partir du bassin. Il a vécu des rentes de la mine de charbon léguée par son père, et habité le manoir de Wragby.

Connie s‘est alors dévouée à son mari, malgré sa vingtaine en manque de contacts physiques. Elle a traité Clifford comme il le désirait au fond, en bébé, lui changeant ses couches, le portant sur sa chaise, lui donnant à manger, lavant son corps nu, le couchant et le bordant, lui lisant des histoires… Clifford s’est en effet piqué d’écrire des nouvelles conventionnelles qui ont connu un certain succès, grâce aux discussions avec sa femme. Mais la vie morne et sans relief ennuie vite la jeune Constance. Son mari le voit et l’autorise à voyager, à quitter cette campagne de temps à autre en automobile pour aller en ville, même à avoir un amant et, pourquoi pas, un bébé. Il serait élevé au manoir et en deviendrait l’héritier. Après tout, n’est-ce pas l’éducation qui compte ?

Après avoir obéi à son mari en testant pour amant Michaelis, un confrère dramaturge superficiel, donc à succès, Connie ne voit pas refaire sa vie avec ce corps de gamin et cet esprit plat, bien qu’il la presse de l’épouser. Elle est en revanche attirée par l’animalité mâle du garde-chasse Mellors, qu’elle rencontre lors d’une de ses promenades en forêt. Il est marié, mais séparé d’une grosse Bertha qui le harcèle et le blesse en ses parties intimes par son « bec » clitoris. Il a fui cinq ans en Inde, où son colonel l’a promu lieutenant. Oliver Mellors se retrouve dans cet entre-deux social du mineur et du bourgeois, il a lu quelques livres mais préfère l’action et la vie à la littérature.

Le toucher des corps produit la tendresse, donc l’attachement. De l’union physique vient naturellement l’union des âmes, d’autant que les deux amants parviennent assez vite à jouir en même temps, ce qui n’est pas si courant, notamment lorsque l’homme ne se préoccupe pas de la femme. Lawrence inflige une leçon de choses à ses contemporains, en même temps qu’une leçon sociale. Les femmes ont pris de l’indépendance durant la Première guerre mondiale, et deviennent des égales. Cela bouleverse les conventions, les mœurs, les couples, l’économie même. « Il semblait à Connie que tous les grands mots avaient perdu leur signification, pour elle et les gens de sa génération : amour, joie, bonheur, foyer, mère, père, mari – tous ces grands mots dynamiques étaient à moitié morts ; jour après jour, ils agonisaient. Le foyer n’était plus qu’un lieu où on habitait ; l’amour, une chose qui avait cessé de faire illusion ; la joie, un mot qui s’appliquait à un bon vieux charleston ; le bonheur, un terme hypocrite, de pure convention, fait pour donner le change ; un père, un jouisseur et un égoïste ; un mari, un homme avec qui on vivait et auquel il fallait toujours remonter le moral. Quant au sexe, le dernier de ces grands mots, c’était un nom de cocktail, une excitation qui vous faisait grimper un temps au rideau avant de vous laisser tomber comme une vieille chaussette ! Usée jusqu’à la corde ! C’était comme si l’étoffe bon marché dont l’époque était tramée s’effilochait par tous les bouts… » p.862 Pléiade.

Connie sort du manoir et de son atmosphère intellectuelle, pour s’immerger dans la nature et baiser nue dans la forêt, à même le sol. Elle retrouve ainsi le rythme naturel, dans le même temps que son mari Clifford se réintéresse à la mine, aux techniques industrielles. Lui est dans la physique de prédation, elle dans la biologie de l’accord. A lui le charbon, à elle les fleurs.

Se sentant enceinte, Connie prétexte un voyage à Venise avec son père et sa sœur pour prendre un amant de papier, un peintre italien ami, et avouer à Clifford sa grossesse. Mais pas question d’élever l’enfant à Wragby ; elle veut divorcer. Clifford lui avait fait promettre de toujours revenir auprès de lui car il a la hantise d’être abandonné, comme un petit garçon. Il ne consent pas au divorce et Connie est obligée de lui avouer que celui qui l’a mise enceinte est le garde-chasse. Ce déclassement en est trop pour Clifford. Il ne veut pas de l’enfant et sa femme lui répugne ; il consentira à divorcer, d’autant que sa femme lui a trouvé, quelques mois auparavant, une infirmière de mineurs qui l’adule et qui prend soin de lui. Mais Mellors n’a pas encore obtenu le divorce et les amants doivent vivre séparés pour qu’il n’y ait aucun obstacle. La société met des bâtons dans les roues de la nature, par conformisme et bêtise. L’auteur laisse ouvert l’avenir : le couple réussira-t-il à vivre heureux ? Auront-ils beaucoup d’enfants comme dans les contes ?

Ce livre n’est pas à « lire d’une seule main », comme on a longtemps pu le dire en société frustrée, mais les deux yeux ouverts. Lawrence, sur la fin de sa vie tuberculeuse, a éreinté sa société britannique, puritaine, hypocrite et menteuse. Surtout les classes moyennes anglaises : elles « sont tenues de mâcher trente fois chaque bouchée, tellement leur boyaux sont étroits, même qu’un petit poids suffirait à les constiper. Il faut voir la mesquinerie abyssale de cette bande de moutards efféminés ! Imbus d’eux-mêmes, morts de trouille à l’idée que les lacets de leurs godasses ne soient pas correctement noués, aussi pourris que du gibier laissé à faisander et ne reconnaissant jamais leurs torts » p.1039. Les humains ne vivront pas heureux tant qu’ils seront contraints par la religion et sa morale, l’industrie et ses dangers pour la santé, les convenances et leurs tabous. Seul l’amour, via le sexe coordonné, fera reverdir les prés labourés par la guerre, et régénérer les mineurs salis par la suie et déjetés par les galeries. Si Clifford a choisi le charbon et la littérature hors sol, Constance a choisi les fleurs et le charnel de baiser sur la terre.

David Herbert Lawrence, L’amant de Lady Chatterley (Lady Chatterley’s Lover), 1928, Folio 1993, 540 pages, €7,60, e-book Kindle €5,49

David Herbert Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley et autres romans, Gallimard Pléiade 2024, 1281 pages, €69,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Les romans de D.H. Lawrence déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Maxime Chattam, Le coma des mortels

Ce thriller a ceci de bizarre qu’il commence par la fin : le lecteur sait qui a été tué, comment, et que le héros s’en est sorti. Les chapitres sont d’ailleurs numérotés ainsi, commençant par le 39 avant de terminer par le 1. Cela fait un peu potache mais a un sens caché. Le meurtre est le fantasme favori de l’auteur : éviscération, « mon amour avait été répandu sur les murs de mon appartement étalé sans pudeur avec rage » p.16. Le ton est donné, l’ironie, le décalage, l’originalité à tout prix. Ce pourquoi je crois (hypothèse toute personnelle) que ce roman a été écrit bien avant les succès et qu’il a été repris et toiletté une fois les succès venus. Il s’inspire en effet moins des auteurs américains (Connolly, Stephen King) que de certains romanciers français à la mode dans les années 1990 (et dont les noms sont déjà oubliés, le seul me venant à l’esprit étant Alexandre Jardin).

Il y a en effet peu d’action dans ce « thriller » qui ne fait même pas frémir (thrill). Il se veut plutôt cocasse, le personnage principal qui se fait appeler Pierre (autrefois Simon) – les éduqués repèreront tout de suite la référence – étant un jeune homme dans la trentaine, doté d’une bite et d’une complaisance un peu mièvre. Gentil et discipliné, bon élève, bon mari et tout, il s’est brutalement lassé et a « fait sa crise » de la trentaine comme il paraît que tout mâle doit le faire selon la mode psy des magazines pour coiffeurs. Il est reparti de zéro, a changé de quartier, d’amis (des faux, comme souvent), de boulot, de numéro de mobile, et même de prénom. Seul son psy le traque, le lecteur en aura la raison à la fin.

L’auteur semble avoir une dent certaine contre les « psys », leurs certitudes, leur étiquetage permanent, leur sentiment de toute-puissance à découvrir mieux que vous ce qui est bon pour vous. En bref, ils se prennent pour Dieu et vous le font savoir. Mais le niais répond presque toujours aux numéros inconnus (évidemment le psy), ne change pas une fois de plus son numéro (ce qui est tellement facile aujourd’hui), et ne raccroche jamais aux premiers mots quand il a reconnu son démon déguisé en dieu. Il est addict, dirait-on en mauvais français, peut-être parce nous n’en avons pas inventé d’autre aussi précis (drogué serait excessif et orienté, adonné trop bénin). Il apparaît surtout comme une personnalité faible qui se laisse mener par sa queue, donc par les femmes puisqu’il ne semble pas être pédé (sauf un dur fantasme : se sentir poursuivi par un lapin géant qui veut le sodomiser, reste d’une peur d’enfance peut-être).

Une manie névrotique de notre mâle esseulé est de composer des numéros au hasard pour remplir tout un carnet de lignes non affectées ou se voir rembarrer vite fait quand ça décroche. Et parfois non. D’où ces conversations surréalistes qui lui permettent des « rencontres » virtuelles, un moyen de jouer lui-même au psy. Il racole ainsi une fille, sans le vouloir, une bien timbrée qui est morte plusieurs fois. Ou plutôt qui a organisé minutieusement sa disparition quand elle en avait marre, bien mieux que notre Simon devenu Pierre… sans rien bâtir. « Ophélie » se fait désirer, la première baise est après préliminaires bavards et jeu de piste, évidemment dans un cimetière. Une autre la nuit aux Galeries Lafayette quand les gardiens ont fait leur ronde et le ménage passé. Il rencontre aussi le vieil Antoine, octogénaire qui retrouve tous les objets perdus dans l’instant par leurs propriétaires et qui fascine cette alouette de Pierre.

Lassé du commerce (dont il a fait école) et du marketing (qui ne sert à rien d’utile) a trouvé un petit boulot d’assistant au zoo de Vincennes, autrement dit de ramasseur de merde conchiée par les nombreux animaux. Le lecteur apprendra que la délicieuse peluche, le panda, est le plus gros défécateur du zoo et que le responsable de la sécurité ne songe qu’à dévisser les grilles au-dessus des rhinocéros nains pour y voir les sales gosses chuter dans la merde et se faire piétiner. Mais « l’action » s’arrête là et les « crimes » sont satellites. Le Pierre semble en effet l’objet d’une « malédiction ». En plein Paris rationaliste du XXIe siècle, cela fait un peu benêt, on n’est ni à Boston ni à Salem, que diable ! Tous les gens autour de lui meurent assassinés. Serait-ce lui l’assassin comme chez dame Christie ?

Arg ! Autant dévoiler la fin… même si l’auteur dit qu’il la dévoile au début. Mais ce n’est pas si simple et je m’en garderai bien. « Je ne veux pas vous mentir », commence l’auteur dès sa première phrase, tel un politicien. Ce qui signifie bien-sûr qu’il va le faire et il vous le confirme très vite : « Je ne vous dirai pas tout » p.9. Mettez-donc bout à bout les premiers mots de chacun des chapitres, bizarrement tous en italiques : vous aurez une surprise, je ne vous dis que ça. Mais faites-le une fois lu tout le livre, ce sera plus savoureux.

L’auteur avoue sur la fin sa vraie personnalité : « On vous a lu le bouquin à l’envers, on a érigé des principes à ne pas dépasser, on a appelé ça la civilisation, mais c’est un autre mot pour l’enfer. Vous vous êtes fait arnaquer. (…) Redevenez tous des êtres affranchis. Ecoutez un peu plus votre animalité, vos instincts. Soyez plus naturels. C’est bon ça, le naturel. C’est acceptable, c’est légitime, bien plus que les ordres et les codes stupides. Baisez. Bouffez. Buvez, Jouissez » p.348. Mais, là encore, c’est une clé. Ce roman est une énigme plus qu’un soi-disant « thriller » – mais vous vous amuserez.

Maxime Chattam, Le coma des mortels, 2016, Pocket 2017, 350 pages, €3.50 e-book Kindle, €7.49, CD audio €17.00

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Bernard Edelman, Nietzsche un continent perdu

Edelman est juriste et philosophe. Son livre porte sur l’antithèse même de ses intérêts : Nietzsche – qui est l’anti–Kant et l’anti–juriste par excellence. D’où son intérêt décalé, non hagiographique par principe.

Après avoir mesuré cinq difficultés pour l’aborder, l’auteur construit son approche comme Nietzsche le veut, sans l’avoir formalisée : l’homme et le chaos, l’histoire de l’humanité, enfin notre temps. Pour lui, la démarche de Nietzsche peut se résumer au constat suivant : la morale est sociale, donc niveleuse et hypocrite. Les hommes grégaires préfèrent la confortable chaleur du troupeau, donc ses justifications médiocres. Religion, philosophie et morale sont alors, par définition, contre les « héros », rabaissant par envie les hommes exceptionnels. Il nous faut sortir de cet état de fait et penser l’homme futur.

L’être humain est partie intégrante de la nature et obligé, par sa condition, d’y trouver sa place. « Une nature déshumanisée devrait être pour nous l’expérience du bonheur, c’est-à-dire de ce sentiment pur du hasard, de l’aléatoire, de l’incongru, de l’imprévisible. Si on emprisonne la vie dans la pensée, elle devient un fardeau insupportable » p.19. Il faut abandonner la vanité d’un univers créé pour l’homme, ou que l’homme est son but ou sa pointe la plus avancée. L’univers apparaît comme un cas improbable où l’homme est né par hasard, espèce vivante développée par essais et erreurs. Cette pensée du chaos est difficile car « inhumaine ». Dans le chaos ne se produisent que des « événements » reliés par aucune causalité ni logique nécessaire. L’univers n’est pas un organisme vivant mais sans cesse combinaison et recombinaison. Nietzsche appelle cela « l’éternel retour ». Mais le chaos produit un ordre transitoire. L’énergie possède une sorte de « volonté » qui met en forme le hasard – aveugle, sans conscience, mais qui « est ». Cette énergie qui cherche à s’affirmer en vouloir est ce que Nietzsche appelle la « volonté de puissance ». Elle se heurte aux autres énergies-volontés analogues. La « valeur » pour Nietzsche est la forme sociale sous laquelle agit cette volonté de puissance. Marx ou Freud ne disaient pas autre chose, chacun dans leur domaine et tous au même siècle.

Pour rendre l’homme plus vrai, il faut « déshumaniser » la vie, cesser de plaquer des concepts anthropomorphiques sur « ce qui advient », en revenir à la physique biologique. « Qu’est-ce que la vie a à faire avec la logique, la raison, la grammaire, le sujet ou l’objet, elle qui ne connaît que la volonté de puissance ? » p.55. Il est nécessaire de faire surgir une autre forme de pensée, le soi entendu comme lieu de la volonté de puissance originelle, issue du corps lui-même et de son énergie vitale. « Le travail du généalogiste consistera donc à briser « les belles formes » de la métaphysique, « la belle conscience », les « beaux sentiments », pour retrouver la monstruosité, le grouillement, la luxuriance » p.66. Le contraire même de l’Être abstrait créé par la logique, simplificatrice et sublimée. « Dans l’Être règne la paix et la sérénité de l’Un et l’horreur du multiple, entendons du bouillonnement de la vie » p.68. Nietzsche, dans l’aphorisme 78 de La volonté de puissance tome II, note : « Plus grand est le besoin de variété, de différence, de divisions internes, plus il y a de force ».

À lire cela, la démocratie qui protège l’expression de toutes les opinions apparaît comme le meilleur des régimes, et l’autoritarisme le pire. Mais, comme toutes choses, la démocratie est ambivalente : attention au grégarisme, au politiquement correct, au désir fusionnel communautaire, ethnique ou national, aux maladies de l’imaginaire – ces constructions sociales et médiatiques qui sévissent particulièrement aujourd’hui. Attention au masque et à l’illusion. La « conscience » équilibre et simplifie les instincts pour les organiser et les faire servir. Elle constitue aussi un code collectif qui s’impose à tous les individus. Mais son « objectivité » est limitée par l’instrument : « Partout où le moi prétend être le critère de la vérité du monde, l’homme se dénie, se mutile, se diminue » p.89. Rester enfermé en soi ou dans sa caste, mutile.

La philosophie est le masque de la raison sur la vie ; la religion le masque du pouvoir des prêtres ; la morale le masque qui postule l’unité du moi et des consciences qui se reconnaissent contre « l’animal » ; la psychologie est le masque du conformisme qui fustige les écarts à la norme au profit d’un moi construit socialement, abstrait et mythiquement immobile. Tous ces masques sont narcissismes humains et vanité collective. La connaissance est au contraire un regard passionné, toujours neuf, une « volonté » de convaincre, de connaître. Elle ne vise pas à « la vérité », construction illusoire d’un absolu éternel, car toute réalité est changeante et toute hypothèse « falsifiable » au sens de Karl Popper. La pulsion de connaître doit être préservée mais ses résultats sont à jamais transitoires. La connaissance est nécessairement héroïque, aventureuse, exploratoire.

L’histoire humaine est une logique reconstituée à posteriori et non le déroulement d’un plan. Ses « lois » masquent le foisonnement et le hasard en créant des croyances, tel le « progrès ». Il n’y a pas de plan mais des bifurcations continues, des arborescences aléatoires d’un devenir biologique sur lequel la culture n’oriente qu’en partie l’évolution humaine. « Si telle cité de la Grèce antique, ou Venise, ou l’Italie de la Renaissance, ont « réussi », cela tient à ce qu’elles ont posé et respecté les valeurs de la vie (endurance, héroïsme, combativité), qu’elles ont produit, en résistant aux formes réactives, un « type » fort, sélectionné » p.124. Les Grecs apparaissaient comme des êtres en pleine santé. « Pour ceux qui s’appelaient eux-mêmes les « Véridiques », il n’y avait ni bien ni mal, ni raison ni déraison, ni humanité ni inhumanité : tout se produisait dans la plus grande simplicité, dans la plus grande nudité (…). Être ingénu, « cru », aussi évident que la vie même, ressentir une sorte de « divination du corps », tout approuver de soi-même, aller jusqu’au « grand abîme, le grand silence grec » p.126.

Pour Héraclite, le jeu retranscrit le chaos à l’échelle du vivant. Dionysos écoute son propre corps et il est le dieu du cosmos vivant, des forces souterraines et de la démesure. Apollon est la conciliation par la beauté du monstrueux dionysiaque. La mentalité « chrétienne » a commencé moralement avec Socrate pour qui connaissance et moralité coïncident. La vie, l’être humain, la conscience, deviennent avec lui un problème. L’innocence disparaît : on confie à une autre instance qu’à la vie le soin de se prononcer sur sa valeur. La dialectique comme instrument de parole isolé dans son mécanisme abstrait, demande des comptes aux instincts et à la force. L’esclave a un ennemi : le maître. Il se constitue en opposition, traits pour traits. Sa lutte pour conquérir le pouvoir se déroule dans la conscience. Toutes les valeurs sont inversées, les agneaux se glorifient d’être bons par ressentiment pour la force du loup qu’ils ne sauraient avoir. L’hyperbole de Dieu exige obéissance des pécheurs en contrepartie d’avantages consolateurs dans l’au-delà du monde réel.

Notre temps voit l’homme malade. Les médiocres l’emportent par le nombre, la prudence, la ruse. Les qualités les plus moyennes de l’espèce, voire les plus viles (la cupidité, l’addiction, la vanité), sont les mieux consacrées. Le moteur de l’histoire humaine est la lutte entre le modèle amélioré et le modèle standard. L’amour chrétien, flamboyant de foi lors des persécutions, est devenu avec le pouvoir un doux moralisme, voire une lâcheté lorsqu’il a été repris par la démocratie représentative puis par le socialisme bêlant. L’aboutissement logique de ces valeurs est le nihilisme. Le troupeau en ressentiment s’est constitué en totalité supérieure pour donner mauvaise conscience aux « maîtres », ceux qui ouvrent la voie plutôt que de se gaver (les élites actuelles ne sont plus guère des « maîtres »…).

Seul antidote : « batifoler, papillonner », faire semblant et en même temps se préserver, jouer tel Casanova. « Le troupeau est structurellement, « viscéralement », anti-individualiste ; est structurellement moyen, médiocre, conservateur au sens propre » p.216. L’État n’est qu’un outil politique : lorsqu’il est investi par les forts, il est débordant de vitalité (Rome républicaine, Venise, empire napoléonien ou anglais, impérialisme américain ou soviétique, empire du milieu chinois. « En revanche, lorsqu’il est aux mains des faibles, il est agi par une volonté de puissance réactive ; il s’impose alors comme le garant des valeurs grégaires : il est « utilitaire et calculateur », gestionnaire, mercantile, anti–individualiste » p.229 (l’Union européenne, l’Allemagne de Merkel, la Suède émolliente).

Pour renaturaliser l’homme il faut accepter son animalité, s’en faire une joie délivrée du joug moral de la conscience, accueillir ses désirs (Freud), rejeter les conventions pour se trouver soi-même, revenir au plaisir et à la curiosité du XVIIIe siècle. Il faut accepter un moi multiple, égoïste et altruiste selon les moments. Les êtres humains supérieurs de Nietzsche ne sont ni guides (ils ne désirent pas être suivis), ni rédempteurs (ils ne promettent aucun salut), ni tyrans (ils ne cherchent aucun pouvoir). « Ils renvoient seulement l’image de ce qu’il y a de plus beau, de plus accompli dans l’espèce humaine » p.331. Par leur exemple, ils sont les maîtres qui révèlent à ceux qui cherchent les richesses qui dorment en chacun.

Bernard Edelman, Nietzsche un continent perdu, 1999, PUF « Perspectives critiques », 384 pages, €21.50

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

François Mauriac, Ce que je crois

La lecture des Œuvres autobiographiques de Mauriac, éditées par la Pléiade, distille l’ennui pour la moitié. Le lecteur a l’impression de plonger dans une atmosphère radicalement autre, archaïque, pesante. Comme la bourgeoisie était étouffante jusqu’à la guerre ! On mesure, au fil des œuvres, combien le nazisme, la défaite, la collaboration, la résistance, ont marqué une coupure avec ce monde-là. Les œuvres de Mauriac en témoignent : il s’est libéré de quelques carcans, il devient plus incisif, plus personnel. Il est, brutalement, devenu « actuel ».

Ce que je crois est de cette veine, publié en 1962, bien plus vivant que Souffrances et bonheur du chrétien, paru en 1931. Mauriac opère après-guerre un retour sur lui-même, sur sa croyance. Il est sincère. Il élague l’accessoire pour rechercher le fondement. Aussi nous intéresse-t-il car il nous parle. « J’ai voulu répondre le plus simplement et le plus naïvement possible à la question : pourquoi êtes-vous demeuré fidèle à la religion dans laquelle vous êtes né ? » Il répond : la foi est exigeante, elle aide, elle donne un sens à l’existence, elle répond à une faim personnelle.

La foi est exigeante car elle est une vertu : « Qui dit vertu dit aussi usage de la volonté, et usage méritant, usage difficile. » Elle est une discipline, donc une aide, « l’efficacité de la prière », « une vie sacramentelle qui fécondait sourdement ma vie temporelle. » Cette efficacité vient du sens que la foi donne à l’existence. « Que la vie n’ait pas de direction ni de but, que l’homme n’ait pas de destin, c’est ce que je suis incapable de croire. » Il nie « l’absurde », le « cachot » matérialiste ; le néant lui fait « horreur ». « Il fait nuit au-dedans de moi, et c’est au secret de cette nuit que je l’ai retrouvé » ; « cette lumière constitue elle-même un mystère (…) n’empêche qu’elle s’impose par elle-même. »

La « lumière » attire, elle apaise une angoisse, elle assouvit une faim personnelle. L’angoisse, c’est « la peur que j’ai de la mort. » Mais aussi la peur du Mal, qui « naît à la jointure de l’esprit et de la chair. » L’angoisse de l’animalité en l’homme est un refus très début de siècle. « Le problème est de n’être pas dévoré par cette part d’eux-mêmes : l’animalité. Dominer la vie ne va pas sans dominer la part instinctive de l’être. L’art de vivre, pour le païen, consiste à user et ne pas abuser. Mais précisément, et l’acte de chair ici se manifeste comme ne ressemblant à aucun autre, son exigence est forcenée, et participe de l’infini. Cette marée est capable de tout recouvrir, de tout emporter. » Craint-il le Dieu jaloux ? Pour l’homme, procréer serait égaler Dieu : faire un enfant serait-il de créer un autre homme comme Dieu le fit ? Quant à la « marée » elle ne peut naître que d’une continence en excès, d’une pathologie de la frustration.

Mais la jalousie de Dieu revient bien au fil des pages : « La pureté est la condition d’un plus haut amour – d’une possession qui l’emporte sur toutes les autres possessions : celle de Dieu. » Et Dieu nous dit : « Donnez-vous aux autres ». « Se donner est la vocation de tous. Pour se donner aux âmes, il faut renoncer aux corps. » Quelle curieuse façon de « se donner » ! Le sexe n’est-il pas l’échange humain le plus intime, le plus fort, celui qui fait comprendre l’autre au plus profond ? Mais lorsque l’on apprend que Mauriac avait aussi des désirs homosexuels, cette inhibition s’éclaire. La religion est pour lui un garde-fou contre l’interdit.

Il y a chez Mauriac cette archaïque trouille du père fouettard, ce qu’il appelle, la bouche en cul-de-poule, « la conscience en nous de la volonté de Dieu » ; « l’exigence de notre amour qui sait par expérience que le péché le sépare de celui qu’il aime. » Son Surmoi est tellement fort que Mauriac décrit ainsi « l’exigence de (sa) nature : le sentiment de la culpabilité, le besoin d’être pardonné. » Il a une régressive nostalgie de l’enfance : être à nouveau petit garçon, tremblant sous le regard du père. Mauriac n’a pas connu son père : faut-il voir un reflet de ce manque cruel dans l’expression de sa foi ? « Je ne me suis jamais dissimulé à moi-même ce désir de Dieu, ce besoin de Dieu, cet amour de Dieu qui, bien plus que la peur, seraient capable d’enfanter Dieu. » Si on le lit bien, Dieu n’existe que parce que l’on en a besoin.

Que cette religion du Père est loin de nous ! Je ne crois pas en Dieu, je n’en ai pas l’appétit. Je respecte les croyances sincères, et Mauriac était d’un monde ancien. Les jeunes croyants d’aujourd’hui n’ont pas sa foi. Ils cherchent, plutôt que le père, le grand frère qui les écoute tous et qui répond à chacun. Les dogmes reculent, comme les certitudes, la sincérité d’une expérience personnelle partagée importe plus.

Telle est la grandeur de l’âme humaine : aimer pour guider ; aider chacun à devenir lui-même. Nul besoin d’un Dieu pour cela. Si la croyance est nécessaire, qu’elle le soit pour ceux qui en ont nécessité. La force est de s’en passer, d’accepter son destin et le néant de la mort, l’éphémère de l’existence qui fait justement sa beauté. Tout n’est pas permis pour cela, car la liberté ne va pas sans responsabilité et la peur du châtiment est remplacée par l’image que l’on se fait de soi-même.

Mais pour cette seule parole de Mauriac, il lui sera beaucoup pardonné : « Que de fois l’ai-je ressenti moi-même, à la messe, devant un enfant qui venait de communier ! Que le Christ soit à la mesure du cosmos, je le veux bien et je m’en désintéresse ; mais qu’il vive dans cet enfant agenouillé devant moi, dont j’aperçois la nuque mince, et qu’il se confonde avec lui, et qu’il soit lié à ce petit homme par une ressemblance qu’un adulte a peine à concevoir, c’est la vérité incroyable à laquelle je crois et qui me bouleverse. »

François Mauriac, Ce que je crois, 1962, Grasset €15.90, e-book format Kindle 66 pages €5.99

François Mauriac, Œuvres autobiographiques, Gallimard Pléiade 1990, 1392 pages, €52.00

Catégories : Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La piscine de Jacques Deray

Tourné en 1968, ce film intimiste ne sort jamais de la villa de Ramatuelle sur les hauteurs de Saint-Tropez, où ce petit monde à la jeunesse avancée jouit et panse les blessures de la vie. Car il s’agit bien de grandir, dans cette histoire en coïncidence avec l’explosion hédoniste de mai 68. L’ancien monde se télescope avec le nouveau, la carrière sociale avec la vie égoïste.

Jean-Paul (Alain Delon) est un écrivain raté qui tente de faire carrière dans la publicité ; Marianne, sa compagne depuis « deux ans et demi », songe à quitter son travail pour se consacrer à leur couple. Les deux vivent comme des enfants au bord de la piscine, à moitié nus et jouant, se caressant au jour avant de baiser la nuit.

C’est alors qu’intervient le trublion : Harry (Maurice Ronet), un ami d’enfance de Jean-Paul mais ex-amant de Marianne. Il dirige une maison de disques, affecte de communiquer en anglais et roule en Maserati Ghibli ; il est flanqué d’une fille de 18 ans (Jane Birkin) dont il n’a jamais parlé, ne s’y intéressant que lorsqu’elle a été assez grande pour être crue sa nouvelle copine.

Ce trublion, c’est Marianne qui l’a invité, on ne sait pourquoi. Pour mettre du piment dans sa vie ? Pour titiller Jean-Paul, très introverti ? Pour renouer avec cet ancien amant fêtard qui la change du huis-clos de la villa ? On ne sait, mais ce que l’on sait immédiatement est qu’elle joue volontairement avec le feu. Elle est d’une légèreté de bonne femme qui prend pour rien les états d’âme des hommes sensibles, qui s’amuse avec leurs désirs, qui n’envisage aucune conséquences parce qu’elle est toute d’immédiateté.

Elle sait Jean-Paul fragile ; il a besoin d’elle. Ce qu’elle ne sait pas et que Harry lui apprend, est que Jean-Paul était casse-cou à 17 ans pour fuir une angoisse existentielle, et qu’il a tenté de se suicider. Jouer avec ces abîmes ne peut que mal tourner.

C’est évidemment ce qui arrive : Harry le fêtard invite des pique-assiettes dans la villa prêtée par des amis où le couple Marianne et Jean-Paul vivaient jusqu’alors à l’écart du mondain ; lors de cette fête, elle danse tendrement avec son ex, Harry, alors que Jean-Paul s’ennuie et que la fille de Harry, Pénélope, s’emmerde carrément. D’où jalousie de Jean-Paul envers Harry, mépris de Pénélope pour Harry, rapprochement des deux marginaux… au bord de la piscine. Puisque Marianne s’éloigne en apparence, Jean-Paul va céder à l’attrait de la femme-enfant Pénélope ; il va coucher avec elle sous le prétexte d’aller se baigner à la mer. Ce qui va vexer Marianne et mettre en colère Harry.

Celui-ci décide de partir le lendemain, mais pas sans avoir salué son ami Fred à Saint-Trop. Il rentre très tard en voiture, bourré, heurte le portail d’une aile, et trouve Jean-Paul, insomniaque, qui a décidé de coucher tout seul en bas et s’est remis à boire du Johnny Walker à grands verres. La confrontation s’avère décisive, Harry dit ses quatre vérités à Jean-Paul, qu’il est enfant gâté, qu’on l’a trop protégé après sa tentative de mourir, qu’il est un raté, mettant en regard sa tentative de création littéraire nulle avec sa réussite à lui de producteur de chansons, sa R8 Gordini du commun avec sa Maserati Ghibli, son célibat papillonnant alors que lui a déjà une fille adulte, qu’il ne mérite pas Marianne et que s’il a couché avec Pénélope c’est pour l’atteindre, lui, se venger.

Tout est vrai, tout est outré. Le faux ami se mue en ennemi. La faute à qui ? A cette Marianne qui se divertit avec les passions et veut pour Jean-Paul une vie rangée socialement acceptable. Par instinct, sans vraiment le vouloir, Jean-Paul tue Harry. En l’empêchant de sortir de l’inévitable piscine, bouillon de sorcière où tout fermente, l’amour comme la haine. En lui enfonçant la tête sous l’eau alors qu’il est déjà vaseux d’alcool et engourdi de froid.

Son erreur est d’avoir déshabillé Harry pour poser des vêtements propres au bord de la piscine, comme s’il avait voulu se baigner. Pourquoi ne pas l’avoir laissé habillé tel quel, le verre et la bouteille de whisky dans la piscine, comme s’il était tombé ivre mort ? Ce pourquoi la fin est artificielle.

Après la mise au cimetière très 1968 où les femmes circulent en minijupes, après avoir fait mettre à l’avion sans aucun contrôle autre que des billets Pénélope qui va rejoindre sa mère, un inspecteur de Marseille se présente. Il soupçonne un meurtre et, faute de preuves tangibles, garde en conserve le couple pour voir si la pression monte entre eux. Marianne dit les soupçons du flic, déclare que les vêtements portés ont peut-être été cachés. Jean-Paul croit qu’elle les a trouvés et avoue. Il a tué mais ce n’était pas prémédité, et Marianne sent confusément que c’est un peu de sa faute.

La fin aurait pu être sur ce constat, laissant l’avenir dans le flou. Mais le réalisateur en rajoute une couche pour un happy-end peut-être d’époque mais peu vraisemblable. Les deux amants se retrouvent enlacés après avoir failli se quitter, comme si le sexe fusionnel pouvait tenir lieu « d’amour », ce choix d’amitié à deux qui dure au-delà des feux du désir. Cette fin me gêne, comme une verrue sur un film jusqu’ici implacablement monté.

Les enfants terribles renouent avec leurs jeux félins tandis que l’adulte qui a réussi termine dans l’alcool et la violence. La piscine est ce rectangle bleu du plaisir au soleil qui peut tuer, cette caresse de l’eau sur le corps nu qui enveloppe, mais qui pénètre aussi les poumons jusqu’à l’asphyxie. Un vrai liquide amniotique d’où renaître ou se noyer. Quant aux animaux humains qui rôdent autour d’elle, ils valent surtout par leurs regards, leurs gestes, leurs non-dits. Marianne se fait fouetter par Jean-Paul et elle jouit ; Harry regarde Marianne allongée en maillot deux-pièces et sa fille en est troublée ; Jean-Paul observe Pénélope gamine, déambulant en minijupe au bord de la piscine, et en est titillé…

Dans ce concours d’animalité, Alain Delon l’emporte, magistral, tandis que Maurice Ronet apparaît trop civilisé donc hypocrite, bavard et superficiel, et que Marianne ne sait pas ce qui la séduit le plus : l’apparence sociale ou le désir animal. Jane Birkin est adolescente et pas finie (elle a 22 ans lors du tournage mais en paraît 16), emplie de désirs inavoués et de perversité sensuelle lorsqu’elle s’exhibe chemise ouverte et sans soutien-gorge devant l’inspecteur de l’Evêché, corsetée mais disponible. J’en étais amoureux en 1968, avant même que sorte le film; il faut dire qu’elle était à peine plus âgée que moi.

Un grand art de l’image, de l’expression au-delà des mots.

DVD La piscine de Jacques Deray, 1969, avec Alain Delon, Romy Schneider, Maurice Ronet, Jane Birkin, 117 mn, M6 vidéo 2009, blu-ray 18,48€

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le sentiment de la nature chez Tolstoï

Le comte Lev Nicolaïevitch Tolstoï n’a jamais pu se faire à la vie à Moscou. Il préférait de loin la campagne, à Yasnaïa Poliana où il est né et où il a grandi jusqu’à l’âge de 8 ans. Il y était au calme pour écrire, aller se baigner dans un trou d’eau l’été et pouvait participer aux travaux des moujiks. Il faut dire que son adolescence anarchique et sa jeunesse dissipée l’on conduit à la repentance pour ses péchés. Profondément chrétien, même s’il doute au fond de l’existence de Dieu, il révère la morale du Christ, loi de nature révélée selon lui. Vivre à la campagne lui évitait les tentations de la ville, les futilités de la bonne société, et lui permettait de « faire le bien » nommément, aux gens qu’il connaissait et à qui il avait parfois fait la classe.

Le lyrisme sensuel, sublimation probable de son désir sexuel inassouvi, sourd dans les mots emphatiques et un brin maladroits, mais sincères, du 10 août 1851 (23 ans) : « L’avant-dernière nuit était merveilleuse, j’étais assis à la lucarne de ma cabane de Starogladkovskaïa, et de tous mes sens, à l’exception du toucher, je savourais la nature. – La lune n’était pas encore levée, mais au sud-est déjà commençaient à rougir les nuages nocturnes, un léger vent apportait une odeur de fraîcheur. – Les grenouilles et les grillons se mêlaient en un bruit nocturne indéfini, uniforme. Le ciel était pur et parsemé d’étoiles » p.98.

La civilisation ne convient pas à ses appétits, restés bruts, comme en friche, parce qu’orphelin trop tôt et enfant trop sensible. 25 juin 1856 (28 ans) : « J’ai souvent rêvé de la vie agricole, perpétuellement le travail, perpétuellement la nature, et je ne sais pourquoi une grossière sensualité s’est toujours mêlée à ces rêves : c’est toujours une forte femme aux mains calleuses et à la solide poitrine, et aussi aux jambes nues, qui travaille devant moi » p.384.

Il observe en sensitif les gens et les plantes. Tout le Carnet numéro 10 de 1879 (51 ans) est consacré aux changements de saisons. S’il chasse, il est peu amène aux animaux ; en revanche le spectacle de la nature qui bouillonne au printemps ravive en lui des pulsions vitales, qu’il enrobe dans un vague panthéisme à la gloire de Dieu. 23 avril 1858 (30 ans) : « Vent froid, les bourgeons enflent, avant-hier il y avait des perce-neige. Le rossignol chante depuis hier » p.493. 14 juin 1858 : « Nuit admirable. Un brouillard blanc de rosée. Sur lui les arbres. La lune derrière les bouleaux et le râle des genêts ; il n’y a plus de rossignols » p.495.

L’époque n’est pas non plus sans influence sur lui, même loin des préoccupations littéraires européennes. Lors d’un voyage à Iéna en Allemagne, le 16 avril 1861 (33 ans) : « Sur la montagne dans la forêt, je me suis enivré de nature simplement et béatement » p.524. Le romantisme le contamine aussi facilement que lui, le Russe un peu brut, n’a jamais vraiment quitté la vie dans la nature.

Léon Tolstoï ressent son animalité qui l’attache à la terre, les pulsions sourdes qui l’enchaînent aux instincts. Il lutte contre, par la raison mais plus encore par la « conscience », ce miroir chrétien des commandements qui interdisent comme « péchés » condamnables toute une série d’actes et même de pensées. Il se sent coupable, se répugne, se repent. Il en est insupportable aux autres une fois l’âge venu car, si ses désirs se sont apaisés, ceux des autres, plus jeunes, lui apparaissent comme incompréhensibles, à corriger.

Il ne cesse de juger et de pardonner à ses fils remplis d’appétit pour la vie, qu’il critique sans appel, leur faisant la leçon en permanence comme un « vieillard grognon ». Mais humilier, puis s’humilier, lui est une jouissance en Christ. Il ne sait pas être naturel, en phase avec les gens comme avec les éléments ; il faut sans cesse que se mêle « la morale », cette infection qui gangrène tout écart. Il n’est pas lui mais constamment cet autre mesuré à l’aune de la vertu chrétienne rigide. Seule « la nature » lui permet d’éprouver des émotions libres…

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

Catégories : Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La planète des singes de Franklin Schaffner

Dans une longue nouvelle de fiction, Pierre Boulle (un Français) raconte en 1963 comment une autre planète a favorisé les grands singes plutôt que les humains, à partir du rameau commun. Ce conte philosophique à la manière de Montesquieu permet de réfléchir au contraste éternel entre civilisation et barbarie. Il met en scène un univers parallèle aussi darwinien que le nôtre, dans lequel l’orgueilleuse humanité (surtout blanche) se voit réduite à son animalité fondamentale.

Car le danger de la science – mais surtout de la technologie – est la paresse : pourquoi faire effort lorsque la machine ou l’animal domestiqué, peuvent tout faire à votre place ? Plus intelligents que nous, les Grecs antiques avaient cantonné la science à la philosophie, la recherche de la Vérité visant à apaiser l’âme tandis que les efforts commerciaux ou la guerre permettaient d’acquérir marchandises et main d’œuvre bon marché.

Sur la planète de Boulle, l’évolution naturelle fait entrer l’humanité en décadence dans le même temps que les primates évolués se mettent à réfléchir et à parler.

 

La planète est baptisée Soror (sœur), cinq cents ans dans l’avenir. Les femmes vivent à poil et les chimpanzés poilus dominent la civilisation. Le vaisseau terrien qui se pose n’en croit pas ses yeux. Capturés par les singes, le narrateur commence à apprendre leur langage et il s’aperçoit que la culture simiesque n’est fondée que sur l’imitation. Donc que les grands singes ont supplanté les humains… De retour sur terre, les astronautes aperçoivent la tour Eiffel. Mais ils sont accueillis par un grand singe !

Le film tiré de la nouvelle est américain – donc transpose dans la culture basique yankee le message trop subtil du Français. L’autre planète n’est pas autre mais la nôtre ; ce n’est pas l’Evolution mais la Bombe qui a promu les singes ; la tour Eiffel est remplacée par la statue de la Liberté et Paris par New York ; la femme Nova n’est pas nue mais affublée d’un pagne et d’un soutif loqueteux ; un seul astronaute s’en sort (Charlton Heston) et – comme toutes les planètes de l’univers ne peuvent parler qu’anglais – il n’a aucun effort d’apprentissage de la langue singe à faire : ce sont eux qui parlent la sienne (et après 3000 ans sans changements !). C’est dire combien est raccourcie, caricaturée et vulgarisée la réflexion de Pierre Boulle, sans doute trop complexe pour les cerveaux primaires yankees. C’est dire aussi combien cette pression d’évolution que constitue la flemme et l’hédonisme, pointée par Boulle, agit concrètement chez les Américains contemporains.

Le film de Franklin Schaffner – le premier d’une série commerciale très inégale – reste cependant intéressant à revoir. Il accuse l’homme d’être un tueur parmi les espèces et de détruire son environnement. L’homme blanc étant le pire, peut-être parce qu’il a plus de moyens techniques. Les grands singes qui ont pris sa place font du désert plombé par le soleil un grand espace mort, tabou, que le gourou mythique des singes interdit à jamais d’explorer. Les orangs-outans, qui ont divergé il y a environ 12 millions d’années de la lignée humaine, dominent la politique et sont gardiens de la religion, tandis que les gorilles qui ont divergé il y a environ 10 millions d’années remplissent des tâches de brutes militaires et de flics, dans la même catégorie homininés que l’homo sapiens. Les chimpanzés, qui ont divergé en dernier il y a environ 6 millions d’années sont les plus proches de l’homme, donc plus « civilisés » ; ils occupent la fonction de recherche scientifique. Dans l’esprit américain 1968, l’orang-outan est le despote asiatique crispé sur le dogme (Staline ou Mao), le gorille le gros nègre fruste, violent et musculeux (Idi Amin Dada), et le chimpanzé un racé blanc blond à la pointe de l’intelligence (donc un astronaute américain)…

Ce pourquoi Charlton Heston, qui a quitté son vaisseau spatial tombé dans un lac de la zone interdite, puis devenu seul de son trio à conserver toutes ses facultés après capture par les singes (une balle l’a empêché de parler un long moment), se lie d’amitié avec un couple de chimpanzés vétérinaires (qui soignent et dissèquent l’espèce humaine pour l’étudier). John Chambers a tellement bien réussi ses maquillages simiesques que l’on ne reconnait aucun acteur ; il en a obtenu un oscar en 1968.

Le héros blanc américain réussira à fuir, à découvrir une poupée humaine qui dit « maman » dans une grotte en bordure de zone interdite, et ira explorer le rivage avec Nova, la femme sauvage qui ne connait pas le langage parlé mais qui s’est attachée à lui. Il aura la surprise de découvrir que cette autre planète n’est pas autre mais bien la même, 3000 ans plus tard. Les imbéciles de sa race maudite ont fait sauter leur Bombe atomique, ce qui a seul permis aux singes de prendre le pouvoir.

La suite est très inégale, purement inventée cette fois, sans l’aide de Pierre Boulle – ce qui réduit le message à de l’action hollywoodienne sans grand intérêt. Mais ceux qui ont été séduits par le thème de l’inversion évolutive pourront suivre avec plaisir les aventures des humains déchus perdus sur leur ancienne planète. Les hommes de ces films sont quasi nus mais pas les femmes, ce qui en dit long sur les tabous religieux présents encore bien après 68 aux Etats-Unis et sur l’homoérotisme latent de cette société puritaine. Car, lorsqu’il y a interdit, il y a tentation et fantasmes. C’est quand même la principale leçon du mouvement occidental autour de mai 1968 de l’avoir prouvé, malgré ses excès.

Pas sûr que l’on ait bien compris ; pas sûr non plus que le message de Pierre Boulle sur la paresse qui dévie l’évolution soit plus assimilé…

DVD La planète des singes de Franklin Schaffner, édition simple, avec Charlton Heston, Roddy McDowall, Kim Hunter, Maurice Evans, James Whitmore, 20th Century Fox 2006, normal €10.00, blu-ray €19.71

7 DVD La Planète des Singes – Intégrale = La Planète des singes 1968, Le Secret de la planète des singes de Ted Post 1970, Les Evadés de la planète des singes de Don Taylor 1971, La Conquête de la planète des singes de J. Lee Thompson 1972, La Bataille de la planète des singes de J. Lee Thompson 1973, La Planète des Singes de Tim Burton 2001, La Planète des Singes : Les origines de Rupert Wyatt 2011, 20th Century Fox 2011, blu-ray €29.99

Pierre Boulle, La planète des singes, 1963, Pocket 2001, 192 pages, €4.30, e-book format Kindle €7.99

Catégories : Cinéma, Livres, Science fiction | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux

jean pierre vernant la mort dans les yeux

Professeur au Collège de France, anthropologue et helléniste, Jean-Pierre Vernant né en 1914 est mort en 2007 ; il était un grand homme de la culture, un professeur pour mes jeunes années d’archéologue. J’aimais en lui son souci de la précision et l’adéquation des mots, ce pourquoi il récusait les interprétations freudiennes, trop simplistes selon lui. L’anthropologue, contrairement au psychanalyste freudien, ne fait pas une idéologie de son savoir, il tient compte du contexte social et de la dimension historique des faits dont il forme système. « Je ne crois pas que la psychanalyse puisse proposer un modèle d’interprétation à valeur générale et qu’il s’agirait seulement d’appliquer ici ou là. C’est cette façon de penser et de vivre la psychanalyse que j’appellerai ‘illusion’, comme il y a un mode illusoire de vivre et de penser le marxisme » (entretien avec Pierre Kahn, 1996).

Dans ce long article édité en petit livre, il étudie ces trois puissances divines grecques au masque : la Gorgone, Dionysos et Artémis. Toutes trois concernent des expériences de l’Autre. L’homme grec antique, contrairement à nous, était exclusivement extraverti. Il ne cherchait pas son identité en lui-même, mais dans le regard des autres. Sa personnalité était une suite d’actes qui le définissait dans la famille, la cité, la civilisation. Artémis situe chacun dans l’horizon, Dionysos et la Gorgone dans la verticalité. Artémis montre l’homme autre, Dionysos l’autre en soi, la Gorgone l’autre de l’homme.

Artémis est la déesse du monde sauvage et des confins, elle hante tous les lieux non cultivés et guide les personnalités non encore civilisées – notamment les jeunes filles et les adolescents. Patronne de la chasse, elle conduit par la sauvagerie vers la civilisation en disciplinant les jeunes hommes à respecter les règles qui les distinguent de l’animalité. « Pendant le temps de leur croissance, avant qu’ils n’aient sauté le pas, les jeunes occupent, comme la déesse, une position liminale, incertaine et équivoque, où les frontières qui séparent les garçons des filles, les jeunes des adultes, les bêtes des hommes, ne sont pas encore nettement fixées. Elles flottent, elles glissent d’un statut à l’autre… » Chez Atalante, par exemple, la virginité volontairement prolongée fait que tout se brouille, l’enfant ne se distingue plus de la femme mûre, la féminité se virilise, l’humain se fait ours. Les jeunes, à Sparte, sont appelés Pôlos – poulains et pouliches – pour dire leur statut non entièrement acquis à la civilisation. Artémis préside aussi à l’accouchement, moment où la femme est la plus naturellement animale, et à la guerre, qui fait du guerrier une bête saisie de fureur.

Artémis est donc la déesse qui permet à la culture d’intégrer ce qui lui est étranger. Fondatrice de la cité (poliade), elle institue une vie commune pour tous ceux au départ différents. « En faisant de la déesse des marges une puissance d’intégration et d’assimilation, comme en installant Dionysos, qui incarne dans le panthéon grec la figure de l’Autre, au centre du dispositif social, en plein théâtre, les Grecs nous donnent une grande leçon. Ils ne nous incitent pas à devenir polythéistes, à croire en Artémis et Dionysos, mais à donner toute sa place, dans l’idée de civilisation, à une attitude d’esprit qui n’a pas seulement valeur morale et politique, mais proprement intellectuelle et qui s’appelle la tolérance ».

Dionysos dépayse de l’existence quotidienne par le déguisement, le jeu, le théâtre, l’ivresse, la danse et la transe. Il permet de devenir soi-même autre. Il tire vers le haut, vers le dieu.

La Gorgone (ou Méduse), à l’inverse, tire l’homme vers le bas, vers les enfers (Hadès) et la mort. Elle pétrifie, son extrême altérité terrifie, elle glace en mettant face à soi le miroir de soi figé, immobile dans le néant. Puissance de mort, elle est représentée sur les boucliers des Achéens qui attaquent Troie. Les guerriers renvoient en miroir ce qu’ils promettent à leurs ennemis, tout en poussant des cris gutturaux pareils aux sons proférés par les serpents, les chiens et les chevaux en fureur, qu’on dit être ceux poussés aussi par les morts dans l’Hadès. Les éphèbes sont incités à laisser pousser une longue chevelure qui les rendra plus terrifiants au combat, comme les serpents autour de la tête de Méduse. Cette crinière ajoute à leur aspect sauvage et contribue à les posséder d’une fureur de carnage.

Artémis, Dionysos, la Gorgone, sont les trois dieux au masque qui ponctuent le rapport à l’Autre en Grèce ancienne. L’humanité se trouve définie par l’appartenance à la vie politique, à la vie citoyenne, privilège qui distingue des barbares, des étrangers, des esclaves, des femmes et des jeunes. Seules les pratiques institutionnelles permettent d’intégrer ces êtres aux marges de la cité pour avoir contact et commerce, ou les assimiler. Cette attitude rationnelle, bien loin de la haine passionnée des sauvages pour tout ce qui n’est pas eux, est une distance critique par rapport à soi – un grand pas de l’humanité.

Attitude que l’on se doit de rappeler aujourd’hui, où les « racines » de notre civilisation occidentale sont bien malmenées par des groupes extrémistes qui se réclament pourtant d’elles !

Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux, 1998, Fayard Pluriel 2011, 128 pages, €17.00

Catégories : Grèce, Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Yukio Mishima, Confession d’un masque

yukio mishima confession d un masque

Le masque est Mishima, mais aussi celui d’un fils du Japon dans la société machiste et disciplinée des années 1930 à 50, très conformiste, où se distinguer d’une quelconque façon est être rejeté. La confession est celle de la sexualité déviante de l’auteur, attiré depuis l’âge de 4 ans par ses semblables plutôt que par les modèles féminins que sont ses sœur, mère ou copines. Être élevé en enfant fragile par une grand-mère autoritaire et rigide prédispose-t-il à rejeter les femmes ? La vue du cuissard moulant d’un très jeune vidangeur lui a donné ses premiers émois avant même de savoir lire.

Ce furent ensuite les images, associées sans cesse au tragique et à la mort, qui enfiévrèrent son imagination. Amoureux d’un beau jeune homme en cuirasse, il le délaisse dès qu’on lui apprend qu’il s’agit de Jeanne d’Arc. Sa mauvaise santé d’enfant lui fait désirer vivre par procuration, être le héros qu’il ne pourra jamais devenir, le mâle qu’il aurait voulu être. L’odeur de sueur des soldats et des jeunes porteurs vigoureux à demi nus des fêtes locales lui rappellent la brise marine, tandis que leur déchaînement dionysiaque l’emplit d’admiration.

A 12 ans, il redessine les images des contes pour combler ses fantasmes d’éphèbes dénudés tordus de douleur, une balle dans la poitrine ou le crâne ouvert après une chute ; leur simple évocation le fait bander malgré lui. Le saint Sébastien de Guido Reni le ravit, fouaillé dans son corps par le spectacle des souffrances du supplicié : « Les flèches ont mordu dans la jeune chair ferme et parfumée et vont consumer son corps au plus profond, par les flammes de la souffrance et de l’extase suprême » p.44. Il connaît à cette vue sa première éjaculation irrésistible.

A 14 ans, il tombe amoureux d’un condisciple, Omi, plus mûr et bien plus vigoureux que lui. « Dans ce premier amour que je rencontrais dans la vie, je semblais être un oisillon gardant caché sous son aile des désirs animaux vraiment innocents. J’étais tenté, non par le désir de la possession, mais simplement par la tentation toute pure » p.73. Mais au fond, rien que de très normal : à 14 ans il est encore comme tous les autres, « c’était l’admiration de la jeunesse, de la vie, de la suprématie. (…) C’était avant tout cette extravagante abondance de force vitale qui subjuguait les garçons » p.78.

Cet amour pour le sauvage, pour l’animalité vitale, que l’on retrouve un peu partout dans son œuvre romanesque, se mue avec les années en « amour pour le gracieux et le doux », pour les plus jeunes que lui. La lecture de Magnus Hirschfeld lui démontre qu’il a les sentiments des « éphébophiles, qui aiment les jeunes gens entre quatorze et vingt et un ans » p.121. Il avoue sa prédilection, dans la rue, « pour le corps souple d’un jeune homme tout simple, d’environ vingt ans, un corps pareil à celui d’un lionceau » p.170. Mais il est poussé, comme Gilles de Rais, à le torturer en pensées, le soir dans son lit, « tu te presses contre lui et tu chatouille la peau de sa poitrine tendue avec la pointe du couteau, légèrement, comme pour une caresse ». Le couteau se plante, pénètre le corps, le sang coule sur la peau blanche, la victime arque son corps gracieux, gémit, « la joie profonde d’un sauvage renaît dans ta poitrine », avoue Mishima p.171.

velo ado torse nu

Il ne passera jamais à l’acte, son Surmoi social étant trop puissant, mais ces atrocités donnent une idée de sa sincérité à se mettre à nu, bien plus que Gide, bien plus brutalement que Proust, bien plus directement que son aîné Kawabata. Les sociétés répressives, spartiate, aztèque, catholique, samouraï, victorienne, bismarckienne, favorisent-elles l’inversion ? Faut-il jouer la comédie sociale affublé d’un masque pour survivre « normal » aux yeux du grand nombre prompt à haïr qui n’est pas comme tout le monde ?

Mishima l’a longtemps jouée, cette comédie humaine ; il a sacrifié aux conventions, allant jusqu’à se marier, à avoir deux enfants. Il a cru tomber amoureux de filles, comme Sonoko à ses vingt ans. Il a certainement éprouvé de l’affection, un sentiment de protection, un goût d’être ensemble. Mais sans aucun désir sensuel. Dans ce livre aussi cru que la pudeur autorisée des années 1940 pouvait le permettre, il analyse honnêtement ce qu’il ressent. Il transforme son être en littérature.

Adolescent, il vivait ses désirs sans penser plus loin ; jeune homme, il pensait que la guerre allait lui offrir un « suicide naturel » soit sous les balles au combat, soit dans un bombardement ; homme mûr, il n’a plus supporté ce divorce entre la chair vivante et le masque social. Il a monté son suicide comme un événement médiatique, poussant au réveil nationaliste. Mais c’était le dernier masque de ses pulsions intimes pour l’existence idéalisée du samouraï : enfant admiratif des guerriers, page fidèle faisant l’objet de l’attention passionnée de l’adulte qu’il sert, chevalier prenant sous son aile un éphèbe… Il aurait aimé vivre en ces temps plus crus, où l’inversion était admise et socialement utile.

Un livre étrange, plus autobiographique que romancé, qui éclaire l’œuvre et surtout les étapes progressives d’une existence minoritaire, bien plus efficace pour comprendre l’homosexualité que les revendications militantes et les exigences de « droits ».

Yukio Mishima, Confession d’un masque, 1949, traduit de l’anglais par Renée Villoteau, Folio 1988, 247 pages, €7.32

Catégories : Japon, Livres, Yukio Mishima | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,