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Daphné du Maurier, Ma cousine Rachel

Pour Philip Ashley, orphelin trop jeune, son cousin Ambroise est tout ensemble un tuteur, un père, un frère, un conseiller. En fait, tout son univers. Lorsque le gamin a 7 ans et qu’il passe devant un gibet – car dans l’ancien temps, on pendait encore les gens au carrefour – le cousin tuteur lui dit à l’enfant : « Sache ce qu’un moment de folie peut faire d’un homme ». C’est le début du livre, et ce sera la conclusion. Philip a désormais 24 ans ; il a été pris sous son aile par le fils du frère de son père, qui avait 22 ans à la mort successive de ses deux parents.

Le roman déroule l’initiation au monde adulte d’un jeune imbécile particulièrement niais. « Nous étions tous deux des rêveurs, dit-il, sans esprit pratique, réservés, pleins de grandes théories. Et, comme tous les rêveurs, aveugles au monde éveillé. Nous étions misanthropes et avides d’affection. Notre timidité imposa silence à nos élans jusqu’au moment où notre cœur fut touché. » Tout est dit. Ambroise, a 47 ans, s’entiche d’une lointaine cousine qu’il a rencontrée en Italie, pays chaud conseillé par son médecin pour se soigner. Rachel est demi-italienne et a déjà été mariée à 17 ans avec un comte riche, Sangalletti, qui est mort. Quelques mois après son mariage, Ambroise décède lui aussi à Florence d’une mystérieuse maladie que l’on croit héréditaire – peut-être une tumeur que son père avait eu avant lui et son grand-père aussi – ou peut-être d’empoisonnement comme lui même le croit et l’écrit avant de passer. Mais la tumeur au cerveau peut faire délirer et rendre paranoïaque. Dans ce « mais » réside toute l’ambiguïté voulue par l’autrice.

Dans sa dernière lettre, il appelle Philip au secours et le jeune homme de 24 ans fait le voyage. Il arrive trop tard, Ambroise est mort et enterré au cimetière protestant de Florence, et Rachel est partie. Quand la cousine rejoint soudain l’Angleterre, c’est la confusion des sentiments ; la haine et le désir cohabitent. Philip au début ne veut pas la voir, prévenu contre elle par la correspondance, puis décide par honnêteté de l’inviter à venir visiter le domaine dont Ambroise, son ex-mari, lui a beaucoup parlé. Ambroise avait rédigé un testament, qu’il n’avait finalement pas signé, léguant ses biens à Rachel, sauf l’administration du domaine à Philip, avec rétrocession à ce dernier de la fortune à la mort de Rachel. Philip se dit que la cousine a des droits comme ex-épouse, et veut réparer le manque de son papa-cousin.

Il s’attache progressivement à Rachel, qui est pour lui une mère de substitution en même temps que, confusément, une amante possible. Il n’a jamais connu l’amour, pas même au collège ou à l’université, déserts qu’il a traversés sous l’égide du seul amour filial pour l’homme qui l’élevait. Il est donc nu et démuni face aux femmes ; soit il les considère comme des camarades négligeables, comme Louise, soit comme des madones à honorer, comme Rachel. Il est jaloux de tous ceux qui tournent autour d’elle, reprenant l’épouse de son cousin comme un bien de famille. Il découvre leur manipulation, leur séduction, leurs façons d’être : « Voilà un trait exaspérant des femmes : toujours le dernier mot (…) Une femme n’était jamais dans son tort, eût-on dit. Ou, si elle l’était, elle tournait les choses à son davantage, la faisant paraître sous un autre jour » (chap.14) – et c’est une femme, Daphné du Maurier, qui l’écrit. Une belle vérité.

Mais Rachel est vénale, elle a vécu une enfance dans la misère, dans un milieu où le sexe était une arme de séduction pour appâter les gens riches. De quoi pomper leur fortune avant de les faire disparaître. Mais l’ambiguïté demeure. Sont-ils morts de mort naturelle ? Personne ne le sait. Lorsqu’elle vient en Cornouailles, Rachel se sert-elle de Philip son cousin ? L’auteur laisse l’équivoque. L’Italie n’est pas l’Angleterre, et le tempérament florentin volontiers machiavélique de nature n’est pas le tempérament de rigueur protestante. Elle est charmeuse et n’en pousse pas moins ses pions, au lieu d’aller droit dans la rectitude morale requise par les convenances anglaises. Certes, elle profite de la naïveté du jeune homme pour lui soutirer de l’argent sans le demander expressément, mais elle semble avoir un attachement pour lui dans ses lettres à son ami italien Ranieri, son conseiller financier et ami florentin. Elle fait en sorte que Philip perde la tête pour elle et dans un élan d’exubérance hormonale lui lègue ses biens comme son cousin Ambroise aurait voulu, le jour de ses 25 ans, majorité qui l’émancipe de son tuteur. « Nous nous tenions étroitement enlacés et elle semblait avoir attrapé ma folie, elle semblait partager mon ivresse, nous étions entraînés tous deux dans un torrent de fantaisie insensée » (chap.21). Elle semblait… le lendemain, rien ne va plus.

Dès lors Rachel change radicalement d’attitude à son égard ; elle se fait plus froide, plus distante, engage une gouvernante pour éloigner les assiduités du jeune homme, fait de nombreux voyages à la ville pour transférer de l’argent en Italie, puisqu’elle est désormais maître de la fortune, sauf du domaine. Philip le sait mais ne veut pas le voir, Philip a lu les lettres de son cousin et mentor, mais ne veut pas les croire. Il est dans le déni, avec cette obstination du jeune homme qui se rebelle contre la réalité de la trahison. Il est bête, il ne s’en apercevra que trop tard. Son amie Louise, la fille de son tuteur Kendall, d’un an plus jeune que lui a beau le mettre en garde et lui expliquer les manœuvres de Rachel, une femme comme elle, Philip, ne veut rien écouter, ne veut rien savoir. Il va jusqu’au bout de son destin tragique, délaissant celui tout tracé d’épouser Louise, à qui il est destiné depuis l’enfance selon l’opinion du village. Il découvre la complexité morale… Qu’est la foi sans le doute ? Qu’est l’amour sans la sincérité ?

Le jeune homme va tomber brusquement malade après son anniversaire des 25 ans – soi-disant pour avoir nagé nu dans la mer glaciale de Cornouailles à la fin mars. Rachel le soigne avec dévouement, Janus à deux faces, successivement froide et séduisante, généreuse et avide, en fait insaisissable. Le docteur déclare que ce fut une méningite. Mais Philip reste attaché à Rachel et ne veut pas qu’elle parte à Florence, où elle veut retourner, fortune faite. Elle va donc tenter de l’empoisonner avec des graines de cytise dans sa tisane du soir, une plante qu’elle a introduite dans le domaine en rénovant les jardins, sa passion. Dans le langage des fleurs, le cytise symbolise la dissimulation. Elle en avait dans sa villa de Florence, Philip les a vues. Le jardin sous le soleil est à la fois beauté et danger, les fleurs exquises donnent des graines de poison – tout à l’image de la cousine Rachel. Philip va en trouver des graines dans une enveloppe d’un tiroir fermé à clé dans son boudoir. Il finira par comprendre – enfin. Rachel ne lui veut pas que du bien. Son amour pour elle n’est qu’une exaltation des sens, sans réciproque. Il va donc laisser faire le destin – et Rachel sera morte. C’est de sa faute, il le sait, Louise le sait. C’est pourquoi Le roman fait retour au gibet, bien que l’on ne pende plus au carrefour.

Commencé comme une romance gothique pleine d’ambiguïté, il se termine en thriller d’une grande richesse psychologique où le doute subsiste ; superbement conté, il montre l’évolution d’un jeune homme mal dégrossi dans les relations humaines ; il donne à voir l’attachement d’un enfant adopté pour son tuteur et l’amour profond qui les unit, au point de déterminer l’enchaînement des faits ; il met en scène la manipulation féminine par la séduction, en un temps où la femme n’a aucun droit et dépend en tout de son mari. J’ai bien aimé.

Un film, Ma cousine Rachel de Henry Koster, est sorti en 1952 avec Olivia de Havilland et Richard Burton.

Une série TV de la BBC de Brian Farnham est sortie en 1983, avec Geraldine Chaplin et Christopher Guard.

Daphné du Maurier, Ma cousine Rachel (My Cousin Rachel), 1951, Livre de poche 2002, 384 pages, €8,90, e-book Kindle €8,49

DVD Ma cousine Rachel, Henry Koster, 1952, avec Audrey Dalton, George Dolenz, Olivia de Havilland, Richard Burton, Ronald Squire, ESC films 2015, anglais sous-titré français, 1h34, €12,90

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Desberg et Duarte, I.R.$ Trente milliards de dollars

Un milliardaire de la finance de 27 ans se meurt d’un cancer foudroyant et consomme des putes à la soirée pour 10 000 $ ; celles qui le reconnaissent disparaissent. N’ayant pas d’héritier, il souhaite léguer sa fortune à un projet pour l’humanité. Il mandate pour cela plusieurs personnes indépendamment, dont Larry B. Max, ex-agent spécial de l’I.R.S, Internal Revenue Service, chargé d’enquêter sur la fraude fiscale. Son Bureau des enquêtes criminelles est une sorte de service secret de la finance chargé du blanchiment d’argent, de la fraude boursière, et de la corruption due au trafic de drogue. Rangé de l’action, l’ex-agent fut un temps sénateur, avant de se retirer pour élever ses enfants, un garçon de 14 ans et une fille de 10 ans, après la mort de sa femme.

Larry rencontre Argon, le milliardaire en sursis. Il ne comprend pas vraiment à quoi rime cet héritage qu’on lui propose de gérer. Il ne tarde pas à découvrir, via une avocate célèbre qui l’aborde, qu’il est l’un des cinq choisi pour ce même projet mis en concurrence. Sauf que Jessa Thorpe se tue presque aussitôt en Ferrari sur une route droite et sans personne. On l’a tuée. A son domicile, où il pénètre en pleine nuit comme sait le faire un agent, Larry découvre un dossier où figure deux des trois autres noms : un ancien colonel de l’armée, fondateur d’une société de mercenaires, et un mafieux reconverti dans le crime financier. Reste le troisième nom. En se faisant agresser dans la villa, la vidéosurveillance livre une silhouette, que Larry compare bientôt à celle de la milliardaire héritière de papa qui multiplie les recherches sur la santé.

Consultant un sociologue, Larry entrevoit que la seule façon d’aider l’humanité serait de créer une banque indépendante des puissances financières, apte à prêter aux pays du sud sans contrepartie géopolitique. « Il faut que chacun ait confiance dans le rôle qu’il y joue et dans le rôle que les autres y jouent. C’était censé s’appeler le capitalisme d’après Adam Smith ». Sauf qu’il a été dévoyé. Son fils de 14 ans montre à Larry comment : par Jeremy Bentham, l’utilitarisme du calcul hédoniste de chacun. Aucun projet collectif, l’égoïsme du chacun pour soi, avec la force pour droit. L’adolescent « achèterait un avenir à la planète », le désordre climatique ayant tué sa maman.

Chacun des autres envoie ses gros bras dissuader Larry B. Max de participer, croyant être le seul à mieux savoir que tout le monde ce qu’il faut à tout le monde. Le colonel veut surarmer l’Amérique et financer la recherche sur de nouvelles armes pour un monde dominé par les élites yankees ; le mafieux veut garantir la croissance actuelle en préparant les villes aux changements du climat, tout en les protégeant des flux d’immigrants ; l’hritière à papa veut financer la recherche sur les implants vitaux qui permettront à ceux qui peuvent se le payer d’être alertés sur leurs dysfonctionnements et pouvoir ainsi obtenir des traitements adaptés. En bref, rien de bien neuf dans le monde trompeur des trumpiens qui ont voté grande gueule et agressivité.

Argon a réuni les trois sur son bateau, et Larry, qui avait décliné la proposition, finit par se joindre à eux à la surprise de tous. Non pas pour un projet de dépense des trente milliards, mais pour tout simplement l’en empêcher. Il a découvert un document, issu des recherches de l’avocate, faisant état d’un orphelinat en Australie financé par Argon, avec deux autres pour noyer le poisson. L’origine de sa fortune vient de là… Et la fin, que j’omets volontairement, est spectaculaire.

Le scénariste Desberg caricature évidemment un peu tout : les milliardaires forcément salauds, les puissants prêts à tout et à tuer, l’élitisme forcené de la nouvelle classe libertarienne, le génie informatique des surdoués désintégrés dès 10 ans, le cocon de la famille et des rejetons. Il simplifie le monde entre bons et méchants, dans la ligne du catholicisme belge de ses années de jeunesse, le diable et le bon Dieu. Mais c’est une BD d’action, pas de pédagogie sur les affaires. Elle convient parfaitement à l’époque superficielle et moutonnière, qu’un James Bond financier, papa comme tout le monde, rassure.

Stephen Desberg et Carlos Rafael Duarte, I.R.$ Trente milliards de dollars – tome 25, 2025, Lombard, 56 pages, €13,95 , e-book Kindle €5,99

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Mourir peut attendre de Cary Joji Fukunaga

Avec un réalisateur cette fois américain, et après l’épidémie de Covid, on peut s’attendre à un saut technologique et à la fin du James Bond traditionnel. C’est ce qui arrive : le mythe est cette fois-ci « déconstruit » – et en morceaux. La technique l’emporte sur l’humain, et ce qui reste est une petite fille…

L’ex-agent du MI6 vieillissant Bond (Daniel Craig) coule des jours heureux avec Madeleine (Léa Seydoux), ex-docteur psy, à Matera en Italie où est enterrée Vesper Lyn, le grand amour défunt de Bond. Il part seul méditer devant sa tombe… qui explose, manquant de le supprimer. Puis il est poursuivi par deux autos et une moto dont il a du mal à se défaire. Comment les tueurs ont-ils su qu’il était ici ? Ce ne peut être que par la trahison de Madeleine, qui le leur a livré. Ainsi croit-il, selon un message de Blofeld (Christoph Waltz) qui la félicite d’avoir livré son conjoint, qu’il écoute en fuyant en Aston Martin DB5 avec elle. Si elle dément, elle n’est guère convaincante, inconsciemment coupable. Il la fourre dans un train et l’oublie.

Le pré-générique, toujours très long dans les films 007, a montré une Madeleine enfant (Coline Defaud) dans une maison isolée de Norvège qui voit un homme s’avancer vers la maison. Elle tente de réveiller sa mère des brumes de l’alcool, mais celle-ci la rejette : elle est tuée d’une rafale. La petite fille se cache sous le lit – où se cachent toujours les enfants. Mais elle sait que son père « tue des gens » et a vu les armes. Elle s’est saisie d’un pistolet et tire sur l’homme, qui porte un masque de nô pour cacher son éruption cutanée. Il se fait appeler Lyutsifer Safin (Rami Malek), elle le saura plus tard. Ce Lucifer n’est pas mort, inexplicablement. Il se relève et poursuit la fillette, qui fuit sur la glace gelée du lac (comme Bond en Écosse précédemment). La glace cède et elle coule ; ne pouvant retrouver le trou, elle va se noyer. Mais le masque tire et casse la glace pour lui tendre la main. Il l’a sauvée, en rachat de son traumatisme infantile, saura-t-on plus tard. Elle lui est redevable…

Cinq années passent et M (Ralph Fiennes) a créé le Projet Héraclès, une arme absolue. C’est un virus nanorobot capable d’infecter tous les humains, mais de ne tuer que des cibles précises selon leur code génétique. Les Anglais meilleurs que les Chinois du Covid à ce jeu d’apprenti sorcier ? L’organisation Spectre, qui survit toujours malgré son chef Blofeld emprisonné, on saura pourquoi, a décidé de s’emparer de cette arme biologique et attaque le labo biologique sécurisé – situé lamentablement en plein Londres (quelle ineptie de sécurité publique !). Il tuent et font exploser tout, s’emparent des éprouvettes et emmènent avec eux le savant (évidemment russe) Valdo Obruchev (David Dencik), qui se vend (comme tout bon ex-soviétique) au plus offrant.

James Bond, retiré dans une villa tropicale en Jamaïque où il pêche en sous-marin et fait de la voile, tout en picolant sec dans les bars du coin le soir, est abordé par son ami de la CIA Felix Leiter (Jeffrey Wright). Avec son jeune collègue technocrate ambitieux à la C, Logan Ash (Billy Magnussen), ils ont repéré un criminel dangereux pour le monde entier par son arme biologique et ont tracé Obruchev à Cuba. Il demande à Bond de reprendre du service pour lui, car il est le meilleur, même le jeune le reconnaît. James refuse, mais une certaine Nomi l’aborde directement, sabote sa Land Rover pour le ramener chez lui en scooter – et lui avouer directement qu’elle est le nouveau matricule 007 et que le Projet Héraclès de M menace le monde après avoir été piraté. Bond, alors, accepte la mission avec elle. Politiquement correct américain oblige, le nouveau 007 est une femme, et du noir le plus foncé qui existe (Lashana Lynch). Nomi est d’ailleurs efficace et sympathique, mais plus comme un agent bien entraîné que réfléchissant au sens de sa mission.

James Bond se rend alors à Cuba où il rencontre Paloma (Ana de Armas), collègue de la CIA de Leiter, trois mois d’entraînement mais très opérationnelle. Lui en smoking blanc apporté par la belle, elle en robe de soirée noire ouverte jusqu’au ventre qui dégage presque ses seins. Ils infectent comme des homovirus une réunion de Spectre pour l’anniversaire de Blofeld, dont ils s’aperçoivent qu’il dirige son organisation depuis sa prison par un œil bionique. Ce qui explique ses marmonnements inexpliqués que les psy ont noté. L’œil en question permet aussi au malfrat, depuis sa prison de Bellmarsh, de s’apercevoir de la présence de Bond. Il ordonne à son agent Primo (Dali Benssalah), doté lui aussi d’un œil bionique, d’éliminer Bond par la diffusion dans l’air ambiant du virus nanorobot programmé pour s’attaquer au système ADN de Bond uniquement. Sauf que ce n’est pas ce qui se produit : Bond est le seul survivant, tous les autres crèvent. Obruchev a reprogrammé Héraclès sur instruction de Safin. Il parvient à fuir en emmenant le savant et pique l’hydravion de Nomi pour rejoindre un bateau de la CIA. Il se rend compte alors que Logan Ash est un traître affilié à Spectre. Échanges de tirs, Leiter est tué, le bateau explose, Ash s’enfuit avec Obruchev, Bond parvient à se dépêtrer de la coque qui s’enfonce.

Bond retourne à Londres, où il rencontre M et l’accuse d’avoir joué avec le feu. M finit par l’admettre et à demander à Bond de l’aider. Il veut rencontrer Blofeld en prison pour obtenir un nom ; M lui demande d’être accompagné de sa psy, la seule avec qui il parle. C’est le Dr Madeleine Swann. Elle est toujours soumise à Safin, qui a recruté Ash et Primo, et est « forcée » de s’enduire de nanorobots programmés sur les mains et les poignets pour infecter Blofeld via Bond. Lorsque le faux-frère, jaloux qu’il lui ait ravi jadis l’affection de son père, avoue à son « coucou » James qu’il a lui-même organisé l’embuscade au cimetière de Vesper parce qu’il savait qu’il allait forcément s’y rendre un jour, et que donc Madeleine ne l’a en rien trahi, Bond saute sur lui pour l’étrangler, mais se contrôle. Cependant, il l’a touché, et les nanorobots font leur boulot : exit Blofeld. Lucifer Safin reste le seul maître.

James Bond rejoint alors Madeleine Swann dans son chalet d’enfance en Norvège, et s’aperçoit qu’elle a une fille de 4 ans, Mathilde (Lisa-Dorah Sonnet). Madeleine lui dit qu’il n’en est pas le père, pour lui éviter de s’engager. Les parents de Safin ont été tués par le père de Madeleine lorsqu’il était enfant, et lui adulte a voulu reproduire la situation pour se venger, puis tuer Blofeld qui en a donné l’ordre. A ce moment, Nomi prévient Bond que des tueurs sont en route selon les images satellites de Q (Ben Whishaw). Bond délaisse son Aston Martin V8 pour prendre la Toyota Land Cruiser banalisée de Madeleine et emporte mère et fille pour fuir. Course poursuite sur les routes et dans la forêt. A pied, en commando, Bond élimine les tueurs restants dont Ash, tandis que Madeleine en élimine aussi mais, faute de munitions, est enlevée par Safin en hélico.

Q localise le terroriste sur une île contestée entre Japon et Russie, ancienne base de la Seconde guerre mondiale où Safin a établi sa ferme de nanorobots destinés à envahir le monde pour prendre le contrôle des gens. Le virus programmé peut cibler une seule personne, ou toute une famille, éradiquer un groupe ethnique, voire une « race » entière comme les Noirs, ce que dit Obruchev à Nomi en passant – avant qu’elle ne le jette dans une cuve d’acide parce qu’il est pour lui l’heure de mourir. C’est dire le danger de cette arme absolue. Bond s’embarque avec Q dans un C-17 Globemaster espion sur zone, et part avec Nomi dans un drone planeur apte au sous-marin, dernier gadget de Q. Ils infiltrent la base, tuent tout ce qui bouge, dont Obruchev sans pitié, mais Bond est contraint de se soumettre quand Safin tient la petite Mathilde. Lorsqu’il réagit en agent bien entraîné, Safin disparaît dans une trappe avec la fillette, qu’il laisse cependant repartir toute seule avant de fuir dans son repaire au cœur de l’île.

Objectif de Bond : assurer par Nomi la fuite de Madeleine et Mathilde en canot, tandis que lui va ouvrir les trappes d’aération des silos sur l’île pour que les missiles tirés par deux destroyers de la Navy puissent détruire tous les nanorobots. Il lutte avec Primo et un gadget de Q, la montre à champ magnétique pour désactiver les systèmes électroniques, permet de le tuer en faisant exploser son œil bionique. Tout est prêt… sauf que les panneaux des silos se referment. Safin est toujours dans la base et blesse Bond avant de lutter avec lui à mains nues. Il l’a infecté avec des nanorobots programmés pour tuer Madeleine et Mathilde, le condamnant à ne plus pouvoir les toucher pour tout le reste de sa vie. Bond, blessé, tue froidement Safin, ce qu’il aurait dû faire aussi de Blofeld dans le film précédent – on ne gagne jamais à laisser en vie pour raisons « humanistes » des psychopathes. L’humanisme consiste à choisir le salut du plus grand nombre, pas celui de chaque individu au prétexte qu’il serait amendable. Bond rouvre les silos et téléphone à Madeleine pour lui dire que tout est fini, qu’il est trop tard pour lui à cause des missiles déjà lancés, qu’il ne peut d’ailleurs plus l’approcher pour cause de virus. Madeleine lui confirme alors que Mathilde est bien sa fille, ce que Bond savait par Safin à cause de sa programmation des nanorobots.

Fin de James Bond 007, il a fait son temps, et bien fait. Il a sauvé le monde et laissé une enfant ainsi que des souvenirs glorieux chez ses amis, réunis autour d’un verre de whisky (écossais) en son honneur : M, Tanner, Q, Moneypenny (Naomie Harris) et Nomi. M lit une citation de Jack London sur la différence entre vivre et exister. James Bond ne s’est pas contenté de vivre.

DVD Mourir peut attendre (No Time to Die), Cary Joji Fukunaga, 2021, avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Christoph Waltz, Rami Malek, Lashana Lynch, MGM / United Artists 2024, doublé anglais, français, 2h36, €9,99, Blu-ray €14,99

DVD James Bond 007 – La Collection Daniel Craig : Casino Royale, Quantum of Solace, Skyfall, Spectre, MGM / United Artists 2020, français, anglais, €10,27, Blu-ray €33,92

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Joseph Joffo, Simon et l’enfant

1942-1944, la période fétiche de Joseph Joffo, enfant juif qui a vécu dans sa chair la guerre et la traque antisémite. Il y revient ici, une fois de plus, vingt ans après, pour exploiter le filon de l’émotion facile, avec le talent de conteur qu’on lui reconnaît sans peine.

L’histoire est mince mais fait toujours pleurer. Dans Paris occupé, le gamin Franck, dans les 10 ans, va à l’école où le gros Rital Luciano se prend pour Mussolini et le domine avec sa cour de lâches suiveurs. Franck n’a qu’un ami, Amstrong à moitié anglo-saxon. C’est avec lui qu’il fait les cents coups, resquille habilement le poinçonneur dans le métro, s’introduit aux courses de Longchamp derrière la jupe des dames.

Franck n’a pas de père ; il est parti lorsqu’il s’est aperçu que Mireille, sa compagne, était enceinte. Franck n’a qu’une mère, qu’il adore comme un petit garçon. Il est jaloux du nouveau compagnon de celle-ci, Simon, un juif. La propagande de Pétain n’aime pas les juifs, les occupants hitlériens veulent les éradiquer comme des poux, le cinéma passe le film couru qui délasse de la journée, Le Juif Süss. Il y est démontré que le juif est avide et sournois, qu’il adore l’argent et prend les femmes. Franck n’y croit pas, mais Simon lui prend sa mère : il le déteste pour cela.

Difficile pour Simon de travailler. Ses parents, les Finkelstein venus d’Odessa au pays des Droits de l’Homme, sont déportés. Lui, ancien combattant de 40 qui a déserté – et pris la carte d’identité de son copain Fincelet mort sous ses yeux – ne se déclare pas comme juif. Il en est honteux, mais veut survivre. Il ne peut pas travailler et s’entraîne aux tours de carte pour épater les gogos. Mais un jour qu’il officie avec son parapluie à Longchamp, il est pris à partie par la police. Franck, qui voulait le confronter à son échec en le suivant avec son copain Amstrong et sa chienne Luma, assiste à la scène. C’est Luma qui sauve la mise en aboyant comme une folle, renversant les flics, courant sur la piste. Simon s’échappe, tout comme Franck et Amstrong.

Au fond, c’est Franck qui l’a sauvé, ce juif… Dès lors, Simon le voit d’un autre œil. Le gamin n’est pas méchant, seulement jaloux ; il n’est pas antisémite, seulement fils chéri. Il peut comprendre cela, lui le fils unique d’une mère juive. La situation s’apaise, mais Mireille se meurt de la tuberculose. Franck se retrouve orphelin, et Simon n’est même pas son beau-père, juste un étranger à la famille. Le gamin est donc envoyé par l’Administration dans un orphelinat tenu par des religieux, à Saint-Pierre des Corps en Touraine.

Il ne s’y fait pas. Brimé parce que nouveau, de plus Parisien de Montmartre parmi ces bouseux, mécréant malgré son baptême catholique, il finit par découvrir que le père Pascal est gaulliste et résistant. Il s’évade de l’orphelinat et rentre à Paris, mais ne l’oubliera pas. Aussi, lorsque Simon entre dans la Résistance pour casser du Boche, il l’a rejoint pour vivre avec lui, lui parle de la filière, du pèlerinage à Lourdes où l’on part à 15 pour revenir à 12, faisant passer en Espagne des aviateurs alliés abattus ou des résistants grillés.

Mais cette Résistance du quotidien, faite de petites tâches morcelées, ne convient pas au désir de Simon. Avec sa cellule, vaguement communiste mais qui comprend un cheminot, il propose de faire dérailler un train. Justement, l’un d’eux part de la gare de l’Est rempli uniquement d’Allemands, soldats qui rentrent en Allemagne. Ils avisent un pont après un tunnel, dévissent les voies, et assistent à la débâcle. Les autres voulaient partir aussitôt, mais Simon a insisté pour rester au spectacle. Il a son holocauste d’Allemands grillés et s’en réjouit d’une joie mauvaise. Il ne se préoccupe pas des dommages collatéraux : son retard à partir vaut aux autres d’être pris et certains abattus ; lui parvient à peine à se faufiler à travers champs.

Il embarque aussitôt Franck pour se mettre au vert car peut-être ceux qui ont été pris vont parler. Ils se rendent en Savoie, où ils trouvent dans la solitude des montagnes de quoi survivre encore un peu en travaillant dans la station durant la saison. Mais le printemps revient, celui de 1944, et ils doivent s’en aller. La Résistance leur donne une planque, mais elle est vite éventée car ceux de province sont surveillés plus efficacement qu’à Paris. Les voilà pris et déportés au camp français de Drancy, au nord-est de Paris.

Simon finit par se déclarer comme juif, malgré sa vraie carte de fausse identité, et montre aux gens de la Gestapo que Franck n’est pas son vrai fils car il n’est pas circoncis. Mais Franck ne veut pas quitter « papa », ce serait perdre le seul père qu’il ait jamais connu. Doutes de l’officier, grand amateur de cognac, qui décide de ne pas décider à les déporter en Allemagne et d’attendre.

La Libération arrive et les voilà officiellement père et fils, sous le nom de Fincelet. Ils retrouvent leur quartier et leurs amis, la concierge, le vieil adjudant râleur, la chienne Luma, Amstrong et le gros Luciano – et tout est pardonné.

Un peu simple mais bien conté. En ces temps d’antisémitisme ravivé par la haine religieuse arabe, les vitupérations indignes de la gauche française qui se couche devant le tribun Mélenchon, et par les exactions du gouvernement d’extrême-droite israélien à Gaza, montrer que les relations humaines peuvent être plus fortes que les préjugés a quelque chose de salutaire.

Joseph Joffo, Simon et l’enfant, 1985, Livre de poche 1986, 255 pages, occasion €2,00, e-book Kindle €4,49

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Sélinonte 1

Nous déjeunons dans un bar en bord de plage. 19 € pour un buffet d’antipasti et d’un tiers de bouteille d’eau chacun avec un café. Nous avions le choix de tomates en salade, oignons rouges confits, courgettes et aubergines grillées à la plancha, tapenade d’olives vertes, ricotta fraîche et filets d’anchois au naturel. salade fraîche sont plus importants.

Le site de Sélinonte est très vaste avec plusieurs temples quasi tous en ruines à cause des guerres, des tremblements de terre et des pillages de pierres de construction. Deux sont anastylosés, terme technique qu’emploie volontiers le guide, et qui signifie « remontés ». Notre guide aime ainsi à parsemer de termes savants son discours, autant par souci de précision technique que pour montrer qu’il maîtrise le savoir et le vocabulaire des initiés. Il se méfie un peu des retraités dont il ne sait pas quel était leurs parcours avant ce voyage et il tient à apparaître comme un spécialiste de son sujet, imbattable sur les termes, les analyses et les dates. C’est tout à son honneur, mais digne d’être remarqué. Il use même de termes précieux, peu usités, comme la « perdurance » pour dire la perpétuation, « anastylosé » pour dire la reconstruction, « apotropaïque » pour dire propice ou anti-mauvais sort, « hippodamien » pour dire en damier. Le mot « culture » roule dans sa bouche comme une bouchée au chocolat.

Les temples relevés sur le plateau de Marinella sont nommé par des lettres, faute de savoir à quel dieu ils étaient voués. Ils montrent un joli grain de pierre sur les colonnes à tambour, cette fois cannelées, donc terminées. le guide nous détaille le péristyle, le pronaos, le naos, l’adyton et l’opisthodome. Puis les trois ordres de style, dorique, ionique et corinthien, et les détails de l’architecture, les colonnes montées sur stylobate, l’architrave et les frises de triglyphes et de métopes en alternance, le tympan avec son larmier au-dessus et sa gargouille au coin, l’acrotère dessus. Je n’ai pas tout retenu, il fait très chaud. Sur le site pousse de l’absinthe ou armoise, de petits chênes-lièges. Le nom de Sélinonte vient du grec selinon qui désigne le céleri sauvage. En 409 avant, Carthage longtemps alliée de Sélinonte a saccagé entièrement la ville parce que Sélinonte avait choisi de retourner sa tunique durant la première guerre punique.

Nous ne croisons dans les ruines que des vieux, quelques jeunes couples italiens, et un étudiant qui révise son droit. Sauf un couple d’Allemands en visite avec ses deux enfants, une fille déjà adolescente et un garçon de 10 ans en short et claquettes, aux pieds déjà grandis par la préadolescence. Il est très affectueux avec son père, allant même jusqu’à lui embrasser le sein d’un geste rapide et possessif en guise de complicité.

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La Classe de neige de Claude Miller

Nicolas, 10 ans (Clément Van Den Bergh, 12 ans au tournage), est un garçon perturbé qui ne sourit jamais et parle peu. Il est flanqué d’un petit frère qu’il aime bien (Tom Jacon), d’une mère démissionnaire (Tina Sportolaro) et d’un père un brin inquiétant (François Roy) qui lui raconte des histoires à faire peur. Sadisme inconscient ? Il brutalise le garçon, peut-être pour masquer ses désirs incestueux. Nicolas cauchemarde qu’il le pousse dans le grand bain alors qu’il sait mal nager ; il le tue à plusieurs reprise dans des fantasmes de vengeurs masqués ou d’accident de voiture.

Il est envoyé en classe de neige à Morzine, à plus de 200 km de la maison, et son père veut le conduire lui-même dans sa R25 grise de fonction ; il est représentant en prothèses médicales. L’accident de car de Beaune est encore frais dans les mémoires, le car a brûlé le 31 juillet 1982 sur l’autoroute A6 et a tué 546 enfants et adolescents de 5 à 14 ans, plus sept adultes.

Nicolas rejoint les autres qui sont déjà arrivés. Comme il est timide, il n’a pas vraiment de copain, ni de copine. Il oublie – et son père aussi – son sac dans le coffre et se retrouve sans pyjama le soir. Il pourrait dormir en slip, cela se faisait couramment dans les colos, mais il semble que ce ne soit pas le cas ici. Un autre garçon, étranger et plus mûr, lui prête son pyjama de rechange. Hodkann (Lokman Nalcakan) devient son ami, attiré peut-être par sa vulnérabilité et son air perpétuellement rêveur. Il dort dans la couchette en-dessous.

La peur de Nicolas est de pisser au lit, symptôme évident d’un gamin troublé, angoissé la nuit. Sa mère ne semble pas s’en préoccuper, et la maîtresse (Emmanuelle Bercot ) non plus. Il n’a qu’à « ne pas pisser, et voilà tout ». Ben voyons… Nier ce qui gêne a toujours été le cas des profs et des parents indifférents. Les premiers parce qu’ils considèrent que ce n’est pas leur métier, les seconds parce que ça passera. Nicolas mouille son lit une nuit, se lève et va se laver, mais s’aperçoit qu’il neige enfin dehors. Il ne fait pas de ski, faute d’affaires, mais se réjouit pour les autres. Il sort alors dehors pour toucher la neige et s’en frotter, les pieds nus, mais la porte sécurisée ne s’ouvre que de l’intérieur. Il est enfermé dehors et personne ne répond !

Il avise alors la 2CV de Patrick (Yves Verhoeven), un gentil moniteur qui l’a pris sous son aile et qui l’aime bien. Il dit même à la caissière de la boutique où il va lui acheter quelques affaires, anorak, tee-shirt, chaussettes, cagoule, que s’il n’est pas réclamé d’ici un an, il le garderait bien. Son père, en effet, n’est pas revenu porter le sac oublié. Sa mère ne sait pas où il est ni comment le joindre. La colo avance donc probablement les fonds nécessaires « en urgence », avant de se faire rembourser par les parents. La 2CV s’enfouit sous la neige qui tombe en continu, et Nicolas cauchemarde qu’il est glacé, mort, et qu’on le fourre dans un cercueil d’où il ne peut pas sortir. C’est Patrick qui le trouve au matin et le prend dans ses bras comme un petit enfant pour le ramener au chaud.

Il tombe malade, avec de la fièvre, rien de bien grave. Le docteur dit à la maîtresse que Nicolas est un ourson mal léché. Mal léché quand il était petit par sa mère, qui semble-t-il ne l’a pas aimé ni caressé comme il se devait. Peut-être parce que le père a pris toute la place en le surprotégeant, sans la tendresse qui aurait dû aller avec. Il ose à peine le toucher, mettre un bras sur ses épaules, l’étreindre. Il se contente de parler en raisonneur. Nicolas fantasme l’amitié de Hodkann, rêvant de se le sauver lors d’une invasion de terroristes ; il fantasme l’amour d’une femme en rêvant de se voir embrasser sur la bouche par sa maîtresse ; il fantasme de se retrouver petit bébé avec une mère aimante lorsqu’il voit, au retour, dans une station-service, une maman et son bébé. Toutes les névroses de l’auteur du roman, Emmanuel Carrère, apparaissent probablement dans ce livre. Le film en rend bien compte.

Nicolas est laissé au café avec un Lucky Luke tandis que les autres vont skier. Deux gendarmes entrent et font apposer une affiche à propos de René, un jeune garçon du coin qui a disparu depuis trois jours. Nicolas en cauchemarde la nuit venue, se rappelant ce que son père qui a dit un jour : que des inconnus enlevaient des enfants pour les éventrer et leur prélever un rein, une façon d’évoquer ses propres fantasmes érotico-sadiques, une façon aussi de « justifier » son interdiction de monter avec lui sur les montagnes russes, accessibles uniquement avec un adulte avant 14 ans. Pour se rendre intéressant auprès de son seul ami, Nicolas affabule. Il grossit cette anecdote en faisant de son père un chasseur de méchants. Ce pourquoi, lorsque les gendarmes reviennent pour enquêter sur une R25 grise, Hodkann leur dit que le père de Nicolas en a une, ce qui leur permet de faire le rapprochement avec ce qu’il savent déjà.

L’abuseur d’enfant est arrêté et Nicolas renvoyé chez lui. C’est Patrick qui l’accompagne personnellement en 2CV. On n’a rien dit au garçon car les profs, comme d’habitude, ne veulent pas se mouiller, ce n’est pas leur métier. La maîtresse se fâche même lorsque les élèves, pourtant de 9 à 11 ans, parlent entre eux de ce garçon retrouvé mort. Il faut se taire, ne pas évoquer cette histoire, selon elle. Alors qu’il serait au contraire nécessaire d’en parler, avec des mots d’adulte envers des enfants, pour évacuer l’émotion. Mais il ne faut attendre cela des profs, ce n’est pas leur métier, ils n’ont pas été formés, ils ne sont pas assez payés, ils ont bien d’autres choses à faire, et ainsi de suite… La critique ironique du film consiste, à ce moment-clé, en un dialogue entre Vanessa et Hodkann ; elle demande : « ça veut dire quoi être violé » ? Et il répond : « c’est mettre sa b… » juste avant que la maîtresse prenne sa grosse voix et l’éjecte au dortoir. Les gamins sont souvent moins niais que les profs en ces occasions.

Un bon thriller psychologique, où l’enfant révèle par ses cauchemars ce qu’il sait au fond de lui sans savoir le formuler : les brèches des adultes, le manque d’amour, le sadisme rentré de son père. Si l’institutrice est presque toujours en-dessous de tout, le moniteur Patrick est au-dessus de ce qu’on lui demande.

Prix du jury du Festival de Cannes 1998

DVD La Classe de neige, Claude Miller, 1998, avec Clément Van Den Bergh, Lokman Nalcakan, François Roy, Yves Verhoeven, Emmanuelle Bercot, LCJ Éditions & Productions 2022, version restaurée 4K ultra HD, 1h32, €10,99

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Patricia MacDonald, Un étranger dans la maison

Dans une maison chic de Stanwich, dans le comté de Fairmont près de New York, Paul, un beau bébé blond de 4 ans, disparaît au bout du jardin. Il a vu un petit chat. Sa mère l’a rattrapé, mis en garde, a fermé le loquet du jardin mais, lorsqu’elle est partie s’occuper de Tracy, son bébé malade, le petit Paul est obstinément retourné au jardin. Puis il a disparu. Le loquet était mal fixé. Drame habituel des parents qui ne font pas attention.

Anna, sa mère, est effondrée. Elle l’a cherché, elle ne l’a pas retrouvé. La police est bienveillante, en la personne de l’inspecteur Mario Ferraro, mais n’a guère enquêté ; elle aurait retrouvé sinon le béret Popeye du gamin dans un fossé de l’autoroute qui passe à proximité – détail indiqué dès la fin du premier chapitre…

Onze ans plus tard, coup de téléphone de la police : Paul est retrouvé ! Il a désormais 15 ans et a été élevé par le couple Rambo, qui l’a enlevé à 4 ans. Elle était infirmière et, à l’article de la mort, a avoué. Ils l’ont appelé Billy durant toutes ces années. Paul est ramené chez ses parents biologiques, ce n’est plus un beau blond mais un adolescent maigre et mal dans sa peau, mal vêtu et inadapté. Il devient un étranger dans la maison.

Sa sœur Tracy, d’environ deux ans plus jeune, est en pleine rébellion de sensibilité adolescente et un brin jalouse du retour du fils prodigue. Thomas, le père bien musclé, avait fait son deuil du fils et a du mal à se faire à son retour inopiné ; il tente timidement une approche en lui achetant une nouvelle veste. Seule Anna, en névrosée obsessionnelle durant toutes ces années, se met en quatre pour accueillir le rescapé. Elle le surcouve, s’inquiète sans cesse pour lui, angoissée perpétuelle. Paul sent qu’il est peu désiré dans la famille, agacé par les attentions fusionnelles de la femme qui n’est pas pour lui sa mère, et reste méfiant. Thomas n’en peut plus et s’éloigne ; il ne peut plus vivre ainsi avec une épouse qui ne pense encore et toujours qu’à Paul, et Paul seulement.

Mais l’intrigue résiste dans le secret de sa disparition. L’adolescent fait sans cesse le même cauchemar où il est allongé sur un sol froid tandis que surgit un aigle toutes ailes déployées et qu’une ombre gigantesque se penche sur lui pour faire mal. Il fait une fausse route avec un morceau de viande, s’évanouit devant les copines moqueuses de Tracy, se réveille en sursaut la nuit pour aller se recroqueviller dans un coin. Et Rambo, son père adoptif, psychologiquement instable et habité par les voix de la Bible, rôde dans les parages. Il ne veut pas reprendre Billy-Paul, non, mais il a tout vu de sa disparition à l’âge de 4 ans. La police le recherche, il n’a plus guère d’argent, et compte sur le chantage pour se renflouer et partir. Las ! Rien ne se passe comme prévu. Paul, que sa mère a amené à l’aéroport pour saluer son mari parti pour Boston, ne le retrouve pas dans la voiture où elle l’a laissée. A 15 ans, Paul a de nouveau disparu !

Est-ce une fugue de mal aimé, ou un nouvel enlèvement ? Mais par qui ? Pourquoi ? Les voisins Stewart sont obligeants, mais leur couple va mal lui aussi. Iris, l’épouse qui prend du poids, est méprisée par le beau Edward son mari, qui l’a épousée pour ses relations de fille de sénateur et lancer sa carrière. Lui a acquis tous les signes de la réussite, une belle demeure dans le Fairmont, une Cadillac où il a fait monter un aigle doré sur la calandre, des maquettes de bateau qu’il assemble méticuleusement dans le moulin au fond du jardin. Iris veut le quitter et part « en cure » pour maigrir. Edward en profite pour tenter de régler le problème qui le préoccupe de plus en plus depuis que Paul a été retrouvé. La tension monte…

Un bon cru MacDonald, en ces années où les gadgets techniques (smartphone, internet, caméras de surveillance, police scientifique) n’ont pas encore envahi les romans policiers, au détriment des ressorts de l’intrigue et de la psychologie. Un enlèvement d’enfant, les obsessions d’une mère, comment se sentir père, les secrets d’une ambition – tels sont les thèmes remués dans ce roman captivant.

Patricia MacDonald, Un étranger dans la maison (Stranger in the House), 1983, Livre de poche 1988, 253 pages, €8,40, e-book Kindle €9,99

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Les romans policiers de Patricia MacDonald déjà chroniqués sur ce blog

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Henri Troyat, La tête sur les épaules

Un fils et sa mère, le père parti lorsqu’il avait 6 ans, divorcé, puis tué dans un accident de vélo. Étienne a désormais 18 ans et porte le nom de son père, Martin, tandis que sa mère a repris son nom de jeune fille pour sa petite entreprise de couture à façon. Elle connaît un certain succès, avec deux employées chez elle, dans la salle à manger, et un homme son âge, Maxime, s’intéresse à elle.

Étienne, qui vient de passer son bac et envisage le droit pour devenir avocat pénaliste, est un brin jaloux, mais se dit, en homme, que sa mère le mérite bien. Sauf que… Le destin le rattrape. Il reçoit une lettre à son nom où la seconde femme de son père lui écrit, à l’article de la mort, pour lui faire parvenir les derniers objets de son père : une montre, un portefeuille, des boutons de manchette. Étienne l’a à peine connu ; encore se souvient-il d’une main qui ébouriffe ses cheveux, d’être porté dans des bras puissants pour regarder une vitrine de Noël. Il veut en savoir plus.

Sa mère, qu’il appelle Marion, soupire. Elle veut bien lui dire… Son père n’a pas été tué dans un accident de vélo en 1945, il a été exécuté après jugement pour avoir tué ceux qu’il faisait passer la frontière espagnole durant l’Occupation. Le motif en serait l’argent. Étienne tombe de haut. Lui qui était l’instant d’avant l’orphelin innocent, se voit soudain accablé du poids de son hérédité : fils d’assassin. Il veut en savoir encore plus. Il se rend à la Bibliothèque nationale pour consulter les journaux du procès. Il découvre l’accusation, les plaidoirie, et une photo noir et blanc qu’il découpe en fraude. Il est le fils de ce père qui a tué, que le peuple a jugé, qui a été condamné à avoir la tête tranchée.

Même si son père s’est toujours défendu d’avoir voulu eu le vol comme motif, même s’il a invoqué une vengeance personnelle, ou une prise de bec d’un passé méprisant, il a bel et bien exécuté d’une balle dans la tête trois personnes. Il était violent, impulsif, aigri – et son fils doit en garder les traces héréditaires. Étienne ne sait plus où il en est. Il ne sait plus à qui parler.

Sa mère n’est pas la bonne interlocutrice de ses questions de garçon, de fils, elle qui a tiré un trait sur le passé et rayé son ex-mari de sa vie comme de ses souvenirs. Elle a brûlé toutes les lettres, les photos, les documents. Elle a refait sa vie en tentant de préserver l’enfant de la vérité jusqu’au bout. Les amis de son âge ne sont pas non plus indiqués, Étienne le fort en thème, souvent premier dans les travaux, leur apparaîtrait entaché ; il aurait honte de leurs regards. Le garçon est seul. Il songe même à se suicider avec le petit revolver que sa mère garde dans sa table de nuit. Le fils du guillotiné va-t-il perdre la tête ? Il échoue au dernier moment, faute de courage croit-il – faute de motif suffisant, sait-on.

Il récuse l’amitié en pédalant plus vite que son condisciple qui vient le chercher pour une promenade en vélo, car il le trouve insignifiant, vulgaire, sans considérations philosophiques sur les grandes questions. Le garçon aurait volontiers été son ami, mais Étienne en est dégoûté. Il récuse l’amour, ou plutôt le sexe, avec Yvonne, une fille de 24 ans avec qui il a été forcé à danser dans un cabaret du quartier latin, et qui a été pourtant séduite par sa force physique et par son décalage avec les autres. La fille aurait volontiers couché avec lui, mais Étienne en est dégoûté.

Reste le professeur de philosophie, M. Thuillier, rencontré par hasard à la Bibliothèque nationale. L’adulte invite son ancien élève à bavarder, l’écoute exposer ce qu’il vient d’apprendre, sa détresse. Il lui fait une réponse de philosophe, que chacun est soi, que selon Nietzsche il faut assumer sa violence instinctive pour la dominer, que selon Schopenhauer il importe d’accepter sa souffrance, qu’enfin, selon Sartre (très à la mode en ces années post-guerre), aucun destin ne pèse sur chacun. Le professeur lui fait surtout une réponse d’homme en le haussant à son niveau, lui lisant un passage du livre qu’il est en train d’écrire et qui s’applique à son cas. En bon existentialiste, la liberté existe et un homme doit faire ses choix. Étienne est rasséréné. Les livres ne sont pas la vie, mais ils aident à vivre. Il oublie le suicide, renoncement de lâche envers soi-même lorsqu’on est jeune et bien portant.

Mais reste la position de sa mère. Comment peut-elle, ex-femme d’assassin guillotiné, penser à refaire sa vie ? Son futur fiancé sait-il qui elle est ? Alors qu’un dîner se prépare avec Maxime, auquel Étienne aurait voulu échapper, il décide de prendre les devants. Il trouve l’adresse de l’amant et se rend chez lui avec le revolver. Il veut le tuer, tout simplement, accomplir son destin sur les traces de son père. Mais tout ne tourne pas selon sa volonté…

« Ignorant la résistance que les choses, les hommes et les mots opposent à celui qui prétend ignorer l’ordre de l’univers, il avait cru être un sage parmi les sages et son incompétence avait failli se traduire par un désastre. Maintenant, ayant évité le pire il se détournait de ses illusions et n’espérait plus de l’existence qu’un peu de paix studieuse, d’amitié, de tendresse » p.241. Et le bonheur de sa mère.

Un roman d’initiation à la vie, au début des années cinquante du siècle dernier, mais sur des interrogations éternelles : qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Car, aléas de la vie, remugles du passé, préceptes théoriques – il importe avant tout, pour être un homme, de garder « la tête sur les épaules. »

Henri Troyat, La tête sur les épaules, 1951, Livre de poche 1966, 243 pages, occasion €2,20
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Christian Signol, Sur la terre comme au ciel

Un enfant devient libre dès qu’il est né, disait sa mère, Marie, décédée depuis. Ambroise, le vieil homme, l’a accepté lorsque son fils unique Vincent l’a quitté pour vivre sa vie, loin de lui, dans les étendues glacées de la Baie d’Hudson au Canada. Là où l’avait porté sa passion des oiseaux, acquise tout petit sur les étangs du Touvois avec son père. L’enfant préférait la nature à l’école, mais a su assurer des études qui l’ont conduit à l’observation des oiseaux.

Dix ans qu’il est parti, le fils, et les trois dernières années de silence. Le père, ancré dans les marais de la réserve naturelle de la Brenne, ne comprend pas. Vincent a toujours été taiseux, mais trois ans sans nouvelles… Jusqu’à ce que les gendarmes, un matin, viennent frapper à sa porte. Un homme a été retrouvé amnésique au Canada, après un accident d’avion, sans aucun papier. A son accent, on a compris qu’il était français, et quelques mots murmurés ont fait penser au Touvois. Il est dans un hôpital psychiatrique à Paris.

Le père espère, il est viscéralement attaché à ce fils qui est comme lui, et qu’il aurait voulu garder sous son aile comme une mère poule. La solitude lui pèse, et ne pas savoir ce qu’il est devenu est une souffrance. Or c’est bien lui, rétabli de ses blessures mais vide de la tête. Le père l’a reconnu, par les yeux surtout. Il se dit qu’en retrouvant la maison de son enfance, le marais et son univers familier, les oiseaux, il peut récupérer un sens à sa vie et sa mémoire. Il signe tous les papiers et le prend avec lui.

C’est alors un lent réapprentissage de la vie, comme une nouvelle enfance. Le père retrouve son rôle, il est heureux. Vincent renaît, reconquiert les gestes automatiques de la pagaie, le goût d’observer les oiseaux migrateurs. Il s’attache à Charlène, guide du parc, une jeune fille de son âge qui a sympathisé avec son père Ambroise. Ces deux-là vont se rencontrer, et soigner la blessure secrète de Vincent, la mort par le froid d’une Inuit qu’il a aimée et qui attendait un enfant de lui. L’accident a bouleversé son psychisme et enfoui le souvenir cruel, mais celui-ci l’empêche de parler, de penser. Ce n’est qu’avec l’aide d’une amie de Charlène que Vincent va se réapproprier ses souvenirs, même les pires, et commencera à revivre.

Sauf que soigner les oiseaux blessés, observer les migrateurs passer sans s’arrêter plus que quelques heures sur le Touvois, ne comble pas son avidité des grands espaces, cette liberté qu’il trouve plus dans le ciel que sur la terre. Son père est attaché au terroir, le fils est attaché aux oiseaux qui volent sur de longues distances, les grues, les oies sauvages. Il doit repartir. C’est dans le vent des oiseaux qu’il sera au plus proche de la jeune Inuit disparue. Le père l’accepte, malgré son amour fusionnel avec son fils unique ; Vincent aura Charlène, ils s’aiment, il sera heureux. Or le bonheur est de savoir ceux qu’on aime heureux.

Même si Ambroise vit mal sa solitude retrouvée. Il a accompli son devoir de père, par deux fois, durant l’enfance puis dans la rééducation, il n’a plus aucun but. Il se laissera dériver vers les grands oiseaux blancs qui migrent en hiver.

Le roman du terroir, spécialité de l’auteur, est ici revu version écologie, modernisé en réserve naturelle. Ce n’est plus mieux avant, c’est mieux sans l’humain. Le lecteur saura tout sur les balbuzards, les hérons cendrés, les garzettes blanches, les bécassines et les sarcelles, entre autres innombrables volatiles. Il faut assurer les nids, piéger les prédateurs, ragondins ou brochets qui croquent les canetons, faucarder les rives, faire abattre l’excès de peupliers qui pompent trop d’eau. En gardien du parc naturel, c’est depuis des décennies le travail d’Amboise. Celui de Charlène est de faire connaître la nature aux touristes, visiter les marais, les inciter à observer les oiseaux à l’affût. Quant à Vincent, il est dans la modernité des études ornithologiques et des documentaires animaliers.

Les oiseaux donnent aussi des leçons aux humains : la fidélité de couple, la défense acharnée des petits, la discipline des vols au long cours. Surtout la grande liberté du ciel et des vents, avec la planète entière pour territoire.

Christian Signol, Sur la terre comme au ciel, 2020, Livre de poche 2022, 233 pages, €7,90, e-book Kindle €7,49

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Pierre Billon, L’enfant du Cinquième nord

J’ai retrouvé par hasard un roman « précurseur de la science-fiction québecoise », comme on le dit encore là-bas. Écrit en 1980, il a été publié à Montréal en 1982 et, dans la foulée en France, doté l’année suivante du grand prix de la SF française, et d’une édition en poche l’année qui a suivi.

Comment expliquer cet engouement pour ce roman intimiste, entre enquête quasi policière, relations familiales, et spéculations physiques sur les particules ? Par l’attrait de la nouveauté pour la littérature francophone ? Par la fraîcheur d’un écrivain du Canada ? Par la passion pour la SF à la fin des années 70 ? Par le sujet – grave – qui mêle enfant, cancer, militaires et espoir de guérison ?

Florence, 6 ans, est diagnostiquée cancéreuse. Un drame dans ces années-là, où l’on savait peu de choses sur cette prolifération anarchique des cellules. Une sorte de malédiction biblique qui naît sournoisement sans que l’on sache pourquoi, et liquide en quelques mois. Daniel Lecoultre a deux enfants, un fils de 16 ans et une fille de 7 ans ; il est divorcé, sa femme préférant vivre à New York, ville plus vivante où elle rencontre du monde. Le père, lui, est dévasté. Il va voir chaque jour sa petite Florence à l’hôpital Memorial d’Ottawa.

Le quartier des enfants est appelé « le Cinquième nord ». Il est le plus triste car ces petits innocents vivent leurs derniers mois, condamnés par le Crabe. Parmi eux, Max Siebert, un garçon de 10 ans au lit voisin de Flaorence. Il est étrange car il ne parle quasiment pas, se faisant plutôt comprendre par la pensée. Florence y est beaucoup attaché. Mais, peu à peu, les instruments, l’électronique, les jouets, les objets se dégradent, une lèpre attaque même les murs ; les ordinateurs de l’hôpital sont en partie effacés, les lits s’écroulent. Seul ce qui est organique est préservé, sauf les dérivés du pétrole, liquide ou plastique.

Max, de qui tout vient selon les médecins, est d’abord isolé, mais le Dr Davis l’autorise à jouer avec les autres quinze minutes par jour. Ce qui va les sauver… Quand les enfants sont évacués, inexplicablement, ils sont stabilisés, puis guérissent. Cet état est dû à la présence de Max qui, dès lors, devient un objet de recherche scientifique. Les labos capitalistes rivalisent de dollars pour financer des recherches ; les labos de l’armée américaine rivalisent de dollars – et de pressions diplomatiques – pour « acheter » l’enfant au Canada et le faire servir à leur quête d’une arme nouvelle. Transféré dans le Grand nord canadien pour éviter que la dégradation des choses altère le pays, l’enfant est convoyé en avion jusqu’à une base militaire américaine – où il n’arrivera jamais.

Car « l’effet Siebert » se fait sentir au bout de quelques heures, les instruments de navigation perdent le pilote, qui atterrit sur le ventre. Max sait qu’il va mourir. Lui, l’enfant né d’une relation incestueuse en Suisse avec le frère et la sœur, désire quitter ce monde où il détruit la matière. La carlingue se déglingue, les vêtements se désagrègent ; le temps que les secours arrivent, dans la tempête, les passagers sont morts. Seuls survit un spécialiste informaticien qui croit plus son intuition que les protocoles, et qui a éloigné la balise de détresse de l’avion suffisamment pour qu’elle ne soit pas détruite, comme le reste.

Mais d’où vient ce pouvoir ? Crier au miracle n’explique rien, c’est plutôt un renoncement à comprendre. Il y a forcément une explication physique, ce qui est une autre façon de dire un miracle, puisque c’est Dieu qui a créé les lois physiques et leurs effets. Daniel fait la connaissance de la doctoresse Davis, médecin-chercheur qui s’est attachée à Max et suit Florence ; puis du vieil industriel Olivetti, cadavre ambulant qui adore emmerder les médecins et leurs prédictions sur sa santé, mais qui finance une Fondation sur la recherche sur le cancer ; puis de l’informaticien improbable au nom imprononçable, Kenneth Hnatzsynshyn, qui pense autrement la science et n’hésite pas à faire appel aux aurores boréales, aux dinosaures, à la comète de Halley, pour expliquer l’effet Siebert. Une histoire de particules chargées.

Le tout n’aura duré qu’un an, mais le narrateur père et ses deux enfants auront acquis plusieurs années de maturité avant de recommencer une nouvelle vie, tournée vers l’avenir et la tendresse. Car, ce qui est rarement présent à cette époque dans les livres, est l’attachement du père pour ses enfants, malgré le divorce. Ce qui est aussi rare dans la SF est cet humour, constant chez le narrateur lorsqu’il évoque ses contemporains, « l’honorable » filou Butler, ministre et son patron, les mendiants jamaïcains en vêtements neufs, ou le peuple premier Ojibwa, chassé de ses terres ancestrales par la base militaires et descendus vers le sud. « Des familles entières s’établissait dans les grands centres, où les adultes faisaient bientôt profession de chômeurs et d’assistés sociaux. Ceux qui s’en sortaient le mieux étaient les adolescents des deux sexes, dont la prostitution nourrissait le reste du clan. »

A quoi sert la recherche scientifique ? Au bien des humains, à l’ego des pontes, aux bénéfices de labo pharmaceutiques, à l’avidité des militaires ? A quoi servent les politiciens ? Au bien public, à leur propre ego, à la gloire de leur parti ? Sans parler de ceux qui vendent de l’espoir par des traitements fort chers et sans effet, comme la macrobiotique, les bains glacés et autres cures de vitamines – contre le cancer…

Une satire sociale, une théorie de science-fiction, l’exemple d’une grande tendresse familiale – un humanisme qui ne se dément pas. Aujourd’hui, cela fait un peu sourire, sachant que les politiciens sont encore plus pourris, que leur ego prend des dimensions Trompesques, que les partis deviennent de sectes intolérantes et vengeresses énonçant fausses vérités sur mensonges, et que la famille est souvent déglinguée, agrégat d’égoïsmes et de sévices où, trop souvent, les enfants trinquent. A lire pour ce décalage.

Pierre Billon est un Suisse canadien diplômé en sciences de l’éducation qui a travaillé dès 1970 comme premier conseiller au ministère de la Culture et des Communications à Ottawa. Il a désormais 87 ans.

Grand prix de l’Imaginaire (alors appelé « grand prix de la science-fiction française ») 1983

Prix Boréal

Pierre Billon, L’enfant du Cinquième nord (The Children’s Wing), 1982, Points poche 1984, 320 pages, occasion €4,41, e-book Kindle €8,99

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Au nom du père de Jim Sheridan

Tiré de faits réels, une erreur judiciaire britannique dans son combat contre le terrorisme de l’IRA, et inspiré du livre autobiographique de Gerry Conlon, publié en 1990, Proved Innocent.

Nous sommes en 1974, l’IRA, l’armée révolutionnaire irlandaise d’Irlande du nord, multiplie les attentats, dont un – fatal – dans les pubs autour de Londres. Jusqu’ici, ils prévenaient quelques minutes avant ; pas cette fois-ci. Les endroits sont fréquentés par des militaires anglais et le trop facile « nous sommes en guerre » est la justification « morale ». Tant pis pour les innocents ; dans une « guerre » nul n’est innocent.

L’immature garçon de 18 ans Gerry Conlon (Daniel Day-Lewis) est sans emploi ; la guerre de religion empêche les Britanniques qui tiennent le haut de l’économie à Belfast d’engager un catholique. Cheveux longs, col pelle à tarte largement ouvert de ces années-là, croix d’or au cou, le jeune homme est resté immature, pas « élevé ». Il subsiste de menus vols de plomb sur les toits avec ses copains, tout aussi paumés. Les soldats qui surveillent la zone croient voir un sniper dans la silhouette qui se profile à contre-jour et qui tient un tuyau comme une guitare. Nous sommes dans les années rock. C’est la poursuite, les blindés, l’émeute, les portes défoncées des maisons. Malheur pour lui, les soldats qui le poursuivent sont attirés près d’une maison où l’IRA planque des armes. On ne rigole plus : la punition est une balle dans la cuisse. Le père s’interpose (Pete Postlethwaite), on le connaît, ça va pour cette fois, mais Gery ne peut rester à Belfast. Il est envoyé à Londres, le nid de l’ennemi, où il lui sera plus facile de trouver du travail.

Mais c’est à Londres que les terroristes froids de l’IRA vont frapper. Gerry et son ami Paul (John Lynch) sont accueillis dans une communauté hippie pour « l’amour libre », à la mode en ces années-là. Des Anglais de la communauté ne veulent pas d’eux, la « religion » étant le prétexte de garder pour eux les filles. Les deux amis vont alors zoner dans les parcs, ne sachant où dormir. Ils rencontrent un clochard sur un banc, qui déclare que c’est le sien pour dormir ; ils s’éloignent, après lui avoir donné quelques pièces. Sur un trottoir, une fille à hauts talons et manteau de fourrure monte dans une belle voiture, la porte tenue par un chauffeur. Elle a laissé tomber à terre quelque chose. Gery l’interpelle, mais le chauffeur, méprisant, les repousse : « elle n’est pas de votre classe ». Bon, Gerry ramasse la chose, ce sont des clés. Il entre dans l’appartement, qui se révèle être celui d’une pute de luxe. Il n’a aucun scrupule à fouiller, trouver 700 £ et à les empocher. Cela leur permettra de dormir à l’hôtel.

Les immatures ne savent pas se poser, ils ne pensent qu’à frimer. Ils s’achètent des vêtements hippies comme dans ces années-là, manteau afghan en peau de mouton, pompes bicolores, et… retournent stupidement à Belfast pour montrer leurs billets. Las ! le soir du 5 octobre 1974, dans la banlieue londonienne de Guildford et Woolwich, deux pubs sautent, attentat revendiqué par l’IRA. Cinq morts, cinquante blessés. Fichés, les deux ados attardés se font arrêter à Belfast, où ils n’auraient jamais dû retourner. Ils ont été dénoncés par un membre de la communauté hippie, indic irlandais ou anglais revanchard.

Le peuple est exaspéré par les attentats à répétition, il veut de l’ordre et de la force – ainsi Poutine a-t-il commandité les attentats de Moscou lors de son arrivée au pouvoir, pour accuser les Tchétchènes et assurer son pouvoir. Une loi anglaise vient de porter à sept jours le délai de garde à vue en cas de terrorisme, largement le temps de cuisiner les suspects et de leur faire avouer n’importe quoi, sous la menace et la pression psychologique, comme aux beaux temps de Goebbels et Staline. Paul craque, dénonce Gery ; Gery craque, un fonctionnaire lui susurrant qu’il va tuer son père s’il n’avoue pas. La police récuse les alibis du clochard et de la pute, selon elle, « ils n’existent pas ». Le verdict tombe au procès : trente ans incompressibles pour les deux, plus deux autres de la bande des « quatre de Guilford » – et de deux à quinze ans pour « les sept de Maguire », son père et la famille de la tante de Gerry qu’il est allé voir à Londres, soupçonnée d’avoir produit la bombe, son mari et ses deux fils de 17 et 14 ans. Selon la police scientifique, des traces de nitroglycérine ont été retrouvées sur leurs mains et sur les gants de vaisselle.

Il fallait un bouc émissaire, et ces Irlandais (même pas affiliés à l’IRA) étaient tout trouvés. Des grands gamins stupides, des familles trop modestes pour qu’on leur prête attention. Père et fils sont emprisonnés dans la même cellule. Les autres ne les aiment pas, mais ce n’est pas le goulag, les cellules sont ouvertes le jour, les détenus peuvent se réunir, jouer au puzzle (trempé dans le LSD), lire et écrire des lettres, afficher ce qu’ils veulent. Gerry lie connaissance avec un rasta, opposé comme lui à « la colonisation » de l’empire britannique. Mais son père décline, une avocate se préoccupe de son sort, écoute les deux hommes. Le véritable auteur des attentats de l’IRA (Don Baker) est arrêté, emprisonné, il avoue son rôle dans l’attentat à la police, mais celle-ci ne veut pas se dédire et laisse en prison les innocents condamnés à tort. Il se fait respecter parce qu’il menace quiconque de lui faire la peau, ou de s’en prendre à sa famille à l’extérieur. Un surveillant chef en fait les frais. L’avocate Gareth Peirce (Emma Thompson), mise au courant des aveux du vrai coupable, va enquêter elle-même, jusque dans les archives de la police, obtenant une injonction du juge ; elle va dénoncer la négation des alibis, pourtant dans les procès-verbaux de la police, les hésitations de la police scientifique sur la substance qualifiée de nitroglycérine.

Mais le père va mourir en 1980, ce qui déclenche des manifestations et le procès en révision de 1989. La police est confondue et les détenus libérés par « non-lieu » – aucun policier de quelque grade que ce soit ne sera pourtant inquiété. Ni même le véritable auteur de l’attentat, condamné pour autre chose. Dans cette « affaire Dreyfus » anglaise des années 70 et 80, la raison d’État emporte tout. La justice est biaisée. Gerry Colon va mourir à 60 ans en 2014 d’un cancer du poumon : il a trop fumé, et pas que du tabac. C’est Tony Blair, alors Premier ministre, qui, en 2005, a présenté des excuses publiques pour cette erreur judiciaire. Heureusement que nous sommes en démocratie… Sous Poutine, Xi, Erdogan ou Trump, ce ne serait pas la même chose.

Un beau film de justice, avec un Daniel Day-Lewis en grande forme, en jeune imbécile porté par ses désirs et ses émotions.

Ours d’Or au Festival de Berlin 1994

Nommé sept fois aux Oscars et quatre fois au Golden Globes 1994

DVD Au nom du père (In the Name of the Father), Jim Sheridan, 1993, avec Daniel Day-Lewis, Emma Thompson, Pete Postlethwaite, Saffron Burrows, Mark Sheppard, Lancaster 2007, 2h12, anglais doubléfrançais, occasion 2,04, Blu-ray‎ L’Atelier d’Images 2021 €17,08

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Laird Koenig, La petite fille au bout du chemin

Rynn, 13 ans, vit seule au bout d’une allée dans une petite ville côtière du Maine. Elle s’est installée quelques mois auparavant avec son père qui a payé un bail de trois ans, mais le père n’apparaît jamais, elle-même sort peu et ne fréquente pas l’école. Cela ne se fait pas dans les communautés américaines, férues de kermesses, matchs de foot et autres messes. L’agente immobilière Mrs. Hallet est intriguée. Cette femme autoritaire qui se croit propriétaire du coin puisque ses ancêtres s’y sont établis il y a deux siècles voudrait fourrer son nez dans la maison pour savoir. Lorsqu’elle va la voir en Bentley couleur foie de veau, elle trouve l’adolescente arrogante avec son accent anglais et son visage impassible. Elle la menace du conseil de discipline de la commune, qui peut envisager des mesures contraignantes d’assistance sociale.

Mais Rynn est futée : elle va consulter à la Mairie les dates dudit conseil, en prétextant un devoir à faire, et s’aperçoit que la vieille Hallet a menti sans vergogne, juste pour affirmer son emprise. Elle revient d’ailleurs pour voir son père et résilier le bail, mais il « est à New York ». Elle se contente en attendant de réclamer des bocaux à confiture, qui sont dans la cave, parce qu’elle veut faire de la gelée avec les coings qui mûrissent sur la propriété. Elle s’en empare sans vergogne, bien que la maison soit louée et que les fruits appartiennent en principe aux locataires. Rynn ne veut pas que la harpie aille dans la cave – on ne sait pourquoi mais on ne tardera pas à le savoir.

Pire est le fils détraqué sexuel de la Hallet. Franck a été pris plusieurs fois la main dans la culotte des petites filles et sa mère l’a mariée de force avec une bonniche flanquée de deux garçonnets pour faire taire les rumeurs. Franck Hallet profite d’Halloween pour venir tâter le terrain auprès de la jeune Rynn, heureusement que les deux gamins de 6 et 4 ans, déguisés en squelette et en monstre de Frankenstein, arrivent en courant du chemin…

La situation n’est guère tenable. Certes, Rynn affirme que son père traduit des œuvres et qu’il ne faut absolument pas le déranger, ou qu’il dort à l’étage, mais nul ne le voit jamais dans le village et les gens se posent des questions. Le policier municipal Miglioriti vient aux nouvelles ; il est sympathique et fait connaissance, impressionné par les livres de poèmes publiés par le papa. Mais il ne croit pas un mot de ce que lui dit l’adolescente. Comme il n’aime pas les Hallet (d’ailleurs, personne dans le coin ne les aime), il garde le silence mais surveille celle qu’il voit encore comme une enfant. Mais Rynn n’en est déjà plus une, ayant à se débrouiller seule après les événements familiaux qui l’ont conduite ici. Elle a un compte-joint avec son père à la banque, d’où elle peut retirer de l’argent pour vivre, ainsi qu’un paquet de travellers-chèques dans un coffre, qu’elle peut changer à sa guise sur sa propre signature.

Au début des années 1970, il n’y avait pas tous ces contrôles bancaires et l’anonymat existait encore. Aujourd’hui, il serait très difficile de vivre comme Rynn pouvait le faire. L’époque était aussi au sexe, et les tout juste pubères étaient incités au plaisir, c’était leur liberté. Ce pourquoi Rynn fait la connaissance de Mario le Magicien, un élève de deux ans plus âgé qu’elle, qui vient déplacer la Bentley de Mrs Hallet sur demande de son père garagiste. Il est d’une famille d’origine italienne nombreuse et a subi une attaque de polio qui le fait encore boiter mais, pour le reste, il a le ventre plat et musclé. Il va lier connaissance avec Rynn, fille unique d’origine juive, un contraste parfait. Ils feront l’amour, il l’aidera dans ses entreprises pour rester libre. Elle en tombera amoureuse.

Le parfum policier de cette œuvre (car il y a crimes) est accentué par l’atmosphère lugubre de ce bout de chemin isolé et de cette grande maison campagnarde dont les Hallet ont la clé. Ce sentiment de peur à la nuit, et d’inquiétude permanente pour le lendemain jusqu’à sa majorité, font de Rynn une adolescente attachante. Elle veut vivre à sa guise, selon les conseils de son père ; nul ne pourra l’en empêcher, même si Franck est séduit par ses pieds nus sur le paqruet ciré et sa silhouette gracile, et que Mario succombe à sa tunique marocaine blanche sous laquelle elle ne porte rien. Les personnages sont denses, ils ne sont pas des caricatures pour illustrer l’action, mais l’inverse : c’est l’action qui s’adapte à leurs caractères. Rynn joue tous les rôles, petite fille qu’on aimerait protéger, adolescente impertinente qu’on aimerait réduire, femme forte malgré sa solitude, maîtresse de maison bonne cuisinière, amoureuse transie.

Le dénouement est savoureux comme un financier au goût d’amande amère trempé dans un thé anglais infusé à la perfection.

Un film de Nicolas Gessner en a été tiré en 1976 avec l’inquiétant Martin Sheen en pervers et la délicieuse Jodie Foster, du même âge que l’héroïne, mais qui a fait doubler la scène nue par sa sœur de 20 ans (cela pour les esprits politiquement corrects). Je crains qu’il ne faille, comme souvent préférer le livre, plus dense, malgré le charme de la nymphette.

Laird Koenig, La petite fille au bout du chemin (The Little Girl Who Lives Down the Lane), 1973, Livre de poche 1987, 277 pages, occasion €2,70

Laird Koenig, Œuvres thriller Tome 1 : Attention les enfants regardent – La petite fille au bout du chemin – La porte en face – Les îles du refuge, éditions Le Masque 1995, 762 pages, occasion €4,45

DVD La petite fille au bout du chemin,‎ Nicolas Gessner, 1976, avec Jodie Foster, Martin Sheen, Alexis Smith, Mort Shuman, Scott Jacoby, LCJ Éditions & Productions 2013, français et anglais, 1h34, €12,90

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Christian Signol, Bleus sont les étés

L’enfance, paradis perdu éternellement ressassé. Christian Signol, rédacteur administratif dans sa province natale avant de devenir écrivain, ne cesse de chanter le terroir, la vie d’avant, l’harmonie idéale entre l’être humain, les bêtes et la nature. Le causse, en ses sommets, c’est le ciel en été : bleu insoutenable au jour et piqueté d’étoiles la nuit. Un bleu qui lui est resté dans les yeux depuis que, tout petit, il y a vécu son enfance entre parents, grand-parents, oncles et tantes.

Il dit :« Sur ce causse à la magnifique lumière, vivait mon oncle solitaire qui m’a inspiré le personnage de Bleus sont les étés. Lui qui n’avait jamais quitté son hameau natal se désolait de devoir mourir sans descendance. J’ai alors imaginé cette histoire : au cours d’un été radieux un jeune Parisien et Aurélien nouent une complicité immédiate »

Aurélien a atteint les 80 ans et vit toujours au village sur le causse, avec ses brebis. Il n’en a plus qu’une dizaine, qui lui font des agneaux une fois l’an, qu’il vend pour subsister. Mais il est seul. Sa mère, égoïste et jalouse, l’a dissuadé d’épouser la Louise lorsqu’il avait 30 ans, au motif que « deux femmes dans une maison, c’est toujours une de trop » p.15. Non, ce n’était pas mieux avant… Le respect filial de tradition l’a empêché de vivre sa vie, et surtout d’être père. Il aurait dû contrer sa mère.

Le fils qu’il n’a jamais eu le hante. Il va même jusqu’à découper depuis des années des photos de garçonnets dans les journaux pour les adopter un ou deux ans comme fils, avant d’en changer. Il le voit, ce fils : « Sa peau avait la couleur des abricots, il était grand, fin comme de l’ambre, avec des yeux dorés » p.24.  Il voudrait partager sa propre enfance, transmettre ce qu’il a reçu lui-même et qui lui a été si précieux : « Son enfance à lui ? oh ! c’était du ciel, beaucoup de ciel, des bêtes chaudes dans ses bras, du vent, de l’eau, la tiédeur des pierres et celle, plus rare mais si précieuse, de la main de son père. C’étaient d’interminables journées entre les buis et les genévriers, de magnifiques silences plein de soupirs, des nuits sous les étoiles, serré contre le corps de celui qu’il n’avait jamais pu oublier de malgré les années » p.18.

Alors, lorsqu’il voit débarquer aux vacances de Pâques une famille de « Parisiens » qui ont acheté une masure au village pour y passer les vacances « nature », il sent son rêve se réaliser. Un gamin de 10 ou 11 ans vient à lui, tout naturellement, et le suit dans tout ce qu’il fait. Benjamin aime la nature, les bêtes, le pays. Il est très sensible à l’attention qu’on lui porte, à l’amour qu’il sent sourdre des êtres authentiques. Ses parents l’ont adopté à l’âge de 3 ans mais sont trop citadins, trop intellos, trop à se recevoir les uns et les autres, pour l’aimer vraiment ; il ne leur ressemble pas. Le vieil Aurélien, en revanche, est une sorte de grand-père apaisé, en phase avec l’univers ; une balise en ce monde qui devient fou, un bol d’air après le métro parisien et l’école grise.

Benjamin suit tout le jour Aurélien, mange à sa table, dort même dans sa maison, avec l’autorisation initiale de ses parents. Il est heureux et voudrait ne jamais repartir. Mais la demi-sœur se méfie, pour elle, ce n’est pas « normal » (ah, les filles et la norme sociale !). Les parents s’inquiètent de l’attachement du garçon à ce vieil homme, qui va bientôt mourir. Ils sont même jaloux de cet amour qui ne va pas vers eux. Ils commencent par limiter, puis à « interdire » (ah, les bobos socialistes et l’interdiction !).

Ils reviennent aux vacances d’été, et c’est pareil, le gamin leur échappe, tout à Aurélien. Cette fois, c’en est trop. Ils décident de partir en catastrophe et de mettre le maison en vente. Ils ne reviendront plus, « pour le bien de l’enfant » (ah, le démon du bien d’adultes qui se croient détenteurs de la vérité des êtres !). Benjamin est désespéré, mais doit obéir. Aurélien est désespéré, mais décide de réagir. Lui qui n’est jamais sorti, « sauf pour mon service militaire à Montauban » (n’a-t-il pas été mobilisé en 40 ?), il va monter à Paris. Prendre le train, d’abord le tortillard jusqu’à la ville, puis le train pour la capitale, puis le métro – où il se trompe – puis un taxi. Benjamin lui a heureusement donné son adresse pour qu’il lui écrive, mais ses lettres sont interceptées par les parents qui veulent « le protéger » (ah ! mais de quoi, s’il est heureux ?). Ils habitent évidemment le sixième arrondissement, le nid des bobos bourgeois progressistes autour de Saint-Germain-des-Prés.

Autant dire qu’il n’est pas bien accueilli et doit repartir le jour-même. Benjamin, désormais pré-ado et destiné à être vissé en pension, obtient quand même l’autorisation de le guider jusqu’au train à Paris-Austerlitz. Il en profite pour passer la journée avec lui, montrant son école, Notre-Dame, la Seine, le métro, tout son univers de citadin. Aurélien repart, mais ce n’est pas la joie. Il est abattu, il n’a plus envie de vivre.

Pourtant, un espoir : Benjamin lui a juré que, si on l’empêchait de le revoir, il ferait une fugue. Il débarque donc le soir de Noël, ayant quitté sa pension pour les vacances et utilisé son argent de poche pour le train. C’est la fête, mais le dernier éclat. Les parents en furie, qui ont deviné où le gamin allait, débarquent en voiture, ayant roulé toute la nuit. Ils préviennent les gendarmes. Et l’enfant est repris, Aurélien privé de fils et Benjamin de (re)père. L’auteur ne dit pas ce qu’il est devenu, mais le vieux paysan ne tarde pas à avoir une crise cardiaque. Il aura au moins vécu la réalisation de son plus cher désir dans les derniers mois de sa vie.

L’auteur décrit des caractères absolus tels qu’on les aimait dans les années soixante-dix, et fait de ses personnages des sortes de caricatures. Le vieux paysan en patriarche biblique, le garçon de 10 ans en jeune Isaac prêt au sacrifice, les parents néo-ruraux écolos progressistes comme dans Les Bronzés, sont excessifs. Pourquoi Benjamin n’aurait-il pu venir aux vacances, et rester en ville le reste de l’année ? Cela ne l’aurait-il pas motivé pour l’école, lui qui voulait plus ou moins être vétérinaire ? Gageons qu’à l’adolescence, le fils se rebellera contre ses bobos imbéciles de parents adoptifs ; peut-être se fera-t-il berger ou éleveur de chèvres au Larzac. Qu’auront-ils gagné ? De la haine, pas de l’amour.

Reste un roman sensible où l’émotion sourd sans cesse des situations. Le lecteur plaint Aurélien et son désir de fils ; il comprend que collectionner des photos de jeunes garçons n’a rien de pervers mais résulte d’une affectivité en manque ; il sait que Benjamin l’adopté a besoin de repères stables dans son existence et qu’il suffirait de peu pour l’apaiser. Un beau roman, un peu appuyé, mais qui fait compatir.

Christian Signol, Bleus sont les étés, 1998, Livre de poche 2000, €8,40, e-book Kindle €7,99

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John Irving, L’œuvre de Dieu, la part du diable

Un long roman américain sur le modèle de David Copperfield, retraçant la vie d’un orphelin. Sauf que cela se passe dans une ancienne scierie du Maine, lieu isolé nommé Saint Cloud’s par les habitants, où l’orphelinat fondé par le jeune docteur Wilbur Larch fait aussi office de clinique d’avortements clandestins. Les mères célibataires qui ont fauté, ont le choix entre mettre au monde et abandonner, ou interrompre la vie et laisser tomber : c’est l’œuvre de Dieu pour les orphelins, la part du diable pour les avortés. Pour le Dr Larch, la véritable part du diable est celle de la guerre, la boucherie de 14 qu’il a vue de ses yeux. Avoir ou refuser un enfant reste toujours l’œuvre de Dieu.

Une fois nés, les bébés sont affublés d’un prénom et d’un nom inventés, choisis par les infirmières. Ce pourquoi le garçon s’est prénommé Homer et que son nom est Wells. En général, les enfants trouvent une famille d’adoption dans leurs premières années, mais cela ne réussit pas à chaque fois. L’orphelinat les accueille toujours, s’ils sont rejetés ou malheureux. Ce fut le cas d’Homer, adopté quatre fois, et à chaque fois décalé dans sa nouvelle famille. La dernière, qui l’avait adopté lorsqu’il avait déjà 12 ans, était très sportive et le couple l’avait emmené camper dans la forêt. En se baignant entre deux cordes dans la rivière en crue, l’homme et la femme se sont trouvés emportés par un train d’arbres sciés en amont, et Homer a dû revenir sans famille « chez lui » – à l’orphelinat.

Une telle constance l’a fait rester, et le Dr Larch s’est pris pour lui d’une affection quasi paternelle. Lui demandant de « se rendre utile » dès l’âge de 13 ans, il lui a appris les gestes de l’accouchement, des rudiments de médecine, et même comment avorter une femme. Mais l’orphelin a toujours considéré l’interruption d’une grossesse avec une répugnance intime ; il a refusé d’opérer.

Un jour, une Cadillac décapotée blanche apporte un jeune couple encore au lycée, dont la fille a pris le ballon à cause d’une capote percée de façon perverse par celui qui les distribue libéralement. Le Dr Larch l’a avortée, tandis qu’Homer s’est pris d’affection pour la jeune fille aux poils pubiens blonds et légers, et pour son ami et presque fiancé Wally, fils de famille athlétique d’un domaine de pommes et de cidre. A 20 ans, après avoir fait ses classes sexuelles dès 14 ans avec la grosse Melony, l’aînée des filles orpheline, elle aussi inadoptable, Homer se fait recruter comme cueilleur de pommes et accueillir dans la famille de Wally et de Candy à Ocean View dans le Maine, près de la mer qu’il n’a jamais vue.

Il apprend à nager, à conduire, à cultiver les pommes, à réparer la mécanique ; il connaît enfin l’océan, le cinéma, la grande roue. Nous sommes dans les années 40, Wally part à la guerre accomplir son rêve de pilote ; il est descendu au-dessus de la Birmanie par les Japonais qui occupent le pays ; durant dix mois, il sera considéré comme « disparu » avant de réapparaître amaigri, handicapé et devenu stérile. En désespoir de cause Candy, qui aime autant l’un des garçons que l’autre, fait l’amour avec Homer et avec grand plaisir. Elle attend un enfant et Homer ne veut absolument pas qu’elle avorte, cette fois-ci. Ils partent à Saint Cloud’s pour accoucher et le bébé est prénommé Ange, masculin d’Angela, l’une des nurses qu’Homer a connu enfant. Sauf que Wally revient et que Candy ne peut que se marier avec lui ; elle l’avait promis. L’enfant Ange est alors élevé par ce couple à trois, « adopté » selon la version officielle pour obéir aux convenances. Mais Homer et Candy feront l’amour 270 fois en quinze ans, malgré le mariage officiel avec l’autre. C’est que les règles, c’est bien ; la réalité les fait transgresser souvent, pour motifs supérieurs. Ainsi le bonheur d’Ange et de Wally.

Le titre américain est plus explicite que le titre français. « Les règles de la maison de cidre » font référence au règlement administratif à destination des cueilleurs de pommes saisonniers. Il pose ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, que ce soit pour des raisons de sécurité, de morale ou de relations sociales. Or les Noirs qui viennent chaque été sous la houlette de Monsieur Rose, expert à vous lacérer blouson et chemise d’un coup, sans toucher la peau, si vous le serrez de trop près, ont leurs propres règles – différentes de celles de Blancs. Homer comprend alors ce qu’un orphelin ne peut connaître : que tout est règle dans la société, qu’il s’agisse du travail, du flirt, du mariage, de la paternité. Monsieur Rose transgressera ses propres règles en versant du côté noir de l’inceste, ce qui obligera Homer à avorter sa fille Rose Rose pour ne pas qu’elle ne le tente elle-même et mette sa vie en danger.

Car « La convention n’est pas la morale », dit Charlotte Brontë citée en exergue. La morale est humaine, la convention est sociale. Entre les deux, la liberté de chacun. Par morale, Homer refuse d’avorter les femmes, de forcer sa compagne ou d’abandonner son enfant. Alors que les règles sociales, explicites ou implicites, pourraient le lui imposer selon la loi ou « par convenances ». Or la réalité des situations va les lui faire transgresser une à une, malgré lui : le décès à plus de 90 ans du Dr Larch l’obligera à offrir la liberté que ne permet toujours pas loi aux femmes de choisir si elles veulent prendre la responsabilité d’un enfant ou non ; il ne quittera le domicile « familial » avec Candy (et Wally) que lorsque Ange aura passé 15 ans, devenu aussi grand que son père et musclé comme Wally en sa jeunesse ; il lui fera passer le permis de conduire à 16 ans pour qu’il puisse choisir d’aller le voir à Saint Cloud’s quand il le veut. Car il lui a constamment marqué son amour, ce qui lui a manqué en tant qu’orphelin. Il y a des scènes banales mais touchantes entre père et fils adolescent dans le roman. Ange découvrira le pouvoir de raconter des histoires et deviendra – comme l’auteur – écrivain.

Irving est lui-même né hors mariage et son père adoptif était professeur d’obstétrique à Harvard, ce pourquoi il en connaît long sur le vagin, l’utérus et tous les organes de la reproduction. Mais il emporte le lecteur dans une obsession de la famille et ses personnages secondaires fourmillent, chacun agissant de façon excentrique. Toutes ces vies qui s’entrecroisent sont décrites avec bonne humeur et humour (qui est aussi une « humeur » particulière). C’est victorien et rabelaisien à la fois, avec ce côté entraînant d’homme d’action qui est le propre du romancier américain.

Un film réalisé par Lase Hallström a été tiré de ce roman-fleuve avec Tobey Maguire et Michael Caine, et a obtenu six Oscars du cinéma.

John Irving, L’œuvre de Dieu, la part du diable (The Cider House Rules), 1985, Points Seuil 2014, 832 pages, €13,95

DVD L’œuvre de Dieu, la part du diable, Lasse Hallström, 1999, avec‎ Tobey Maguire, Charlize Theron, Delroy Lindo, Paul Rudd, Michael Caine, Buena Vista Home Entertainement 2003 (anglais VO et français doublé), 2h11, €32,49

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La chambre du fils de Nanni Moretti

Un ménage italien moyen à Ancône, port italien sur la côte adriatique. Giovanni, barbu, dans le vent, est psychanalyste (Nanni Moretti), Paola travaille dans une maison d’édition (Laura Morante). Ils ont deux adolescents, Irene en seconde (Jasmine Trinca) – prononcez iréné – et Andrea en fin de collège (Giuseppe Sanfelice, bien que 17 ans au tournage). L’atmosphère est très familiale, petit-déjeuner et dîner en commun, conversation apaisée, parents qui se préoccupent des enfants, cohésion du chant dans la voiture. Le père assiste aux matchs de basket de sa fille et de tennis de son fils ; il lui semble que la fille a plus d’esprit de compétition que le fils. Mais il aime se sentir en sa compagnie et courir avec lui au matin. Même si son attitude est un peu artificielle, notamment lorsqu’il se prend à essayer de faire les gestes du sport devant son fils avec la maladresse de sa quarantaine.

Un jour, le principal du collège l’appelle (Renato Scarpa) : Andrea et son copain Luciano (Marcello Bernacchini) sont accusés d’avoir volé une ammonite en cours de sciences naturelles ; il s’agit d’un fossile rare. A force de discuter et d’argumenter, l’accusation est abandonnée sous la pression des parents. Pourtant, Andrea l’a bel et bien « emprunté » avec son copain pour « faire une blague », mais l’ammonite s’est cassée – il l’avoue à sa mère mais n’ose le dire à son père.

Ce pourquoi, lorsqu’un dimanche matin il part faire de la plongée sous-marine avec bouteilles dans les rochers, et qu’il meurt d’embolie pour avoir paniqué sous une grotte et lâché sa bouteille, le doute subsiste : s’est-il volontairement donné la mort par honte de lui-même ? Les patients de Giovanni lui en racontent de bien tristes sur le suicide, la névrose maniaque, la dépression, le sentiment de ne rien valoir… Justement, en ce dimanche matin, le père avait persuadé le fils de venir courir avec lui, et c’était décidé, au moment où un patient suicidaire avait téléphoné pour dire qu’il allait très mal. Le psy avait lâché sa famille pour se rendre chez son patient ; le père avait abandonné son fils à son destin. Il ne se le pardonne pas.

Quant à la mère, ce sont de grandes démonstrations d’émotions, pleurs et tremblements, refus de parler, chambre à part. Une hystérie à l’italienne plutôt pénible à voir pour les non-Italiens. Elle remarque au courrier une lettre adressée à son fils décédé et l’ouvre. C’est une lettre d’amour d’une copine rencontrée le dernier jour des vacances dernières, où Arianna (Sofia Vigliar) avoue à Andrea qu’elle s’est entichée de lui. La mère, curieuse et probablement un brin jalouse, veut la rencontrer. Le père trouve cela presque indécent. Ces deux tempéraments sont voués à s’opposer, donc le couple à se séparer.

Lui tente d’écrire à Arianna mais rien de simple ne lui va ; elle lui téléphone carrément et se heurte à une réticence de la fille car le temps a passé. Elle n’a jamais revu Andrea, dont on peut supposer qu’il avait à peine 15 ans, mais ils se sont écrit et le fils lui a envoyé des photos de sa chambre avec lui en situation, prises au déclencheur automatique. C’est un fils intime, bien que décent (rien à voir avec les selfies qui vont sévir dans les années Smartphone) ; il sourit et blague sous sa table ou sur son lit. Un fils que son père découvre, finalement. Il croyait le connaître mais l’adolescent réservait son coin secret, comme tous les ados. Dès lors, à quoi sert la psychanalyse si l’on ne parvient pas même à connaître son propre enfant ? Les patients, bien qu’attachés à leur séance et à leur psy de façon névrotique, disent que cela leur sert peu. L’un même casse tout dans le bureau lorsque Giovanni lui dit qu’il arrête la profession.

La fille qui leur reste, Irene, survit mais ses parents la délaissent. Elle devient agressive, se fait pénaliser au basket. On s’occupe du passé, pas du présent. C’est Arianna surgissant à l’improviste, lors d’une visite en passant, qui va remettre les pendules à l’heure. Giovanni la reçoit, voit les photos de la chambre du fils ; il comprend qu’il le connaissait peu. Paola revient du travail et s’amourache de l’ex-fiancée de son fils, qu’elle embrasse et étreint comme une bru. Mais Arianna a un petit copain, Stefano (Alessandro Ascoli), qui l’attend au pied de l’immeuble ; ils vont passer quelques jours en France en stop. Le temps passe, les amours changent, la vie continue. Andrea est mort, on ne saura jamais trop pourquoi ; Arianna est passée à autre chose, elle donne l’exemple à suivre. Irene le conçoit, les parents s’en aperçoivent. Ils accompagnent les deux ados, pour prolonger leur enfance et le sentiment qu’ils ont de leur responsabilité de parents, jusqu’à la frontière française. Si les ados sont si secrets envers leurs parents, n’est-ce pas parce que ceux-ci ne les reconnaissent pas en presque adultes ?

Naïveté du père et psy lorsqu’il demande à sa femme en désignant Arianna et Stefano : « tu crois qu’ils sont ensemble ? » Englué dans sa routine familiale et professionnelle, Giovanni a perdu le contact avec la réalité. Il ne voit ses patients qu’au travers des concepts et ses enfants que d’après l’image qu’ils donnent. La vraie vie est ailleurs… Mais, dans le deuil, il se referme sur lui-même au lieu de s’ouvrir aux monde et à ceux qui restent.

Film un peu lourd, certaines scènes trop appuyées privilégiant l’émotion à la psychologie, ce qui donne des caractères peu fouillés. Le père est omniprésent mais on en sait peu sur la mère, la fille, et surtout le fils. Je n’ai pas trop aimé, le film est déjà daté…

Palme d’or Festival de Cannes 2001

DVD La chambre du fils, Nanni Moretti, 2001, avec Nanni Moretti, Laura Morante, Jasmine Trinca, Giuseppe Sanfelice, Stefano Abbati, Universal Pictures 2002, 1h35, €21,30

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Henri Troyat, La barynia

Quatre ans ont passés depuis le retour en Russie du couple Nicolas et Sophie. Avec la naissance du bébé Serge, premier héritier mâle, le vieux Michel, boyard de Katchanovka, met de la voda dans sa vodka* et se précipite à Saint-Pétersbourg où le jeune couple s’est exilé. Mais le bébé est mort à quatre jours d’une probable malformation du cœur. Cependant, Sophie a appris le russe, qu’elle parle avec un accent délicieux. Michel, le père de Nicolas, opposé jusqu’alors au mariage, est séduit. (* de l’eau dans son eau-de-vie)

Il propose à son fils et à sa bru de revenir habiter avec lui à la campagne. Sophie y est favorable, la vie de la capitale ne l’intéresse pas, les mondanités superficielles entre Russes surtout. Nicolas, au contraire, est réticent. Lui aime refaire le monde avec ses amis, réunis dans un cercle étroit d’aristocrates, et qui lancent justement « une société secrète », l’Alliance pour la Vertu et pour la Vérité emplies de mots en majuscule pour faire universel. C’est que les militaires qui ont occupé la France ont été contaminés par les idées occidentales et en reviennent les yeux emplis des Lumières. Les yeux seulement car la Russie est la Russie et le tsar un dieu vivant : nul ne songerait à le remettre en cause, tout au plus une petite constitution… Seuls des radicaux veulent extirper l’absolutisme jusqu’aux racines en zigouillant le tsar et, peut-être sa famille (cela reste à négocier avec les « modérés »), et réaliser l’égalité de tous sans barguigner – autrement dit remplacer un absolutisme par un autre. Toujours totalitaire, la mentalité russe, de l’orthodoxie au Dieu impérieux aux révolutionnaires qui veulent formater le peuple et la nature à leurs idées en passant par le tsar, monarque absolu de droit divin.

Après Les compagnons du coquelicot, chroniqué sur ce blog, où Nicolas a fait la connaissance de Sophie à Paris et l’a ramenée dans ses fourgons, ce tome second des cinq volumes de La lumière des justes est plus intéressant par les portraits contrastés des personnages et l’analyse du pays. Nous plongeons dans la vaste et sainte Russie, fort arriérée et destinée à le rester par son immensité physique, son inertie morale et le poids des traditions où « Dieu » justifie tout (au point que Poutine, deux siècles plus tard, a repris la religion comme un pilier de son régime). « Évidemment, nous n’étions pas encore sortis de chez nous, nous n’avions aucun point de comparaison. Mais, dès qu’on a eu l’imprudence de nous lâcher dans le vaste monde, nous avons compris. Nous sommes allés en France combattre le tyran Bonaparte, et nous en sommes revenus malades de liberté  ! – C‘est cela même ! dit Shédrine. Pour ma part, j’ai souffert de retrouver dans ma patrie la misère du peuple, la servilité des fonctionnaires, la brutalité des chefs, les abus de pouvoir ! » p.22.

Sophie va s’en rendre compte à Katchanovka, isolée loin de tout. Elle s’entend à merveille avec son beau-père qui aime sa résistance et fait de sa vie avec elle un jeu d’échecs, jusqu’à la désirer de façon trouble. Il perçoit à l’inverse son fils Nicolas un peu fade et léger. Normal, lui répond Sophie, il a constamment subi votre autorité sans partage ! Même chose avec le tsar, qui ne supporte pas qu’on le conteste, même avec civilité et ménagements. « L’ancien élève de La Harpe [son précepteur vaudois républicain libéral choisi par sa grand-mère Catherine II] vit dans la terreur des doctrines prêchées par les Encyclopédistes. Dès qu’un groupe d’individus redresse la tête, Alexandre découvre dans cet acte d’indépendance la manifestation de l’esprit du mal. La tâche d’un monarque chrétien lui paraît être de veiller à ce que le pouvoir absolu, émanation de la volonté divine, ne soit nulle part menacé. (…) Il rêve de devenir le policier de l’Europe. D’ici à ce que nos régiments soient obligés d’aller rétablir l’ordre partout ou un peuple se soulève contre ce gouvernement, il n’y a pas loin ! » p.134. Écrites par Henri Troyat en 1959, à l’apogée de l’URSS qui lançait le premier satellite artificiel dans l’espace, ces lignes apparaissent prophétiques. S’il n’y a pas d’âmes des peuples, il y a des constantes historiques. Et le conservatisme, l’absolutisme, l’autoritarisme armé, semblent faire partie intégrante de la Russie depuis les Mongols, quel que soit son régime. Remplacez le tsar Alexandre par le président Poutine, et il n’y a rien à changer à la phrase ci-dessus.

Mais Sophie ne renonce pas. Si Nicolas se vautre avec délices dans les grandes idées abstraites tirées de ses lectures de Voltaire, Montesquieu, Rousseau et quelques autres, il ne fait rien de réel. Comploter vaguement entre amis ne change pas la Russie. Sophie préfère le concret. Ainsi va-t-elle visiter les moujiks des villages appartenant au boyard son beau-père. Le jeune serf Nikita de 15 ans, beau blond svelte comme un saule, est en admiration devant elle. Il veut apprendre à lire et à écrire et Sophie convainc le pope de lui donner un livre ; Nikita devra tenir un cahier d’écriture où décrira sa vie quotidienne qu’il destinera à Sophie. Elle constatera ainsi ses progrès. Le jeune homme étant assidu et obstiné, elle l’enlèvera à la terre et en fera un domestique au manoir avant que Michel ne lui confie à 20 ans la comptabilité du domaine avant, à 22 ans et pour l’éloigner de Sophie, de l’envoyer à Saint-Pétersbourg faire sa vie en échange d’un affranchissement prochain. Sophie la barynia, l’épouse du seigneur appelé barine, est pour Nikita comme le tsar pour les Russes : une adoration hors d’atteinte. Il lui est entièrement soumis et dévoué. Les tomes suivants décriront cette passion absolue, jusqu’à la mort.

Entre temps, Nicolas rencontre sa voisine, la veuve Daria Philippovna, mère du jeune Vassia qu’il a connu à 12 ans avant de partir combattre en France. Le jeune homme, fade et malléable, l’admire comme un modèle et Nicolas l’enrôle dans son Alliance pour la Vertu. Ce qui ne l’empêche pas de lutiner sa mère, laquelle est demandeuse car elle n’a encore que 38 ans et que ses filles adolescentes sont amoureuses du beau Nicolas. Sophie ne voit rien, elle n’y prêterait peut-être aucune importance tant son amour est constant. Mais une lettre anonyme adressée à Vassia par le beau-frère de Nicolas, qui lui avait refusé 10 000 roubles, va engendrer un duel, heureusement sans lendemain. Michel est mis au courant, puis Sophie. Le couple se déchire. Car si les moujiks copulent dans les prés, les buissons et les foins pour faire une dizaine d’enfants, le couple des barines ne semble pas pressé de produire des héritiers. Ainsi se reproduit la misère et l’ignorance, tandis que l’aisance et l’intelligence se perdent.

L’auteur se plaît à opposer les deux enfants de l’autocrate boyard Michel : Nicolas comme Marie sa jeune sœur sont faibles à cause de son emprise. Mais Nicolas ramène de France une épouse qui le soutient comme un tuteur ; il n’y a que lorsqu’elle n’est pas auprès de lui qu’il se laisse aller à ses penchants frivoles de gamin égoïste, baisant ici ou là selon son plaisir. A l’inverse, Marie est une fille qui sèche sur pied en ne se sentant pas belle ni bien fagotée ; elle se jette dans la mariage avec le premier venu qui lui fait sentir son emprise pour échapper à son père. Mauvaise pioche : elle sera vite délaissée, réduite à vivoter dans le bourbier campagnard, nantie d’un mioche non désiré. Abandonnée par son père, son mari et par Dieu, elle se suicide en laissant le nourrisson qu’elle a prénommé Serge aux bons soins de Sophie. Qui l’impose à Michel son beau-père.

Ces intrigues nouées promettent de nouvelles aventures pour les tomes suivants. Henri Troyat est un admirable conteur.

Henri Troyat, La barynia – La lumière des justes 2, 1959, J’ai lu 1974, 374 pages, occasion €1,77

Henri Troyat, La lumière des justes : Les compagnons du coquelicot, La Barynia, La gloire des vaincus, Les dames de Sibérie, Sophie et la fin des combats, Omnibus 2011, €31,82

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Henri Troyat, Les compagnons du coquelicot

Napoléon s’écroule, il est premier. En 1814, les armées françaises sont vaincues et les coalisés à Paris, dont les troupes du Tsar Alexandre 1er. Nicolas Ozareff, de vieille noblesse russe, est lieutenant des Gardes de Lituanie, il a 20 ans, une belle carrure, des cheveux blonds un peu long – et la vie devant lui. Il va occuper la capitale en attendant le retour des Bourbons avec le gros revêche Louis XVIII.

Il est logé chez des nobles parce qu’il parle bien français, ayant eu un précepteur en Russie dès l’enfance, comme c’était la mode depuis les Lumières et la Grande Catherine. Son capitaine lui a cédé bien volontiers son billet de logement, lui qui ne parle que russe et ne connaît rien des mœurs civilisées à la française.

Chez le comte et la comtesse de Lambrefoux, Nicolas rencontre la belle Delphine, mariée à un barbon impuissant mais complaisant, et il ne tarde pas à succomber à ses avances très avancées. En bref, elle est insatiable et lui content. Mais la mystérieuse fille de ses logeurs l’intrigue. Elle a quitté Paris pour échapper aux royalistes qui « épurent » la capitale de tous ceux accusés d’avoir « collaboré » avec l’ogre corse, y compris les libéraux dont les idées des Lumières ont subverti les âmes et emporté le peuple.

Rien de nouveau sous le soleil, les « réactionnaires » sont toujours les mêmes, quels que soient les régimes. Ils veulent revenir à « avant », un Âge d’or dont ils font un mythe – et qui n’a jamais existé. Le monde est mouvement, la vie change, les peuples évoluent. Les dictatures, qu’elles soient de force ou de droit divin, ne peuvent changer le cours des choses. Le peuple aspire à changer, à améliorer ses conditions, à participer à la politique. Sophie, veuve de Champlitte, a acquis auprès de son défunt mari, un philosophe plus âgé qu’elle, des idées révolutionnaires. Ou plutôt du libéralisme politique des Lumières. Elle participe aux pamphlets subversifs pour une constitution républicaine, diffusés dans la France entière par des libraires-imprimeurs de Paris acquis aux idées nouvelles.

Nicolas ne le sait pas, mais il ne tarde pas à tomber amoureux de la belle et décidée Sophie. Parce qu’elle lui résiste, parce qu’elle est intelligente, parce qu’elle sait ce qu’elle veut. Justement, Nicolas n’est qu’un lieutenant étranger de passage, rien ne peut se construire avec lui. Si elle est amoureuse elle aussi, elle contient ses sentiments par la raison. D’ailleurs les coalisés s’en vont, une fois le Bourbon rétabli sur son trône et l’armée réorganisée.

Mais Napoléon n’a pas dit son dernier mot. Il s’ennuie sur l’île d’Elbe qui lui a été donnée comme royaume, et où il a été exilé. Dix-huit mois plus tard, il revient et les gens, déjà las de l’Ancien régime rétabli par le dix-huitième Louis, l’acclament. Las ! C’est la défaite à Waterloo, un certain 18 juin 1815. Les coalisés reviennent, le tsar Alexandre à marche forcée. Nicolas est de sa suite grâce à son amitié avec Hippolyte, de son âge mais initié franc-maçon, et muté grâce à cela à l’état-major.

De retour à Paris, Nicolas cherche à revoir la belle Sophie. Delphine ne lui est plus rien, pure chair désormais un peu grasse et plutôt vulgaire ; elle collectionne les jeunes et vigoureux amants. Sophie est d’une autre trempe : elle a des idées et les affirme. Elle se cache d’ailleurs dans une maison de Versailles pour éviter d’être arrêtée par les épurateurs revenus en force avec une haine accrue pour tous les bonapartistes et les libéraux. Mais elle est reconnue à Paris lorsqu’elle se rend chez ses parents et ne doit de sortir des griffes de la police politique des Bourbons que grâce aux relations de son père.

Tout de go, Nicolas lui propose le mariage. Elle pourra ainsi s’éloigner de Paris et des risques qu’elle continue d’y courir. Les parents sont effrayés, ils ne connaissent pas ce Russe, mais finissent, renseignements pris sur sa famille et sa fortune, à se ranger à cette issue raisonnable. Sophie ne met qu’une seule condition : que le père de Nicolas lui donne sa bénédiction. Évidemment, le vieux boyard, aigri au fond de sa campagne par la récente invasion française jusqu’à Moscou, éructe en russe contre cette union dans une lettre aux mots particulièrement bien sentis. Il défend formellement à son fils de se marier avec cette Française. Nicolas, amoureux persistant passe outre ; il ment même à Sophie en faisant une fausse traduction de ce qui est écrit dans la lettre. Il se dit que devant la belle et le fait accompli, le père finira par céder.

Sa mission terminée, Nicolas démissionne de l’armée et obtient l’autorisation du tsar lui-même de convoler en justes noces avec son aristocrate française. Sophie et lui se marient auprès d’un prêtre catholique, puis d’un aumônier orthodoxe, et prennent le bateau à Cherbourg pour Saint-Pétersbourg en Russie. Lorsqu’ils y arrivent la neige tombe. Le pays est misérable et les riches se font obéir avec énergie sous les insultes et les coups. Les serfs sont des esclaves dont on peut faire ce qu’on veut. Sophie est choquée de ces mœurs barbares, mais sa curiosité lui fait prendre du recul. Elle attend d’être accueillie au manoir des Ozareff.

Cela ne se passe pas vraiment bien, le vieux père l’accueille, mais froidement, et décoche des flèches au dîner contre la France et les Français. Sophie s’aperçoit que son Nicolas lui a menti : il ne consentait pas. Elle décide qu’elle ne peut vivre dans cette maison. Nicolas propose Saint-Pétersbourg et le père arrange cela pour eux. Vexé, il a été rude mais, malade, il fait contre mauvaise fortune bon cœur. Une nouvelle vie commence pour Sophie et Nicolas, ce sera l’objet du tome suivant de cette série romanesque de cinq qui se lit agréablement.

Henri Troyat, Les compagnons du coquelicot – La lumière des justes 1, 1959, J’ai lu 1999, 377 pages, occasion €1,82

Henri Troyat, La lumière des justes : Les compagnons du coquelicot, La Barynia, La gloire des vaincus, Les dames de Sibérie, Sophie et la fin des combats, Omnibus 2011, €31,82

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Patricia Highsmith, Sur les pas de Ripley

Un soir, Tom Ripley va boire un café au bar de son village. Un jeune garçon d’environ 15 ans en veste de jean le dévisage ; la tenancière lui apprend que c’est un Américain qui parle français, employé depuis quelques jours comme jardinier chez une dame du village d’à côté. La situation est déjà étrange, en cette fin des années 70, mais elle l’est encore plus lorsque l’adolescent suit Ripley lorsqu’il rentre chez lui à pieds, suivant la route dans la nuit noire. Va-t-il l’agresser ? Non pas, le garçon se présente et lui révèle ce qu’il a appris de lui dans les journaux après l’affaire des faux Derwatt. Son père en possède un, ce pourquoi son nom a été évoqué à table ; il voulait le connaître.

Mais pourquoi le garçon est-il en France ? A-t-il fugué ? Pourquoi justement Ripley ? Pourquoi semble-t-il se cacher sous un faux nom, un faux passeport, un faux âge ? Piqué par la curiosité, et par un certain penchant amical, Ripley l’invite à prendre une bière chez lui avant de le ramener chez la dame qui l’emploie, et qui le loge dans un cabanon de son jardin en le payant 50 francs par jour. L’adolescent avoue ; il se fait appeler Billy mais il se nomme Franck. Il est parti de la vaste demeure de milliardaire où personne ne s’intéresse à personne sur un coup de tête, après la mort de son père, tombé en fauteuil roulant de la falaise au bout de la propriété, et alors que sa petite copine Teresa ne répondait pas au téléphone, toujours partie avec des amis.

Franck a eu un père qui s’est fait tout seul, devenu très riche et très connu à la tête d’un empire alimentaire. Il a 16 ans, même s’il fait plus jeune, et a emprunté le passeport de son frère Johnny qui en a 19 pour entrer en France. A cette époque pas si lointaine, les contrôles aux frontières ne sont pas très stricts et falsifier un passeport est plus aisé qu’aujourd’hui où tout est numérisé. Dans la rue de la dame qui emploie Billy, deux hommes en voiture partent lorsque l’auto de Ripley se gare ; ils ne veulent pas être reconnus. La vieille dame vient prévenir Billy qu’on l’a demandé à plusieurs reprises et que deux hommes vont revenir. Ripley engage alors Billy/Franck à faire sa valise et à venir résider chez lui, avant de retourner aux États-Unis.

Le garçon accepte, et c’est le début d’une relation presque filiale. Tom Ripley devient à la fois père de substitution (le précédent étant autoritaire et peu aimant) et maître pour son disciple (Franck est fasciné par la réputation trouble de Tom Ripley). A 16 ans, on se cherche un modèle, surtout lorsqu’on porte un secret trop lourd – et que votre seul amour (le premier, romantique, le plus fort) vous fait faux bond.

Franck s’attache aux pas de Tom et suit ses directives. Il cherche à tester son attachement en se cachant une fois pour voir si Tom est inquiet (il l’est) ; il lui fait un cadeau une autre fois pour le remercier de son attention (une robe de chambre en soie) ; il dîne avec lui, sort avec lui, dort avec lui deux fois dans le même lit ; se montre une fois nu en rejetant volontairement sa serviette dans la douche alors que Tom lui apporte un jean. En bref tout ce qu’un garçon normal fait avec un proche, sans jamais franchir les bords de la sensualité. Franck est en quête affective, et il rencontre un Tom en quête de transmettre, comme souvent les hommes en milieu de trentaine.

Il fallait un long développement touristique pour que le lecteur finisse par le comprendre, ce qui désoriente un peu car l’action se fait attendre. Mais c’est à Berlin, ville improbable, que Franck, éloigné deux minutes pour pisser dans le Grünewald, se fait enlever. Après des démêlés rocambolesques, Tom va s’investir physiquement pour le récupérer tout seul.

Dans ce Berlin interlope, où les jeux de sexe et de travestissements explosent, l’autrice joue aux limites. Tom est sexuellement abstinent comme on dit aujourd’hui, ne baisant sa femme Héloïse que quelques fois par an (elle aime ce qu’il lui fait et s’en contente). Mais il emmène Franck dans un bar à pédés, puis se travestit en femme pour le récupérer, le déshabille entièrement pour le coucher alors qu’il est dans les vapes, dort avec lui sur le même canapé-lit. A la parution du livre, c’est l’époque : ce piment sexuel attise la curiosité, sans franchir les bornes de la morale ni de la loi. Bien que Franck soit séduisant et même « mignon » à 16 ans (surtout, dit l’auteur, quand il dort tout nu), Tom ne manifeste aucun désir ; Franck se calque sur sa conduite et continue de rêver à Teresa qu’il a tenté de baiser une fois sans conclure, parce qu’elle a ri.

Une fois Franck récupéré, la rançon restituée, le garçon ne consent à être rapatrié aux États-Unis que si Tom l’accompagne. Sa mère n’est pas venue l’accueillir à l’arrivée, prise par la crise d’une vieille servante, ce qui montre ses priorités. Seul son frère aîné Johnny se préoccupe un peu de lui, mais en bon copain, sans affection particulière. Il lui balance même tout à trac que Teresa s’est mise avec un autre garçon plus âgé, qu’il lui a présenté. Franck se retrouve tout seul avec son secret, qu’il n’a franchement avoué qu’à Tom qui l’avait plus ou moins deviné. Mais Ripley n’est pas son père, ni un parent, seulement un ami d’aventures. Il semble même ne pas le vouloir et va repartir en France pour laisser Franck à son destin. Il aurait pu lui enseigner à recommencer à zéro, comme lui l’a fait, ce que demande Franck, mais il ne l’envisage pas un instant.

Il montre ainsi sa double face : ses capacités de chaleur humaine pour un plus jeune sont réelles, mais ne vont pas jusqu’à s’investir dans une tutelle durable. Franck aurait besoin de directives, de suivi, d’affection permanente. Ripley n’y songe même pas. D’où la chute finale du roman.

Patricia Highsmith, Sur les pas de Ripley (The Boy who Followed Ripley), 1980, Livre de poche 2002, 479 pages, €3.45

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Jeux d’été de Rolando Colla

Chronique à la suisse d’un début d’adolescence à l’italienne dans un été au camping. Nous sommes il y a treize ans à peine et c’est déjà un autre monde. Les enfants du film sont adultes, ils ont probablement voté Meloni dans le no future que fut leur jeunesse. Deux couples sur la sellette : l’un adulte, celui de Vincenzo (Antonio Merone), macho violent, et Adriana (Alessia Barela) qui n’arrive pas à s’en déprendre ; l’autre prime adolescent, celui de Nic (Armando Condolucci), le fils aîné de Vincenzo qui reproduit la violence et en souffre, et de Marie (Fiorella Campanella) en quête éperdue d’un père dont sa mère ne veut pas parler. Ils ont 30 ans, ils ont 12 ans, l’espace d’une génération et l’espoir de ne pas retomber dans les mêmes ornières…

Vincenzo est ignorant comme son père, il l’avoue, et travaille sur les chantiers, tandis qu’Adriana est caissière et vient d’obtenir une promotion. Le père aimerait qu’on le respecte parce qu’il est « le père » et « le mari », cela se fait en Italie, mais il ne mérite pas l’honneur qu’il réclame car il est jaloux et n’écoute pas, il frappe. Ses deux fils sont pris en étau entre elle et lui, la mère poussant l’aîné de 12 ans dans la compagnie de son père, cela se fait en Italie, gardant pour elle le petit dernier de 10 ans. Mais une fratrie ne se sépare pas et Nic protège Agostino (Marco D’Orazi), s’interposant lors d’une bagarre qui débute sur la plage ou mettant de la musique dans les oreilles du petit lors des disputes entre les parents. Mûri, il filme aussi avec son Nokia mobile une scène de violence partie de rien entre son père qui monte en colère jusqu’à battre sa femme qui ne voulait qu’emporter un pot de fleur pour sa mère.

Deux couples, deux générations, et le danger de la reproduction. Celle, physique, des bébés, mais surtout celle des comportements. Les disputes et les coups se terminent souvent en baise torride des adultes, là, tout de suite, sur les aiguilles de pin, car la mère ne peut se résoudre à se détacher de son mâle. Lorsque Nic rencontre Marie, c’est à l’occasion d’une dispute entre son petit frère et Lee (Francesco Huang), le copain de Marie et de sa cousine Patty (Chiara Scolari) qui aide son père chinois à l’épicerie-buvette du camping. Nic blesse Marie à la lèvre dans un mouvement violent, sans vraiment le vouloir. Il ne s’excuse pas mais en reste taraudé, jusqu’à revenir le jour suivant et se blesser devant elle à la lèvre pour « être quitte ». Où l’on sent que l’égalité entre homme et femme progresse…

Ils deviennent copains car chacun est en quête : Nic d’amour féminin enfin, Marie d’amour paternel qu’elle n’a jamais connu. Le terrain de camping en Maremme où ils passent une dizaine de jours est le lieu clos hors du temps où ces relations ont lieu et évoluent. Pourquoi ce secret de famille à propos du père de Marie ? La mère (Roberta Fossile), infantile et autoritaire parce qu’elle se sent obscurément coupable de quelque chose, cache et continue de cacher l’histoire du père, malgré les objurgations de sa sœur et celle de sa fille. Elle la juge « trop petite », mépris d’adulte pour l’enfant qu’il refuse de voir grandir. Pourquoi cette violence irrépressible de la part du père de Nic ? Par atavisme paternel, reproduction mimétique, absence de mots pour le dire qui fait parler les poings. Vaut-il mieux un père absent idéalisé ou un père présent détesté ? C’est probablement ce qui fascine Nic chez Marie, cet amour du père qu’il ne peut ressentir lui, malgré quelques moments de complicité « entre hommes » que Vincenzo tente avec lui.

Outre la plage, où faire des châteaux de sable n’est plus de leur âge, la petite bande investit un hangar abandonné dans un champ de maïs juste au-delà des dunes, pour en faire leur repaire. Nic attise leur curiosité en déclarant avoir vu, entre les interstices des planches, « un mort ». Il s’agit en fait d’un épouvantail gisant là, mais cette épouvante les soude. Sur proposition de Nic, ils jouent à la chasse à l’homme ; une fois attrapé sa victime, le chasseur peut « lui faire tout ce qu’il veux ». Marie s’empresse de tempérer ce jeu un brin sadique en lui ajoutant « un commissaire » pour arrêter le chasseur « s’il va trop loin ». Elle sent que Nic, sur l’exemple de son père, est constamment poussé à aller trop loin.

En bravache, mais aussi en victime, le garçon déclare ne rien ressentir sur son corps des tortures qu’on peut lui faire. Il suffit, dit-il, de « se croire un autre et de regarder sans ressentir ». Pas facile, mais effet d’une éducation reçue sous les coups et à observer donner les coups. Un masochisme de martyr qui fait contre mauvaise fortune bon cœur. Marie le teste en lui faisant couler sur le torse de la cire fondue sans qu’il ne batte un cil ; puis elle allume une cigarette mais se refuse à le brûler. C’est Nic qui force sa main à lui enfoncer le bout incandescent dans le bras pour en faire une plaie. Il se plantera aussi la pointe d’une paire de ciseau dans la cuisse ou se laissera étriller le dos au sable grossier. Ces tortures physiques sous le regard de Marie attisent son désir naissant pour elle. On peut se demander quel genre d’amour sado-masochiste pourra surgir de cette éducation sensuelle associée aux sévices. Nic pousse loin le bouchon, laissant Lee, qui a attrapé Marie dans les maïs, la forcer à danser sur une musique arabe, se caresser le corps avec les mains et se lécher les lèvres de sa langue, avant de déclarer : « je vais te baiser ». Ce n’est que sur les instances de Patty que Nic, « commissaire », se décide à arrêter le jeu ; il voulait voir si Matrie se laisserait faire ou si elle le préférerait.

Marie, plus mûre, est attachée à ce Nic viril mais vulnérable, mais elle repousse ses avances amoureuses tant qu’elle ne sait pas qui était son père. Par des menaces, une fugue, des disputes, elle obtient enfin de sa mère de savoir qu’il est mort d’un accident à 37 ans et qu’il est enterré au cimetière de Porto Santo, en face, dans la baie. Lee emprunte le bateau de pêche de son père pour emmener la bande au cimetière où Marie peut enfin voir la tombe et pleurer devant elle. Nic, prévenant et sensible à sa douleur, allume la bougie de son supplice pour le papa retrouvé et perdu. Car lui a perdu le sien en se rebellant tout récemment contre lui, qui voulait encore et toujours battre sa femme, malgré ses promesses et ses excuses à chaque fois.

Au retour, le petit couple reste dans une baie pour rentrer à pied au camping tandis que les autres ramènent le bateau. Nic et Marie jouent dans l’eau presque nus, s’embrassent timidement, puis retournent pour la fête de fin d’été du camping. Lorsque, au lieu des coups ou des caresses rudes au sable, Marie lui caresse la peau des épaules avec ses cheveux mouillés, Nic fond. Des larmes lui montent aux yeux. L’amour fait fondre la violence.

Les vacances se terminent, la parenthèse de la vie courante aussi, mais rien ne sera plus comme avant. Nic et Marie, à leur âge charnière, auront connu une grande tension mais aussi une catharsis. Ces jeux d’été leur auront permis de régler le problème avec leurs pères respectifs et avec le mystère de l’amour.

C’est assez bien vu et mis en scène, même si le début s’égare un peu. Si Marie reste constamment en maillot de bain deux pièces, montrant sa constance dans sa volonté de savoir, Nic reste vêtu adulte, tee-shirt et jean long, ne se mettant enfin en uniforme d’été, short et torse nu, qu’à la moitié du film, comme une libération d’un carcan paternel qu’il a enfin réussi à briser. Grâce au contre-exemple de Marie, sa moitié complémentaire.

DVD Jeux d’été (Giochi d’estate), Rolando Colla, 2011, avec Fiorella Campanella, Armando Condolucci, Alessia Barela, Antonio Merone, Roberta Fossile, Look Now! 2012, 1h41, occasion €37,99

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André et David Grandis, Les bergers d’Arcadie

« Au nom du père, du fils et du petit-fils » est la première phrase de cette autobiographie à deux, ou plutôt celle des Mémoires du père mises en forme et complétées par le fils après sa mort. Ce qu’il veut ? Perpétuer le souvenir de ce journaliste de radio et de télévision des années 1970 à 2002 au fond peu connu, même s’il a été rédac’chef à France 3 et a commenté le Festival de Cannes. Il n’a même pas « sa page Wikipédia ».

Ce livre est cependant plus que le récit d’une vie professionnelle, des rencontres avec Elvire Popesco, Darius Milhaud, Fernandel, Lionel Jospin, Tom Novembre, Henri Dutilleux et les autres. Il est le récit d’un amour exclusif, inconditionnel et fusionnel avec le fils, le dernier-né d’une fratrie après deux sœurs aînées vite parties de la maison. André Grandis a souffert de la froideur de son propre père, médecin accaparé par ses patients et peu enclin aux câlins des enfants. Il a voulu faire l’inverse avec les siens, surtout après le départ de sa femme et sa demande de divorce, lorsqu’il s’est retrouvé seul avec David, le petit dernier, 6 ans.

Il a toujours craint la solitude et s’est occupé du gamin comme de la prunelle de ses yeux. « Son autorité était empreinte d’amour et de tendresse : comment pouvais je supporter de décevoir un homme pareil ? »187. Il n’a jamais été autoritaire, punisseur, violent. Tout au contraire, il a enveloppé le petit garçon de sollicitude et d’amour, pour compenser l’éloignement de sa mère, qu’il ne voyait qu’aux vacances puisqu’elle avait décidé de suivre son nouveau compagnon en Guadeloupe.

Ce sont dès lors des souvenirs en commun qui resurgissent en ces pages. « Des flambées de châtaignes dans la cheminée à Limoges par des après-midi pluvieux, puis des promenades à vélo dans les bois, notre arrêt coutumier pour terroriser les fourmis au bord du chemin. Oscar Peterson le matin sur le trajet brumeux qui me menait à l’école Maruéjols et ses collines parfumées de lavande et de thym, les petites cabanes que tu construisais pour mes soldat,s les promenades dans les Cévennes et en Camargue chez les brocanteurs. Les ferias et autres fêtes locales dans les petits villages qui entouraient Maruéjols et les concerts de jazz à Nîmes. Les journées à la bambouseraie d’Anduze et les week-ends à Salazac et chez Ida. Les parties de pétanque le soir où l’on s’aspergeait d’insecticide pour échapper aux moustiques voraces. Nice, les promenades aux îles de Lérins, au cap d’Antibes, au cap Ferrat, dans le Mercantour ? Toutes ces randonnées et ces après-midis ou je jouais pendant que tu lisais tranquillement ton journal ou que tu regardais les merveilleux paysages. Et nos voyages en Écosse, en Autriche, au Vietnam, en Thaïlande, aux États-Unis, nos vacances à Limone et mes premières descentes de ski. Et nos milliards de conversations sur tout, toutes les passions que j’ai pu partager avec toi toujours à l’écoute. Ta tendresse lorsque j’ai connu mon premier chagrin d’amour, mes doutes quant à ma carrière de direction d’orchestre, ma déception militaire, ma séparation avec Claudia lorsqu’elle a dû repartir aux États-Unis pour ses études, et surtout, avant tout, le départ de maman » 274. Tout est résumé par le fils adulte de cette vie à deux, dans l’amour réciproque et la protection du père.

André Grandis a souffert du départ de David, une fois adulte, aux États-Unis où il pouvait trouver plus d’orchestres à diriger que dans la minuscule France ; mais c’est le destin des enfants de quitter le nid. Il a adoré rencontrer son petit-fils Paul, franco-américain, qui lui rappelait son propre fils. Mais il n’a pas eu le temps de le voir grandir, atteint d’une maladie à la fois Alzheimer et Parkinson nommée « à corps de Lewy », qui abouti à son décès en 2021 à 82 ans, non sans qu’une aide-soignante non vaccinée (selon la bêtise ambiante de l’époque) ne l’ait contaminé en plus du Covid.

Père aimant, fils reconnaissant, petit-fils qui va bénéficier de cette expérience humaine unique dont on parle trop peu, l’époque étant accaparée par « les femmes », le féminisme, la féminité, jusqu’à saturation. Oui, les pères existent et sont importants pour tous les enfants ! Il n’y a pas que les mères, surtout lorsqu’elles veulent « vivre leur vie » sans s’encombrer de charges. « Je ne crois pas te l’avoir dit (écrit le fils), mais lorsque j’étais petit, je faisais parfois des cauchemars à t’imaginer mort et je me réveillais à chaque fois en pleurs et en proie à une crise d’angoisse terrible, incapable d’imaginer le monde sans toi, inconsolable » 273.

David adulte songe à la reproduction d’une peinture de Poussin, dans le salon d’André où il a passé toute son enfance : les Bergers d’Arcadie. « Elle m’a toujours fasciné par le mystère qui s’en dégage. Ces trois bergers, encore une trinité d’hommes, et cette muse qui contemple un tombeau dont l’inscription est partiellement cachée. Étant né au fond de la campagne française, le pastoralisme me touche intimement. Cette Arcadie se confond avec les paysages de mon enfance et ma spiritualité nostalgique. (…) Je me plais à voir en ces trois bergers un grand-père, un père, et un fils » p.296.

Un bel hommage à l’amour paternel et filial, à la transmission des valeurs, à la célébration de la vie dans toute sa complexité. Non, les mémoires ne servent pas seulement à «commémorer » ; elles servent aussi à instiller par l’exemple le meilleur de la génération précédente à la génération suivante.

André et David Grandis, Les bergers d’Arcadie, 2024, éditions Les routes de la soie, 407 pages, €27,00 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Incassable de M. Night Shyamalan

Un film bizarre d’un réalisateur décalé sur une Amérique hors des normes. A une extrémité, l’homme blanc musculeux, invincible, qui ne peut être blessé et n’a jamais été malade ; à l’autre extrémité, l’homme noir chétif, atteint de la maladie des os de cristal et qui est la plupart du temps en chaise roulante. L’écart absolu entre noir et blanc, le mal et le bien. Par haine du destin, le Noir cherche son alter ego à l’autre bout d’une évolution dont il est la victime – cassé, il veut trouver l’incassable. Par instinct du bien, le Blanc cherche à protéger les autres sans le vouloir, simplement parce qu’il est bâti ainsi – immunisé, il veut se croire fragile comme les autres.

Tout commence dans le bruit et la fureur d’une catastrophe ferroviaire. Cent-vingt morts dans le déraillement du train New York-Philadelphie, à quelques kilomètres de sa destination – un seul survivant, David Dunn (Bruce Willis), banal surveillant à la sécurité du stade de la ville. Il est indemne, pas même une égratignure. Certes, les trains des compagnies privées des États-Unis ne sont pas toujours contrôlés, révisés et entretenus comme il se doit, mais on apprendra vers la fin que le hasard n’y était pour rien. Ce n’était pas la première catastrophe des dernières années : un Boeing qui s’écrase, un paquebot qui coule…

David s’interroge, à la fois poussé par son fils qui l’admire et se demande s’il est pareil, aussi invincible comme un super-héros de comics, et par une énigmatique carte d’invitation d’une galerie d’art qui lui demande s’il a jamais été malade. Au fait, l’a-t-il un jour été ? Il ne s’en souvient pas, son épouse Audrey (Robin Wright) non plus. Oui, mais ils ont eu un accident de voiture étant étudiants, un tonneau. Lui a été éjecté de la voiture et a sorti celle qui allait devenir sa femme. Mais a-t-il été blessé ? Probablement, encore que ce ne soit pas sûr.

Le patron de la galerie d’art, spécialisée dans les dessins originaux de comics, est Elijah Price (Samuel L. Jackson), né avec la maladie génétique des os de verre (en termes techniques, une ostéogenèse imparfaite de type I). Souvent à l’hôpital durant son enfance pour des fractures répétées, solitaire parce qu’il ne pouvait jouer avec les autres, il est devenu misanthrope par force et sa mère lui a acheté des comics, dont il est dit au début qu’ils représentent un talent de l’Amérique. Price se dit que, s’il existe d’aussi débiles que lui nés sur la terre, il doit exister aussi l’autre extrême, le super-mâle au squelette d’acier. Intoxiqué par son imagination, il veut le trouver dans la réalité. Ce pourquoi il collectionne les récits de catastrophes dans les journaux avant de tomber sur la perle : un seul survivant dans une apocalypse de ferraille.

Elijah l’anti-Goliath rencontre David l’anti-adolescent (les références bibliques, même inconscientes, ne cessent d’irriguer la mentalité américaine). Il s’aperçoit que l’agent de sécurité est capable de percevoir le mal chez ceux qu’il croise, comme cet homme en chemise flottante qui pourrait bien cacher « un pistolet argent à crosse noire » (c’est très précis). Il demande alors à son collègue de fouiller chacun avant qu’il n’entre sur la stade… et l’homme en chemise quitte la file. En le suivant, Elijah tombe dans les escaliers du métro et se casse littéralement en morceaux, mais a le temps de voir les dessous de l’homme – et le gros pistolet effectivement argent à crosse noire.

Intrigué, David teste ses muscles devant son fils aux haltères. Le gamin charge les poids ; c’est trop lourd, le père demande d’en enlever. Le gamin en rajoute au contraire, et David soulève toujours. Il se rend compte ainsi qu’il est plus puissant qu’il ne le croyait. Au point que le fils est persuadé que son père est l’un de ces super-héros des comics. Il tente même de lui tirer dessus avec un revolver dans la cuisine… avant d’obéir quand même par respect filial quand son père le somme de poser cette arme sous peine de disparaître de sa vie. C’est que son couple ne va plus très fort, passage en creux habituel après une douzaine d’années de mariage et un seul enfant. Joseph (Spencer Treat Clark, 12 ans au tournage), teste à l’école sa propre force en se battant avec un copain qui le défie – il est flanqué par terre. La surveillante convoque non pas la mère comme d’habitude mais le père, comme demandé par le fils, et se rend compte qu’elle le connaît : elle l’a vu quasi se noyer jadis dans la piscine où des copains l’avaient poussé. Il est bien resté cinq minutes sous l’eau, mais est ressorti indemne. Cela, elle s’en souvient.

Elijah, placé dans le service de l’épouse de David, la fait parler. Dans l’accident de voiture, son futur mari n’a pas été blessé mais a peut-être provoqué l’accident lui-même pour écourter sa carrière de footeux pro et épouser la belle (le football américain est l’école d’une particulière violence). Au téléphone, David le reconnaît. Elijah lui demande alors de se tester en utilisant sa sensibilité particulière pour trouver un ennemi de l’humanité, dans un lieu où il y a du monde. En gare de Philadelphie, David repère un agent d’entretien en combinaison orange (la même que celle des prisonniers…).

Il le suit et le voit entrer le soir dans une maison d’un quartier bourgeois où il tue le père et la mère et attache les deux enfants dans la salle de bain. Silencieux, en cape de pluie intégrale car il a une phobie de l’eau depuis son enfance, David libère les kids (un garçon et une fille, comme il se doit dans la famille yankee). Le criminel, qui le découvre, le projette dans la piscine, où la bâche de protection s’écroule sous son poids. Mais les deux enfants déjà grands lui tendent une perche et il sort pour étrangler l’assassin d’une clé au cou. Le lendemain, David montre en cachette à Joseph l’article du journal qui relate « le sauvetage de deux enfants par un héros », un dessin le représentant en grande silhouette sous cape, ce que les kids ont retenu de leur sauveur. Il ne faut pas que son épouse le sache, elle en serait déstabilisée.

David va donc retrouver Elijah qui patronne une exposition de sa galerie et, lors du serrement de mains, il a un flash : Elijah est le Mal incarné, le Méchant des comics, un gibier d’hôpital psychiatrique. Voulant à toute force confirmer sa théorie des deux bouts de la chaîne, il a provoqué des catastrophes pour découvrir LE personnage qui est son inverse absolu. Il est dit en bandeau que David le dénonce pour qu’il finisse interné.

Au fond, Superman n’est-il pas un homme ordinaire qui fait bien son boulot ? Et le Méchant un être handicapé d’une tare qui se venge de l’humanité ? Le Bien et le Mal sont facile à distinguer chez les Yankees. De la Bible aux comics, ils sont clairement révélés.

Mais ici avec plus de psychologie que d’action, les tourments de tous les personnages étant au premier plan, y compris les seconds rôles comme la passagère du train avant le déraillement ou la surveillante de collège qui se souvient. Un bémol quand même : on ne rigole pas dans ce film. Le comics est trop sérieux pour qu’on s’en moque – autre trait typique de la culture trop jeune yankee.

DVD Incassable (Unbreakable), M. Night Shyamalan, avec Bruce Willis, Samuel L. Jackson, Robin Wright, Charlayne Woodard, Spencer Treat Clark, Touchstone Home Video 2001, 1h42, 17,84, Blu-ray€14,99

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Marianne Vourch, Le journal intime de Rudolf Noureev

Noureev est né soviétique, bachkir et musulman, dans un train, dans une voiture de troisième classe au cours d’un voyage en train en direction de Vladivostok. Il n’a jamais été croyant, ni en Dieu, ni en le Parti. Sa vie était son corps et la danse son métier. Son père le politrouk était instructeur politique dans l’Armée rouge et a été mobilisé en 1941 lorsque Hitler a trahi son pacte avec Staline. Il n’a revu son fils, dernier enfant après trois filles, qu’à l’âge de 7 ans.

Mais à cet âge, le petit Rudolf sait ce qu’il veut. Il s’est découvert passionné de musique, puis a eu une révélation au soir du Nouvel An 1945 : le ballet patriotique Le Chant des cigognes où danse l’étoile Zaïtouna Nazretdinova. A 7 ans, il a trouvé sa voie : la danse, et encore la danse, seulement la danse. Il commence aussitôt à danser folklorique avec ses copains, malgré son père qui trouve que c’est un passe-temps de pédé et qui a honte, en bon communiste stalinien, du seul fils qu’il a eu. Rudolf, obstiné, n’en a cure ; il n’a jamais aimé son père, qui n’a jamais cherché à le comprendre.

Il a 15 ans en 1953, alors que Staline disparaît enfin (le vieux tyran n’a appris sa mort que deux jours après, dit-on, parce que personne n’a osé lui annoncer). Rudolf Noureev intègre l’Institut chorégraphique d’État de Leningrad, alors meilleure école au monde selon l’orgueil russe. Il commence à faire de la figuration dans les théâtres de la ville. Mais il progresse vite, logé chez son prof, et intègre la troupe de ballet en 1955, à l’âge de 17 ans. Puis le ballet du Kirov en 1958 où il passe trois ans et interprète des premiers rôles dans Le Corsaire, Don Quichotte, Le Lac des cygnes et La Belle au bois dormant.

Malgré son caractère indépendant et son esprit rétif à toute propagande, il est autorisé sur son talent à se rendre en tournée avec le ballet en Occident. Khrouchtchev a dégelé les relations depuis son Rapport secret au Comité central du Parti en 1956 sur les crimes de Staline. C’est à cette occasion que, surveillé par le KGB, mal noté par ses compatriotes qui préfèrent la conformité politique au talent, soupçonné d’homosexualité pour lequel il risque le camp de redressement, il fausse compagnie au système soviétique. Il demande l’asile politique le 16 juin 1961 en France, à l’aéroport du Bourget juste avant l’avion du retour, avec l’aide de Clara Saint, belle-fille d’André Malraux.

Il devient vite célèbre, à Londres, à Paris, un peu à New York. Il a toujours préféré les garçons aux filles, question de perfection et de puissance du corps, selon le désir mimétique décrit par René Girard. Il a aimé en Union soviétique son partenaire d’origine allemande Teja, puis le danseur danois Erik Bruhn, qu’il admirait beaucoup pour l’avoir vu dans un film d’amateur. Ils resteront unis jusqu’à la mort de Bruhn du SIDA en 1986. Rudolf Noureev se retrouvera atteint lui aussi et meurt le 6 janvier 1993, à l’âge de 54 ans.

Il a lié amitié avec certaines femmes, la plus fidèle ayant été l’Étoile du Royal Ballet de Londres, Margot Fonteyn, âgée de 42 ans. Avec cette partenaire de ballet, ils forment le couple le plus célèbre de la danse classique et dansent notamment Giselle le 21 février 1962. Il a été un peu acteur de cinéma, mais encore et surtout danseur, imposant son style.

Sur proposition de Mitterrand, qui aimait les dissidents, y compris sexuels, il est nommé directeur du ballet de l’Opéra national de Paris de 1983 à 1989. Le nouveau directeur est passionné et exigeant. Il fait beaucoup travailler et retravailler, coupe les costumes pour laisser s’exprimer le corps, montre la chair pour exhiber la souplesse et la puissance. « Rudolf Noureev a rendu le Ballet de l’Opéra de Paris sexy » écrit Paris Match en 2013.

Il est enterré au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois sous un kilim de mosaïque. Une rue du 17e arrondissement à Paris porte son nom.

Une biographie à la Wikipédia mais bien illustrée et sous cartonnage de luxe. Un bel ouvrage pour qui aime la danse, les garçons, ou l’histoire communiste.

Marianne Vourch, Le journal intime de Rudolf Noureev, 2022, éditions Villanelle/France musique, 125 pages, €24,00

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Les journaux intimes de… publiés par Marianne Vourch déjà chroniqués sur ce blog

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Herbert Lieberman, Le Maître de Frazé

L’auteur est connu pour ses romans policiers, dont le célèbre Nécropolis – la cité des morts, paru en 1976. Décédé il y a un an à 89 ans, en mai 2023, Herbert Lieberman était New-yorkais et possédé par toutes les hantises de l’Amérique des pionniers. Ce roman-ci met en scène une bande d’adolescents des deux sexes, frères et sœurs, élevés en cage dorée dans un vieux château français du XIIe siècle transporté pierre à pierre dans une île du nord-est des États-Unis et entouré de grandes forêts où vit une tribu de nains consanguins dégénérés aux mœurs primitives. Nous sommes entre le roman policier, la science-fiction et la fable philosophique.

Car il y a une intrigue policière : le meurtre du père, venu comme chaque année passer une semaine à interroger un à un ses enfants sans qu’ils le voient, pour se garder de toute émotion. Il ne veut juger que des résultats de l’éducation et de l’hygiène qui leur est imposée. Un policier est venu du continent, le colonel Porphyre, accompagné de quelques-uns de ses hommes. Qui a tué ? Chaque adolescent voulait le faire, mais qui l’a vraiment fait ? L’énigme se résoudra à la fin.

Mais pas sans un passage obligé par les autres thèmes du roman. Il est d’anticipation car il se situe vers les années 2070, bien longtemps après l’époque de son écriture ; là encore, le lecteur découvrira pourquoi vers la fin. Science car le père est un milliardaire excentrique (l’argent conduit à tout pouvoir, ou presque), qui a décidé de faire faire des recherches sur la longévité. Il a embauché pour cela un ancien médecin nazi (la grande mode aux États-Unis au début des années 1990), lui a installé un laboratoire secret dernier cri où il peut réaliser toutes es expériences sur les souris blanches, les rats de laboratoire, les chiens et les singes. Les années passent et les recherches sont prometteuses. D’où son application à l’humain.

Fiction car Jones, le père, teste la molécule, ça marche. Il décide alors d’une expérimentation à grande échelle dans des conditions soigneusement contrôlées depuis la naissance ; pour cela, il lui suffit d’engendrer ses propres enfants avec différentes femmes choisies sur plan, en fonction de paramètres génétiques, d’hygiène et de santé. Engrosser une femme par jour (comme Georges Simenon), lui permet assez vite de disposer d’un cheptel suffisant pour tester son protocole de longévité. D’où ce château fermé où les ados vivent en vase clos.

Des sept adolescents du château (il existe d’autres centres de par le monde), Jonathan est le narrateur. Il est le puîné derrière Cornélius, un peu retardé. Puis suivent Sofi, Ogden et Leander, Letitia, et la plus petite : Cassie. Les âges ne sont pas à très assurés car nul ne connaît sa date de naissance, ni ne fête son anniversaire, et il n’y a pas de miroir dans les pièces pour se regarder. Tout est soigneusement maîtrisé dans ce château, l’éducation classique littéraire, mathématique, musicale et sportive, le nombre de calories par repas, pas plus de 600, et la température extérieure fraîche qui garde les corps en légère hypothermie à 32° centigrades. Les fenêtres sont closes et les ados ne sortent jamais pour conserver une atmosphère contrôlée, comme en laboratoire. Ce sont les conditions les meilleures pour vivre le plus longtemps.

L’assassinat de Jones va briser cette routine et remettre en question l’expérience. Devant le colonel policier, Sophie avoue avoir transpercé d’une fléchette la gorge de son père qui dormait, après la soirée et le bal en son honneur. Puis c’est Jonathan qui avoue l’avoir d’abord étouffé avec un oreiller. Mais la cause de la mort n’est, selon le légiste, ni la plaie au cou, ni l’asphyxie… Tous sont perturbés par la disparition brusque de Leander, le plus joli et le plus gentil de la fratrie. Il est plus jeune que Jonathan et son frère préféré. En revanche, Ogden le défie sans cesse et le hait. La rumeur veut qu’une fois l’an l’un des enfants soit appelé ailleurs, après entretien avec le père. Cette année, c’est le tour de Leander, qui disparaît lors d’un tour de magie de l’oncle Toby. Ce dernier, frère cadet de Jones, assure avec le signor Parelli et Madame Lobkova, l’éducation des enfants et la bonne marche du château. Amateur de jeunesse, il couche volontiers avec ses nièces.

D’ailleurs, la sexualité est non seulement permise mais aussi encouragée chez les adolescents. Cassie vient rejoindre Jonathan la nuit dans son lit :« J’embrasse les seins de ma petite sœur, elle gémit doucement. Nous nous frottons l’un à l’autre, exactement comme nous l‘ont appris oncle Toby et Madame Lobkova au début de notre puberté – que Jones considère comme l’âge idéal pour commencer sa vie sexuelle. N’ayez de relations qu’avec les membres les plus proches de votre famille, ceux dont vous savez qu’ils n’ont pas de maladie. Ressentez de la joie, nous prêchait-t-il. Pas de la concupiscence. La concupiscence vous ravale au rang des bêtes » p.43. Une philosophie libérale de l’éducation contrôlée bien loin de Rousseau. Le sexe, la reproduction, tiennent d’ailleurs une grande part dans ce roman d’anticipation.

Leander est peut-être encore vivant et Cassie part à sa recherche, une porte de poterne étant mystérieusement ouverte alors que les issues restent toujours closes. Pourquoi ? Elle laisse un message à Jonathan, son grand-frère préféré, qui part à sa recherche en pleine nuit. La forêt est sombre et les huttes des Hommes des bois ne tardent pas à apparaître, avec de grands feux devant. Cassie est-elle prisonnière ? Jonathan n’a pas le temps d’en savoir plus, il est assommé et se retrouve nu, enchaîné, dans une hutte crasseuse où il est laissé dans boire ni manger durant une journée entière. 

Puis un groupe de jeunes des bois viennent le rosser avant que surgisse une femelle adulte qui les chasse, le nettoie, l’abreuve et le nourrit, avant de l’exciter et de le chevaucher sauvagement. Il jouit comme jamais, dans la crasse alentour et sous le corps difforme de la naine qui se tortille en un rythme savant. Il est alors rhabillé d’une simple tunique et emmené enchaîné vers un temple où on le place dans un cercueil, celui de Jones, et où il reste enfermé, couvercle vissé, une nuit complète. Au petit jour il en est extirpé, puis emmené devant la foule, où il est couronné roi. Sa seule fonction sera de baiser chaque nuit avec la Femme des bois pour l’engrosser et engendrer une espèce moins dégénérée. Il ne peut rien faire d’autre. Il revoit Leander et Cassie, prisonniers, mais ne peut les approcher. Leander est comme absent, terrifié par ce qui lui est arrivé. Lui qui devait être roi n’a pas supporté l’épreuve de l’enlèvement et du cercueil. Trop sensible, il est devenu fou et parqué avec les spécimens dans un baraquement de camp entouré de barbelés.

C’est le colonel Porphyre qui va délivrer Jonathan, Leander et Cassie, avant de les ramener à grand peine au château. Où les Hommes des bois ne tardent pas à les assiéger, tandis que les membres du personnel et les savants ont fui en emportant richesses, armes et nourriture. Porphyre attend des renforts du continent, mais le téléphone est coupé par les sauvages et le siège devient critique. Occasion pour les adolescents d’apprendre quel âge ils ont et à quoi leur existence a pu servir… La trame ne se dévoile en effet qu’à la fin, et tout ce que j’ai pu dire ci-dessus n’est qu’en guise d’apéritif.

Il y a quand même une incohérence logique due au temps qui passe. Les adolescents ne cessent d’apprendre et de s’exercer, durant des années. Mais on se demande à la fin pourquoi ils ont si peu retenu durant tout ce temps passé. Avec ce protocole d’éducation soigné, ils devraient être devenus des génies, ou du moins des garçons et des filles avisés et intelligents. Or il n’en est rien – paradoxe de l’intrigue… Leur développement mental ne semble pas suivre leur développement corporel.

Curieux roman inclassable que ce policier de science-fiction philosophique, quelque part entre Dix petits nègres (réédité sous le titre woke Ils étaient dix), L’île du docteur Moreau, La ferme des animaux, Sa majesté des mouches et Le monde perdu. Une puissance onirique rare en ce siècle de spécialisation étroite où les gens ne veulent plus sortir de leur case, ni les romans de leur nombrilisme ou de l’Hâmour convenu. A lire ou relire !

Herbert Lieberman, Le Maître de Frazé (Sandman, Sleep), 1993, Points Seuil 1995, 459 pages, occasion €1,97

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William Boyd, L’après-midi bleu

C’est un beau roman d’amour, construit au travers du siècle XXe. Kay est une jeune architecte du milieu des années trente à Los Angeles. Son associé juif misogyne l’a virée après qu’elle ait fait décoller par ses idées le cabinet, puis l’a empêchée de se faire un nom en achetant en sous-main la maison d’architecte qu’elle avait pris plaisir à construire, et en la faisant détruire. Kay est atteinte. Ce pourquoi elle cède aux élucubration d’un vieux qui l’aborde et lui dit qu’il est son père. Pourtant, elle croyait son père mort… Et sa mère dément mordicus. Mais elle ment, Kay le sait. Alors elle suit le vieux Salvador Carriscant dans ses délires. Elle est curieuse d’en savoir plus.

C’est vers une histoire d’amour qu’il l’entraîne dans le siècle : la sienne, dont Kay est issue sans le savoir. Il lui fait retrouver Bobby Patton, ex-policier américain de Manille, lorsque les Philippines étaient devenues colonie des États-Unis (mais oui, ce pays qui se flatte de s’être émancipé du colonialisme et qui a fait après-guerre la leçon aux empires européens a bel et bien colonisé les Philippines de 1902 à 1946, après avoir viré les Espagnols !). Sortant une page de magazine qui lui a été envoyée, il montre une femme et dit qu’il doit la rejoindre et que Bobby Patton sait où elle pourrait se trouver. Il la persuade de l’accompagner lorsqu’il va lui rendre visite à Santa Fe, shérif retraité – et Bobby le reconnaît. Ils parlent une heure en privé.

Bobby Patton a confirmé que la femme au second plan était bien elle, celle qu’il ont connue tous les deux, aux Philippines. Carriscant effectue des recherches en bibliothèque et veut aller au Portugal car la photo montre que la femme était l’épouse ou l’amie d’un membre de la diplomatie américaine à Lisbonne en 1927, vingt ans après qu’il l’eût connue. Peu convaincue mais soulagée de prendre quelques vacances après ses déboires de femme architecte dans ce milieu misogyne, Kay le suit. Durant le voyage, il lui raconte son histoire…

Il était jeune chirurgien à Manille au début des années 1900, adepte de l’asepsie des mains et des instruments, au contraire de son patron Cruz et du vieux médecin officiel du gouverneur, Wieland. Ses patients mouraient donc moins et il s’attirait l’ire des deux birbes au bord de la retraite. Son couple va mal, sa femme fuit la couche conjugale après la mort successive de ses parents. Salvador tente d’aller aux putes mais rencontre Wieland au bordel et n’assume pas de devenir comme lui. En fuyant dans une propriété, il est frôlé par une flèche, tirée par une groupe de jeunes américaines qui s’entraînent. C’est l’aventure. L’une d’elle lui assène un coup de foudre. Il cherchera à la revoir, à connaître son nom, à espionner ses faits et gestes.

Mais voilà que deux cadavres de jeunes soldats américains sont découverts nus, poignardés et le ventre entaillé en T au scalpel, le cœur arraché. Qui a commis le crime ? Est-ce lié à une vengeance de la sauvage répression américaine contre la révolte des Philippins en 1898 ? Wieland est fin saoul, comme d’habitude, Cruz introuvable, occupé à disséquer des chiens cherchant la gloire en prouvant qu’il peut recoudre le cœur s’il est atteint d’une plaie au couteau. Le chef de la police, Bobby Patton, fait donc appel au docteur Carriscant pour expertise. Cela conduit le docteur à être présenté au colonel commandant le régiment des deux cadavres – et ce colonel Sieverance à faire appel à lui lorsque sa femme Delphine se plaint de douleurs intolérables au bas-ventre, que les docteurs Cruz et Wieland sont incapables de juguler. Il s’agit d’une appendicite, et Carriscant opère. Avec succès, l’épouse s’en remet et elle est flattée des attentions du docteur chez qui elle a reconnu le mystérieux personnage hirsute, couvert de boue et vociférant qui a failli prendre sa flèche dans la tête.

Pente banale, ils tombent amoureux, lui aveuglé, elle un brin manipulatrice. De chaque côté mariés, ils ne sont pas heureux en ménage et songent à refaire une vie nouvelle ailleurs, loin de Manille. Tout un plan est échafaudé, dans lequel entrent un bateau de contrebandier tenu par un jeune blond, Axel, un aéroplane en construction imaginé par le docteur anesthésiste qui assiste Carriscant à l’hôpital. Il s’agit de simuler la mort de la jeune femme, et pour lui d’annoncer prendre deux semaines de vacances au prétexte d’aller voir sa mère dans la campagne, puis de fuir incognito dans le cargo jusqu’à Singapour avant de joindre l’Europe pour commencer une vie nouvelle.

Évidemment, les circonstances ne permettent pas la réalisation intégrale du plan minutieux. Il s’en est fallu de peu, mais… Delphine « meurt » opportunément comme prévu, un cadavre est mis en cercueil qui n’est pas le sien et elle rejoint le rafiot comme prévu. Mais Salvador s’attarde un peu trop à l’hôpital puis chez lui, et Bobby Patton surgit pour l’arrêter. Le colonel Sieverance a été tué de deux balles et il est soupçonné, ce qui est extravagant, mais il est aussi soupçonné d’avoir été complice du meurtre des deux jeunes soldats retrouvés éventrés. Il est emprisonné, jugé, blanchi du meurtre mais condamné pour complicité des deux autres. Il ne rejoindra pas Delphine enceinte…

Il purge sa peine, seize ans, puis une main anonyme lui envoie cette fameuse page de magazine via son ancien hôpital où il a gardé des amitiés. Il reconnaît la femme en second sur la photo et veut la retrouver. Mais il veut auparavant retrouver sa fille, son épouse ayant renoué les relations sexuelles et étant tombé enceinte elle aussi avant qu’il soit arrêté.

La boucle de sa vie va donc être bouclée. Kay sa fille et lui vont retrouver Delphine et tout sera bien. Le lecteur apprendra, ou devinera, qui a tué qui à la fin.

Un beau roman bien écrit qui passionne par les caractères des personnages, réalistes et minutieusement mis en scène, et par le décentrement dans l’histoire (coloniale) et la géographie (les Philippines).

William Boyd, L’après-midi bleu(The Blue Afternoon), 1993, Point 1996, 416 pages, €7,90

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Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable

L’ex-professeur de philo marocain élevé en français au Maroc avant l’arabisation de l’enseignement en 1971, docteur français en psychopathologie sociale en 1975, est un écrivain. L’enfant de sable le rend célèbre. Bien que proche du régime marocain et de son roi, il s’est exilé en France et remet en cause l’emprise de la religion et des coutumes patriarcales de la société traditionnelle. L’enfant de sable en est une illustration.

En effet, Hadj Ahmed n’a eu que des filles en quinze ans, pas moins de sept à la file. Comme il fait l’amour selon la tradition et, selon toutes apparences, avec les mêmes habitudes, il ne pourra jamais avoir de garçon. Ce qui le désole. En société musulmane, en effet, seul le garçon vaut, la fille n’est qu’un réceptacle à foutre pour engendrer des guerriers. L’auteur cite le verset coranique consacré à l’héritage : « Voici ce qu’Allah vous fait commandement au sujet de vos enfants : au mâle, portion semblable à celle de deux filles (4IV, 11-12) » p.53. Mais ce n’était pas mieux avant… Chez les Bédouins, nib ! Ce serait un progrès, hélas figé dans le temps, au VIIe siècle de notre ère.

« Le père n’avait pas de chance ; il était persuadé qu’une malédiction lointaine et lourde pesait sur sa vie  : sur sept naissances, il eut sept filles. La maison était occupé par dix femmes, les sept filles, la mère, la tante Aïcha et Malika, la vieille domestique. La malédiction prit l’ampleur d’un malheur étalé dans le temps. Le père pensait qu’une fille aurait pu suffire. Sept c’était trop, c’était même tragique. Que de fois il se remémora l’histoire des Arabes d’avant l’Islam qui enterraient leurs filles vivantes ! Comme il ne pouvait s’en débarrasser, il cultivait à leur égard non pas de la haine, mais de l’indifférence. Il vivait à la maison comme s’il n’avait pas de progéniture » p.17. C’est violent, et réaliste. Ses deux frères le raillent de ne procréer que des femelles, la société le regarde de travers comme s’il avait une tare. La religion même est impitoyable : « Pour l’homme sans héritier, elle le dépossède ou presque en faveur des frères. Quant aux filles, elles reçoivent seulement le tiers de l’héritage » p.18.

Ahmed est donc décidé à avoir un garçon. Le prochain bébé sera obligatoirement un mâle, par décret paternel. Même si c’est une fille. Et c’est une fille – donc un garçon prénommé Ahmed comme papa. Seules la mère et la vieille accoucheuse sont au courant. Le bébé est présenté comme l’héritier mâle, élevé, habillé et coiffé en garçon. Tout va à peu près bien jusqu’à ce que les seins lui poussent, mais pas trop, contraints par des bandages ; et que le sang menstruel coule entre ses jambes. Mais surtout que ses métamorphoses hormonales le poussent à l’indécision. Fille élevée en garçon, elle a des manières autoritaires de garçon, la voix plus grave qu’une fille, et même un peu de poil sur les joues. La fonction créerait-elle l’organe ? Élever une fille en gars ferait-elle d’elle un gars ?

Pas vraiment… Si les femmes peuvent s’émanciper de leur soumission ancestrale au père, au mari, aux oncles, aux fils, au roi, à la religion (et ça fait beaucoup), elles ne deviennent pourtant pas mâles pour autant. Le pauvre Ahmed le vit dans sa chair, elle/lui qui ne peut se montrer nu qu’à son miroir, qui ne peut recevoir de caresses que de sa main, qui ne peut faire l’amour à quiconque sans être découvert, dénoncé et lynché, maudit.

Ahmed, à la mort de son père, aurait pu rompre les ponts, s’exiler, vivre sa vie de femme dans une autre ville ou un autre pays. Il a choisi de rester. Il doit donc continuer à jouer le jeu du mâle, à se faire passer pour autre qu’il n’est. Il va même jusqu’à planifier un mariage avec une cousine handicapée. Épileptique, elle ne fera pas l’amour et les apparences seront sauves.

Lorsqu’elle meurt à son tour (on meurt beaucoup au Maroc), Ahmed délaisse les affaires, la maison, part sur les routes. Il travaille dans un cirque où il assure un spectacle d’homme transformé en femme, et inversement, ce qui fait rire le bas peuple quand il ne voit au théâtre, mais le fait rugir de violence s’il le voit dans la réalité. Le patron du cirque finit par la violer comme un garçon, par derrière ; Ahmed s’enfuit. L’homosexualité est taboue et « interdite » au Maroc mais, comme dans tous les pays musulmans, elle est de pratique courante tant les femelles sont dévalorisées, gardées en main, voilées, surveillées et cachées, alors que les garçons étalent devant tous à l’adolescence leur beauté en fleur.

L’auteur nous conte cette histoire comme une légende répandue sur les places publiques, agrémentée de passages du Journal qu’aurait tenu la jeune fille en garçon. Ahmed devient un mythe, corrigé et amplifié par différents conteurs. Chacun veut offrir sa vérité, et sa conclusion, laissant le lecteur sur sa faim.

L’androgyne ne fait pas partie de la culture musulmane, à la religion tranchée et binaire, toute de commandement militaire. Les désirs des uns comme des autres ne sauraient être tolérés, seule la norme coranique s’impose et tous doivent se soumettre. Pas question d’avorter après trop de filles ; pas question de choisir le sexe de son bébé ; pas question d’émanciper les femmes ; pas question de vivre en travesti ; pas question… C’est tout le poids de la soumission que l’auteur questionne au milieu des années 1980 depuis la France. Sans la remettre en cause d’ailleurs, s’évadant dans des pages lyriques un peu hors de propos.

Un roman qui se lit encore, mais qui semble bien moins osé après Mitou et l’éruption de l’islamisme radical qui révèle selon la lecture littérale du Coran les femelles comme des êtres à peine au-dessus de l’animal.

La suite de cette histoire dans La nuit sacrée, prix Goncourt 1987.

Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable, 1985, Points Seuil réédition 2020, 192 pages, €6,90, e-book Kindle €6,90 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Poltergeist de Tobe Hopper

Un film d’époque, dans les 100 Thrills américains, qui reprend les fantasmes de Steven Spielberg, son scénariste et producteur. Occupé par le tournage d’E .T., il a laissé à Tobe, le massacreur à la tronçonneuse, le soin de la réalisation.

Comme toujours, prenez une famille moyenne américaine, trois enfants, habitant une banlieue pavillonnaire en Californie, un père agent immobilier qui fait bien son travail, réussit et lit une biographie de Reagan le nouveau président républicain, en bref Monsieur et Madame Tout-le-monde avec enfants et chien. Ajoutez quelques épices, des incidents inexpliqués comme cette télévision allumée après la fin des programmes qui scintille et dans laquelle la benjamine de 5 ans entend des voix, ou ces chaises qui bougent toutes seules. Agitez bien en faisant monter la mayonnaise dramatique des événements – puis faites exploser en apothéose, en livrant une explication sinon rationnelle, du moins crédible. Et vous avez un thriller à grand succès à sa sortie (123 millions de dollars), qui fera des petits (Poltergeist 2, Poltergeist 3, novelisation – et même une série). Spielberg sait y faire.

Fatigué, Steven (Craig T Nelson) s’endort devant la sempiternelle télé américaine, dont il regarde les émissions jusqu’à la fin sans vraiment les voir, juste en bruit de fond. Sa fille cadette Carol-Anne (Heather O’Rourke) se réveille et descend l’escalier ; elle s’assoit devant la neige qui a envahi l’écran après l’hymne américain qui clôt les programmes. Elle voit des choses, entend des voix ; c’est une enfant, elle perçoit ce que les adultes ne perçoivent plus.

La nuit suivante, un orage gronde et éclate, les petits ont peur, ils se réfugient dans le grand lit des parents. Une fois de plus, la télé se termine et émet de la neige. Carol-Anne se remet devant l’écran et une apparition surgit, nuée fantomatique qui envahit la chambre ; toute la maison se met à trembler comme sous séisme. Et la petite fille déclare : « ils sont ici » (They’re Here – titre du film en américain). C’est qu’une tornade est passée sur la maison, laissant planer un doute.

Le lendemain, grand soleil, mais au petit-déjeuner, le verre du garçon de 9 ans Robbie (Oliver Robins) se brise plein, inondant sa grande sœur de 16 ans Dana (Dominique Dunne)  ; ce n’est pas de sa faute. De même, ses couverts sont tordus. C’est le chien qui fait le beau devant personne, comme si un être se tenait au-dessus de lui. Puis ce sont des chaises qui se déplacent, la table qui est desservie sans intervention de quiconque, les chaises qui s’empilent alors que la maîtresse de maison Diane (JoBeth Williams) exige qu’elles soient toujours rangées à leur place contre la table ronde.

La nuit est pire, les phobies de chacun se révèlent. Le vieil arbre taillé et tordu du jardin fait peur à Robbie, mignon années 1980 avec ses cheveux en casque et ses dents de lapin, mais son père minimise : il a toujours été là. Au lieu de tirer les rideaux ou de baisser les stores, il laisse la vitre directement sur la nuit américaine, selon la manie de ne jamais fermer les volets du style ‘on a rien à cacher’. L’arbre tend soudain ses branches au travers de la vitre et emporte le gamin terrorisé en pyjama. C’est le père qui va le sauver, grimpant au-dehors par le tronc, les deux chuteront dans la piscine en train d’être creusée et ressortiront couverts de boue (autre fantasme quasi sexuel de Spielberg). Pendant ce temps, Carol-Anne est aspirée dans le placard à jouets de la chambre d’enfant par une force maléfique ; sa mère ne la surveille même pas, croyant « la chambre » un sanctuaire de sécurité (autre fantasme américain, au point de créer désormais la « pièce sécurisée » de la maison dans ladite chambre).

La piscine, justement. On sait les maisons américains bâties de préfabriqué en cloisons comme du papier à cigarette sur une charpente de bois sans aucune fondation. Or la piscine doit être creusée, entamer la terre. Un lieu qu’occupait jadis un ancien cimetière et que le promoteur a eu pour presque rien pour cette raison. Il a dès lors engagé des vendeurs pour ses pavillons, et Steven est le meilleur d’entre eux, responsable de 42 % des ventes. Sa maison est la première construite et lui a été confiée pour habiter. Le sacrilège – mais il ne le savait pas – est de creuser pour déterrer les morts car son patron (James Karen) n’avait pas fait « déplacer le cimetière » mais seulement les pierres tombales.

Morts dérangés qui se vengent via la petite fille blonde craquante (un vrai rêve WASP américain – qui mourra à 12 ans de septicémie par la carence du système de santé américain). Elle représente pour eux la vitalité qu’ils ont perdue, selon une médium engagée pour « assainir » la maison. Car les parents s’empressent d’aller consulter des parapsychologues de l’université de Californie, les docteurs Lesh, Ryan et Marty, après s’être enquis auprès de leurs voisins s’ils avaient eux aussi connu des événements anormaux chez eux. Ils sont les seuls, et les savants apportent une débauche de matériel d’enregistrement pour étudier le phénomène. Spielberg s’en moque un peu, celui qui photographie à la va-vite (Martin Casella) a oublié de retirer le bouchons de l’objectif, celui chargé de surveiller les écrans (Richard Lawson) ne voit rien, n’entend rien, ne sait rien, lisant un magazine tout en ayant des écouteurs sur les oreilles.

Dana l’ado va chez son petit copain, Robbie le gamin est envoyé chez ses grands-parents. Les parents restent, persuadés que Carol-Anne est encore là ; ils l’entendent parfois lorsqu’elle est appelée, mais elle ne peut revenir. La médium Tangina (Zelda Rubinstein) est alors convoquée, une naine au chignon qui parle d’une voix de petite fille mais s’avère efficace. Elle met en place tout un processus avec balles écrites et corde, pour récupérer Carol-Anne, prisonnière des âmes perdues qui ne « sont pas entrées dans la lumière ». L’entrée vers l’autre dimension est dans le placard de la chambre des enfants où Carol-Ann a disparu, et la sortie au travers du plafond de la salle de séjour… Après bien des cris et des extrêmes émotionnels, Diane revient avec sa fille Carol-Anne, toutes deux engluées de matières organiques comme si elles sortaient d’un ventre maternel. Signe de leur renaissance.

Tout va bien, la maison est désormais « assainie », les âmes perdues ont trouvé le chemin. Mais la famille veut déménager, le père ne supporte pas les mensonges de son patron sur l’origine du terrain, ce qui l’a obligé lui-même à omettre ces faits aux clients à qui il a vendu les pavillons. Sauf que… le film n’est pas fini.

La dernière soirée avant le départ, le camion des effets personnels et des principaux meubles étant déjà parti, tout recommence. Steven va régler les derniers détails de son départ au bureau, Dana l’ado va dire adieu à son petit copain, Diane, Robbie et Carol-Anne restent seuls dans la maison. Diane couche les enfants, prend un bain, se délasse en sécurité. Croit-elle.

C’est alors l’apothéose. Ce ne sont plus les âmes perdues mais carrément la « Bête » qui entourloupe Diane en la faisant grimper au plafond (métaphore sexuelle) et tente d’enlever Robbie à l’aide du clown qui est sur la chaise en face du lit. Spielberg a toujours eu peur des clowns. Moi-même je ne les aime pas. Leur sourire idiot et leur maquillage forcé au nez rouge m’ont toujours parus tristes, leurs rires grinçants et menaçants, comme s’ils voulaient se venger des autres par leur ressentiment déguisé en blagues. Robbie en a une peur bleue, il voile la face de clown chaque soir avant de s’endormir. Mais celui-ci lui saute dessus, tente de l’étrangler avec ses bras souples de poupée (il a failli en vrai, les fils de marionnette étant mal réglés!). Le gamin, robuste, se défend en pyjama rouge à col ouvert comme une tenue de judo ; il maîtrise le gnome et le jette dans le placard. Lequel tente alors d’aspirer les enfants dans « l’autre » dimension. Diane les sauve en parvenant à prendre la main de son fils tandis que lui tient la main de sa sœur (fantasme de fraternité familiale typiquement américain).

Ils fuient la maison hantée mais Diane chute dans la boue de la piscine, où les cercueils remontent à la surface, crèvent la terre, libèrent leurs cadavres décomposés et grimaçants (de vrais squelettes humains, non crédités). Steven vient tout juste de revenir et tous se précipitent dans la voiture, en happant Dana au passage, que son petit copain motorisé vient de ramener. Plus une minute dans cette maison ! Laquelle d’ailleurs implose et se replie comme un château de cartes, emportée dans la nuit – la seule du lotissement – sous les yeux des voisins suspicieux.

Dans le motel où ils couchent durant le trajet vers leur nouvelle vie, Steven évacue le perpétuel téléviseur de la chambre sur le balcon…

Sous couvert de conte horrifique, le duo Spielberg/Hopper fait une satire de l’american way of life des années contentes d’elles-mêmes : la famille en banlieue, les enfants tous beaux et bien faits, le père qui travaille au mieux, le patron toujours véreux, les maisons en préfab, les frayeurs nocturnes des enfants en-dessous de 12 ans, la télé par laquelle le mal s’insinue dans la famille. Du grand art.

DVD Poltergeist (They’re Here !), Tobe Hopper, 1982, avec JoBeth Williams, Craig T. Nelson, Beatrice Straight, Dominique Dunne, Oliver Robins, Warner Home Video 2007, doublé français ou sous-titres, 1h54, €14,81, Blu-ray Universal Pictures €14,27

DVD Poltergeist 1, 2 et 3, Warner Bros 2020, anglais sous-titré français, 4h50, €19,95 Blu-ray €25,87

Pour les Poltergeist 2 et 3 doublés en français, voir les liens en début de texte.

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L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet de Jean-Pierre Jeunet

Tecumseh Sansonnet Spivet, dit T. S. (Kyle Catlett), a 10 ans (12 au tournage) ; son second prénom vient d’un piaf mort le jour de sa naissance. Il vit dans une ferme du Montana avec son frère jumeau dizygote Layton (Jakob Davies), sa grande sœur ado Gracie (Niamh Wilson) et ses parents, son père cow-boy texan Tecumseh Elijah (Callum Keith Rennie) et sa mère entomologiste Dr Clair (Helena Bonham Carter). T.S. est le laissé pour compte de la famille, bien moins pré viril et casse-cou que son frère, le préféré de papa, et en butte à l’indifférence de sa mère qui n’en a que pour les sauterelles et autres infects.

C’est que le gamin raisonne en scientifique, analysant les choses et les gens, ce qui est trop compliqué pour une tête de fermier texan et laisse de marbre la mère préoccupée d’autre chose. Quant à la sœur elle ne rêve que starlettes et concours de beauté de miss Montana… T.S. joue donc avec son frère du même âge, bien qu’ils soient très différents. Autant Layton aime les armes et tirer sur les boites de conserve à la winchester, autant T.S. préfère mesurer l’écart du son et calculer des statistiques. Il compte ainsi le nombre de regards échangés entre chacun des membres de la famille tout le long du dîner : son père ne le regarde jamais mais jette sept coups d’œil à Layton, sa mère ne le regarde qu’une fois. Conclusion : « il » ne m’aime pas.

Lors d’une visite au muséum de la ville la plus proche, le jeune garçon entend une conférence scientifique d’un professeur sur le mouvement perpétuel, impossible à réaliser selon lui. Enthousiasmé à l’idée d’avoir un but et d’exercer utilement son esprit, contrairement aux âneries qu’il est censé apprendre avec son prof de sixième, il décide de s’y mettre. Il envoie au Smithsonian American Art Museum de Washington les plans d’une roue à mouvement (presque perpétuel), le magnétisme ayant besoin d’être régénéré quand même – mais seulement tous les quatre cents ans. Il a la surprise de sa vie lorsqu’une sous-secrétaire (Judy Davis) téléphone à la maison pour lui annoncer que l’inventeur a gagné le prix Baird. T.S. est obligé de mentir, de parler pour son père, car il craint d’être disqualifié en raison de son âge. Mais on est en Amérique, où tout est possible.

Lors d’une visite au muséum de la ville la plus proche, le jeune garçon entend une conférence scientifique d’un professeur sur le mouvement perpétuel, impossible à réaliser selon lui. Enthousiasmé à l’idée d’avoir un but et d’exercer utilement son esprit, contrairement aux âneries qu’il est censé apprendre avec son prof de sixième, il décide de s’y mettre. Il envoie au Smithsonian American Art Museum de Washington les plans d’une roue à mouvement (presque perpétuel), le magnétisme ayant besoin d’être régénéré quand même – mais seulement tous les quatre cents ans. Il a la surprise de sa vie lorsqu’une sous-secrétaire (Judy Davis) téléphone à la maison pour lui annoncer que l’inventeur a gagné le prix Baird. T.S. est obligé de mentir, de parler pour son père, car il craint d’être disqualifié en raison de son âge. Mais on est en Amérique, où tout est possible.

Il est donc convoqué à Washington pour le recevoir et dit qu’il ira. Il ne sait comment, car ses parents ne sont au courant de rien, ignorent et méprisent ce qu’il peut faire, encore plus pris à ce moment par la mort de Layton. Le jumeau s’est tué d’une balle de winchester alors que les deux garçons jouaient seuls, sans surveillance, dans la grange. Le coup est parti et Layton est tombé raide mort – le fils cow-boy préféré du cow-boy.

Dans l’indifférence générale, T.S. prépare donc son voyage incognito, avec une lourde valise où il emporte un tas d’objets inutiles mais fétiches pour un garçon de 10 ans, comme deux sextants, un baromètre, un chronomètre, un spiromètre, un mètre, un squelette d’oiseau, huit caleçons et trois pulls mais aucune chemise de rechange, un canif multifonction et une peluche – plus le journal intime de sa mère. Il veut comprendre. Son père le dépasse sur la route au matin de son départ sans s’arrêter, comme s’il l’ignorait et voulait le bannir de sa vie après la mort de son préféré.

T.S. voile de rouge un signal ferroviaire pour arrêter un train de fret, monte à bord en se cachant, et réussit à traverser les États-Unis du Montana jusqu’à Chicago, terminus du fret. Il doit échapper à la sécurité ferroviaire, sympathiser avec un clochard céleste nommé Deux Nuages (Dominique Pinon), filer entre les mains d’un policier de Chicago qui la joue lourdaud viril (Harry Standjofski). C’est à ce moment qu’il se casse deux côtes en sautant d’une branche d’écluse. Un routier d’un énorme truck rutilant le recueille au bord de la route (Julian Richings), un peu inquiétant mais finalement épris de selfies qu’il collectionne.

Au Smithsonian, la sous-secrétaire n’en croit pas ses yeux, mais le garçon est reconnu sur ses talents à expliquer sa machine et ses capacités à calculer mesuré par électrodes. Il est soigné torse nu par un docteur avant d’être revêtu d’un costume pour la cérémonie. Il y fait un discours en trois points, malgré sa timidité devant une assemblée où presque tout le monde a un doctorat. Le troisième point lui a échappé et il embraye sur la mort de son frère qui explique sa solitude et sa venue ici. Grande émotion dans la salle, gros succès mondain.

Le voici médiatique et la secrétaire s’empresse de se faire mousser pour l’entraîner dans des shows télévisés. Mais sa mère, qui l’a vu à la télé au Smithsonian, vient le rejoindre et l’arracher aux griffes du show man qui lui pose des questions en ne laissant jamais que dix secondes pour chaque réponse, tant il tient à maîtriser le sujet et enchaîner le show. C’est là que le Texas se rebiffe contre Washington, la ferme contre la télé, la famille contre les histrions.

Car le sujet dépasse l’aventure pour enfants. Il s’agit de l’Amérique et de ses excès en tous genres, de l’inventeur de 10 ans récompensé, à la télé-réalité inepte. Des grandes distances entre États et entre mentalités, entre Ouest encore sauvage et Est civilisé décadent. Mais aussi de l’écart intime entre père et fils, mère et enfants.

Sont agités nombre de mythes américains : les indiens, car Tecumseh est un prénom qui signifie quelque chose comme étoile filante ou jaguar céleste ; la traversée du continent en train comme au temps de la Grande dépression ; les routiers et les routards comme dans les années soixante hippies de Kerouac ; l’atmosphère du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne avec ses sociétés savantes et ses querelles d’ego ; l’ombre de Freud et des névroses familiales.

D’admirables paysages, des dialogues construits et intelligents, l’émotion d’un gamin au visage sensible qui se sent abandonné de tous mais qui part construire sa vie – un beau film. Ce n’est pas un film américain, ce qui explique sans doute pourquoi.

DVD L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet (The Selected Works of T. S. Spivet), Jean-Pierre Jeunet, 2013, avec Kyle Catlett, Helena Bonham Carter, Callum Keith Rennie, Judy Davis, Niamh Wilson, Gaumont 2014, 1h41, €7.00 Blu-ray €32,99 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Michel Bataille, L’arbre de Noël

Il est curieux de lire un demi-siècle plus tard ce roman d’un neveu de Georges Bataille qui a manqué de peu le prix Goncourt, ex-æquo aux deux premiers tours et battu au troisième tour. Ce qui montre que ce prix est de circonstance. Car ce roman traite de deux sujets qui préoccupaient diablement la fin des années soixante : la bombe et les relations père-fils.

Laurent est veuf, sa femme est morte de maladie et il élève seul son fils Pascal, désormais 10 ans. Lors de vacances avec lui en Corse, où ils dorment dans la belle voiture anglaise aux sièges rabattant (probablement une Jaguar), ils naviguent en slip sur un petit zodiac dans une crique belle comme en Polynésie. Cette référence n’est pas là par hasard… Un avion explose en vol très au-dessus d’eux, mais un parachute en sort et amerrit à une dizaine de mètres de leur bateau. Il porte un cylindre métallique qui se révélera être une bombe nucléaire – comme celles des essais français de Mururoa en Polynésie.

De retour à Paris, Laurent envoie son fils dans un camp de louveteaux au bord d’un lac d’Auvergne, non loin de l’endroit où il a acheté un château médiéval aux quatre tours ronde, les Tours d’Hérode. L’enfant s’amuse mais a vite froid ; il est rapatrié par un prêtre qui rentre à Paris, à cette époque où les religieux catholiques ne sont pas encore soupçonnés d’abuser des petits garçons. Examens médicaux faits, il s’avère que Pascal a été contaminé, mais pas son père. L’enfant de 10 ans est atteint d’une « leucose » dit l’auteur, terme qui s’applique aux animaux. Il s’agit plutôt d’une leucémie, mais Michel Bataille aime à croire aux liens profonds entre le garçon et les loups.

En effet, Pascal n’a plus que trois mois à vivre et il le sait, ayant l’oreille qui traîne, comme tous les enfants. A Noël, il ne sera plus. Il est indifférent à la mort, comme les loups qui ne vivent qu’au présent. Comme eux, il est un prédateur de la vie, en symbiose avec la nature. Ce pourquoi il adore le château en pleine forêt, à mille mètres d’altitude, avec Verdun en régisseur, ex-compagnon de résistance de son père, et Marinette qui vient faire la cuisine et le ménage. Des taiseux, des Auvergnats, des éternels.

Laurent, le père, est bouleversé d’apprendre la nouvelle. Il se met alors en retrait de son agence de publicité – le comble de la société de consommation pour les années soixante – pour passer entièrement les mois restants avec son fils. Ils s’exilent loin de tout au château. Là, les désirs de l’enfant sont des ordres. Il veut conduire un tracteur bleu ? On achète le tracteur. Il veut chercher le trésor du château ? On va chercher pelles et pioches. On découvre un souterrain qui mène au chenil ? Il faut des loups. Qu’à cela ne tienne, Verdun et Laurent vont voler le couple de loups du zoo de Vincennes. Qui sont vite apprivoisés et sauvent même le gamin d’un cheval fou. Tout est fait pour le bonheur des derniers instants.

Un sapin de Noël est coupé dans la forêt par Verdun et décoré avec Pascal. Des cadeaux sont achetés, comme d’habitude. Et puis Laurent est pris du désir violent d’aller téléphoner à Victoire, sa petite amie avec qui il a eu une relation durant le camp de louveteaux de Pascal. Il part en ville. Lorsqu’il revient, il entend un hurlement de loup. Il se précipite, Pascal est mort – brutalement, comme prévu. Mais heureux.

Jolie histoire mais qui contient tellement d’invraisemblances qu’elle est plutôt un conte de Noël. Contre la bombe et la guerre ; contre la mise en danger des innocents ; pour la relation intime entre père et fils. Pas « trop » intime, ce pourquoi Victoire est introduite dans l’histoire, même si Pascal couche un soir « quasi nu » avec son père – parce qu’il a pissé au lit (symptôme de sa leucémie).

L’auteur s’inspire de l’accident nucléaire de Palomares, survenue l’année précédente au-dessus de la mer Méditerranée, au large des côtes espagnoles. Deux avions de guerre américains, un bombardier et son ravitailleur, sont entrés en collision et ont explosé en vol, lâchant quatre bombes H dans la nature. Aucune n’a « explosé » comme à Hiroshima mais leurs détonants conventionnels, destinés à les déclencher, ont dispersé le plutonium sur 250 hectares. Une bombe est tombée en mer, via son parachute, mais elle n’a rien contaminé, restant fermée. D’ailleurs, comment l’enfant serait-il empoisonné, fût-il presque nu sur le bateau, alors que son père dans le même bateau ne l’est pas ? (Ce pourquoi le film le met en plongée à ce moment-là).

La capture des loups comme si de rien n’était, à l’aide d’un gros sac comme dans les contes, n’est pas vraisemblable, pas plus que leur apprivoisement quasi instantané. Le « réalisme » exigé des romans aspirant au prix Goncourt n’est pas respecté, c’est peut-être ce qui a entraîné la décision finale de l’attribuer à La Marge d’André Pieyre de Mandiargues, malgré le poids émotionnel de l’histoire.

Car il s’agit d’une belle histoire : une histoire d’amour filial profond, bien dans l’air du temps en cette après-guerre persistante qui se mettait à aimer les enfants (d’où le baby boom) et à souhaiter des relations humaines moins conflictuelles que la méfiance et la haine réciproque des années d’Occupation et de Résistance. Une histoire d’utopie aussi, un rêve de paix universelle et de réconciliation avec la nature, thèmes dans l’air du temps qui allaient exploser en mai 68.

Même s’il ne reste pas comme une œuvre littéraire classique (il n’est pas réédité), le roman est cependant bien écrit, il obtient la Plume d’or du Figaro littéraire. Il est fait pour l’âge du rêve, celui des adolescents.

Un film de Terence Young avec William Holden dans le rôle du père, Brook Fuller (11 ans) dans le rôle de l’enfant et Bourvil dans le rôle de Verdun l’a adapté au cinéma en 1969. Pas un grand film mais un conte familial confit dans l’émotion, qui a ses amateurs.

Michel Bataille, L’arbre de Noël, 1967, Pocket 1988, 249 pages, occasion €1,47

DVD L’arbre de Noël, Terence Young, 1969, avec William Holden, Bourvil, Brook Fuller, LCJ Editions & Productions, 1h30, €10,47

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Italo Calvino, La route de San Giovanni

Ce livre est un racolage de cinq récits plus ou moins autobiographiques déjà paru dans des revues, de 1963 à 1977. Il a été publié par sa veuve Esther après la mort de l’écrivain en 1985 à 61 ans d’une hémorragie cérébrale. Une publication somme toute « alimentaire », car ces récits n’ont rien en commun et présentent, pour les trois derniers, une écriture expérimentale peu lisible aujourd’hui – disons-le carrément : « chiante ».

Seul les deux premiers récits sont intéressants.

La route de San Giovanni, qui donne son titre au recueil, porte sur les souvenirs d’enfance avec son père, dans un village près de San Remo. Le père est attaché à la terre, à sa propriété, à sa production ; il ne voit pas plus loin que son terroir, agricole à l’ancienne jusqu’aux bout des ongles. Le fils, né en 1923 et revenu en Italie à l’âge de 2 ans, a grandi dans le fascisme mussolinien et sa propagande. Il voit tout ce que son père a d’ancestral mais aussi d’archaïque. Lui rêve au contraire de grand large, d’ouverture au monde, de la ville plus que de la campagne.

Un exemple de style : « On comprend combien nos routes, celles de mon père et la mienne, divergeaient. Mais quelle était la route que je cherchais, moi aussi, sinon la même que celle de mon père, creusée au cœur d’une autre extranéité, dans le supramonde (ou enfer) humain, qu’est-ce que je cherchais du regard sous les porches mal éclairées dans la nuit (parfois, l’ombre d’une femme y disparaissait) sinon la porte entrouverte, l’écran de cinéma à traverser, la page à tourner qui introduit dans un monde où toutes les figures et les mots pouvaient devenir vrais, présents, mon expérience personnelle, et non plus l’écho d’un écho d’un écho. »

S’il ramène chaque jour les productions du jardin et de la ferme, dans les hauteurs, en parcourant immuablement le même chemin de San Giovanni (Saint Jean), le garçon s’intéresse peu au nom des plantes que son père aime à se remémorer. Il préfère aller à la plage, au cinéma, voir les filles et les gens. Ce contraste entre deux mentalités, et deux générations à cette période charnière du XXe siècle où l’industrialisation et la mondialisation bouleversent les sociétés, est décrit selon la mémoire, donc reconstruit, mais édifiant.

Malgré le fascisme, et sa censure nationaliste à la Poutine, le cinéma est cette porte ouverte sur le monde. C’est l’objet du second récit, Autobiographie d’un spectateur, où le jeune Italo raconte sa boulimie de films, un voire deux par jour en semaine, pris en cours de route par la manie des cinémas italiens d’ouvrir la séance à quiconque désire entrer, même au milieu d’un film. L’adolescent a vu beaucoup de cinéma américain, mais aussi des films français et italiens. Ceux qui lui ont fait le plus d’effet sont les américains, mais il rend grâce à Fellini pour avoir traduit, pour sa génération, les états d’âme de la société italienne bien mieux que les autres.

Le reste du recueil est à oublier, sauf pour les aficionado inconditionnels qui ont tout lu de l’auteur et qui aiment. Le Souvenir d’une bataille de partisans, à laquelle l’auteur a participé dans le nord de l’Italie en 1945, n’est pas un souvenir mais une glose sur comment se souvenir, ce qu’on retient et ce qu’on oublie, en bref un grand « rien ». La poubelle agréée, récit de son rituel vidage de poubelle dans sa petite maison du XIVe arrondissement de Paris où il résidait dans les années 70, ressemble à la névrose du bouton de porte chez Robbe-Grillet – dix pages au moins dans son Nouveau roman – avec une tentative d’analyse sociologique de la société tout à fait dans le ton marxisant de l’époque. Quant à De l’opaque, autant qu’il le reste, je n’ai pu aller au-delà de la troisième page.

Italo Calvino, La route de San Giovanni (La Strada di San Giovanni), 1990, Points Seuil 1998, 175 pages, €7,50 e-book Kindle €7,49

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Terminator 2 de James Cameron

Un film culte, sorti en 1991 après la guerre du Golfe, suite d’un précédent film sorti en 1984 après l’arrivée de Ronald Reagan au pouvoir. Ce n’est pas anodin : l’Amérique s’est réveillée et craint la guerre totale universelle. Moins celle menée par les Soviétiques ou les Arabes que celle que rend possible la technologie.

Le mot est lancé : ce sont bien les machines qui menacent l’humanité. Et parmi elles, « l’intelligence » artificielle, les processus automatiques sans âme qui reproduisent la bureaucratie anonyme des bas esprits binaires chez qui tout doit être blanc ou noir. L’envoi par « le rectorat » de Versailles de la lettre aux parents de l’adolescent harcelé qui s’est suicidé dans les Yvelines en septembre 2023 montre combien « l’intelligence » artificielle n’est pas réservée aux machines. Et combien le comportement administratif des je-m’en-foutistes et je-t’emmerde-c’est-le-règlement déshumanise les relations humaines.

La fiction veut que la découverte de puces électroniques révolutionnaires ait permis l’automatisation des bombardiers (aujourd’hui les drones) grâce à un processus automatique livré à lui-même (tir à vue sur cibles). L’hubris des militaires – évidemment américains – a poussé à la machinisation poussée de tout le système de défense afin d’éviter les émotions humaines et autres retards de riposte. L’ordinateur qui contrôle les machines, Skynet (le nom est aujourd’hui repris par un site de livraisons), a déclenché la Troisième guerre mondiale en atomisant l’Union soviétique afin d’assurer en riposte la pulvérisation des humains à Washington qui voulaient l’empêcher d’agir et reprendre la main.

Le Skynet du futur avait envoyé en 1984 un Terminator, cyborg tueur T-1000 en « métal liquide », pour éliminer Sarah Connor (Linda Hamilton), mère du futur John Connor qui deviendra chef de la résistance humaine contre les machines. Raté ! Skynet envoie donc un nouveau tueur cyborg en 1995 (Robert Patrick), juste avant le début de la guerre atomique survenue en 1997, pour éliminer John adolescent (Edward Furlong, 13 ans au tournage). Le John du futur, vers ses 45 ans, envoie lui aussi un cyborg afin de le protéger du tueur, mais ce n’est qu’un modèle T-800 plus ancien (Arnold Schwarzenegger). Il est capable d’apprendre, doté d’une IA assez performante (plus que le niveau atteint aujourd’hui par les chercheurs). Le gamin prendra un malin plaisir à lui enseigner ses expressions d’ado de l’époque comme « claque m’en cinq, hasta la vista Baby ou reste cool sac à merde ». Il est aussi capable de sourire, ce que ne fait pas le T-1000. Ces moments d’humour font beaucoup pour l’empathie du spectateur envers John et envers T-800.

La mère découvre en outre que le cyborg serait « un père parfait » pour son fils, elle ayant raté tous ses amants successifs avant d’être internée en hôpital psychiatrique. En effet, la machine est toujours disponible, prête à jouer à tout, sans jamais l’engueuler ou le battre, et le protégera quoi qu’il arrive. Un bizarre féminisme de la part d’une mère devenue quasi androïde dans sa paranoïa… Mais cette relation ado-cyborg est bien le cœur du film, ce qui en fait probablement le meilleur de la série Terminator.

Terminator 2 se voit et se revoit avec plaisir tant il est empli d’action sur fond d’apocalypse, comme notre époque angoissée le chérit. L’ado est assez banal, ni très costaud ni vraiment sexy malgré sa mèche à la mode, mais débrouillard et d’un calme jamais vu à cet âge en de telles circonstances. La mère séduit moins, en névrotique musclée pas très aimante, fascinée par le cliquetis des armes. Les cyborgs sont comme ils se doit : des machines sans âme qui font leur boulot inexorablement (ainsi qu’on demande à tout militaire américain et à tout bureaucrate français). Le T-800 paraît plus sympathique parce qu’on lui a ordonné de protéger un jeune humain et que cette fonction lui donne le comportement d’une figure paternelle. Le T-1000 est implacable et rusé, tout à fait dans son rôle, le visage-masque impassible comme un soviéto-nazi de caricature.

Les effets spéciaux font moins d’effet depuis qu’ils se sont multipliés avec l’électronique au cinéma, mais les séquences cultes ne manquent pas. A commencer par la première qui voit Schwarzenegger sortir tout nu d’une sorte d’œuf électro-magnétique dans la banlieue industrielle de Los Angeles. Sa prestation dans le bar-billard donne le ton : il en impose par sa prestance, sait ce qu’il veut, résiste aux coups et casse toute résistance des machos rockers bikers californiens fort à la mode en ce temps-là. Il obtiendra vêtements, moto et fusil à pompe sans vergogne et descendra les marches sur un riff de guitare électrique mémorable.

Une autre séquence est la poursuite du gamin en moto que menace un énorme truc américain, un camion comme dans Duel de Spielberg. Ce ne sera pas le seul camion à poursuivre les héros mais reste le symbole de la machine macho par excellence qui écrase de sa puissance tout insecte humain sur sa route.

La séquence explosions où la bande des quatre (avec Joe Morton en chercheur coupable) fait tout sauter du labo de technologie de pointe afin d’empêcher (ou de ralentir…) la recherche sur la puce du futur est aussi d’anthologie, avec tirs continus et massacre de bagnoles de flics à l’américaine.

Enfin l’ultime séquence du suicide du cyborg protecteur dans la fonderie, après une violente et douloureuse bagarre avec le cyborg agresseur dont le métal liquide se reforme au gré des formes qu’il prend, reste dans les mémoires comme un moment d’émotion. L’ado a récupéré sa mère mais perd son père de substitution : il devient adulte. Mais l’IA a compris le sens de l’émotion humaine via les larmes. Peut-être est-elle capable de s’humaniser et de quitter le binaire glacé des machines ? C’est du moins le sens que tente maladroitement de suggérer Sarah Connor en voix off.

DVD Terminator 2 – Le jugement dernier (Terminator 2: Judgment Day), James Cameron, 1991, avec Arnold Schwarzenegger, Linda Hamilton, Robert Patrick, Edward Furlong, Joe Morton, StudioCanal 2017, 2h11, édition remasterisée €9,99 Blu-ray 3D €36,61

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