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Pierre Lemaitre, Le grand monde

L’auteur saisit la famille Pelletier, des Français du Liban propriétaires prospères d’une savonnerie, trente ans après 1918, jetés dans le grand monde. Ce sont les années glorieuses de l’après-guerre, du rationnement encore en cours, des grèves communistes de la CGT qui aspire à faire de la France un pays stalinien sur le modèle de l’URSS, du trafic de piastres en Indochine où les orgies, l’alcool et la prévarication montrent le laid visage des coloniaux.

De mars à novembre 1948, nous suivons les rebondissements des quatre enfants Jean, François, Étienne et Hélène. Il s’avère que l’un est tueur en série, l’autre faux normalien supérieur et journaliste à sensation, le troisième pédé malheureux pistonné à Saïgon et la quatrième, la seule fille, une suceuse cocaïnomane qui a commencé dès le lycée. Leurs amours sont tous malheureux, leurs ambitions immenses mais leurs capacités faiblardes. Le tourbillon de l’époque les entraîne malgré eux et ils surnagent, se débattent, tentent de garder la tête hors de l’eau. Le IVe République naissante est croquée dans ses travers, les ambitions minables pour se faire élire, l’argent de la corruption, l’entre-soi des intérêts bien compris – tout ce qu’une certaine frange de politiciens actuels (de gauche) voudrait voir revenir en VIe République avec le régime des partis, le duel des egos, la concussion, la valse des ministères où l’on prend les mêmes et l’on recommence les mêmes petits jeux sans aucun souci de l’intérêt général du pays.

Comme d’habitude avec Pierre Lemaitre, il y a du suspense, l’histoire se parcourt à grandes guides, on ne lâche pas un chapitre dès qu’il est commencé. Beaucoup d’ironie aussi, le portrait cruel de caractères bien tracés, représentatifs de Français moyens pas tous aussi falots ou brillants qu’ils le paraissent. De l’exotisme aussi, tant dans le Paris du fait divers à sensation qu’en Indochine en guerre civile contre le Viet Minh communiste, financé par les Chinois de Mao et aidés par l’URSS de Staline dans l’indifférence de la classe politicarde parisienne.

Le pays indochinois est vert, moite, beau et pourri – tout comme ce très jeune homme (15 ans ? 18 ans ? Sait-on jamais avec les Asiatiques) mandaté par le compradore chinois Quiào auprès d’Étienne, l’un des fils Pelletier qui agit depuis l’Agence des monnaies de Saïgon (Office indochinois des changes dans la réalité) où son père l’a fait entrer par relations afin qu’il rejoigne son légionnaire – Raymond. Lequel sera mort sous la torture à son arrivée, hersé par les buffles des petits hommes verts.

L’Agence est la seule instance administrative apte à autoriser les transferts d’argent entre la colonie et la métropole, au taux de change avantageux fixé par décret de 17 francs pour 1 piastre, alors que son cours de marché n’est guère que de 10 francs – de quoi doubler la mise à chaque transfert. La différence est payée par le Trésor français, autrement dit par les contribuables et citoyens de la République avariée. Militaires, fonctionnaires, affairistes et commerçants locaux en profitent et l’Agence ne fait que retarder vaguement le mouvement en demandant d’autres papiers justificatifs, car elle ne peut s’y opposer : c’est une décision politique typique d’un politicien IVe République. Fait officiellement pour aider au développement… mais aussi à la guérilla communiste ! Parce qu’il approchera trop cette corruption en forme de trahison, le jeune Étienne verra son amant annamite de 16 ans égorgé et lui-même terminera mal (sur le modèle réel du journaliste Jean-François Armorin). Qu’à cela ne tienne : dans le roman sa mère fera le voyage pour faire le ménage.

Ce n’est pas un livre d’histoire, ni une analyse de société mais un bon roman qui se lit au galop comme un policier historique. Le lecteur aura la surprise à la page 627 de le voir relié au tout premier roman Au revoir là-haut ! Un bon divertissement au coup de crayon acéré.

Pierre Lemaitre, Le grand monde – les années glorieuses, 2022, Livre de poche 2023, 767 pages, €,10,40 e-book Kindle €15,99

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Montaigne disserte sur la grandeur romaine

Au chapitre XXIV du Livre II des Essais Montaigne prend de la hauteur par rapport à son propre temps. Quoi de mieux que de le comparer à ses chers Romains ? Il oppose « les chétives grandeurs de ce temps » – le sien – à la grandeur romaine et qualifie de « simplesse » l’égalité formulée par certains. Non, son temps n’est pas romain ; non, son temps n’est pas grand. Il est plutôt en décadence par rapport à l’antique. Encore que l’antiquité eût connue elle aussi la bassesse.

Propos qui n’est pas nouveau tant la scie du « c’était mieux avant » continue de courir dans les oreilles. C’est toujours mieux hors de chez soi, l’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin, il n’y a plus de jeunesse, plus de goût au travail, plus de grandes âmes, il leur faudrait une bonne guerre… Montaigne rappelle Cicéron dans ses Épîtres (ou Lettres) aux familiers, citant une lettre où César donne la Gaule en royaume à un certain Marcus Furius, recommandé par lui. « Il n’était pas nouveau à un simple citoyen romain, comme était lors César, de disposer des royaumes, car il ôta bien au roi Déjotarus le sien pour le donner à un gentilhomme de Pergame nommé Mithridate. » Donc, la concussion n’est pas nouvelle ; elle avait lieu sous les Romains comme du temps de Montaigne, de « mon royaume pour un cheval » à « Paris vaut bien une messe. ».

Mais la réalité de Rome n’était pas l’idéal de Rome. Et cet idéal demeure le même au temps de Montaigne. « Marc-Antoine disait que la grandeur du peuple romain ne se montrait pas tant par ce qu’il prenait que par ce qu’il donnait. » Antiochus, qui « possédait toute l’Égypte et était apte à conquérir Chypre », se vit rappeler à l’ordre par un émissaire du sénat romain. La vertu plutôt que la fortune lui importait le plus. De même, « tous les royaumes qu’Auguste gagna par droit de guerre, il les rendit à ceux qui les avaient perdus, ou en fit présent à des étrangers. » Montaigne trouve cela grand – et nous pouvons mesurer combien Poutine est d’esprit petit boutiquier et avare à cette aune.

Citant Tacite : « Les Romains, dit-il, avaient accoutumé de toute ancienneté, de laisser les rois qu’ils avaient surmontés en la possession de leurs royaumes, sous leur autorité, à ce qu’ils eussent des rois mêmes, outils de la servitude » (Vie d’Agricola, XIV). Soliman lui-même, grand Turc célèbre de son temps, fit de même du royaume de Hongrie, dit Montaigne. Comme quoi « avant » et « aujourd’hui » peuvent se ressembler si la grandeur y règne. Ce n’était pas mieux avant mais cela peut être pire aujourd’hui : tout est question de caractère.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Erik Andler, artiste-peintre contemporain

Né à Langres voici 58 ans, le jeune Erik s’interrogeait enfant sur les planètes, l’espace infini et le paradoxe du temps. Comment naît l’univers ? Comment naissent – et meurent ! – les étoiles ? Quelles sont ces forces qui meuvent la matière et façonnent ces formes que nous admirons ?

La peinture est pour lui un intermédiaire entre deux mondes, celui de la matière et celui de l’esprit. Comment émouvoir par l’art à partir de matériaux picturaux ? Étudiant à la fois les maths et la peintures, Erik Andler passe par Dijon, Paris, New York, Rome, Barcelone, Lyon – Saint-Etienne.

Une question vitale le taraude : est-ce que ce que nous ressentons est bien ce que nous voyons ?

Le temps ? – il est relatif.

La matière ? – elle se transmute et se transforme.

Le regard ? – il appartient à chacun avec son histoire et son tempérament.

Une toile est un objet, mais aussi un objet de réflexion, mais encore un objet du temps, dans le temps. Elle sera vue aujourd’hui différemment d’hier et probablement que demain. Que signifie une date ? Même la « norme » ISO ne définit qu’une forme, pas un moment du temps. Un arbitraire qui devient subjectif dès lors qu’on le regarde et qu’on pense. Chacun a son temps propre, son passé et ses souvenirs, son avenir et ses possibilités.

Regardez bien ces peintures : elles sont chacune une toile qui décore, une forme de cerveau, une couleur vive qui interpelle les émotions, une date qui fait sens… Regardez bien : il y a vraiment une date, « écrite » dans la peinture.

La science n’est qu’un processus sans cesse mouvant d’appropriation du monde, une tentative jamais aboutie de comprendre les forces de l’univers, bien trop vaste pour nos humbles capacités humaines.

Erik Andler explore tout cela, en autodidacte qui se forme progressivement au dessin, aux concepts. Il se réapproprie notamment l’esthétique des Date paintings d’On Kawara, japonais obsédé de dates et mort en 2014, qu’il a vu à New York. On ne crée jamais du neuf qu’en imitant du vieux.

le site de l’auteur

sa collection NFT

Exposition « Distorted Date » jusqu’au 23 février 2023 à L’ Hotel La Louisiane, 60 rue de Seine, 75006 Paris. Entrée GRATUITE.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Les trois mousquetaires de Richard Lester

Une série à l’ancienne de trois films d’1h45 chacun environ pour mettre en images les romans célèbres d’Alexandre Dumas. L’histoire est connue, d’Artagnan (Michael York) est un cadet de Gascogne écervelé, au corps souple et plein d’énergie, que son père ancien soldat a entraîné vigoureusement à l’épée et à la lutte pour l’envoyer à ses 18 ans à Paris, auprès du comte de Tréville (Georges Wilson), capitaine-lieutenant des mousquetaires du roi. Une lettre de recommandation lui est confiée ainsi que l’épée du grand-père en souvenir du bon vieux temps.

Le cadet agira comme un jeune chien dans un jeu de quilles, se battra en duel contre les gardes du cardinal et se fera trois amis, couchera avec sa logeuse qui a l’oreille de la reine, laquelle lui confie la mission d’aller récupérer à Londres des ferrets de diamant imprudemment donnés à Buckingham son amant de cœur. Aidé de son fidèle laquais Planchet (Roy Kinnear), d’Artagnan trouvera sur sa route le comte de Rochefort (Christopher Lee), capitaine des gardes du cardinal et Milady (Faye Dunaway), une perverse narcissique qui travaille contre la reine et Buckingham.

D’Artagnan est un personnage qui a vraiment existé, de son vrai nom Charles de Batz de Castelmore, né vers 1615 près de Lupiac en Gascogne et mort au siège de Maastricht en 1673, après que Louis XIV lui ait fait arrêter en 1661 le surintendant Fouquet puis l’ait fait gouverneur de Lille. D’Artagnan a habité au numéro 1 de la rue du Bac à Paris dans un hôtel particulier et a eu deux fils prénommés Louis tous les deux. Il a pris des notes avec lesquelles Gatien de Courtilz de Sandras a rédigé à la Bastille des Mémoires apocryphes qu’Alexandre Dumas, les découvrant par hasard chez son ami Joseph Méry à Marseille en 1843, s’empresse de reprendre pour son feuilleton dont le premier tome paraît en 1844. Quant aux autres « trois », ils ont aussi existé parmi les mousquetaires : Armand de Sillègue d’Athos d’Autevielle, Isaac de Portau et Henri d’Aramitz, tous Béarnais. Mais Dumas a bien sûr raccourci, enjolivé et déformé pour créer une œuvre d’imagination emplie d’action et de verve.

Le film de Richard Lester simplifie et caricature encore, ce qui est la loi du genre. Notre époque pressée préfère le simplet et les images font, plus que la lecture, support à l’imaginaire. La première scène où le jeune d’Artagnan se bat torse nu comme un lion contre son père qui finit par reconnaître qu’il est devenu son égal est un morceau d’anthologie. Après la sortie du film, en 1974, nombre de jeunes garçons sortaient se battre aux bâtons sans chemise sur les stades et dans les prés. D’autres scènes juste assez érotiques pour titiller la puberté naissante, sans faire sourciller les parents rigoristes, restent à la mémoire. Constance Bonassieux (Raquel Welch), la logeuse de Paris au mari faible et niais, femme de chambre de la reine, est bien jolie et aime prendre du plaisir avec les jeunes hommes plein de vigueur qui lui plaisent. Cela tombe à pic, d’Artagnan garde rarement sa chemise et ne la ferme presque jamais avant d’être devenu mousquetaire et policé. Plus tard, ce sera la courtisane espionne de luxe « Milady » dite « de Winter » alors qu’elle a été flétrie de la fleur de lys sur l’épaule comme voleuse et putain, qui sert les intérêts du cardinal duc de Richelieu (Charlton Heston). Elle est bien plaisante elle aussi et sait faire agir ses charmes, notamment la naissance de ses seins ; mais elle est un adversaire redoutable, loin d’être une faible femme, et porte toujours un poignard dans son corset entre ses deux mamelles.

Des « trois » mousquetaires restants, seul Athos (Oliver Reed) a quelque consistance dans le film ; les deux autres sont insignifiants et servent de faire-valoir. Porthos (Frank Finlay) est balourd et vaniteux, dépensier et constamment perdant ; Aramis (Richard Chamberlain) est fin et bien mis mais fasciné par la prêtrise. Athos, le plus âgé, prend le jeune d’Artagnan sous son aile, comme un fils qu’il croit n’avoir jamais eu (lisez la suite, Le vicomte de Bragelonne, pour le savoir). Il a été marié à une femme très belle à qui il a donné son titre de comte de la Fère, son château et sa fortune, et dont il a découvert la flétrissure lors d’une chute de cheval. Il l’a répudiée mais n’a jamais pu oublier son amour. Il la fera condamner au terme de péripéties aventureuses où elle trahit la reine de France Anne d’Autriche (Geraldine Chaplin) puis le duc de Buckingham (Simon Ward), Premier ministre d’Angleterre avec qui elle couche avant de le faire zigouiller, d’étrangler la Bonnasieux et de tenter de tuer à plusieurs reprises d’Artagnan après l’avoir mis dans son lit. Car il s’agit de Milady, évidemment. Le bourreau de Béthune, sur les terres de la Fère, lui tranchera la tête pour cinq pistoles, comme on fait d’un serpent.

Le roi Louis XIII (Jean-Pierre Cassel) est présenté comme frivole et bêta, la reine comme une jolie femme qui s’ennuie mais ne veut pas trahir son mari, son roi, ni la France. Le cardinal de Richelieu, en revanche, est un grand personnage du film, l’égal de d’Artagnan en importance. Il est fin, raisonnable et a le sens de l’honneur. Il fait de la haute politique, ce qui implique les intrigues et le meurtre, mais sait reconnaître les qualités de ses adversaires. A commencer par d’Artagnan, mousquetaire du roi, que les gardes du cardinal ne cessent de provoquer en duels divers. Ceux-ci sont assez mal organisés dans le premier opus, mieux dans le second, à moins que l’on s’habitue à ce que l’épée soit maladroite et les coups de pieds ou de poings majoritaires. C’est en tout cas un bon spectacle.

Les costumes sont superbes et les lieux bien rendus, quoique le palais du Louvre fasse carton-pâte en fond de décor. Des galapiats errent entre les soldats, les marins et sur les marchés, dépoitraillés à loisir à la mode des années 70, et toute cette vie bien rendue est un plaisir supplémentaire et un clin d’oeil aux gamins spectateurs. De même qu’un certain humour, comme ce duel sur la glace entre Rochefort et d’Artagnan puis, au siège de La Rochelle, ces moutons chassés par les canons qui tirent un à un – après qu’un prêtre catholique les eut bénis !

Une bonne série pour enfants et adolescents, emplie de scènes d’action, d’amitié virile et de désirs délicats pour les belles femmes, sur fond d’honneur du royaume et de trahisons d’espions.

DVD Les trois mousquetaires 1973 – On l’appelait Milady 1974 – Le retour des mousquetaires 1989, Richard Lester, 1973, avec Michael York, Faye Dunaway, Oliver Reed, Raquel Welch, Geraldine Chaplin, Charlton Heston, Richard Lester, Christopher Lee, Richard Chamberlain, Jean-Pierre Cassel, Frank Finlay, StudioCanal 2004, 5h04, €148,64

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R. K. Narayan, Le professeur d’anglais

De son drame personnel, la mort de sa femme de la typhoïde en 1939, l’auteur fait un roman où il se met en scène sous le nom de Krishnan. Comme lui, il est désespéré ; comme lui, il doit élever seul sa petite fille ; comme lui, il chercher à renouer le contact avec la disparue au travers d’un médium. Et ça marche. L’Inde d’avant l’indépendance (imminente) est resté un pays de spiritualité où la rationalité occidentale a peu pénétré. Sa fille s’appelle Hema et pas Leela et la ville de Malgudi est imaginaire, mais ce roman est autobiographique et ancré dans la réalité. Il fait suite au Licencié ès lettres (chroniqué sur ce blog) qui présente l’auteur à peine sorti des études et qui se marie.

Tout va bien au début pour Krishnan. Il vit au foyer des étudiants du collège où il a obtenu un poste d’assistant en anglais, payé 100 roupies par mois, un bon salaire pour l’époque. Sa femme a accouché d’une petite fille mais reste chez ses parents pour les premiers mois. Il la voit peu mais cela convient à son égocentrisme de mâle indien ; il vit parmi ses pairs, comme au collège, lit, se promène et discute à son gré. Mais son beau-père lui écrit qu’il doit trouver une maison pour accueillir sa famille et vivre en couple comme cela se fait. Krishnan cherche à louer, trouve une masure pas trop moche pour 25 roupies par mois, avec véranda pour en faire son bureau, et attend sa femme Sushila, dont il s’aperçoit qu’il est bien amoureux.

A 7 mois, la petite Leela se retrouve en famille, vite flanquée d’une nounou qui fait la cuisine, le ménage et s’occupe d’elle. C’est une vieille femme devenue veuve qui a servi chez la mère de Krishnan et qu’elle lui envoie car les retraites n’existent pas. Ils vont la payer 6 roupies par mois mais nourrie et logée. Cela permet au couple de sortir, de se retrouver entre eux au cinéma, au restaurant, dans les boutiques. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Krishnan veut même acheter une maison, les fonds avancés par son beau-père, pour qu’ils soient vraiment chez eux. Cette ambition, qui peut être un orgueil, est sanctionnée par le destin.

En visitant une grande maison en banlieue de la ville qui leur plaît, Sushila va bêtement, pieds nus, ouvrir une porte « brillante » dans une cabane au fond du jardin ; elle est attirée par ce neuf qui brille et se retrouve piégée dans les chiottes provisoires de chantier, parmi la merde et les mouches. La porte s’est refermée et la gourde n’a pas su l’ouvrir. Son mari la délivre mais elle est écœurée, tombe malade et finit par s’éteindre d’une typhoïde, une infection à bactérie due à des salmonelles. L’a-t-elle attrapée au restaurant ? Aux chiottes ? L’infection a lieu en mangeant des viandes trop peu cuites ou en ingérant ce qui a été contaminé par des selles infectées. Une mouche à merde s’était introduite dans la bouche, évidemment gardée ouverte par la gourde. Le médecin croit d’abord aux symptômes du paludisme mais la fièvre ne tombe pas ; l’incubation dure deux semaines avec des symptômes de fièvre, d’abattement, de rate qui grossit, tous bien décrits par l’auteur. La désinfection des mains après soins aux malades est aussi bien expliquée. Le musicien Schubert et l’écrivain Radiguet en sont morts mais il existe désormais un vaccin efficace, inoculé d’ailleurs obligatoirement lors de l’ancien service militaire en France, sous le nom de TAB.

Krishnan doit s’adapter à cette nouvelle donne : vive seul avec sa petite fille de 3 ans et sa vieille nounou. Il rencontre un maître d’école qui s’est trouvé une vocation de pédagogue libre et que les enfants adorent ; Leela a été entraînée vers cette école par sa copine voisine et elle s’y plaît. Le maître les regarde jouer, parler, dessiner, créer, il leur raconte des histoires qu’il illustre avec des photos découpées dans des magazines, et il est heureux. Plus que dans son propre couple, s’étant marié contraint par sa famille, sans amour. Ses trois fils entre 7 et 10 ans sont « hirsutes et débraillés » comme de petits Indiens savent l’âtre, jouant dans la poussière et se battant avec les autres, déchirant leurs vêtements et faisant sauter leurs boutons. Le maître est l’exact opposé de Krishnan : il n’aime pas sa femme, est indifférent à ses enfants, mais aime fort enseigner en laissant libres les petits. Krishnan aime fort sa femme, est attentif à sa petite fille, et s’ennuie à enseigner la critique littéraire anglaise à des étudiants qui vont reproduire ce savoir inutile.

Sa métamorphose s’effectuera sous l’influence posthume de son épouse. Elle le contacte par un moyen rigolo : un adolescent de 15 ans attend un soir le professeur Krishnan à la sortie du collège. Il lui dit être envoyé par son père et être porteur d’une lettre. Le père ne connaît pas Krishnan mais, en méditant en pleine conscience dans son jardin, a reçu un message « des esprits » et a écrit sous leur dictée un texte dont il ne comprend pas le premier mot. Sushila y parle à son époux de ce qu’ils savent intimement. Intrigué, Krishnan suit le jeune garçon et rencontre le père. Des séances suivent avec l’homme pour médium entre Krishnan et Sushila, jusqu’à ce que celle-ci incite son mari à développer ses pouvoirs psychiques afin de percevoir son contact par lui-même. Ce qu’il entreprend et qui le modifie. Sa grand-mère maternelle prend avec elle Leela, qui a besoin d’une mère durant son jeune âge, et Krishnan décide alors de quitter son poste au collège qui l’ennuie pour assister le maître dans son école d’enfants qui a beaucoup de succès. Pour seulement 25 roupies par mois.

Il est devenu indien en abandonnant sa carapace de littérature et de conceptions britanniques, et a adopté la culture spirituelle de l’Inde après les déboires de la médecine scientifique occidentale sur sa femme. Il choisit une éducation à l’indienne, libre et même libertaire, plutôt que l’éducation contrainte et disciplinée à l’anglaise. Ce roman personnel s’ouvre alors au roman d’une libération de tout un peuple – qui interviendra en 1947.

Rasipuram Krishnaswami Narayanaswami dit R.K. Narayan, Le professeur d’anglais (The English Teacher), 1945, 10-18 1995, 337 pages, occasion €1,88

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Il faut se battre pour être bien compris, dit Nietzsche

Après ses Discours à ses disciples (chroniqués précédemment sur ce blog), Zarathoustra s’est retiré en solitaire sur la montagne. Il attend, « pareil au semeur qui a répandu sa semence. » Mais il faut plus de neuf mois pour accoucher d’une idéologie nouvelle et, comme un père, le prophète est empli « d’impatience et du désir de ceux qu’il aimait. »

Mais cette impatience, si elle est légitime, empêche de germer. C’est le cas d’une idéologie comme d’un enfant : il faut le laisser être avant de l’élever. « Or, voici la chose la plus difficile : fermer par amour la main ouverte et garder la pudeur en donnant. » Car trop donner trop vite submerge et empêche le don de fructifier. Ce sont les parents trop présents qui étouffent, les pères ou mères fusionnels qui inhibent, substituant leur volonté à celle de l’enfant, croyant faire le bien alors qu’ils l’étiolent, vivant à travers lui par procuration tout ce qu’ils ou elles n’ont su ou pu réaliser.

Zarathoustra rêve une nuit qu’un enfant lui apporte un miroir. Il s’y est regardé et… « j’ai poussé un cri et mon cœur s’est ému : car ce n’était pas moi que j’y avais vu, c’était la face grimaçante et le rire moqueur d’un démon. » Notez combien Nietzsche prend soin d’associer le corps et les passions au mouvement de l’esprit – les trois étages de l’humain : un cri (instinctif), une émotion du cœur (affectif) et la vision (le jugement de raison). La cause ? « Ma doctrine est en danger, l’ivraie veut s’appeler froment. »

Texte prémonitoire, écrit en 1883, sur les dérives du nazisme futur. Les disciples déforment et amplifient des détails de sa doctrine sans la comprendre ni la prendre en entier. Ainsi la volonté de puissance n’est-elle pas le droit du plus fort que croient les brutes mais l’énergie vitale avide d’explorer et de comprendre et qui déborde de générosité pour tous les vivants. Mais les nazis étaient des gens des bas-fonds, peu instruits et qui méprisaient la culture (Goebbels sortait son revolver lorsqu’il entendait ce mot) ; les intellos nazis étaient peu nombreux et souvent idéalistes ou mystiques (Rosenberg, von Schirach), névrosés psychopathes (Rhöm, Göring, Heydrich) ou encore arrivistes (Goebbels, Albert Speer). Tout comme les illettrés de Daech qui lisent Mahomet et ses commentaires sans penser, ils ne prenaient – à la lettre – que ce qu’ils étaient capables de saisir dans l’œuvre de Nietzsche. Zarathoustra a raison de s’en faire !

« Mes ennemis sont devenus puissants et ont défiguré l’image de ma doctrine, en sorte que mes préférés doivent rougir des présents que je leur ai faits. » Rester trop longtemps dans sa tour d’ivoire ou le ciel des idées – ici la caverne de la montagne – est mauvais. Il faut redescendre dans le concret et parler concrètement à ses disciples concrets. « Sans doute y a-t-il en moi un lac, un lac solitaire qui se suffit à lui-même ; mais le fleuve de mon amour l’entraîne avec lui en aval – jusqu’à la mer ! » L’amour est pour Nietzsche la vie qui déborde, l’élan vital vers les autres, vers l’empathie et l’action ensemble. Il ne s’agit pas d’asservir mais de former, pas de formater mais d’épanouir. Par exemple, l’objectif initial des Jeunesses hitlériennes était un scoutisme positif qui sortait les jeunes de leur milieu étriqué et les faisaient vivre sportivement en toute égalité de conditions ; la propagande l’a déformé progressivement en formatage politique et militaire – mais il ne faut pas jeter le gamin sain et courageux avec l’eau sale des obsessions d’Adolf Hitler et de ses sbires.

Donc expliquer, toujours expliquer, inlassablement, comme les profs qui ne cessent de le faire (mais eux sans enthousiasme, juste pour remplir le programme). Zarathoustra est inspiré, il déborde au contraire ; il n’est pas un bureaucrate du savoir mais un voyant qui entraîne. « Comme j’aime maintenant chacun de ceux à qui je puis parler ! Mes ennemis eux-mêmes contribuent à ma félicité. » Chacun l’a un jour ressenti, contrer des arguments par d’autres est excitant, l’adversaire est implacable et lui opposer de vraies raisons en pointant ses failles est jubilatoire. Oui, on peut aimer ces « ennemis » qui vous haussent au-dessus de vous-mêmes et aiguisent vos facultés.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Colette et Willy, Claudine en ménage

Ça y est : 18 ans et mariée, Claudine connaît le sexe et emménage. Elle passe rapidement sur ses mois de noce et de voyages avec son mari-papa, sa défloration et son contentement, le plaisir des caresses et de se lover avec tendresse contre le grand corps accueillant.

Elle ne résiste pas à l’idée de passer par son village, le Montigny aux 1600 habitants, pour revoir sa maison mais surtout son école. La période est aux vacances mais Mademoiselle Sergent est bien là si Aimée est partie dans sa famille. Des écolières en pension sont là aussi, qui s’ennuient. Une certaine Hélène, 15 ans, donne du goût à Claudine ; c’est un fruit frais qu’elle s’empresse de cueillir, un baiser sur la bouche, en souvenir d’Aimée et surtout de Luce, la petite qu’elle regrette presque de n’avoir pas plus câlinée à 14 ans.

C’est que son penchant pour ses semblables, encore minime, avec des brusqueries de garçon manqué dans sa prime adolescence, mûrit avec l’amour adulte qu’elle découvre. En compagnie de Renaud son mari, elle a reconnu le pouvoir de son corps et commence à en jouer. Elle est fine et svelte, musclée et décidée, elle plaît. Aux hommes comme aux femmes et aux très jeunes filles. Renaud l’a non seulement déniaisée mais aussi en un sens pervertie en la rendant sensible à une sensualité partagée. Dans les salons on la drague, mais elle éconduit les hommes et sa réputation est faite : « elle est pour les femmes » ; mais elle éconduit aussi les femmes, jusqu’à ce que Rézi paraisse dans son salon. Elle commence alors à succomber. Non sans réticences, soupçons et rétractations – elle n’est pas amoureuse – mais par étapes.

Rézi est l’abréviation de Thérèse en Europe centrale ; c’est une belle femme toute en courbe qui ondoie comme Mélusine, la fée succube des eaux à queue ophidienne, mais rappelle aussi le serpent diabolique de la Genèse. Claudine/Colette va croquer le fruit défendu. Ce qui arrive à Claudine est autobiographique, sa relation de quelques mois à peine voilée dans le roman avec Georgie Raoul-Duval, une Américaine. Sa passion est toute sensuelle et elle y succombe, sous les yeux flattés et voyeurs de son mari qui prend plaisir à la voir se gouiner. Il aide même les deux jeunes femmes à trouver une petite « fillonnière » (Colette transpose la garçonnière au féminin) où se retrouver sans la présence insistante et jalouse du mari de Rézi, Anglais carré au teint de brique, colonel retour des Indes.

Car autant l’homosexualité masculine répugne à l’époque fin de siècle, bourgeoisement et catholiquement prude en ces choses, autant l’homosexualité masculine excite le mâle et l’incite à l’indulgence. « Non, ce n’est pas la même chose ! » s’exclame Renaud devant Claudine. Le fils, Marcel, à 20 ans reste inverti, « fine tête maquillée » ; il volette entre des désirs constants dérobés à la porte du lycée Janson où les 15-17 ans au teint désormais plus frais que le sien abondent et se complaisent à se laisser séduire par de « la littérature néo-grecque ». Mais Claudine, « Vous pouvez tout faire, vous autres ». Elle s’étonne de la différence qu’il fait des amourettes de son fils et de celles qu’elle-même faisait avec Luce et Aimée. « C’est charment, et c’est sans importance… (…) C’est entre vous, petites bêtes jolies, une… comment dire ? …une consolation de nous, une diversion qui vous repose (…) la recherche logique d’un partenaire plus parfait, d’une beauté plus pareille à la vôtre, où se mirent et se reconnaissent votre sensibilité et vos défaillances… » p.453 Pléiade. Mais ne serait-ce pas de même pour les hommes faits avec les garçons pubères ? Renaud/Willy pervertit la chose en domination mâle naturelle à l’époque. Il déclare à Claudine/Colette « qu’à certaines femmes il faut la femme pour leur conserver le goût de l’homme. » Rien de moins. Ce ne serait pas pareil pour les garçons.

Marcel n’est pas amoureux, il désire ; un corps chasse l’autre, il oublie, parfait don Juan sans conséquences, égoïste et narcissique. Il est « en lune de miel avec [s]on petit home », d’où Willy auteur ne peut s’empêcher de tirer une blague : « – Vous avez un nouveau petit… ? – Oui, avec une seule m » p.494. Un petit studio où il invite ses conquêtes et qu’il prête à Claudine pour s’y ébattre avec Rezi si elle veut. Elle veut. Leur sensualité se repaît de se frotter nues un moment. Et Marcel vient sonner, juste par libertinage un brin voyeur, digne fils de son père… Il n’y a donc aucun endroit où l’on ne peut se retrouver entre femmes, sans mari jaloux ou complaisant, et sans beau-fils gêneur ?

Mais ces amours éclatés ne convainquent pourtant pas Claudine, ni l’un, ni l’autre. Ils sont un jeu, un plaisir, mais pas un accomplissement. « Ah ! Comme je suis loin d’être heureuse ! Et comment alléger l’angoisse qui m’oppresse ? Renaud, Rézi, tous deux me sont nécessaires, et je ne songe pas à choisir. Mais que je voudrais les séparer, ou mieux, qu’ils fussent étrangers l’un à l’autre ! » p.493 Pléiade. C’est le problème d’avoir un mari de 25 ans plus vieux que vous ou d’être une amante d’une génération plus jeune : l’accord se fait mal. Le vieux joue avec le plaisir, la jeune fantasme le grand amour fusionnel. Renaud va baiser Rézi dans la fillonnière et Claudine, réputée en convalescence, va quand sortir malgré l’interdiction médicale car c’est le printemps à Paris, et les découvrir en passant.

Outrée des deux trahisons, elle part. Elle suit son père qui est reparti étudier ses limaces dans la maison des champs de Montigny. Elle y retrouve sa chatte Fanchette, encore grosse et ravie d’avoir des petits. Claudine n’y a même pas songé pour elle-même. La nature enseigne que l’amour est avant tout la reproduction. La campagne restée naturelle va-t-elle redresser sa vie pervertie par les fantasmes artificiels de la ville ?

Colette et Willy, Claudine en ménage, 1902, Folio 1973, 242 pages, €7,50 e-book Kindle16,99

Colette et Willy, Claudine à l’école, Claudine à Paris, Claudine en ménage, Claudine s’en va, Albin Michel 2019, 598 pages, €24,90

Colette, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1984, 1686 pages, €71,50

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Jacques Perret, Bande à part

Anticonformiste patriote né en 1901, donc trop tard pour la guerre de 14 où son frère aîné fut tué et son père blessé, Jacques Perret s’est engagé en 40 dans les Corps francs – unité commando d’élite – après avoir pas mal bourlingué après Louis-le-Grand et des études d’histoire. Il a été journaliste, pêcheur, bûcheron, ethnologue, trafiquant, docker, marin, hôtelier… et écrivain. Fait prisonnier par les Allemands, ce qui donnera Le caporal épinglé, il s’évade et entre dans la résistance à l’ORA, Organisation de résistance de l’Armée, créée en 1943 et apolitique.

Catholique et traditionaliste, ce qui l’a fait oublier dans les années marxistes, et pire, Algérie française antigaulliste, bien que jamais pétainiste ni fana-mili comme la jeunesse à cheveux courts et idées courtes, Jacques Perret mérite d’être relu aujourd’hui que le conservatisme nationaliste s’égare dans l’imitation de l’archaïsme poutinien. L’honneur et les valeurs humaines que défend Perret sont loin (très loin !) des brutasses de la milice de tueurs et de truands Wagner comme du cynisme glacé d’un Poutine – qui ne fait aucun cas des hommes.

Jacques Perret a toujours bandé à part, y compris dans la Résistance ou existaient autant de groupes que de villages gaulois. La plupart était politisés, pas le sien, issu de l’armée régulière après qu’au mépris de l’Armistice, l’armée allemande eut envahi la zone occupée. L’auteur se moque de la politique, bonne pour les grandes gueules et les vantards. Ce qu’il préfère, c’est la fraternité du combat et la vie à la campagne d’adultes unis par un seul but : bouter l’Occupant hors de France.

Cette Résistance-là est peu connue, gaullistes et communistes préférant toujours vanter la gloire et les coups de main spectaculaires, alors que l’essentiel de la vie des résistants était à la manière d’un camp scout avec de rares escarmouches. Le narrateur, qui porte son propre nom, est sergent sous les ordres de l’adjudant Tabarau, un ancien policier qui se verrait bien capitaine (et qui, d’ailleurs, changera de groupe de maquis pour le devenir). C’est lui qui aura de ses réflexions profondes telles que « bon, je ferme les yeux mais j’ouvre l’œil ! » Mais celui que préfère l’auteur est Ramos, un bâtard Hispano-français flanqué de gosses, qui a choisi de se battre bien que son village ne soit qu’à quelques dizaines de kilomètres. Insomniaque, il adore monologuer en racontant des choses sans queue ni tête. Il périra debout au milieu de la route, le fusil-mitrailleur à la hanche, devant toute une compagnie d’Allemands effarés. Cette façon de faire est celle même que Jacques Perret accomplit en 1940, le 12 mai, dans la citation qu’il a eue pour la Médaille militaire et la Croix de guerre avec palmes.

Tout ce qui intéresse l’auteur n’est pas le combat lui-même, mais « de parler des copains ». Toute sa résistance est en effet au ras des maïs, car les ordres et les contre-ordres qui font mouvoir son groupe n’ont l’air ni concertés par les soi-disant hautes instances, ni efficaces sur le terrain. Des rendez-vous sont manqués, des « appuis » sont sollicités sans raison, et le groupe se retrouve sans soutien face à une colonne nazie surarmée qui remonte vers l’Allemagne. Une mauvaise plaisanterie loin de l’histoire officielle et des légendes colportées par les tout derniers arrivés… une fois les Allemands en déroute.

Il n’y avait pas que des Jean Moulin dans la Résistance, on ne le dira jamais assez. Il ne faut pas croire la propagande, pas plus celle aujourd’hui de Poutine que celle, hier, de De Gaulle et du parti communiste. Tout ceux qui racontent de belles histoires ont leurs propres intérêts à servir. À la Libération, il fallait refaire l’unité de la nation et montrer aux Américains et aux Anglais que la France pouvait se redresser toute seule. Mais le temps a passé et la vérité doit être dite. Jacques Perret, avec son récit romancé de ses années résistantes, remet les choses en place et les pendules à l’heure.

Il remet l’héroïsme où il est la plupart du temps : parmi les hommes. « Sans nous croire héritiers des gardes françaises ou des archers du roi, sans nous prendre pour les mainteneurs d’une légalité introuvable, nous ne faisions figure ni de Jacques ni de Maillotins. Notre principale distinction était de grouper autour d’officiers professionnels un grand nombre d’hommes ayant déjà porté régulièrement les armes et fait la guerre au moins une fois dans leur vie » p.25.C’est cela résister : faire son métier pour la patrie.

Prix Interallié 1951

Jacques Perret, Bande à part, 1951, Folio 1973, 224 pages, occasion € 40.00

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Plaisantin Valentin

Aux temps païens, la fin de l’année romaine au 15 février était marquée par la fête des Lupercales, rite de purification et d’initiation à la fécondité qui permettait de passer le cap pour accueillir le printemps. Deux adolescents mâles vêtus seulement d’un pagne en peau, sortaient de la grotte de cérémonie, aspergés du sang du bouc jeté par le couteau du prêtre.

Ils couraient toute la ville, armés de fouets, afin de fustiger les jeunes femmes en mal d’enfants. Leur vigueur et leur belle apparence, leur énergie à faire courir le sang, était propice à engendrer des petits.

En 494, le pape Gélase a gelé cette coutume de fécondité trop peu chrétienne à ses yeux, car entachée de chair, ce péché suprême du chrétien. Valentin a été un martyr de la foi, médecin et prêtre romain mort en 295. Une église a été élevée sur sa tombe en 350, sur la voie Flaminia à Rome.

D’autres Valentins ont suivi dans l’histoire chrétienne, tous aussi saints, mais c’est ce Valentin-là qui a été érigé en patron des amoureux. Son nom vient du latin valens qui signifie valeureux, vigoureux, et il porte bien l’élan sexuel, déguisé sous le nom d’amour éthéré par les prudes prêtres.

Il est devenu patron des amoureux par hasard, dit-on, en raison d’une confusion au moyen âge. Sa fête au 14 février coïncide avec la période où les oiseaux, avant le réchauffement climatique, commencent à s’accoupler.

De l’amour bébé à l’amour ado, de l’amour mûr à l’amour mari, jusqu’à l’amour princier qui fait rêver les jeunes filles, célébrons Valentin, le saint plaisantin.

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La guerre est un mauvais moyen, dit Montaigne

Le chapitre XXIII du Livre II des Essais compare les États à des organismes, sujets à la maladie ou à trop de santé, et nécessitant les mêmes moyens qu’emploie la médecine. « Les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous » (on dirait « fanent » aujourd’hui). Et dans « les États souvent malades, a-t-on accoutumé d’user de diverses sortes de purgation. »

Elles se révèlent de trois sortes : purger le pays de ses éléments indésirables, le saigner d’un surplus de jeunesse, fomenter une guerre pour maintenir les turbulences en haleine.

« Tantôt on donne congé à une grande multitude de familles pour en décharger le pays, lesquelles vont chercher ailleurs où s’accommoder aux dépens d’autrui. » Ainsi les Juifs d’Espagne, chassés par les rois très catholiques, et les protestants de France, bannis par d’autres rois très catholiques. Ou des Juifs encore, pogromisés en Russie, qui se sont amassés en Europe centrale avant d’être pris entre les deux feux du communisme et du nazisme dans les « terres de sang » des historiens du XXe siècle. Notons aussi que les « immigrés » en Europe se trouvent exilés de leurs divers pays pour cause de guerre, de répression politique, d’intolérance religieuse ou, en Amérique latine, de famine (de pain ou de liberté) et sont ainsi en état de « décharger leur pays » – volontairement ou non. A l’inverse, les extrême-droites européennes rêvent d’une décharge à l’envers, de donner congé aux familles indésirables.

Les États trop sains, regorgeant de jeunesse, envoient coloniser d’autres terres et conquérir d’autres lieux. Ainsi firent les Romains, puis les barbares des invasions, avant les Mongols et les Blancs explorateurs suivis de leurs missionnaires évangélisateurs. « Ainsi se forgea cette infinie marée d’hommes qui s’écoula en Italie sous Brennus et autres ; ainsi les Goths et Vandales, comme aussi les peuples qui possèdent à présent la Grèce, abandonnèrent leur naturel pays pour s’aller loger ailleurs plus au large. » Ou les pays du Maghreb, dégorgeant leurs jeunes sans qu’il y ait un emploi pour eux, ou les pays d’Afrique noire qui font des petits à gogo tout en maintenant la tutelle des vieux politiciens corrompus, ce qui alimente le désir d’ailleurs comme une source dont le bassin déborde.

Mais il est pire… Les États « parfois aussi, ont à escient nourri des guerres avec aucuns leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l’oisiveté, mère de corruption, ne leur apportât quelque pire inconvénient (suit une citation de Juvénal) mais aussi pour servir de saignée à leur république et éventer un peu la chaleur trop véhémente de leur jeunesse, écourter et éclaircir le branchage de cette tige foisonnant en trop de gaillardise. » Toutes les dictatures ont agi ainsi : Napoléon 1er pour calmer la Révolution, Napoléon III après la révolution de 1848, le fascisme mussolinien, le nazisme hitlérien, le soviétisme botté de Staline à Brejnev, l’Argentine de la dictature avec la guerre des Malouines, l’Irak saddamite contre le Koweït – et bien-sûr Poutine, depuis vingt ans au pouvoir et qui compte bien y rester. Contesté à l’intérieur après une dernière présidentielle peu convaincante, rien de mieux que la guerre pour resserrer les rangs, emprisonner les dissidents et assurer l’Ordre intérieur. La Turquie d’Erdogan est tentée de faire de même contre les Kurdes (en attendant la Grèce?) et la Chine de Xi, contesté lui-même pour sa politique erratique du Covid, contre Taïwan. Montaigne cite en son temps Edouard III d’Angleterre qui a exclu la Bretagne du traité de Brétigny afin d’y conserver la possibilité de faire la guerre.

« Mais je ne crois pas que Dieu favorisât une si injuste entreprise, d’offenser et quereller autrui pour notre commodité », se récrie Montaigne. Preuve que si, l’histoire en est pleine : soit Dieu s’en fout, soit il n’existe pas. Et c’est alors « la faiblesse de notre condition [qui] nous pousse souvent à cette nécessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. » Lycurgue fit s’enivrer les hilotes pour servir d’exemple repoussoir à ses Spartiates. De leur côté, « les Romains dressaient le peuple à la vaillance et au mépris des dangers et de la mort par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à outrance qui se combattaient, détaillaient et entretuaient en leur présence. » La « soif de sang » n’a pas de borne ; une fois commencée, elle pousse au pire, la jeunesse d’abord, soi-disant fragile, et « les filles même », déplore Montaigne. Il cite Prudence dans Contre Symmaque : « à chaque coup elle se dresse ; / elle est aux anges chaque fois que le vainqueur / enfonce son glaive dans la gorge ; / et cette vierge timide tourne le pouce / pour que meure celui qui est à terre. » Qui a pensé, dans un moment d’égarement, que la féminisation des sociétés les rendraient plus pacifiques, plus apaisées ? Au contraire… L’égalité des sexes pousse à la virilisation des femmes et à masculiniser un peu plus les hommes. D’où la violence qui monte, le culte du muscle, de l’action. D’où Trump et Poutine – entre autres – et la bénévolente Marine Le Pen qui pousse à l’hystérie un Zemmour.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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La vie privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder

Le célèbre détective revisité bien après la mort de son fidèle Docteur Watson. Une malle retrouvée « à l’ouvrir que cinquante ans après » livre les secrets d’une affaire délicate qui met en cause les femmes et le gouvernement de Sa Majesté. Je veux parler de VR, Victoria Regina, la petite dame en noir.

Le récit est réjouissant et la réalisation emplie d’un humour tout britannique. Souffrons cependant que le factotum, quand même docteur en médecine, soit présenté comme un niais qui bafouille lorsqu’il croit voir des choses. Pour le reste, histoire tordue, monstre du Loch Ness, belles pépées, sept nains, six moines, Russes plus vrais que nature, Écossais bourrus à souhait, Allemands retors bien que dirigé par le petit-fils de Victoria la reine, le Kaiser Guillaume.

Sherlock (Robert Stephens) s’ennuie, aucune affaire ; il y a bien les sept nains qui ont disparus mais le directeur du cirque n’offre que 5 £ car il n’y en a que six. Sherlock se shoote à la cocaïne pour oublier, au grand dam de son médecin Watson (Colin Blakely) qui aimerait bien une nouvelle affaire pour que le maître agite ses petites cellules grises et que lui puisse suivre puis publier dans The Strand Magazine une nouvelle aventure qui fait les délices du public. Au courrier, une seule chose intrigue Sherlock : qu’on lui offre des billets en loge pour le Lac des cygnes des ballets impériaux russes qui passent à Londres et dont les inscriptions sont closes depuis longtemps.

La célèbre diva Petrova (Tamara Toumanova) effectue sa dernière danse. Sherlock baille ; autant il aime la musique, autant le ballet l’ennuie. Au baisser de rideau, le directeur Nikolaï Roghozin (Clive Revill) s’introduit dans leur loge afin de les convier à le suivre. Il laisse Watson aux mains des ballerines qui s’empressent de le faire danser sans parler un seul autre mot anglais que « yes » et pousse Sherlock dans la loge de la diva. C’est simple, elle lui offre un violon Stradivarius, un vrai du XVIIe siècle (une fortune), pour qu’il la baise une semaine à Venise et lui fasse un enfant. Elle veut en effet, à la russe, le meilleur : sa beauté à elle et son intelligence à lui. Sherlock Holmes n’a rien contre les femmes mais il les tient à distance, en bon Anglais dressé dans les collèges victoriens. Il déclarera avoir été fiancé à la fille de son prof de violon mais la fille a eu le mauvais goût de décéder d’influenza deux jours avant les noces. Depuis, il se méfie : les femmes sont imprévisibles, aptes à la trahison. Ne sachant comment décliner sans vexer, il laisse entendre qu’il est pédé – comme Tchaïkovski. La Petrova est outrée, le directeur aussi, mais Sherlock est sauvé. Il récupère un Watson échevelé qui badine fort avec les jolies ballerines et leurs « popotins ». Sauf que le directeur s’empresse de divulguer la chose aux filles et elles s’éloignent du docteur, laissant la place à leurs jeunes partenaires masculins – l’homosexualité est courante dans les ballets.

Lorsqu’il l’apprend, Watson est outré. Il accuse Holmes de l’avoir déconsidéré auprès de la société, de son régiment de fusiliers, de son club… Lui, homosexuel ? Quelle honte ! Sherlock élude, c’était la seule façon de se sortir de ce piège habilement tendu. C’est alors que surgit une autre affaire, encore une femme. La poule mouillée est déshabillée, quasi muette (Geneviève Page), repêchée dans la Tamise par un cocher qui réclame le prix de sa course ; pourquoi l’a-t-il amenée chez Holmes ? Parce qu’il a trouvé sa carte dans ses poches avec l’adresse, 221b Baker Street. Faut-il la renvoyer ? Watson s’empresse, lui fait donner du thé par sa logeuse, lui verse un somnifère, lui consent son lit – il couchera sur le divan. Quant à Holmes, il cogite. Ses chaussures indiquent une marque de Paris, elle parle donc français ; ses étiquettes de vêtements indiquent Bruxelles, elle est donc belge ; son anneau de mariage montre son prénom Gabrielle et celui de son mari, Émile. Quant à sa paume, elle a gardé la trace d’une étiquette de consigne avec le numéro 310 qu’Holmes aperçoit lorsqu’elle se réveille et sort nue pour se jeter dans ses bras ; il est suggéré qu’elle a couché avec lui dans la nuit. Il part donc chercher la valise au débarqué de la malle maritime de Belgique tandis que Watson dort toujours. Celle-ci révèle une pile de lettre de son mari Émile Valladon, ingénieur et son portrait.

Le mari ne répond plus et sa femme est venue aux nouvelles. L’adresse qu’il a donné est une boutique vide et la société Jonas qu’il indique comme son employeur n’existe pas. Gabrielle engage Sherlock à retrouver son mari. Ce dernier consent car il veut se débarrasser d’elle au plus vite, elle le gêne dans ses activités et les femmes engendrent des émotions embarrassantes qui font mauvais ménage avec la logique. Ils vont donc envoyer une lettre vide à l’adresse, s’y planquer et voir qui vient la chercher. Il y a dans la pièce tout un lot de canaris qu’une vieille en fauteuil roulant vient approvisionner tout en prenant le courrier. Des ouvriers viennent prendre un lot d’oiseaux en cage et la vieille laisse en partant une lettre… destinée à Holmes !

Celui-ci est convoqué au Diogène’s Club, un antique ramassis de vieillards compassés, qui semble servir de couverture au ministère des Affaires étrangères et où officie le frère de Sherlock, le haut-fonctionnaire Mycroft Holmes (Christopher Lee). L’affaire Valladon est un secret d’État et le détective privé est prié de s’effacer. Mais Sherlock a pu comprendre lors de la livraison d’un plis que l’Écosse, et même le Glenn quelque chose qui ouvre sur le Loch Ness, était l’endroit où devaient être livrées « trois boites ». Il embarque donc tout son petit monde par le train d’Inverness tandis que Gabrielle ouvre et ferme curieusement son ombrelle à la fenêtre comme si elle fonctionnait mal. Sherlock et Gabrielle sont Monsieur et Madame Ashdown tandis que Watson est leur valet. Ce qui donne des situations cocasses dans le train où le valet voyage en troisième classe et dort assis au milieu des moines trappistes qui lisent le livre de Jonas (tiens?) tandis que le couple dort en wagon-lit ; puis au château hôtel où ils ont une suite tandis que le valet est au grenier et les chiottes au sous-sol…

En visitant le pays, les trois vont d’abord au lieu mentionné par inadvertance par Mycroft. C’est un cimetière où, en effet « trois boites » sont livrées, trois cercueils dont deux petits : « un père et ses deux fils », disent le fossoyeurs ; ils se sont noyés dans le loch lorsque leur barque s’est renversée à cause de la houle – ou bien parce qu’ils ont vu le Monstre ! Juste après, plusieurs petits personnages viennent se recueillir sur les tombes : ce sont des nains et pas des enfants – probablement ceux du cirque – mais qui est l’adulte ? Dans la nuit, pour en avoir le cœur net, Sherlock ouvre le cercueil : il s’agit de Valladon, bel et bien mort avec trois canaris devenus blancs et son anneau de mariage devenu vert. Il n’y a qu’une seule explication : le chlore. La visite touristique se poursuit en vélo pour trouver le château. Un seul est « interdit au public » et le guide officiel n’y connaît rien en histoire tandis que les touristes évincés voient livrer deux cages de canaris et deux bidons d’acide sulfurique. En interagissant avec l’eau, cela donne… du chlore ! C’est donc le bon endroit.

Ils y reviennent de nuit en barque à rames et voient survenir le Monstre au ras de l’eau qui se dirige droit vers le château. Watson est terrifié mais Holmes écoute au stéthoscope le bruit d’un moteur sous la surface. Il s’agit donc d’un bateau sous-marin dont le col de dragon est érigé pour effrayer les superstitieux (surtout dans le brouillard et après un whisky bien tassé). Mycroft, qui est plus malin qu’on ne croie, invite donc son frère qui persiste à visiter la base secrète et à rencontrer la reine Victoria qui vient inaugurer le nouveau fleuron de la Marine britannique. Sauf que la petite reine est outrée qu’on puisse tirer sournoisement et sans sommation sous la surface, en n’arborant pas fièrement les couleurs britanniques. Elle refuse l’engin, même si les Prussiens construisent un prototype et espionnent pour ça. Holmes suggère alors à Mycroft, qui lui apprend qui est « Gabrielle » – une belle espionne allemande qui a trucidé la vraie Gabrielle en Belgique pour prendre sa place – de laisser les moines espions allemands s’emparer du prototype mais de laisser une vanne ouverte afin qu’ils coulent en plein loch.

Puis il arrête la fausse Gabrielle, qui regrette son Sherlock qui lui a résisté plus que les autres, et qui sera échangée contre un espion britannique, avant d’être exécutée par les services japonais alors qu’elle était aller espionner là-bas – mais sous le nom de Madame Ashdown, un signe de plus qu’elle tenait à Sherlock. Lui aussi, amoureux sans le dire, part s’enfermer dans sa chambre avec la cocaïne.

Une belle histoire qui prolonge et renouvelle le genre, avec moins de brillantes déductions et plus d’action, baignant dans l’humour très british.

DVD La vie privée de Sherlock Holmes (The Private Life of Sherlock Holmes), Billy Wilder, 1970, avec Robert Stephens, Colin Blakely, Geneviève Page, Christopher Lee, Tamara Toumanova, L’Atelier d’images 2018, 2h07, €13,96 Blu-ray €19,67

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Jean-François Kochanski, Vents contraires

C’est un récit de guerre et de bâtardise que nous livre l’auteur, ancien des salles de marché trésorerie de la BNP et vivant désormais au Japon. Comment Kurusu Ryo, appelé Norman, fils de diplomate japonais et d’une Américaine, a vécu sa japonité au Japon durant les années de nationalisme exacerbé de la Seconde guerre mondiale. Né en 1919, Ryo-Norman a eu 18 ans en 1937 mais n’a vécu au Japon qu’à l’âge de 8 ans. Son apparence gaijin, nettement occidentale, détonnait parmi ses pairs et, étant enfant, sa façon de parler aussi. Il a dû se battre pour s’imposer. Plus grand et plus costaud que ses camarades élevés au riz et aux légumes, il n’a pas tardé à se faire respecter, puis à s’intégrer dans le groupe.

Car l’auteur, qui reconstitue sa courte vie à partir d’archives privées de sa famille, de témoignages de guerre et de livres publiés, s’ingénie à faire comprendre le Japon, premier pays développé non-occidental, et sa mentalité îlienne de forteresse assiégée, très conservatrice et méfiante envers tout étranger (même Coréens). Norman, prénom américain, fut bientôt réservé à l’intimité familiale, délaissé socialement au profit du seul Ryo, prénom japonais. Le garçon devenu jeune homme se destine à l’ingénierie aéronautique, en plein essor au Japon industriel ; il deviendra en même temps qu’élève-ingénieur un élève-officier, tant le totalitarisme impérial nippon des années 1930 et 40 enrôlait toute la population dans un nationalisme fusionnel, à la manière nazie.

Être le seul officier métis de l’armée de l’air japonaise, et qui plus est d’apparence physique occidentale et parlant parfaitement anglais, est une performance. Que les Japonais l’aient accepté, avec plus ou moins de réticence ou de retard, est une gageure. Ryo a dû être meilleur en tout, aux études comme aux sports, et il n’a dû le respect du clan que parce qu’il savait battre ses plus acharnés détracteurs au kendo, l’art martial du sabre qui est l’essence du Japon.

Cette histoire vraie reconstituée, romancée seulement pour faire liaison ou s’imprégner de l’ambiance, serait plus lisible si elle avait été relue par un éditeur véritable. Les mots mal orthographiés ou mis pour un autre (haut-vent pour auvent, hôtel pour autel, tache pour tâche…), les fautes d’accord, les constructions de phrases bancales et les virgules placées au petit bonheur font se demander si l’écriture n’a pas été finalisée par une IA, genre traducteur automatique de l’anglais au japonais puis en français… Comment comprendre, par exemple, cette phrase : « Une certaine dissonance s’exposant à tous, troublait sans le vouloir l’unisson pouvant les lier » p.51 ? Il y en a beaucoup d’autres de ce type.

Outre un récit de guerre, une vue du Japon conduit malgré lui vers la défaite, l’auteur s’intéresse avec raison à l’écartèlement des « races » – on dirait aujourd’hui les « cultures » sans que cela change quoi que ce soit. Le physique et la mentalité américaine sont très différents du physique et de la mentalité japonaise : que fait-on lorsqu’on est mixte ? Le garçon choisit papa, parce qu’il est estimable et qu’il l’aime, mais ce n’était pas gagné. Le père, diplomate ancien ambassadeur à Berlin puis en Belgique, au Pérou, a tenté l’ultime négociation de la dernière chance entre États-Unis et Japon, d’ailleurs condamnée d’avance à l’échec puisque l’attaque de Pearl Harbor était déjà programmée. Il s’est infligé le déchirement de ne pas garder son fils avec lui durant ses années d’apprentissage, au contraire de ses filles. Il a voulu pour le garçon une éducation entièrement japonaise et non internationale selon ses postes diplomatiques. D’un corps occidental il a voulu faire un vrai japonais. Il y a réussi. « Sans une identité, un avenir ne peut être construit », dira-t-il à son fils jeune adulte, « mon fils, ton sang et ton cœur sont japonais » p.163.

Tragédie des métis, écartelés entre deux cultures. Il faut en choisir une tout en gardant la force de l’autre, mais le vent doit souffler dans une seule direction sous peine d’être déboussolé, voire psychiquement malade (comme trop de Maghrébins le montrent à l’occasion d’un fait divers). Le capitaine d’aviation Ryo Kurusu fut « tué au combat » sur un aérodrome militaire japonais par une hélice qui lui a arraché la tête dans les derniers mois du conflit, un accident malheureux. Il a vécu tourmenté mais courageux, il a servi avec honneur un régime pourtant fourvoyé. Mais il était japonais, vraiment japonais, même s’il a rêvé de devenir plus universel.

Jean-François Kochanski, Vents contraires, 2022, AZ éditions Content Publishing, 201 pages, €18,00 e-book Kindle €9,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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La générosité est la plus haute vertu, dit Nietzsche

Le dernier Discours de Zarathoustra est sur la vertu. Or la plus haute vertu est celle qui donne, selon Nietzsche (mais aussi selon le christianisme). « Dites-moi, pourquoi l’or a-t-il acquis la valeur la plus haute ? C’est parce qu’il est rare et inutile, étincelant et doux dans son éclat : il se donne toujours. » L’or est donc « symbole de la plus haute vertu » car « une vertu qui donne est la plus haute vertu » – la philia des Grecs, la charité selon Jésus. L’inverse « des chats et des loups » car ils sont d’égoïstes prédateurs, des voleurs, des impasses de l’Évolution selon Nietzsche en raison de leur « égoïsme des malades ».

Les disciples sur le chemin du Surhomme sont au contraire débordant de générosité, ils sont des sources qui absorbent pour rejaillir et arroser tout autour d’eux. « Vous contraignez toutes choses à venir et à entrer en vous, afin qu’elles rejaillissent de votre source, comme les dons de votre amour », dit Nietzsche. Il faut apprendre avant d’enseigner, voler le savoir et les valeurs avant de rayonner de sagesse. Ce pourquoi le disciple doit travailler avant d’être lui-même un créateur. « Nous concluons toujours à la dégénérescence quand l’âme qui donne est absente. »

S’élever, c’est donner ; au contraire, « tout pour moi », c’est se replier, donc stagner et lentement dégénérer. Avis aux trop conservateurs qui deviennent réactionnaires, n’acceptant plus aucun autre ni les changements : ils déclinent, ils vieillissent, leur mort n’est plus qu’une question d’années. La générosité est son inverse, elle accueille et assimile, elle absorbe pour transformer et faire rejaillir. Encore faut-il être sûr de soi – ce que nos sociétés malades ne sont plus. Un esprit sain dans un corps sain, disaient les sages romains. Et nous ? Avec le foot corrompu et le tennis fric, les Jeux olympiques mondiaux ont-ils encore un sens ?

Nietzsche mobilise les trois étages de l’humain, le corps, le cœur et l’esprit. « Ainsi le corps traverse l’histoire : il devient et il lutte (…) il ravit l’esprit de sa félicité, afin qu’il devienne créateur, qu’il juge et qu’il aime, qu’il soit le bienfaiteur de toutes choses. » Alors, « quand votre cœur bouillonne, large et plein, pareil à un fleuve, bénédiction et danger pour les riverains : c’est là qu’est l’origine de votre vertu. » Il s’ensuit que l’esprit est convaincu : « Quand vous vous élevez au-dessus de la louange et du blâme, et que votre volonté, la volonté d’un homme qui aime, veut commander à toutes choses : c’est là l’origine de votre vertu. » Et « elle donne la puissance », une « pensée régnante et (…) une âme avisée : un soleil d’or et autour de lui le serpent de la connaissance. » L’homme est alors plus que seulement pauvre créature de Dieu, il devient Surhomme, un peu plus dieu, un peu plus proche de Dieu. Pour les croyants, ne serait-ce pas sa volonté de devenir à son image ?

Mais Nietzsche ne prend pas ce chemin de la foi car il est pour lui une illusions et un abandon. « Ne laissez pas votre vertu s’envoler des choses terrestres et battre des ailes contre des murs éternels ! » Gloser sur le sexe des anges est vain alors qu’il y a tant à faire ici-bas. « Ramenez, comme moi, la vertu égarée sur la terre, – oui, ramenez-la vers le corps et vers la vie ; pour qu’elle prête un sens à la terre, un sens humain ! » Car il reste tant de choses à découvrir, tant de savoir à acquérir : « Nous luttons encore pied à pied avec le géant hasard et, sur toute l’humanité, où régnait encore jusqu’à présent l’absurde, le non-sens. » C’est pourquoi il faut combattre l’ignorance et la superstition, devenir créateur pour augmenter le savoir et s’harmoniser avec les lois du monde. « Le corps se purifie par le savoir, il s’élève en essayant avec science ; pour celui qui cherche la connaissance, tous les instincts se sanctifient ; l’âme de celui qui est élevé devient joyeuse. » Ainsi les trois étages de l’humain sont sains et pleins d’énergie, ils concourent à un même but. Reste à « veiller et écouter » pour l’avenir.

Pour cela, quittez vos maîtres – après en avoir extrait tout le suc. « L’homme qui cherche la connaissance ne doit pas seulement aimer ses ennemis, mais encore savoir haïr ses amis ». L’ennemi vous apprend sur vous-mêmes car il est impitoyable à vos défauts, alors que l’ami est trop indulgent et ne permet pas de progresser. Pour devenir maître, il ne faut pas rester élève et pour être créateur, il ne faut pas être croyant. « Vous ne vous étiez pas encore cherchés lorsque vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants ; c’est pourquoi la foi est si peu de chose. A présent, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes ; et ce n’est que lorsque vous m’aurez tous reniés que je reviendrai parmi vous. » Ainsi font les pères pour leurs fils et les mères pour leurs filles, aidés par la génétique qui programme opportunément l’adolescence, cet âge de remise en cause de tout ; ainsi font les fils et filles qui reviennent, adultes, égaux aux pères et aux mères, et peut-être un peu plus, « sur »-hommes par rapport aux humains qui les ont engendrés. Les Discours de Zarathoustra sont terminés, commence alors autre chose.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49 Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Colette et Willy, Claudine à Paris

Fini la campagne, à nous Paris ! C’est ainsi que Claudine, oie plus très blanche à peine sortie de l’école avec le brevet, est emportée par son père à la capitale. Ce dernier, malacologue distingué, veut faire publier son grand-oeuvre et a besoin de le compléter en bibliothèque. Habiter le Quartier latin, rue Jacob, est un délice. La jeune fille rechigne un peu à quitter ses bois odorants et ses prés où se rouler dans l’herbe, mais elle ne regrette aucune de ses amies d’école, bêtes et pimbêches pour la plupart. Même la petite Luce, amoureuse d’elle et caressante, n’engendre aucune nostalgie.

C’est qu’elle est vite introduite dans les plaisirs de la ville lumière, centre du monde en 1900, ses boulevards où déambuler en observant la faune variée des chapeaux à fleurs et des hauts-de-forme en tuyau de poêle, ses coups de parapluie à qui lui touche les fesses, ses parcs où rêver devant des statues tourmentées, ses grands magasins où s’étalent la mode et les affiquets. Et il y a Marcel.

Marcel est le petit-fils de sa tante, la sœur de son père qui les reçoit en son salon près du parc Monceau, alors très champêtre. Un garçon « élevé comme une fille » parce que son père le délaisse, trop occupé à jouer aux courses et à courir les cocottes. Marcel, au prénom proustien (et plus encore !) est blond et rose, tiré à quatre épingles. « Je n’ai jamais rien vu de si gentil, déclare Claudine. Mais c’est une fille, ça ! C’est une gobette en culottes ! Des cheveux blonds un peu longs, la raie à droite, un teint comme celui de Luce, des yeux bleus de petite Anglaise et pas plus de moustache que moi. Il est rose, il parle doucement avec une façon de tenir sa tête un peu de côté en regardant par terre – on le mangerait ! » Il sert le thé aux pies et toupies bavardes invitées par la vieille et se laisse accabler de conseils de prudence pour se couvrir et ne pas sortir sans voiture le soir. Il a pourtant 17 ans, Marcel, l’âge de Claudine. Mais si celle-ci est déjà femme sans le savoir, celui-là est encore petit garçon enfiévré d’amitié scolaire.

Marcel est amoureux de Charlie, un « rasta » brun au nom irrecevable de « Gonzalez » qui a un an de plus que lui et fréquente déjà les lieux invertis où il se fait défoncer sans vergogne comme le Charlus de Proust. Marcel est naïf, il croit en son Pygmalion si beau, il l’aime et le caresse. Son père, « l’Oncle » prénommé Renaud, en a honte et le méprise ; il est content que Claudine s’en occupe un peu, elle a une « bonne influence » sur lui, « mais non, pas trop garçon ! ». Que n’a-t-il élevé son gamin, plutôt que de l’abandonner aux seins trop maternels de sa belle-mère ! Marcel a besoin d’affection et sa mère n’est plus, son père le délaisse ; il en trouve là où il peut, auprès de ses pairs.

Claudine, en chatte délurée, fait patte de velours mais joue avec lui comme d’une souris. Elle ne craint rien, il n’osera jamais toucher une fille et ne connaît peut-être même rien du sexe. Mais il adore lorsqu’elle lui raconte ses émois scolaires, Mademoiselle et la sous-maîtresse Aimée, les mamours physique de la petite Luce, le dortoir le soir où les fenêtres des filles permettaient de voir se déshabiller les garçons. Marcel est en émoi, il fantasme, il ose à peine en retour lui parler de Charlie. D’ailleurs Claudine retrouve Luce à Paris, par hasard ; la petite s’est établie avec un vieux de la soixantaine, son oncle, qui lui permet d’habiter avec lui si elle consent à être sa maîtresse. La voilà pute, la Luce ; elle en avait assez de se faire battre et rembarrer chez ses parents, à son école, depuis que la protection de Claudine n’était plus. Celle-ci est écœurée, pour sûr elle ne la reverra jamais !

Mais Claudine est adolescente ; elle ressent en elle le besoin d’un accomplissement. Ce ne peut être que le mariage, l’Amour reconnu socialement, l’installation dans son nouvel état de femme et non plus d’écolière. Le cursus est naturel et plus facile à l’époque aux filles qu’aux garçons. Eux doivent d’abord trouver un métier ou des rentes, obtenir l’autorisation des pères, le leur et celui de la future, demander la main, essuyer un refus peut-être. Une amertume si l’on a trop investi de soi dans le fantasme. C’est ce qui arrive à Monsieur Maria, le secrétaire du père de Claudine, lorsqu’il demande en mariage la gamine et qu’il se voit rebuter par un franc rire. Il est déconsidéré à ses propres yeux, il a honte de son audace, il se remet en cause. Pour Claudine, c’est plus simple : elle aime finalement non pas le fade et beau Marcel mais son père, le viril et fort Renaud. « Il n’est pas vieux. C’est un père encore jeune. Son nez m’amuse, un peu courbe avec des narines qui remuent. Sous des cils très noirs, ses yeux luisent gris-bleu foncé. Il n’a pas de vilaines oreilles pour un homme. Ses cheveux blanchissent aux tempes et floconnent. A Montigny, il y avait un beau chien cendré qui avait le poil de cette couleur-là. » Ce côté animal chien plaît à l’adolescente chatte. Elle se jette tout simplement dans ses bras et tout est dit, le mariage arrangé en cinq sec. De quoi préparer le tome suivant.

De l’émoi à l’institution, tout se passe sans heurt, avec continuité. Pas d’expérience préalable sauf l’examen toute nue dans son tub avant le saut naturel. L’adolescente se sent incomplète et comprend qu’elle ne peut se réaliser que grâce à un autre. La chatte Fanchette avait donné l’exemple, en chaleur : la bonne Mélie lui avait présenté le matou du concierge, l’affaire fut faite et elle a accouché de trois petits dont on n’a gardé que le mâle.

Le roman est autobiographique, comme le précédent. Colette est montée à Paris, a été malade de fièvre typhoïde, a rencontré Xavier-Marcel Boulestin comme modèle de Marcel, est tombée amoureuse d’Henry Gauthier-Villars dit Willy comme modèle de Renaud mais, contrairement à lui, petit, gros et chauve. Comme Colette, Claudine garde la distance ironique de la provinciale qui observe la capitale, son parler franc qui choque mais intéresse, ses expressions vertes de patois qui la posent en originale qu’on remarque.

Un bon roman scandaleux dans la suite du précédent, où les hommes faits aiment les très jeunes filles, où les très jeunes hommes aiment leurs amis de cœur, où la société bourgeoise de la Belle époque parade, roucoule, se montre telle qu’en elle-même dans ses turpitudes, d’un incomparable optimisme.

Colette et Willy, Claudine à Paris, 1901, e-book Kindle €5,49

Colette et Willy, Claudine à l’école, Claudine à Paris, Claudine en ménage, Claudine s’en va, Albin Michel 2019, 598 pages, €24,90

Colette, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1984, 1686 pages, €71,50

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Malaparte, Le soleil est aveugle

Curzio Malaparte est un curieux personnage de la première moitié du XXe siècle, l’époque des guerres absurdes et des totalitarismes de gauche virant à droite, mais toujours à l’extrême. Mussolini était de ceux-là, syndicaliste puis socialiste avant d’inventer le fascisme, ce populisme vantard dont Trump et Bolsonaro sont les derniers avatars, et qu’un Zemmour voudrait bien imiter. Malaparte a été correspondant de guerre et a écrit plusieurs livres, dont le célèbre Kaputt en 1943, puis La Peau en 1949. Qui n’a pas lu ce dernier livre ne peut comprendre Naples.

En 1940, il est correspondant de guerre et suit les Alpini italiens qui partent, sur ordre du 10 juin, attaquer le pays frère, la France. Une « attaque par traîtrise, vile, stupide, méchante, contre la France vaincue et humiliée. » Cette félonie immonde d’un pays latin proche attaché par de multiples liens de travail, de culture et d’histoire, montre la bêtise et la lâcheté de son dirigeant suprême. Poutine a mis les pas dans ceux de Mussolini en attaquant de même l’Ukraine. Les vantards se parent de noblesse et de hauts sentiments pour justifier leur agression, mais c’est bien de traîtrise et de lâcheté qu’il s’agit. L’écrivain qui envoie ses chroniques ne peut pas le dire ouvertement, alors il le suggère.

Son récit où « tout est vrai : le temps, les hommes, les faits, les sentiments, les lieux » est allusif et incantatoire. « Je lui dis que. » Et chacun peut supposer quoi, car la censure mussolinienne ne l’aurait pas toléré. Il chante l’humanité des soldats des deux camps, la barbarie des obus tirés de loin, l’absurdité de la guerre « pour rien ». Car, sitôt commencée et sans avoir guère avancé, elle s’arrête avec l’armistice signé par Hitler. Le paon en chemise noire se trouve Grosjean comme devant. Il capo est devenu capon, non sans avoir fait plusieurs milliers de morts inutiles. Le même foutraque attirera la défaite des armées nazies à Stalingrad, ayant forcé Hitler à « l’aider » en Grèce parce que son armée n’y arrivait pas, retardant de plusieurs mois l’attaque sur le flan sud soviétique.

« Il est désormais nécessaire de dire, sans aucun égard pour les vivants, qu’il n’y a rien en Europe pour quoi il vaille la peine de mourir. (…) Qu’il est peut-être plus immoral de gagner que de perdre une guerre. » Mourir pour rien, pour la fatuité d’un vantard qui se croit l’Élu parce qu’à la tête du populo – tout cela pour grappiller quelques arpents de territoires dont les gens se foutent. Mourir pour la gloire, c’est pourrir un peu. Être juge de soi-même, rendre des comptes à sa propre conscience de chrétien : voilà ce à quoi l’Italie s’est confrontée brutalement en 40.

Trois chapitres ont été supprimés par la censure du dictateur outré : ils racontaient la révolte morale des villageois frontaliers et des soldats alpins. L’auteur n’avait pas de copie de son manuscrit et ils n’ont pas été retrouvés. Ce qui reste est allégorie, récit vrai mais tu, raconté par des images, des symboles, des scènes sans commentaire. Un capitaine marche vers un banc à la frontière, sous le mont Blanc impassible ; un banc de bois aux pieds de bronze, comme une bête à l’affût, une bête paisible qui est la métaphore de la relation car les gens s’y arrêtent pour causer.

Le même capitaine croise plusieurs fois le soldat Calusia qui marche comme une bête. Il est jeune, animal, empathique avec les bêtes. Il se baigne nu avec les vaches, il flatte l’encolure des mulets, il souffre quand ils tombent et se cassent une patte. Les bêtes sont comme les hommes – ou serait-ce l’inverse ? – avec une moindre conscience de la mort, et surtout de son absurde inutilité. Le fasciste en chef les a rendus bêtes et ils marchent au pas de l’oie sans esprit ni conscience. Le capitaine médecin Catteano soigne les blessés avec ce qu’il peut, pas grand-chose, car la bêtise n’a rien prévu – comme l’armée russe en Ukraine, malgré des mois de « manœuvres » à la frontière. Le colonel dit qu’il faut avancer, mais un autre colonel est chargé, sans qu’il le sache, d’avancer de son côté – car le commandement se méfie des alpini.

Curzio Malaparte est né Curt Erich Suckert, germano-lombard par ses gènes et toscan par sa naissance. Il sèche le collège à 16 ans pour s’engager dans la Légion garibaldienne de l’armée française en 1914. Il obtiendra la croix de guerre avec palmes. En 1922, il voit le fascisme naissant comme un syndicalisme politique et il italianise son nom officiellement en 1925. Mais la dérive réactionnaire de Mussolini le détache du fascisme, qu’il ne cessera dès lors de combattre. Son livre de science politique Technique du coup d’État, publié en 1931 (toujours très intéressant à lire…) est interdit par les dictatures, à commencer par celle de Mussolini. Il le fait chasser du parti fasciste et exiler aux îles Lipari, tant c’est le propre des autocrates de ne tolérer aucune critique, aucune remise en cause, aucune déviance.

Malaparte, lui, ose, à l’image de la villa qu’il se fait construire à Capri en 1937, provocatrice de modernité. Elle sera mise en scène par Jean-Luc Godard dans son film Le Mépris. Juste avant de mourir, il se convertit au catholicisme et au communisme avant que le cancer ne l’emporte en 1957, à 59 ans. Comme quoi les totalitarismes historiques ont leur empreinte dans le tempérament : l’Église, comme le Duce et le Parti, sont des refuges d’ordre et de discipline pour une sensibilité effrayée par le devenir du monde et la part sombre de l’humain. Mais seuls les esprits faibles y succombent.

Curzio Malaparte, Le soleil est aveugle (Il sole è ciego), 1941, Folio 1987, 158 pages, €6,10

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La poste selon Montaigne

Curieux chapitre que ce XXII du Livre II des Essais Il qui ne traite que « des postes », autrement dit des messagers. Montaigne y confie qu’il a couru la poste longtemps, n’ayant « pas été des plus faibles en cet exercice qui est propre à gens de ma taille, ferme et courte. » Il nous donne ainsi une indication sur son physique. Mais il déclare : « j’en quitte le métier ; il nous essaye trop pour y durer longtemps. »

Il faut en effet être jeune et en forme pour supporter de faire « cent milles par jour » (soit mille pas romains, environ 75 km). Montaigne vieillit, s’assagit, se reclus.

Et de citer maints exemples de postes, du romain Lucius Vibulus Rufus qui portait à Pompée jour et nuit, tirant droit et traversant les fleuves à la nage avec son cheval plutôt que de chercher un pont. Et Gracchus en la guerre des Romains contre le roi Antiochus, qui « fit Amphise Pella en trois jours, sur des chevaux de poste ». Et Cecinna qui employait des hirondelles pour communiquer, tandis que les « maîtres de famille » à Rome, au théâtre, « avaient des pigeons dans leur sein, auxquels ils attachaient des lettres quand ils voulaient mander quelque chose à leurs gens au logis ». Au Pérou, les courriers étaient des coureurs qui se passaient le relai sans s’arrêter. Les Valaques du Grand Turc dépouillent le passant de son cheval en lui laissant le leur, fourbu.

En bref, l’ingéniosité humaine est sans pareille pour communiquer le plus vite possible. Déjà Montaigne le notait, en passant.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Eric Bohème, Le Café du Centre

Mehun-sur-Yèvre est un bourg paisible du Berry qui existe vraiment, en plein milieu de la France, quelques 6000 habitants partagés entre ouvriers d’usines, agriculteurs et commerçants ou artisans. L’existence s’y coule, paisible, au début des années 1970. Jusqu’à ce qu’un inconnu surgisse de la ville et commence à dévisager les habitants, à les interroger sur la dernière guerre, à éplucher les vieux journaux du temps de l’Occupation. Que cherche cet homme, trop jeune pour avoir été actif à l’époque ?

Il cherche la vérité, mais personne ne sait laquelle, ni pourquoi, ni pour le compte de qui.

En tout cas, l’existence du bourg en est bouleversée. Un soûlard s’accuse d’un meurtre que personne ne lui connaît et veut sauter du donjon ; comme par hasard, c’est l’Inconnu qui l’en dissuade. Un ouvrier est arrêté et son four à la porcelainerie explose, faisant plusieurs blessés ; mais aurait-il été arrêté si l’Inconnu n’était pas venu ? Un « snack-bar » tout neuf s’ouvre dans un vieux caboulot en désuétude, apportant d’un coup la modernité agressive à l’américaine auprès de la jeunesse et drainant les mauvais garçons des alentours, mais qui a financé cet investissement énorme, justement alors que l’Inconnu est arrivé ? Une grève pour les salaires éclate à l’usine de câbles et le préfet nomme un médiateur, jeune homme tout frais sorti de l’École dont l’anagramme est « âne ». L’ancien régisseur du domaine d’un prince se pend, qu’a-t-il donc à se reprocher, sous l’œil inquisiteur de l’Inconnu ?

Ce sont autant d’événements minuscules suscités par cet individu dont nul ne sait rien, même si les notables cherchent à se renseigner. Des élections approchent et les gaullistes se sentent remis en cause par les giscardiens – n’y aurait-il pas quelques squelettes à sortir des placards ? Henri, propriétaire prospère depuis la Libération du Café du Centre dans lequel toutes les informations, toutes rumeurs, tous les commérages finissent par arriver s’en inquiète auprès de son frère Léon, très bien introduit à Paris. Mais comment Henri, simple barman dans un bouge de Pigalle dans sa jeunesse, a-t-il trouvé assez d’argent pour racheter le fonds à la veuve de l’ancien cafetier, fusillé pour Résistance par la Gestapo ? Et qui a dénoncé le patron ?

Il se passe toujours quelque chose à la campagne – et vous saurez tout sur le… mais oui, sur le zizi ! Car chacun rencontre sa chacune dans la clandestinité, si affriolante dans les villages où tout le monde se connaît et épie tout le monde. Les jeunes filles sages et les veuves joyeuses, tout comme les épouses qui s’ennuient et bovarysent continuent leur train-train avec les hommes, forts en gueule mais qui ont une réputation viriliste à soutenir.

Eric Bohème, écrivain de Bourges après avoir été ivoirien, écrit très agréablement et sa plume est précise pour évoquer ces années soixante-dix où la jeunesse encensait le Scopitone (un juke-box cinéma couleur), Danny Boy et Les Chats noirs tout en enfournant des hamburgers ou des choppers, les uns dans la gueule, les autres sous les cuisses. Les gamins en restaient aux Malabars et autres Carambars en jouant aux osselets et aux calots, à la barre (pour les garçons) ou à la marelle (pour les filles). Les adultes mangeaient encore traditionnel, blanquette de veau et daube, canard au miel et baies rouges, et même des « œufs en couilles d’âne » ; ils buvaient du vin rouge et pas du Coca et roulaient en R10-major, en Ami-8, en 404 commerciale ou carrément en Citroën SM tandis que les vieux réparent encore des tracteurs Vierzon, bien français mais pas toujours bien conçus. C’était notre « belle époque », celle de Pompidou juste avant Giscard, avant l’énième guerre contre Israël et l’usage terroriste de l’arme du pétrole.

La trame policière sur fond de rancœurs dues à la période trouble de l’Occupation est habilement tissée à la vie de tous les jours et compose un roman régional passionnant que j’ai dévoré sans vergogne. Je vous le conseille.

Eric Bohème, Le Café du Centre, 2023, Éditions de Borée, 281 pages, €19,50 e-book Kindle €9,99

Eric Bohème déjà chroniqué sur ce blog pour Réalités métissées et Le Monico

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20 000 lieues sous les mer de Richard Fleischer

Paru en 1869, le roman d’aventures de Jules Verne fait la part belle à la mer. C’est, à l’époque, un continent inexploré sous la surface. Les vapeurs ont à peine remplacé les voiles et les sous-marins ne sont qu’à l’état d’ébauches. Quant aux scaphandres autonomes, il faudra attendre les années 1950 pour les voir surgir. C’est dire si l’écrivain est en avance sur son temps. Mais il est au siècle optimiste où la science et l’industrie prennent leur essor tandis que les sociétés se démocratisent (avant de sombrer dans le nationalisme le plus étroit qui conduira à trois guerres européennes, vite mondiales).

20 000 lieues sous les mers condense tout cela en une œuvre magique : elle fait rêver tout en pointant les travers de l’humanité. Un « monstre marin » écume les océans et coule les bateaux, ce qui montre combien la superstition reste ancrée à l’époque scientifique. Un professeur du Muséum d’histoire naturelle français (Paul Lukas) est coincé à San Francisco parce que les marins ont peur et ne veulent plus prendre la mer. C’est donc « l’État » (américain) – sur pression des assurances maritimes… – qui va mandater des navires armés pour sillonner la mer afin de trouver et d’étudier ou d’éradiquer ce monstre. Le professeur Aronnax est convié à participer à l’expédition. Ce qu’il fait en compagnie de son fidèle domestique nommé Conseil (Peter Lorre). Le harponneur québécois Ned Land (Kirk Douglas tout en muscles) est de l’expédition ; il affûte son fer pour harponner le monstre qu’il croit un simple narval géant.

Mais la bête se fait rare, jusqu’à ce que le navire de guerre américain entame son retour. C’est alors qu’il assiste en direct au coulage d’un bateau « d’une certaine nation » (jamais citée pour ne fâcher aucun allié après la Seconde guerre mondiale). Il aperçoit les deux yeux jaunes phosphorescents (très chien des Baskerville) du « monstre » et l’attaque au canon. Il le loupe mais l’animal se retourne sur eux, il fallait s’y attendre, et éperonne le navire, qui est alors désemparé. Ned et Aronnax sont tombés à la mer, Conseil s’y jette. Les deux se soutiennent à un espar cassé de la mâture tandis que le harponneur s’est agrippé à sa chaloupe retournée. Lorsque le brouillard se lève, il abordent tous un curieux engin tout de métal riveté, dans le style tour Eiffel typique de ces années d’acier. Ils montent à bord et découvrent un engin sous-marin. Personne dans les lieux mais, par un hublot, ils assistent à un enterrement en scaphandre, parmi les coraux. Le professeur est abasourdi et émerveillé : tant d’avancées scientifiques en quelques minutes !

Ils font la connaissance du capitaine Nemo (James Mason) – pseudo qui veut dire « personne » en grec, Ulysse l’a utilisé – et celui-ci décide, au vu de la nationalité et du prestige scientifique du professeur de ne garder que lui. Nul n’est invité jamais à bord et il s’agit d’une exception. Aronnax ne peut que se récrier et, par grandeur d’âme, partager le sort de ses compagnons. Qu’il en soit ainsi, ils sont jetés dehors et le sous-marin plonge. Mais il n’a pas fait deux mètres sous l’eau que Nemo renonce : il a vu ce qu’il voulait voir, qu’Aronnax est un homme fiable, fidèle à ses amis. Il songe à lui pour « une mission ».

Commence alors le voyage, qui est le meilleur du livre et que le film passe en accéléré, ajoutant quelques anecdotes pour faire cocasse et éviter de lasser le (trop) jeune spectateur : le dîner de la mer qui écœure le marin Ned, la cueillette des homards et des tortues sous-marines, le trésor de la caravelle, l’attaque des sauvages nus cannibales, la lutte contre le calmar géant. Plus une clé : l’observation d’un bagne sur une île où l’on exploite les minéraux qui servent à faire la poudre à canon. Nemo avoue avoir été enfermé là parce qu’il ne voulait pas livrer ses secrets d’ingénieur à « une certaine nation » ; il n’a rien dit et sa femme et son enfant ont été emprisonnés, torturés sous ses yeux pour le faire avouer, puis tués. Ce qui explique son acrimonie pour cette « certaine nation » et son goût de couler tous ses bateaux lorsqu’il les croise. Il s’est évadé avec une vingtaine de compagnons et ils ont construit le Nautilus dont ils forment l’équipage.

Les nationalismes montent, imbéciles comme toujours : la Grèce s’est soulevée en 1820, les Belges contre les Pays-Bas, les Polonais contre les Russes, l’Allemagne et l’Italie s’agitent, la guerre de 1870 est toute proche. L’ingénieur ne veut pas livrer sa nouvelle technologie sous-marine et ses nouvelles sources d’énergie (qui ne sont pas détaillées dans le film, mais il s’agit de l’électricité) aux despotes et aux bornés. Bien que le savant du Muséum l’en presse, candide face à la science, sans se soucier des conséquences mais tout épris de « l’universalisme » idéaliste des Lumières, véhiculé par la Révolution. Pour Nemo, réaliste, l’humanité n’est pas mûre et en ferait un usage belliqueux – « un jour, peut-être ». Ce sera la même chose après 1945 lorsque les savants atomistes juifs, émigrés aux États-Unis pour ne pas que les hitlériens aient la Bombe (le nabot à mèche n’y croyait d’ailleurs pas), décident pour certains de la livrer aussi à l’URSS pour éviter qu’une seule nation ait une puissance sans contrepartie.

Le capitaine Nemo est sans conteste la personnalité la plus intéressante et la plus complexe du film ; contrairement au livre, le professeur Aronnax fait bon bourgeois falot. Nemo, mis au ban par la société, se veut « libre » comme un libertarien américain, explorateur des mondes inconnus et des technologies nouvelles. Par contraste, Ned le harponneur, géant blagueur (qui joue avec l’otarie apprivoisée du Nautilus), se veut libre comme tout être humain – donc de penser ce qu’il veut, de le dire s’il veut, de s’évader s’il le peut, de préférer le grand large à l’air confiné. Ce qui ne l’empêche pas de sauver Nemo des tentacules du calmar, juste parce que c’est aussi sa conception de la liberté que celle des autres soit assurée. Il a jeté des bouteilles à la mer avec un message qui donne les coordonnées de l’île Vulcania qui sert de base au Nautilus.

Aussi, à la fin, des navires de guerre attendent-ils le bâtiment hors-la-loi et Nemo a juste le temps de plonger sous la falaise pour entrer dans le lagon et y faire sauter ses ateliers et les plans de ses inventions. En revenant dans le sous-marin, il se prend une balle, dont il tombe une grêle sans que personne ne soit jamais touché, sauf lui, à la dernière seconde pour le suspense. Il réussit à piloter le Nautilus jusqu’au large, à faire sauter son île (Disney en fait un champignon atomique alors que l’idée même du radium n’existait pas encore – découvert en 1898 seulement !). Il s’effondre avec son bâtiment, que le spectateur voit « couler » sans penser une seconde qu’il s’agit malgré tout d’un sous-marin… Cela permettra à d’autres aventures de se raccrocher à celle-ci. Le trio du prof, du larbin et du musclé ont réussi à fuir par le canot de fer toujours arrimé sur le pont à la queue du sous-marin et rendront compte au monde.

Le roman de Jules Verne est plus détaillé (606 pages), plus humain, moins clownesque et laisse plus de place à l’imagination (évitez surtout les ineptes versions « abrégées » !) mais le film du studio Disney reste un grand classique bien reconstitué malgré un calmar géant qui fait caoutchouc. La maquette du Nautilus est visitable à échelle réelle à Disneyland Paris (61 m de long), c’est un bon moment pour qui a lu le roman ou vu le film. Évidemment, aucune femme : ce n’était pas la coutume dans la marine – mais faut-il à ce point avoir « peur » aujourd’hui des mœurs du passé ?

DVD 20 000 lieues sous les mers (20 000 Leagues Under the Sea), Richard Fleischer, 1954, avec Kirk Douglas, James Mason, Robert J. Wilke, Paul Lukas, Peter Lorre, Ted de Corsia, Walt Disney home entertainment 2004, 2h02, €10,99

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La mort volontaire selon Nietzsche

« Meurs à temps : voilà ce qu’enseigne Zarathoustra ». La mort n’est importante que mission accomplie, « entouré de ceux qui espèrent et qui promettent » – autrement dit les disciples et les enfants. Las, la mort est rarement telle, tant « il est vrai que celui qui n’a jamais vécu à temps ne saurait mourir à temps. »

Et de vilipender « les superflus » qui « font les importants avec leur mort ». La fin de la vie est un aiguillon pour bien vivre et préparer l’avenir. « Je vous montre la mort qui parfait, la mort qui, pour les vivants, devient un aiguillon et une promesse. » Elle est, premièrement, tel que dit plus haut, la mort qui laisse un héritage d’espérance et de gènes ; et secondement, « mourir au combat et répandre une grande âme. » Autrement dit un exemple d’honneur et de courage, qu’il faut suivre pour mériter.

« Haïssable » au contraire est « votre mort grimaçante qui s’avance en rampant comme un voleur ». C’est la décrépitude de la vieillesse, la démence sénile qui progresse, ou la maladie qui épuise et aigrit. Nietzsche serait donc en faveur du suicide, assisté ou personnel – comme les Romains, comme Montherlant. « Je vous recommande ma mort, la mort volontaire, qui vient à moi parce que je le veux. Et quand voudrais-je ?  – Quiconque a un but et un héritier veut la mort à son heure pour but et pour héritier. » Ce qui signifie : une fois la mission accomplie. On ne vit pas pour soi, on vit pour quelque-chose ou pour quelqu’un. Pour une idée, une tradition, un accomplissement ; pour un enfant, un avenir génétique et culturel. La plupart des gens ont une mort selon Nietzsche : à leur niveau, laissant des enfants, des œuvres ou un souvenir méritant. Pas besoin d’être un surhomme, même si tendre vers le mieux est l’élan de la vie.

La religion chrétienne pèche en cela, selon Nietzsche. « Je n’entends prêcher que la mort lente et la patience à l’égard de tout ce qui est ’terrestre’. » Pour le philosophe au marteau, Jésus est « mort trop tôt » « Il ne connaissait encore que les larmes et la tristesse de l’Hébreu, ainsi que la haine des bons et des justes ». En mûrissant, méditant au désert loin des bons et des justes, « peut-être aurait-il appris à vivre et à aimer la terre – et aussi à rire ! » Il est vrai qu’on ne rigole pas dans les Évangiles… beaucoup moins que dans l’Ancien testament, où la joie se manifeste souvent. Mais tous les croyants prennent la vie au sérieux et le rire leur semble un blasphème à leur dieu – voyez les communistes léninistes en Russie ou les socialistes français avant leur déconfiture, les Joxe, Aubry, Fabius, Valls, Hidalgo et tant d’autres : ce n’étaient que tronches tirées à la télé, propos graves et baratin sévère. Pas de quoi galvaniser les foules ni faire bander les jeunes. C’est plus drôle aux extrêmes.

« L’amour du jeune homme n’est pas mûr et c’est faute de maturité qu’il hait les hommes et la terre. Chez lui l’âme et les ailes de la pensée sont encore liées et pesantes. » Il faut de l’enfant en l’homme et le jeune homme s’en détache, avant de le retrouver une fois apaisé. Nul doute, selon Nietzsche, que Jésus-Christ « aurait lui-même rétracté sa doctrine, s’il avait atteint mon âge ! Il était assez noble pour se rétracter ! » Il aurait aimé la terre et n’aurait pas clamé le ciel unique ; il aurait aimé les humains et n’aurait pas prêché l’abstinence et le retrait, et l’abandon de la famille et des amis pour suivre une chimère.

La mort est un accomplissement, et Jésus a mal accompli sa mission. Nietzsche philosophe l’a-t-il mieux accomplie ? Tout ne dépend pas de sa propre volonté, fût-elle celle de fils de Dieu. « Que dans votre agonie, votre esprit et votre vertu brillent encore, comme la rougeur du couchant enflamme la terre : sinon votre mort vous aura mal réussi. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Droits ou libertés

La droite au Sénat a récemment émis un vote en faveur de « la liberté » de l’avortement au lieu d’un « droit à » l’avortement prôné par la gauche. Signe que les libertés, qui étaient jadis à gauche, sont passées à droite tandis que les contraintes sont devenues de gauche. En effet, la société n’évolue jamais selon les épures abstraites des philosophes utopistes et les politiciens « progressistes » se disent qu’il faut « forcer » la société à s’adapter par des contraintes. Ce n’est pas faux mais peut devenir excessif – les soixante-dix ans de soviétisme ont bien montré que la dictature « du prolétariat » se réduisait en fait à celle d’une nomenklatura étroite et cooptée de privilégies au pouvoir dont les oligarques inféodés au nouveau tsar Poutine sont les descendants directs. La contrainte chinoise est plus subtile et plus consensuelle, mais tout aussi redoutable : dans ce pays, pas de « libertés » mais seulement des « droits ».

C’est qu’il y a une différence entre les deux mots.

Le droit vient du latin directus qui signifie direct et sans courbure. Directus est lui-même dérivé de deligere, qui vient de régénérer, du mot roi qui a donné régir. Le droit est ce qui est juste, honnête, ce qui ne s’écarte ni de la raison, ni du bon sens. Cela signifie une voie dont la direction est constante, directe. Ainsi parle-t-on pour les objets de jupes droites, de piano droit et pour le caractère d’un esprit droit. Le sens moral de droiture signifie loyal, c’est-à-dire permis et reconnu mais aussi constant et fidèle : on sait à quoi s’en tenir.

« Le » droit qui est application de la loi a le sens général de justice, c’est-à-dire de règles d’équité dans la société. Ce qui est droit est considéré comme moral et juste, et les textes du droit composent l’ensemble des lois et coutumes comme le droit pénal ou le droit public. Il signifie ce qui est permis ou exigible selon la loi (droit de faire et de ne pas faire, mais aussi droit de timbre, droits de pêche, etc.).

Le sens dérivé individualiste et, disons-le, égoïste, transforme le droit en « avoir droit », être « dans son droit ». Mais entre ce qu’il est permis de faire et « avoir droit à » se situe tout un fossé que la gauche (souvent démagogique quand elle n’est pas au pouvoir) franchit sans réfléchir. À droite, il s’agit plutôt de passe-droits opposés aux ayants-droits, de privilèges de quelques-uns dans l’entre-soi opposés à ceux de la masse anonyme.

On voit bien ici qu’entre ce qui est permis et ce qui est exigé, il y a toute la différence entre la droite et la gauche : la première permet alors que la seconde exige (ainsi le « droit au logement » – mais qui construit et finance les logements ?). Les droits théoriques ne sont pas les droits réels, la différence réside dans la possibilité matérielle de les exercer. « Avoir droit » ne signifie pas être en mesure de l’exercer, la contrainte économique jouant plus pour les pauvres que pour les riches. Ainsi les « ayants-droits » peuvent se soigner presque gratuitement dans les hôpitaux publics (encore que nombre d’actes et de médications ne soient pas pris en charge…), tandis que ceux qui ont « les moyens » auront accès à des cliniques privées ou à des dépassements d’honoraires pour des soins.

Les libertés viennent du mot libre qui signifie ne dépendre que de soi, soumis à aucune autorité et n’appartenant à aucun maître, fut-il abstrait (ni Dieu, ni maître, chantaient les anarchistes). Dès le XVIe siècle, le français étend son usage au sans-gêne, notamment dans les locutions comme « libre de… » La liberté est le pouvoir de se déterminer soi-même et, comme disait Nietzsche, de fonder sa morale en soi. Cela signifie n’être soumis ni à des dogmes divins, ni à des pouvoirs ici-bas que l’on récuse (roi, patron, mâle violeur ou femelle cougar), ni à des règles sociales qui ne nous conviennent pas (ainsi la lutte pour l’avortement, après celle pour la pilule).

Mais entre être libre d’être et libre de faire, il y a toute la distance entre l’individu et la société. Ce pourquoi Rousseau disait que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres, seul moyen de vivre en société en l’acceptant des compromis nécessaires. Le refuser signifie considérer que l’homme est un loup pour l’homme et que le droit du plus fort s’applique, comme dans la mythique nature. Toute la législation s’élève contre les lois de nature. Ce pourquoi un nouveau Contrat social a été théoriquement conclu dans la société avec les Révolutions. Contre les usages d’Ancien régime qui appliquaient la loi féodale du plus fort, où toute une hiérarchie de puissance s’étageait entre l’empereur et le serf, en passant par le roi, les nobles, les bourgeois, les hommes libres, les femmes et les enfants. Aujourd’hui, chacun est libre d’être soi, ce qui signifie libre de penser, de s’exprimer (y compris par le vote et la manif), d’aller et venir, d’entreprendre. Cela, évidemment, en fonction des règles globales de la société qui permette de vivre ensemble comme le disait Rousseau.

La dérive de cette liberté est la licence, ce qui signifie un excès. Les croyants qualifient de « libres penseurs » ceux qui prennent des libertés avec les dogmes religieux, les religions qualifient de « libertins » ceux qui n’obéissent pas à leurs contraintes de mœurs et de « blasphémateurs » ceux qui parlent de la divinité autrement que selon les usages, de même que la société parle de « prendre des libertés » lorsque l’on n’agit pas selon les usages moyens. Ainsi l’enseignement « libre » signifie-t-il l’enseignement différent de celui de la République tandis que les « radios libres », jadis, émettaient sans autorisation depuis les frontières.

Mais les Lumières ont fait de la liberté leurs torches éclairant l’avenir (la statue de la liberté de Bartholdi offerte par la France à New York), ce pourquoi « les » libertés sont des conquêtes humanistes que tous et chacun devraient pouvoir exercer. D’où le terme de « droits de l’Homme » avec une majuscule à homme pour bien signifier l’humanité tout entière et non pas seulement le mâle blanc, riche, hétérosexuel, etc. comme le croient les ignorants qui se sentent offensés que chacun ne leur ressemble pas et puisse ne pas « être d’accord » en pensant différemment. Or la liberté signifie principalement le libre-arbitre, autrement dit le pouvoir de décider ce que l’on veut – dans les limites imposées par les lois et règles la société dans laquelle on vit (ainsi, pas de voile dans l’espace public, ni se promener tout nu, voire seulement torse nu dans certaines villes prudes, en général de droite radicale). En termes politiques, cela signifie le libéralisme ; en termes économiques, cela signifie le libre-échange et la régulation minimum. Le libertaire applique les libertés dans les mœurs, ce qui a pu conduire à des dérives pédocriminelles après 1968 où il était « interdit d’interdire ». Le libertarien est la version individualiste américaine du pionnier mythique qui affirme son pouvoir de faire absolument ce qu’il veut dans le wild, autrement dit la nature sauvage sans loi.

Il y a donc un écart entre le droit et la liberté, le premier inscrivant dans le marbre ce que l’on peut faire ou ne pas faire tandis que la seconde est plus ouverte, permettant généralement de faire – sauf à ne pas déroger aux lois en vigueur au sens de Rousseau cité plus haut. Ainsi chacun est-il libre de conduire ou de chasser, à condition de passer le permis. Cet examen n’est pas une servitude perpétuelle mais la preuve que l’on a bien appris ce qui est nécessaire pour sa propre sécurité et pour la sécurité des autres en usant de cette liberté.

Le mot « licence » (qui vient de liberté) a-t-il dès le XIVe siècle été un examen qui permettait d’enseigner à l’université. Il sanctionnait un savoir, reconnu par des pairs et donnait le gage aux étudiants de la qualité de l’enseignement fourni. Les mœurs étudiantes et les franchises universitaires ont fait dériver ce terme de licence vers une certaine insolence et insubordination, que l’on constate toujours parmi la jeunesse aujourd’hui, enfin un certain dérèglement des mœurs, propre à l’âge pubertaire où les hormones bouillonnent trop volontiers tandis que l’esprit est encore ignorant et le caractère sans expérience sociale. Le licencieux est considéré comme déréglé et sans retenue.

Alors « liberté » ou « droit » d’avorter ? La liberté est théorique, plus vaste et moins précisément définie, ce qui ouvre à des « droits » nouveaux ultérieurement, alors que le simple droit est trop étroit et contraignant car il balance entre des intérêts contradictoires – tout aussi légitimes (la justice est représentée avec une balance). La liberté permet alors que le droit exige. Ainsi, les médecins qui réprouvent l’avortement (ils en ont le droit), gardent la liberté de ne pas, tandis que s’il existait un droit formel, ce serait un déni de droit. La nuance est subtile, mais de grand sens alors qu’il s’agit de « faire » société.

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Denise Mina, Résolution

Il y a quelque chose d’autobiographique dans ce thriller qui ne « thriller » pas beaucoup, n’ayant de « policier » qu’une accusation de meurtre et la menace de représailles sur personnes fragiles. Maureen est, comme son autrice, une fille paumée qui a quitté ses études avant d’entrer en dépression. Elle fait plusieurs petits boulots, dont le principal est la revente de cigarettes de contrebande sur le Paddy’s, le marché parallèle des bas quartiers de Glasgow. À la fin, comme Denise Mina, Maureen reprendra ses études, ayant accompli sa mission.

Celle-ci est avant tout de se dépatouiller de la domination masculine, puis de sortir les filles venues de Pologne de la prostitution. Vaste programme, comme dirait l’autre. Maureen a été soignée par Angus, un psychiatre « gentil », mais qui lui a suggéré qu’elle avait pu être violée dans son enfance par son père avant que lui-même tue par jalousie l’amant de Maureen, Douglas. Cela dans une crise de LSD – substance fournie par Maureen via son jeune frère Liam qui, souvent torse nu et souvent amoureux comme le dit avec délice l’autrice, a fini par se ranger des voitures et a repris des études.

Les fameuses études semblent l’alpha et l’oméga de ce milieu de jeunes égarés dans un monde trop dur pour eux, tous issus d’une famille dysfonctionnelle. Winnie, la mère de Maureen, Liam, Una et Marie, est une alcoolique notoire qui a divorcé de Michael, le père biologique des enfants, pour se mettre avec George. Maureen lui en veut de ne l’avoir pas protégée durant son enfance, bien que le soupçon de viol ait été probablement suggéré par le psy et non pas réalisé. Mais, au lycée, sa copine Pauline, qui a eu le même psy, a été réellement violée par son père et son frère, le second prenant à loisir des vidéos de la scène sodomite pour les revendre à des amateurs.

Le procès d’Angus le psy doit débuter incessamment, et Maureen redoute qu’il soit acquitté, les preuves de sa pleine conscience au moment du meurtre n’étant pas établies. Mais le sire est d’un pervers narcissique qui veut se distinguer de sa famille bigote et petite-bourgeoise austère et fermée, sans père, et il entreprend de déstabiliser la fragile Maureen en lui faisant envoyer sous enveloppe personnelle des photos mettant en scène de très jeunes filles et de très jeunes garçons nus et attachés, ainsi que la vidéo de Pauline pénétrée par l’anus à maintes reprises. Maureen se saoule mais ne faiblit pas et elle témoignera au procès. Angus sera acquitté, et il voudra se venger.

Mais il y a une fin et Maureen accomplira avec ses deux copines Leslie et Kilty son triple objectif, mettre hors d’état de nuire Michael, devenu malade et sénile, contrer Angus le psy pervers, et dénoncer un réseau de prostitution du fils d’une de ses connaissances du quartier, Ella la Flamme, mystérieusement décédée à l’hôpital d’une « crise cardiaque » après une « chute » chez elle, alors qu’elle venait de faire déposer plainte contre son fils par Maureen pour non-paiement des ménages qu’elle faisait à son bordel.

Ce roman policier est un roman de mœurs sur la jeunesse désemparée des années 2000 dans l’Ecosse provinciale de Glasgow, jadis centre commercial et industriel prospère, reconverti dans le culturel et la rénovation urbaine, ce qui a accentué les inégalités entre les beaux quartiers et les bas quartiers de l’East End que fréquente Maureen et ses copines. La trilogie traditionnelle anglaise des B (bite, bière et baston) se décline ici au féminin, mais il s’agit bien de la même chose. Le livre se lit bien malgré la profusion des personnages qui demande une certaine attention. Il est le troisième tome d’une série qui commence par Garnethill et Exil (sélection Marie-Claire), mais il peut se lire indépendamment.

Denise Mina, Résolution (Resolution), 2001, J’ai lu 2007, 512 pages, €10.50

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Cavanna, Les Ritals

François Cavanna, décédé à 90 ans en 2014, fondateur de Charlie hebdo après Hara-kiri, journaux satiriques nés après 1968 dans l’anarchisme libertaire (de gauche), n’est qu’un demi Rital. Sa mère est en effet Nivernaise et le gamin, bien qu’élevé dans le nid de l’immigration italienne des années 1920 à Nogent, non pas le gros trou mais Nogent-sur-Marne proche de Paris, se trouve plus grand que les autres, moins brun et moins frisé.

Dans ce récit romancé de son enfance, il raconte sa vie et son milieu de l’âge de 4 ou 5 ans, lorsque débutent ses souvenirs, jusqu’à 16 ans en 1939, alors qu’il vient de passer le brevet et que la guerre se déclenche. Il prend volontairement un style rabelaisien, gouailleur, forçant le trait. Il utilise notamment le sabir italianisant de son père pour émailler ses chapitres de phrases baragouinées qui font « vrai ». « Diou te stramaledissa ! » est par exemple l’expression de colère favorite de papa : « que Dieu te supermaudisse ». C’est intéressant, parfois plaisant, parfois pénible à lire, comme ce chapitre entier sur une histoire de curé qu’il faut déchiffrer syllabe après syllabe pour comprendre qu’elle n’a en fait pas de sens.

L’existence immigrée de ces années d’entre-deux-guerres est peinte comme une sorte de paradis joyeux ou les bandes de gosses, innombrables dans les rues, mêlant tous les âges, se baignent à poil dans la Marne, pataugent pieds nus dans le caniveau, sans les jouets que les bourgeois croient indispensables. Ils se connaissent et s’amusent de mille façons car ce sont les relations qui comptent, et l’affection des uns pour les autres, celle des parents, celle de la famille, mais surtout celle des pairs. On se peigne en jouant à l’assaut du fort, on protège les petits, on étrille les filles en les poursuivant en bande dans les rues, on baisse les petites culottes pour toucher et sentir (ce qui ne plaira pas à notre époque plus prude qu’en ces années-là), mais tout reste bon enfant et les blessures ne sont que superficielles.

Le jeune Fransva, comme prononce son père, est un boulimique de lecture. Les mots l’attirent et il les absorbe comme des bonbons, y compris les étiquettes des boîtes de conserve et même le nom et l’adresse de l’imprimeur à la fin des livres. Il emprunte le maximum de ce qu’il peut à la bibliothèque municipale de Nogent, ayant inscrit son père qui ne sait pas lire et sa mère qui n’a pas le temps, en plus de lui-même, pour cumuler le plus de prêts possibles à la semaine. Il lit tout. Même les feuilles de journal pour s’essuyer aux chiottes et les bandes dessinées de l’époque comme Bibi Fricotin ou Pierrot. Il dessine aussi, parce qu’il s’ennuie en cours et qu’il est en avance, ou pour amuser les copains. Il crée ainsi le mouvement avec deux feuilles de papier roulées sur lesquels les dessins se superposent avec chacun un mouvement juste différent ce qui donne, en l’actionnant avec le manche d’un crayon, l’illusion de voir un boxeur boxer ou un jeune homme niquer.

Le sexe est d’ailleurs le sujet de toutes les conversations, les Ritals (on ne dit pas les Ritaux) étant catholiques mais paysans, donc peu portés aux pruderies petite-bourgeoises des curés effarouchés. Même le parmesan a « une odeur femelle » ! Cavanna ira au bordel avant ses 16 ans, probablement vers 14 puisqu’il a déjà une taille adulte, tout comme son ami de 13 ans qui en fait 20 et Pierine de 13 ans qui en fait 11… À l’époque, les filles comme les maquerelles aimaient bien l’extrême jeunesse et s’efforçaient d’initier les garçons pubères au sexe hétéro sans heurts ni dommages.

À 14 ans, ayant passé le certificat d’études depuis deux ans et ayant assez de l’école supérieure qui prépare au brevet mais qu’il ne peut passer avant 16 ans, il fugue avec son copain Jojo. Ils partent en vélo un matin avant l’aube et passent dix jours à pédaler dans la campagne vers le sud, prenant la pluie, dormant sur la paille et épuisant leurs économies. Ils avaient le rêve d’aller à Marseille s’engager comme mousses mais renoncent au bout de quelques jours, ayant déjà la nostalgie de leur famille et de leurs quartiers. Mais ce fut une belle expérience, du genre qu’il faut laisser faire aux adolescents.

Mine de rien, le récit de l’enfance donne des leçons aux lecteurs. C’est le cas par exemple du racisme, fort développé dans les années 1930 en France par la presse d’extrême-droite et dans le délitement de la démocratie parlementaire, tandis que fascisme et nazisme prenait leur essor viril et glorieux. Si le jeune François admirait fort Tarzan, il n’a jamais aimé être embrigadé et les jeunesses italiennes ou allemandes en uniforme ne l’ont jamais tenté. Il décrit le racisme comme une réaction de crainte et d’ignorance des populations fermées sur elles-mêmes. Ainsi le petit-bourgeois français méprise-t-il l’ouvrier immigré italien, tandis que l’ouvrier italien du Nord méprise le manœuvre italien du Sud, lequel méprise le Marocain, qui se sent supérieur aux « négros ». Ainsi va la hiérarchie. Il est à noter que l’Allemand méprise le Français, pour lui bougnoulisé, tandis que l’Américain méprise l’Européen qui lui paraît archaïque, latino et somme toute un peu négro. De fil en aiguille, le baratineur nous emmène où il veut : que le racisme est au fond imbécile et fondé sur rien.

Né en 1923 – en France – François Cavanna a bien vécu son enfance, ce qui l’a préparé sans aucun doute aux turbulences qu’il allait connaître dans sa jeunesse et sa vie d’adulte. Il a eu 10 ans à l’arrivée d’Hitler au pouvoir et 16 ans à la déclaration de guerre. Il n’a pas été mobilisé parce que trop jeune, mais ne coupera pas au STO, ce qui fera l’objet d’un récit romancé ultérieur.

Cette vie de Rital mérite d’être lue pour sa gouaille et son humanité.

François Cavanna, Les Ritals, 1978, Livre de poche 2000, 287 pages, €8.20

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Montaigne condamne les fout-rien

En ce début d’année où le gâteau se rétrécit grâce au prédateur Poutine, les revendications à gagner plus et en faire moins s’emballent. Chacun veut être reconnu pour son emploi plus que pour son travail : le statut, et le salaire y afférent, est plus valorisé que le métier et l’utilité sociale qu’il peut avoir : contrôler les billets vaudrait donc plus que faire l’infirmière. Montaigne, évidemment, n’avait que faire de cette intendance, son époque et son milieu le portaient plus à l’honneur et aux charges publiques. Dans le chapitre XXI du Livre II des Essais Il s’élève « contre la fainéantise » – en commençant par les princes.

Il cite ‘exemple de Vespasien, l’inventeur des chiottes, empereur romain actif jusqu’à son extrémité. « Il faut, disait-il, qu’un empereur meure debout ». Vertu de l’exemple. « Et le devrait-on souvent ramentevoir aux rois, pour leur faire sentir que cette grande charge qu’on leur donne du commandement de tant d’hommes n’est pas une charge oisive ». Nos présidents ne sont pas des rois, en dépit du mythe qu’entretiennent la CGT et les extrêmes gauchistes qui ne songent qu’à être calife à la place du calife. A l’inverse, dit Montaigne, la place des chefs est devant les troupes, pas « apoltroni (…) à des occupations lâches et vaines. » Douceur de cet occitanisme, qui s’applique pleinement à nos écolos verts de rage… pour une baffe en privé alors que grille la planète et que le Démon dostoïevskien darde ses missiles péniens sur son frère qui le boude.

Mais il n’est point que les empereurs et princes qui doivent éviter la flemme. « L’empereur Julien disait encore plus, qu’un philosophe et un galant homme ne devaient pas seulement respirer : c’est-à-dire ne donner aux nécessités corporelles que ce qu’on ne leur peut refuser, tenant toujours l’âme et le corps embesognés à choses belles, grandes et vertueuses. » Cultiver son jardin, disait Voltaire, or le jardin de beaucoup de nos contemporains est une jungle anarchique où se trouve n’importe quoi pourvu que ça pousse. Ne rien foutre semble le nec plus ultra de l’existence, à en croire les sondages : la semaine à 32 heures ! la retraite à 60 ans ! hausse du salaire minimum ! retraites de base à 2000 € (soit plus que le Smic) ! Et quelle vache à lait ou quelle dette va payer toute cette gabegie ?

Seul le travail permet de payer des impôts qui permettent la redistribution, les yakas démagogiques sur la comète sont des mensonges éhontés. Yaka faire payer les riches ou yaka prendre l’argent où « elle » est (selon feu le stalinien français Georges Marchais, employé un temps par Messerschmidt durant le pacte germano-soviétique) sont des impostures. Chancel et Piketty constatent déjà que : « dans l’Hexagone, les 10 % les plus riches détiennent 34 % des revenus, soit moins que la moyenne européenne ». Il y a trop peu de « riches » à faire payer et, les imposerait-on à 95 %, ce ne serait pas grand-chose pour alimenter le tonneau des danaïdes des « et moi ! et moi ! ». A moins que ne soient considérés comme « riches » ceux qui gagnent au-dessus de 3500 € par mois, comme suggérait Hollande. Que de « travail » employé à faire croire des choses ineptes, au lieu de se consacrer à des solutions concrètes… Le partage économique doit faire l’objet de débats démocratiques réguliers sur ce qu’il est possible de faire, sur les contraintes de chaque partie, sur ce que chacun est amené à lâcher pour que l’autre soit plus content. La flemme est de « croire » que tout « doit » tomber tout cuit dans le bec et qu’il suffit de gueuler. On voit jusqu’où Montaigne nous emmène encore aujourd’hui…

Sénèque dit des Romains qu’« ils n’apprenaient rien à leurs enfants qu’ils dussent apprendre assis », cite Montaigne. La théorie ne vaut pas la pratique et savoir quoi faire importe plus que les plans sur la comète. Encore faut-il faire l’effort (fatiguant) de se mettre au travail (loin du farniente). Encore que « l’effet n’en gît pas tant en notre bonne résolution qu’en notre bonne fortune », avoue Montaigne. Mourir en combattant, être utile jusqu’au bout, certes, mais qu’en est-il des blessures, des prisons, des maladies ?

Il faut rester droit, dit Montaigne. Et de citer en exemple le musulman Moulay Abd el Malik, roi de Fez tombé malade, qui vainquit Sébastien, roi du Portugal. « L’extrême degré de traiter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la voir non seulement sans étonnement, mais sans soin, continuant libre le train de sa vie dans elle. »

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Paul Lafargue, Le droit à la paresse

La vulgate croit, au vu du seul titre, qu’il s’agit d’une revendication à la flemme par un fout-rien révolutionnaire. Il n’en est rien. Il s’agit certes d’un pamphlet, certes du gendre de Karl Marx, certes pour contester le culte du travail, mais qui rappelle quelques évidences de bon sens. Un bon sens tordu par deux mille ans de christianisme et par deux siècles de bourgeoisie capitaliste.

Ce bon sens est : le travail fatigue, il doit être effectué pour vivre, mais limité pour bien vivre.

Paul Lafargue est né à Cuba, d’où son expérience enfantine de l’indolence propre aux tropiques où la nature offre en surabondance ses fruits – mais où il a aussi connu l’esclavage des nègres dans les plantations. Issu d’un Bordelais et d’une Juive à ascendance caraïbe, il appartenait donc à « trois races » comme on disait alors, faisant de lui l’exemplaire métèque d’une humanité en soi, sortie des glèbes et des gènes. Étudiant en médecine à Bordeaux, il devient proudhonien et franc-maçon avant d’adhérer à l’Internationale, où il va beaucoup s’investir en faveur des ouvriers et rencontrer Karl Marx. Il tombera amoureux de Laura, sa fille gâtée surnommée Kakadou, et l’épousera.

Il réunit en 1883 en un pamphlet de moins d’une centaine de pages une série d’articles qu’il a fait paraître en 1880 dans la revue hebdomadaire L’Égalité. Il réfute surtout le « droit au travail », de 1848, réclamé par les ouvriers alors qu’il faisait d’eux des esclaves. Il lui oppose un « droit à la paresse » qui n’est pas une fainéantise de chômeur (vue bourgeoise) ou de SDF hippie antisystème (vue gauchiste après 68) mais une saine régulation du labeur (vue démocratique et écologiste d’aujourd’hui). La Constituante de 1848, cette fameuse « révolution » chantée par toute la gauche après celle de 1789, dont par le « charlatanesquement romantique Victor Hugo », avait en effet instaurée la journée de douze heures, enfants de 8 ans et vieillards décrépits compris. Quel progrès depuis les Grecs raille Lafargue ! Ceux-ci considéraient en effet le travail comme une fonction d’esclave ou de machine ; les vrais hommes préféraient le sport et la philosophie, s’entraînant à être plutôt de parfaits citoyens votant aux assemblées et participant à la défense de la cité.

La bourgeoisie du XIXe siècle industriel, au contraire, reprend la vilenie chrétienne de l’homme voué à la souffrance ici-bas, selon le discours de Thiers. « Aux XVe et XVIe siècle [la bourgeoisie] avait allègrement repris la tradition païenne et glorifiait la chair et ses passions, réprouvées par le christianisme ; de nos jours [1880], gorgée de biens et de jouissances, elle renie les enseignements de ses penseurs, les Rabelais, les Diderot, et prêche l’abstinence aux salariés. La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d’anathème la chair du travailleur ; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci. » Une idéologie de l’exploitation qui fait croire au salut par le travail tout en organisant la misère : payer juste ce qu’il faut pour la survie, mais sans aucun surplus qui entamerait le profit. Capital et goupillon, même combat ! Assuré par le sabre qui est aux ordres et ne produit rien. Il s’agit d’une religion du capital, dit Lafargue, dont l’excommunication est le chômage, l’exclusion de la communauté des vrais hommes qui, eux, travaillent.

Or exercer un travail est bienfaisant au corps et à l’esprit tout en étant utile à la société, dit encore Lafargue, à condition qu’il soit limité dans le temps. Pour lui, « trois heures par jour » devraient suffire ! « Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os. »

Assez prémonitoire sur l’essor de la technique et de la productivité, convenons-en.

La production poussée par le surtravail aboutit à la surproduction cyclique, analyse Lafargue. C’est alors « la crise » – économique avec ses destructions d’emplois et de marchandises afin d’assainir les prix, – sociale avec l’essor de la misère et de la grogne allant jusqu’aux émeutes de banlieues, de casseurs ou de gilets jaunes, – et politique avec la montée de la défiance, le recours aux croyances et au Complot, la démagogie populiste qui favorise l’élection des extrêmes. Le travail excessif provoque donc du gaspillage et du désordre qui, par contrecoup, encourage l’aspiration à la dictature.

Dans le même temps, les bourgeois oisifs qui vivent de la rente se sentent obligés de s’empiffrer, au mépris de leur santé, et d’attifer leurs grognasses jamais contentes de colifichets luxueux et inutiles, qui sont d’autres gaspillages, tout en allant aux putes pour tenir leur rang social et ne pas déranger l’ordonnance de la coiffure de Madame.

Quant aux capitalistes actionnaires, ils attisent les désirs pour conquérir de nouveaux marchés : intérieurs par l’obsolescence programmée (« tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’usage »), la publicité et le marketing afin de susciter des besoins inutiles ; extérieurs par l’exportation, voire la colonisation, et l’évangélisation afin que « les culs noirs qui vont tout nu » soient forcés de se vêtir des cotonnades de Manchester. « Ils forcent leur gouvernement à s’annexer des Congo, à s’emparer des Tonkin, à démolir à coups de canon les murailles de la Chine, pour y écouler leurs cotonnades. » En attendant notre moderne soft power où les Américains sont devenus experts, imposant leurs logiciels qui aspirent sans notre consentement nos données, leurs fiestas commerciales de la Fête des mères, d’Halloween et du Black Friday, fourguant leurs « marques » et leurs « produits dérivés » à tout va – encore un gaspillage de ressources et de temps.

Assez prémonitoire sur nos préoccupations écologiques, convenons-en.

Même sous l’Ancien régime, au temps des corporations les artisans avaient des jours fériés et des fêtes religieuses qui coupaient le temps de travail. « Ils avaient des loisirs pour goûter les joies de la terre, pour faire l’amour et rigoler ; pour banqueter joyeusement en l’honneur du réjouissant dieu de la Fainéantise », s’exclame Paul Lafargue. Aujourd’hui, la natalité décline et la « fête » est droguée pour s’évader.

Assez prémonitoire sur notre aspiration aux trente-cinq (puis trente) heures et sur les revendications à ne pas augmenter l’âge légal de la retraite, convenons-en.

Surtout que Paul Lafargue s’est suicidé au cyanure à l’âge exact de 70 ans avant que la vieillesse ne le dépouille de ses forces et des plaisirs de l’existence – d’où sa revendication à une retraite précoce. Il y a entraîné sa femme qui n’avait que 66 ans, mais l’époque imposait à la femme le pouvoir de l’homme.

Au total, ce court pamphlet écrit d’un ton allègre recense nombre d’arguments utiles et toujours d’actualité sur le temps de travail, la souffrance au travail, l’épanouissement au travail. Il mérite d’être (re)lu.

Paul Lafargue, Le droit à la paresse, 1880, Fayard Mille et une nuits 2021, 80 pages, €3,00 e-book Kindle €0,99 ou emprunt abonnement

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La Chute d’Oliver Hirschbiegel

Le film raconte la chute de Hitler et du « Reich de mille ans » dans les derniers jours de Berlin en avril et mai 1945. Le Führer hystérique et paranoïaque, parkinsonien avancé (Bruno Ganz), fête ses 56 ans lorsque éclatent les premiers obus à longue portée de l’armée rouge. Il ne veut pas y croire, il fantasme encore une prise en tenaille des forces soviétiques par le Groupe Steiner et la IXe armée, pourtant décimés et encerclés. Ce récit des derniers jours a été écrit par Joachim Fest, historien du IIIe Reich d’après les mémoires de la jeune Traudl Junge de 22 ans, née Humps (Alexandra Maria Lara). Elle avait été engagée comme secrétaire du Führer en 1942 à la Wolfsschanze, la Tanière du Loup, où le dictateur gouvernait en végétarien antialcoolique et antitabac, accompagné de sa chienne Blondi, une bergère allemande, et d’Eve la première femme du Reich (Juliane Köhler). Cette ravie de la crèche nazie deviendra Madame Hitler par un mariage hâtif in extremis en bunker sous les bombes.

Ce qui est intéressant aujourd’hui est moins l’apparat des uniformes nazis et la discipline stricte qui fait rêver plus d’un, ni les beuveries et fiestas endiablées au bunker (qui sont contestées par un témoin), mais l’engrenage du déni et de la folie délirante. Rien ne va plus, le Reich est foutu et l’Allemagne ravagée, mais Hitler fait comme s’il jouait du haut de l’Olympe avec des pions. Il les déplace à son gré sur une carte en papier comme s’ils étaient réels. Tout revers est pour le paranoïaque « un mensonge » et tout contradicteur réaliste « un traître ». La défaite ne peut être, seule la victoire existe. On croirait Poutine… Hitler est aussi enfermé, aussi délirant, aussi enclin au déni de réalité. Ses partisans fanatisés préfèrent se tuer plutôt que de tuer les ennemis, même les garçons de 12 ans de la Hitlerjugend. Hitler n’a aucune compassion pour la population civile (pas plus que Poutine) et il déclare : « Je ne verserai aucune larme sur le sort du peuple allemand. Il a choisi son destin » en l’élisant Führer. Quant à l’armée, lorsqu’un général lui déclare que « 15 à 20 000 officiers sont déjà tombés pour défendre Berlin », il répond froidement (comme Poutine avec le contingent) : « Mais la jeunesse est là pour ça ! »

Malgré ses plus fidèles qui le mettent en garde et le pressent de quitter Berlin pour résister dans les montagnes de Bavière, le vieux refuse. Il ne croit pas à la défaite, ou alors comme à un crépuscule des dieux, dans l’explosion finale de son monde. Hermann Göring a quitté la capitale et tente de s’accaparer le pouvoir au motif que Berlin est coupée du monde extérieur, Heinrich Himmler (Ulrich Noethen) contacte les Alliés occidentaux pour leur faire une offre de capitulation en arguant d’un Führer malade, même Albert Speer (Heino Ferch), l’architecte en chef du Reich que le dictateur aime bien, lui révèle qu’il désobéit depuis des mois à ses ordres absurdes de terre brûlée qui détruiraient systématiquement toutes les infrastructures allemandes. Seul Joseph Goebbels (Ulrich Matthes), qui a dans le film la gueule d’un mafioso corse des années trente, non seulement reste au bunker mais fait venir sa femme Magda (Corinna Harfouch) et leurs six enfants. Tous vont mourir, les petits avec, la walkyrie fanatique les droguant avant de leur faire mordre durant leur sommeil une capsule de cyanure, avant que son mari en grand uniforme ne la tue au revolver avant de se tuer (en fait, ce fut un médecin qui a injecté le cyanure aux enfants et des SS qui, sur ordre, ont revolvérisé les époux). Le médecin du Reich, le SS Ernst-Robert Grawitz à qui le Führer a refusé l’autorisation de quitter Berlin pour mettre en sécurité sa famille dégoupille deux grenades à main sous la table du dîner, se faisant exploser avec sa femme et ses enfants.

Après ses ordres aberrants et sans aucune « pitié » (mot judéo-chrétien qu’il avait en horreur), Adolf Hitler a fini par disparaître volontairement, sachant que tout est foutu. Dès lors, lourde ironie allemande, tout le monde a recommencé à fumer dans le bunker. Mais ce ne fut qu’une vingtaine d’heures seulement avant que les Russes ne débarquent à la chancellerie. Il a ordonné à son aide de camp Otto Günsche (Götz Otto), de la 1ère division SS Leibstandarte Adolf Hitler, de brûler son corps et celui d’Eva Hitler née Braun à l’essence, à l’orée du tunnel d’entrée. Le colonel médecin SS Ernst-Günther Schenck (Christian Berkel) croise des commandos SS dans la ville en flammes qui n’ont que ça à faire d’abattre des civils pour « atteinte au moral de l’armée » et des Volkssturm mal armés qui n’avaient d’autre choix que de se rendre ou de mourir. Même Peter (Donevan Gunia) le petit fana mili de 12 ans, Hitlerjugend blond bien pris dans son uniforme noir, se rend compte de la stupidité de la fidélité à tout prix. Il a été inspiré par le vrai Alfred Czech né en 1932 et mort en 2011, le plus jeune garçon à avoir été décoré de la Croix de fer devant le bunker par Hitler en personne pour avoir dégommé deux chars soviétiques au Panzerfaust. Les armes de poing ne peuvent guère contre une armée en marche et ses amis et amies se font tuer bêtement – pour rien. Même son père, qui voulait l’empêcher de se battre, a fini pendu au dernier moment par des voisins jaloux ou fanatisés.

La dernière image est une convention d’espérance. Traudl Junge, hier nazie convaincue, décide de passer les lignes soviétiques en civil au lieu de se rendre et, en chemin, le gamin ex-hitlérien qui n’a plus personne (ni père, ni Führer, ni amis), lui prend la main pour l’accompagner. Eux seront la relève de la nouvelle Allemagne démocratique et prospère, loin des lunes hitlériennes que Poutine, cet archaïque, semble reprendre presque entièrement à son compte compte… 77 ans plus tard. Le spectateur peut noter que le gamin en uniforme portait son col fermé, bardé de certitudes, alors qu’en liberté il le porte ouvert, accueillant ce qui vient, du vent coulis aux désirs et aux curiosités du monde. Tout un symbole.

DVD La Chute (Der Untergang), Oliver Hirschbiegel, 2004, avec Bruno Ganz, Ulrich Matthes, Christian Berkel, Juliane Köhler, Oliver Hirschbiegel, Corinna Harfouch, Heino Ferch, Matthias Habich, Alexandra Maria Lara, TF1 studio 2005, 2h30, €14,90 blu-ray €49,25

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Colette et Willy, Claudine à l’école

Nous célébrons en ce 28 janvier les 150 ans de la naissance de Sidonie–Gabrielle Colette, née en 1873. La future écrivaine se marie à 20 ans avec Henri Jean Albert Gauthier–Villars, de 14 ans son aîné. Deux ans plus tard, il lui demandera d’écrire ses souvenirs d’école afin d’alimenter sa production de feuilletons littéraires. Ce sera le premier des Claudine.

Claudine à l’école est impitoyablement loin des convenances, récit sensuel et vivant empli d’une curiosité pour la nature, les personnes et tout ce qui survient. Saisie de 15 à 16 ans, jusqu’au brevet élémentaire, la jeune fille encore vierge connaît ces amitiés particulières qui couvent dans les serres où la pruderie catholique bourgeoise maintenait les adolescents des deux sexes jusque fort tard dans la vie. Surtout les filles. Si les garçons étaient un peu dévalorisés de faire les passifs sous les assauts de leurs aînés, souvenirs qu’ils ne racontaient avec nostalgie que fort tard dans leur vie, les filles émoustillaient les adultes et les lecteurs par leurs expériences d’amitiés passionnelles.

Il s’agit donc d’un flirt entre Claudine, 15 ans, et la maîtresse adjointe Aimée, sous l’œil jaloux de la directrice Mademoiselle Sergent. Collette a pris pour modèle sa propre institutrice lorsqu’elle avait 13 ans. La directrice souffle à son élève l’amante et Claudine se rabat sur Luce, la jeune sœur d’Aimée, qu’elle pince et taloche tout en admirant son teint de lait, ses grâces de chatte et un peu ses caresses.

Mais ces grivoiseries prime-adolescentes ne sont mises ici que pour pimenter le récit fait aux lecteurs et l’allécher de propos équivoques : on reconnaît ici la patte professionnelle de Willy. Les souvenirs champêtres et les cocasseries villageoises de la classe, des fêtes et de l’examen sont de Colette elle-même, écrits avec une verve critique et des détails précis savoureux. Il y a de la spontanéité et de l’allégresse dans cette façon d’écrire sauvage et primesautière. Claudine n’a peur de rien, surtout pas de dire, et sa franchise est rafraîchissante. Elle émoustille le docteur Dutertre, futur député, elle rend jalouse la directrice au nom sévère de Sergent, elle en impose à ses niaises de copines et à la candide Luce qui aimerait bien l’aimer jusqu’au lit. Las ! La directrice désigne la grande Anaïs pour coucher avec elle à l’hôtel du chef-lieu où ont lieu les épreuves du brevet.

Ses portraits sont d’une vérité sans merci. Pour Mademoiselle : « Le désordre de ses rudes cheveux roux crespelés, la pourpre cruelle de ses lèvres – absorbée, palpitante, et l’air quasi dément » p.165 Pléiade. C’est délicieux de vacherie. Pour les adolescents de la classe de garçons : « de grands nigauds de 14 à 15 ans ; ils rapportent les fils de fer, ne savent que faire de leurs longs corps, rouges et stupides, excités de tomber au milieu d’une cinquantaine de fillettes qui, les bras nus, le cou nu, le corsage ouvert, rient méchamment des deux gars » p.181. C’est délicieux de sensualité. Pour ses amies d’école : « Ça me paraît insensé de songer que je ne viendrai plus ici, que je ne verrai plus Mademoiselle, sa petite Aimée aux yeux d’or, plus Marie la toquée, plus Anaïs la rosse, plus Luce, gourmande de coups et de caresses… j’aurais du chagrin de ne plus vivre ici » p.192.

Claudine à l’école n’est pas un grand roman mais il est vivace et vivant. Son titre et l’engouement qu’il a obtenu auprès du public, ont donné le col Claudine pour les robes, avant la manie des séries, dont Martine à l’école, Martine en vacances, et ainsi de suite. Plus trois films et, obsession infantile moderne, une bande dessinée.

Sidonie–Gabrielle Colette a été scandaleuse, elle a sidéré le bon bourgeois des Années folles, elle reste dans les mémoires comme une écrivaine pleine d’énergie disant ce qu’elle avait à dire sans mâcher ses mots. Elle aimait ce qui croque, la verdure, les bois, le parler campagnard, les chattes et danser nue. Cela fait cinq générations qu’elle est apparue et deux qu’elle a disparue. C’était avant ma naissance mais je la lis encore avec plaisir et délassement.

Colette et Willy, Claudine à l’école, 1895, publié en 1900, Livre de poche 1978, 252 pages, €7.70, e-book Kindle €5.99

Colette, Œuvres tome 1, Pléiade Gallimard, 1984, 1686 pages, €71.50

DVD Claudine à l’école, téléfilm d’Édouard Molinaro, 1978, avec Marie-Hélène Breillat

BD Claudine à l’école, Lucie Durbiano, 2018, Gallimard, collection Fétiche €20.00 e-book Kindle €14.99

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Nietzsche parle de l’enfant et du mariage

Le mariage, pour Nietzsche, est sacré. S’il exècre le christianisme, le philosophe reste religieux : il relie l’humain au cosmos et au destin. Le mariage est une union à deux qui a pour but l’unique : l’enfant. Mais l’enfant est lui aussi sacré : « Es-tu un homme qui ait le droit de désirer un enfant ? Es-tu le vainqueur de toi-même, maître de ses sens et de tes vertus ? »

Si oui, alors « je veux que ta victoire et ta liberté aspirent à l’enfant. (…) Tu dois construire plus haut que toi-même. Mais il faut d’abord que tu sois construit toi-même, carré du corps à l’âme. » Tel est la saine raison de la passion et des sens, si l’on veut être humain. Les films récents sont pleins de pères qui découvrent leur progéniture, délaissées par le sort ou par leur métier éprouvant. Puis, une fois construits, par les aventures, le métier, l’armée, ils reviennent au garçon ou à la fille et portent désormais leurs soins à y être attentifs, à les « élever » enfin conjointement avec la mère qui a eu jusqu’alors tout le travail. Une prise de conscience de notre époque. Seul un esprit sain dans un corps sain saura élever correctement un enfant. A deux, c’est mieux, les faiblesses de l’un étant compensées par les forces de l’autre, les deux étant relatives aux contingences et aux fatigues.

« Tu ne dois pas seulement propager ta race en l’étendant, mais aussi en l’élevant. » Élever, c’est rendre meilleur, plus. Plus vigoureux, plus maîtrisé et civilisé, plus intelligent. On ne naît pas noble, on le devient – ce que Nietzsche appelle le Surhomme. « Tu dois créer un corps supérieur, un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même – tu dois créer un créateur. » Le lecteur a reconnu l’ultime des Trois métamorphoses, celle du lion en enfant, un être innocent empli d’énergie vitale, libéré des carcans moralistes et de l’excès des contraintes sociales.

« Mariage : c’est ainsi que j’appelle la volonté à deux de créer l’unique qui est plus que ceux qui l’ont créé.Respect mutuel, c’est là le mariage ». Nietzsche n’est pas machiste ni viriliste. Bien que contaminé malgré lui par l’ambiance de son temps, ce XIXe bourgeois, dominateur, masculin et impérialiste, il considère que le mariage lie deux êtres égaux avec un objectif commun : l’enfant des deux. Chacun apporte son talent et le capital génétique, social et culturel (comme dirait Bourdieu), fructifie sous la houlette attentive et bienveillante du père et de la mère. Avec une fratrie, c’est mieux ; et des cousins et cousines, encore mieux ; et des amis et amies, toujours meilleur. On ne naît pas tout armé, on le devient.

Le mariage habituel est une misère, constate Nietzsche. Bien loin « d’élever » des enfants, il les rabaisse. Car les mariés sont faibles et s’apparient mal. Parfois ils « achètent » une femme par leur dot ou en faisant miroiter leur richesse, leur situation, leurs espérances d’héritage. « Oui, je voudrais que la terre fût secouée de convulsions lorsque je vois un saint s’accoupler à une oie. » Humour de Nietzsche… Les mariages entre inégaux sont des béquilles de vieillesse après des égarements de jeunesse : rien de bon. L’un « ne captura qu’un petit mensonge paré » – une pétasse qui ne pense qu’à son corps et à ses afféteries ; l’autre « d’un seul coup a gâté à tout jamais sa compagnie », d’un coup de tête, d’un coup de cœur, d’un coup de queue ; un troisième « cherchait une servante qui eût les vertus d’un ange » – et voilà le machisme dominateur bourgeois, et Nietzsche l’abomine : « mais soudain il devint la servante d’une femme, et maintenant il serait nécessaire qu’il devint ange lui-même ». L’égalité dans le couple, n’est en effet pas respectée. Or, pas de liberté sans égalité, semble suggérer Nietzsche.

Où est l’égalité quand on cède à « de brèves folies » pour se marier « – c’est là ce que vous appelez amour ». Un « amour » qui n’est que sensualité bestiale, « le plus souvent c’est une bête qui flaire l’autre. » Ou une passion aveugle, « une parabole exaltée et une ardeur douloureuse ». Rien de sain, rien d’équilibré mais à chaque fois un pur égoïsme. « Un jour vous devrez aimer par-delà vous-mêmes ! Apprenez donc d’abord à aimer ! » Il faut être soi-même pour se marier, donc pas trop jeune et immature, et encore moins dans nos sociétés contemporaines infantilisantes où il est « interdit » de baiser avant l’âge de 15 ans et de travailler avant 16 ans – mais jusqu’à 65 révolus.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Mary Higgings Clark, Quand reviendras-tu ?

Un thriller classique de l’autrice avec jeune femme divorcée éprouvée par la vie, son entreprise de décoration d’intérieur, un petit garçon enlevé, un ex-mari volage, de vieux amis fidèles, un révérend bêta. Tout se passe à New York dans la bonne société. Dommage que le suspense soit inexistant, l’auteur composant son roman de façon à indiquer immédiatement ce qui s’est passé. Plus aucun mystère ou presque, seul le nom du kidnappeur reste inconnu, mais vite soupçonné.

Deux ans auparavant, Alexandra dite Zan a obtenu de son patron irascible de la boite de déco célèbre dans laquelle elle travaillait un congé pour aller voir ses parents à Rome. Mais ceux-ci ont eu un accident de voiture en allant la chercher, ils sont morts. Anéantie, elle se laisse protéger par Ted, un ami dans la communication, qui ne tarde pas à l’épouser. Mais au bout de six mois, Zan veut reprendre sa liberté. Le lecteur ne sait pas pourquoi, c’est ainsi. Les bonnes femmes font ce qu’elles veulent, c’est entendu.

Sauf que Zan est enceinte, sans le savoir (ça non plus, ce n’est pas courant de nos jours). Elle décide de garder le bébé, le prénomme Matthew, en informe son ex mais ne lui accorde rien, pas même de verser une pension alimentaire ou un droit de garde. « Je fais ce que je veux de mon corps », air connu. Oui, mais le petit garçon, à ses 3 ans, se fait enlever dans Central Park (toujours aussi mal famé). La nounou de 15 ans s’est endormie et une femme est venue prendre l’enfant dans sa poussette. Aucun indice, aucun témoin.

Sauf que deux ans plus tard, un Anglais (donc naïf) a pris des photos de son mariage dans le Park et, en agrandissant l’une d’elle, distingue celle qui a enlevé Matthew : c’est Zan elle-même ! Ou du moins c’est ce que l’on voit. Tout le monde le croit lorsque la police fait expertiser les clichés et prouvent qu’ils n’ont pas été trafiqués. Et un révérend d’une paroisse de New York a vu une femme qui ressemblait à Zan venir se confesser qu’elle se sentait coupable d’un crime qui allait être commis. Les vidéos surveillance sont formelles, on reconnaît sans peine Zan. Dès lors, quoi ? Zan a-t-elle une personnalité multiple ? Traumatisée par la mort de ses parents a-t-elle disjoncté comme cela se fait couramment dans la société américaine ? Son ancien patron, pervers narcissique, lui en veut-elle au point de commanditer un enlèvement juste pour la déstabiliser et lui faire du tort ? Ce coupable tout désigné est trop beau pour être le bon, évidemment.

Les amis confortent mais n’en pensent pas moins, les flics font leur boulot ingrat qui prend du temps, Ted fulmine contre Zan qui a laissé une nounou incompétente surveiller leur enfant et laisse entendre que Zan a peut-être tout manigancé parce que le gamin la gênait dans sa carrière ambitieuse.

Bon, il s’agit d’un fait banal, une substitution d’identité, ce que tout le monde s’accorde à penser s’il fait confiance à la jeune femme. Encore faut-il être introduit dans son intimité pour connaître son habillement du jour, le numéro de son compte bancaire et ses projets professionnels. Je ne révèle pas comment, mais là encore, rien que de plus banal au XXIe siècle et à New York quand on a de l’argent.

Tout finira bien, comme d’habitude, les méchants seront punis, les bons récompensés, Matthew retrouvera sa maman et Zan trouvera le bon mari pour la vie en assurant sa carrière.

Écrit plat comme un scénario mondain déroulé au fil de la conversation… Un mauvais roman de la Clark (décédée en 2020) qui nous avait habitué à plus de mystère et d’excitation de chapitre en chapitre. Il est vrai qu’à 84 ans on est plus dans la routine et moins dans le suspense. Se lit, mais sans l’attrait des précédents romans.

Mary Higgings Clark, Quand reviendras-tu (I’ll Walk Alone), 2011, Livre de poche 2013, 430 pages, €7,90

Mary Higgings Clark déjà chroniquée sur ce blog

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John Fante, Rêves de Bunker Hill

C’est le dernier roman – autobiographique mais romancé – de l’auteur, mort l’année après d’un diabète avancé. Bien que considéré comme « important » dans les lettres américaines, précurseur de la Beat Generation, ces artistes bohèmes des années cinquante et soixante, j’avoue ne pas accrocher. Ginsberg, Kerouac, Burroughs, méritent mieux de la littérature que Fante, à mon avis ; ils sont plus explorateurs et plus vivants.

Sous le nom d’Arturo Bandini, l’auteur est un affabulateur qui préfère toujours enjoliver la réalité pour en faire une fiction conforme à ses goûts. Bandini est d’ailleurs un mot intéressant, entre bandit et bander en français – exactement ce que ne cesse de faire le personnage tout au long de sa vie. Le monde le contrarie et il ne cesse de tenter de le contrer – vain effort à la Sisyphe. Les femmes le font grimper aux rideaux, notamment leur arrière-train, depuis qu’il a vu de dos à 5 ans sa cousine de 8 ans se coiffer devant la glace, toute nue sauf les chaussures à haut talons de sa mère.

« Saute-ruisseau » à Los Angeles, la cité où les gens ne sont pas des anges mais des requins de la scène et de la frime, Bandini cherche à « écrire ». Il n’écrit que lui, sur lui, en lui. Une nouvelle est publiée, il a 23 ans et le roi n’est pas son cousin. Il s’empresse alors de se proclamer « écrivain » et cherche des emplois en rapport avec son talent. Rewriter pour un agent désespéré de la médiocrité de ce qu’il reçoit, il sabre la première nouvelle qui lui est confiée, se fait pardonner par son autrice riche puis se fait jeter parce qu’il tente de la baiser au vu de ses fesses à la plage. Un copain dans la dèche le confie à son propre agent, qui l’envoie à un producteur d’Hollywood qui lui trouve un boulot de scénariste qui consiste à ne rien faire jusqu’à ce qu’on l’appelle. Lorsque c’est le cas, il tombe sur une pétasse qui connaît, selon ses dires, tout Hollywood depuis deux générations au moins, coquetèlant, dînant ou couchant avec tel ou telle, tous célèbres et évidemment ses « amis » – à l’américaine. Rien à écrire, rien à travailler, rien à foutre. Seulement écouter et cautionner. Bandini réécrit un scénario de film sur une idée de producteur mais la pétasse réécrit elle-même tout à sa sauce – et ils sont censés travailler ensemble ! Bandini se retire : de la fille et du métier.

Il erre dès lors sur ses économies à tenter d’écrire, l’argent facile gagné à ne rien faire ne prédisposant pas à l’écriture alors que la pauvreté si. Sur une impulsion, il va retrouver sa famille à Boulder dans le Colorado, où il règne un froid polaire sous la neige – le contraire de Los Angeles – puis repart après s’être fait mousser devant eux. Il n’est plus de là-bas et pas non plus d’ici. Il est dans les limbes de la méconnaissance, velléitaire perpétuel, incohérent, incapable d’aller jusqu’au bout, même avec les femmes. La tôlière de cinquante balais avec qui il a baisé faute de mieux l’a jeté elle aussi après qu’il l’eut appelé « maman ». Plus autodestructeur que lui, il faut trouver !

Reflet d’une époque où Fante était déjà has been sans jamais avoir vraiment été, cet ultime roman où chaque chapitre conte une anecdote réinventée et enjolivée, d’un style paillard et parfois cru, en tout cas direct, est son chant du cygne. Il l’a dicté à sa femme avec qui il a eu malgré tout quatre enfants.

John Fante, Rêves de Bunker Hill (Dreams From Bunker Hill), 1982, 10-18 2002, 192 pages, €6,60

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Jean-Christophe Rufin, Check-point

Un pack d’humanitaires d’une association de Lyon part en convoi de deux camions de 15 tonnes livrer en 1995 des vivres, des médicaments et des vêtements dans la Bosnie en guerre.

Ils sont cinq, quatre garçons et une fille. Maud, 21 ans, la taille arrêtée à l’âge de 13 ans, porte des vêtements informes et de grosses lunettes inutiles pour ne pas qu’on la désire. Lionel, le chef de mission, est rigoureux et bureaucrate, il a horreur de sortir des clous et des règles ; il n’est pas fait pour l’action mais est venu pour impressionner Maud, qu’il désire et croit aimer. Alex et Marc sont deux anciens militaires de trente ans, devenus amis parce que blessés par la vie. Alex est métis, Marc est orphelin d’un légionnaire français d’origine hongroise et d’une Palestinienne du Liban ; confié aux enfants de troupe dès l’âge de 5 ans, il a manqué d’affection et a développé une force de résistance aux brimades comme une musculature de riposte. Enfin Vauthier. Hargneux, haineux, égoïste, anarchique, il est indic pour les services de sécurité ; on ne sait pas pourquoi il fait partie d’une mission humanitaire mais on ne tardera pas à le savoir.

Les camions et les bivouacs sont un huis-clos où se déploient les interactions sociales. Lionel aime Maud qui aime Marc, lequel est ami avec Alex ; seul Vauthier déteste et méprise tout le monde – qui le lui rendra bien. Maud et Marc vont baiser comme des lapins, pour le plus grand dépit de Lionel, sous le regard amusé d’Alex, un brin jaloux que son ami lui échappe, et sous l’œil mauvais de Vauthier qui se réjouit du mal fait aux autres. Mais le plus fin est le dilemme constant des jeunes engagés dans la mission : s’agit-il de sauver les corps en les nourrissant, les soignant et les vêtant, ou de porter assistance humaine à des populations confrontées à la guerre ? Auquel cas l’engagement ne peut rester niaisement « humanitaire ». Quand la violence surgit, l’humanisme déguerpit. Il y a ami et ennemi, il faut choisir.

Marc a choisi, Alex aussi, mais s’ils cachent aux autres leur mission personnelle, elle n’est pas la même. Maud découvre et Lionel tente de gérer, vite dépassé. Seul Vauthier, animé par une haine irrépressible pour quiconque est meilleur que lui (ce qui n’est pas difficile à trouver), sait que cela doit mal finir.

Les check-points sont l’expression du chaos, la surveillance de bandes armées autonomes qui limitent leur territoire. Les guerres civiles, partout sur la planète, morcellent les États et déboussolent les civils. Le check-point est le point de passage d’un univers connu à un autre, sauvage, où règne la loi du plus fort. « La guerre civile, c’est le triomphe des salauds. » On l’a bien vu sous l’Occupation. L’humanitaire à la française est devenu naïveté dans le monde actuel. Les French doctors touchés par la misère des enfants affamés du Biafra cèdent peu à peu la place à un engagement carrément militaire – en Libye, au Mali, en Syrie. Les certitudes humanistes sont ébranlées par les réalités de la guerre. Les frontières mentales sont aussi franchies aux check-points. « De quoi les ‘victimes’ ont-elle besoin ? De survivre ou de vaincre ? Que faut-il secourir en elles : la part animale qui demande la nourriture et le gîte, ou la part proprement humaine qui réclame les moyens de se battre, fût-ce au risque du sacrifice ? »

Une belle réflexion en forme de thriller psychologique par un pionnier du mouvement humanitaire français qui a beaucoup réfléchi à l’efficacité de l’action.A l’heure de l’agression sauvage des Russes sur les Ukrainiens, et puisque l’on se demande jusqu’où peut aller notre ‘aide’, ce roman aide à réfléchir.

Jean-Christophe Rufin, Check-point, 2015, Folio 2016, 416 pages, €8,40 e-book Kindle €5,99 ou emprunt abonnement

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