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Nos trente prochaines années

Article repris sur Actualités999.

Il est difficile de faire des prévisions, surtout quand elles concernent l’avenir. Commençons donc par le passé. Notre génération, qui a dans les 50 ou 60 ans aujourd’hui, a connu deux périodes successives de trente ans : la première glorieuse jusqu’à notre adolescence, la seconde piteuse dans notre âge mûr. De quoi demain sera-t-il fait ? Si l’on examine le temps long, l’essor économique suivi du palier de stagnation est suivi d’une étrange période de peur et d’attente. Après les Trente glorieuses, puis les Trente piteuses, place peut-être aux Trente frileuses…

Trente glorieuses

La période de 1945 à 1973 a été qualifiée de Trente glorieuses par Jean Fourastié à la fin des années 70. Sa marque est une croissance forte ininterrompue. La demande est supérieure à l’offre, reconstruction oblige, puis alimentée par le désir de progrès et la mode des biens de consommation et d’équipements, jusqu’alors inaccessibles aux ménages. Le marketing vise l’information du consommateur sur l’existence du produit et sur son intérêt.

Les entreprises sont en compétition pour les ressources, matières premières et main d’œuvre, mais il y a de la place pour tout le monde. La production s’envole, guidée par la demande, sur le modèle actuel des pays émergents. La domination par les coûts exige une standardisation de l’offre (industrialisation) et la recherche d’économies d’échelles (concentration).

Difficile de ne pas regretter la période, au vu de la photo ci-contre, où la consommation était réduite au strict minimum. Mais on ne refait pas l’histoire… sauf par une bonne guerre préalable à une nouvelle reconstruction, ce que personne ne souhaite, si ?

Trente piteuses

La crise pétrolière de 1973 marque la fin de la période glorieuse. Suivent une trentaine d’années ‘piteuses’, selon l’expression de Nicolas Baverez à la fin des années 90. L’offre et la demande s’inversent. Les entreprises font face à des marchés saturés et leurs capacités de production deviennent excédentaires. La seule capacité de croissance est l’augmentation des parts de marchés par la recherche de l’avantage concurrentiel (un téléphone, mais par n’importe lequel pour Apple ; une auto, mais pas n’importe laquelle pour Audi ou Toyota).

Le consommateur est incité à renouveler ses équipements, la stratégie de domination passe par la différenciation. L’offre des Trente glorieuses était standardisée, l’offre des Trente piteuses est sophistiquée. Pub choc (voir l’illustration…), effet de mode, image de marque, innovation permanente, permettent à l’offre de se distinguer socialement. Il s’agit d’apparaître ultramoderne, dans le vent, toujours jeune, porté par le dernier cri, le dernier gadget.  Cela permet aux entreprises de limiter les comparaisons entre produits pour maintenir des prix élevés dans l’univers concurrentiel. Le Samsung Galaxy III est meilleur techniquement que l’Apple iPhone 5, dit-on – mais cela n’empêche pas les fans d’acheter le gadget de la firme à la pomme. Le marketing du désir et de l’esbroufe prend toute sa place. L’offre est toujours plus différenciée ; elle veut s’adresser à chacun dans son groupe (les cadres, les femmes, les homos, les ados, les aspirants jet-set, les sportifs…). On tente le sensoriel, le situationnel, le design, the retailtainment (retail+entertainment), the funshopping des centres commerciaux ludiques…

Trente frileuses

Patatras ! L’explosion de la finance en 2007-2008, nous replace dans la situation de Grande dépression des années 30. Les fondements sociaux s’en trouvent bouleversés, le chômage augmente, il est connu de plus en plus tôt et dure de plus en plus longtemps, les industries se délocalisent, les usines ferment. La consommation hédoniste et gaspilleuse est remise en cause, l’incertitude sur l’avenir est maximale. Naît alors une nouvelle économie : prudente, épargnante, durable.

La croissance des Trente piteuses a été largement financée par la dette, celle des consommateurs américains surtout, mais aussi en France par l’engouement pour les cartes de crédit. La politique d’emplois publics et de redistribution d’État-providence atteint ses limites. Dans le monde, la puissance économique des pays occidentaux s’érode au profit des émergents, surtout en Asie. L’énergie devient rare avec le pic pétrolier et les craintes sur le nucléaire, la raréfaction et la compétition pour les ressources deviennent urgentes. Fini de danser : le crédit est moins accessible, les matières premières plus chères et la main d’œuvre bon marché plus rare. Nous sommes contraints… comme le montre la pub Dolce Gabbana ci-dessous.

Pour les entreprises, la stratégie d’activité ne peut plus reposer sur la sophistication de l’offre. Le prix redevient un critère déterminant, d’où l’essor récent du low cost. Mais il ne s’agit pas seulement d’être moins cher, il s’agit de proposer le produit le mieux adapté, avec un coût bas. Chaque produit est dépouillé de ses annexes pour n’en retenir que le cœur. Après l’aérien, la grande distribution et l’hôtellerie, le modèle du low cost se développe dans les télécoms (Free Mobile), l’automobile, (Dacia), la joaillerie de luxe (Mauboussin), les assurances (Amaguiz), et même la banque (microcrédit). On peut ajouter tout le divertissement : les jeunes ne lisent plus un livre, ou presque ; ils préfèrent le télécharger sur Internet gratuitement ; même chose pour la musique et les films. Le marketing se recentre sur la réponse apportée par le produit ou le service aux besoins, au détriment de la mode.

Nous changeons de monde, changeons d’économie. Hélas ! Ce qui arrive n’est pas rose. Et comme l’économie est la base de nos représentations mentales, nul doute que notre culture va changer. Déjà la politique n’agite plus les mêmes groupes d’intérêts. Peut-être serait-il temps de méditer cette métamorphose ? Et de cesser de regarder le présent avec les idées du XIXème siècle ?

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Être riche selon Rousseau

Article repris par Actualité999.

Jean-Jacques Rousseau est partisan de l’aisance, pas de la richesse. La première est morale, la seconde matérielle ; mais la différence réside surtout en la modération : avoir selon ses besoins, mais pas le superflu induit par la vanité. Il donne en exemple Julie et son mari Wolmar. « En entrant en ménage, ils ont examiné l’état de leurs biens ; ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins, et voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dut s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement… » Améliorer, pas étendre ; placer sûrement, pas avantageusement. Autrement dit gérer son patrimoine comme on cultive son jardin : du travail, pas de risques, de la vigilance.

Pour Jean-Jacques, ce qui importe dans la vie est d’être avant tout heureux. Méthode en trois étapes :

  1. L’argent fait bien le bonheur, sur la base de la subsistance. Ce qui vient en surplus est « luxe », une jouissance qui tient à l’opinion des autres, au paraître social, à la vanité.
  2. Le vrai luxe selon Rousseau n’est pas matériel mais sentimental : ce sont les plaisirs en famille et avec les amis, la gaieté, le sourire, l’exercice du corps et de l’esprit, l’amour, le jouir dans la nature, des grands paysages romantiques au jardin soigneusement dompté. Pas d’ascétisme mais une « volupté tempérante », se retenir pour jouir mieux et plus profond.
  3. L’aisance ne saurait être complète si règne alentour la misère. Chacun doit donc y prendre sa part, sans prétendre jouer à Dieu et tout résoudre. Julie fait la charité, avec diligence mais intelligence. Elle fait œuvre de discernement dans les dons, sans se défausser par l’argent. Elle compatit et elle mesure, selon la raison, ce qu’elle donne – et à qui (pas à tout le monde). La bourse doit être complétée par le temps et les soins aux autres. Le matériel ne saurait remplacer le sentiment ni la morale.

« Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? » C’est affaire de mesure, sur l’exemple des Anciens. La tempérance est une vertu, l’excès une démesure, l’hubris des Grecs qui encourait le châtiment des dieux. « L’insatiable avidité fait son chemin sous le masque de la prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté ». Rousseau n’aurait pas aimé le terme « spéculer », mais il avoue pourtant que « la raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard » – ce qui est la fonction même de la « spéculation ». Le speculum est le miroir latin, et spéculer veut dire que l’on réfléchit sur ses actions pour mesurer le risque qu’on prend, risque qui est affaire du hasard. Point trop n’en faut… mais il en faut. Rousseau ne condamne pas l’argent, mais l’avidité qu’on en a et l’usage qu’on en fait. Encore une fois ce qui compte pour lui n’est pas le matériel mais le moral.

Il décrit dans ‘La nouvelle Héloïse’ le couple du bonheur, fondé sur mari et femme plus enfants, mais aussi sur l’ancien amant devenu ami des deux, et sur la cousine devenue veuve, qui vient élever son enfant en famille. Tout, dans le roman, concourt au bonheur. Rousseau décrit sa Thébaïde, sa demeure idéale, autarcique mais ouverte, fondée sur les sentiments mais domptés, rationnellement gérée mais sans contraintes. « Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde ; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les désirs et les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre et les fantaisies n’ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins » 5-2 p.529ss

Jean-Jacques Rousseau vient d’exposer ce que je ne cesse de dire aux bobos ignares et bien-pensants, effarés que je puisse avoir rencontré plus d’enfants heureux à Katmandou ou dans l’Atlas qu’à Paris. Ils vivent de rien, vont en loques, mais connaissent le bonheur de l’amitié, des familles élargies et des aventures de la rue ou de la campagne. Ils ne sont pas laissés tout seul devant la télé ou Internet parce que les parents veulent « sortir » ou aller draguer. « Vivre avec 2$ par jour » est un slogan-choc du marketing associatif pour faire « donner » ; il ne signifie rien si l’on ne considère pas les conditions de vie. On ne vit pas à Paris avec 2$ par jour ; on survit largement à Katmandou pour le même prix. « Il n’y a point de richesse absolue ».

Paternaliste est Rousseau, jugeant de « la richesse » selon les maîtres possédants et leurs domestiques attachés. C’était avant l’industrie, mais beaucoup de salariés raisonnent pareil aujourd’hui. « Nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres même ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environne ». Les « 12 milliards de trésorerie » de Peugeot devraient ainsi permettre de faire tourner une usine à pertes, selon les syndicats ouvriers. Les licenciés du volailler Doux en faillite ne « comprennent pas » qu’après avoir travaillé 25 ou 30 ans dans la société, « le patron » ne s’occupe pas d’eux personnellement. Cette façon de penser reflète celle de la société d’Ancien régime et n’a pas intégré l’économie industrielle, signe que l’enseignement français a de graves lacunes pour aider à comprendre le monde actuel. Je ne parle pas de la finance, qui est spéculation excessive hors des biens réels, mais de la bonne vieille économie d’industrie qui produit pour vendre.

On dira volontiers aujourd’hui que le monde de 1750 n’est pas celui de 2012 et que vivre en autarcie par faire-valoir direct de sa terre, dans une « pastorale » préindustrielle, n’est peut-être pas le mieux adapté à notre temps. Je souscris pleinement à cette critique, mais Rousseau a le mérite de mettre en valeur à la fois les principes du christianisme toujours en vigueur dans les mentalités françaises, et ce que j’appellerais la régression écologiste, qui est à l’écologie (science véritable) ce que l’idéologie est à l’économie : un discours social, un prétexte pour imposer ses hantises.

L’intérêt de Rousseau, outre qu’il écrit admirablement la langue classique et que c’est un bonheur de le lire, est qu’il met en scène des personnages touchants dans des paysages champêtres, revivifiant l’antiquité sereine dans un tout orienté vers la vie bonne. A l’heure où tous les discours actuels sont orientés vers l’effort, les restrictions, l’économie, le travail, le combat – rappeler que l’existence est faite avant tout pour être bien vécue est révolutionnaire. Et les retraités pourront utilement prendre des leçons de convivialité, de jardinage et de « loisir actif », auprès du fameux Jean-Jacques.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 794 pages sur 2051, €61.75

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Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim

Il est assez rare qu’un romancier se renouvelle ; eh bien, avec Jonathan Coe, le lecteur n’est jamais déçu ! Cet Anglais de 50 ans a une capacité adolescente d’imaginer des histoires à chaque fois autres. Ancrées dans sa génération, celle qui a vécu sa jeunesse après 1968 et son âge mûr sous Lady Thatcher et Sir Blair. La satire de ses semblables n’est jamais loin, le tempérament porté à l’humour non plus. Mais l’invention est reine.

Imaginez : d’une rencontre improbable (une Chinoise et sa fille complices au jeu de cartes), en un moment unique (un soir en Australie en attendant l’avion de Londres après avoir revu son père pour la première fois depuis 25 ans), le héros défile au gré de ses rencontres son existence de loser né de loser – et se sent renaître par ses propres forces… jusqu’à la boucle finale dont je ne vous dirai rien !

Exister est un éternel recommencement : telle est la tragédie humaine. L’éternel retour du même disait Nietzsche, la personnalité façonné par les complexes familiaux avant 6 ans disait Freud, l’attraction du mimétique disait René Girard – toute tentative d’épuisement d’une explication est bonne – mais il reste le vif du Sujet. Dépressif après que sa femme l’ait quitté en emmenant sa fille, Maxwell (au prénom de marque de café…) va retrouver son père exilé à Sydney après la mort de sa propre femme, 25 ans auparavant. Il porte le nom de Sim, comme le comique mais surtout comme la carte dont la puce permet de communiquer dans notre ère numérique. Rien n’est hasard chez Coe : prénom commercial et nom TIC (technologies de l’information et de la communication) – nous sommes en plein XXIème siècle.

Or la communication de masse et les messages constants du marketing ne servent pas aux meilleures relations. Au contraire ! la massification isole, la technologie dépersonnalise, le rapport humain prend un mode artificiel de marchandise ou d’optimisme industrieux. Les Américains repus et gaspilleurs sont-ils plus heureux que le populo des banlieues de Londres ? Pas vraiment. Ce pourquoi Mister Sim parle à son GPS (eh oui ! Mr signifie Mister et pas Monsieur, qui s’écrit M. en français…). La voix féminine et raisonnable du GPS est bientôt baptisée Emma (comme la Bovary ?) et permet de rêver à une compagne qui ne juge jamais, qui dit toujours comment il faut aller.

Les Anglais savent même inventer des métiers loufoques comme l’étudiante Poppy, chargée d’enregistrer les annonces des aéroports pour les louer comme service aux maris infidèles. Bien plus fort que le marketing de Lindsay sur les brosses à dent qui consiste à faire partir simultanément quatre commerciaux du siège social pour joindre les quatre points cardinaux les plus éloignés du Royaume en Toyota Prius (énergie hybride), afin de proposer des nettoie crocs à manche en bois fabriqué local et tête amovibles (développement durable) ! Toute la misère de celui qui veut bien faire pour les humains et la planète, mais sombre dans la dernière idéologie à la mode (recyclage du gauchisme 68 et de l’adulation de Mao, Castro et autres…).

Mr Sim opère une quête de l’andropause (il a 48 ans – comme l’auteur). Il apprend qu’il est né par hasard, parce que son père a confondu deux pubs (bars) du même nom, rencontrant par là même une fille au lieu d’un garçon… Lui-même s’est marié par hasard avec n’importe qui, parce que sa petite copine a surpris son père à se branler sur une photo pliée en deux sur laquelle est était en maillot de bain… à moins que ce ne soit pour son frère Chris, quasi nu lui aussi, de l’autre côté de la photo. Mr Sim a fait une fille mais ne sait pas l’aimer, il est inattentif à ses métamorphoses et désirs, il ne sait pas répondre aux questions des enfants. Il pousse même dans les orties le gamin de 8 ans torse nu et jambes nues de son meilleur ami – par dépit, par vengeance, par désir ? Il est fasciné par le destin de Donald Crowhurst, navigateur parti faire le tour du monde à la voile en même temps que Moitessier en 1969 – et qui a triché en fabriquant un faux carnet de bord pour rester à croiser dans l’Atlantique sud au lieu de passer les caps. C’était au bon vieux temps d’avant la technique qui voit tout, qui sait tout, qui traque tout…

Il se sent inadapté, Maxwell Sim, mal aimé (mère morte, père absent, meilleur ami fâché, femme partie, fille méprisante). La pression d’époque (marketing et communications) le pousse dans ses retranchements et lui renvoie à tout moment sa faiblesse. Il est un loser de la génération baby-boom, un perdant de la compétition, un raté social. Et pourtant humain.

Jeté dans ce monde sans que personne ne l’ait voulu, traversé de désirs inhibés et de messages mal traduits à cause d’une société déboussolée, lent et timide en relations faute de parents à la hauteur. Il est un peu nous et un peu ceux que nous côtoyons sans toujours les voir, encore moins les comprendre. Il est de notre époque, qui ne favorise pas les contacts humains et préfère la médiation technique ; de notre époque coincée qui croit s’être « libérée » en 68 tout en conservant les préjugés sur le sexe, les relations adulte-enfant, le toucher, la conversation.

Un beau roman doux-amer comme les Anglais savent en faire, grave aussi car il parle de ce que nous sommes devenus.

Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim (The Terrible Privacy of Maxwell Sim), 2010, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Folio Gallimard février 2012, 467 pages, €7.69 

 Les autres romans de Jonathan Coe chroniqués sur ce blog

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Antoine Bello, Les falsificateurs

Né en 1970, cet écrivain français vit ailleurs, aux États-Unis. Deux entreprises, quatre enfants et deux romans plus tard, le voici qui crée un univers original et des personnages attachants. Ce n’est pas rien pour cet arrière-petit-neveu de Marcel Aymé. Comme lui, il écrit de façon fluide ; comme lui, il s’intéresse aux gens ; comme lui, il use parfois d’humour. Il campe cependant une fresque mondiale sous forme de thriller, bien loin des clochers du terroir français de son ancêtre.

Le jeune Islandais Sliv (au nom impossible à retenir) entre dans un cabinet d’avocats internationaux réputé de Reykjavik après des études supérieures de géographie. Mais, contrairement à l’intello-écolo très légère malgré son DESS de géographie, il ne situe pas le Japon dans l’hémisphère sud… Il est au contraire enthousiaste, imaginatif et travailleur. Sa mission au Groenland le confronte aux compromis politiques et aux pressions économiques. L’idéalisme qu’il porte à l’environnement de la planète en prend un coup. C’est alors que son patron lui propose d’intégrer une entité qui le confortera.

Le CFR n’est ni la Compagnie française de raffinage, ni le Centre de formation routière, ni la Confédération française des retraités, ni même The Council of Foreign Relations : mais le Consortium de fabrication du réel. Chacun sait qu’il ne sait rien, que tout lui est appris, plus ou moins, par ses parents, ses copains, Internet et la télé, voire par ses profs, mais c’est sujet à caution. Chacun sait que le film, la série ou le jeu vidéo sont plus réels que ce qui se passe au coin de la rue ou dans la cour du lycée. La croyance importe plus que la vérité, dire comme toute la bande vaut plus que découvrir tout seul la vérité. Si les grandes religions régressent, la théorie du Complot émerge, alimentée d’ailleurs par les mêmes intégristes qui brûlaient avant-hier les sorcières, hier « les fascistes » qui avaient le tort de n’être pas alignés sur l’URSS, aujourd’hui la pub et les financiers.

Le CFR est mondial, il comprend quelques milliers d’agents experts, répartis sur toute la planète et cooptés pour leur ouverture d’esprit. Car ce sont bien les Lumières qui semblent commander : raison d’abord et esprit critique requis ! Potemkine avait inventé des villages de carton pour faire croire que le pays riait alors qu’il était dans la misère ; les totalitarismes avaient inventé la propagande pour réécrire l’histoire en leur faveur ; le marketing a inventé le storytelling, la belle histoire à faire rêver pour inciter à acheter un produit ou à voter pour un candidat. Le Falsificateur n’est que le prolongement planétaire et spirituel de cette opération de croyance.

Les gens s’intéressent en général plus à ce qu’ils croient qu’au processus qui les fait croire. Antoine Bello opère à l’envers : le but est accessoire mais le scénario essentiel. Comme l’écrivain, le Falsificateur écrit une fiction. Mais l’écrivain peut se cantonner aux pays imaginaires ou aux époques approximatives. Pas le Falsificateur, qui doit tout vérifier, tout étayer, créer les preuves qui manquent. Travail de professionnel, passionnant et jamais solitaire. Il faut tout savoir d’un sujet, remonter aux sources pour en créer de convaincantes. Pour quoi faire ? Là est le mystère. Le CFR obéit à une planification de sujets jugés vitaux, sans qu’on sache jusque vers la fin du roman ni qui les décident, ni pour quelle raison. Mais falsifier captive, voir le monde par ce prisme de scénariste est comme une drogue. Un écrivain qui verrait ses œuvres naître à la réalité ; une sorte de démiurge.

Tout n’est-il pas au fond croyance ? Même les vérités les mieux établies ? La quête scientifique finit toujours par triompher, mais l’être humain n’est pas réductible à la science pure, il est instincts et passions. Ce pourquoi il faut souvent contrer les croyances par d’autres croyances, cela fait progresser l’esprit critique… Par exemple la financiarisation de l’économie, perceptible dès les années 1980, sur laquelle il faut attirer l’attention pour éviter la bulle catastrophique (p.266). Échec pour le CFR, s’il existe, parce qu’un chapelet de bulles a éclaté depuis 1990…

Il est prophylaxique d’encourager les alternatives à la pensée unique, car celle-ci mène toujours dans le mur du réel, ou à l’emprise d’un tyran : « Le contrôle des esprits a toujours été la première étape vers le totalitarisme (…) Faites-nous confiance, nous allons faire votre bonheur malgré vous… Des conneries, tout ça, si tu veux mon avis ! » p.513. C’est dit par un Soudanais musulman, agent de classe 3 dans l’organisation, à Sliv, athée de culture luthérienne. Les missionnaires religieux comme les missionnaires laïcs ou les technocrates n’ont jamais tenu d’autre langage. Faire votre bonheur malgré vous a été le leitmotiv des Jésuites, des colonialistes, des hygiénistes, des instituteurs, des psys, des travailleurs sociaux, des croyants socialistes, des militants écologistes, des chefs de bureau sortis de l’ENA…

« Attention à la confusion des genres », dit un formateur du CFR à ses jeunes recrues. « Un chercheur a besoin de toute l’information disponible. S’il s’interdit de collecter certaines données sous prétexte que celles-ci risquent de remettre en cause son interprétation du monde, il trahit sa vocation de scientifique et se transforme en censeur » p.431. Car l’autre nom de la pensée unique est le politiquement correct, qu’il est bon de contrer pour faire vivre l’esprit critique. Par exemple insister sur le fait que le Prophète prenait toujours conseil de sa femme, plutôt que d’en rester à l’interprétation des Talibans (p.516). Il s’agit des mêmes faits, mais d’une autre façon de les voir – d’y croire.

Voici un roman prodigieux qu’on lit avec ardeur. Plongé dans l’actualité, ouvert sur le monde, il met votre pensée en abyme sur l’accomplissement de soi tout en vous racontant une captivante histoire de dévouement et d’amitiés. La quête personnelle s’unit à l’exigence d’agir avec les autres pour faire partie du monde. Vaste programme généreux et optimiste, à méditer en attendant de lire la suite, parue en 2009 mais pas encore en Folio, sous le titre ‘Les éclaireurs’, prix France-Culture Télérama.

Antoine Bello, Les falsificateurs, 2007, Folio 2009, 589 pages, €8.45

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Haruki Murakami, La ballade de l’impossible

Le titre français est trompeur : rien d’impossible dans ce roman, sinon de rester en enfance. Le titre japonais est nettement plus explicite : Norwegian Wood est une chanson des Beatles datant de 1965.

L’auteur avait 16 ans. Vingt ans plus tard il se souvient de son passage de l’adolescence à l’âge adulte sur l’air de cette chanson. Lennon l’a écrite alors qu’il était marié à une fille et couchait avec une autre. “I once had a girl, or should I say, she once had me…” une fois j’ai eu une fille, ou devrais-je dire, c’est elle qui m’a eu. C’est toute la trame de ce roman. Il est dommage que l’éditeur français, voulant à tout prix faire original, ait modifié le titre.

Seconde référence, Scott Fitzgerald pour son roman Gatsby le Magnifique, dont Murakami reprend la trame. L’ami Nagasawa, beau, séducteur et cynique, ressemble fort à Buchanan. Comme lui il lève les filles et les jette, bien qu’en couple avec une petite amie officielle. Mais il est incapable d’aimer. Murakami, comme Fitzgerald, « écrit jazz », légèrement, en modulant le récit selon des variations autour du thème.

La troisième référence est Salinger et son ‘Attrape cœur’. Comme lui, Watanabe est étudiant et plein d’empathie pour les petites mômes perdues, qu’il rattrape au vol. Naoko est cette amie d’enfance traumatisée par le suicide à 17 ans de son petit copain et meilleur ami de Watanabe.

La ballade de l’impossible est le 5ème roman de Murakami, écrit à l’âge mûr, 38 ans, au bord d’une nouvelle période, celle qui suit la jeunesse. La réminiscence de ses années étudiantes, entre 1968 et 1970, est à la fois autobiographique et universelle. Nous sommes en effet passés d’un monde encore traditionnel à un monde postmoderne durant ces années de révolte. A l’âge même où l’auteur – et son héros – passent des teens à la troisième décennie, de l’adolescence lycéenne à la jeunesse adulte. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’écartèlement du jeune homme, plein d’appétit et bien monté, entre Naoko la névrosée qui ne parvient pas à mouiller et Midori l’extravertie qui adore les films porno sado-maso. Naoko est le passé, la fin d’enfance, l’ami mort ; Midori est l’avenir, la vie adulte, les enfants peut-être. Le destin va se charger de trancher, mais Watanabe avait déjà choisi.

La mémoire, l’amour, la mort, les thèmes du roman brassent les grandes questions de l’humanité, ce pourquoi il a beaucoup séduit. L’apparence aussi, cette exigence du monde postmoderne. Nagasawa « beau, gentil, prévenant » (p.56) n’aime personne autre que lui-même. Kizuki, à l’inverse, « était un garçon sincère », donc inadapté à ce monde de compétition et de marketing permanent où le narcissisme et la testostérone commandent. Vendez-vous ou végétez ; si vous ne supportez pas, crevez ! Telle est la leçon des « révolutionnaires » 1968 à leur génération. Murakami les ridiculise en les montrant tels qu’ils sont : remplis de vent, de Marx et de grands mots, mais avides de se poser en société pour se faire une place au soleil. De fait, les leaders du mouvement, au Japon comme en France, sont devenus pontes sur les France Culture ou Normale Sup, PDG de journaux ou de magasins culturels.

Watanabe s’en moque : il vit sa vie et est indifférent au reste – sauf aux êtres qu’il aime. Enfant unique (comme l’auteur), il aurait aimé avoir une petite sœur comme Naoko. Réminiscence du Holden de Salinger qui adore sa petite sœur immature, non préoccupée encore des choses du sexe. Naoko ne fait pas l’amour, sauf une fois avec lui parce que prise d’un délire, alors qu’elle reste sèche avec tous les autres, y compris son grand amour d’enfance Kizuki. Mystère d’angoisse et de névrose du Japon contemporain. Refus de grandir, de quitter le monde fusionnel de l’enfance. Reproche japonais à la disneylandisation du monde venue des hippies en 68, Peace and Love, refus de la réalité humaine et des contraintes sociales.

Grandir implique confrontation du moi narcissique avec les autres, de son corps avec le monde, de son cœur avec les affects, de son intelligence avec tous les esprits humains. C’est cela même la socialisation. « Quand j’entends cette chanson, je me sens parfois terriblement triste », dit Naoko de Norwegian WoodsJe ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression d’errer au milieu d’une forêt profonde. Je suis seule, j’ai froid, il fait noir et personne ne vient à mon aide » p.172. De fait, elle s’isolera dans un centre psychiatrique hospitalier au fond d’une forêt de cyprès, avant d’y rester définitivement, pendue à un arbre.

Ce qui fait la beauté du roman est la liberté sexuelle des jeunes Japonais, dès cette époque : pas de transgression dans le fait de flirter et de faire l’amour ; rien de cette culpabilité judéo-chrétienne qui voit le retour en force de la morale victorienne pour la génération américaine, « libérée » en 68, qui prend sa retraite aujourd’hui. « Nous nous sommes embrassés à l’âge de douze ans et, à treize, nous flirtions. J’allais chez lui ou il venait chez moi, et je le soulageais avec mes mains… (…) Cela ne me gênait pas du tout qu’il me caresse la poitrine ou le sexe s’il en avait envie et, naturellement, cela ne m’ennuyait pas non plus de l’aider à avoir du plaisir s’il le voulait » p.200.

C’est cela aussi l’écriture jazz : le mouvement même de la vie qui trépide, les pulsations du corps qui mettent le cœur en transe et suscitent la poésie de l’âme. Un beau roman à conseiller aux adolescents pour les défrustrer de ne pas être comme tout le monde. Mais à conseiller aussi aux adultes tentés d’en revenir à la rigidité moraliste d’antan faute d’accepter celle, toute charnelle, de leur tige. Ce sont les complexes issus de la rigidité qui donnent la mort… Leur retour serait-il une sorte de désir suicidaire d’une société ?

Haruki Murakami, La ballade de l’impossible (Noruwei no mori), 1987, traduction française Rose-Marie Makino Fayolle, Points Seuil, 2003, 442 pages, €7.98 

Il existe aussi un film intitulé comme le roman en anglais (Norwegian Wood) et en français (La ballade de l’impossible), par Tran An Hung en 2010, version française M6 vidéo janvier 2012, €19.98

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Exposition Arménie à l’église Saint-Germain des Prés

L’Arménie s’est exposée à l’église catholique. La manifestation est désormais terminée. Saint-Germain des Prés est un vénérable édifice dont l’origine remonte à une abbaye du VIe siècle, sis en plein cœur intello parisien. Elle est face au café des Deux Magots, célèbre aussi parce que quartier général de Verlaine et Rimbaud, avant Breton et ses Surréalistes, puis Sartre et Beauvoir. Dedans : l’Arménie, « foi des montagnes ».

Ce n’est pas par hasard que cette exposition s’est « invitée » en janvier 2012. Le débat sur l’Arménocide a eu lieu, il fallait faire de la propagande.

Il a été tranché par la loi : il est désormais interdit de nier que le massacre turc n’ait pas été un « génocide », autrement dit fini la méthode scientifique au profit du dogme : le politiquement correct. Avec l’Inquisition en embuscade, sur alerte de tout vigilant adepte de l’aide psychologique et les victimaires, professionnels du choqué. Comme l’historien Pétré-Grenouilleau avec les Noirs du CRAN…

L’église arménienne a fait sa pub auprès des « frères » catholiques, accueillie en leur église du quartier le plus bobo de la capitale intello.

Information que ces panneaux ? Non, un marketing savamment agencé.

Éducation que ces données ? Non, propagande unilatérale pour « compenser » ce que l’opinion entend des Turcs à la télé… Pas inintéressant, mais à condition d’être informé des distorsions possibles de l’histoire réécrite par les victimes.

Allez plutôt dans le pays même, les vraies gens valent mieux que tous les histrions qui militent pour des causes, sans aucun souci de l’histoire réelle.

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Marc Dugain, La malédiction d’Edgar

Science pote et ex-financier, Marc Dugain mélange réalité et fiction d’une étrange manière. Son style de rapport administratif laisserait croire à la réalité d’une enquête de journaliste, voire d’historien. Mais l’intitulé « roman » en fait une docu-fiction, genre très à la mode aux États-Unis parce qu’il correspond à la mentalité jeune, formatée au mélange des genres, prenant les jeux vidéos pour le monde réel. C’est ce métissage qui me gêne. Pourquoi ne pas avoir rédigé un « vrai » roman, une réalité réinventée ? A chaque affirmation du livre naît toujours un doute : est-ce vrai ou pas ? Ce qui met mal à l’aise.

Reste Edgar Hoover en directeur du FBI durant 48 ans, son soi-disant amant (?) Clyde Tolson en adjoint du directeur, et divers présidents dont surtout John Fitzgerald Kennedy. On savait JFK aussi queutard que DSK, mais ce qu’on apprend ici – si c’est vrai… – fissure la statue du jeune premier dynamique. Le frère Bob est encore pire. Quant à Hoover, il est inconsistant dans ce livre. Il se contente de régner en proconsul sous huit présidents et dix-huit ministres de la justice, fuyant comme une anguille.

Conservateur ? Il l’est évidemment puisque c’est le rôle de la police fédérale de protéger l’État et les institutions. Homosexuel moralement rigide ? Peut-être, mais est-ce la réalité de la personne ou le rôle complaisant créé pour lui par l’auteur ? Les « preuves » peuvent très bien avoir été inventées par ses ennemis, fort nombreux surtout parmi la gauche américaine, du simple fait qu’il n’était pas conforme au canon de l’Américain moyen : marié, deux gosses.

Comme financier sans doute, Dugain connaît bien les Texans, ceux qui ont laissé assassiner les Kennedy. « Ils sont l’expression même de la virilité. J’aimais leur machisme, cette façon binaire de voir le monde, d’écarter d’un revers de la main toutes ces foutaises d’ambitions collectives qui ne sont que l’émanation de dépressifs pleurnichards. J’étais fasciné par leur brutalité, gage de leur efficacité. Les Texans ne connaissaient pas les problèmes en suspens. Ils les réglaient. (…) Les gens qui savent ce qu’il leur en a coûté pour parvenir là où ils sont ne prêtent jamais l’oreille aux balivernes vomitoires des libéraux bien-pensants » p.151. Le Texan ou l’anti-Hollande…

Le ‘communisme’ est le bouc émissaire commode de ces années Hoover, qui a encouragé le sénateur MacCarthy. « Tout comportement, toute attitude, toute pensée, toute intention déviants. Il regroupait toutes les formes d’actions politiques ou sociales qui allaient contre l’Amérique et qui d’une façon ou d’une autre engageait à la subversion. Il définissait toute attitude frelatée où l’individu s’abandonnait à des pulsions nocives pour la société, en essayant de justifier cet abandon de soi par un discours libéral sans autre but que de légitimer ses certitudes » p.166. Le communisme pour Hoover est la finance de Hollande et Mélenchon, le Mal en soi, à soupçonner et à traquer partout. De quoi aveugler sur toutes les autres réalités souvent plus menaçantes comme la mafia, la drogue ou les castes politico-économiques…

Les politiciens modernes ont été inventés par JFK. Marketing et storytelling remplacent convictions et projet d’avenir : « une belle coupe de cheveux à) la télévision vaut mieux que n’importe quelle conviction solide, (…) le désir supplante les croyances et suffit à ramasser des voix » p.241. Qu’aurait été Kennedy sans Hoover ? C’est la question que pose le roman, sans que peut-être la réalité ait été ainsi. John Kennedy n’était-il que ce sex-machine vaniteux et léger que peint l’auteur – malgré les mémoires de Pierre Salinger, collaborateur de JFK, qu’il cite pourtant en bibliographie ? « Le pouvoir, au fond, c’est faire ce qui est dans l’intérêt de la nation et ne lui faire savoir que ce qu’elle peut entendre » p.421.

D’où la « leçon » tirée par l’auteur sur le siècle américain, le siècle de Hoover et des Kennedy, des libéraux hippies de gauche et des Texans moralistes et conservateurs : Camus. Il imagine (invente-t-il ou est-ce vraiment arrivé ?) Tolson allant trouver un obscur prof de littérature française dans son chalet isolé de montagne pour l’interroger sur le suspect Albert Camus, un probable subversif ‘communiste’ trouvé dans les papiers d’un anti-américain. Le philosophe français s’est toujours élevé contre les totalitarismes, à commencer par celui du parti moscoutaire et par les idiots utiles et sectaires comme Sartre. Le prof cite Camus : « Le bien absolu ou le mal absolu, si l’on met la logique qu’il faut, exigent la même fureur » p.447. Réplique immédiate de l’admirateur des Texans : « Ce genre de pensée affaiblit le pays, elle le gangrène alors que l’ennemi n’a jamais été aussi actif. On ne peut pas avoir ces idées et être un bon patriote » p.447. C’est ce que disent Mélenchon et Marine, et même Hollande en mode ‘de gauche’.

Tous les persuadés de la morale, tous les volontaristes autoritaires, tous ceux qui savent bien mieux que vous ce qui est bon pour vous, sont des sectaires. Il existe des Hoover de droite et des Hoover de gauche, des Hoover d’église et des Hoover de parti, des Hoover intellos et des Hoover politiquement correct. Peut-être est-ce la leçon du livre pour notre temps, très différente du film de Clint Eastwood ?

Marc Dugain, La malédiction d’Edgar, 2005, Folio 2011, 497 pages, €7.98

DVD J. Edgar de Clint Eastwood, avec Leonardo di Caprio, Warner Home, €8.86

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Haruki Murakami, Danse, danse, danse

Danse3 est la suite de La course au mouton sauvage’,  avec le même personnage principal et son mystérieux homme-mouton. C’est qu’une existence conforme n’est banale que parce qu’on le veut bien. Le Japon de la fin des années 1980 est en plein boom économique et les sacrifices de la génération d’après-guerre payent enfin : belles voitures, appartements confortables, standing, musique et bars branchés. Nombre de gens sont pris par le système, bons élèves, bons professionnels, bon époux. Ainsi Gotanda, élève dans la même classe au lycée, devenu acteur célèbre : « jeune, beau et compréhensif. Il était grand, mince et doué en sport, et toutes les filles de mon lycée étaient amoureuses de lui au point de s’évanouir en entendant son nom » p.104.

C’était sa « tendance ». « Même si tu recommençais ta vie à zéro, tu referais sans doute exactement la même chose. C’est ça, les tendances. Et une fois passé un certain point, elles deviennent irréversibles. » Alors que faire ? « Danser (…) Continuer à danser tant que tu entendras la musique. (…) Il ne faut pas penser à la signification des choses. Il n’y en a aucune au départ. Si on commence à y réfléchir, les jambes s’arrêtent. (…) Même si tout te paraît stupide, insensé, ne t’en soucie pas. Tu dois continuer à danser en marquant les pas. (…) Et danser du mieux qu’on peut. » p.133 Nous sommes en plein existentialisme : le refus nietzschéen de toutes les croyances consolatrices, le Sisyphe de Camus qui roule éternellement son rocher en métaphore de l’existence, la définition de soi par sa seule action selon Sartre. Danser, c’est suivre le mouvement de la vie en soi-même, être ici et maintenant selon le zen. Haruki Murakami adhère pleinement à cette conception du monde. Même lorsqu’il fait la cuisine, « je la fais avec amour et soigneusement. (…) Si on s’efforce d’aimer ce qu’on fait, on finit par y arriver dans une certaine mesure » p.371.

Le narrateur a 34 ans et est en marge. Il a toujours été à côté du système, depuis l’école caserne jusqu’à la société commerçante. Il est considéré comme « bizarre » parce qu’il ne pense pas comme tout le monde au Japon, parce qu’il n’a pas les réactions attendues de cette société très codifiée. Son ami l’acteur l’envie : « Tu avais l’air de toujours faire ce que tu voulais, tout seul, sans te soucier de ce que les autres pouvaient penser, de leur jugement, tu avais l’air de toujours faire avec facilité uniquement ce que toi-même avais envie de faire » p.210. Il va jusqu’à échanger un temps sa Maserati sans âme pour la banale Subaru des années 80 du narrateur, sans chic mais fonctionnelle et intime. S’il connaît une activité sexuelle régulière, aucune fille n’a envie de faire sa vie avec un être aussi différent. S’il travaille comme un pro, très organisé et ponctuel, il met mal à l’aise son associé ou ses clients. Il est ici et ailleurs, socialisé mais pas impliqué. Ses références sont Kafka et Nabokov, l’absurde du Procès et le décalage de Lolita. Car, s’il est en marge, le narrateur n’est pas marginal. Il y a bien pire que lui !

Notamment cette femme très belle qui « oublie » sa fille de 13 ans dans un hôtel de Sapporo et file à Katmandou pour faire des photos d’art. La fille s’appelle Yuki – Neige en japonais – et le narrateur l’a remarquée au bar de l’hôtel. Comme il retourne à Tokyo, une hôtesse lui confie l’adolescente pour le voyage en avion. Il n’y a rien de sexuel dans cette attirance, ni une paternité en germe. Ces deux êtres, séparés de vingt ans, ont en commun leur sensibilité, heurtée par la société affairiste et matérialiste du Japon des années 80.

Personne ne s’occupe de Yuki, ni sa mère déjantée, ni son père divorcé, ex-écrivain célèbre (et double parodique de Murakami puisqu’il l’appelle de son anagramme : Hiraku Makimura). Elle ne va plus à l’école parce que brimée d’être trop belle, trop riche, trop sensible – inadaptée. Elle n’a aucun ami. Ce pourquoi le narrateur lui fait du bien, rêveur comme elle, prenant la vie comme elle vient. Sa philosophie est résumée ainsi à la mère de la gamine : « Si vous restez attentive, si vous lui montrez que vous êtes liée à elle dans sa vie (…) si vous manifestez votre estime pour elle, (…) elle saura faire son chemin toute seule » p.408. Ainsi faut-il être avec les êtres, notamment avec les enfants. Cela les aide à grandir, sans leur imposer un modèle. Il faut simplement « être juste, et sincère si on peut » p.459.

Mais il y a l’homme-mouton, le passeur de l’entremonde, qui fait le lien entre le narrateur et la réalité parallèle. Qui n’a jamais rêvé d’un tel décalage, où tout pourrait être subtilement différent ? Murakami offre carrément des passerelles : il suffit de passer certains murs, à certaines périodes et en certains lieux, pour disparaître du monde réel. Ainsi de Kiki, ex-copine du précédent roman, retrouvée en pute dans un film avec Gotanda, rencontrée un soir par une organisation de call girls… et disparue depuis sans nom ni adresse. Ainsi de May, retrouvée assassinée nue dans un hôtel, on ne sait pas par qui. Ainsi de June, commandée par téléphone (attention du père de Yuki au narrateur pour qu’il assouvisse ses éventuelles pulsions en-dehors de sa fille…), venue de nulle part et retournée au néant. Il n’y aura pas de July…

Murakami critique impitoyablement la société moderne, occidentalisée et purement affairiste. Celle qui confère aux élites certains privilèges exorbitants… Ceux-ci ne se résument pas à la richesse, bien qu’elle en fasse partie. Être privilégié, c’est appartenir au club restreint de ceux qui sont en connivence au plus haut niveau du pouvoir : politiciens, hommes d’affaires, acteurs, grands artistes. Ceux-là commandent à la police, persuadent des hôteliers antiques de céder leur terrain, vont dans des restaurants chics et conduisent des Maserati parce que cela entre dans « les frais », louent des putes à Hawaï par téléphone depuis Tokyo, sautent dans un avion pour faire quelques photos.

Quant à la masse, elle suit la mode, manipulée par le marketing. Elle encense les chanteurs derniers cris alors que « si tu écoutes la radio une heure entière, tu en entends à peine un de bon » p.170. Elle va uniquement dans les restaurants dont parlent les magazines branchés. Déformée par l’école obligatoire, « un endroit affreux. Des types infects qui prennent de grands airs. Des profs ennuyeux à mourir qui font les arrogants. Pour te dire franchement, je pense que 80% des profs sont des sadiques ou des incapables. (…) Il y a trop de règles absurdes à respecter. C’est un système destiné à écraser l’individu, et ceux qui ont les meilleures notes ne sont que des idiots sans la moindre parcelle d’imagination » p.284.

Il parle du Japon, mais il parle aussi de nous, Murakami. De la difficulté de vivre, de l’imagination, du formatage social. De la nécessité de faire soi-même son existence pour être autre chose qu’un robot.

Haruki Murakami, Danse, danse, danse, 1988, traduit par Corinne Atlan, Points Seuil 2004, 575 pages, €7.60

Les autres romans de Murakami chroniqués sur ce blog.

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