Articles tagués : jeunesse

Jean Lartéguy, Les mercenaires

Jean Lartéguy est né Lucien Pierre Jean Osty en 1920 et mort en 2011 à 90 ans. Il passe son enfance en Lozère, comme son héros, Pierre Lirelou ; comme lui il a un oncle prêtre, le chanoine Osty. Mais, au lieu de se faire curé, il passe sa licence d’histoire à Toulouse et s’engage à 19 ans en 1939 pour faire la « drôle de guerre » et de s’évader en 1942 pour devenir commando d’Afrique. Son Pierre envoie le froc aux orties à 17 ans pour baiser une gitane à qui il laisse « un fils » et partir s’engager chez les anti-franquistes en Espagne avant de faire le maquis et de s’engager dans l’armée Leclerc. C’est dire combien Les mercenaires sont inspirés de ce qu’a vécu l’auteur ou des personnages qu’il a rencontrés. Il est la réédition remaniée de son premier roman, Du sang sur les collines, passé inaperçu parce qu’il évoquait la guerre de Corée. Après le succès des Centurions, l’auteur a décliné les thèmes des Prétoriens puis des Mercenaires.

Ce ne sont pas des vendus au plus offrant ni des avides de gloire, à cette époque, mais des romantiques égarés dans le siècle. Imaginez une France frileuse, pacifiste après la Grande guerre (la plus con, celle de 14), sa démographie en berne à cause des classes creuses, le moral au plus bas face aux pouvoirs autoritaires qui l’entourent de plus en plus (Mussolini, Hitler, Staline, Franco), et empêtrée dans son parlementarisme de petits intérêts de petits partis, sans chef qui s’impose, ni projet politique. Tiens ! Cela vous dit quelque chose de notre époque ? Eh oui, si l’histoire ne se répète jamais, elle bégaie. Reviennent les idées des années 30…

Ces jeunes hommes écœurés de leur patrie, trop vieille et rassie,« combattent de 20 à 30 ans pour refaire le monde », dit l’auteur, avant de se ranger et de faire des enfants, s’ils ne sont pas tués. Lartéguy aura deux filles, Ariane et Diane. Pierre aura deux enfants, d’une juive israélienne qui bâtit son pays, et d’une congaï vietnamienne qui tente de construire un régime non colonial et non communiste. Mais, engagé dans le Bataillon français de Corée, il semble qu’il n’y survivra pas. C’est que la France a connu la guerre, sans interruption, de 1939 à 1962 avec la Défaite, la Résistance, l’Allemagne, l’Indochine, la Corée, l’Algérie. Ce pourquoi les années 60 enfin de paix retrouvée ont semblé un âge d’or, avec un chef légitime (de Gaulle), un plan économique, une monnaie stabilisée, une croissance forte (jusqu’à 7 % par an). Cet optimisme s’est manifesté par la natalité et l’ascension sociale. Jusqu’à ce que les crises du pétrole (1973 et 1979), puis les illusions de la gauche (trois dévaluations du franc de 1981 à 1983) cassent l’optimisme. Depuis, les Français vivent « en crise » permanente, d’où leur pessimisme, leur déclinisme, leur repli. Une atmosphère d’année 1940.

L’intérêt de relire Les mercenaires est de retrouver cette énergie de jeunesse, ces garçons qui partent combattre à 17 ans, ces lieutenants de 22 ans qui prennent avec leur section une ville entière, comme « M. » pour Lirelou, ces commandos entraîneurs d’hommes parce qu’ils les aiment. Si tous les personnages sont imaginaires dans ce roman, ils sont tous « vrais », car ce sont des types d’homme que l’on peut reconnaître dans la réalité. Tous différents, tous attirés par la guerre comme aventure, poursuite d’un rêve, surtout de camaraderie virile. Le médecin-capitaine Martin-Janet qui a quitté le confort de sa bibliothèque et de son cabinet parisien prospère pour faire ce qu’on n’appelle pas encore de « l’humanitaire », mais du soin aux blessés de toutes nations. Le capitaine Sabatier et le seconde classe « l’ignoble Bertagna ». Le capitaine Lirelou, après des « affaires » en Iran pour le lobby du pétrole, passé en Indochine où il a pacifié la plaine des Joncs avec le pirate Nguyen van Ty. Le lieutenant Dimitriev, fils de Russe blanc émigré en France, qui a trahi sans le savoir des résistants avant de tuer l’indicateur collabo et de s’engager dans l’armée d’Afrique. Le lieutenant Rebuffal, réserviste rengagé, aspirant débandé par la défaite de 40, blessé et soigné par la Wehrmacht. Le lieutenant Ruquerolles, Normale Sup, débandé lui aussi en 40 : « Tout un pays qui foutait le camp avec ses généraux, ses pompiers, ses ministres et ses catins. Une journée entière, je les ai regardés passer ; j’en étais soufflé. » Le sergent-chef Andreani, un Corse à l’oncle dans le Milieu marseillais, amoureux de sa femme Maria, à qui il dédie son héroïsme : il veut une médaille américaine pour pouvoir y émigrer. Et puis il y a le seconde classe Maurel, en réalité le lieutenant Jacques de Morfault, engagé dans la LVF (Légion des volontaires français contre le bolchevisme) après l’amère défaite de 40. « À cause de son nom, celui d’une des plus grandes familles huguenotes de France, de sa beauté, on en fit un officier après un stage rapide. La revueSignal publia la photo du nouvel archange de la collaboration sous le casque d’acier. »

Jean Lartéguy, laissé de côté par la mode intello parce qu’il était anticommuniste (donc du côté du « diable »), a été apprécié depuis sa mort par les généraux américains : son expérience de l’Indochine puis de l’Algérie a inspiré les techniques de contre-insurrection. Elles auraient permis de pacifier l’Irak si elles avaient été appliquées… mais voilà : l’arrogance yankee n’a que faire de la façon humaine de voir des Européens. A la psychologie et à la politique, elle préfère la technique, l’industrie ; les soldats ne sont pour eux que des robots efficaces, sans état d’âme. Dans le roman, le général US Crandall, en Corée, est de ceux-là : il n’hésite pas à sacrifier 1500 hommes pour prendre aux Chinois une série de collines qui l’ont séduites par sa beauté, les White Hills – pour rien. Ce n’était ni stratégique, ni nécessaire.

« Je crois même que je n’aime pas du tout la guerre » dit Lirelou à Dimitriev. « Mais elle crée parfois un certain climat dans lequel tout ce qui paraissait impossible devient soudain réalisable. Elle seule arrive parfois à ressembler un peu à ces rêves que l’on porte en soi depuis l’enfance : l’île déserte, la conquête d’un royaume. (…)Le mercenaire, c’est peut-être un type qui se bat pour un rêve qui l’a fait étant gosse ou qu’il a déniché dans quelque vieux roman d’aventure »

Jean Lartéguy, Les mercenaires (réédition remaniée 1960 Du sang sur les collines paru en 1954), Presses de la Cité 2012, 442 pages, occasion vintage hors de prix pour fana mili…

Jean Lértéguy, Les Mercenaires, Les Centurions, Les Prétoriens, Le Mal jaune, Les Tambours de bronze, Omnibus 2004, 1411 pages, €69,90

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Marini, Les aigles de Rome II

La suite des Aigles de Rome (chroniquée sur ce blog) qui a conté l’adolescence de deux garçons, Marcus Valerius Falco et Ermanamer latinisé en Arminius. Leur ardeur pubertaire a été disciplinée, ils ont été entraînés à la guerre, ils se sont affrontés par rivalité avant de devenir amis à vie. Ivresse des armes et plaisir des sens, il n’en faut pas plus aux ados pour se sentir heureux. Mais voici que l’amour s’en mêle…

C’est l’objet du tome II. En 9 après J.-C., Marcus revient de la guerre où il a été initié à la condition d’homme romain de la bonne société. Il se défoule chez Felicia, épouse de sénateur qui aime le plaisir. Il retarde le moment de retrouver son épouse légitime Silvia, qu’il n’a pas choisie mais que son père a arrangé pour la politique. Or Silvia l’aime, son beau corps de jeunesse musclée, son caractère ombrageux et son cœur passionné. Sauf que Marcus en aime une autre, rencontrée lors d’une course de chars cinq ans avant. Priscilla est déjà fiancée mais Marcus a le coup de foudre. Réciproque après un temps. Las ! Les pères décident pour les filles et Priscilla est mariée de force à un ami du papa, toujours pour raisons politiques.

De plus, Priscilla a pour mère la redoutable Morphea, une intrigante qui se sert de son corps et de son emprise sur les hommes importants pour faire avancer ses intrigues. Elle organise des orgies où les accouplements se font en public, pour le plaisir et pour la compromission. Elle veut conserver le beau et viril Marcus pour elle-même et est jalouse de sa fille qui a capté le cœur du jeune homme. Aussi, lorsque Marcus, chien fou, veut enlever Priscilla, il est assommé par le garde du corps nubien Cabar, montagne de muscles et fidélité à toute épreuve, puis conduit dans la maison de Morphea, attaché nu et fustigé sur la poitrine, avant d’être violé sous les yeux de Priscilla qui croit ainsi que Marcus la trompe. Elle se soumet alors au mariage arrangé tandis que Marcus, désespéré, se soumet à son ami Arminius, envoyé par l’empereur Auguste mater les révoltes en Germanie.

Rome reste corrompue par la volupté, l’ambition et les intrigues, et l’empereur n’est pas en reste. Pour dresser les garçons plein de fougue, il envoie Arminius, le Chérusque (Allemagne du nord) devenu romain, rétablir l’ordre de Rome et dompter la vitalité sauvage des peuplades germaniques par la sienne – mais mandater Marcus son ami et frère d’arme, lui-même issu de Germains par sa mère – pour le surveiller et rentrer en grâce auprès de son père.

Sauf que Morphea apprend à Marcus que Priscilla a suivi son mari en Germanie et lui demande de la protéger en lui adjoignant Cabar. De quoi alimenter le suspense pour la suite…

Un dessin toujours magnifique, les corps des jeunes gens sortis de l’adolescence pour devenirs purement virils, des femmes bien pourvues et lascives. Une nudité dans les plaisirs qui ne plaira pas au pudibonds moralement coincés, mais qui est d’une vitalité somptueuse. Les dessins présentent Rome comme si nous y étions et font attention aux détails, comme les fresques des murs, les graffitis des tavernes, les danseuses nues et les musiciens en plus simple appareil, les échansons, les échoppes, les courses de char, les statues du forum et des villas, les scènes de bataille. De la belle BD.

Marini, Les aigles de Rome II, Dargaud 2009, 60 pages, €17,50, e-book Kindle €6,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Catégories : Bande dessinée | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Les dieux grecs sont pour la vie

La pensée grecque antique est profonde et peu connue ; moins pratique que la romaine, mais plus aboutie en réflexion. Reynal Sorel, docteur en philosophie de Paris IV, l’étudie en détail dans son Dictionnaire du paganisme grec, paru en 2015, dont je vais chroniquer à mesure certains articles. Aujourd’hui : Abandon des dieux.

Ainsi, « les dieux » grecs sont une essence supérieure d’êtres, pas de ceux avec qui l’on communie. S’ils sont immortels, ils se méfient de la mort, qui n’est pas leur destin. Ils s’éloignent donc des humains devenus cadavres, même s’ils ont lié amitié avec les mortels durant leur vie, comme Apollon abandonne Admeste et Hector, ou Artémis son bien-aimé Hippolyte. De même, les dieux abandonnent l’homme décrépit : c’est son destin, pas le leur. A chacun sa destinée : les uns doivent être malheureux, les autres heureux.

Donc les dieux ne sont pas des hommes ; ils ne sont pas compatissants parce que ce n’est pas leur rôle. Ils restent impassibles à la destinée des mortels.

En revanche, ils célèbrent comme les humains la vie jaillissante, la jeunesse, l’action, la lumière. Ils élèvent au rang de héros – de demi-dieux – les humains qui poussent leur destinée au maximum de ses possibles. La vie est inaltérable, et seuls les dieux en jouissent pour l’éternité. Ils donnent l’exemple aux humains de ce qu’est un être supérieur. Ils ne sont pas « meilleurs » que les hommes, ils connaissent la colère, le désir, la jalousie, la vengeance – mais ils restent ancré dans la vie et pour la vie.

Bien loin du dieu chrétien représenté agonisant sur une croix, le corps souffrant, tout son message appelant à l’au-delà. Pour les Grecs, il ne s’agit pas de délaisser la vie ici-bas – au contraire, elle est la seule que l’on aura jamais. Ni réincarnation, ni banquet éternel auprès d’un Père, ni fusion dans un Tout éternel : la vie est unique et éphémère. C’est ainsi.

Ce pourquoi on ne célèbre pas la mort, comme les chrétiens le font, avec leur faste et leur austère mépris de cette vie-ci. La mort vient, à son heure, comme elle doit. Antigone n’attend rien des dieux et obéit à sa morale transcendante, à laquelle les dieux mêmes sont soumis : la norme, le destin, ce qui doit être accompli.

Seuls les humains meurent – seuls. Aucun dieu pour les consoler, il n’en est pas besoin. Quiconque naît se condamne à mourir, c’est la loi universelle. Le seul paradis est le souvenir qu’on laisse : vivant avec les enfants, moral par son exemple plus ou moins imparfait, spirituel par ses écrits. Ce pourquoi vivre est si important, célébrer la santé, la vigueur, l’enthousiasme.

Une belle leçon de paganisme.

Reynal Sorel, Dictionnaire du paganisme grec, Les Belles lettres 2015, 513 pages, €35.50

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Catégories : Grèce, Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Réveillez-vous malgré l’automne, dit Alain

Aujourd’hui, l’automne. Octobre 1909, le philosophe voit les feuilles se flétrir et le soir tomber. Il médite sur la fatigue de la nature et la langueur qui saisit le vivant. « Il est très vrai qu’on s’endormirait maintenant avec toutes choses, si l’on se laissait aller. A mesure que les feuilles jaunissent, le sommeil tombe sur les yeux. » Avec le raccourcissement des jours (et le paiement des impôts), naît la dépression, les idées noires et l’envie de dormir. Les gens sont pessimistes en automne.

Alain en fait une théorie. « Le soir est l’heure du souvenir ». Et il est vrai que l’on écrit son Journal ou ses Mémoires plus volontiers le soir que le matin. « Ce n’est pas au milieu de la journée que l’on pense au temps ; on est tout à l’action ; on dévore le temps sans le compter. C’est le matin et le soir que l’on pense au temps. Le soir, on considère les sillons achevés ; et le matin, on imagine les sillons à faire. » C’est vrai des jours comme des saisons, comme d’une vie. C’est au matin du monde que l’on se dit que tout est possible, au matin de la jeunesse que tout peut commencer parce que tout est ouvert. C’est au soir de la vie que l’on fait fait le bilan, joies et amertumes, voie et bifurcations.

« Le soir, on constate ; le matin, on invente. C’est pourquoi les images du soir sont liées à l’idée du passé, et les images du matin à l’idée de l’avenir. » Mais chaque année revient l’automne, son obscurité grandissante, et avec elle la dépression humaine. On a envie de reposer, de s’endormir sur ses lauriers, ou de dormir pour oublier. C’est ce qu’il ne faut pas faire, dit Alain. Il faut se révolter contre cet engourdissement saisonnier. « Tout le progrès tient pourtant à cette révolte-là. Nous refusons d’être marmottes. C’est pourquoi il est beau que, justement dans ces temps-ci, les petits garçons traînent leur sac de livres et que les écoles s’allument. Il n’est plus temps de louer les abeilles ; quand elles s’endorment, c’est alors que nous nous éveillons par volonté. L’école du soir est une chose humaine. »

En effet, l’être humain n’est pas pleinement dépendant de son programme génétique, comme les abeilles, ni des conditions de son environnement, comme les autres bêtes. Il est capable de penser pour l’aménager, de le façonner pour mieux survivre : bâtir des maisons, chauffer la cheminée, cultiver pour avoir des réserves, tondre et tisser pour se vêtir, inventer des machines ou des procédés. Dans l’existence traditionnelle, si le printemps était la saison du grand ménage, l’automne était celle des engrangements : du blé, du raisin, des pommes, des noix, des salaisons de cochon, du foin, du bois. Il fallait préparer un hiver actif, à bricoler dans la maison, à tisser la laine et réparer ce qui devait l’être. On ne s’endormait pas, on préparait l’avenir, l’après-Noël et le retour des beaux jours où labourer et semer.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Alain, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Arthur Conan Doyle, Les archives de Sherlock Holmes

Parfois traduit en français par Les dernières aventures de Sherlock Holmes, ou Archives sur Sherlock Holmes, ce recueil réunit douze nouvelles. Watson raconte, ou pas; c’est parfois Sherlock lui-même qui évoque, ou un narrateur extérieur.

Le détective cherche moins à affirmer sa méthode, il se met volontiers dans l’ombre avec la satisfaction du travail bien fait, de l’utilisation judicieuse de ses capacités d’observation et de déduction, en général en faveur des victimes. Désormais, il est sollicité de toutes parts, y compris par de très hautes personnalités, tel l’Illustre client, ou celui de la Pierre Mazarine. Par discrétion, il a refusé le titre de chevalier, n’acceptant qu’une épingle à cravate en émeraude de la Reine elle-même, comme il est seulement suggéré.

Il s’est volontairement retiré dans une ferme des Downs, dans le Sussex, où il élève des abeilles. Proche de la mer, et d’un institut d’éducation de jeunes garçons. Cela lui permet de résoudre une énigme portant sur la faune, dans la Crinière du lion. Une bien étrange affaire d’où sourd un certain sadisme. Là un jeune homme est retrouvé fustigé à mort, « le buste nu » sur les rochers. Une jalousie de mâle ? Un châtiment de la nature ? La beauté masculine, souvent citée chez Conan Doyle, à l’égal de la beauté féminine, est souvent sacrifiée. La belle jeunesse est victime plus que bourreau ; les mauvais portent dans leur corps et sur leur visage les stigmates de leur cruauté.

La modernité « fin de siècle » (le 19) s’intègre progressivement, avec le téléphone qui remplace le télégramme, et les annuaires, si précieux pour retrouver un nom. Ou le microscope, qui permet à Holmes les balbutiements de la police scientifique en distinguant les matières. Ou le gramophone, qui donne l’illusion que l’on joue de la musique alors que l’on entreprend autre chose. Ne resterait que le cinéma, mais Holmes en reste au théâtre : il se met en scène à sa fenêtre sous la forme d’un mannequin de cire qui fait semblant de lire, et que Mrs Hudson déplace de temps à autre, pour donner l’illusion que le détective est chez lui à lire derrière son rideau. Or ce n’est que son ombre. Ou la photo, dont les agrandissements permettent d’analyser de quel genre sont les zébrures qui apparaissent sur le dos nu du pauvre McPherson, athlétique mais faible du cœur.

Restent les forces obscures qui, même si la rationalité fin de siècle les récuse, montent à l’horizon et menacent la civilisation : se seront les orgueils mal placés et les pulsions de mort qui conduisent à la guerre de 14, laquelle préparera celle de 40, donc la guerre froide, puis la suite de décolonisations suivies de dictatures – dont le monde n’est toujours pas sorti.

Que peuvent la science et la raison contre la croyance et l’émotion ? Seules les périodes paisibles et fastes permettent aux raisonnables de contribuer au progrès ; les autres font régresser – toujours. Voyez l’ex-URSS retombée dans le stalinisme poutinien, ou le Nouveau monde régresser vers l’Ancien régime.

Si Holmes évacue la nouvelle menace biologique du « rat géant de Sumatra », c’est que pour lui « l’humanité n’est pas encore prête à en entendre parler ». Pourtant les frelons asiatiques, les mygales, le moustique tigre, migrent vers les pays tempérés avec le réchauffement climatique. Et le Covid nous est tombé dessus, chez Holmes une maladie tropicale dans le Soldat à l’étrange pâleur. Il constate aussi « un dérèglement psychique » chez un adolescent dans le Vampire du Sussex, qui préfigure nos questionnements récents sur le mal-être psychopathique de notre jeunesse 2025. La couguar est déjà là dans la société, avec la vieille des Trois pignons qui fait rosser son jeune amant, très beau mais impécunieux, au profit d’un duc riche dont elle pourrait être la mère. Le transhumanisme n’est pas absent non plus avec les apprentis sorciers du rajeunissement, dans l’Homme qui rampait.

Très moderne Conan Doyle, à l’affût des signaux faibles du futur, distillé dans des nouvelles de divertissement…

Sir Arthur Conan Doyle, Les archives de Sherlock Holmes (The Case-Book of Sherlock Holmes), 1927, Archipoche 2019, 339 pages, €8,50, e-book Kindle €1,49

Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, tome 2, Gallimard Pléiade 2025, 1152 pages, €62,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Palerme, musée Abatellis

Nouvel arrêt, dans la ville de Palerme cette fois, pour voir en coup de vent (en moins d’une heure) le musée régional dans le palais Abatellis. C’est hors programme et il doit fermer à 18 heures. Il recèle quelques trésors. Notamment une grande fresque du XVe siècle du Triomphe de la Mort où les Importants sont représentés en beaux costumes, la main à la ceinture au-dessus du pubis, signe des dominants. Ils sont touchés par les flèches du squelette qui chevauche le cheval squelettique et se retrouvent en bas du tableau, tout navrés. Dont le pape, la gorge transpercée d’une flèche. Les belles femmes aux robes à la mode et aux bijoux étincelants de même. Sur la gauche, les pauvres, vieux, handicapés, bancroches, lépreux, restent tel qu’ils sont : en bas. Deux personnages regardent le spectateur, le peintre et son fils préparateur. Nul ne connaît leur nom. Le thème est tardif car la dernière Grande peste date de 1348.

Le buste d’Eleonore d’Aragon de Francesco Laurana, œuvre délicate du XVe.

La Vierge de l’Annonciation d’Antonio da Messina se trouve ici. Le tableau est sobre, délicat, symbolique. La Vierge élève une main qui s’effraie tandis que l’autre accepte. Elle a le visage en ovale, le voile bleu et la lumière qui vient de l’arrière, comme probablement l’archange annonciateur. Il n’est pas représenté, ce qui est nouveau dans l’art, pour mettre l’accent avant tout sur la jeune fille.

Trois saints d’Antonio da Messina sont aussi exposés, saint Augustin, saint Grégoire et saint Jérôme.

La Madonne au Bambin et trois anges est de Jean Gossaert, de Maubeuge, fin XVe. Il présente toute la progéniture de putti dodus et roses à demi déshabillés, de la maternité triomphante. Tous chantent de joie et à la gloire de l’Enfant.

Sur le Corso Umberto, le long de la mer, la jeunesse fait du vélo, du foot, du cricket, des abdos, elle court. Tous exercent leur corps sur la pelouse face aux vagues, comme un lointain écho à la palestre athénienne. Les corps, dans le sud, sont assez libres, plus que dans les pays contaminés par la pruderie anglo-saxonne. Il n’est pas rare de voir des lycéens en débardeur sortant du lycée, des filles au ventre nu ou portant leur chemise nouée sans soutien-gorge.

Pour nos deux dernières nuits, nous revenons au même hôtel qu’à l’aller, le Principe di Villafranca, où l’on nous redonne d’ailleurs exactement les mêmes chambres.

Catégories : Sicile, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Destination finale 4 de David Richard Ellis

Un schéma classique, mais toujours efficace : un étudiant bien sous tous rapports, avec la vie devant lui, a une vision, celle d’une catastrophe. Il en fait part à ses amis, qui ne le croient pas vraiment, mais les entraîne hors du danger, suscitant l’ire des spectateurs dérangés. La catastrophe survient, exactement comme il l’avait prédit. Il connaît alors le sort de Cassandre : il porte malheur. C’est le cas de Nick (Bobby Campo), jeune homme gentil et musclé, qui assiste à une course automobile avec sa petite amie Lori (Shantel VanSanten) et ses copains Hunt (Nick Zano) et Janet (Haley Webb). Nick a la prémonition d’un accident de voiture qui envoie des débris dans les gradins, provoquant l’effondrement du stade.

Évidemment, tout se passe comme prédit, mais la bande des quatre est sauvée, avec ceux qu’elle a entraîné à sa suite. Dont Carter (Justin Welborn), un chauffeur de dépanneuse raciste dont la fiancée a péri parce que, selon lui, le garde de sécurité noir George (Mykelti Williamson) l’a empêché de replonger dans les débris pour la sauver. Il n’aurait rien pu faire mais serait mort lui aussi. Mais que peut-on contre l’obstination paranoïaque du plouc empli de ressentiment ?

Évidemment, ceux qui sont sauvés ne sont que des morts en sursis, et Carter le mauvais y passe en premier. En voulant se venger du Noir, une suite d’enchaînements mécaniques le jette à terre, enchaîné derrière sa dépanneuse dont les freins sont desserrés, et cramés par le bidon d’essence qu’il avait apporté pour jouer au Ku Klux Klan. Il périt, lui le Blanc raciste, comme les Noirs lynchés par ses semblables texans. Nick et ses amis se demandent quel est l’ordre de la liste à périr. C’est ensuite le tour du garagiste.

Évidemment, Hunt n’y croit pas. Jeune, bien bâti, sexuellement au top, il sent la vie devant lui et balaye ces superstitions malgré les récits sur Internet. Il périra en second, par où il a « péché ». Bien que Nick cherche à le joindre sur son mobile pour le prévenir d’éviter à tout prix l’eau, ainsi qu’il l’a vu dans un cauchemar, Nick sort en slip de la cabine où il a baisé longuement une fille jeune. Il marche, avantageux, lorsqu’un gamin obèse et balourd lui flanque une giclée dans sa paire de pectoraux soigneusement cultivés, que le môme rêverait sans doute d’avoir, en mimétisme homo-érotique. Le jet symboliquement spermatique fusille le téléphone et Hunt est furieux. Il crève… le matelas du gros gamin, lui pique son flingue à flotte et le balance dans les profondeurs sans regarder s’il sait nager. En jetant le pistolet à eau en plastique derrière une cloison, il actionne sans le savoir le levier de vidange de la piscine, dont le trou aspire violemment tout ce qui passe à portée. Jouant toujours avec sa pièce « porte-bonheur », il fera son malheur. Ladite monnaie tombe à l’eau et le jeune fat plonge pour la retrouver. Il se fait aspirer par le fondement, sans pouvoir s’en dépêtrer, au point de se vider par le cul. Gros plan sur le foie, les viscères – et la pièce – que régurgite le système bête et méchant, programmé pour bien faire son boulot.

Lori et Janet veulent absolument voir le film d’horreur catastrophe dont « tout le monde parle ». Nick prévoit qu’il va y avoir un accident et tente de les sauver mais Janet refuse, en conne américaine persuadée de son bon droit féministe de n’écouter qu’elle-même. Quant à Lori, il l’entraîne avec lui, mais l’explosion du cinéma (tout saute toujours à Hollywood) fait s’éventrer l’escalator et la fille est entraînée dans les engrenages à cause d’un lacet de basket mal attaché (toujours la flemme ado typiquement yankee). En réalité, lorsque les filles vont au ciné, Nick se précipite au centre commercial et parvient à éviter la catastrophe ; il les sauve.

L’homme au chapeau de cow-boy qui a dû changer de place sur les gradins est blessé à l’hôpital : c’est le prochain sur la liste. Il se prend une baignoire pleine du plafond, laissée se remplir par un infirmier insouciant. Puis George, fataliste depuis l’accident de sa femme et de sa fille, se fait faucher par une ambulance. La mère de deux kids turbulents (qu’on laisse faire), a été remarquée par Nick parce qu’elle sortait de son sac des tampons hygiéniques féminins pour mettre dans les oreilles de ses fils, assourdis par le vacarme de la course. Il avait trouvé ça marrant ; la femme l’avait suivi lorsqu’il avait dit qu’il fallait sortir. Elle est aussi sur la liste – on ne sait pas ce qu’il est advenu des kids, qui devraient y être aussi. Elle périt en sortant de chez le coiffeur, où un ventilateur tombé du plafond a failli la décapiter, et après une chute de siège jamais réparé. C’est en fait le palet jeté par l’un des gamins sur la pelouse en face, pour viser un panneau, qui est éjecté par la tondeuse du beauf clopeur qui remplit sa machine sans faire attention, qui finit par l’éborgner à mort ; elle venait de dire à ses gamins qu’elle allait garder l’œil sur eux…

Deux semaines plus tard, c’est leur tour. Ils se rejoignent au café pour fêter leur avenir après avoir leurré la Mort. Nick s’aperçoit qu’un échafaudage est mal étayé et prévient, mais l’ouvrier (noir), fataliste, dit qu’on doit le réparer. De fait, il s’écroule, et un gros Truck massif est forcé à faire un écart pour l’éviter, éventrant la vitrine du café dans lequel les trois qui se croyaient sauvés sont écrabouillés. Les filles parlaient chiffons et achats, comme des têtes de linotte, tandis que Nick pensait que tout avait peut-être été prévu pour cet instant précis.

Humour noir, contraste entre la jeunesse éclatante et la perspective mortelle, fatalité biblique – ce film en particulier dans la série point les défaillances humaines. La bêtise, le laisser-aller, le ressentiment, l’insouciance, la frivolité, tuent plus sûrement que les bêtes machines. Celles-ci n’échappent aux humains que parce qu’ils les laissent faire. Ils oublient de serrer le frein, laissent un bidon d’huile ou d’essence ouvert en équilibre, font se côtoyer des explosifs avec un tas de sciure, négligent de ranger une paire de lunettes-loupes au soleil, ne font pas attention aux instructions du lavage automatique, ne réparent pas le banc du circuit, ni l’échafaudage, ni le siège du coiffeur…

On ne peut rien contre la Mort, qui surviendra, inéluctable pour tous les vivants ; on ne peut rien contre le destin, suite de hasards et de nécessité ; mais on peut agir en adulte responsable et faire attention. Ce n’est pas le cas des personnages qui périront écrabouillés, transpercés, cramés, happés, cloués, aspirés. Le moins bon mais le plus rentable des films de la série.

DVD Destination finale 4 (The Final Destination), David Richard Ellis, 2009, avec Bobby Campo, Shantel VanSanten, Mykelti Williamson, Nick Zano, Haley Webb, Metropolitan Film & Video 2010, 1h18, doublé anglais, français, €26,80, Blu-ray €13,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Les films Destination finale précédents déjà chroniqués sur ce blog :

https://argoul.com/2024/12/01/destination-finale-de-james-wong/
https://argoul.com/2024/12/04/destination-finale-2-de-david-richard-ellis/
https://argoul.com/2025/02/23/destination-finale-3-de-james-wong/

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Santi, Une jeunesse levantine

Michel Santi est un original, et cette autobiographie en « réécriture subjective », comme l’analyse Gilles Kepel dans sa préface, donne les clés de son intelligence « décalée ». Il publie en effet le 3 mars de cette année dans La Tribune, le journal français de la bourse, l’engrenage d’un scénario apocalyptique déclenché par Trump – qui, heureusement, ne s’est pas produit. Ou du moins pas entièrement.

Michel est en effet né à Beyrouth en 1963 de Paul Santi, diplomate français issu d’une famille de Français d’Égypte, Compagnon de la Libération, et de Nadia Rizk, issue d’une des grandes familles chrétiennes orthodoxes du Liban. Français de naissance, élevé au collège jésuite français Notre-Dame de Jamhour, il quitte le Liban avec son père mais sans sa mère, à 12 ans en 1975, lors du déclenchement de la guerre civile.

Il part à Djeddah, en Arabie saoudite, où son père est nommé et, à 12 ans et demi, est invité par un prince saoudien de 50 ans à l’accompagner en pèlerinage à La Mecque. Son père ne pouvait pas, devant demander l’autorisation au ministère. Ce prince, prénommé Abdallah, sera roi d’Arabie saoudite en 2005. Ce passage à la puberté est une véritable initiation, comme les Grecs antiques l’organisaient pour leurs garçons, les confiant à un mentor plus âgé. Michel dira qu’il est parti du Liban « innocent et pur », ce qui signifie qu’il y reviendra différent. Gilles Kepel le suggère en passant lorsqu’il évoque le jeune compagnon du prince en « éphèbe chrétien ». Le pèlerinage exige la pureté du corps, mais l’avant et l’après sont libres. L’initiation à l’antique est autant spirituelle que de caractère, l’affectivité et la sensualité restant loin en second. Khomeiny, lorsqu’il le rencontrera, sera impressionné par cet aspect de l’éducation de Michel.

Rejoignant sa mère à 13 ans via Chypre, dans un Liban en guerre civile, il rencontre Sandy (Iskandar Safa), qui a alors 21 ans et milite dans la milice chrétienne nationaliste des Gardiens du Cèdre. Il deviendra homme d’affaires et de réseau, propriétaire des chantiers Constructions mécaniques de Normandie et de Privinvest, un géant international de l’armement et de la construction navale, ainsi que de l’hebdomadaire Valeurs actuelles. Il négociera en 1988 la libération des otages français du Liban. Il est l’amant de sa mère et l’adolescent Michel lie amitié, le suit, portant l’uniforme de la milice et chargé du dispensaire. Il rencontre le commandant afghan Massoud à Beyrouth, le futur terroriste chef de la branche militaire du Hezbollah Imad Moughanieh de son âge, puis Ali Hassan Salamé, dit Abou Hassan, cerveau des opérations terroristes de l’OLP (dont les fameux attentats de Munich contre les athlètes israéliens), qui est le mari de sa cousine Georgina et islamo-progressiste, ancêtre des islamo-gauchistes d’aujourd’hui.

« Les Palestiniens n’existent pas » (c’est ce qu’affirme par exemple Khomeiny p.170) ; ils sont arabes, dans l’histoire soit égyptiens, soit turcs, et ont une origine génétique commune avec les juifs. Expulsés de leurs terres par l’expansion d’Israël, ils sont exploités et manipulés par les puissances de la Ligue arabe pour mener leur jeu politique. Zuheir Mohsen, dirigeant de Saïqa, une faction palestinienne pro-syrienne et représentant à l’OLP affirmait en 1977 : « Nous parlons aujourd’hui de l’existence d’un peuple palestinien seulement pour des raisons tactiques et politiques, car les intérêts nationaux arabes demandent que nous posions le principe de l’existence d’un peuple palestinien distinct pour l’opposer au Sionisme. » Cancer du Proche-Orient, aucun pays « frère » ne veut d’eux sur son territoire, car ils créent bientôt une armée, menacent les institutions, gangrènent le pays de l’intérieur : la Jordanie les a chassés en septembre 1970 (p.141), le Liban les a chassé en 1982, l’Égypte les refuse en 2025.

Michel quitte la milice en fin d’année, las des massacres inter-ethniques et inter-religieux. « La terreur pour le plaisir, le sang pour le fun, la course aux martyrs, des deux côtés – de tous les côtés – vu qu’il y a autant de groupuscules que de causes, que de religions, que de sectes, que de villages, que de familles, que d’ennemis à abattre… » p.129.

Il rejoint son père nommé en Turquie, reprend ses études et passe brillamment le bac scientifique français. Il y rencontre un ami de son père, le résistant et espion Robert Maloubier, « Bob ». A 15 ans, il dîne chez sa cousine à Paris avec Sandy, Yasser Arafat (qu’il n’aime pas) et Shimon Peres (qu’il trouve froid). Sandy, qui veut désormais se faire appeler Iskandar, l’emmène à Neauphle-le-Château rencontrer l’ayatollah Khomeiny en exil, qui prépare son retour en Iran et la révolution islamique.

Il parle toute une après-midi avec lui, en tête à tête. « La cause palestinienne – qui est séculière – est devenue l’opium du peuple musulman, qui juge tout à travers son miroir déformant (…) Sous le prétexte de combattre Israël, ils asservissent leurs propres peuples et consolident leur tyrannie » (p.171), explique l’ayatollah au jeune garçon. Et de lui avouer qu’il va exploiter les Palestiniens lui-même pour diviser les pays arabes sunnites, afin d’imposer le chiisme, seule vraie foi en prolongement du message de Jésus. Et de lui exposer sa doctrine : « L’Islam, c’est la religion des opprimés. (…) Comme tous les chiites, je suis par définition contre la monarchie, contre toutes les monarchies, qui ne sont pour moi que des relents du polythéisme. (…) Tout est politique en islam ! » p.178. Son idée suprême est que la politique doit être subordonnée à la foi, inscrite dans le Coran et point barre. Puis il prend, selon le Michel Santi de 16 ans réécrit par l’adulte mûr de 60 ans, des accents Mélenchon :« Un pouvoir autoritaire est tout ce dont nous avons besoin. Ces créoles, ces Noirs, ces Arabes, ces pauvres, ces indigents de la démocratie, ils ne peuvent plus se satisfaire de simplement exister. (…) L’émotion est constructive, la raison fait des ravages. Voilà pourquoi je revendique la déraison. (…) J’appelle au désordre car l’ordre est ennuyeux. (…) Le relativisme – qui est une notion purement chiite par ses questionnements permanents – enrichit et libère » p.216. Il prône comme Trotski, la révolution permanente. Cette réhabilitation de l’émotion séduit le jeune Michel, qui a lu à 14 ans (p.152) le psychologue Pierre Janet.

Début 1979, Michel rend visite à sa cousine qui vient de perdre son mari assassiné par les services israéliens. Khomeiny veut le voir et lui demande de l’accompagner en Iran. Il a presque 16 ans et, une fois encore, est pris comme mascotte par un dignitaire musulman. Fils de diplomate français, jeune et chrétien, ami d’un prince saoudien, Michel est un « otage » parfait au cas où le retour se passerait mal. Car si Khomeiny est doux et poète lorsqu’on est d’accord avec sa façon de penser, il devient inflexible et sans pitié dès que l’on remet en question sa loi, donc Allah qu’il connaît par coeur (chapitre 44).

A 18 ans, Michel quitte la Turquie pour s’installer à Paris et commencer des études de médecine. Il réussit le concours à la fin de la première année mais, amoureux de Gilles, frère d’un condisciple de médecine d’un an plus jeune, est persuadé de rendre visite au Liban, que l’armée israélienne vient d’envahir. Gilles a un lointain cousin de 18 ans, blond et bien dessiné, dans l’armée d’occupation. L’assassinat du président élu du Liban Béchir Gemayel en septembre, suivi des massacres de Chabra et Chatila, incite Gilles à repartir en France tandis que Michel le quitte pour s’installer avec le cousin, qui déserte, écoeuré par les massacres israéliens. Shimon Peres le fait rapatrier à Paris comme indésirable en Israël, et le petit ami, sur le point d’être arrêté par l’armée, se tue.

Michel Santi ne reprendra pas ses études de médecine interrompues. Il se tourne vers HEC Paris, en sort diplômé, cofonde en 1993 sa première société de gestion de fortune indépendante à Genève, est naturalisé suisse en 1997 et développe ses activités jusqu’en 2005, où il devient consultant de banques centrales et professeur à HEC. Il a appris durant sa jeunesse à parler français, arabe, anglais, turc, et connu de multiples expériences. D’où son originalité à penser la finance. « L’incertitude est devenue ma meilleure alliée, et j’ai appris à la respecter. Surmonter l’inimaginable, se méfier du formalisme, survivre et même prospérer par temps de grandes volatilités » p.261. Penser autrement est la seule façon de profiter des engouements et des paniques – en investissant à l’envers du troupeau. Malgré une vie très différente, une âme sœur.

Michel Santi, Une jeunesse levantine – préface de Gilles Kepel, 2025, éditions Favre, Lausanne, 273 pages, €20,00, e-book Kindle €12,99

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

La fiche Wikipédia de Michel Santi

Le blog de Michel Santi

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Catégories : Géopolitique, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Voyage au centre de la terre d’Henry Levin

Un très bon film de la fin des années cinquante pour reprendre le roman de Jules Verne, chroniqué sur ce blog en 2011. Des personnages bien typés dans un décor somptueux. Évidemment, il y a des différences avec le livre : le professeur et son élève sont écossais, pas allemands (difficile après deux guerres mondiales), le descendant meurtrier du comte et la veuve, comme le cane, sont ajoutés pour pimenter l’histoire, et l’Atlantide est introduite fortuitement. Mais pour le reste, le mystère et le merveilleux scientifique demeurent.

Le professeur de géologie à l’université d’Édimbourg Oliver Lindenbrook (James Mason) a été fait chevalier. Ses étudiants le félicitent en lui offrant, outre une aubade, un encrier monté sur massacre de mouflon. Mais Alec McEwan (Pat Boone), son étudiant favori de première année de licence, ami de sa fille, lui offre en plus, avec le reste de la cagnotte récoltée, un morceau de lave négocié chez un antiquaire. Ce cadeau fait plus plaisir à Lindenbrook que le reste. Surtout que la lave, récoltée dans les épandages du Stromboli, est une lave d’Islande. Lindenbrook passe sa soirée à l’étudier pour percer le mystère de son poids, oubliant le dîner qu’il a commandé à sa gouvernante pour ses pairs. En tentant de faire fondre la lave, l’assistant fait exploser le four, ce qui révèle révèle un fil à plomb pris dans la lave, expliquant son poids. Il est gravé au nom d’Arne Saknussem, un célèbre savant islandais disparu pas moins de trois siècles auparavant (fin XVIe). Avec un message indiquant l’entrée du centre de la terre sur le volcan éteint Snæfellsjökull et l’entrée indiquée par le soleil levant passant entre les pics du volcan Scartaris.

Lindenbrook, saisi du démon de la science, part illico à Reykjavík. Alec, son étudiant, le suit, non sans lui avoir demandé la main de sa fille. Il est pauvre, il n’a que 18 ans, doit encore faire deux années de licence, rembourser ses parents – mais il est plein d’enthousiasme. Et que serait la science sans la jeunesse à qui transmettre sa flamme ? Le professeur a écrit à la sommité de la géologie européenne, le professeur suédois Göteborg (Ivan Triesault), mais celui-ci a disparu le lendemain de son message. Il est probablement parti trouver ce fameux centre de la terre tout seul, voulant coiffer Lindenbrook au poteau.

Qu’à cela ne tienne, Lindenbrook et Alec se retrouvent en Islande, où ils explorent les pentes du fameux volcan indiqué par Saknussem. Mais on leur met des bâtons dans les roues, les empêchant d’acheter du matériel d’alpinisme, puis en les assommant pour les enfermer dans une grange à duvet. C’est là que, entendant taper sur une paroi de bois, ils se font connaître du propriétaire, un grand jeune islandais, Hans Bjelke (Peter Ronson), et sa cane à lunettes apprivoisée Gertrud. A leur auberge, Göteborg n’est pas visible. Lindenbrook ruse pour connaître le numéro de sa chambre et s’y rend pour une explication. Ils découvrent tout un matériel prêt pour une expédition : cordes, piolets, lampes électrique à bobine à induction de Ruhmkorff, appareil de respiration, sacs à dos, provisions. Alec, dans la chambre à côté, trouve le professeur suédois mort. Des particules dans sa barbe montrent qu’il a été empoisonné au cyanure. Son épouse Carla (Arlene Dahl), qui survient sur invitation de son mari, est effondrée. Elle accuse Lindenbrook mais, lisant ensuite le Journal de son mari, détecte qu’il n’en est rien. Elle propose alors le matériel au professeur pour son expédition, à condition d’en faire partie.

Récriminations machistes, objections victoriennes (l’histoire se passe en 1880), mais la femme est admise dans l’expédition d’hommes qui comprend déjà Lindenbrook et ses deux jeunes compères, Alec et Hans, avec sa Gertrud. Les voilà donc partis, suspendus à un fil au-dessus du gouffre indiqué par le rayon de soleil levant passant entre les deux pics du Scartaris. C’est la cane qui trouve une galerie qui s’enfonce en pente douce plutôt que le puits à pic et sans fond. Ils s’encordent et s’avancent, éclairés par leurs lampes. Ils trouvent de l’eau en abondance et campent dans les endroits plats, comme des spéléologues.

C’est alors que la veuve entend du bruit, des pas. Lindenbrook se moque du « rat dans le grenier » qu’entendent toutes les femmes qui fantasment de peur, mais deux hommes sont en effet passés au-dessus d’eux. Les ayant suivis, désormais ils les précèdent. Arne Saknussem a laissé trois marques pour indiquer les bonnes galeries, comme gravées sur le fil à plomb. Mais les intrus les masquent pour induire en erreur. C’est encore Gertrud qui retrouve la bonne piste. Dès lors, le paysage change : c’est une grosse boule de pierre qui dévale le corridor où ils fuient (reprise dans Indiana Jones), des gemmes énormes dans les sources d’eau où ils peuvent se laver, une suite de concrétions de sel dans laquelle Alec tombe et se perd, se dépoitraillant puis arrachant ses vêtements comme un gamin de 12 ans, à cause de la chaleur.

Il est retrouvé déshydraté et le torse souillé de sel par l’un des intrus qui n’est autre que le descendant Saknussem, le nouveau comte (Thayer David). Il considère l’endroit comme son royaume, et exige du jeune Alec qu’il lui serve de porteur, puisque le sien a succombé à l’effort. Le jeune homme refuse et le comte le blesse par balle au bras. Le coup de feu et ses échos indique l’endroit où il se trouve et le professeur Lindenbrook, muni d’un étrange gadget qui mesure l’angle du dernier écho, réussit à le rejoindre. Saknussem est jugé, condamné, son arme confisquée, mais personne ne veut l’exécuter ; ils l’emmènent donc avec eux. Une forêt de champignons comestibles offre une alternative au bœuf en boite, mais surtout des troncs pour construire un radeau. C’est en effet une vaste mer intérieure, la légendaire Téthys, qui s’ouvre devant eux. Malgré des dimétrodons préhistoriques égarés depuis près de 300 millions d’années qui survivent ici, ils réussissent à embarquer et à naviguer un moment à la voile. Mais une tempête magnétique qui leur arrache tous leurs instruments métalliques les rejette sur une côte.

Ils échouent épuisés, affamés, quasi nus, pour le plus grand plaisir des deux jeunes de 20 ans à exhiber leur corps devant la femme. Le ventre sur le sable, faisant corps avec la terre, ils récupèrent tandis que Saknussem, jeté plus loin, s’empare de la cane pour la bouffer toute crue, ne laissant que les plumes. Hans est fou de rage et veut étrangler le comte. Seraient-ils redevenus sauvages ? Les autres tentent de l’en empêcher malgré sa force, mais la nature agit pour lui et le double meurtrier comte s’écrase dans un gouffre, sous un empilement de rochers. Les rescapés découvrent, par la brèche ainsi ouverte, une cité engloutie, la fameuse Atlantide avec ses temples écroulés et la vasque d’autel en pierre dure. Le squelette du savant Saknussem gît au pied d’une ruine, mort à cause d’une jambe cassée, son bras indiquant la galerie de sortie. C’est une cheminée volcanique qui aspire l’air vers la surface, sauf qu’elle est obstruée par un gros rocher.

Qu’à cela ne tienne, les savants chez Jules Verne sont tous un peu ingénieurs et Lindenbrook a l’idée d’utiliser la poudre noire contenue dans le havresac de feu Saknussem, pour faire sauter l’obstacle. Ce qui réussit au-delà de toute espérance, malgré un saurien géant qui tente de les croquer in extremis, la vasque de pierre dans laquelle ils ont pris place est éjectée par le volcan Stromboli, entré en éruption, jusque dans la Méditerranée. Ils sont recueillis par des pêcheurs sauf Alec, projeté hors de la vasque, qui atterrit dans un pin, tout nu, au-dessus des bonnes sœurs d’un couvent.

De retour à Édimbourg, le professeur est adulé, mais il ne rapporte rien de l’expédition, ni échantillon, ni note. Il se contente de projeter d’écrire ses mémoires, et sollicite pour cela la veuve Göteborg, dont on pressent qu’ils se sont trouvés et vont convoler en justes noces. De même qu’Alec avec Jenny (Diane Baker), bien que l’énergique garçon, réchappé de tant de périls, se soit cassé la jambe… en tombant des marches de l’église.

DVD Voyage au centre de la terre (Journey to the Center of the Earth), Henry Levin, 1959, avec James Mason, Pat Boone, Arlene Dahl, Diane Baker, Thayer David, Twentieth Century Fox 2013, doublé espagnol, allemand, français, anglais 2h04, €16,89

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Catégories : Cinéma, Jules Verne | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Se connaître soi-même, prône Montaigne

Suite du chapitre XIII du Livre III des Essais, l’ultime texte de Montaigne où il expose à la fin de sa vie sa vision du monde tirée « de l’expérience » (titre du chapitre). « Le jugement tient chez moi un siège magistral, au moins il s’en efforce soigneusement ; il laisse mes appétits aller leur train, et la haine et l’amitié, voire et celle que je me porte à moi-même, sans s’en altérer et corrompre. S’il ne peut réformer les autres parties selon soi, au moins ne se laisse-il pas déformer à elles : il fait son jeu à part. » Il faut savoir raison garder, même en ses instincts pulsionnels et ses passions affectives.

D’où le conseil d’Apollon, gravé au fronton de son temple de Delphes : Connais-toi. « L’avertissement à chacun de se connaître doit être d’un important effet, puisque ce dieu de science et de lumière le fit planter au front de son temple, comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller. Platon dit aussi que prudence n’est autre chose que l’exécution de cette ordonnance, et Socrate le vérifie par le menu en Xénophon. » Sauf que ce n’est pas si simple, avoue Montaigne. « Encore faut-il quelque degré d’intelligence à pouvoir remarquer qu’on ignore », et chacun se croit toujours assez intelligent pour le croire. Mais est-ce le cas en vérité ? « D’où naît cette platonique subtilité que, ni ceux qui savent n’ont à s’enquérir, d’autant qu’ils savent, ni ceux qui ne savent, d’autant que pour s’enquérir il faut savoir de quoi on s’enquiert. Ainsi en celle-ci de se connaître soi-même, ce que chacun se voit si résolu et satisfait, ce que chacun y pense être suffisamment entendu, signifie que chacun n’y entend rien du tout. » Montaigne prend plaisir à jargonner en logique pour dire une chose bien claire : que la seule chose que l’on doit savoir, c’est qu’on ne sait rien.

Montaigne se juge à cette aune. Il se sait faible, ce qui le rend modeste, obéissant aux croyances prescrites (sans forcément y croire), « à une constante froideur et modération d’opinions » (qui lui permet de juger sans passion) – et surtout « la haine à cette arrogance importune et querelleuse, se croyant et fiant tout à soi, ennemie capitale de discipline et de vérité. Ecoutez-les régenter : les premières sottises qu’ils mettent en avant, c’est au style qu’on établit les religions et les lois. » Autrement dit, ils assènent d’autorité comme des dieux, ce qui leur permet de se passer d’étudier et de savoir. Combien de « spécialistes » mettent-ils en avant leur autorité de pontes pour affirmer sans preuve, qui que l’hydroxychloroquine soigne le Covid, qui que la terre est plate, qui que l’humain n’est pour rien dans le réchauffement climatique, qui que les vaccins ne servent à rien, et ainsi de suite. « C’est par mon humaine expérience que j’accuse l’humanité d’ignorance », affirme Montaigne au soir de sa vie. « L’affirmation et l’opiniâtreté sont signes de bêtise », assène-t-il. Ce qui se vérifie tous les jours.

C’est, dit-il parce que « dès mon enfance, [je me suis] dressé à mirer ma vie dans celle d’autrui ». Il étudie tout, ce qu’il faut fuir, ce qu’il faut suivre. Ainsi a-t-il le jugement assez sûr sur ses amis, ce qui les étonne.

Quel bilan tire-t-il de cette masse d’essais écrits au fil du temps ? « Toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie, qui est, pour l’interne santé, exemplaire assez, à prendre l’instruction à contrepoil. Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d’expérience plus utile que moi, qui la présente pure, nullement corrompue et altérée par art et par opination . L’expérience est proprement sur son fumier au sujet de la médecine, où la raison lui quitte toute la place. » Pour être en bonne santé, « même lit, même heures, même viandes, et même breuvage. Je n’y ajoute du tout rien, que la modération », dit Montaigne. Les habitudes, c’est le secret des centenaires, interrogés depuis par les journalistes. « Ma santé, c’est maintenir sans trouble mon état accoutumé », résume Montaigne.

Pour le reste, « il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut éviter », dit encore le philosophe périgourdin. Imaginer, c’est périr avant même d’être touché. Et de s’étendre à pleines pages sur ses maladies. Avant de donner un conseil à la jeunesse : « Il n’est rien qu’on doive en recommander à la jeunesse que l’activité et la vigilance. Notre vie n’est que mouvement. » Lui dort beaucoup – huit ou neuf heures par nuit – n’est pas impétueux mais a de la résistance, il marche longtemps et n’apprécie rien, depuis l’enfance, qu’être à cheval. « Il n’est occupation plaisante comme la militaire, occupation noble en exécution (car la plus forte, généreuse et superbe de toutes les vertus est la vaillance), et noble en sa cause ; il n’est point d’utilité ni plus juste, ni plus universelle que la protection du repos et grandeur de son pays. La compagnie de tant d’hommes vous plaît, nobles, jeunes, actifs, la vue ordinaire de tant de spectacles tragiques, la liberté de cette conversation sans art, et une façon de vivre mâle et sans cérémonie, la variété de mille actions diverses, cette courageuse harmonie de la musique guerrière qui vous entretient et échauffe et les oreilles et l’âme, l’honneur de cet exercice, son âpreté même et sa difficulté… » N’en jetez plus. Montaigne aime son état de noble, donc guerrier au service, entouré de jeunesse et vivant simplement, tout dans l’action et l’observation de ce qui survient.

Après moult gloses sur les antiques et leurs prescriptions de vie saine, vient la phrase qui résume Montaigne en sa personne. « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. » Si l’on traduit en termes contemporains, nul doute qu’il ne faut vivre qu’au présent, sans lâcher son imagination ailleurs ni plus loin. C’est cela le bonheur, l’accord de soi et du monde, au temps présent. Carpe diem : cueille le jour présent. La vie, dit Montaigne : « il y a de l’art à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons. »

Quelques maximes, ciselées pour la fin, dans ce chapitre ultime des Essais :

« Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. »

« Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. »

« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. (…) Au plus élevé trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul. »

Et la toute dernière phrase : « Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. » Autrement dit vivre en humain, pleinement humain, est la beauté même : c’est accomplir pleinement notre destinée. Suit une dernière remarque sur la vieillesse, puis une citation d’Horace, poète romain épicurien et stoïcien, né en 65 avant, qui plaisait fort à Montaigne, qui résume tout : santé, facultés, vieillesse pas avilissante, écriture.

C’est ainsi que nous avons chroniqué l’intégralité des essais de Montaigne, depuis 2011.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

(Mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Alberto Moravia, La belle romaine

Ce gros roman a lancé la notoriété de l’auteur italien après-guerre. Né en 1907, Alberto Moravia, souvent cité pour un prix Nobel qu’il n‘obtiendra jamais (ce prix est délivré pour des raisons politiques, pas pour le talent littéraire), analyse sans complaisance les personnages velléitaires de sa société. Les Italiens ont en effet adulé le fascisme, avant de se précipiter dans les bras du communisme, puis dans ceux du consumérisme et de la mafia. Avec autant d’enthousiasme et de stupidité.

L’élite bourgeoise, catholique, puritaine et fasciste n’a rien empêché, a laissé faire, abandonné les gens à n’importe quel parti. C’est le cas d’Adriana (traduit par Adrienne en français, à une époque, les années cinquante, où l’on francisait encore tout). Elle a 16 ans au début du livre et, nue, se trouve belle. Encouragée par sa mère, elle va se montrer pour arriver. D’abord comme modèle chez les peintres, mais ils ont peu d’argent ; ensuite chez les « gens biens », ceux qui en ont, mais qui ne vont surtout pas épouser. Baiser, oui, marier, non. Or le mariage est l’idéal de vie d’une jeune fille romaine en ces années-là. Le roman se situe au moment de la guerre fasciste contre l’Éthiopie en 1935-36, une allusion y est faite un moment.

Adriana, née pauvre et sans père, mort à la guerre, est élevée par une très petite bourgeoise aigrie et envieuse qui coud des chemises pour vivre. Elle fait bosser sa fille pour mettre de l’huile d’olive dans ses pâtes. Mais quoi de mieux que de profiter de ce que la nature vous donne pour gagner de l’argent ? Car l’argent est tout, il donne la santé, le confort, le pouvoir. Une mère ne peut rêver mieux pour sa fille. Donc la sortir, la présenter, pour que les hommes l’envisagent, la désirent, finissent par l’épouser. La naïve gamine de 16 ans ne rêve que petite maison et famille autour de la table, sous la lampe, comme elle l’a vu dans son quartier excentré de Rome.

Ce n’est pas ce qui va advenir. Les peintres sont respectueux de son corps, la dessinant avec amour, mais sans la toucher, comme on contemple un bel objet. Or Adriana ressent déjà les émois de la chair, elle veut plus que les regards sur elle, elle désire être prise, pénétrée, fusionner avec un mâle. C’est assez cru, mais naturel. Elle avise alors le jeune Gino, qui conduit une belle auto. Ce n’est pas la sienne, bien qu’il veuille un moment le faire croire ; il n’est que chauffeur d’une famille riche, gardien de la villa en l’absence des maîtres. Adriana l’aime comme il est, pour sa jeunesse, sa fougue sexuelle, le plaisir qu’il lui donne, et une certaine tendresse qu’il ressent. Il promet de l’épouser dans six mois.

Mais bien sûr, pas question de mariage. La promesse est repoussée d’échéance en échéance, comme la dette de la France. C’est que Gino cache qu’il est déjà marié en province, et père d’une petite file. C’est ce qu’Astarite, ponte de la police politique devenu éperdument désireux de se faire la belle romaine, lui apprend, un jour qu’elle va le voir. Dès lors, le fantasme de vie normale d’Adriana s’écroule. Avec sa pauvreté, elle ne sera jamais épouse fidèle ni mère de famille respectable. Sa mère l’avait prévenue : on épouse riche, ou jamais. Elle choisit donc jamais. Dès le quart du roman, elle se rend compte : « je suis une putain ! » Cri du ventre plus que du cœur : elle enchaîne en effet les passes, avec les hommes qui lui sont présentés par sa copine Gisela, ou carrément dans la rue. Un ou deux par jour, qui la paient. Elle les emmène chez elle où sa mère ne dit rien, bien contente d’avoir eu raison et de palper l’argent pour enfin engraisser et paresser.

Ce qui est intéressant chez Adriana est qu’elle n’a aucun scrupule, ni aucun remord. Elle jouit de son corps comme un jeune animal, et prend son plaisir où il se trouve, avec naturel. Elle aurait préféré le jeune Gino, mais les autres la contentent, même s’ils lui répugnent parfois. C’est que le sexe a des exigences plus fortes que le cœur et que, bien-sûr, la raison. Les ouvrières romaines sont-elle obligées de se faire putes pour s’élever au-dessus de leur condition ? Sans vendre son corps, songe Adriana, « il nous faudrait recommencer, maman et moi, notre vie d’autrefois, avare, inconfortable, pleine de convoitises refoulées » p.257. La société protège les riches, pas les pauvres.

Il y aura Jacinthy le commercial, puis l’étudiant de 19 ans coincé, Astarite le policier fasciste, et encore un moment Gino : il la chausse tellement bien de son pied. Mais c’est finalement Gino qui va la perdre sans le vouloir. Il l’a emmené pour frimer à la villa de ses patrons ; ils y ont fait l’amour plusieurs fois dans sa chambre de domestique. Mais Adriana a désiré le faire dans le grand lit de la bourgeoise absente, avant de prendre un bain dans sa baignoire. Gino a cédé, et Adriana s’est emparée d’un poudrier en or orné d’un gros rubis poussoir – comme ça, pas par goût du luxe, mais par capacité à le faire. Gino est suspect d’avoir mal gardé la maison ; il va donc faire accuser une bonne à sa place, qui ne l’aime pas et le prend de haut, en volant une réserve de dollars qu’il va cacher dans sa valise ; elle est emprisonnée et battue. Gino l’apprend à Adriana pour lui montrer les conséquences de son acte irréfléchi.

Mais ce qu’il ne dit pas tout de suite, c’est qu’il n’a pas rendu le poudrier qu’Adriana lui donne immédiatement, pour faire libérer la fille. Au contraire, il cherche à le vendre à son profit ; il s’est accoquiné avec un malfrat qui peut devenir très violent s’il est contrarié… Et qui a tué un orfèvre qui lui proposait une somme ridicule de l’objet, ce qui a fait scandale dans la presse. Adriana se trouve forcée de coucher avec lui, avant d’aller coucher à nouveau avec Astarite pour faire libérer la bonne accusée à tort. Cela via un prêtre à qui elle avoue en confession toute l’affaire pour lui confier le poudrier à rendre par la police. Lequel lui ordonne de dénoncer le tueur de l’orfèvre.

Que peut-on contre le destin ? Comment arrêter un engrenage une fois qu’il s’est mis en marche ? Adriana la naïve, désormais plus de 20 ans, n’aura pas la vie qu’elle s’est rêvée. « C’est ainsi qu’après quelques heures d’angoisse je renonçais à lutter contre ce qui paraissait mon destin et l’embrassais même avec plus d’amour, comme on étreint un ennemi qu’on ne peut abattre. Et je me sentis délivrée. D’aucuns vont penser qu’il est bien commode d’accepter un sort ignoble, mais fructueux, au lieu de le refuser. Moi, je me suis souvent demandé pourquoi la tristesse et la rage habitent si souvent l’âme de ceux qui veulent vivre selon certains préceptes et se conformer à certains idéaux, tandis que ceux qui acceptent leur vie, qui est avant tout nullité, obscurité, faiblesse, sont si fréquemment insouciants et gais. Dans ces cas-là, du reste, chacun obéit non pas à des préceptes, mais à son tempérament qui prend l’aspect du destin. Le mien, comme je l’ai dit, c’était d’être à tout prix joyeuse, douce et tranquille, et je l’acceptais » p.266.

Elle sera trahie, mise enceinte ; bref, la chute. Quant aux hommes, durant la période fasciste et dans le désordre après-guerre, ils restent les mêmes : séducteurs, menteurs, dominateurs. N’ayant qu’un objectif court terme en vue : assouvir leur désir.

Un film a été tiré du roman en 1954, avec Gina Lollobrigida en Adriana, disponible seulement en italien sur DVD.

Alberto Moravia, La belle romaine (La Romana), 1947, J’ai lu 1971, 503 pages, occasion édition reliée €15,60

Alberto Moravia, Le Conformiste – La Romaine – La Désobéissance – La Ciociara, collection Bouquins 2023, 1152 pages, €32,00

Les romans d’Alberto Moravia déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Destination finale 2 de David Richard Ellis

Suite de la première Destination finale avec, au lieu d’un crash d’avion, un carambolage d’autoroute. Même ingrédients, mêmes superstitions, mêmes effets de suspense – la série est une affaire qui marche. Le 2 est moins sombre que le 1 et plus axé sur le spectaculaire des effets en chaîne. Il est assez réussi.

Nous sommes, date symbolique, un an après le crash du vol 180. La Mort veut faucher son contingent annuel de jeunesse. Kimberly (A.J. Cook), 18 ans, tout juste le permis, prend le volant du gros 4×4 rouge de son père pour aller passer des vacances en Floride avec ses amis, adeptes de la fumette. Sur l’autoroute plutôt chargée, la conductrice, peu attentive à son volant, écoute les blagues nulles des garçons à l’arrière et regarde les passagers des voitures qui la doublent. Un gamin joue l’accident avec un camion et une voiture jouets, une fille se dresse les seins nus pour épater les mâles à l’arrière, un punk à chaîne sniffe de la coke tout en tenant son volant avec la cuisse, un chauffeur poids lourds s’enfile une bière au volant…

C’est drôle, décalé – puis soudain le flash : un gigantesque carambolage initié par un camion transportant des troncs de bois. Mal attachés, ceux-ci s’écroulent sur les voies, entraînant une suite de réactions en chaîne où le sang gicle, les corps sont écrasés dans des hurlements terribles. Kimberly se réveille alors qu’on klaxonne derrière elle : elle était arrêtée à la bretelle d’autoroute, attendant le feu vert pour passer.

Dès lors, elle se met en travers, complètement hystérique : elle a eu la « prémonition » d’un accident et ne veut plus avancer. Les conducteurs derrière elle s’énervent. Un flic de l’État (Michael Landes), en patrouille, vient voir ce qui se passe et cherche à la raisonner. C’est alors que le camion de bois passe. Les troncs se détachent, et c’est l’accident prévu !

Kimberly l’a évité par sa prescience magique, empêchant ainsi « la Mort » de prélever sa dîme parmi les conducteurs piégés derrière sa voiture. Mais un camion arrivant à toute allure emboutit son 4×4 rouge, tuant net tous ses amis dedans. L’officier de police Thomas Burke la sauve in extremis en la poussant hors de la trajectoire. Elle a déjoué la Mort. Mais ceux qu’elle a vus, le cocaïnomane Rory Peters (Jonathan Cherry), le professeur motard noir Eugène Dix (T.C. Carson), la star snob Kat Jennings (Keegan Connor Tracy), le gagnant au loto Evan Lewis (David Paetkau), la veuve Nora Carpenter (Lynda Boyd) et son fils de 15 ans Tim (James Kirk), et la femme enceinte Isabella Hudson (Justina Machado) sont des morts en sursis. La Camarde va chercher à les récupérer par tous les moyens.

Et ces moyens sont nombreux et inventifs. Evan, par exemple, rentre les bras chargés à son appartement ; va-t-il glisser sur un jouet dans le couloir ? S’exploser au gaz sous la poêle ? Laisser échapper sa bouteille d’huile à griller les saucisses surgelées (la malbouffe dans toute sa splendeur yankee) ? Curieusement, il se met torse nu pour cuisiner tout en faisant autre chose ; son téton piercé fait genre sur son torse glabre de bébé rose (la mode yankee des branchés pré-millénium). Il contemple la belle montre qu’il a achetée avec ses gains au loto, ainsi qu’une bague d’or et diamants en forme de fer à cheval (le mauvais goût dans toute sa splendeur yankee), tout en écoutant sur son répondeur à bande les messages intéressés de tout un tas de copains et copines perdus de vue mais alléchés par le fric. Évidemment la bague lui échappe et va se perdre dans le trou de l’évier ; évidemment sa main reste coincée dedans alors qu’il cherche à la récupérer ; évidemment les saucisses brûlent pendant ce temps-là, et l’huile répandue hors de la poêle s’enflamme aussi ; évidemment la poêle tombe alors qu’il cherche à distance à jeter quelque chose dessus pour étouffer le feu – elle incendie l’appartement (les logements de carton-pâte dans toute leur qualité yankee). Va-t-il périr grillé ? Non pas, il s’échappe de justesse par l’échelle de secours juste avant que la bonbonne de gaz n’explose (tout explose aux USA, les bagnoles, les maisons, les fours, les barbecues- sinon ce ne serait pas Hollywood). Il rejoint in extremis le sol… mais glisse sur les spaghettis qu’il a jetés par la fenêtre pour faire la place aux saucisses dans la poêle. Étalé sur le sol, il est vivant, sauf que l’échelle se détache… et l’empale dans l’œil. Le croque-mort (Tony Todd) – qui est la Mort elle-même – coupe à la pince l’anneau de téton du garçon avant de l’enfourner pour le réduire en cendres. Sa parure corporelle n’a pas empêché sa jeunesse d’être interrompue net.

La nouvelle de cette fin rocambolesque alerte l’officier Burke et Kimberly. Ils font une réunion entre survivants de l’autoroute à la suite de laquelle Kimberley rend visite à Claire Rivers, la dernière du vol 180. Elle s’est volontairement enfermée en centre psychiatrique et refuse toute visite avec objet tranchant. Elle déjoue la Mort depuis un an. Claire refuse d’aider Kimberley (l’individualisme dans toute sa bonne morale yankee), mais se rend compte brusquement que les survivants meurent dans le sens inverse de l’ordre du carambolage. Elle sort de son isolement pour prévenir Kimberly de faire attention aux signes prémonitoires de « la Mort ». Kimberly a la vision d’une attaque de pigeons et c’est Tim, sortant de chez le dentiste, qui en fait les frais. Il s’avance comme un gamin (il a 15 ans) pour chasser les volatiles… et se prend en pleine tronche une vitre détachée de la façade dans laquelle les pigeons désorientés vont se crasher souvent. Exit l’ado (même la jeunesse peut mourir). Sa mère, Nora, sera décapitée par des portes d’ascenseur alors qu’elle cherche à échapper à un porteur d’un bac contenant des bras articulés qui la rendent hystérique à la suite d’une nouvelle « vision » de Kimberley.

La suite est du même effet : Kat est empalée par un tuyau qui l’avait épargné dans l’accident de son véhicule. Le matériel de désincarcération du sauveteur active l’airbag… qui rejette violemment la, tête en arrière, juste sur le pieu tranchant. La cigarette qu’elle venait d’allumer en étant sûre d’être sauvée tombe de sa main dans une fuite d’essence menant à la camionnette des journalistes, qui ont reculé sur une pierre, provoquant l’explosion et l’envol d’une clôture de barbelés qui coupe Rory en trois au niveau des reins et du torse (bel effet spécial). Eugène, le motard de l’autoroute qui n’y croyait pas, explose dans sa chambre d’hôpital, après une suite de mouvement des machines (qui semblent douées d’une vie propre, l’angoisse proprement yankee de la technique comme un destin).

Isabelle donne le jour à son bébé, malgré le docteur que Kimberly a vu en prémonition l’étrangler. Une vie contre une mort, telle est la superstition basique du film, et les survivants se croient sauvés. Mais point ! Jusqu’au gamin de la ferme (Noel Fisher) où a eu lieu le dernier accident avec Kat – rien à voir avec l’autoroute – qui a été sauvé par Rory d’une camionnette folle : il explose en manipulant le barbecue lors de la fête de survie. Son avant-bras grillé à point atterrit sur la table juste devant sa mère.

Un humour noir du second degré bien mis en scène. Pas vraiment intello, ni flippant, juste délassant. Jouer avec la Mort fait toujours recette. Les acteurs sont fades, surtout Kimberly, à l’exception de l’officier de police peut-être.

DVD Destination finale 2 (Final Destination 2), David Richard Ellis, 2003, avec Ali Larter, A.J. Cook, Michael Landes, David Paetkau, James Kirk, TF1 Vidéo 2004, 1h27, €11,94, Blu-Ray €10.00

DVD Destination finale de 1 à 5, New Line 2024, 7h16, €29,99, Blu-ray €32,93

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Jean-Louis Curtis, Le thé sous les cyprès

Cinq nouvelles dont le décor est l’Italie et le thème l’amour. Avec toutes ses variations, ses permutations, ses désillusions.

Le thé sous les cyprès invite Alma, vieille fille auprès de son papa octogénaire expert en art, à rencontrer Jennifer, la fille d’une amie de son père, et son fiancé Sandro. Un bel Italien dont elle a connu le père, au point de presque se fiancer avec lui. Et puis… la vie l’a reprise et elle est restée vierge. Devant le jeune homme, resplendissant de jeunesse sous sa chemise blanche fluide, elle en a une pointe de regret. Il ressemble tant à son géniteur, Alma songe qu’il pourrait aussi être son fils. Rien de cela n’a eu lieu. Malgré tout, il faut imaginer Alma heureuse, comme Sisyphe.

Pierre et sa femme Yvette visitent enfin Venise, la quarantaine venue et l’aisance enfin conquise. La ville aurait pu être leur voyage de noce, mais ils n’avaient pas d’argent. Ils ont emmené les enfants, deux échalas contestataires de la période 68, cheveux longs, chemise à fleur et dénonciation de l’impérialisme américain et bourgeois sous le moindre prétexte. Pour les jeunes, le garçon en fac de philo et la fille en terminale, Venise est surfaite, même si l’on trouve à acheter – pas cher – des fringues et des bijoux à la mode. Ils critiquent la société de consommation, les gens, les restaurants, les touristes, eux qui ne sont encore que fils et fille à papa. Lequel, bourgeois promu, s’est fait tout seul dans un commerce de vins à Paris dont le fils aîné, 19 ans, a honte devant ses copains hippies du XVIe. Les jeunes en 68 ne sont pas exempts de contradictions, et l’auteur se plaît à s’en moquer gentiment. Ils seront les néo-bourgeois des années socialistes, sous Mitterrand, et leur « rébellion » n’aura duré que le temps de leur excès d’hormones. Mais les parents en souffrent, leur amour filial en est blessé. Au point que le cœur de Pierre entre en crise.

Un jeune Américain, études terminées, fait un grand tour en Europe. James Hoggarty IV est beau, riche, éduqué, issu d’une famille de Pionniers qui a réussi à bâtir une fortune. Il est snob et n’aime rien que se faire valoir, ni personne que lui-même. Ses aventures sentimentales ne sont que superficielles, comme les Yankees savent le vivre, « amis » sans se mouiller, prédateurs sexuels sans s’engager. Cela ne va pas sans crises de dépressions profondes, mais passagères, comme si l’inconscient savait le vide de sa vie. « Ces jeunes gars de la haute, bourrés de fric, qui ont l’air de posséder le monde. – Ils finissent par être possédés ». Ado prolongé jusqu’à la quarantaine, vieux beau qui se force à rajeunir par gymnastique, esthétique et cosmétiques après, vieillard précoce des noces qu’ils font. Ils cherchent l’amour sans jamais le trouver car ils ne s’investissent jamais dans l’autre mais préfèrent l’adulation de miroirs. L’âge venant, les aventures deviendront de plus en plus intéressées. L’amour de soi n’est pas l’amour.

Aldo, le macho italien marié, deux grands enfants, des petits-enfants, vit sa crise de la cinquantaine à Capri avec une jeunette pleine de vie. Il s’accroche bec et ongles à sa jeunesse, sans accepter le temps qui passe ni les siens à accompagner. Il est jaloux des beaux mâles de la marina, jeunes, trapus, athlétiques, tel ce batelier en seul jean qui rame pour eux vers la grotte azurée, puis se baigne nu dans l’eau transparente pour les reflets qu’il donne à ses muscles. Au retour, il ne peut donc s’empêcher de sermonner Sylvana en nuisette transparente, jusqu’à la crise inévitable : elle le quitte. Amour impossible, qui ne tient que par la chair, sans envisager l’âme. Tout comme ces jeunes gars du Midi, dont il voit un spécimen avec un vieil industriel de sa connaissance : « tout leur est bon. Tantôt pour les sous, tantôt pour le plaisir, et de préférence pour les deux ensemble. Rien ne les arrête. » Aldo aussi ne voit de Sylvana que son corps à admirer, à étreindre, pas sa personne. « Elle rayonnait le bonheur de vivre ; il savait que c’était cette vertu, en elle, son infatigable vitalité, qui le subjuguait. Peut-être valait-il la peine de souffrir un peu, si la souffrance était compensée par le bonheur de voir vivre près de soi une créature si revigorante, et de vivre dans la capiteuse irradiation de sa jeunesse. »

L’éphèbe de Subiaco est une statue sans tête de jeune garçon au bord de la puberté, découverte dans une villa de Néron à Subiaco, exposée au Musée national des Thermes à Rome. C’est aussi un jeune homme de 21 ans originaire de Subiaco, Luigino, qui vient la voir à sa descente du train, et que rencontre Minna, allemande de 38 ans habitant Rome, où elle donne des cours de langue. L’éphèbe orphelin, placé à 12 ans comme valet de ferme, est à peine dégrossi par le service militaire et elle se prend pour lui d’une affection quasi maternelle. Elle l’habille, le finance, l’éduque, en fait son amant mais s’efface vite devant ses maîtresses que sa jeunesse attire. Dont Rosemary, une jeune Américaine qui l’épuise, exigeant le coït plusieurs fois par jour et par nuit. Elle lui a promis de l’épouser, mais il ne tiendra pas sur la durée ; ce qu’elle veut, cette puritaine émancipée par les années soixante, est un gros vit qui la fasse jouir, pas un mari avec qui faire sa vie. Minna le pressent et, lorsqu’elle la rencontre à un cocktail d’Ursula, une amie peintre, elle le sait. L’amour n’est pas le sexe, la jeunesse ne le sait pas assez. L’amour est l’attachement, auquel le sexe contribue en ses jeunes années, mais qui se construit sur la durée. Il est plus proche de son amitié pour Ursula, à qui elle veut acheter une œuvre, que de l’obsession sexuelle intéressée de Rosemary.

L’éphèbe de Subiaco a donné un film, Chère Louise, avec Jeanne Moreau, réalisé par Philippe de Broca et sorti en 1972 (pas de DVD référencé).

Jean-Louis Curtis, Le thé sous les cyprès (nouvelles), 1969, J’ai lu 1972, 307 pages, occasion €5,84

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Les livres de Jean-Louis Curtis déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Robert Merle, En nos vertes années – Fortune de France 2

Si Fortune de France (chroniqué sur ce blog) a conté l’enfance de Pierre de Siorac, cadet du baron de Mespech, et de ses frères (et fait l’objet d’une série télé 2024), En nos vertes années conte son adolescence gonflée de vie et de tumulte. Né, comme on se ramentevoit (se souvient) le 28 mars 1551, Pierre n’a que 15 ans lorsqu’il est envoyé par son père à Montpellier, y apprendre en faculté la médecine. Il est accompagné de son demi-frère Samson du même âge que lui, et de son fidèle valet Miroul de trois ans plus âgé. Les trois compagnons entrent dans la belle ville du Languedoc en juin 1566.

Entre temps, que d’aventures ! Pierre n’a d’yeux que pour les garcelettes et les trousse à loisir quand leurs beaux yeux y consentent. Mais il ne les prend pas en soudard, aimant plutôt les envelopper de paroles et de compliments, tant il a appétit de leur chair fraîche et tendre. « Je le vois bien, c’est le piège que nous tend l’exquise beauté, en toutes ses parties, le corps de la femme. On cuide de se contenter de la rondeur d’un bras. Mais le bras qu’on vous abandonne, baisé et mignonné, l’appétit croît de sa nourriture même : il y faut tout » chapitre 10. Comme le jeune garçon est, à 15 ans, beau et bien fait, fort et courageux, elles consentent bien volontiers. Dès l’auberge de Toulouse, il doit besogner la soubrette puis l’aubergiste à la suite, en la verdeur de ses 15 ans.

Il est le chef de la troupe, son père en ayant décidé ainsi, Samson tenant les pécunes et Miroul surveillant ses excès, étant vite échauffé et de folle bravoure. Samson est un éphèbe grec, blond-roux bouclé et musclé comme une statue. Mais, élevé dès son âge tendre dans la religion réformée, il tient pour péché la chair et ne suit pas son frère bien-aimé Pierre en ses débordements. Celui-ci doit s’entremettre pour qu’il tombe amoureux de la belle Dame du Luc, Normande veuve en début de trentaine, qui fait pèlerinage à Rome en compagnie d’une troupe commandée par le baron de Caudebec. Samson est si beau que la dame en tombe raide ; elle ne tarde pas à l’initier aux plaisirs de la couche, Pierre intrigue pour cela, sans que le bienveillant et naïf Samson n’y touche. Il en a du remord car c’est péché pour la sainte religion, mais Pierre le convainc habilement que c’est péché bénin, Dieu nous ayant créé ainsi. La méchanceté est péché, pas l’amour. «Je sais qu’en lisant ceci d’aucuns vont aller sourcillant, me voyant tout entier à Vénus, et non content de courir moi-même le cotillon, d’en jeter un, et des plus ardents, dans le lit de Samson. Mais c’est la grande affection que j’avais de lui qui me fit faire cela, et tout autant, mon souci quasi paternel que l’être de Samson répondit à son apparence qui, certes, n’avait rien d’escouillé ni d’efféminé, car outre sa grande beauté, il était plus fort, robuste et musculeux qu’aucun fils de bonne mère en France, et c’était grande pitié, à mon sens, de voir ce bel étalon vivre comme nonne desséchée en cellule » chapitre trois.

Pierre se taille une réputation de vaillant capitaine en luttant contre les Caïmans qui écument les Cévennes, bandits de grand chemin qui rançonnent et qui tuent les voyageurs. Par ruse et stratégie, il défait la troupe, et le baron de Caudebec lui en sait gré, avant qu’il ne soupçonne qu’il soit huguenot. Ce que Pierre, par ruse, détourne en se confessant à la chevauchée à un moine sourd mais gourmand, auquel il baille un par un les gâteaux et tartelettes données par son aubergiste reconnaissante du plaisir qu’il lui a donné.

L’auteur, qui s’est documenté, nous fait découvrir l’état de la médecine en ce XVIe siècle de Rabelais et de Montaigne, laquelle consiste surtout à relire les Anciens en se méfiant de l’expérience et des dissections, condamnées par l’Église et à peine tolérées en faculté. Le trio loge chez Maître Sanche, un apothicaire marrane (juif faussement converti), chassé d’Espagne pour établir boutique de simples et de préparations dans Montpellier. Samson, voué initialement au droit, tombe en adoration devant cette profession, aimant par-dessus tout toucher aux remèdes plutôt qu’embarrassé à penser aux maladies. Ils font la connaissance de Fogacer, maigre et aux membres longs comme des pattes d’araignée, qui est Bachelier en médecine, tuteur des novices – et accessoirement sodomite.

Pierre, qui ne peut contenir sa crête haute, défie dès le jour de la rentrée des deuxièmes années qui veulent le chahuter malgré l’interdiction du Doyen, mais retourne la situation pour s’en faire des amis. C’est avec eux qu’il va déterrer deux cadavres dans un cimetière pour les disséquer, un orphelin de 8 ans mort de faim et une putain morte en couches, au logis d’un curé athée qui a écrit un libelle contre Dieu et le Diable, ne croyant ni à l’un, ni à l’autre. C’est dans ce cimetière sous la lune que Pierre est agrippée par une jeune folle, fille de sorcière et de sorcier brûlés pour cela, qui s’est fait prédire être engrossée à minuit par Belzébuth en cimetière. Pierre en profite, malgré lui, pour couvrir ses compagnons qui déterrent malgré les interdits. La fille lui happe sa semence, dont il espère qu’elle ne donnera pas naissance. Un peu plus tard, la fille sera brûlée pour blasphème et sorcellerie, tout comme le curé athée sera défroqué et brûlé lui aussi, moins pour ne pas croire que pour l’avoir écrit.

Dénoncé par le curé sous la torture, Pierre est obligé de se cacher, puis de fuir la ville au bout de quinze mois. Il a heureusement pris l’audace de faire la connaissance du vicomte de Joyeuse, père du magnifique petit garçon de 5 ans Anne de Joyeuse, qui fera sa gloire aux armées une fois adulte. Pierre a eu l’amabilité de donner au bel enfant des soldats de bois qu’il a fait sculpter par un caïman qui voulait l’’expédier, mais qu’il a sauvé, et ce jeu ravit tellement le garçonnet que son père en est tout ému et sa mère curieuse de faire sa connaissance. Pierre, en ses 15 ans, va donc conquérir l’esprit puis le cœur, enfin le corps de Madame de Joyeuse, la faisant vite se pâmer sous ses caresses manuelles et buccales, quasi nu sous son baldaquin, les suivantes renvoyées. Elle l’appelle son « petit cousin » pour une vague parenté de noblesse avec sa mère, née de Caumont. « Mon mignon, faites-moi cela que je veux », lui ordonne-t-elle sous les draps. Ce sont les Joyeuse qui recommandent Pierre aux Montcalm à Nîmes, pour qu’il aille avec son frère, le gentil Samson, et son valet fidèle, Miroul s’y mettrent au vert un moment.

Las ! C’est en cette année que les Protestants profitent des menaces des Catholiques, encouragée par la vipère changeante Catherine de Médicis, pour les attaquer dans les villes où ils ne sont pas assez nombreux, dont Montpellier et Nîmes. Pierre et sa suite se trouvent donc pris dans les Michelades de Nîmes, ce massacre de papistes opéré par les Huguenots, souvent convertis de fraîche date. Pierre en profite pour sauver l’évêque et le jeune frère de lait du capitaine huguenot. Il peut donc quitter Nîmes sain et sauf pour joindre le château de Barbentane, où Montcalm a pu se réfugier sur ses terres, avec sa femme et sa fille.

Mais d’autres Caïmans ont enlevé le trio, réclamant mille écus de rançon, avant de dépêcher les otages. Pierre de Siorac décide alors d’aller à leur recherche. Il s’adjoint des moines soldats d’une abbaye proche, plus l’intendant de Barbentane qui apportait la rançon, et maniant pistolet, arbalète, rapière, dague et arquebuse, réussit à occire tous les malfrats. Une fois au château, blessé au bras gauche, il fait l’objet de toute la reconnaissance de la famille et des soins attentifs des deux femmes. Il tombe amoureux de la fille unique, Angelina, qu’il séduit du plat de la langue en lui contant ses aventures, sans pousser physiquement ses avantages. Ils se promettent l’un à l’autre lorsque le père de Pierre et Samson, le baron de Mespech, vient les chercher en lourd équipage, en attendant des jours meilleurs.

Qu’il est bon de relire cette prose pleine de verdeur des années soixante-dix, qui chante l’adolescence et le plaisir en sus de l’étude et du combat, formant un homme complet ! Robert Merle nous a laissé un bain de jouvence dans ces livres d’aventures à la langue si mignonne du français qui se cherchait encore. Tous les aspects du temps sont abordés, de la condition des servantes à l’ingratitude des hommes, des plaisirs de la noblesse aux querelles de pensée, de l’avidité d’Église pour l’argent à la rude morale des soldats.

Robert Merle, En nos vertes années – Fortune de France tome 2, 1979, Livre de poche 1994, 667 pages, €10,68

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jules Verne, Seconde patrie

Jules Verne avait été enchanté enfant par la lecture du Robinson suisse du pasteur bernois calviniste Wyss, écrit pour ses propres enfants et publié par son fils. Il a voulu achever l’odyssée de la famille Zermatt (Jules Verne invente ce nom qui restait non dit chez Wyss), les parents et quatre fils de 5 à 15 ans, jetée à la côte sur une île déserte au large de l‘Australie, et qui a su, par son industrie et son moral, reconstruire la civilisation dans une nouvelle patrie. La famille a peu à peu, en douze ans, établi des gîtes (d’hiver dans une grotte, d’été dans un arbre, de travail dans les champs), cultivé la terre (potager, champs de céréales et de cannes à sucre, arbres fruitiers), domestiqué des animaux (basse cour, vigognes et chèvres, animaux de traits et montures). Il s’agit, par le travail et par l’épargne de reconstruire le paradis perdu du Créateur.

L’auteur prend la suite en faisant découvrir la famille désormais adulte (16 à 25 ans pour les fils) par une corvette anglaise qui a dû relâcher dans une baie de l’île non portée sur les cartes, pour réparer des avaries dues à l’une des nombreuses tempêtes de la mauvaise saison. L’éditeur Hetzel avait demandé à Jules Verne d’améliorer la suite inventée par la traductrice en français du livre, Mme de Montolieu, puis celle tardive du fils de Wyss. Verne résumera brièvement l’histoire des Robinsons suisses en un chapitre pour ceux qui ne l’auraient pas lu.

Fritz, le fils aîné, chasseur invétéré, assomme un cormoran qui passait par là et découvre un message à sa patte : on demande du secours après naufrage sur l’île des Roches-fumantes, un volcan actif. Cette île n’est pas très loin de la Nouvelle-Suisse, l’île de la famille, et Fritz s’élance en yole pour y trouver Jenny, jeune fille de 17 ans seule rescapée d’une chaloupe renversée par la mer après que des mutins se soient emparés du navire qu’ils n’ont pas su manœuvrer. Enfin une fille dans cette bande de mâles ! Enfin une descendance assurée pour les vieux parents sur l’île déserte !

Voilà qui est nouveau – et moins intéressant. En effet, les préjugés sexistes du temps cantonnent les femmes aux travaux ménagers : lessive, couture, repas, conserves, potager. Seule Jenny, de par son jeune âge et son caractère décidé, « son éducation virile » due à son colonel de père l’élevant seul, est un peu du côté garçon ; elle s’est d’ailleurs habillée en jeune officier lorsqu’elle a dû quitter le bateau. Fritz est charmé, ils vont se marier sans jamais « tomber amoureux » dans les affres de la passion, car l’auteur veut éviter à son public à peine pubère toute inflammation de l’imagination et des sens…

Jules, en vieux routier de l’aventure, épice donc sa suite par de multiples péripéties. Le lecteur est plongé de suite dans l’action par ces mystérieux coups de canon tirés en réponse aux traditionnels deux coups qui saluent l’arrivée du printemps depuis douze ans sur l’île déserte. Y aurait-il un vaisseau ? Oui, il y a. C’est la corvette anglaise Licorne. Elle embarque Fritz et Jenny, qui veut revoir son père le colonel en Angleterre avant de revenir peut-être un an après, ainsi que François, le plus jeune des fils, qui veut voir le monde. Dans le même temps débarquent dans cette nouvelle Terre promise une famille, les Wolston, un couple mûr et leur fille de 14 ans Annah, qui veulent se poser et se reposer.

Lui est mécanicien charpentier, occasion de déployer toute son industrie, le fils Ernest intéressé tandis que l’autre fils, Jack, reste ce chasseur boute en train intrépide et un peu tête brûlée qu’il a toujours été. Les caractères sont bien dessinés, ayant chacun une part de l’âme des jeunes garçons qui lisent le roman. Les leçons sont tirées sans en avoir l’air : observer et étudier permet d’améliorer ses outils et son confort ; ne pas se précipiter tête baissée dans ses désirs de poursuite permet d’éviter le danger et d’inquiéter ses proches ; réfléchir avant d’agir permet une meilleure réussite.

La corvette doit revenir un an plus tard mais elle n’est toujours pas là. Changement de perspectives : nous sommes désormais dans une chaloupe jetée à la mer par des mutins, où se trouvent Fritz et Jenny, François, le bosseman (contremaître des équipements nautiques) et le capitaine Gould, James Wolston, sa nièce Dolly, sa femme et Bob, leur enfant de 5 ans. Ils dérivent, sans vent ni plus guère de provisions ; ils débarquent sur une côte inhospitalière, l’envers du décor de la Nouvelle-Suisse, en fait la même île mais sur sa côte opposée, ils ne le savent pas. Avant d’avoir gravi à grand peine le pic Jean-Zermatt, exploré par Wolston et les deux fils restés sur l’île.

La robinsonnade paradisiaque s’est inversée en une épreuve de foi et de courage stoïque. Que peut en effet l’ingéniosité humaine contre la nature indifférente et hostile ? Autre leçon en douche froide aux imaginations enfiévrées des jeunes garçons. Ce ne sera que par un hasard extraordinaire (et avicole) que les occupants de la chaloupe seront sauvés. La Licorne a subi des avaries à cause d’une tempête et doit réparer trois mois au Cap ; les huit passagers trop pressés d’arriver prennent place à bord du Flag, navire de commerce qui subit une mutinerie ; jetés dans une chaloupe avec peu de provisions, ils abordent une côte stérile; une nouvelle tempête écrase leur chaloupe restée à terre ; leur provision de varech sec pour le feu brûle à cause de la foudre ; le petit Bob se perd mais fait découvrir une grotte traversante qui permet l’accès au haut de la falaise, infranchissable depuis la plage ; ce n’est qu’un plateau aride et, à perte de vue, une terre sans végétation ; une fois rendus dans la Nouvelle-Suisse fertile, c’est pour découvrir qu’elle est infestée de sauvages et que les familles restées sur l’île ont disparu…

Jules Verne, Jules Verne, Seconde patrie, 1900, éditions du Rey 2023 avec 75 gravures, 466 pages, €17,00, e-book Kindle €1,99

Jules Verne, Voyages extraordinaires – L’école des Robinsons, Deux ans de vacances, Seconde patrie, Gallimard Pléiade 2024, 1216 pages, €69,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

Les romans de Jules Verne déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Jules Verne, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jules Verne, L’école des Robinsons

Ce n’est pas l’un des meilleurs Jules Verne mais un roman distrayant d’aventures. Les Robinsons sont en effet adultes, un jeune homme de 22 ans, neveu d’un milliardaire de San Francisco, et son précepteur professeur de danse et de maintien T. Artelett, dans les 40 ans. Godfrey a fini ses études mais rêve encore comme s’il était enfant. Il a lu et adoré, comme Jules Verne (et comme moi aussi) non seulement le Robinson Crusoé de Daniel Defoe, mais encore Le Robinson suisse de Wyss, et rêve de vivre des aventures semblables. Il est voué à épouser la pupille de l’oncle, la belle Phina de 16 ans, mais ne se sent pas prêt ; il veut d’abord voir le monde, dans la tradition du Grand tour initié par les Anglais.

Qu’à cela ne tienne, il partira ! Foi de l’oncle William W. Kolderup. Lequel est si riche qu’il vient d’acheter une île au large de San Francisco pour son plaisir, et pour damer le pion à son rival moins riche que lui et qui le hait, Taskinar. Il affrète donc l’un de ses navires de commerce à voile et à vapeur, le Dream, au nom prédestiné… pour emporter Godfrey et ses rêves de voyage.

Pris dans une brume épaisse, le navire a sans doute touché des récifs car, une nuit, il est prêt de couler. Le capitaine jette alors à la mer le jeune Godfrey et son précepteur Tartelett (nanti d’une veste de sauvetage). Godfrey nage jusqu’à un rocher où il attend le jour. Il ne retrouve le professeur que le lendemain, échoué comme une baleine sur le sable mais vivant. Les deux hommes vont alors devoir survivre. Ils sont seuls.

Godfrey, actif, ne tarde pas à explorer l’endroit et à grimper sur le plus haut sommet. Il s’aperçoit qu’ils sont dans une île. Il faut dès lors trouver un abri, à manger et du feu pour cuire le principal des aliments. Un sequoia géant au tronc évidé fournit le gîte, les moules, huîtres et œufs d’oiseaux de mer la première nourriture ; elle sera suivie de pommes sauvages et de fruits d’arbre à pain. Mais le feu… La théorie, c’est bien, la pratique, c’est nul. Frottez deux bouts de bois et vous vous efforcerez en vain, n’enflammant que votre front, pas le bois ; tentez l’amadou avec de vieux champignons, de la mousse sèche ou d’autres inventions et rien ne prend. Ce n’est guère que la foudre qui, comme aux premiers hommes, vous permettra le premier brandon qu’il faudra entretenir constamment, comme dans La guerre du feu.

La survie dans une nature indifférente est donc une rude école pour le jeune homme ; cela le transforme, le mûrit. Il se révèle. A l’inverse de son précepteur, qui s’avère complètement inadapté en milieu hostile. Ses manières « civilisées » font bien dans les salons mais sont inutiles, voire contre-productives dans la nature. Il est maladroit, peureux, casanier alors qu’il faudrait être fort, courageux et entreprenant. Le professeur s’inverse alors en élève et l’élève en professeur. Godfrey nourrit et protège ; Tartelett mijote le pot-au-feu à la maison.

Inexplicablement, une fumée paraît parfois au loin, mais il n’y a rien lorsqu’on va voir. Sauf une bande de sauvages à demi-nègres, mais vraisemblablement plus près des Polynésiens, qui arrivent en prao pour faire rôtir un prisonnier quasi nu. Comme Robinson Crusoé, Godfrey Morgan délivre le malheureux, qui se précipite reconnaissant pour lui faire allégeance. Il est vigoureux, habile, apprend vite, sauf inexplicablement l’anglais qu’il semble ne pouvoir parler. Il déclare s’appeler Carèfinotu et fait un compagnon appréciable pour compenser le boulet Tartelett.

Tout pourrait bien aller dans l’île, si ce n’est que l’on rencontre parfois de loin un ours ou un tigre, que Godfrey descend d’une balle et que Carèfinotu achève au couteau, mais Godfrey ne peut s’en approcher, soit éloigné par le Noir pour le protéger, soit le cadavre soit emporté par le courant du rio. Encore un mystère. De plus, inexplicablement, des fauves et des serpents sont rencontrés de plus en plus nombreux dans l’île, même un crocodile qui a failli bouffer Tartelett ! Pourtant, dans les débuts, il n’y en avait pas…

Toutes ces énigmes trouveront leur solution en temps et en heure. Car la robinsonnade est une mystification imaginée par l’oncle pour former le neveu, le faire passer de la fiction d’enfance à la réalité adulte. Nombre d’ados d’aujourd’hui, englués dans les jeux vidéo, devraient faire un stage à cette école de la vie, ils ne s’en porteraient que mieux. Godfrey, amer : « Ah ! Il fallait en rabattre de cette existence des Robinsons, dont son imagination d’enfant s’était fait un idéal ! Maintenant, il se voyait aux prises avec la réalité ! » p.190 Pléiade. Le marin Selkirk, modèle de Robinson Crusoé, avait passé 5 ans sur son île ; Godfrey Morgan y passera 5 mois. A l’issue, le bateau de l’oncle viendra le récupérer et il découvrira la supercherie. Le Polynésien Carèfinotu n’était que le nègre Jup, attaché au service de l’oncle. Même les fauves et le crocodile trouveront leur explication… par une étiquette sous le ventre.

Tout était donc illusion ? Oui et non : le mythe est certes ramené à sa dimension réelle, mais surtout l’expérience est vraie. Une école de la vie, de la survie en temps réel avec sa bite (Jules Verne ne l’évoque pas) et son couteau (il en met un bon dans la poche de Godfrey).

Jules Verne, L’école des Robinsons, 1882, Livre de poche 2013, 288 pages, €6,90, e-book Kindle gratuit

Jules Verne, Voyages extraordinaires – L’école des Robinsons, Deux ans de vacances, Seconde patrie, Gallimard Pléiade 2024, 1216 pages, €69,00

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

Les romans de Jules Verne déjà chroniqués sur ce blog

Catégories : Jules Verne, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Georges Coulonges, Pause-café

La série popu de la télé aux trois chaînes en 1981 est aussi – et surtout – un roman de Georges Coulonges. Il est rempli d’ironie et d’humour sur l’époque, la jeunesse, les adultes post-68 qui se cherchent comme des ados déstabilisé, tandis que « le Système » perdure en ses routines administratives.

Joëlle Mazart est une assistante sociale, nouveau métier de services qui monte. Elle a 22 ans et vient de sortir de l’école avec l’enthousiasme de sa mission et le bulldozer de ses convictions qu’il y a toujours quelque chose à tenter. Elle est proche des élèves par l’âge et les goûts un brin vulgaires, curieuse de nouveautés. Elle ne tarde pas à se faire appeler par eux « Pause-café » parce qu’elle en offre une tasse à qui vient dans son bureau.

Les élèves de lycée, entre 15 et 20 ans, sont à l’âge hormonal. Ils se cherchent, se flairent, se blessent. En conflit avec les parents souvent parce que ceux-ci ne les écoutent pas, ne font pas attention à eux, sont empêtrés dans leurs problèmes de couple, de boulot ou de salaire. A commencer par le proviseur, dont le fils le décrit comme flic pour se faire remarquer. Un fils d’ingénieur aimerait devenir trapéziste et, malgré ses facilités, accumule les mauvaises notes en physique. Un autre est obsédé parce qu’il n’a jamais baisé et qu’aucune fille ne veut de lui, surtout lorsqu’il leur propose tout à trac. Une fille est triste que son petit-ami ne la regarde plus parce qu’elle est obligée de garder un corset durant deux ans.

Ce sont de petits drames du quotidien, mais monstrueux à cet âge. Il y a pire : Une fille se fait chercher par son beau-père, qui aimerait bien la violer ; elle fugue et ne veut pas rentrer. Une autre s’est naïvement fait baiser et le compagnon de son âge est prudemment reparti en Tunisie ; elle doit se faire avorter, ce qui demeure interdit par la loi. Elle accouche donc dans les toilettes du proviseur au lycée.

Joëlle se préoccupe de tous ces problèmes comme s’ils étaient les siens. Au détriment de sa vie intime. Son compagnon, le censeur, accepte mal de devoir coucher sur le canapé parce qu’elle a recueilli une âme en peine, ou de subir le violoncelle du jeune qui ne peut pas jouer chez lui, ou encore « la fête » anniversaire qui laisse un tas de bouteilles vides et de mégots partout. Mais les jeunes sont drôles et n’hésitent pas monter des bateaux ou à subvertir les noms des profs qu’ils n’aiment pas. Ainsi le professeur Doche se fait surnommer Label ou Labide (à cause de la belledoche ou de la bidoche).

Les problèmes des années 70 – mes années lycée – n’ont pas grand-chose à voir avec les problèmes actuels : pas de bandes, peu de drogue, pas de prosélytisme religieux, pas de racisme car peu d’immigrés de couleur encore. Mais le système reste rigide, ancré en castes professorales, et les administrations se font rivales : l’assistante sociale dépend du ministère de la Santé et pas de celui de l’Éducation nationale.

Reste une tendresse pour la jeunesse, une attention portée aux oisillons qui tentent leurs premiers pas hors du nid, et l’activisme roboratif d’une assistante sociale qui ne sait pas mieux que vous, contrairement à beaucoup de celles d’aujourd’hui, ce qui est le mieux pour vous. Un bon roman qui se lit avec bonheur et qui rappellera leurs jeunes années aux retraités d’aujourd’hui.

La série en DVD intéressera les nostalgiques, la saison 1 est visible sur Dailymotion, mais j’avoue être agacé par la façon de parler de Véronique Jannot. Le chanteur Marc Lavoine y a débuté sa carrière.

Georges Coulonges, Pause-café, 1980, Livre de poche 1997, 317 pages, occasion €0,91, e-book Kindle €7,49

DVD Pause-café l’intégrale (3 saisons), Serge Leroy, avec Véronique Jannot, Jacques François, Georges Werler, Jacques Bachelier, Odile Michel, LCJ Editions & Productions 2007, 5h12, €34,19

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaires)

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

14 Colline des croix

Le froid s’éloigne, le soleil monte, nous passons de deux à 9°. Les Baltes considèrent qu’ils font partie de la terre. Leur âme y retourne à leur mort. Homme–humus, il y aurait une même racine en latin selon Pierre. Les gens sont proches de la nature.

Nous nous arrêtons à la colline des croix, lieu de mémoire devenu lieu de culte, inscrit au patrimoine mondial par l’Unesco. C’est une chapelle en plein air sur une petite colline. Jean-Paul II est venu y célébrer une messe et désormais une chapelle y est érigée. Le lieu est planté de plusieurs milliers de croix, de la plus petite de la taille d’un doigt à la plus grande de la taille d’un géant. Il y en a de tous les styles, en bois, en fer, en plastique, en élément de vélo, plus de 200 000, dit-on. Elles sont érigées comme des cheveux plantés sur une tête, une éminence qui était un lieu sacré païen. Les croix ont d’abord été mises pour protester contre la répression tsariste, puis en révolte contre Staline. Il s’agit d’un mouvement populaire spontané mal vu du clergé, puis récupéré par lui, comme d’habitude.

Ce fut un lieu de résistance avant d’être un lieu d’indépendance en 1991. Les croix ont été plantées en premier par les assignés à résidence de retour de Sibérie après la mort de Staline. Le pouvoir soviétique les a brûlés quatre fois, à chaque fois elles ont été replantées. Des croix ont surgi avec des slogans, du style « Dieu est au-dessus de tout », « la foi sauve », en résistance à l’idéologie communiste. Aujourd’hui elles sont avec un avion pour figurer l’idéologie des soldats de l’Otan contre l’impérialisme autocrate russe. Le pape Jean-Paul II est venu y célébrer une messe le 7 septembre 1993 devant 100 000 fidèles. Benoît XVI a envoyé une croix en 2006.

La colline et ses allées hérissées de croix de part et d’autre sont un terrain de jeu admirable pour les gamins qui courent ici ou là. Ils sont la vie parmi ces symboles de mort. Je ne peux que penser à ces jeunesses hitlériennes athlétiques, fraîches et joyeuses, décrites en Prusse orientale par Michel Tournier. Malgré la guerre aux portes de l’Europe, en Ukraine, les petits Baltes blonds courent plein d’énergie comme s’ils s’entraînaient à un grand jeu.

Il y a eu beaucoup d’émigration depuis l’indépendance car les industries de pièces détachées de l’empire soviétique se sont effondrées, chaque pays produisant une partie qui était assemblée ailleurs. Les salaires sont aujourd’hui trop bas pour l’attrait des rémunérations en Finlande ou en Pologne, encore mieux en Allemagne. Le pays a perdu un tiers de ses habitants depuis l’indépendance, surtout des jeunes. Ils sont partis en Irlande, en Allemagne, en Pologne. Les deux tiers d’entre eux ne reviendront pas.

Catégories : Pays baltes, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nathan Devers, lauréat du 88e prix Cazes

Le 88e prix Cazes 2024 a été attribué le mercredi 10 avril à Nathan Devers pour son essai Penser contre soi-même (Albin Michel). Il était en lice avec sept autres candidats des deux (ou plus) sexes, dont cinq femmes.

Nathan Naccache, dit Devers, a 26 ans, il est agrégé de philosophie depuis quatre ans et se dit particulièrement influencé par la pensée de Martin Heidegger. Il est déjà l’auteur de cinq livres, dont Les Liens artificiels, un roman sur le thème du métavers, sélectionné pour le Goncourt des lycéens en 2022.

La brasserie Lipp, au 151 boulevard Saint-Germain, à deux pas de Science Po, célèbre pour être le lieu où Mehdio Ben Barka a été enlevé par des barbouzes en 1965, accueillait le prix littéraire au nom de l’un de ses anciens propriétaires, Marcelin Cazes. Le prix a été créé en 1935 et les plafonds peints de Charley Garry comme les banquettes en moleskine marron permettent, en rang serré, de contenir les invités avec vin et champagne, petits fours brasserie. Il y avait du pâté en croûte, des canapés de tarama au zeste de citron, du jambon fumé, des canapés de foie gras et des mignardises en dessert.

Le prix est doté d’un chèque de 4 000 € et de vingt repas gratuits à la brasserie. Outre la notoriété qui va avec, cela va de soi. On pouvait noter dans l’assistance Christophe Barbier et sa fameuse écharpe rouge, Daniel Sibony et son chapeau qui ne le quitte jamais, la svelte attachée de presse Guilaine Depis en robe rouge vermillon et son bijou barbare au cou, Eric Durand-Billaud, auteur de L’amputation, Xavier Blanchot, propriétaire de l’hôtel La Louisiane, venu en voisin, ainsi que le blogueur sur vingt ans Argoul. Entre autres.

Penser contre soi-même est un livre de philosophie existentielle. Le prière d’insérer Albin Michel expose : « Intense et puissant, avec sa poésie mais aussi sa violence, ce récit est une vibrante invitation à philosopher, c’est-à-dire à penser contre soi-même. Une quête universelle et pourtant difficile : le désir d’échapper à ses préjugés, de bouleverser ses certitudes, d’aller au-delà de l’identité déterminée par sa naissance. C’est l’histoire d’une rupture vécue comme une aurore. Ou comment donner du sens à un monde qui en manque. »

Le Grand face à face de France Inter vous permet de l’écouter en reprise comme invité du débat (au bout de 30 mn).

Nathan Devers, Penser contre soi-même, 2024, Albin Michel, 390 pages, €20.90, e-book Kindle €14.99

(Mes commentaires sont libres, seuls les liens sont sponsorisés Amazon Partenaires)

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , ,

Colette, Le fanal bleu

Colette, toute sa vie, s’est vouée au bleu. Bleu du papier sur lequel elle écrit à la plume, bleu de la lampe de lecture et d’écrivain, une ampoule enrobée de papier bleu. Bleu de l’aube et du crépuscule, heures bénies pour laisser aller son imagination au fil des pages. Le « fanal bleu » est la lampe que ses voisins du Palais-Royal voyaient à sa fenêtre jour et nuit ; ainsi l’ont-ils baptisée et Colette l’a repris pour en faire un titre. Le fanal est ce qui éclaire le début et la fin, ce qui montre le chemin dans l’obscurité et la boussole dans le temps.

Dans cette œuvre ultime, faite comme toujours de bouts et de morceaux rapiécés pour faire souvenirs, Colette effectue une sorte de bilan de son œuvre et des êtres qu’elle a connus : des hommes, des femmes, des chats et des chiens, des lieux. Elle ne saurait « tenir un journal », aussi écrit-elle au fil de ses souvenirs, à propos d’événements qui surviennent. La mort de Léon-Paul Fargue, la mort de Marguerite Moreno, la pièce jouée par Jean Marais, la visite de Jean Cocteau.

Retour à soi, clouée au lit par l’arthrite ; ouverture réduite sur le monde, de sa fenêtre au-dessus du Grand Véfour dans les jardins du Palais-Royal ; rares sorties en chaise roulante et en voiture, toujours dépendante de l’aide qu’on peut lui apporter. C’est la fin et le style se fait nostalgique, les sentiments prennent du recul. Le banal en devient insolite, comme vu d’ailleurs, de Sirius. Tout fait l’objet d’étonnement, marque de la vie même, qui subsiste, vivace, dans les yeux de l’écrivain. Si le corps lâche, l’esprit veille. « Cet air-là » (p.968) est la mort qui attend et qui apprend à se résigner. Devoir de réserve, euphémisé par la fin des fleurs cueillies qui survivent à peine dans un vase.

La diversion, c’est l’étonnement. Même devant les hommages des amis qui la visitent, celles et ceux qui lui écrivent et lui envoient de menus cadeaux comme des châtaignes toutes fraîchement ramassées.

Et les lettres de lecteurs : il y en a pléthore. Auprès d’elle, « l’illusion accourt ». « Madame, j’ai 13 ans et demi. Toute ma vie j’ai été poursuivie par le besoin d‘écrire », écrit une jeune fille qui demande un conseil. A Colette, lui « reste la faculté de [s’]étonner, ne serait-ce que de l’exploitation qu’une jeunesse écrivaine tente de sa propre nouveauté » p.1019. « Madame, n’êtes-vous pas tentée de savoir combien je suis jeune ? Voyez plutôt…» Une photographie glisse de la lettre. Comment faut-il interpréter l’envoi des portraits, cheveux en boucles et jupe abrégée pour la fille, ou maillot de bain et slip pour le garçon ? (…) Mais il savent, ces enfants hantés, que la jeunesse est une arme, plus puissante si elle porte les traits de la beauté. » Les jeunes sont toutes et tous un peu putes, s’exhibant quasi nus. Vous êtes « prêts à vous vendre si l’on vous donne assez de loisir, assez de pain, assez de chaleur, même assez de sollicitude – tous objets de troc » p.1019. Madame, j’ai 13 ans, 14 ans… « On croit avoir tout résolu quand on se tient la promesse, quand je me tiens la promesse faite à moi-même de ne jamais écouter l’écho qui prolonge certaines phrases : ‘Madame, j’ai 15 ans. Toute ma vie, la soif impérieuse d’écrire…’ » Un écho de Chéri et du Blé en herbe ; un écho de Claudine.

Nostalgie de la jeunesse, la sienne consommée et celle des autres, appréciée ; la jeunesse enfuie de soi, différente aujourd’hui, pleine d’appétits que l’on n’a plus – prête à tout.

(liens sponsorisés Amazon partenaire) :

Colette, Le fanal bleu, 1949, Livre de poche 1988, 156 pages, €7,90, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

Catégories : Colette, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , ,

Promenade en bateau sur les canaux d’Amsterdam

Nous longeons le canal Singelgracht pour prendre un bateau de Weteringplantsoen. C’est une péniche promenade de conception plutôt ancienne dont les sièges sont trop bas pour bien voir. L’esquif va lentement faire le tour des canaux en passant par l’Amstel, la rue de Spinoza, virer dans le Nieuwe Vaart pour entrer dans le port avant de repasser sous Central station et nous ramener par Brouwersgracht vers le Pinsen gracht – le canal du prince – passer devant la maison d’Anne Frank et l’église de l’Ouest, Western Kerk. Sur Oosterdok, les docks de l’Ouest. Une fois passé la bibliothèque publique, s’ouvre le Sea Palace, le café le plus branché d’Amsterdam. Il est déjà plein aujourd’hui mais il s’orne l’été de jeunesse à demi déshabillée en train de bronzer sur le quai, à ce qu’on nous dit au micro. Nous retournons à notre point de départ en bateau au bout d’environ une heure et demie.

Ce n’était pas une expérience très intéressante car nous avons vu peu de choses, et les commentaires en anglais étaient d’une grande banalité. Nous avons appris que les Pays-Bas étaient une puissance maritime, qu’Amsterdam était un gros port, le deuxième du pays après Rotterdam, que le peuple hollandais était l’un des plus tolérants qui soit, même si la société a ses tabous. En bref, rien de passionnant. Nous aurions pu la remplacer par une visite libre du musée Van Gogh.

Le marché aux fleurs (Bloemenmarkt) est situé le long du canal Single, juste au-delà des anciens remparts de la ville ancienne. On ne le voit pas de la rue, mais les boutiques sont des bateaux arrimés au bord du canal. Ne subsistent que des graines et de petites plantes en pot, mais aussi des vendeurs de cannabis officiels qui déclinent leur production en diverses variétés et forces, et en assaisonnent des pâtisseries.

De très rares maisons de fromage de Hollande existent aussi, pour le folklore, mais plus aucun sabot, pourtant fort à la mode il y a encore trente ans. Le gouda est décliné en différentes versions, de nature à cumin, basilic, paprika, safran, et ainsi de suite. Je ne sais pas s’il y en a au cannabis mais je n’en serais pas étonné. Nous allons visiter également quelques boutiques de faïence de Delft où sont quelques belles choses, mais fragiles à rapporter.

Suit le béguinage – Begijnhof – où des dames seules et peu argentées venaient se réfugier entre elles pour y habiter dès la fin du XIVe siècle. Un endroit très calme, isolé des rues bruyantes alentour, dont la célèbre Kalverstraat. Elles pouvaient sortir et n’étaient pas religieuses, mais y étaient en sécurité car l’endroit était initialement entouré d’eau, accessible par une seule porte gardée. Une chapelle leur permettait les dévotions sans avoir à sortir du quartier. Leur église est devenue le siège de l’Église réformée anglaise d’Amsterdam.

Catégories : Pays-Bas, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Colette, L’étoile Vesper

Mémoires ? Pas vraiment, Colette clouée dans son appartement du Palais-Royal par une arthrite de la hanche, compense son inactivité physique par l’écriture et ses observations du vif par les souvenirs. Tout fait ventre, le moindre incident est propice à l’évocation de ce qui fut. La nostalgie reste toujours ce qu’elle était et la moindre photographie fait remonter des paysages, des maisons, des gens, des atmosphères.

Notamment la Bretagne, la demeure Rozven du Blé en herbe avec Bertrand en adolescent magnifique de 16 ans, « Une folle chevelure blonde et salée, l’œil aux nues, charmant, irresponsable et affecté » p.856 Pléiade. L’aîné d’une triade de Jouvenel issus de mères différentes, dont la dernière est la fille de Colette, 7 ans. Tous « demi-nus, écorchés par le roc poreux et le sel », des enfants devenus adultes.

Hélène Picard, la poétesse ariégeoise devenue secrétaire et amie de Colette, en était de cette bande de colons bretons aux vacances. Elle rêvait de l’amour avec le mauvais garçon poète Francis Carco, qui habitait à deux pas de Colette, sans jamais le consommer. Inversion des rôles, ce n’est plus l’homme qui chante sa muse mais la femme qui chante son homme, plus jeune et désirable, comme féminisé en muse. « Comme tu sens la fille et la nuit et la haie, / Et peut-être, parfois, le bel enfant de chœur », écrit-elle sans hésiter pour déviriliser le jeune homme (cité par Colette p.826). Elle serait sans notre grantécrivain du Palais-Royal bien oubliée aujourd’hui, comme l’est la poésie écrite, d’ailleurs.

Onze chapitres sautant du coq à l’âne, par association d’idées ou par caprice d’une retrouvaille, font le miel de ce livre de fin de vie. Une médium « voit » la chatte Dernière, une chartreuse morte depuis longtemps passer encore entre les jambes. Un jeune journaliste de 22 ou 23 ans voudrait connaître « la méthode » de l’écrivain, mais écrire exige-t-il une méthode ? On se met devant la page blanche et la plume court d’elle-même. Ensuite on relit, on déchire ou on corrige, on réécrit puis on valide. Chéri a-t-il vraiment existé ? demande le béjaune un peu jaloux peut-être. Oui et non, peut-être, cela ressort de l’intime, de l’émoi, du sentiment musical. L’œuvre répond et comprenne qui pourra. Mais Colette songe alors que ce roman est peut-être le meilleur de son œuvre. « Quoi de plus normal que de trembler devant ce qui est jeune ? » s’interroge Colette à ce moment (p.838).

Vesper est le nom de Vénus, l’étoile du soir qui est aussi celle du matin, commence et termine les jours. C’est la planète de l’amour sexué, la déesse de la séduction à laquelle Colette a beaucoup sacrifié, mère d’Hermaphrodite et de Cupidon, que Colette a beaucoup mis en scène dans ses romans-récits. Toujours sensuelle Colette. « Cette nuit, je rêvais que je montais à cheval avec des étrivières un peu trop longues. L’amoureux va-et-vient, la félicité du galop sur une selle bien usagée … » (p.849), Colette décrit le plaisir physique de chevaucher, de se frotter en rythme le sexe à la selle. Depardieu en Corée n’a rien inventé, mais Colette y fait allusion sans grossièreté.

Vesper désigne aussi les vêpres, la prière chrétienne du soir, et Colette déroule la sienne. Elle est née, elle a vécu et aimé, elle est handicapée par l’âge et s’éteint. Le livre est une sorte d’inventaire. Le Palais-Royal est un jardin fermé de monuments, « une petite province » où le vent entre librement et où les gens résistent encore et toujours aux envahisseurs – pour Colette un fond la campagne à Paris, le cœur de la France anti-boche.

Certains textes ont paru avant la publication en volume dans des revues ou des journaux, de 1923 à 1945, mais l’œuvre est retravaillée, reconstruite, entrechoquée pour donner cette mosaïque qui est l’esprit même de Colette, le chemin de l’œil et des sens à la plume et au livre. Une belle lecture à savourer encore.

Colette, L’étoile Vesper, 1946, Livre de poche 2004, 180 pages, 7,90, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

Catégories : Colette, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Colette, Gigi et autres nouvelles

Ce sont cinq nouvelles déjà publiées ici ou là que Colette regroupe en un recueil : Gigi, L’Enfant malade, La Dame du photographe, Flore et Pomone, Noces. Elle y parle comme d’habitude d’elle-même, sous forme de fictions ou de souvenirs.

Gigi, c’est Gilberte, 15 ans vers 1890 et qui va se marier – comme l’auteur – avec un homme mûr et riche de 33 ans – comme l’auteur. Une façon de revisiter une fois encore le saut vers le loup, l’enfance brutalement rompue. Comme un regret et un désir à la fois, le vert paradis provincial quitté pour le sexe et la ville. Mais histoire qui se répète car elle a été celle aussi de Yola, 18 ans, la nièce de Jeanne Henriquet, cantatrice, mariée en 1926 à Henri Letellier, 58 ans, copropriétaire du Journal – ou encore celle d’une amie de Polaire, 17 ans, pour un homme de plus de 40 ans – ou enfin l’histoire du Mariage de Chiffon, 16 ans, roman de Gyp. C’est un nouveau modèle de vie où le mariage devient choix d’amour, même pour un plus âgé. Mariage et amour désormais se confondent dans l’idéal… pour un temps en réalité, Colette en témoigne personnellement.

Dès lors, Gigi séduit sans le vouloir, par enfance, mais en le voulant un peu, en adolescente sûre de son physique : ses genoux nus qui dépassent de la jupe trop courte et qui appellent la main de Gaston, son cou en colonne qui s’évade du col comme celui d’un jeune garçon, signe de vigueur juvénile et d’ambiguïté androgyne, sa chevelure opulente qui témoigne de l’énergie vitale comme celle de Samson. Mamita la grand-mère joue la Sido pour freiner les ardeurs et raisonner les approches, mais que peut-elle contre l’inclination des sens ? Les conseils de la tante Alicia visent surtout à discipliner la jeune chèvre et la rendre présentable en société : ainsi, manger le homard thermidor sans en mettre partout et sans bruits répugnants est toute une éducation, de même que serrer les genoux lorsqu’on se lève en jupe pour éviter d’attirer le regard sur le « ce-que-je-pense » de la pruderie bourgeoise (qui ne pense qu’à ça).

Gaston, propriétaire industriel qui défraie la chronique mondaine par ses maîtresses successives, est pris par cette innocence qu’il n’a pas vu venir, cette enfant devenue femme qu’il n’a pas vue grandir. Il y a presque de l’inceste à désirer une fille de 15 ans qu’on a connue petite, qui réclame encore des bonbons et crie de joie d’aller faire un tour dans le De Dion-Bouton quatre places décapotable. Mais comme Gigi s’abandonne et fait confiance, Gaston s’abandonne et fait confiance. Il promet de chérir et protéger, advienne que pourra.

Si Gigi ouvre le recueil, Noces le referme. Il s’agit de la même histoire, encore et toujours recommencée, des noces de Colette à 16 ans dans sa province. Mais sous la forme de souvenirs vécus, plus de fiction. Le conte a laissé la place au réel ; il s’agit de savoir comment on peut choisir son esclavage, au prétexte de liberté. Gigi a eu beaucoup de succès et fait l’objet de plusieurs films et de pièces de théâtre. Il touchait un nerf sensible du temps, pulvérisé en 1968 et devenu hystérique aujourd’hui, au point d’interdire tout mariage avant 18 ans et toute relation sexuelle avec un plus âgé avant 15 ans. Dans Noces, Sido la mère tempère les enivrements de fille amoureuse et pressent la suite. S’endormant fleurie d’œillets, la jeune épousée se trouve déflorée par sa mère, qui les lui ôte. L’amour ne dure pas toujours et blesse.

L’enfant malade est pour moi le plus belle nouvelle du recueil, car intemporelle et virtuose dans l’imagination. Colette, qui a connu les fièvres, se met dans la carcasse fragile d’un jeune garçon, elle qui n’a eu qu’une fille, pour errer dans les limbes entre le réel et le songe. Le gamin atteint de polio et dont les jambes se paralysent, ruse avec la douleur et s‘évade, esquivant les caresses de sa mère qui ne peut pas grand-chose. Il est seul face à la mort possible et jouit des derniers instants de son esprit avec une fougue toute enfantine. Il vole comme un oiseau, faisant la connaissance d’autres âmes prêtes à l’accueillir. Cette expérience-limite se brise avec un son d’objet cassé qui le fait atterrir dans la réalité. L’envoûtement de la mort se rompt comme le vase se brise, et des fourmis dans les jambes montrent que la guérison s’avance lentement dans le petit corps rompu.

Cette facilité d’aller vers la mort est le thème de La dame du photographe, petite-bourgeoise oisive qui ne voit dans sa vie étriquée volontairement qu’un absurde sans fin, un rocher à rouler pour le voir dévaler chaque fois, comme Sisyphe. Elle a pourtant tous les accessoires du bonheur : un mari aimant qui vit pour son travail et l’emmène en vacances à Yport, un intérieur douillet facile à entretenir, quelques tâches ménagères qui demandent peu d’efforts, une voisine enfileuse de perles qui fait volontiers la conversation. Mais voilà : l’idéalisme en veut toujours plus, toujours autre. Le réel n’est jamais satisfaisant. Le suicide paraît alors la meilleure façon de s’effacer d’une vie effacée, de trouver ce calme définitif qui évite de penser. Suicide raté, grâce à la voisine, suicide comme un souvenir d’événement qui serait enfin arrivé dans la vie terne.

Flore et Pomone est une sorte d’essai décousu, au fil de la plume, sur les fleurs et jardins aimés de l’auteur. On ne voit pas trop ce qu’il vient faire dans ce recueil voué aux personnes, sinon peut-être pour relier l’humain au végétal et dire combien la plante pousse ses gaines, énergique comme un jeune garçon, aime et s’enroule comme une jeune fille, séduit par ses aspects sexuels les mouches (par une odeur de charogne) et les humains (par des formes en téton ou en vulve). La quête d’un cœur pur, mise en échec par les noces trop jeunes, évadée dans l’imaginaire par la maladie, ne réside-t-elle pas dans l’exemple terrien des plantes ? Elles donnent ce qu’elles ont, sans prétendre à plus.

Colette, Gigi (nouvelles), 1945, Livre de poche 2004, 182 pages, €7,90, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

Catégories : Colette, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Colette, Nudité

Un titre à faire bondir les puritains qui serrent les fesses devant tant d’immoralité. Mais Colette y tenait ; tout comme elle tenait à publier ce petit livre en 1943, en plein pétainisme triomphant – mais prudemment en Belgique. La censure nazie n’y voyait rien d’immoral, le catholicisme régressif pétainiste si.

Issu de deux articles parus dans Paris-Soir en 1938 et 39, Nudité parle des femmes de revues. Dont Colette a été, à la Belle époque. Une revue de 1935, qu’elle transpose en 1940 par la fiction, ravive ses souvenirs. A 70 ans, elle ressent plus qu’auparavant son goût du corps humain jeune, sans défaut, en pleine énergie vitale. Une passion très nietzschéenne que ne peuvent comprendre les coincés malingres des religions du Livre.

Elle aime les corps nus, dans leur natureté, leur vénusté lorsqu’il s’agit des femmes. Elle a chanté Bertrand, son jeune amant de 17 ans, sous les traits de Chéri et de Phil, le garçon de 16 ans du Blé en herbe. Elle y a fait allusion souvent dans ses romans sur le couple. Mais c’est la femme qu’elle aime esthétiquement, bien que l’érotisme ne soit jamais absent du goût que l’on peut avoir des êtres.

Pourquoi la femme ? Parce qu’elle se montre tout en courbes, en rondeurs, en ondoiement lorsqu’elle marche ou qu’elle danse. L’homme est plus carré, plus ferme, plus direct. Il est émouvant lorsqu’il est très jeune, à peine sorti de l’androgyne, mais quitte la douceur lorsqu’il prend de la maturité. Colette préfère les Vénus musclées, l’harmonieuse liberté de la charpente solide et de la chair gracieuse, les seins bien pommés sans être « jaune d’œuf sur son plat ni méduse échouée », comme elle dit joliment, un arrière-train bien accroché et pas « de petites fesses d’écolier, carrées de la base ».

Dehors, il neigeait, commence-t-elle, avant le spectacle des filles nues des Folies-Bergère. Contraste de la nature hostile et glacée à l’extérieur, et de la chaude humanité des corps livrés tels qu’en eux-mêmes à l’intérieur. Le nu est civilisation et non sauvagerie, semble dire Colette au rebours des idéologies de son temps, notamment du catholicisme moisi sous Pétain. Pas de grivoiserie : « La nudité intégrale n’appelle pas la frénésie. A sa vue, les visages de s’avilissent pas ».

Bien plus pornographique est cet Américain qui se pavane avec un mannequin de cire grandeur nature, de femme parfaite. Monsieur Lester Gaba (qui n’est pas resté dans les mémoires) l’emmène même au restaurant comme si elle était sa femme, cet objet fabriqué à qui il prête une fausse vie comme le Golem. Est-ce aimer la beauté que d’aduler un objet ? Le Veau d’or est-il préférable à la femme de chair bien réelle ? « Seul l’art assainit l’œuvre consacrée à la ressemblance. On cite peu de chefs-d’œuvre maléfiques ». Et nul n’est inconvenant face à la Vénus de Milo et autres statues antiques. En revanche, la sorcellerie pique des poupées de cire.

La nudité peut parfois blesser la pudeur, concède Colette. Elle cite l’exemple de ce jeune couple, dont elle a fait un exemple dans La Chatte, où le jeune mari plus entreprenant dit à sa toute jeune femme qu’il n’est pas inconvenant de se montrer nue à lui dans la chambre, ni de dormir nu ensemble. Mais celle-ci se débonde d’un coup de sa pruderie inculquée par l’éducation et déambule désormais toute nue dans l’appartement, comme il sera de bon ton dans les années post-68. Là, cela va au-delà de la légitime nature des relations entre mari et femme, avoue le jeune homme. « Un peu de tenue, bon Dieu… », dit-il à Colette. En effet, raisonne-t-elle, l’âge venant, le spectacle de la nudité de la compagne ou du compagnon se fait moins agréable – il faut y songer.

Évidemment, ce texte n’est pas réédité, pas même en e-book – puritanisme yankee Amazon oblige. Vous ne le trouverez commodément que dans la Pléiade, au tome 4 et dernier des Œuvres.

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

Catégories : Colette, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Laissez tomber les croyants, dit Nietzsche

La jeunesse passe et, avec elle, son innocence ; la fatigue vieillit les jeunes et les rend « vulgaires et nonchalants » ; elle les rend surtout « pieux » – par lâcheté devant la vie. « Ils sont fatigués de la connaissance, et maintenant ils calomnient même leur bravoure du matin. »

La jeunesse pour Nietzsche est la vie dans toute son énergie, qui se bande vers le soleil et fait danser ses pieds, qui fait pétiller son esprit et attise sa curiosité. « Le rire lui faisait signe dans ma sagesse », déclare Zarathoustra. Mais la liberté demande du courage, elle est un fardeau – il est plus facile de se soumettre à un gourou, à un parti, à une morale – à un dieu. On sera ainsi confortablement installé – « nonchalant » -, parmi les autres médiocres – « vulgaire » -, sûr de son dogme – « pieux ». Tous les mots sont à soupeser, dans une phrase de Nietzsche.

« Hélas ! Ils sont toujours peu nombreux, ceux dont le cœur garde longtemps son courage et son impétuosité ; et c’est dans ce petit nombre que l’esprit demeure persévérant. Mais le reste est lâcheté. Le reste : c’est toujours le plus grand nombre, ce sont les quotidiens et les superflus, ceux qui sont de trop. – Tous ceux-là sont lâches ! » De rares êtres ont la force et le courage de regarder la vie en face, la cruauté de la connaissance, les responsabilités de la liberté. Le plus grand nombre vivra sa petite vie pépère, râleuse et sans futur – par sa faute.

Zarathoustra a rencontré successivement « des cadavres et des baladins » – autrement dit des dépourvus d’esprit et des esprits faibles et volages. Puis des croyants : « beaucoup d’amour, beaucoup de folie, beaucoup de vénération enfantine » ; en bref des faibles qui suivent sans savoir mais par affect. Les vrais disciples sont rares, ceux qui font leur miel et se trouvent eux-mêmes, ceux qui apprennent à penser par eux-mêmes et qui quittent leur maître Zarathoustra quand le temps est venu de voler de leurs propres ailes.

Les croyants ne sont pas utiles au philosophe, ils sont velléitaires, ils ne « peuvent » pas. « Si ces croyants pouvaient autrement, ils voudraient aussi autrement. Ce qui n’est qu’à demi entame tout ce qui est entier. Quand les feuilles se fanent, pourquoi se plaindrait-on ? Laisse-les aller, laisse-les tomber, ô Zarathoustra, et ne te plains pas ! »

Ces croyants repentis « sont redevenus pieux », ils ont rejoint la doxa chrétienne, se sont soumis à la moraline sociale et au Dieu tonnant. Ce Dieu qui veut être le seul Dieu – faisant éclater de rire toutes les divinités. « Un dieu jaloux s’est oublié à ce point ». « Alors tous les dieux ont pouffé et se sont écriés en branlant sur leur siège : ‘N’est-ce pas là précisément la divinité, qu’il y ait des dieux, qu’il n’y ait pas un Dieu ? » Le sacré est un sentiment humain vénérable, selon Nietzsche ; l’obéissance à un seul Dogme, soi-disant transmis par une abstraction d’Être suprême est une imposture. Respect pour l’arbre et la source, ou pour la montagne et le vent. Aucun respect pour la prétention à régenter le monde et les humains par des textes écrits une fois pour toutes par une Projection paternelle éternelle.

Aussi, « c’est une honte de prier ! » s’écrit Zarathoustra. « Tu le sais bien : le lâche démon en toi qui aime à joindre les mains ou à croiser les bras et qui désire une vie plus facile : – ce lâche démon te dit : ‘Il existe un Dieu !’ Mais ce faisant tu es de ceux qui craignent la lumière, de ceux que la lumière inquiète. » Mieux vaut le brouillard de l’obscurantisme que la clarté de la vérité, pense Zarathoustra des pieux, car la vérité fait mal, comme un scalpel, alors que le brouillard fait illusion, console de la réalité par son embellissement factice.

« Car partout je sens de petites communautés cachées, et partout où il y a des réduits, il y a de nouveaux bigots avec l’odeur des bigots. Ils se mettent ensemble pendant des soirées entières et ils se disent : ‘Laissez-nous devenir pareil à de petits enfants et dire ‘bon dieu !’ » Et Nietzsche d’égrener tous les pièges des truqueurs et manipulateurs des âmes, pour les soumettre à leur dieu : la morale, le parti, la patrie, la religion. Ces petites âmes ne voient pas grand, ce pourquoi elles se mettent en petits comités, avec des pensées étroites, s’en remettant innocemment à ce Père éternel qui leur dira quoi faire, les enrobera d’un voile de Maya et les consolera en leur promettant l’Au-delà.

Ce sont des « araignées » à l’affût de proies croyantes, des « pêcheurs à la ligne au bord des marécages » – les bas-fonds de la société ; ou des harpistes « chez un auteur de chansonnettes » pour embobiner « des petites jeunes femmes » – groupies midinettes toujours prêtes à croire n’importe quoi pour voir le loup ; ou « un sage à moitié détraqué » qui invoque les esprits – faute d’en avoir un à lui ; ou « un vieux musicien, roué et charlatant, à qui les vents pleureurs ont enseigné la lamentation des tons » – on ne peut que penser à Wagner, l’idole des romantiques nationalistes du temps de Nietzsche ; ou encore des « veilleurs de nuit » pour « réveiller de vieilles choses endormies depuis longtemps » – les vieilles terreurs, les mythes profonds, les fantasmes moraux ou politiques, dont Dieu est l’avatar suprême.

« Il est trop vieux, dit un veilleur de Dieu le Père. Il ne s’occupe plus du tout de ses enfants ». « A-t-il donc des enfants ? Personne ne peut le démontrer s’il ne le démontre lui-même ! (…) Il a du mal à démontrer. Il tient beaucoup à ce qu’on croie en lui. – Oui ! Oui ! La foi le sauve, la foi en lui-même. C’est l’habitude des vieilles gens ! » Autrement dit, Dieu n’existe que parce que l’on croit en lui. Il ne fait rien de concret pour ceux qu’il appelle « ses enfants », il ne démontre rien par la raison, il exige seulement de la foi. En un siècle qui a vu l’essor de la science, la foi recule, devient archaïque. « Le temps n’est-il pas depuis longtemps passé, même pour de tels doutes ? Qui aurait le droit de réveiller dans leur sommeil d’aussi vieilles choses ennemies de la lumière ? Il y a longtemps que c’en est fini des dieux anciens. »

Le chapitre est intitulé « Des transfuges », et ce sont bien ces êtres jeunes et pleins d’énergie, de volonté pour la puissance, qui ont déserté comme des soldats trop lâches et sont passés à l’ennemi, se ralliant à la morale commune, à l’opinion commune, au politiquement correct, à la religion consolatrice. Ceux-là ne seront plus eux-mêmes mais seront agis par le regard des autres, les normes sociales, le ce-qui-peut-se-dire, les dogmes de la croyance. Ils ne seront pas libres mais égaux, pas fraternels mais soumis aux mêmes maîtres, pas éclairés ni savants mais ignorants et incultes.

C’est le grand nombre. Tant pis pour eux. La liberté nietzschéenne n’est pas faite pour la masse ;

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Montaigne parle de sexe sur les vers de Virgile

Montaigne devient bavard en sa vieillesse, faute d’autres activités à sa portée. Le chapitre V du Livre III des Essais comprend 44 pages bien serrées de l’édition Arléa, soit quasi 5 % de l’ensemble des Essais ! Il veut parler de sexe et prend mille précautions pour s’en justifier avant d’en arriver enfin au vif du sujet qui est le désir, les femmes, le mariage, la continence, la jalousie et toutes ces sortes de choses – habituellement tues.

La vertu est belle et bonne, dit Montaigne, mais avec modération. Si elle est utile à la jeunesse, pour la réfréner en ses appétits, elle nuit à la vieillesse, la rendant sévère et prude. Est-ce parce que nos sociétés occidentales vieillissent qu’elles deviennent plus frigides et choquées ? L’élan de jeunesse du baby-boom, fleurissant en les années soixante du siècle dernier, avait jeté les frocs aux orties, avec les soutifs et les slips ; le rassis de vieillesse qui racornit nos sociétés soixante ans plus tard tend à rajouter des pantalons aux shorts et des sweats à capuche aux tee-shirts afin de masquer par pruderie les formes. Abaya et burkini ne sont que l’exacerbation de cette tendance chrétienne réactionnaire à rétrécir l’âme en dissimulant la vue. Montaigne réagit à cette pente qui est sienne avec les ans. « Je ne suis désormais que trop rassis, trop pesant et trop mûr. Les ans me font leçon, tous les jours, de froideur et de tempérance. Ce corps fuit le dérèglement et le craint. Il est à son tour de guider l’esprit vers la réformation. Il régente à son tour, et plus rudement et impérieusement. (…) Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté. Elle me tire trop arrière, et jusqu’à la stupidité. Or je veux être maître de moi, à tout sens. La sagesse a ses excès et n’a pas moins besoin de modération que la folie » Puisse nos sociétés entendre ce juste milieu !

« Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se réjouir en autrui de la souplesse et beauté du corps qui n’est plus en eux, et rappeler en leur souvenance la grâce et faveur de cet âge fleurissant. » Voilà comment la vertu se nourrit des contraires. Point trop de morosité en l’âge, mais la mémoire de la vigueur et de la santé qui sont la vie, digne d’être célébrée. « La vertu est qualité plaisante et gaie. »

Du reste, je me suis ordonné de tout dire, explique Montaigne, « d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me déplais des pensées mêmes impubliables. » Rousseau avait cette intention même en ses Confessions, tout comme le fit saint Augustin. Car il vaut mieux mettre des mots sur ses actes que les taire et les dénier en pensée. Vertu de la confession catholique, remplacée par le Journal chez le protestant Gide et l’orthodoxe Matzneff. Encore que ces journaux aient été « arrangés » pour la publication, Gide ayant coupé une part (restituée récemment) et Matzneff se voyant contraint au silence par la Springora. Mais c’est hypocrisie, dit Montaigne : « Ils envoient leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en règle. Jusqu’aux traîtres et assassins, ils épousent les lois de la cérémonie et attachent là leur devoir ». Le politiquement correct masque les actes répréhensibles et se repentir de ses errements de prime jeunesse (comme la Springora qui baisait fort allègrement à 14 ans) sert d’excuse pour se valoriser médiatiquement. Triste monde. « C’est dommage qu’un méchant homme ne soit encore qu’un sot et que la décence pallie son vice. »

Après ces pages de préambule pour apaiser le lecteur, Montaigne passe enfin aux « dames ». « Qu’à fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? » Puis de citer les fameux vers de Virgile sur Vénus dans l’Enéide (VIII 387-404) où la déesse étreint Énée, l’enflammant de désir pour son épouse. Montaigne trouve cela un peu gros : le mariage, pour lui, est contrat d’intérêts, pas de passion hormonale. Au contraire, les hormones passent alors que l’affection reste ; elle se bonifie avec le temps. « Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse », écrit-il. Au contraire, « Je ne vois point de mariage qui faille plus tôt et se trouble que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs amoureux. Il y faut des fondements plus solides et plus constants, et y marcher avec précaution ; cette bouillante allégresse n’y vaut rien ». Un bon mariage suscite l’amitié, pas la passion amoureuse ; il se fait sur les caractères, pas sur les apparences de la beauté éphémère. « C’est une douce société de vie, pleine de constance, de fiance et d’un nombre infini d’utiles et solides offices et obligations mutuelles. » Une épouse n’est pas une maîtresse à son mari. Montaigne se dit considéré comme licencieux mais, dit-il, « j’ai en vérité plus sévèrement observé les lois de mariage que je n’avais promis, ni espéré. »

« Le mariage a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur et la constance : un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir, et l’a de vrai plus chatouillant, plus vif et plus aigu ; un plaisir attisé par la difficulté. » Nous traitons les femmes sans considération, avoue Montaigne : « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elle. » Il l’explique comme en son temps, au vu des écrits classiques, parce que les femmes « sont, sans comparaison, plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous ». En témoignent Tirésias qui fut homme et femme, et Messaline qui baisa vingt-cinq mâles en une nuit comparée à Procule qui ne dépucela que dix vierges. Pas facile de contenir le désir des femmes et de les vouloir mariées et fidèles en même temps, expose Montaigne. Nous les voulons « chaudes et froides : car le mariage, que nous disons avoir charge de les empêcher de brûler, leur apporte peu de rafraîchissement, selon nos mœurs. » Or « nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour », observe le philosophe sociologue, « leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regardent qu’à ce but. » Et de citer sa propre fille, déjà pubère mais « molle », qui fut arrêtée par sa gouvernante parce qu’elle lisait en français ce mot de fouteau (qui est un hêtre mais que l’on peut confondre avec foutre). Rien que de hérisser la vertu contre ce seul mot n’a pu qu’inciter la jeune fille à le trouver curieux, et à désirer en savoir plus sur la fouterie. Belle éducation que de cacher les choses de la vie !

Car « tout le mouvement du monde se résout et se rend à cet accouplage », dit Montaigne. « Cinquante déités étaient, au temps passé, asservies à cet office ; et s’est trouvé nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient à la dévotion, on tenait aux églises des garces et des garçons à jouir, et était acte de cérémonie de s’en servir avant de venir à l’office. » L’incendie s’éteint par le feu, cite en latin Montaigne. « Les plus sages matrones, à Rome, étaient honorées d’offrir des fleurs et des couronnes au dieu Priape ; et sur ses parties moins honnêtes faisait-on asseoir les vierges au temps de leurs noces. » A quoi sert l’hypocrite pudeur sociale, sinon de masquer d’autres vices plus profonds sous l’apparence de la rigide vertu ? Nous sommes des êtres de nature et la nature nous a ainsi faits que nous sommes sexués. Pourquoi le nier ? « Les dieux, dit Platon, nous ont fourni d’un membre désobéissant et tyrannique qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appétit, soumettre tout à soi . De même aux femmes, un animal glouton et avide, auquel s’y on refuse aliments en sa saison, il forcène [de forcener, rendre fou furieux], impatient de délai, et soufflant sa rage en leur corps, empêche les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux, jusqu’à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. » Plus direct et lucide que Montaigne il est peu.

Il est « plus chaste et plus fructueux » de faire connaître de bonne heure aux enfants la réalité, que de leur laisser deviner selon leur fantaisie – ou selon les infox des réseaux sociaux et des vidéos pornos, ajouterait-on aujourd’hui. Car l’illusion, l’imagination, le film, gauchissent et grossissent le naturel. « Et tel de ma connaissance s’est perdu pour avoir fait la découverte des siennes en lieu où il n’était encore au propre de les mettre en possession de leur plus sérieux usage », dit Montaigne. Autrement dit le garçon s’est effrayé d’imaginer l’acte sexuel alors qu’il était encore impubère. Au contraire, se montrer nus les uns aux autres comme les Grecs, les Africains et d’autres peuples, montre la réalité des corps et n’incite pas à la lascivité, par l’habitude de les voir. Pas de voyeur là où tous s’exposent. Nos camps de nudistes ne sont pas des bordel, qu’on sache.

« Cette nôtre exaspération immodérée et illégitime contre ce vice naît de la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines qui est la jalousie », explique notre philosophe. Cette passion rend extrémiste, enragé, encourage les haines intestines dans la famille, les complots dans la société et les conjurations politiques. Voyez les harems de l’islam et la lutte des princes en Arabie. Or la chasteté est sainte, mais difficile. « C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si naturel », dit Montaigne. Qu’est-ce d’ailleurs que la chasteté ? Telle se prostitue pour sauver son mari, ou pour se nourrir avec ses enfants comme le reconnaissait Solon, le législateur grec. Mieux vaut faire comme si et prévenir sa femme avant de rentrer de voyage pour être « honnête cocu, honnêtement et peu indécemment », concède Montaigne. La part des choses.

Quant au langage sur le sexe, le romain est direct et vigoureux, le renaissant plein d’afféteries mièvres que Montaigne abhorre. « Mon page fait l’amour et l’entend, dit-il. Lisez-lui Léon Hébreu et Ficin : on parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et pourtant il n’y entend rien. » Léon Hébreu était médecin néoplatonicien, juif portugais de la Renaissance ; il a écrit les Dialogues d’amour publiés vers 1503 et traduits en français en 1551. Marsile Ficin était philosophe poète renaissant de Florence, traducteur notamment de Platon, et auteur d’un De l’amour publié en 1469. Montaigne parle ici de ses contemporains érudits qui masquent sous le « beau » langage les réalités du sexe.

Au contraire, lui se veut direct : « Tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. » Il n’en est pas moins influencé, par les poètes qu’il lit, par les gens qu’il rencontre. Il les imite par empathie, mais qu’ils partent et il oublie. Toute une page est consacrée à lui et à sa manière. « Mon âme me déplaît de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes rêveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à l’improviste et lorsque je les cherche le moins ; lesquelles s’évanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher ; à cheval, à table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. » Mais point de mémoire, seulement une impression, une image.

Revenant à l’amour, ce « n’est autre chose que la soif en cette jouissance en un sujet désiré, ni Vénus autre chose que le plaisir à décharger ses vases, qui devient vicieux ou par immodération, ou indiscrétion. » Pourquoi dès lors appeler « honteuse » cette appétence ? « Nous estimons à vice notre être », constate amèrement Montaigne. Mieux vaut la faire désirer, « une œillade, une inclination, une parole, un signe » – plus il y a de difficultés et d’obstacles, meilleure est la victoire. « Nous y arrêterions et nous aimerions plus longtemps ; sans espérance et sans désir, nous n’allons plus qui vaille. » Et de résumer gaillardement, en écologiste de notre époque : « la cherté donne goût à la viande ». Lui parle des femmes, et pas pour les mépriser. En cela il est moderne. « Je dis pareillement qu’on aime un corps sans âme et sans sentiment quand on aime un corps sans son consentement et sans son désir. » Car il y a viol.

Pour ce qui est de lui, Montaigne aime le sexe. Mais avec tempérance. « Je hais à quasi pareille mesure une oisiveté croupie et endormie, comme un embesognement épineux et pénible. L’un me pince, l’autre m’assoupit. (…) J’ai trouvé en ce marché, quand j’y étais plus propre, une juste modération entre ces deux extrémités. L’amour est une agitation éveillée, vive et gaie ; je n’en étais ni troublé ni affligé, mais j’en étais échauffé et encore altéré : il s’en faut arrêter là ; elle n’est nuisible qu’aux fous. » C’est la nature, et la nature veut qu’on en use puisqu’elle nous a faits ainsi. « La philosophie ne lutte point contre les voluptés naturelles, pourvu que la mesure y soit jointe, et en prêche la modération, non la fuite. (…) Elle dit que les appétits du corps ne doivent pas être augmentés par l’esprit. » Montaigne n’est pas un anachorète ni un saint, mais un homme sain.

L’âge l’empêche, mais il lui est doux d’observer encore l’amour à l’œuvre autour de lui, sans désirer prendre son plaisir avec une jeunette, comme il le voit faire. « Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux mélange de deux jeunes beautés ou à le seulement considérer par fantaisie, qu’à faire moi-même le second d’un mélange triste et informe. » Il n’aurait pas été Matzneff ; il est d’ailleurs moins narcissique. De préciser d’ailleurs : « l’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison qu’en l’âge voisin de l’enfance. » Juste avant la barbe, semble-t-il dire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jean-Louis Curtis, Les jeunes hommes

Premier roman de l’auteur, tout empreint de l’intolérance de la jeunesse mais aussi de son dynamisme. Il fera paraître une suite quelques vingt ans plus tard en 1966, La quarantaine, chroniquée sur ce blog.

C’est l’histoire de quatre garçons d’entre-deux guerres, ces années difficiles entre ceux de 14, patriotards, pacifistes et tutélaires, et ceux de 40, défaits, occupés et endoctrinés par le catholicisme conservateur. André est un gentil et joli garçon qui travaille bien et dont la mère surveille les « bonnes fréquentations ». Il a le tort à 11 ans, en sixième au lycée privé catholique de sa ville, de lier amitié avec Gérard, fils du peuple de 13 ans, chahuteur et gavroche, qui s’entiche de lui. Pas de sensualité dans cette amitié « particulière » mais pour André enfin un peu d’air frais et de liberté, pour Gérard un peu d’élévation sociale et de protection. Fatale erreur ! La mère Comarieu, avide de se hisser au rang des notables de Sault-en-Labourd (caricature d’Orthez où l’auteur a passé son enfance), va user de toute son influence pour casser cette amitié naissante et isoler André afin de le garder sous la coupe maternelle.

L’auteur, qui jure dans sa préface qu’aucun des garçons ne lui ressemble, brosse un portrait au vitriol de cette mère abusive, poussée sur les ruines de la guerre de 14-18 à cause des pères absents. Revanche des opprimées, matriarcat domestique, tyrans des faibles, les mères assurent leur domination sur leurs garçons malléables en jouant du chantage affectif, des relations, du pouvoir des curés. « Mme Comarieu, comme tant d’épouses malheureuses, avait reporté sur ses enfants tout l’amour dont elle était capable. Et c’est André, le garçon, le benjamin, qui reçut, de cet amour, la plus belle part. La beauté délicate de son enfance avait suscité les déchaînements de la tendresse chez cette femme que le mariage avait déçue. Elle adora ce petit qui ne ressemblait pas à son père, qui était doux, malléable et passif. Et comme son amour se teintait des couleurs de l’ambition, la passion voisine, comme d’autre part sa tendresse maternelle était jalouse, visant à la domination de l’objet aimé, Mme Comarieu tendait inconsciemment à combattre chez André toute velléité d’autonomie et d’indépendance, à effacer chez lui toute trace d’une affection autre que filiale. Cette femme autoritaire, qui n’avait pas réussi à dompter son mari, se vengeait sur ses enfants » p.151 Même à 18 ans, la mère Comarieu n’autorise pas son fils à trouver un poste de pion à Paris ; même à 24 ans, elle fait des scènes pour l’empêcher d’aller voir ses amis. Ce n’est que par un coup de tête et sans réfléchir qu’André, enfin, prendra le train un jour pour rejoindre ses copains de lycée à la capitale. Mais elle finira par le marier comme elle veut à la fille qu’elle veut, celle du notaire fortuné, dernière marche de son élévation sociale personnelle.

Les copains d’André ne sont pas des amis faute d’affection entre eux. Ce sont Bruno, le capitaine des sports du lycée, beau garçon net et direct, peu doué pour les études mais avec une présence physique qui le fait aimer de tout le monde ; Patrice, dandy d’une mère veuve riche avide de jeune chair à mesure que l’âge vient, qui vit en sybarite mais philosophe sur le renoncement et porte un regard aigu sur la psychologie de ses condisciples ; enfin Jean Lagarde, rongé d’envie sociale et de jalousie contre les bourgeois parce qu’il rêve d’en devenir un par ses études assidues. Mais ses bonnes notes ne suffisent pas à sa carrière, il lui manque l’aisance en société et l’argent qui permet de s’habiller comme tout le monde et de tenir son rang au café ou au restaurant.

Jean Lagarde est l’autre portrait du roman, celui d’un raté qui se veut révolutionnaire parce qu’il n’a pu trouver sa place dans la société. « Il avait bu du champagne dans une coupe de cristal, et tout le monde sait ce que représente le champagne pour les simples, en particulier les simples élevés à l’école du ‘cinéma de tous les dimanches’ ; c’est bien plus qu’une boisson délicieuse, un bon vin du sol de France ; c’est un totem, le signe distinctif des hautes castes, le symbole de la grande vie, de la réussite, du succès, des plaisirs, bref, de tous les oripeaux qui hantent l’imagination d’un petit arriviste de 18 ans » p.122. Où l’on voit que l’auteur abuse des virgules pour rythmer sa phrase au lieu de la couper en tronçons plus digestes ; une erreur de débutant. Mais son analyse est juste. Jean Lagarde finira, malgré ses diplômes arrachés avec peine, par entrer dans la banque de son bled pour un obscur petit travail tranquille. Même la guerre qui survient, celle de 40, ne bouleversera pas sa vie alors qu’elle l’aurait pu s’il avait su en saisir les opportunités.

C’est tout le propos du roman que d’opposer la province qui étouffe, trop maternelle, sentimentale, engluée dans ses habitudes sociales immémoriales, et Paris – où tout semble possible et où tout se passe. Car l’intelligence ne suffit pas, telle est la duperie profonde de la société. Il faut « en être » pour réussir, être reconnu, connu, coopté. « Jean Lagarde avait cru qu’une bonne intelligence scolaire et de l’énergie suffisent à vous ouvrir la voie de la réussite et du triomphe. Mais, à peine lancé dans le monde, il s’était trouvé mêlé à une faune incomparablement plus apte et mieux armée qu’il ne l’était lui-même. Heureux celui qui entre dans l’arène, couvert des oripeaux sacrés : argent, beauté, force » p.217.

Un roman rageur contre une société coincée, que la défaite de 1940 allait passer au fer rouge. Les catholiques conservateurs vont être balayés et un grand vent de renouveau va enfin souffler sur la vieille province aux mœurs agricoles et patriarcales. Avant une autre renouveau en 1968, mais c’est une autre histoire.

Prix Cazès 1946

Jean-Louis Curtis, Les jeunes hommes, 1944, J’ai lu 2006, 384 pages, €6,13

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Colette, La fin de Chéri

En 1926, Sidonie Gabrielle Colette a 53 ans ; l’année d’avant encore, Chéri est joué au théâtre de la Renaissance avec Colette dans le rôle de Léa, la femme mûre. Elle divorce cette année-là d’Henry de Jouvenel, dont elle a fait du fils dès 16 ans son Toy boy. Elle le raconte joliment dans Le blé en herbe. Mais elle avait déjà du goût pour l’extrême jeunesse, pour l’animal érotique du garçon en sa fleur, beau comme une statue et vivant comme un enfant. Elle a publié Chéri en 1920 et, six ans plus tard, Bertrand la quittant pour se marier en 1925, publie La fin de Chéri.

C’est que la jeunesse ne dure pas : pas plus celle du garçon encore adolescent que celle de la femme déjà mûre. Quatre ans, c’est long, le temps d‘une bonne guerre – celle de 14 sera redoutable – et le temps de prendre des rides et des plis. Entre 45 et 55 ans, la femme enlaidit, épaissit, s’affaisse. D’où la stupeur de Fred, dit Chéri, parti à 24 ans et revenu à 28, de retrouver ses ex-maîtresses carrément âgées, dont Léa. Il ne les a pas vu vieillir. Même sa femme Edmée, de son âge, est devenue infirmière et baise volontiers avec son patron docteur à l’hôpital. Chéri n’est pas jaloux, il est déçu. Sa jeunesse fout le camp et lui ne fout plus rien – ni personne. Pas envie.

Léa, son ex qui se plaisait à le regarder « nu », est devenue une femme informe et sans grâce. Mais toujours avisée. « Tu as tout à fait la dégaine de quelqu’un qui souffre du mal de époque. Laisse moi parler… Tu es comme les camarades, tu cherches ton paradis, hein, le paradis qu’on vous devait, après la guerre ? Votre victoire, votre jeunesse, vos belles femmes… On vous devez tout, on vous a tout promis, ma foi c’était bien juste… Et vous trouvez quoi ? Une bonne vie ordinaire. Alors vous faites de la nostalgie, de la langueur, de la déception de la neurasthénie… Je me trompe ? – Non, dit Chéri » p.221 Pléiade.

Mais il y a pire que le mal du siècle. Léa ne comprend pas que Chéri ne maîtrise plus le temps qui passe. Il a été isolé durant quatre ans, il a perdu sa chronologie. Chéri a donné procuration durant la guerre et son épouse gère à sa place ses avoirs ; il est dépossédé parce qu’il a perdu sa compétence, et se trouve réduit au statut de mineur sous son propre toit. « Pourvue de patience, et souvent subtile, Edmée ne prenait pas garde que l’appétit féminin de posséder tend à émasculer toute vivante conquête et peut réduire un mâle, magnifique et inférieur, à un emploi de courtisane » p.240. Même Léa qui l’infantilisait ne se retrouve plus en maîtresse mûre dans la vieille femme qu’elle est devenue. Chéri ne peut plus surmonter l’enfance ; il n’est plus réel, possédé de soi, mais jouet, possédé par d’autres, par les souvenirs.

Chaque jour est flottant, sans repères, non relié. Ce pourquoi il se réfugie dans la baignoire pour retrouver son corps, puis, parce qu’il doit partager la baignoire avec Edmée, cherche une garçonnière où se retrouver maître chez lui. Ce que lui concède Léa, appelée au chevet de sa vieille mère mourante. Chéri, faisant terrier au milieu des photos de sa jeunesse, n’y survivra pas.

Il s’autodétruisait déjà en se nourrissant peu, dormant mal, errant sans but. Un jouet d’amour sans amour a-t-il encore une quelconque utilité sociale ? Une bête de sexe sans sexe peut-il garder sa part humaine ? Il a accompli son destin entre 16 et 24 ans, fils de sa mère et amant de sa maîtresse. Il n’est plus apte à la suite, désorienté par la Grande guerre et par Léa qui l’a enfermé dans ses rets trop jeune. Il en reste prisonnier mais ne la retrouve pas lorsqu’il veut en sortir.

Colette, La fin de Chéri, 1926, J’ai lu 2022, 112 pages, €3,00

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

Colette déjà chroniquée sur ce blog

Catégories : Colette, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nécropole étrusque de san Giuliano

Depuis le bourg, nous longeons à pied le cours d’eau Biedano et ses cascades pour rejoindre la nécropole de San Giuliano. Les pollens des peupliers font comme de la neige sur le sol au fond de la forêt. Le chemin depuis le village est sous les arbres et nous entendons constamment le bruit de l’eau. À certains endroits, des mola (môles) sont indiqués sur des panneaux. La cascade double qui termine la vallée est bucolique. L’atmosphère est moite et orageuse. Un homme rasé et barbu, en short et débardeur noir, tient un loup en laisse. Il laisse se baigner la bête.

La nécropole de San Giuliano s’ouvre dans un sentier juste à côté du chemin qui conduit à la buvette touristique. Nous venons de marcher a découvert sous le cagnard entre les oliviers pendant plus d’un quart d’heure. Une horde de bambini en voyage scolaire surgit, polos rouges d’uniforme au col déboutonné au maximum. Garçons et filles de CM2 mélangés, ils piaillent devant leurs institutrices. Les petits garçons se tiennent souvent par les épaules deux par deux : ils sont très affectifs et plus tactiles que les nôtres. Toute une animation avec des acteurs déguisés en prince Tarquin étrusque, en Charon en Tanaquil, femme de Tarquin, permet aux enfants de se pénétrer de leur histoire pré-romaine. Ce sont en effet leurs origines. Une analyse du génome sur 82 individus sur 12 sites archéologiques, effectuée en 2021 par l’institut Max Planck d’Iéna, a permis d’établir qu’en 900 avant, l’âge du fer, les populations étrusques étaient homogènes et partageaient leur profil génétique avec les Latins de Rome. Les Étrusques ont évolué sur place et ne venaient pas du Proche-Orient, comme la mode biblique a trop longtemps voulu le laisser croire – tout devait venir du lieu élu de Dieu.

Nous visitons plusieurs tombes dont l’une avec une porte des morts en forme de T majuscule, la tombe de Rose. Nous voyons aussi la tomba del Cervo (le cerf) où sont sculptés un cerf et un loup affrontés à même la paroi rocheuse. Cette image a donné le symbole du site que l’on peut voir sur un coin de chaque panneau. La plus célèbre et la plus grande est la tombe Cima, datée de la seconde moitié du VIIe siècle avant. C’est un tumulus imposant de 25 m de diamètre en partie creusé et en partie bâti. La tombe est au centre de la structure et ouvre sur plusieurs chambres., de façon à constituer un mausolée pour toute une famille clanique. La partie gauche du dromos (la chambre funéraire) est décorée de deux paires de piliers cannelés. Le plafond du vestibule est décoré de raies parallèles imitant le toit de bois de la maison étrusque. La tombe Costa, plus petite, porte ce même genre de plafond fait pour imiter la vie domestique dans l’au-delà.

Les riches Étrusques étaient gros parce qu’ils ne banquetaient qu’au pieu. Ils mangeaient allongés comme les Grecs et, plus tard, les Romains, à deux sur le même triclinium, mari et femme, amant et compagne, alors que les Grecs préféraient éraste et éromène. Le repas principal de la journée se prenait en milieu d’après-midi et était appelé la Cène (cena). Il avait lieu après les thermes ou après les activités journalières et se terminait vers la tombée de la nuit, ce qui peut être très tard en été. Le service des ablutions de mains, de la boisson et des plats était effectué par de jeunes serviteurs nus, jolis à regarder ou à caresser, et surtout à la taille adaptée pour servir un convive allongé sans se pencher. Les mœurs ont bien changé, les esclaves n’étaient alors guère plus que des animaux domestiques.

Nous pique-niquons sur les tables touristiques derrière la petite église San Giuliano du XIIe restaurée au XIXe – elle est fermée. Après la tapenade sur tranches de baguette, une salade de lentilles aux tomates, artichauts, olives noires et morceaux de pomme, saucisson de sanglier, mortadelle tranchée très fin, et du melon.

Nous dînons au même restaurant qu’hier, le Terziere di Poggio. La carte est cette fois mieux achalandée mais nous sommes vendredi soir et le patron a l’assurance de six clients confirmés – nous. Nous avions commencé à nous installer dehors, comme hier soir, mais le vent s’est levé, l’orage a grondé et il est tombé un peu de pluie. Devant le parasol trop secoué et les pots de jasmin qui s’écroulait alentour, nous sommes rentrés à l’intérieur. Il y fait étouffant. C’est la sortie de la jeunesse, une douzaine de filles en bande, ventre et dos nus, et deux couples de copains dans la trentaine, chaîne au cou, boucle à l’oreille, tatouages sur les bras et les épaules, chemise translucide ou débardeur.

c

c

c

c

c

c

c

c

c

Catégories : Italie, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

J.H. Rosny aîné, Le félin géant

Joseph Henri Honoré Boex, dit J.H. Rosny aîné, est l’auteur de La guerre du feu, un roman préhistorique de 1909 qui a donné un film. Le félin géant est la suite, écrite en 1918. De la même tribu des Oulhamr, Aoûn est le fils du Naoh de La guerre du feu. Devenu jeune adulte, il part avec son ami Zoûhr, un Homme-sans-épaules, explorer les contrées de chasse au-delà des territoires de la horde.

La connaissance des hommes préhistoriques était parcellaire au début du XXe siècle et l’on se gausse aujourd’hui, parmi les spécialistes, de la diversité des « races » d’humains décrites par Rosny aîné (Homme-sans-épaules, Hommes-Lémuriens, Chelléens, Nains rouges), tout comme des préjugés de son temps. Le grand mâle blanc et blond Homo Sapiens Sapiens est fait pour régner sur le monde et dominer les autres races, tout en soumettant les femelles de son clan. La lutte du Sapiens contre les Chelléens (du site de Chelles, appelés aujourd’hui Néandertaliens), va se résoudre en faveur du grand blond à la massue énorme. Tous se résignent, comme devant le roi Lion, et même le Machairodus (ou tigre à dents de sabre) est vaincu tandis que le félin géant des cavernes, formidable ancêtre des tigres et des lions est apprivoisé…

Reste quand même une belle aventure d’exploration à la Jules Verne, avec son courage et son ingéniosité, son amitié avec l’homme inférieur physiquement mais rusé et à la mémoire plus longue, ses liens avec les autres êtres humains rencontrés, les animaux, la nature. L’humain est en symbiose, il vit en son sein et ressent ce qu’elle donne : « Il vint une brise fine qui flattait la poitrine nue des hommes. Ils discernaient en eux-mêmes des choses innombrables qu’ils n’auraient pu exprimer. C’était la volupté de la jeunesse et de l’abondance, des mélancolies subites qui évoquaient la Horde lointaine, des scènes de chasse, les départs des Oulhamr vers l’Orient méridional, la montagne et le fleuve souterrain, et les images ardentes de la terre inconnue » p.88. Pour cette harmonie écologique, la lecture des romans préhistoriques de J.H. Rosny aîné reste plaisante, et d’un vocabulaire choisi.

J.H. Rosny aîné, Le félin géant, Independently Published (29 août 2020), 190 pages, €9,09,Livre de poiche jeunesse 1983, 255 pages, occasion (non référencé Amazon), e-book Kindle €0,99

J.H Rosny aîné, Romans préhistoriques : Vamireh / Eyrimah / La guerre du feu / Le félin géant / Helgvor du fleuve bleu / Elem d’Asie / Nomaï /Les Xipéhuz / La grande énigme / Les hommes sangliers, Bouquhttps://amzn.to/4373rcwins Robert Laffont, occasion €1,99

réédition Bouquins 2002, 720 pages, occasion €25,63

DVD La guerre du feu, Jean-Jacques Annaud, avec Everett McGill, Rae Dawn Chong, Ron Perlman, Nameer El-Kadi, Gary Schwartz, Gaumont 2021, 1h36, €12,99 Blu-ray €15,49

Catégories : Archéologie, Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , ,