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Alberto Moravia, Les indifférents

Fils d’un juif et d’une catholique, le jeune Alberto est atteint de tuberculose à 9 ans, ce qui l’isolera des autres et le fera lire tout en développant sa sensibilité. Il écrit dès 18 ans son premier roman : Les indifférents. Ce fut une référence pour la littérature italienne du XXe siècle. Le jeune auteur a une approche réaliste et même existentialiste – tout en faisant (évidemment) scandale.

Car le narrateur décrit les mœurs idéalistes et malsaines de la bourgeoisie de Rome dans l’entre-deux guerres. Il s’agit constamment de sexe et d’argent entre une Marie-Grâce, mère de famille veuve, ses deux enfants Carla 24 ans et Michel un peu plus jeune, son amant Léo, et son amie Lisa, ex-amante de Léo. Des relations se nouent et se dénouent entre ces cinq-là, la femme vieillissante s’accrochant à l’homme fort, l’ex tout aussi vieillissante visant l’adolescent tandis que l’amant adulte n’a d’yeux que pour la (plus très jeune) fille.

Marie-Grâce est jalouse et possessive ; elle surjoue théâtralement ses émotions pour se faire plaindre et câliner. Mais les autres en sont las, de Léo qui préfère la fraîcheur de Carla à Carla qui en a plus qu’assez de revivre sans cesse les mêmes scènes, de Michel qui en veut à Léo et à sa mère de les ruiner à Lisa qui met le grappin sur lui. Carla et Michel, les enfants nés avec le siècle (comme l’auteur, qui a vu le jour en 1907), sont « indifférents ».

Indifférents au jeu social, au théâtre des émotions, aux remous des passions. Michel répugne à la chair vieille de Lisa, la cinquantaine, mais finit par se laisser aller pour ne pas faire de peine, et comme par devoir. Mais ni son cœur, ni son esprit, ne sont concernés par ce qu’accomplit son sexe. Il n’est qu’une machine sociale qui « joue le jeu » mais que cela ennuie. Tout comme Carla, qui se donne – encore vierge – à Léo parce qu’elle veut « avoir une vie nouvelle» et en finir avec les lamentations et jérémiades de sa mère qui la tient sous sa coupe. Elle sait son âge qui avance et sa réputation sociale qui s’effrite ; elle n’est « officiellement » convoitée que par Pippo, un jeune voisin riche qui vise plus à la déflorer qu’à l’épouser.

Alors, Léo apparaît comme la solution la moins mauvaise – tout plutôt que le statu quo. Il « l’aime » – ou du moins désire son corps encore frais ; il a pris une hypothèque sur la maison de famille que Marie-Grâce et ses enfants ne peuvent rembourser à échéance. Michel ne travaille pas, par indifférence et faute d’une quelconque compétence en quoi que ce soit. Dès lors, pourquoi ne pas « se prostituer » au maître de leur destin ? Michel le fantasme, Carla s’y résout comme naturellement. L’essence de la vie de chacun réside dans ses actes, ainsi parlera l’existentialisme.

Chacun est au fond maître de son destin par ses choix, même si ceux-ci paraissent aiguillés par le milieu et les circonstances. La situation de dépendance économique et affective où Marie-Grâce, la faible et mauvaise mère, a mis ses deux enfants, les contraint à des choix restreints. Elle pourrait vendre la maison aux enchères et obtiendrait une bien meilleure estimation que le prix proposé par Léo, mais elle n’y connaît rien, ne veut pas se remuer et ne joue de cette menace qui le fait réagir que pour mieux tenir son amant.

Lorsque Michel tente une révolte, comme « fils » devant l’amant de sa mère, puis comme « frère » devant l’amant de sa sœur (qui se révèle le même homme), il n’y croit pas lui-même. Il cherche à se motiver, à exalter en lui la passion de vengeance ou au moins d’indignation, mais cela ne le remue pas. « Quand on n’est pas sincère, il faut feindre et à force de feindre on finit pare croire ; c’est le principe de toute foi. » En désespoir de cause, il achète un revolver pour 70 lires – à cette époque, il suffisait d’entrer dans une boutique et les armes n’étaient pas chères. Il veut tuer Léo, la cause de tous leurs maux et la cheville ouvrière de leur ruine. Mais il échoue lamentablement, n’ayant même pas eu l’idée de mettre des balles dans l’arme. Léo, en peignoir dépoitraillé de qui vient de sortir du lit, le désarme sans peine avec ses muscles d’homme fait. Il venait de baiser Carla, qui apparaît, hâtivement rhabillée. La déconfiture de l’adolescent velléitaire Michel est totale. Même le pire, il l’a raté.

La société bourgeoise italienne des années 1920, catholique puritaine et conservatrice jusqu’au fascisme, est en crise. La modernité avance et elle ne sait pas faire avec, se raccrochant aux branches flétries de ses anciennes richesses immobilières. Elle a peur du déclassement social, de l’horreur économique, de la misère matérielle. « La peur de Marie-Grâce prenait des proportions gigantesques. Elle n’avait jamais rien voulu savoir des pauvres, elle n’avait jamais voulu en entendre parler, elle s’était toujours refusé à admettre l’existence de gens astreints à un travail pénible et à une vie misérable. Le peuple ? Elle se contentait de dire : « Ils sont plus heureux que nous. Nous avons plus de sensibilité qu’eux, plus d’intelligence, donc nous souffrons davantage… » Et voici que soudain elle serait forcée de se mêler à eux, de grossir leur foule ? ».

Les affairistes sans scrupules prennent alors le pouvoir, comme Léo, et n’hésitent pas dans leur égoïsme prédateur à manipuler les vieilles, à baiser les jeunes et à rafler le patrimoine. Car eux y croient, en veulent, se passionnent. Michel est lucide, mais impuissant à réagir, pas éduqué pour cela : « Faute de sincérité et de foi, il n’existait pas pour lui de tragédie véritable ; son ennui lui faisait tout apparaître pitoyable, ridicule et faux  ; mais il comprenait les difficultés et les dangers de la situation : il fallait se passionner, agir, souffrir, triompher de cette faiblesse » p.254. Mussolini en jouera, entraînant la société derrière lui, pour le pire. Il s’accoquinera avec Hitler qui l’entraînera dans sa démesure et sa chute – tout comme aujourd’hui l’extrême-droite voudrait secouer l’indifférence bourgeoise des gens et les accoquiner avec Poutine…

Un film a été tiré en 2020 de ce roman, Gli indifferenti, film franco-italien réalisé par Leonardo Guerra Seràgnoli avec Valeria Bruni Tedeschi, Edoardo Pesce et Vincenzo Crea. Il est sorti jusqu’à présent en Italie et en Russie, mais pas en France. Il n’est disponible en DVD qu’en italien. Il ne fait pas rêver, semble-t-il. Moins que ce roman acéré sur la bourgeoisie en ruines.

Alberto Moravia, Les indifférents, 1929, Garnier-Flammarion 1999, 379 pages, €9,90

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Jerzy Kosinski, L’oiseau bariolé

Un petit garçon juif né en 1933 est livré par ses parents à une paysanne pour le cacher sous une fausse identité catholique durant la guerre qui commence en Pologne ; il a 6 ans et ses parents l’abandonnent. Ce n’est pas la première fois où un couple se débarrasse d’un enfant devenu une gêne pour survivre, sous le prétexte « belle âme » de le sauver. On se souvient du Tanguy de Michel del Castillo. Toujours est-il que le petit juif Jozef se transforme en petit catholique Jerzy pour vivre à la campagne chez Marta, une vieille qui ne se lave que deux fois l’an, et encore seulement le visage et les bras.

Elle ne tarde pas à mourir et le gamin est livré à lui-même, devenant Juif errant, enfant orphelin qui ne vit que de rapines ou de petits boulots comme berger ou boy à tout faire dans les fermes. Il récuse constamment l’accusation d’être Juif, ou encore Bohémien, par souci littéraire de faire de ce roman auto-fictionnel une histoire exemplaire de la victime livrée nue et vulnérable aux bourreaux ; mais aussi peut-être parce qu’il ne se sent pas « juif » au sens où ses parents et sa famille l’ont laissé sans culture. Toujours est-il que l’enfant a les cheveux noirs dans un pays où la blondeur domine, et les yeux noirs perçants, insondables, parmi une ethnie aux yeux clairs et limpides. Les paysans polonais sont particulièrement arriérés au milieu du XXe siècle, loin de tout centre culturel et industriel. Ils cultivent leurs lopins en autarcie, élèvent des bêtes, se jalousent et s’entrebaisent comme des bêtes, se mêlant parfois à elles.

Car c’est l’enfer de Goya que décrit ingénument le jeune garçon sur le ton du conte. De chapitre en chapitre, il est pourchassé, à peine protégé par ceux qui l’exploitent, souvent battu, les vêtements arrachés, roué de coups par les jeunes bergers à peine plus grands que lui, enfoncé dans une fosse à merde par les fidèles de l’église parce qu’il a laissé tomber le lutrin de l’Évangile, trop lourd pour ses petits bras, pendu par les mains sous la menace des crocs d’un chien féroce s’il laisse aller les jambes, à demi-violé et enfoncé sous la glace par une bande à peine adolescente, condamné à être fusillé par les Allemands, assommé par les Kalmouks… De ses 6 à ses 12 ans, de 1939 à 1945, ce ne sont que sévices qui lui tombent dessus et le tourmentent. Le lecteur se demande comment le garçon a pu s’en tirer, même s’il est intelligent, observateur et débrouillard.

Quelques personnages prennent soin de lui, Olga la « sorcière » qui connaît les plantes et lui apprend, l’Oiseleur qui capture la gent ailée et s’amuse, quand il est triste, à peindre un oiseau de couleurs diverses avant de le relâcher parmi ses congénères. Ils ne le reconnaissent pas car il n’est pas conforme et le tuent à coups de bec. L’enfant se sent comme ces oiseaux marqués, un étranger parmi les siens.

Oh, comme il aimerait ressembler au jeune officier nazi dans toute la gloire de sa haute stature musclée, de son visage de marbre et de ses cheveux de soleil, bien pris dans son uniforme noir aux éclairs d’argent ! « Il me paraissait le modèle de la perfection incorruptible : des joues satinées et fermes, des cheveux d’or sous la casquette, des yeux de pur métal. Chaque mouvement de son corps semblait harmonieusement produit par quelque force souveraine. (…) Je ressentis tout à coup un élancement de jalousie passionnée que je n’avais jamais connu » p.161.

Cette admiration mimétique aurait pu l’invertir, comme cela est arrivé à Tanguy. Mais le garçonnet, à 10 ans, connaît déjà la femme, une Ewka de 18 ans énamourée qui le frotte, l’érige et plante en elle ce qu’il peut lui donner, mais sollicite surtout des caresses dont elle est avide et qui la font jouir. Tout comme son frère de 19 ans, son père Makar ou même un bouc excité par le frère et livré tout debout à ses emportements (p.206). Les amours paysannes sont dans la fièvre et l’intersexualité. L’auteur fantasme sans doute un brin lorsqu’il décrit ses amours de garçonnet avec la jeune fille. « Elle s’étendait nue à côté de moi et me caressait les jambes, m’embrassait les cheveux et me déshabillait d’une main preste. Nous nous enlacions, Ewka se pressait contre moi, me demandait de l’embrasser partout, ici et puis là. J’obéissais à tous ses désirs, essayant toutes sortes de caresses, même si elles me paraissaient douloureuses ou absurdes. (…) Puis elle me grimpait dessus, puis elle me faisait asseoir sur elle, puis elle me serrait de toutes ses forces entre ses jambes… » p.199.

A la fin de la guerre, le petit Jerzy de 11 ans voit déferler sur le village les Kalmouks, ces Mongols renégats de l’empire soviétique collaborant avec les Allemands, qui les laissent piller et violer tant qu’ils peuvent. Ils refluent devant l’Armée rouge qui est toute proche et se déchaînent. A demi-nus, ils violent les femmes, les filles et les fillettes, debout, couchés, nus à cheval, devant et derrière, à un ou a plusieurs, pris de frénésie et saouls, s’accouplant parfois entre eux, dans une bacchanale de sauvages déchaînés. « Un jeune soldat trouva dans une cabane une fillette de 5 ou 6 ans. Il la souleva à bout de bras, pour la montrer à ses camarades. Puis il déchira sa robe. Il lui envoya un coup de pied dans le ventre, sous les yeux de sa mère, qui rampait dans la poussière, en criant grâce. Tout en maintenant la fillette d’une main, il défit lentement son pantalon et transperça tout à coup l’enfant qui exhala une plainte déchirante » p.243. Ce sont ces images sexuelles fortes qui font de ce livre un roman mythique. Elles s’impriment dans la mémoire et je me souviens encore de celled-ci, plus de quarante ans après. L’auteur s’identifie vraisemblablement à cette fillette qui a l’âge qu’il avait lorsqu’il a été livré aux manants ; il aurait pu être violé ainsi, crucifié parce qu’étranger sur la terre.

Ce roman métaphorique a eu beaucoup de succès à sa parution aux États-Unis et a été traduit en plusieurs langues ; il a été interdit en Pologne soviétique, « le peuple » s’étant indigné de se voir peint sous de tels traits barbares. Mais on sait aujourd’hui par les travaux de Jan Tomasz Gross, Les Voisins, un massacre de Juifs en Pologne, combien « le peuple » polonais haïssait les Juifs et les Tziganes durant la guerre, n’hésitant pas à tuer même leurs propres concitoyens sous ce prétexte racial pour s’approprier leurs biens. Des pratiques qu’ils voudraient bien oublier et dont l’extrême-droite actuelle censure toute évocation. Mais les faits sont les faits ; la guerre débarrasse de toute morale et ce sont les instincts purs, grégaires et sexuels, qui se reprennent le dessus sans aucune bride.

Décédé aux États-Unis en 1991 à 57 ans, après y avoir émigré en 1957, Kosinski a obtenu de nombreux prix littéraires et a été président du Pen Club américain.

Jerzy Kosinski (né Jozef Lewinkopf), L’oiseau bariolé (The Painted Bird), 1965, J’ai lu 2007, 314 pages, €6,20 , e-book Kindle (version retraduite en texte « non censuré ») €2,54

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H-H Kirst, Il n’y a plus de patrie

Kirst est un journaliste allemand né en 1914 et décédé en 1989 à 74 ans, avant la chute du Mur. Fils d’un agent de police et élevé en Prusse-Orientale, il s’engage dans la Reichswehr où il deviendra adjudant-chef. La Seconde guerre mondiale le promeut lieutenant et « officier instructeur national-socialiste. » Il est dénoncé aux Américains par Franz Josef Strauss, motocycliste nazi, chef du parti conservateur de Bavière et futur ministre de la Défense de la RFA. Interné, il passe neuf mois de camp avant d’être relâché sans charges. Il deviendra célèbre avec sa trilogie 08/15 qui raconte la vie de caserne, la guerre et le retour à la vie civile de l’adjudant Ash (ou H comme Hans ou Hellmut, autrement dit lui-même).

Kirst se dit « individualiste par conviction, réaliste par expérience, socialiste sans romantisme » – donc sans plus le « national » du nazisme. Il s’opposera vigoureusement dès 1950 au réarmement de l’Allemagne voulu par les Américains car, pense-t-il, le nazisme n’est pas éradiqué dans le pays, ni par le nombre des anciens toujours en poste, ni dans les façons de penser.

Ce roman, à la fois policier et politique, nous plonge dans l’Allemagne de l’Ouest vingt ans après la guerre. Il est à la fois obsolète et inactuel. Obsolète parce que l’Allemagne n’a plus grand-chose à voir quarante ans après, avec ce qu’elle était à peine relevée de ses ruines ; inactuel parce que les manipulations politiques restent le quotidien de tous les États, y compris de Schröder l’ancien Chancelier pro-russe et de Merkel qui lui a succédé, qui a elle-même laissé son pays devenir dépendant à l’énergie de Poutine.

Industriels et politiciens s’entendent comme larrons en foire dès qu’il s’agit d’utiliser les crédits publics pour assurer leur pouvoir et leurs bénéfices. Le héros, Karl Wander (le wanderer est le nomade sans attaches) a trouvé un emploi à Bonn, alors capitale de la RFA, auprès d’un conseiller politique qui sert un probable futur ministre. Il lui est demander d’enquêter et de servir d’intermédiaire pour servir les ambitions politiques – naturellement camouflées sous le vernis du renouveau démocratique allemand et de l’efficacité de la Bundeswehr.

Wander est un idéaliste, il sera broyé. Les politiciens réalistes et cyniques sauront le manipuler à loisir, usant pour cela de tous les « dossiers » constitués contre lui depuis des années. Heureusement, il était trop jeune sous le nazisme, mais il a connu charnellement Sabine W-W, maîtresse en titre d’un important industriel de l’armement, et accessoirement maîtresse occasionnelle de Krug, le patron de Wander.

Une jeune fille, Eva, est retrouvée tabassée à la porte de l’appartement alloué à Wander ; il la sauve, la met sur son lit, appelle un docteur des Urgences – mais le médecin traitant des stars de la politique et de l’industrie survient pour l’emmener, déclarant qu’elle est sa patiente. Eva est en effet la fille adoptive de l’industriel de l’armement Morgenrot (Matin rouge) qui fournit les renseignements à Wander sur ses concurrents et leurs échecs industriels – pour mieux bénéficier de la future manne gouvernementale.

Son demi-frère Martin, qui avait voulu la sauter enfant et reste jaloux de ses amants, tabasse Wander et voudra même le tuer à l’aide d’une de ces grosses « Mercedes coffre-fort » en projetant sa voiture d’un pont. Wander, à chaque fois, se laisse faire, comme si tout lui était égal depuis que son idéal ancien a disparu et que le nouveau n’est pas près de naître.

Karl Wander se fait aider par un médecin honnête, le Dr Bergner des Urgences, par un policier honnête à figure paternelle, Kohl, par un journaliste juif américain, Sandman. Lequel mandatera un agent des services secrets, Jérôme, pour démêler la pelote. Il agit comme un chœur antique lors de chapitres intercalaires d’analyses, un peu verbeuses mais qui donnent de l’air.

Ce thriller politique est un roman sans guère de saveur, non-engagé sauf en mots, pessimiste sur la démocratie, la politique et les Allemands. « Les Allemands n’ont pas la vie facile. Mais ils aiment bien se la rendre plus difficile encore. Ils n’auraient eu qu’à ouvrir les yeux et à réfléchir un peu : tirer un trait final, vraiment déterminant, eût été, sans aucun doute, possible. Mais c’est apparemment à cela que ce peuple ne pouvait se résoudre. C’est ainsi que les Allemands continuèrent à traîner avec eux, non seulement les officiers de Hitler, mais aussi leur soi-disant ‘esprit’, avec leurs ‘expériences’ et leurs ‘principes’ (ce qu’ils ont reconnu), donc toute l’étroitesse d’esprit de ces gens, leur obéissance de cadavres, leur incurable entêtement » p.268.

Juste un jalon de l’histoire écrit assez lourdement avec le formalisme des relations et les explications décortiquées. Un roman publié en collection de poche populaire, aujourd’hui oublié et qui gagne à le rester, sauf pour les spécialistes de la mentalité allemande.

Hans-Hellmut Kirst, Il n’y a plus de patrie, 1968, J’ai lu 1971, 373 pages, €7,40

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Nicolas Mathieu, Connemara

Nicolas Mathieu excelle dans la description minutieuse des adolescents de province dans les années 1990. Ils se cherchent, entre copains et petites amies, tourmentés d’identité et de sexe, soucieux de quitter leur monde étroit de l’usine ou du pavillonnaire. Mais combien y réussiront ? Car il faut travailler à l’école, s’accrocher aux cours rebutants, trouver la bonne stratégie des matières qui distinguent – les maths, l’allemand, le grec – convaincre aussi les parents qui ont peu et voient d’un mauvais œil ceux qui veulent « péter au-dessus de leur cul ».

L’auteur aime raconter des histoires et sa prose simple se lit agréablement. Le lecteur s’attache aux personnages, compatit à leurs sentiments. Ces histoires sont d’ailleurs sans histoire car le thème est moins l’action que l’ambiance.

Hélène et Christophe sont le jour et la nuit, pourtant tirés de la même boue banlieusarde de province. L’une va s’efforcer de « réussir » socialement (mais en sera-t-elle plus heureuse?) et l’autre va s’engoncer dans le trend 3B des garçons de son milieu, vaguement « keupons » comme énonce l’auteur, sorti du dictionnaire pour le vocabulaire à la mode (au fait, cela se dit-il encore ailleurs qu’en province ?). Les trois B sont, pour les branchés « Burn-out, Bore-out et Brown-out » (épuisement, ennui, perte de sens), mais évidemment pour les jeunes de province la trilogie de leur existence : bite, bière et baston, cette dernière activité étant ici traduite en positif pour Christophe dans le hockey sur glace.

Hélène est une petite fille sage, unique entre deux parents qui la surveillent mais qui l’aiment. Elle idéalise sa grande copine Charlotte, d’un milieu friqué, et échange volontiers le F3 à la Grande Motte des vacances parentales contre la résidence secondaire de l’île de Ré. Là, elle découvre sinon le sexe, du moins le journal intime de sa copine qui, à 15 ans, « l’a » déjà fait plusieurs fois. Elle est raide dingue de Christophe et de « son corps de rêve », bien musclé par le sport et bien membré pour le désir. Hélène voit Christophe de loin, le plus jeune de l’équipe de hockey et qui aura son heure de gloire en marquant plusieurs buts lorsqu’il aura 17 ans. Elle fantasme, mais il n’est pas pour elle ; il ne ressent qu’indifférence à son égard malgré ses tentatives de drague. Il est trop sollicité par toutes les filles. Elle bûche, fait prépa, une école de commerce ; elle entreprend une carrière dans le consulting, se marie au-dessus de sa condition, a deux filles. Lassée de Paris, elle a exigé qu’ils vivent désormais dans une grande maison d’architecte au-dessus de Nancy et son mari, pourtant nanti d’un beau poste, a accepté ; elle va peut-être devenir « associée » malgré le plafond de verre opposé aux femmes. Mais elle ressent un manque ; elle ne sait pas trop quoi.

Christophe est bien dans sa peau, assez bien dans sa famille, très bien dans son équipe. Le sport lui donne un but – malheureusement éphémère : au-delà de la trentaine, le physique ne suit plus. Le défaut des études réapparaît alors et Christophe végète dans de petits boulots, le dernier étant vendeur d’aliments pour chiens. Il n’a jamais quitté son nid, a privilégié les copains et la fête, se laissant porter. Uni un temps à une fille qui lui a fait un petit Gabriel, ils se sont séparés et elle va déménager à Troyes, assez loin. Il ne verra plus son enfant qu’à temps partiel ; il ne l’apercevra pas grandir. Et cela va très vite, la préadolescence commence tôt avec les réseaux sociaux et se termine tard, prolongeant la période rebelle sans cause. Lui aussi ressent un manque.

Ces manques de chacun donnent l’illusion qu’ils peuvent tout recommencer, faire « reset » comme sur l’ordi. Mais la vie n’est pas un programme informatique, malgré les croyants du destin planifié. Hélène cherchera Christophe sur les réseaux après que sa stagiaire, experte en manipulations électroniques comme sa génération, l’eût inscrite sur Tinder, l’appli de rencontres pour cadres pressés qui ne veulent pas s’engager. Déçue par lesdites rencontres, elle en revient aux bons vieux réseaux de vieux : Copains d’avant et Facebook. Elle y trouve son Christophe qui l’avait fait flasher à 15 ans. Ils se voient, renouent, baisent, et y trouvent de plus en plus de plaisir. Christophe voit partir son fils et dérailler son père, désormais en Ehpad ; Hélène voit dérailler son couple d’égocentrés tendance et grandir ses filles à vitesse accélérée. Vont-ils se trouver ?

Las ! Le passé rattrape Christophe et Hélène. Ou plutôt les multiples liens tissés au fil des ans, ce milieu qui s’impose à eux. Dans une petite ville de province, tout se sait, tout le monde se connaît ou presque, les anciennes du lycée comme les vieux potes. On ne peut repartir de rien sans s’exiler, et cela, nul ne le veut. Invitée au mariage, inespéré à bientôt 40 ans, du meilleur pote de Christophe, Hélène est désorientée. Ce milieu populaire, ces jeux bêtes, ces danses de gamins, le spectacle offert par un Christophe bourré et cocaïné qui l’a prestement oubliée, l’écœurent brusquement. Elle ne peut pas refaire sa vie avec un tel has been. La star de 15 ans au corps de rêve n’est plus qu’un beauf en puissance qui se fait des illusions, croit pouvoir rejouer au hockey comme avant, alors qu’il est brisé au bout de 45 secondes, croit pouvoir refaire un couple alors qu’il ne comprend pas et ne cherche pas à comprendre son Hélène.

Le titre, un peu hors-sol, fait référence à la chanson de Michel Sardou Les lacs du Connemara, la star popu des années 90 en province, reprise en chœur paraît-il à la fin de toutes les fêtes (je n’en ai pas été témoin) . Une sorte d’idéalisme bébête, une illusion du meilleur, alors que le peuple va voter en 2017.

Nicolas Mathieu se veut « de gauche » et évidemment anti-Macron – comme « tout le monde » il ne peut que détester quiconque est au pouvoir. Il pense comme son milieu des marges, dans ces petites villes provinciales à l’industrie perdue, à la lisière entre petit-bourgeois à l’ambition déçue, et ouvrier du c’était-mieux-avant. Sa charge contre l’américanisation des comportements et la réduction des coûts vendue par les gourous du consulting est féroce – et réjouissante. Il s’est documenté. Sa charge aussi contre les petits fonctionnaires régionaux imbus de leurs petits privilèges et qui veulent surtout ne rien changer à leur petit confort l’est aussi.

Ses romans sont une sociologie d’aujourd’hui, des peintures à la Balzac du monde périphérique. Ils complètent in vivo les études de Fourquet et Cassely, déjà chroniquées sur ce blog et prolongent dans le vif du sujet celles de Bourdieu sur La Distinction.

Nicolas Mathieu, Connemara, 2022, Babel poche 2023, 533 pages, €9,90 e-book Kindle €9,49

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Colette, Duo

A Cransac en Aveyron, ville ouvrière de charbon après l’avoir été de cures thermales – mais ville imaginaire de Colette, située en réalité dans le bas-Limousin – Alice et Michel se ressourcent des ennuis financiers du spectacle dans la maison d’enfance de Michel. Il fait gris, il pleut, le couple qui se connaît bien depuis dix ans est en huis-clos avec Maria la cuisinière, ex-nourrice de Michel. Tous s’observent. Maria note que Monsieur est soucieux de ce qu’il a laissé avant de venir, qu’Alice est bien gentille mais en retrait. Et puis…

Michel surprend Alice en train de dissimuler dans un buvard violet de correspondance une lettre sur papier avion. Il s’en empare et lit qu’il s’agit de celle d’un amant de l’an dernier, le sieur Ambrogio, associé de Michel dans la location de salles de spectacle. Il l’a souvent au téléphone mais ne s’est jamais aperçu de rien. Oh, la fièvre n’a pas duré, explique Alice, juste un égarement en fin de maladie, alors que Michel l’avait laissée seule, suivi de quatre lettres enflammées – auxquelles elle n’a pas répondu – et que Michel arrachera de sa main. Pourquoi n’a-t-elle pas détruit ces lettres inutiles ? On ne sait, par oubli sentimental peut-être, ce qui blesse Michel, plus en son affection qu’en sa virilité.

Car ils s’aiment, ce qu’Alice ne cesse de rappeler ; elle est toujours avec lui, le connaît, le soutient. Pourquoi rumine-t-il exprès cet ancien faux-pas qu’il vaudrait mieux pardonner ? Toute vérité, comme le croit Alice qui préfère porter le fer dans la plaie, est-elle bonne à connaître ?

Le jaloux ne peut passer à autre chose, il est pris dans sa névrose obsessionnelle. Le bonheur ne lui est plus possible. Vulnérable, il se braque. Que va-t-il faire ? Chasser Alice ? La faire le quitter ? Aller casser la gueule à Ambrogio ? Ruiner ses affaires ? Il est dans les rets de sa pusillanimité, de sa foncière impuissance.

Égoïsme, orgueil, jalousie rendent tout dialogue impossible dans le couple, selon Colette. Tout amour est une impasse. Pour oublier, Michel sort le matin vers la rivière. La beauté de la nature lui sera-t-elle consolatrice ? Ou finira-t-il comme Chéri ?

Impossible pureté ou transparence des rapports humains. Chacun porte en permanence un masque et joue truqué. Seuls les forts, les plus égoïstes, survivent et la femme, selon Colette, est plus forte en ce sens que l’homme.

Un film de Claude Santelli en a été tiré en 1990.

Colette, Duo, 1934, Livre de poche 1995, 124 pages, occasion €2,09, e-book Kindle €4,99

DVD Duo, Claude Santelli, 1990, avec Pierre Arditi, Evelyne Bouix, Denise Gence, Matthias Habich, Jean-Jacques Moreau, Panoceanic films 2016, 1h39, €11,80

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

Colette déjà chroniquée sur ce blog

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Colette, La chatte

Alain et Camille sont deux amis d’enfance habitant Neuilly, villégiature déjà chic entre-deux guerres. Lui vient d’une vieille famille enrichie dans la soie mais en déclin, elle de fabricants de machines à laver en plein essor. Tradition et modernité veulent se marier. C’est une affaire arrangée, mais l’amour ?

Camille va toute nue dans la chambre des noces et cela choque un peu Alain, pas moins nu mais encore sous les draps. Camille veut habiter l’appartement de l’ami Bertrand, parti six mois en vacances, un neuvième étage « quart-de-brie » dans Paris, plutôt que la maison de famille d’Alain où des travaux d’aménagement sont entrepris. Camille veut conduire le roadster plutôt qu’Alain achète et conduise une berline. Camille veut… Mais aime-t-elle ?

Aimer, n’est-ce pas accepter l’autre tel qu’il est et faire des compromis alternés ? Camille étourdit Alain, le sort de sa routine familiale, mais le domine. Il aime sa beauté jeune, moins son esprit piquant, volontiers provocateur. « Elle rayonnait d’une immoralité exclusivement féminine à laquelle Alain ne s’habituait pas. » Mais il y a pire : Alain aime sa chatte chartreuse Saha, habituée du jardin familial et qui dort avec lui la nuit comme le font souvent les chats. Camille déteste cette « rivale », pourtant animale.

Commence alors le dévoilement progressif du caractère de chacun. Saha est un catalyseur de l’inconciliable entre Alain et Camille. Les épouses normales adopteraient la chatte comme on adopte un enfant d’un premier mariage ; pas Camille. Elle révèle sa cruauté de marâtre en cherchant à évincer la bête ; fusionnelle, elle veut accaparer le mâle pour elle toute seule, telle la Trierweiler baisant à pleine bouche son président d’amant Hollande devant la foule. Exclusive, elle veut garder pour elle toute seule l’attention du mari. Mais Alain aime sa chatte et celle-ci dépérit sans lui. Il la prend avec eux dans l’appartement, où elle s’adapte tant bien que mal, mais Camille en veut plus, toujours plus : elle veut la fin de la chatte, sa mort précoce. Elle la pousse du balcon dans le vide.

Heureusement, les chats savent se retourner en tombant et un store au sixième étage amortit la chute. Saha n’est que légèrement blessée. Alain ne comprend pas tout d’abord car Camille ne lui avoue rien, mais lorsqu’il pousse la main de sa femme à caresser la bête, celle-ci feule et se fend d’un vif coup de griffes. Elle a peur d’elle et se défend contre sa tueuse. Alain comprend et s’en va. Il ne reviendra pas.

Rien de commun entre Camille et lui. Elle est plus cruelle qu’une bête, n’utilise rien de la raison humaine ni de sa soi-disant « supériorité » d’être évolué. Elle est un « monstre ». Camille a trahi une fois, elle trahira encore – le divorce, dans un délai décent, ne fait aucun doute. La mufle égoïste, garçonne de la modernité, ne fait pas une bonne compagne pour la vie. La chatte animale, en revanche, est pure nature. Comment ne pas la préférer ?

Alain a, comme tout jeune homme de son temps, peur de « la femme » ; elle lui est mystérieuse. Tout petit déjà, Camille refusait par caprice de le saluer lorsque les parents se rencontraient. Elle est brune et lui blond ; elle le pompe, exige des baisers, l’aspire, le baise. « Elle engraisse de moi », dit-il. Il devrait quitter son royaume de fils unique dans une maison tranquille ; il n’y est pas prêt. Alain a quelque chose de Chéri, d’inachevé, mais n’a pas trouvé sa Léa, seulement une Camille garçon manqué qui vit à ses dépens. Il recule et la chatte est le prétexte, même si elle est l’amour vrai, inconditionnel, qu’une Camille fille unique choyée et égocentrique est incapable de concevoir.

J’aime ce roman félin, révélateur des profondeurs féminines.

Colette, La chatte, 1933, Livre de poche 2004, 158 pages, €7,90 e-book Kindle €6,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

Colette déjà chroniquée sur ce blog

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John Galsworthy, A louer

Suite du précédent volume chroniqué sur ce blog, ce tome-ci suit les enfants des personnages précédents. Soames l’avoué, imbu de propriété et de collections, a eu une fille, Fleur, lui qui voulait un fils. Il en est désormais entiché et passe tout à la jeune personne de 18 ans. Son cousin et ennemi juré Jolyon a, lui, eu un fils prénommé Jon quelques mois auparavant. Et voilà les deux enfants désormais adolescents, à l’âge des amours.

Là se noue le drame, et le romanesque post-victorien. Ils tombent amoureux l’un de l’autre alors que les familles se détestent, Jolyon ayant « volé » Irène, la première femme de Soames qui ne voulait plus de son mari et ayant « réussi » un fils alors que lui n’a eu « qu’une » fille.

Le pire est que Soames avait donné rendez-vous à Londres à Fleur dans une galerie d’art tenue par sa cousine June (ces familles à ramifications sont une plaie pour le lecteur!). Or Irène amène en même temps son fils Jon voir les œuvres modernes. La rencontre a lieu devant le tableau de Paul Post (un peintre imaginaire) intitulé La cité future, « une grande toile uniquement couverte de carrés rouges » p.20. Il suffit d’un coup d’œil, raffermi par un second au salon de thé où Soames a voulu entrer pour éviter Irène – qui a eu la même idée – et voilà les deux enfants raides dingues l’un de l’autre.

Mais, de chaque côté, chacun répugne à le voir, minimise, évoque une haine ancienne – et fait tout ce qu’il ne faut pas faire pour attiser la curiosité et la rébellion des jeunes. Le « secret de famille » est dévoilé par bribes d’abord, par un élément étranger (de surcroît « belge ») qui courtise ouvertement la seconde femme de Soames, lequel s’en fout ; puis par June qui en dit trop peu ; par Irène à sa fille en édulcorant ; enfin par le père de Jon sur le point de mourir d’une crise cardiaque annoncée, sous la forme d’une lettre à son fils chéri et aimant, trop sensible pour ne pas la prendre au tragique.

Tout le roman tourne autour du secret des familles et du drame que ce poids fait peser sur les enfants, tout comme dans la tragédie grecque. Le destin familial et le regard social empêchent tout bonheur en inhibant toute relation naturelle.

Or la guerre de 14, la plus con jamais décidée en Occident, a bouleversé les traditions, les mœurs et la société. En Angleterre aussi, même si l’Allemagne a été la plus touchée et accouchera en réaction du nazisme. Dialogue entre père et fils qui s’aiment : « La propriété personnelle, la beauté, le sentiment, tout s’en va en fumée. Nous n’avons plus droit à rien, de nos jours, plus même à nos émotions, car elles sont gênantes, nos émotions, pour retourner au néant. (…) Le nihilisme est la religion du jour, continuait Jolyon ; nous sommes revenus au même point que les Russes il y a 60 ans. – Non, papa, s’écria Jon. Nous voulons seulement vivre, et nous ne savons comment – à cause du passé ; voilà tout » p.183.

Fleur, qui le veut, va-t-elle épouser Jon qui la désire ? En fille gâtée à son père qui a toujours obtenu tout ce qu’elle a voulu, ce serait probable. Et pourtant… l’honneur moral de Jon est-il apte à céder en tout ? Suspense.

Le roman (qui peut se lire indépendamment du reste de la série) se dévore à souhait et le lecteur s’attache aux jeunes protagonistes, bien plus près de lui que les vieux victoriens. Mais nous sommes juste avant les années 1920, cela fait déjà un siècle, et les mœurs de ce temps s’éloignent peu à peu des nôtres.

John Galsworthy, A louer (In Chancery) – La saga des Forsyte tome 3, 1920, Archipoche 2018, 331 pages, €7,95 e-book Kindle €7,99

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Gilbert Cesbron, Il est plus tard que tu ne penses

L’auteur écrit un roman social pour son temps sur l’amour, le cancer, l’euthanasie, le deuil – et la religion. Cela fait beaucoup pour un seul texte et la fin est ratée, le dernier chapitre part dans un délire chrétien un peu niais avec petit garçon atteint, refus de soulager sa souffrance par un excès de morphine, « prière » à Dieu au lieu d’être à ses côtés et de l’accompagner sur la fin – et vœu exaucé : Dieu tue le gamin. Il ne souffre plus. Le pire dans l’espoir bébête est cette nouvelle annoncée : « Cancer vaincu. Sérum efficace à 95 % ». Quant on voit que, 66 ans plus tard, « le » cancer n’est toujours pas vaincu mais seulement certains cancers circonscrits, on se dit que la foi de l’auteur est celle du charbonnier et qu’il n’est pas humain de propager une telle fausse nouvelle.

Hors ce dernier chapitre, il s’agit d’un bon roman, bien écrit, avec passion et prenant. Il est tiré d’un témoignage vécu de Sorana Gurian, son Récit d’un combat publié en 1956.

Jeanne et Jean sont jeunes – le prénom Jean signifie jeune ; il désigne le junior de l’équipe du Christ. Jeanne aime Jean, qui l’adore. Il n’ont pu avoir d’enfant et leur amour est devenu fusionnel. Lui est un ancien résistant envoyé dans les camps d’où il s’en est sorti. Pas croyant, il est généreux et humain. Elle, est petite fille, attirée par la protection du grand corps nu dans son lit. Elle voudrait adopter un garçon et le couple est allé à l’Assistance voir le petit Yves-Marie, 3 ans. L’adoption était plus facile en ces années où l’État ne se mêlait pas encore de tout et où la prolifération des bureaux n’avait pas généré cette avalanche de normes et de contrôles – d’ailleurs peu efficaces, comme en témoignent les « ratés » des services sociaux ces dernières années. Les bureaux fonctionnent entre eux et pour eux, générant leurs propres règles et ne faisant leur métier que pour les appliquer, peu concernés par les véritables individus à qui elles sont destinées. Mais à chaque fois, Jean recule devant l’engagement, ou Jeanne ne se sent pas prête. Le petit Yves sera leur grand regret.

Jusqu’à ce qu’un jour, une douleur, un nodule sous le sein, alerte Jeanne que quelque chose ne va pas. Mais elle le dénie et n’ose pas consulter, ni même en parler avec son mari. Elle a peur et joue l’autruche à la tête dans le sable. Lorsqu’elle se résout enfin à demander conseil, c’est à un rebouteux – la science avec sa vérité l’effraie trop – attitude très catholique de préférer l’illusion à la vérité. Ne pas vouloir savoir et prier est l’attitude soumise de ces années-là. Mais « il est plus tard que tu ne penses » et le cancer, cette maladie du siècle, n’attend pas. Il se développe et ronge, indifférent aux émotions. Lorsque l’opération, par « le meilleur » chirurgien (on dit toujours ça) a lieu, il est trop tard. Jeanne ne gagne qu’un répit de quelques mois avant que les métastases ne se répandent et qu’il n’y ait plus rien à faire.

Désormais, la douleur sera permanente, avec ses hauts et ses bas. L’époque n’était pas tendre avec la souffrance. Elle était considérée comme un mal nécessaire, une volonté de Dieu. L’auteur ne nous passe rien de l’exemple du Christ et de son calvaire, sur l’Expiation, sur l’Offrande à Dieu et autres billevesées destinées aux malades laissés pour compte de la médecine qui ne peut pas tout (au contraire de la foi). Mais le mal est de pire en pire, Jeanne souffre tellement qu’elle se replie sur elle-même, en vient à haïr les vivants, y compris Jean, qui en est désespéré. Elle tente de mettre fin elle-même à ses jours en avalant un tube entier de Gardénal ; c’est Jean qui la sauve en la faisant vomir en attendant les médecins.

Mais la souffrance persiste, augmente. Jeanne n’est pas heureuse d’avoir été sauvée et son frère Bruno, prêtre, se demande si Jean n’aurait pas dû la laisser mourir. Les mois se passent, au total la maladie aura duré deux ans. Il n’y a plus rien à faire, seulement atteindre la fin. Mais elle tarde, le cancer tourmente. Jean finit par obtenir une ordonnance de morphine avec les doses à ne pas dépasser. A un paroxysme de douleur de Jeanne, un soir, Jean répond par huit ampoules de morphine au lieu de deux. Elle le supplie des yeux, trace le signe de la croix sur son front ; elle veut en finir. Il ne fait qu’agir sous son emprise : elle dit oui.

Elle meurt donc et, avec elle, sa souffrance indicible. Bruno le petit frère et prêtre comprend. Le médecin ne dit rien. Chacun sait combien Jean aimait Jeanne et que c’était la délivrer que d’agir ainsi.

Mais la conscience coupable du catholique tourmente le jeune homme, ambiance de société malgré son manque de foi personnelle. Trois mois plus tard, il veut se « confesser » au procureur de la République qui, au vu des faits et de la loi, ne peut que poursuivre. Il y a procès, moins de Jean lui-même que de l’euthanasie. L’auteur détaille les arguments juridiques, philosophiques et moraux des partisans de l’une et de l’autre partie. Un thème qui reste d’actualité même si l’on a voulu avec la loi Léonetti le « en même temps » de ne pas donner la mort mais d’assurer une fin sans douleur. La réductio at hitlerum (l’accusation massue de nazisme) n’est pas oubliée, comme quoi elle n’est pas une invention des réseaux sociaux comme aiment à le croire les milléniums narcissiques. Mais le jury populaire tranche : non coupable. Jean n’a fait qu’agir selon la volonté de la malade, sans préméditation, avec la charité de l’amour qu’il lui portait.

Gilbert Cesbron est un écrivain catholique et le fait savoir – un peu trop. Nous sommes dans le sentimentalisme sulpicien, l’amour inconditionnel, la préférence pour les illusion consolatrices face à la vérité, les affres de la conscience coupable et la souffrance rédemptrice, le monde meilleur… ailleurs. Signe des temps, le roman a été vendu à plus d’un million d’exemplaires.

Ironie divine ? L’auteur sera lui-même, vingt ans plus tard, atteint d’un cancer incurable et décédera en 1979 à 66 ans.

Gilbert Cesbron, Il est plus tard que tu ne penses, 1958, J’ai lu 1975, 305 pages, €5,11, e-book Kindle €5,99

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Peter Handke, Histoire d’enfant

J’avoue ne pas avoir été pris par le style de ce poète, romancier et théâtreux allemand d’avant-garde, prix Nobel de littérature 2019. Le thème de la paternité et de la place de l’enfant pourtant, sont universels et invitent à l’empathie. La naissance d’un rejeton modifie la vie ; il rend adulte, responsable, protecteur (du moins en général).

Mais l’histoire racontée ici est inexistante, les pays mêmes ne sont pas désignés, Paris n’est par exemple que « la grande ville » et le français « la langue étrangère ». Même le père n’est que « l’homme » et le gamin « l’enfant » ; ce n’est que par hasard que l’on finit par apprendre qu’il a un sexe – féminin. Comme si le fait d’avoir une fille ou un garçon était la même chose pour un père. Surtout séparé de la mère, on ne sait pourquoi dans l’histoire.

Le style est minimaliste, genre Nouveau roman mal digéré. Nous sommes dans l’absurde, l’expérimental, avec une haine toute particulière pour tout ce qui est réaliste. Même le langage est mis à distance, ce qui ne favorise pas la communication…

Certes, être né allemand en 1942 et bâtard d’un soldat avant que sa mère n’en épouse un autre, alcoolique, ne prédispose pas à une conception du monde cohérente ni à une vie stable. L’auteur a déménagé maintes fois en divers lieux d’Allemagne, de France et des États-Unis. C’est un déraciné de lui-même et de la vie. Par tempérament, ces êtres me sont indifférents, je n’accroche pas. Je me demande ce que la récompense Nobel a voulu prouver.

Peter Handke, Histoire d’enfant, 1981, Gallimard l’Imaginaire 2019, €8,00 e-book Kindle €6,49

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Jean-Louis Curtis, Les forêts de la nuit

L’auteur, né en 1917 à Orthez, avait donc 23 ans en 1940. Il a subit la Défaite et l’Occupation humiliante due à la chienlit des bourgeois catholiques confits en militarisme figé en 14. Il a été mobilisé dans l’armée de l’Air et envoyé au Maroc, où il a été démobilisé en 40. Il enseigne à Bayonne puis à Laon avant de participer à la Libération dans le corps franc pyrénéen Pommiès. Il connaît donc très bien son sujet, vécu au ras de l’actualité. Sa façon réaliste de décrire l’Occupation dans une petite ville du sud-ouest, Saint-Clar, lui vaudra le prix Goncourt en 1947. L’auteur est mort en 1995, ce pourquoi il est bien oublié aujourd’hui. Michel Houellebecq lui rend cependant hommage – et moi aussi.

Curtis saisit les Français du sud-ouest en 1942, au pire moment de l’Occupation triomphante de l’Europe par les armées du Reich. Les gens ont été sidérés, puis ont fait confiance au sénile maréchal, avant de se résigner à vivre avec. Les Allemands, après tout, ne sont pas si mauvais ; ils sont « Korrect », ils payent ce qu’ils mangent et celles qu’ils baisent. Les paysans sont ravis et opulents, les bourgeois rassurés par l’ordre qu’ils mettent, les intellos souvent séduits par l’Europe nouvelle.

Mais pas Francis, garçon de 16 ans élevé chez les curés qui s’élève d’un coup contre un prof qui déclare que la Défaite est un prix à payer pour les péchés du pays. « C’est votre génération qui a failli, pas la nôtre, nous n’y sommes pour rien. » Il sera puni évidemment, car on ne critique pas en public les vieux cons, même s’ils se révèlent bien cons. Mais il s’engagera naturellement dans des activités de résistance. Pas grand-chose, mais une aide au passage en zone libre, tant qu’elle existe encore, vers les Pyrénées et l’Espagne tout proches. En 1942, il a 17 ans et est beau comme un éphèbe grec, mais timide et réservé avec les filles comme il se doit dans la génération catho coincée. Dommage pour lui, il ne connaîtra de l’amour que la version éthérée angélique qui rend les gens idiots si cela dure trop longtemps.

Son père est un vieux nobliau qui affecte la profession d’avoué mais pontifie en citant des Classiques. Il ne comprend pas le siècle, sa génération est larguée. Sa mère est une femme au foyer, ignare des choses du monde. Même Hélène, sa grande sœur de dix ans plus âgée, est restée niaise. Elle vit un grand amour avec Jean, passé en Espagne pour rejoindre à Londres la France libre. Elle ne le verra pas durant deux ans et son « amour » éthéré et angélique s’évanouit de fait lorsqu’elle est séduite à Paris, où elle travaille après sa licence de chimie, par le physique viril et charnel du jeune Philippe, un copain de son frère Francis, à peine 18 ans. Elle succombe dans ses bras et jouit de désir fiévreux. Elle se sent coupable et écrit une lettre à Jean par sincérité de confession, pour briser leur union virtuelle. Ce message brutal tuera le jeune homme tout simplement : il se lancera avec son Spitfire sur une batterie de DCA boche comme un kamikaze.

Quant à Francis, il sera trahi par une bonne femme du bled qui jalouse sa prestance et sa classe, et amené par son copain Philippe à s’engouffrer dans une voiture de la Gestapo française qui le torturera avant de les descendre et de le laisser, tout nu et mutilé, dans un fossé. Philippe, à qui l’on avait promis seulement une discussion et pas de toucher au frère de son amante, largue les gestapistes et fuit à Paris. Il se vengera du petit pédé sadique qui aime torturer les très jeunes hommes et s’engagera dans l’armée de libération, où il se fera tuer volontairement, entraînant le suicide dans le gave de sa mère, une vieille putain encore belle et amoureuse incestueuse de lui.

Hélène fréquentera les zazous pour s’oublier, se résignera à n’être que la maîtresse de Jacques, fils d’industriel riche de Saint-Clar et déjà marié à Gisèle. Il veut lui faire un fils et garder son existence cachée, comme Mitterrand le fera. C’était dans l’air de cette génération.

A la Libération, l’hypocrisie se révèle. Ceux qui n’ont rien fait ou pas grand-chose se posent en sauveurs « pour faire barrage » au communisme des hordes soviétiques tandis que les vrais résistants restent humbles et rasent les murs. La bassesse des gens n’a jamais de limites quand leur intérêt égoïste est en jeu. Curtis décrit très bien cette amertume qui a dû le saisir en 1945, lorsqu’il est revenu au pays. Les paysans restent antisociaux, les bourgeois aveugles et méchants, les commères du peuple ignares et viles. « Il y a quelque-chose de détraqué », se rend compte Philippe. Une description d’un humour féroce de la pâte humaine.

Roman prix Goncourt 1947

Jean-Louis Curtis, Les forêts de la nuit, 1947, Julliard, €9,87, e-book Kindle €8,99, ou d’occasion en lot de 5 romans, €24,99

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Marie Ferranti, La chasse de nuit

Le roman se situe en Corse entre les deux guerres. La population est encore très rurale, arriérée et superstitieuse. Le narrateur est un mazzeru, un chasseur à la massue, « taillée dans un sarment de vigne ». Il chasse de nuit, dans ses rêves, ou bien dans un état second car il se réveille griffé et les vêtements déchirés. Le mazzeru est un peu le loup-garou corse, sauf qu’il n’y peut rien. Il a des « visions », un don de prophétie funèbre en entrant en contact avec l’âme de la proie. Il est alors entre deux mondes comme un chamane.

Ainsi Mattéo Moncale prédit la mort prochaine de Petru Zanetti, son voisin d’en face et rival de la famille depuis des générations. Il l’a vu dans les yeux du sanglier mourant sous ses coups. Mattéo s’en moque de Petru, il n’est plus en rivalité avec lui depuis que son père est mort, lui léguant de quoi vivre sans travailler. Mattéo n’a cure de paraître et d’être maire comme le père de Petru ; il n’a envie ni de pouvoir, ni de reconnaissance sociale ; en bon mazzeru, il est solitaire. Il n’a rien contre Pétru, le jeune docteur qui vient de se marier.

Mais tout se sait dans un petit village, surtout en Corse où tout le monde est lié. Agnès, l’ancienne nounou des Zanetti, est proche de Mattéo et la rumeur se répand. Petru sera mort dans l’année. Ce n’est pas du tout du goût de Lisa, sa jeune épouse, qui va aussitôt voir le mazzeru. Elle n’y croit pas, à cette « vision », et pense plutôt à une vengeance prédite à l’avance pour mieux la faire passer.

Hélas, il n’en est rien. Mattéo tremble et s’évanouit ; le don est un fardeau. Lisa est très inquiète. Pour montrer qu’il n’en veut pas à la famille Zanetti, il leur vend même à perte une colline qui donne du prestige au-dessus du village. Mais sa solitude lui pèse ; il voudrait ne plus être mazzeru.

Va alors se jouer entre ces deux-là, du même âge, un ballet de séduction-répulsion autour de la mort prédite du mari. Qui finira par ne pas avoir lieu… soit que le mazzeru ait vu ses pouvoirs décliner, soit que sa volonté ait tenté de conjurer le sort avec l’aide du curé. Quoique celui-ci n’ait pas fait grand-chose, il ne croit pas aux diableries de la campagne. Mattéo désire Lisa, mais elle aime son mari. Mattéo n’aime personne, pas même Caterina la belle, courtisane d’Ajaccio qui l’aime pourtant bien. Ils finiront conclure pour une vie commune, Mattéo conjurant ses pouvoirs chamaniques et rejetant sa mission de passeur. Le sort en a voulu ainsi.

Un style épuré pour une âpre atmosphère, sur une île mystérieuse en un temps décalé. Un court roman qui a eu son succès. Marie Ferranti est née corse en Corse en 1962 sous le nom de Marie-Dominique Mariotti. Elle a obtenu en 2002 le grand prix du roman de l’Académie française pour son roman La Princesse de Mantoue.

Marie Ferranti, La chasse de nuit, 2004, Folio 2005, 199 Pages, occasion €1.23 e-book Kindle €6.99

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Elisabeth Goudge, L’arche dans la tempête

Une île anglo-normande, Guernesey, en 1888. Colin a 8 ans ; il est le seul garçon d’une fratrie de cinq, Péronelle, Michelle, Jacqueline et la petite Colette ; trois autres enfants sont morts en bas âge. Ses parents occupent une ferme de granit au bord de la falaise, le Bon Repos, tenue par sa mère Rachel, une maîtresse femme qui se sent bien dans cette « arche ». Son mari André, fils du docteur de Guernesey, autoritaire et intrusif, est gauche et malhabile dans les travaux de ferme. Son exploitation périclite et seule la dot de son épouse permet de rester à flot. Mais pour combien de temps ?

Un jour de grande tempête, un bateau à voiles s’écrase sur les rochers de la baie. Les pêcheurs vont au matin sauver les naufragés. Un homme en loques sort de la mer, il dit s’appeler Ranulph mais s’avère être Jean, le frère aîné d’André, parti dès qu’il eût l’âge pour fuir le carcan paternel. Il était épris de liberté, de grand large, d‘aventures, tout comme le petit Colin, poisson dans l’eau parmi les pêcheurs de l’île. Nul ne le reconnaît, il a vieilli et a changé. Rachel, par vision avant le naufrage, a reconnu en lui quelqu’un à accueillir, et c’est ce qu’elle a imposé à la famille. Ranulph couche dans le grenier aménagé de la grange près de la maison. Il a le don avec les enfants et la mère de famille sait qu’ils sont en sécurité avec lui.

Il tente de corriger les travers de la famille, de redresser les âmes tordues et de faire le bien que son père n’a pas fait.

Jacqueline, 11 ans, souffre trop à l’école où elle est angoissée, incapable d’apprendre, menteuse et sans aucune amie ; Ranulph conseille à sa mère de la mettre à l’école du couvent où elle sera moins intellectuellement nulle et mieux appréciée. C’est un succès, en quelques mois la fillette s’épanouit.

Colin est trop épris de liberté pour avoir conscience de ce qu’il faut ou ne faut pas faire ; Ranulph essaie de lui inculquer l’idée que tout se mérite et que la liberté réelle exige parfois la contrainte de la discipline : ainsi en bateau. L’idée fait lentement son chemin dans le jeune cerveau.

Michelle, dans les 13 ans, se délecte des poèmes de Keats et entre souvent en rêverie. Elle ne supporte pas alors qu’on la sorte de l’idéal pour la ramener dans la triste réalité et pique de violentes colères ; Ranulph va lui apprendre à concilier l’idéal et le réel en étant un passeur entre les deux.

André écrit des poèmes beaux à mourir, mais en se cachant tant il croit n’avoir aucun talent ; Ranulph en découvre un carnet et s’informe auprès d’un éditeur. Lequel envoie une lettre enthousiaste où il se dit prêt à publier l’œuvre. André sait enfin qu’il n’est pas un incapable dans la vie.

Rachel désire plus que tout rester à la ferme, dont elle a fait son arche familiale. La quitter pour cause de faillite lui fend le cœur. Ranulph, qui a acquis du bien dans les mines d’or d’Australie et qui a du sens pratique rédige un testament en faveur de ses neveux et, en attendant, redresse la gestion de la ferme.

Au fond, Ranulph est le bon génie qui contrecarre l’influence délétère du grand-père – qui n’attend que la faillite pour confirmer sa prédiction que son fils est inapte. Il voudrait alors les accueillir tous chez lui pour les régenter comme il l’a fait de sa femme, morte de chagrin. Mais il décède avant d’avoir ce mauvais plaisir. Quant à Ranulph, il est déchiré entre son amour pour cette famille qu’il a faite sienne et son amour pour Rachel qu’il désire. Cela ne peut que se terminer tragiquement, et ce sera lors d’une autre tempête, avec un autre naufrage.

Elisabeth Goudge, décédée à 83 ans en 1984, a connu beaucoup de succès avec ses romans, des années 1930 aux années 1970. Son côté chrétien romantique a disparu avec la génération 1968. Elle ne s’est jamais mariée mais a porté beaucoup d’attention aux enfants. Elle se lit admirablement.

Elizabeth de Beauchamp Goudge, L’arche dans la tempête (Island Magic), 1934, Libretto 2017, 384 pages, €8,70

Biographie détaillée d’Elisabeth Goudge

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Michel del Castillo, Tanguy

Né en 1933 en Espagne, Michel porte le nom de sa mère issue d’une riche famille espagnole car son père, Français, n’a pas voulu de lui et s’est séparé. Maman est républicaine sans être « communiste » (injure facile de ce temps d’intolérance et de haine) mais elle est forcée à fuir en France à cause des républicains pour s’être inquiétée du sort des prisonniers faits par eux. Aidée un temps par le père de son enfant, elle ne résiste pas à l’attrait du militantisme et est internée en camp de républicains espagnols en France, avec son fils. A l’arrivée des Allemands, elle veut fuir au Mexique mais laisse le gamin au passeur catalan avant de joindre Madrid, d’où elle se désintéressera de son sort.

Tanguy est un double de Michel, sans être tout à fait lui, ainsi que le dit l’auteur dans sa longue et bavarde préface de 1994, bien loin du style du roman paru en 1957. Je prie le lecteur de ne lire ce pensum préfacier qu’après avoir lu le texte lui-même, car il aurait une mauvaise impression.

Tanguy est un enfant sensible qui n’a connu que des ruptures affectives, ce pourquoi il aime sans condition et accepte l’amour sans condition – y compris celui des garçons. Son père était trop lâche, imbu de « respectabilité » sociale, pour accepter ce fils qu’il n’a pas désiré ; sa mère était trop lâche, imbue de « justice sociale » (pour les autres mais pas pour son enfant) et trop emplie de haine de classe pour être tout simplement humaine. Lui n’a pas répondu aux appels au secours de Tanguy ; elle l’a abandonné de ses 9 ans à ses 18 ans sans même chercher à savoir ce qu’il était devenu dans la tourmente de la guerre. Et c’est Tanguy qui l’a recherchée, après avoir trouvé son père.

Son destin est simple : pris avec des Juifs, lui qui ne l’était pas, il a été interné en camp de concentration en Allemagne malgré ses 9 ans. Il n’a dû son salut qu’à l’amour de Günther, jeune et « très beau » prisonnier allemand interné avec les autres car probablement homosexuel, en tout cas pas dans les normes de la Nouvelle Allemagne aryenne et nazie. Libéré à 13 ans, le garçon a été renvoyé en Espagne après un trop bref séjour en France parce que son père, ne l’ayant pas reconnu, n’en a pas fait un Français. Là, fils de républicaine « rouge », il a été enfermé au bagne des Frères, une maison de redressement tenue par des prêtres catholiques férus de fouetter nus les garçons dans les douches, de les punir sadiquement, et de violer les 8 à 13 ans qui leur plaisaient en piquant l’un ou l’autre au gré des soirées. Tanguy va s’évader à 16 ans avec Firmin, un « parricide », qui a fait la peau de son père, ivrogne sans travail qui battait sa femme et son fils, incitant ce dernier à se prostituer pour rapporter de l’argent. Tout un univers ancien régime de mâle dominant et pervers, où femmes et enfants ne sont que des objets, situation bénie alors par la sainte Église et par le régime autoritaire.

L’attrait de Tanguy est que l’enfant traverse les épreuves comme immunisé contre le mal. Il ne le voit pas, le ressent à peine dans sa chair. Il est comme les gamins de Dickens, miraculeusement au-delà des travers et méchancetés humaines pour ne garder que l’amour – qui existe aussi parmi les hommes. Quant à Dieu… N’en déplaise aux croyants, l’hypothèse de son existence n’a aucune utilité dans sa vie. Mieux vaut un padre réel qui écoute ou une veuve humaine qui compatit. A Tanguy qui avouait au Père jésuite qu’il n’était pas sûr de croire en Dieu, l’homme bon a répondu : « Laisse en paix ses histoires !… Mange, dors, joue, étudie, ne mens pas, sois bon avec tes camarades, travaille, agis loyalement. Quand tu auras fait toutes ces choses, et qu’en plus tu te sentiras capable d’aimer ton prochain jusque dans tes actes, alors demande-toi si tu crois en Dieu ; pas avant. La plupart de nos « croyants » cessent de se comporter en croyants dès qu’il s’agit de donner 1000 pesetas »  p.251.

Une parole de sagesse, qui est le bon sens même, bien meilleure que ce « moralisme chrétien, dolent et sentimental » inculqué alors par la société catholique, selon l’auteur (p.12). Le mal existe, la jouissance de la souffrance des autres et de leur humiliation, des nazis en camp aux pères catholiques en maison de redressement, de papa qui refuse son rôle à maman qui néglige le sien. Une naïveté qui fait la fraîcheur de ce roman, une sorte de mythe impossible à vivre dans la vraie vie.

Ce pourquoi notre société qui refuse le réel le conseille en lecture aux collégiens, poursuivant l’irénisme béat du tout-le-monde-il-est-beau-et-gentil qui sévit trop volontiers dans l’éducation « nationale ». En témoignent les « réactions » à la mort d’un professeur de collège, Dominique Bernard, tué trois ans après Samuel Paty : on se propose de discuter, « échanger » (quoi ?), de blablater sans fin dans des communions collectives de lamentations et de « recueillements » face aux fanatiques qui tuent au couteau – au lieu de se demander quelles solutions concrètes et efficaces il y aurait lieu de prendre. Mais surtout « ne pas » ! Ne pas assimiler, ne pas exagérer la réponse, ne pas humilier, ne pas… Donc on ne fait rien, en « priant » (laïquement) qu’en laissant tout en l’état rien de grave n’arrive plus – jusqu’au prochain meurtre.

C’est pourquoi ma lecture de ce roman célèbre est mitigée. Jeune, j’ai adhéré dans l’émotion et l’empathie aux malheurs de ce petit garçon jeté aux lions ; mûr, je me demande si la morale de l’histoire est la bonne, si la moraline chrétienne d’ambiance est encore de mise. Le monde est dur, la société se durcit, les humains se murent dans leur ego et leur nationalisme. Ni l’Occident, ni les États, ni les sociétés éclatées ne sont plus en mesure d’imposer une morale saine. Il faut voir les situations et les gens tels qu’ils sont, leurs ressentiments, leur haine attisée par des trublions trotskistes convertis à l’islamisme par tactique électoraliste comme Mélenchon. Le Tchétchène Ingouche expulsable en 2014 et dont « les zassociations » ont eu pitié, a tué en 2023, pour « commémorer » le Tchétchène islamiste qui a égorgé Samuel Paty. Les zassociations de pauvres âmes – pas si belles qu’elles le croient – sont responsables ; tout comme les fonctionnaires des diverses administrations qui se contentent de fonctionner au prétexte que « la loi » les empêche d’agir. A quoi cela sert-il, le « fichage S », s’il y a plus de 10 000 noms dans les fichiers ?

C’est tout cela qu’évoque finalement Tanguy aujourd’hui, ce roman d’une autre époque. Sa candeur un peu niaise envers le mal, qu’il accepte comme un destin, doit nous faire réagir.

Michel del Castillo, Tanguy, 1957 revu 1995, Folio 1996, 338 pages, €9,20

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Daphné du Maurier, L’auberge de la Jamaïque

Qui se souvient que Dame Daphné du Maurier, épouse de général, mère de trois enfants, et bisexuelle en raison d’un père qui détestait les garçons, a été l’auteur de la nouvelle Les oiseaux dont Hitchcock a fait en 1963 un grand film ? C’est le même Hitchcock qui fit en 1939 un film de l’Auberge de la Jamaïque (La Taverne, en français), assez différent du livre, roman gothique très romanesque mais déjà féministe. Car Mary Yellan est une jeune fille orpheline, élevée en garçon dans une ferme auprès de sa mère, et qui n’a pas froid aux yeux, même si elle ne réfléchit pas souvent (elle est même un peu gourde, disons-le). Ce vieux roman d’avant-guerre se lit toujours très bien ; il donne du sentiment et de l’aventure, dans un paysage tourmenté de la côte anglaise de Cornouailles, l’extrême pointe sud-est de l’Angleterre, souvent battue par les tempêtes.

A 23 ans, sa mère morte, Mary ne peut plus tenir seule la petite ferme de Helford et vend pour rejoindre sa tante Patience, mariée à un aubergiste. L’auberge de la Jamaïque est un relais de poste sur la route qui mène à Penzance et elle a mauvaise réputation. Jadis brillante et animée, elle fait désormais peur et le cocher, qui dépose Mary et sa malle devant la porte du bâtiment isolé dans la lande parcourue par le vent, s’empresse de repartir. La jeune fille au prénom de vierge saura très vite pourquoi. A noter que l’auberge existe bien et qu’elle est désormais, après le roman et le film, un haut lieu du tourisme local. L’autrice y a séjourné l’année avant d’écrire son texte.

Joss Merlyn, le mari de la tante, est une brute aux mains curieusement délicates. Il est contrebandier, ce qui est de notoriété publique, et racole tout ce que la contrée peut contenir de malfrats, voleurs et criminels en fuite. La bande tâterait même de l’activité honnie de naufrageur, mais les preuves manquent. Mary affronte le monstre qui, curieusement, aime que les femmes lui tiennent tête et la respecte pour cela. Aujourd’hui, un auteur ferait inévitablement tomber la jeune fille dans le viol et les frasques sexuelles, mais pas en ce temps-là, ce pourquoi Daphné du Maurier est lue par les adolescents de tous sexes. Ils y trouvent l’aventure comme au début de L’île au trésor, le crime comme dans le film Les Contrebandiers de Moonfleet. Mary ressort blanche comme neige du monstre et de sa bande et le crime même ne l’atteint pas lorsqu’elle s’y trouve confrontée. Elle est forte.

Elle trouve sa tante complètement sous l’emprise de son mari, brisée comme une petite souris effrayée qui fait semblant de rien, bien loin de la jeune femme vive et enjouée dont elle se souvenait dix ans auparavant. Joss loge et nourrit Mary orpheline à condition qu’elle aide sa tante au ménage et à la cuisine, et qu’elle serve au bar. Où il n’y a d’ailleurs personne, sauf le samedi soir où la bande vient s’aviner et brailler jusque fort tard dans la nuit. Pour le reste, Mary doit être comme les trois petits singes : ne rien voir, ne rien écouter, ne rien dire. Car la contrebande est punie par la loi et le crime de naufrageur de la potence.

Mais Joss lui avoue, une nuit qu’il est saoul comme un cochon, qu’il a tué de ses mains les naufragés qui tentaient de s’agripper aux rochers, enfoncé à coups de pierre la tête d’une femme qui lui demandait de l’aide, brisé les poignets de son enfant… C’en est trop. Mary veut dénoncer le crime, sa conscience la tourmente, maintenant qu’elle sait. En suivant son oncle une après-midi dans la lande, elle le perd avant de se perdre dans le brouillard digne du Chien des Baskerville. Épuisée, trempée et encore loin de l’auberge, elle ne sait plus où elle est ni où elle en est lorsqu’elle rencontre sur la route le vicaire d’Altamun, un village à quelques milles. C’est un curieux ecclésiastique, albinos, aux yeux froids, et qui sonde les âmes. Elle se confie à lui..

Sans savoir qu’il est pour quelque chose dans tout ce qui arrive et qu’il pourrait bien connaître le chef de la bande de Joss. Mary risque sa vie pour fuir l’auberge par la fenêtre de sa chambre, où son oncle l’a enfermée à clé, songeant à partir dans la nuit parce que l’étau se resserre sur ses méfaits. Il a dépassé les bornes en enivrant sa bande de désaxés avant d’aller faire échouer et piller un navire pour son propre compte, sans voir le jour qui se levait et sans avoir le temps d’emporter grand-chose. Mais c’était le crime de trop, toute la contrée bruit déjà de rumeurs et le squire remue enfin son gros popotin pour faire quelque chose avant que les gens ne s’en mêlent eux-mêmes.

L’oncle est retrouvé mort dans sa propre maison, ainsi que sa femme, et c’est peut-être son frère Jem qui l’a fait pour sauver Mary – ou le vicaire, absent justement à ce moment-là. Lorsque la milice arrive, sous les ordres du squire, tout est accompli et Mary est libre. Mais que faire ? Retourner à Helford dans l’ouest de la Cornouailles, avec un climat plus doux, et reprendre une ferme ? Elle est secrètement tombée amoureuse du frère de Joss, mauvais garçon lui aussi mais pas criminel. Jem était le petit dernier et Joss le battait ; ils ne se sont jamais aimés mais Jem est plus intelligent, même rusé. Mary est bien tentée. Pour une fille-garçon comme elle, il lui faut un homme à poigne, qui la séduise et qui l’entraîne. Peut-être comme le général pour l’écrivaine.

Daphné du Maurier, L’auberge de la Jamaïque (Jamaica Inn), 1936, Livre de poche 1975, 313 pages, €7,70, e-book Kindle €7,49

DVD La taverne de la Jamaïque, Alfred Hitchcock, avec Alfred Hitchcock, Charles Laughton, Horace Hodges, Hay Petrie, Maureen O’Hara, Universal Pictures 2006 anglais et sous-titres français, 1h48, €8,99

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Colette, La seconde

Le mari, la femme, la maîtresse, schéma classique – avec cette touche en plus du beau-fils de 16 ans. Colette continue de parler d’elle-même pour en faire un roman, de son couple avec Henry de Jouvenel et son beau-fils Bertrand, et de Germaine Patat, la maîtresse d’Henry tombeur de femmes, surgie dans le couple vers 1920. Mais la fiction n’est pas le réel et Colette transmute cette expérience dans son laboratoire littéraire.

L’époque a surtout vu le « scandale » du couple à trois (ou quatre), du « harem » ; nous regardons plutôt aujourd’hui la belle figure d’homme écrivain qu’est Farou. Il est héneaurme, comme aurait dit Flaubert, un Protée avide de sexe comme de création théâtrale. Il s’isole en création ou en répétitions, il surgit en tempête au logis, annoncé par de bruyantes manifestations de portes et de voix, il règne sur son domestique et arbitre les querelles. Chacun l’aime, chacun l’admire, chacun le craint. Le Grand Farou écrase le Petit Farou et les femelles. Il est passionné mais, au fond de lui, faible. Il tonne contre elles mais a besoin des femmes. Son soupir favori est : « Ah ! Toutes ces femmes ! toutes ces femmes ! j’en ai des femmes dans ma maison ! » p.392 Pléiade.

Il n’a rien de commun avec son gamin, aucune complicité masculine. Il faut même que la belle-mère attire son attention sur la beauté de son fils, « déguisé et embelli par une salopette bleue serrée à la taille » (et sans chemise, comme il est suggéré dans le contexte). « Avoue qu’il devient très joli garçon, souffla tout bas Fanny à son mari. – Très, approuva brièvement Farou. Mais quelle manière de s’habiller !… » Le garçon s’émancipe, se cherche, veut plaire. « Le genre mécano se porte beaucoup, dit Jean sur le même ton » p.411.

Fanny-Colette découvre que Jane l’assistante, devenue une amie à demeure, est baisée par le Grand Farou, tandis que le petit Farou en est amoureux. Elle est scandalisée et envisage de la renvoyer, mais que dira son mari ? Et comment vivra-t-elle avec lui, une fois seule ? Les maîtresses ne vont pas cesser car ainsi est Farou, « le beau Farou, le méchant Farou ». Autant accepter la situation et garder Jane.

Colette, on s’en souvient, s’en est allée en divorçant d’Henry de Jouvenel – pour mieux baiser le jeune Bertrand jusqu’à ses 24 ans. Mais elle choisit une solution différente en ce roman : le Petit Farou va baiser ailleurs et Fanny reste, résignée, au foyer dont elle est finalement le centre. La solidarité féminine l’emporte sur les machos volages, elle fait foyer entre femmes.

Le roman portait initialement pour titre Le double, signifiant ainsi les deux femmes unies en alter ego auprès du mari. La seconde nuance le propos en mettant une hiérarchie ; Jane est la seconde épouse, comme on disait en Égypte antique, mais elle seconde aussi Fanny, l’appuie et la complète. Celle qui trahit pense à celle qu’elle trompe et compatit. Pas un grand roman, car anachronique aujourd’hui, mais se laisse lire.

Colette, La seconde, 1929, Livre de poche 1971, €6,00, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

Colette déjà chroniquée sur ce blog

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Jean de La Varende, Le troisième jour

De cet écrivain mort en 1959, on a fait un écrivain « régionaliste », avec l’affectation de mépris à la mode dans les salons littéraires de Saint-Germain-des-Prés. Or il est avant tout un écrivain, un homme qui écrit ses passions et met en scène des personnages bien typés. Certes, il est catho tradi, attaché au roi et anti-moderne, mais est-ce une raison pour bouder le talent ? Le wokisme sévit parmi tous les imbéciles, pas uniquement chez les « racisés ».

Le Troisième jour, au titre énigmatique, met en scène la Normandie, patrie de l’auteur – bien qu’il ait passé son enfance en Bretagne. Il se situe à la fin du XIXe siècle, après Napoléon le Troisième (le Second n’a jamais régné) et durant les premières années de la République elle aussi Troisième. Mais cela importe peu, la campagne reste alors hors du temps. Les gens sont simples, attachés à leur terroir et à leurs forêts. Il s’agit du pays d’Ouche, dont la capitale, Conches-en-Ouche, près d’Évreux, n’est aujourd’hui qu’à une heure et demie de la gare Saint-Lazare. C’est un paysage de champs et de forêts où, à la fin du XIXe siècle était fabriqué du charbon de bois pour alimenter de petites mines de fer.

C’est là que s’épanouit un beau gamin blond nommé Georget, entre sa mère Fanny et son beau-père Aubert, avec le comte déclassé Mantes pour ami. Georget est issu de liaisons compliquées que tout le roman suffira à peine à débrouiller. Mais tout commence par un loup qui suit l’enfant un hiver, alors qu’il n’a que 11 ans. Cela ne démonte pas le petit Normand qui le chasse à coup de boules de neige, sans le prendre pour un gros chien, et le tient en respect avec son bâton. Il criera « Harlou ! » dès qu’il sera à la maison, déclenchant une chasse qui finira par la mort du loup. Comme il l’a traqué avec le comte et le piqueux du marquis voisin, il en aura les pattes. Pour remercier le marquis de La Bare, puisque l’animal a été tué sur ses terres, le garçon ira lui porter le trophée de l’une des pattes monté sur bois par Aubert et orné d’une belle plaque de cuivre indiquant la date.

Le vieux marquis, qui a perdu son fils aîné Manfred à la guerre contre les Prussiens, et son fils cadet Gaston, entré dans les ordres et mort des fièvres en mission chez les Nègres du Sénégal, est touché et ravi par la beauté, la santé et la vivacité de Georget. L’auteur en brosse un portrait lyrique : « Georget, ce petit homme si franc, si luron, lui avait fait passer une heure excellente. Il le revoyait dans sa solidité ; il aurait voulu, de ses deux mains longues, enserrer les mollets ronds, les genoux larges, les jambes de poulain, et caresser cette peau dorée. Le bezot n’était pas très grand pour son âge, mais tellement bien établi, si fortement campé, avec des aplombs si justes ! Bâti en force blonde… » p.130. Il va en été « sa petite chemise à demi ouverte », découvrant sa poitrine, comme le note sa bonne amie Léone, presque 14 ans qui le console de ses malheurs (p.330).

Georget est comme un poisson dans l’eau dans son pays, ami des charbonniers de la forêt, participant aux contrebandes avec les rustiques poneys hurtus acclimatés depuis l’Irlande. Il n’est pas politique mais comme les gens du cru, qui voient la république de loin. Des « anarchistes paysans, épris seulement de force, de liberté paysanne et appartenant à toutes les oppositions quand elles agissaient. Il ne se ralliaient jamais qu’à la révolte » p.198. Ils respectent les anciens nobles, mais comme faisant partie de leur terroir ; il n’en sont pas sujets mais restent « sire de sei », maîtres d’eux-mêmes.

De cette visite découlera tout un enchaînement de circonstances qui feront reconnaître l’enfant par le marquis, par le piqueux, par la marquise. Il s’avérera que le gamin a de qui tenir : il a du sang La Bare en lui, et même pas mal, mais je ne veux pas déflorer l’aventure de la découverte. Le paysage est brossé comme il se doit, d’une langue sensible et sensuelle, les personnages ont du caractère et sont campés pour le montrer, Georget en vigoureux lutin, Fanny en mère solide qui sait ce qu’elle veut, Aubert en beau-père vieilli mais bon et généreux, Mantes en aristocrate déchu et tourmenté, La Bare en pater familias sans plus de famille et soucieux de transmettre ses biens et ses traditions à sa lignée, le piqueux en valet respectueux qui a connu la famille du marquis depuis quarante ans et reconnaît en Georget l’un des leurs.

Un beau roman qui gagne à être relu, réaliste et romantique comme un Normand sait l’être.

Jean de La Varende, Le troisième jour, 1947, Livre de poche 1972, 346 pages, broché occasion €38,80

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Alejo Carpentier, Le siècle des Lumières

Alejo Carpentier est un romancier cubain, né en 1904 d’un père breton, et qui a passé onze ans à Paris de 1928 à la veille de la guerre. Il a travaillé avec Robert Desnos, Antonin Arthaud, Jean-Louis Barrault, a côtoyé Queneau, Leiris, Prévert. Il écrit depuis l’île caraïbe, au carrefour entre nord et sud américains et entre Europe ex-coloniale et Nouveau monde. Il est multi-culture – ce qui ne veut pas dire multiculturel. Car il est lui-même : poète lyrique, conteur tragique, romancier luxuriant. Le siècle des Lumières se termine en 1800, mais il a bouleversé le monde. Tout le monde. L’auteur raconte la Révolution française devenue universelle depuis les Caraïbes.

Trois adolescents de La Havane, Carlos et Sofia, plus leur cousin orphelin un peu plus jeune Esteban, vivent dans l’insouciance et l’aisance, leur père tenant un comptoir de négoce prospère. Mais il meurt. Les adolescents, dont le plus âgé peut avoir 18 ans et le plus jeune 15 (il se rase tout juste les poils) sont déboussolés. Ils sont mineurs, sous la tutelle d’un Exécuteur testamentaire qui les gruge, mais font la fête comme des enfants terribles. Esteban est asthmatique et connaît des crises effroyables où il reste pantelant, nu, accroché à la grille de la fenêtre et étirant son corps pour aspirer un peu d’air. Sa cousine Sofia le soigne, le baigne, l’apaise. Puis, un soir, on frappe à la porte.

Entre Victor Hugues – un personnage qui a vraiment existé dans l’histoire et qui s’écrit Hugos en espagnol comme notre Victor de l’an II… Il est négociant à Port-au-Prince et est venu prospecter La Havane. Plus âgé, sûr de lui et moderne, il apporte le souffle de l’aventure aux adolescents en même temps que les idées révolutionnaires des Lumières. Il est franc-maçon et méprise les religieux ; il voue un culte à Robespierre, l’Incorruptible, dont le charisme le fascine.

Le vrai Victor Hugues est tout cela, accusateur public à Rochefort pour le compte des Jacobins, nommé en Guadeloupe pour y apporter la Révolution et en chasser les Anglais qui ont pris les comptoirs. Il apporte le décret du 16 Pluviôse an II qui abolit l’esclavage – et en même temps la guillotine : la liberté et la contrainte. Car la démocratie jacobine est fusionnelle, pas libérale ; les minorités n’y ont aucun droit et sont vite raccourcies. J’veux voir qu’une tête ! Les autres, au panier ! Cela n’a guère changé en France, surtout à gauche…Mais si « l’Investi de Pouvoir » était idéaliste, il est devenu politique. Inféodé à Robespierre, il applique sa doctrine de façon rigide – on ne transige pas avec les Principes. Lorsque Robespierre est à son tour guillotiné, Victor Hugues suit le virage. Rappelé à Paris, ses états de service dans la guerre de course contre les Anglais et les Espagnols qui ont rendu la Guadeloupe prospère lui permettent d’être nommé gouverneur de Guyane. Là, il va appliquer, sans plus d’état d’âme que huit ans auparavant, le décret du 30 Floréal an X qui rétablit l’esclavage. Les frères Noirs devenus citoyens redeviennent des Nègres enchaînés. L’âme est détruite par le pouvoir ; administrer rogne l’idéal car il faut faire avec les ignorants, les profiteurs, les populistes. L’événement submerge.

Sofia est fascinée au début, comme les garçons, par cet homme jeune et enthousiaste ; il lui prendra sa virginité et elle l’aimera de tout son corps (description lyrique p.416). Elle quittera tout pour lui, le confort de la maison familiale et sa richesse, pour le rejoindre en Guyane où elle croit qu’il peut réaliser tant de choses, faisant passer la révolution de la vieille Europe à la neuve Amérique ; mais elle le quittera lorsqu’elle constatera qu’il n’est plus qu’un politicien qui exécute les ordres d’en haut, renchaînant les Nègres, réhabilitant les curés, rétablissant les Grands Blancs propriétaires fonciers. Billaud-Varenne déporté, ancien président des Jacobins, achète lui-même des esclaves – tout comme les « communistes » au pouvoir se sont empressés à chaque fois, dans chaque pays, de rétablir les privilèges – à leur profit.

Victor Hugues entraîne les trois vers Port-au-Prince lorsqu’une émeute contre les francs-maçons menace – mais Port-au-prince est incendié par les Nègres révoltés et son propre comptoir détruit. Si Carlos, l’aîné, retourne à La Havane pour surveiller les affaires de la famille, Sofia malgré son désir de passer outre lui est confiée ; seuls Victor Hugues et Esteban, à peine 16 ans, s’embarquent pour la France. Victor prend vite du poids dans la politique grâce aux francs-maçons et trouve une place de traducteur à Esteban son disciple. Il est envoyé à Bayonne pour traduire la Constitution de 1793 et la Déclaration des Droits de l’Homme (avec pléthore de majuscules, comme il se doit) en espagnol, afin de miner la vieille monarchie castillane. Mais la barbarie des révolutionnaires finit par le révulser ; le peuple en vrai est moins riant et plus grossier que le peuple des philosophes.

Il suit Victor en Guadeloupe comme secrétaire, craignant de passer lui aussi sous la guillotine pour déviance politique ; puis passe en Guyane, mandaté par Victor, avant de revenir à La Havane où il retrouve Sofia mariée et Carlos grossi, la maison de négoce plus prospère qu’avant. Mais cela l’ennuie, il a trop goûté du grand large et trop vécu l’aventure pour se caser dans la boutique. Victor Hugues a été successivement, selon ses dires : « boulanger, négociant, maçon, anti-maçon, Jacobin, héros militaire, rebelle, prisonnier, absous par ceux qui ont tue celui qui m’a fait [Robespierre], agent du Directoire, agent du Consulat » p.444. Cela donne le tournis, mais tel est le Système : il dévore ses propres enfants. « Prenons garde aux trop belles paroles ; au monde meilleur créé par les mots. Notre époque succombe sous un excès de mots. Il n’y a pas d’autre terre promise que celle que l’homme peut trouver en lui-même » p.349. Et Esteban de renchérir face à Sofia la peu sage : « Attention ! ce sont les croyants béats comme vous, les naïfs, les dévoreurs d’écrits humanitaires, les calvinistes de l’idée, qui élèvent les guillotines » p.351. Aujourd’hui les écolos.

Esteban devient enfant du siècle, la désillusion de Musset, après avoir été enfant des Lumières, le Huron de Voltaire. Il préfère la solitude contemplative à la politique populacière. L’auteur prend alors une langue somptueuse et sensuelle pour décrire l’adolescent de nature devenu homme naturel. « La clarté, la transparence, la fraîcheur de l’eau, aux premières heures du matin, produisaient chez Esteban une exaltation physique qui ressemblait fort à une lucide ivresse. (…) C’est ce qu’il appelait se saouler d’eau ; il offrait alors son corps nu au soleil qui montait dans le ciel, à plat ventre sur le sable, ou étendu sur le dos, jambes et bras écartés, en croix, avec une telle expression d’extase sur le visage qu’on aurait dit un mystique bienheureux recevant la grâce d’une vision ineffable. Parfois, poussé par la vigueur nouvelle qu’une telle vie lui infusait, il entreprenait de longues explorations des falaises, grimpant, sautant, barbotant, s’émerveillant de tout ce qu’il découvrait au pied des rocs » p.235. Amoureux de sa cousine, qui fuit rejoindre Victor avant de le quitter, amère, Esteban finira entraîné par elle dans un combat idéaliste désespéré, à Madrid – pour rien. Que peut-on contre les forces de l’Histoire ?

Quant au style de l’auteur, il est clairement baroque sud-américain avec de longues phrases à la Garcia Marquez et la luxure des plantes, des bêtes et des corps. Il est aussi surréaliste avec des rapprochements incongrus, « révolutionnaires », entre l’esprit encyclopédiste des Lumières et l’absurde des réalités décrites par les explorateurs. Il y a un goût du mot rare, presque pédant, pas toujours bien traduit comme cette « cécine » qui n’a aucun sens dans les dictionnaires français mais qui est la cecina espagnole, une viande séchée de bœuf ou d’âne. Il faut aimer le style, le prendre à grandes goulées de pages. J’aime bien.

Alejo Carpentier, Le siècle des Lumières (El Siglo de las Luces), 1962, Folio 1977, 463 pages, €9,20

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Colette, La naissance du jour

Colette, en 1927, passe l’été dans sa petite maison de la baie des Caroubiers à Saint-Tropez, village de pêcheur encore inconnu des touristes. Elle la nomme Treille muscate à cause de ses vignes. Elle a 54 ans et débute son troisième mariage, avec Maurice Goudeket – de quinze ans plus jeune qu’elle.

La naissance du jour est une œuvre de transition, entre autobiographie romancée et roman à réminiscences biographiques. En effet, si Colette parle de sa mère et évoque des « lettres », elle en invente plusieurs et réécrit les vraies ; si Colette est la narratrice, la narratrice n’est pas tout à fait Colette ; si Colette évoque sa petite maison en Provence avec réalisme, tout comme ses chiens et chats et ses plantes, elle invente les personnages d’Hélène Clément et de Valère Vial. Non sans emprunter toujours quelques traits à la réalité, comme les quinze ans d’écart de Vial avec la narratrice qui évoquent les quinze ans d’écart avec Maurice Goudeket. Mais l’œuvre est neuve, ce pourquoi elle a eu beaucoup de mal à en accoucher, et que son style s’en ressent, trop recherché, parfois ampoulé.

Ce qui fait son charme est le mélange des genres. La réminiscence de maman, le sentiment de vieillir, le désir qui s’éteint, la sensualité de la nature, l’amour apaisé. Proust venait juste de publier le premier tome de sa Recherche et Colette en avait été impressionnée. Mais elle n’est pas Proust, trop réaliste et insérée dans le vivant. Ce « je qui est moi et qui n’est peut-être pas moi », écrivait-elle dans un brouillon (cité p.1378 Pléiade). Colette explore son présent en y intégrant son passé pour avoir l’illusion de maîtriser sa vie – fort agitée.

Un élément de la réalité interpelle une réminiscence et, par sympathie, l’écriture procrée une œuvre. Jusqu’à inventer des personnages en les composant de réalité, ce qui influera sur la réalité même du futur. La narratrice invente Vial qui la désire et Colette caresse l’idée de poursuivre sa carrière de femme mûre avide d’un amant plus jeune. « Je me mis à rire, et je flattais son beau poitrail accessible, dans la chemise ouverte, au vent du matin et à ma main » p.350. La séduction animale de certains hommes est irrésistible et la femme de cinquante ans flatte cette poupée magique qu’elle crée de toutes pièces.

Mais tout s’arrête en chemin, comme par exorcisme, comme si elle n’osait plus. La narratrice se fait même entremetteuse entre Hélène la timide gauche et Valère l’inhibé fier. Leur admiration sensuelle commune pour elle, l’écrivaine, la grande dame, celle qui ose assouvir ses désirs, en fera un beau couple, imagine Colette. Quant à elle, dans la vraie vie, elle poursuivra avec Maurice qui apparaît en filigrane comme le « Favori » et qui restera son dernier mari jusqu’à la fin.

La lettre de Sido la mère, qui refuse de venir voir sa fille provisoirement parce qu’un cactus rare va fleurir en rose, est l’image première de ce genre d’exorcisme. Vial ne va pas éclore sous la main de la narratrice ; elle renoncera comme la mère de Colette, pour conserver le plus précieux, le lien de mariage. Non par convention sociale, mais par dépassement du désir sexuel en amour plus profond. Tel celui du « petit marchand de laine » évoqué par sa mère en sa fin de vie, qui aime à jouer aux échecs simplement, sans que le sexe ne vienne perturber l’entente.

C’est par l’écriture que Colette retrouve sa mère, ses désirs, ses amours – et les leçons de vie qu’elle en tire.

Colette, La naissance du jour, 1928, Garnier-Flammarion 2023, 192 pages, €7,50, livre audio abonnement Audible €1,95

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Jean-Louis Curtis, Les jeunes hommes

Premier roman de l’auteur, tout empreint de l’intolérance de la jeunesse mais aussi de son dynamisme. Il fera paraître une suite quelques vingt ans plus tard en 1966, La quarantaine, chroniquée sur ce blog.

C’est l’histoire de quatre garçons d’entre-deux guerres, ces années difficiles entre ceux de 14, patriotards, pacifistes et tutélaires, et ceux de 40, défaits, occupés et endoctrinés par le catholicisme conservateur. André est un gentil et joli garçon qui travaille bien et dont la mère surveille les « bonnes fréquentations ». Il a le tort à 11 ans, en sixième au lycée privé catholique de sa ville, de lier amitié avec Gérard, fils du peuple de 13 ans, chahuteur et gavroche, qui s’entiche de lui. Pas de sensualité dans cette amitié « particulière » mais pour André enfin un peu d’air frais et de liberté, pour Gérard un peu d’élévation sociale et de protection. Fatale erreur ! La mère Comarieu, avide de se hisser au rang des notables de Sault-en-Labourd (caricature d’Orthez où l’auteur a passé son enfance), va user de toute son influence pour casser cette amitié naissante et isoler André afin de le garder sous la coupe maternelle.

L’auteur, qui jure dans sa préface qu’aucun des garçons ne lui ressemble, brosse un portrait au vitriol de cette mère abusive, poussée sur les ruines de la guerre de 14-18 à cause des pères absents. Revanche des opprimées, matriarcat domestique, tyrans des faibles, les mères assurent leur domination sur leurs garçons malléables en jouant du chantage affectif, des relations, du pouvoir des curés. « Mme Comarieu, comme tant d’épouses malheureuses, avait reporté sur ses enfants tout l’amour dont elle était capable. Et c’est André, le garçon, le benjamin, qui reçut, de cet amour, la plus belle part. La beauté délicate de son enfance avait suscité les déchaînements de la tendresse chez cette femme que le mariage avait déçue. Elle adora ce petit qui ne ressemblait pas à son père, qui était doux, malléable et passif. Et comme son amour se teintait des couleurs de l’ambition, la passion voisine, comme d’autre part sa tendresse maternelle était jalouse, visant à la domination de l’objet aimé, Mme Comarieu tendait inconsciemment à combattre chez André toute velléité d’autonomie et d’indépendance, à effacer chez lui toute trace d’une affection autre que filiale. Cette femme autoritaire, qui n’avait pas réussi à dompter son mari, se vengeait sur ses enfants » p.151 Même à 18 ans, la mère Comarieu n’autorise pas son fils à trouver un poste de pion à Paris ; même à 24 ans, elle fait des scènes pour l’empêcher d’aller voir ses amis. Ce n’est que par un coup de tête et sans réfléchir qu’André, enfin, prendra le train un jour pour rejoindre ses copains de lycée à la capitale. Mais elle finira par le marier comme elle veut à la fille qu’elle veut, celle du notaire fortuné, dernière marche de son élévation sociale personnelle.

Les copains d’André ne sont pas des amis faute d’affection entre eux. Ce sont Bruno, le capitaine des sports du lycée, beau garçon net et direct, peu doué pour les études mais avec une présence physique qui le fait aimer de tout le monde ; Patrice, dandy d’une mère veuve riche avide de jeune chair à mesure que l’âge vient, qui vit en sybarite mais philosophe sur le renoncement et porte un regard aigu sur la psychologie de ses condisciples ; enfin Jean Lagarde, rongé d’envie sociale et de jalousie contre les bourgeois parce qu’il rêve d’en devenir un par ses études assidues. Mais ses bonnes notes ne suffisent pas à sa carrière, il lui manque l’aisance en société et l’argent qui permet de s’habiller comme tout le monde et de tenir son rang au café ou au restaurant.

Jean Lagarde est l’autre portrait du roman, celui d’un raté qui se veut révolutionnaire parce qu’il n’a pu trouver sa place dans la société. « Il avait bu du champagne dans une coupe de cristal, et tout le monde sait ce que représente le champagne pour les simples, en particulier les simples élevés à l’école du ‘cinéma de tous les dimanches’ ; c’est bien plus qu’une boisson délicieuse, un bon vin du sol de France ; c’est un totem, le signe distinctif des hautes castes, le symbole de la grande vie, de la réussite, du succès, des plaisirs, bref, de tous les oripeaux qui hantent l’imagination d’un petit arriviste de 18 ans » p.122. Où l’on voit que l’auteur abuse des virgules pour rythmer sa phrase au lieu de la couper en tronçons plus digestes ; une erreur de débutant. Mais son analyse est juste. Jean Lagarde finira, malgré ses diplômes arrachés avec peine, par entrer dans la banque de son bled pour un obscur petit travail tranquille. Même la guerre qui survient, celle de 40, ne bouleversera pas sa vie alors qu’elle l’aurait pu s’il avait su en saisir les opportunités.

C’est tout le propos du roman que d’opposer la province qui étouffe, trop maternelle, sentimentale, engluée dans ses habitudes sociales immémoriales, et Paris – où tout semble possible et où tout se passe. Car l’intelligence ne suffit pas, telle est la duperie profonde de la société. Il faut « en être » pour réussir, être reconnu, connu, coopté. « Jean Lagarde avait cru qu’une bonne intelligence scolaire et de l’énergie suffisent à vous ouvrir la voie de la réussite et du triomphe. Mais, à peine lancé dans le monde, il s’était trouvé mêlé à une faune incomparablement plus apte et mieux armée qu’il ne l’était lui-même. Heureux celui qui entre dans l’arène, couvert des oripeaux sacrés : argent, beauté, force » p.217.

Un roman rageur contre une société coincée, que la défaite de 1940 allait passer au fer rouge. Les catholiques conservateurs vont être balayés et un grand vent de renouveau va enfin souffler sur la vieille province aux mœurs agricoles et patriarcales. Avant une autre renouveau en 1968, mais c’est une autre histoire.

Prix Cazès 1946

Jean-Louis Curtis, Les jeunes hommes, 1944, J’ai lu 2006, 384 pages, €6,13

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Christian Signol, Les vignes de Sainte-Colombe

L’histoire du domaine du Solail, sur la terre du Languedoc, « une grande bâtisse aux allures de château, coiffée de tuiles roses » p.12, commence en 1870 avec les 18 ans de Léonce. Il est le fils aîné de Charles Barthélémie, lui-même fils d’Éloi et, comme lui, royaliste conservateur. Beau, brun, sec, robuste, Léonce adore baiser les jeunes filles entre les vignes, surtout Amélie, fille de Firmin le régisseur, qui l’a dans la peau et succombe dès qu’il s’approche. C’est un macho despotique, comme son père, un patron, un propriétaire de la terre. Il va, « poussé par une force contre laquelle il ne résistait plus, malgré les risques » p.15. La force des hormones, de cet élan vital qui pousse l’adolescence au sexe pour se reproduire, surtout lorsqu’on est sûr de soi et dominateur. Il a tiré un mauvais numéro et doit partir à la guerre contre la Prusse, décidée par vanité par le chamarré Badinguet, à moins que le pater familias, qui veut garder son bien le plus précieux en la personne de son héritier, ne paye un remplaçant. Ce sera Calixte, le frère de lait, effacé et fluet mais qui aime Léonce assez pour le remplacer.

La sœur Charlotte, 15 ans, est plus souple et ouverte. Elle a été baisée à 13 ans lors d’une « mascarée » où les filles coupeuses de grappes lors des vendanges et qui en avaient oubliée une de plus de sept grain sur les ceps, se faisaient poursuivre par les garçons. Ils la saisissaient pour l’immobiliser, lui barbouillaient le visage « et plus selon les humeurs ». Charlotte avait été mascarée par un garçon vigoureux un peu plus âgé et elle n’avait jamais oublié cette sensation délicieuse, sensuelle et charnelle. C’est qu’elle est attachée à la terre, Charlotte, à la nature et aux vignes, au domaine. Elle le défendra bec et ongles, malgré son frère aîné intransigeant, malgré son frère cadet négociant fraudeur, malgré la révolte des ouvriers mal payés et travaillés de révolution, malgré l’oïdium, le phylloxera et le mildiou qui touchent la vigne, malgré la chute des prix et les impôts toujours dus.

C’est qu’ils ne sont pas beaux, les politiciens, tous des chiens à poursuivre leur os perso et se foutre du pays et des gens. Napoléon III et sa guerre imbécile contre un ennemi mieux préparé ; le ministre de l’Intérieur du cabinet Clémenceau sous la IIIe République qui fait tirer la troupe lors de la révolte des vignerons de 1907 à cause des vins falsifiés incontrôlés, du sucrage officiel des importations d’Algérie ; les badernes ineptes en 14 qui « pour l’honneur » envoient des soldats en pantalons rouges bien visibles et des officiers sans casque se faire massacrer par des Teutons bien mieux armés et disciplinés ! Charlotte se moque de la politique, elle défend son domaine – la terre mais aussi ses gens qui travaillent dessus depuis des générations.

Le roman est un hymne à la terre paysanne, à la solidarité de métier, à la nature. La garrigue chante, les vents se font favorables ou les orages violents, la vigne demande du soin constant. Mais la vendange est le dernier coup de rein avant la fête, le « Dieu-le-veut » où l’on picole et l’on bâfre avant d’aller baiser par couples, repus de labeur, de nourriture et de sexe. Une célébration païenne des noces des humains et de la terre.

Charles, affaibli, meurt en 1872, Léonce à 20 ans affirme son autoritarisme, mais « la crise » – qui est à chaque fois un manque d’adaptation à ce qui survient – le rattrape. Le phylloxera, dénié d’abord, puis traité trop tard, le ruine ; il est obligé de partager la propriété avec Charlotte, qui n’en avait par héritage qu’une part avec son dernier frère Émile. Charlotte a épousé Louis, avocat à la ville, qui lui a fait deux garçons, Hugues et Renaud. Le second mourra à la guerre de 14 tandis que le premier, officier, survivra mais ébranlé par la bêtise de l’armée, le peu de prix que les généraux accordent à la vie de leurs hommes, la vengeance des institutions contre les soldats du midi révoltés en 1907 envoyés en premières lignes. Léonce, cardiaque comme son père, devient invalide en 1902 et son fils, Arthémon lui succède, engendré avec Victorine qu’il a mariée en 1880. La mère va vivre à Carcassonne avec sa fille, le fils aîné reste. C’est Arthémon qui, avec Charlotte, tient le domaine à bout de bras. La stupide guerre de 14-18 a permis quand même de réévaluer le prix du vin et l’aisance revient au domaine. Il est sauvé, malgré les maladies de la nature, les éléments, les impôts.

Ce roman est l’histoire d’une passion amoureuse pour la terre et son produit. Le Languedoc est chanté comme jamais. Une galerie de personnages hauts en couleur, impétueux et généreux, érotiques et violents, est brossée avec soin. Le lecteur entre en empathie avec eux et avec le pays. C’est ce que l’on demande à un bon roman.

Prix des lecteurs du Livre de Poche 1996

Christian Signol, Les vignes de Sainte-Colombe, 1996, Livre de poche 1998, 445 pages, €8,40 e-book Kindle €7,99

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Christian Signol, Une si belle école

Un hommage au « c’était mieux avant… » Quand l’école était rurale, unique, missionnaire, quand la République faisait du prosélytisme pour éduquer les petits à la raison laïque et civique, loin du curé et des traditions ancestrales.

Ornella, d’origine italienne, fille d’un maçon usé et mal payé et d’une mère à la maison, a passé le concours de l’École normale malgré son père pour devenir institutrice. Elle prend son premier poste dans son département, sur les hauts plateaux du Lot, en 1954. Dix ans après la guerre, la France est encore très rurale et seule la radio et de rares autos connectent les gens qui vivent en quasi autarcie. Tout est pour la ferme et l’école est secondaire. Les enfants n’y vont, bien qu’elle soit obligatoire, qu’après les fenaisons, les châtaignes, les champignons, le soin aux bêtes. Autrement dit après la Toussaint. Pour les parents, l’enseignement ne vise pas à péter plus haut que son cul mais à tenir la ferme. Le certificat d’études suffit et tant pis s’ils ne l’ont pas, surtout les filles. A 14 ans, au boulot !

Le maire de la bourgade à classe unique – du CP au certificat d’études – conseille à la jeune fille célibataire de se mêler de ses affaires et de ne pas interférer avec les volontés des parents. Le curé l’ignore et elle se sent tenue de ne pas aller à la messe, même si elle eût été croyante. Un sectarisme fonctionnaire appris à l’École normale, que Fernandel caricaturera en Don Camillo ces années-là.

En voulant outrepasser sa fonction par attachement à certains enfants qu’elle a dans sa classe, Ornella ne fera que six mois dans son premier poste. Un père veuf, ivrogne et violent envers son fils François de 10 ans, portera plainte contre elle pour coups et blessures sur le garçon alors que, comme tout le monde le sait tout en ne faisant rien, c’est lui qui le bat. Éternelle tactique du fasciste qui accuse les autres de ses propres turpitudes : ainsi fit Hitler pour envahir la Pologne ; ainsi fait Poutine pour envahir l’Ukraine. L’inspecteur d’académie n’est pas dupe mais une plainte est une plainte qui doit être instruite et sa mutation est inévitable. Ornella a le temps de s’attacher à ce François de 10 ans qui est quand même envoyé chez son oncle sous-préfet en Bretagne, où il sera élevé normalement – elle a au moins obtenu ça. Elle garde aussi le souvenir de Bastien, très mûr à 13 ans, et qui veut devenir pilote d’avion alors que son père exige qu’il reprenne les hectares de la grosse ferme ; elle apprendra plus tard qu’il a réalisé sa vocation de sortir de la terre en devenant ingénieur aéronautique.

Pour son second poste, elle est en double avec un instituteur. L’inspecteur a choisi exprès un jeune homme qui peut lui convenir, Pierre ; ils vont d’ailleurs se marier six mois après. Il s’agit toujours de classe unique, mais séparée en deux, les petits du CP au CE2 et les grands du CM1 au certif. Je fus personnellement dans de telles classes, non mixtes encore dans les années cinquante, comme si la pruderie bourgeoise restée très catholique craignait que les enfants n’apprennent le sexe entre eux ! Mais quand venait le collège et la pension, toutes les turpitudes homoérotiques et sexuelles étaient apparemment admises par cette même pruderie bourgeoise restée très catholique. Entre même sexe cela ne portait pas à conséquences pour le patrimoine, n’est-ce pas ?

Le métier d’instituteur, en ces temps-là, s’apparentait dans les campagnes à une mission d’évangéliser les sauvages. D’où le couple, organisé par l’Administration pour ses fonctionnaires d’éducation comme par l’Église pour les pasteurs protestants. Avoir son propre enfant ne paraissait alors pas opportun, tous ceux des autres suffisaient au sentiment maternel ou paternel. Ce pourquoi Pierre et Ornella n’auront qu’un seul enfant, Jean-François, qui quittera le nid à 15 ans pour aller en pension au lycée à la ville, puis à l’université à Toulous,e avant de terminer à Paris pour devenir égyptologue.

Ornella se préoccupait de faire obtenir leur certificat aux plus bêtes tandis qu’elle poussait les plus doués à entrer en sixième en passant l’examen d’entrée. Elle s’est trouvée confrontée aussi aux enfants à problème : autistes, handicapés, sourds. Son bonheur était de les voir sourire ou de lui prendre la main lorsqu’elle avait réussi à créer un lien. Ce n’était pas sa fonction, n’était même pas recommandé, l’Administration exigeant toujours plus de neutralité rationnelle – comme si les enfants étaient des machines à ingurgiter du savoir, sans aucune émotion.

La guerre d’Algérie, cette « opération spéciale » du socialiste Guy Mollet qui a rappelé le contingent et l’a envoyé pour trois ans dans le département d’outre-Méditerranée, a massacré Pierre. Il en est revenu blessé au poumon, s’est difficilement rétabli, et en crèvera vingt ans plus tard. Quant à la mode post-68, elle a consisté en le « tiers-temps pédagogique » qui éclatait les savoirs en compétences et introduisait les activités « d’éveil » où chacun pouvait faire quasi n’importe quoi. L’auteur rappelle cependant que la majorité des instituteurs, devenus « professeurs des écoles », ont continué à appliquer les méthodes qu’ils connaissaient, loin des évaluation de A à E, de la non-dictée et des maths « modernes ». D’ailleurs, dès 1973, tout cela a été plus ou moins rapporté, « la crise » refermant les gens sur leur crainte et leur frilosité du monde qui change.

Une belle histoire d’un monde qui a fini avec la télé et l’Internet. Le goût « des livres », qui a suscité bien des vocations d’instituteurs, a vécu. La campagne bucolique et nourricière, idéalisée par les rousseauistes missionnaires, a vécu. « Vois-tu, disait Pierre à sa femme Ornella, nous avons toujours eu une double chance : celle d’exercer le plus beau métier de la terre en éveillant les enfants à la vie, mais aussi en l’exerçant en milieu naturel, dans la beauté du monde » p.268. Désormais, les instits devenus profs sont assistés d’un tas de conseillers pédagogiques, psychologues, médecins scolaires, assistantes d’éducation et ainsi de suite. La classe unique a vécu, renfermant les enfants en classes d’âge hostiles entre elles, le 10 ans regardant de haut le 9 ans qui snobe le 8 ans et ainsi jusqu’en bas de l’échelle. Je me souviens qu’au contraire, les 14 ans du certif apprenaient leurs trucs aux 9 ou 10 ans du CM1 et les protégeaient lors de sorties dans le village ou dans la forêt. Ils mûrissaient mieux à fréquenter des petits qui auraient pu être leurs frères qu’à rester entre eux à macérer leurs obsessions d’ados.

Ce livre est un roman, mais un roman vrai, composé d’après des témoignages vécus. Il est à lire pour se souvenir – et pour constater au fond que « ce n’était pas mieux avant » : l’arriération des campagnes, le machisme des fermiers, la violence du mâle sur la femelle et les petits, la hiérarchie administrative, la honte sociale… Il ne sert à rien de regretter le monde qui a passé : il change sans cesse et l’intelligence est de s’y adapter.

Christian Signol, Une si belle école, 2010, Livre de poche 2012, 311 pages, €7,70 e-book Kindle €8,49

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Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon

De l’ambition infinie de la science… Les laboratoires tentent toutes les expériences, dont celle pour augmenter l’intelligence à la fin des années cinquante est prometteuse. La souris blanche nommée Algernon court de plus en plus vite dans ses labyrinthes en évitant les pièges. Une opération du cerveau plus un traitement hormonal permettent de la faire progresser. Pourquoi, dès lors, ne pas passer à l’expérimentation humaine ? Les protocoles ne sont pas encore au point ? La durée de l’expérience ne permet-elle pas encore de constater la stabilité de la transformation dans la durée ? Qu’à cela ne tienne, les financeurs de la Fondation n’attendent pas ; il leur faut du résultat rapide.

C’est dans ce contexte que les professeurs ambitieux Nemur et Strauss, dont le premier doit soutenir sa thèse de doctorat, vont choisir le déficient mental Charlie Gordon parmi un panel offert par le cour d’études Bikman pour adultes attardés. Il n’a un QI que de 70 mais il est motivé à apprendre. Une fois l’opération et le traitement donnés, son intelligence s’améliore en effet nettement et rapidement, lui permettant d’atteindre en quelques mois un QI supérieur à 185. Les professeurs et la psy qui le suivent lui ont conseillé de noter chaque jour ses impressions et ce qu’il retient en vue d’un « compte-rendu » scientifique. De fait, son orthographe et son vocabulaire se bonifient, le lecteur qui avait un peu de mal avec son charabia indigent du début est vite soulagé.

Dès lors, Charlie se prend d’affection pour Algernon, son alter ego souris qui progresse comme lui. IL est boulimique d’apprendre, lit des livres de plus en plus érudits, ingurgite plusieurs langues ; son esprit s’ouvre et effectue les corrélations à son insu, ce qui lui permet de découvrir des choses nouvelles en mathématique et d’en discuter avec d’éminents professeurs. Mais aussi de trouver la faille dans les recherches des professeurs Nemur et Strauss… Son traitement ne va pas durer. Il va redevenir aussi bête qu’avant, voire pire. Il s’y attend et les prévient. Les apprenti sorciers sont des savants fous.

Car l’esprit tout seul ne suffit pas à l’épanouissement humain. Le cœur a ses raisons, tout comme le sexe, et « la science » n’en tient pas compte. Charlie comme Algernon se révoltent de se voir traités comme des objets de laboratoire et non pas comme des êtres à part entière. « Comprenez moi bien. L’intelligence est l’un des plus grands dons humains. Mais trop souvent la recherche du savoir chasse la recherche de l’amour. (…) Je vous l’offre sous forme d’hypothèse : l’intelligence sans la capacité de donner et de recevoir une affection mène à l’écroulement mental et moral, à la névrose, et peut être même à la psychose. Et je dis que l’esprit qui n’a d’autre fin qu’un intérêt et une absorption égoïstes en lui même, à l’exclusion de toute relation humaine, ne peut aboutir qu’à la violence et à la douleur. Quand j’étais arriéré, j’avais des tas d’amis. Maintenant, je n’en ai pas un. »

Charlie a eu une enfance malheureuse, névrosé par sa mère qui ne l’aimait pas à cause de son handicap, avait peur pour sa petite sœur et restait hantée religieusement par le sexe. Charlie ne peut pas avoir des relations sexuelles adultes, une fois devenu intelligent, sans que le Charlie infantile profond de son inconscient ne ressurgisse. Il faut qu’une fille libérée le saoule pour qu’il se lâche, et encore pas la première fois. Il tombe amoureux de sa psy Alice, mais est inhibé, puis trop arrogant devant son intelligence qu’il a dépassée. Ce n’est que lorsqu’il régressera inexorablement qu’un moment surviendra d’équilibre éphémère où ils seront égaux en capacités d’esprit et en phase question sexe.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, écrivait Rabelais dans Gargantua. Cette maxime de sagesse n’a pas vieilli. La connaissance sans les capacités à la comprendre est vaine – et dangereuse : c’est être apprenti sorcier que de manier les poudres et protocoles sans savoir leurs conséquences. Le savant poussé par la finance en devient fou car il ne laisse pas le temps à l’expérience. Car « l’âme » (ce qui anime l’être) est bien plus vaste que le seul esprit qui acquiert la science (le savoir) ; la conscience est aussi l’effet des capacités des instincts et des affects, autrement dit des pulsions et du cœur. Ne pas être conscient des trois étages de l’humain mène au dessèchement scientiste, à la cruauté rationaliste, à la psychopathie sociale (les psychopathes n’ont aucun affect pour les êtres). Ce roman de fiction est donc une grave réflexion sur les dangers d’une science sans ordre ni limites, laissée à elle-même et à l’avidité des militaires ou des financiers.

Ralph Nelson en a tiré un film en 1968 et plusieurs téléfilms des 2000 à 2015 ont été tournés, ce qui indique la permanente actualité de l’histoire et des thèmes qu’elle remue.

Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon (Flowers for Algernon), 1966, J’ai lu 2012, 544 pages, €6,90 – édition augmentée avec le roman, la nouvelle originale de 1959 « Des fleurs pour Algernon », et l’essai autobiographique « Algernon, Charlie et moi ».

DVD Charly, Ralph Nelson, 1968, avec Cliff Robertson, Claire Bloom, Lilia Skala, Leon Janney, Ruth White, MGM 2005, 1h43, €15,54

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Martin Suter, Je n’ai rien oublié (Small World)

Martin Suter est un écrivain suisse allemand de Zurich ; il aime écrire sur l’actualité et évoque dans ce roman la maladie d’Alzheimer. D’où le titre en français du film qui en a été tiré, bien plus compréhensible que le titre bizarrement anglais de l’édition en suisse allemand… Quant au style, il a la lourdeur de l’esprit germanique, peu enclin au brillant du thriller et emporté dans quelques longueurs par le souci de précision clinique sur la maladie. Ce n’est pas un roman qu’on relit volontiers.

Conrad Lang est à 63 ans un homme à tout faire d’une famille de riches industriels suisse, les Koch. Ayant le même âge, il a servi de compagnon de jeu et de lièvre dans les études pour le fils Thomas, et d’objet accessoire pour la famille. Il est le fils d’une amie d’Elvira, la mère de Thomas, qui est partie avec un Anglais durant la guerre et n’est jamais revenue. Les deux enfants sont élevés ensembles, Tomi et Koni s’interchangent. Mais Conrad n’est pas un frère pour Thomas, seulement un alter ego qu’on tolère et qui porte le sac.

Adulte, Thomas n’est pas destiné à reprendre les rênes de la fabrique, sa mère continue de surveiller les affaires jalousement. Ce sera Urs, le petit-fils (Philippe dans le film français), qui reprendra le flambeau. Le règne saute une génération, comme dans la famille royale britannique. Quant à Conrad, on lui confie le gardiennage de la villa de Corfou, dans laquelle la famille ne vient presque jamais. Une retraite pas vraiment dorée, solitaire, mais surtout loin de la famille. C’est qu’il peut la mettre en danger…

Il met le feu accidentellement à la grande maison et commence à avoir des absences répétées. Rapatrié dans sa ville d’enfance, il assiste au mariage d’Urs (Philippe) avec Simone mais s’alcoolise trop. Il va progressivement sombrer dans l’ivrognerie et la démence, malgré l’amour que lui porte Rosemarie. Laquelle ne peut plus se charger de tout pour cet homme désormais dépendant et incontinent. Elvira, la mère de Thomas qui a toujours gardé un attachement incompréhensible pour Conrad malgré sa morgue, propose de l’installer avec une garde-malade dans la maison d’ami de la résidence. Il sera soigné et surveillé. Car si Conrad perd de plus en plus sa mémoire récente, des souvenirs très anciens resurgissent avec une précision diabolique. Cela inquiète furieusement Elvira – aurait-elle quelque-chose à cacher ?

Simone, l’épouse d’Urs, va se poser progressivement des questions parce que les souvenirs de Conrad ne coïncident pas avec l’histoire que raconte la famille. Son commentaire d’albums de photos, qu’Elvira a d’abord cachés après en avoir nié l’existence, excite notamment la curiosité. Lorsque Simone les retrouve et les photocopie à l’insu d’Elvira, elle fait parler Conrad. Et une vérité surgit, différente de la belle histoire familiale…

Le thème du roman est plus la maladie d’Alzheimer que l’intrigue de famille, ce qui est dommage pour le rythme du récit. Le lecteur comprend assez vite quel secret est dissimulé, même s’il ne devine pas la fin, assez inattendue. Le cerveau se détruit peu à peu et incite a accepter béatement son sort. Sauf que… Simone insiste ; des traitements expérimentaux existent, pourquoi ne pas les tenter ? La fortune et la réputation de l’entreprise Koch vont tout lui permettre, malgré la vieille Elvira et en dépit du malade. Simone a enfin un but et quelque chose à faire, elle qui se sentait inutile comme une pièce rapportée. Elle révélera le romanesque de cette histoire : le secret de famille, le mensonge et le crime.

Prix du premier roman étranger France 1998

Martin Suter, Je n’ai rien oublié – Small World, 1997, Points Seuil 2000, 361 pages, €7,80

DVD Je n’ai rien oublié, Bruno Chiche, 2011, avec Gérard Depardieu, Alexandra Maria Lara, Françoise Fabian, Niels Arestrup, Nathalie Baye, Orange studios 2011, 1h33, €6,94 Blu-ray €13,14

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John Le Carré, Le chant de la mission

Le personnage principal du roman est une originalité. Bruno Salvador – Salvo – est le « fils naturel d’un bouseux irlandais devenu missionnaire catholique et d’une villageoise congolaise dont le nom a disparu à jamais dans les ravages du temps et de la guerre » p.11. Son père meurt lorsqu’il a 10 ans et les autres ne le reconnaissent pas, voyant en lui un « enfant secret », à cacher aux autorités ecclésiastiques. Auprès des domestiques, il s’initie aux multiples langues et dialectes du Congo oriental et, auprès les pères blancs tous sodomites, à l’inversion due à sa beauté métisse. Déclaré au consul anglais de Kampala, il est reconnu citoyen britannique et envoyé dans « une pension pour orphelins catholiques mâles d’origines douteuses » p.19. Le frère Michael s’intéresse à lui, fraternellement et charnellement, et se réjouit de son don des langues : « Y a-t-il plus grande bénédiction, mon cher Salvo, que d’être la passerelle, l’indispensable maillon entre les âmes pécheresses de Dieu ? s’écria t-il en trouvant en l’air d’un poing noueux, tandis que l’autre main fourrageait honteusement sous mes vêtements » p.20.

Salvo fait des études, passe des diplômes, devient donc interprète. Il ressemble « davantage à un Irlandais bronzé qu’à un Africain pâlot » p.12 et se fait accepter par la « bonne » société, jusqu’à épouser Pénélope, gosse de riche et journaliste talentueuse de la presse à scandale. La fille prend le nègre plus comme sex-toy que comme amoureux, faisant la nique à sa famille collet monté ; mais elle initie Salvador au sexe hétéro, avec talent. A 29 ans, le Royaume-Uni multiculturel lui est offert, ses talents de polyglotte africain mis au service secret ou discret de Sa Majesté – la différence entre les deux n’est qu’une nuance.

Et le voilà convoqué à une réunion discrète dans une maison cossue mais anonyme de Londres, auprès de gens qui lui sont presque tous inconnus. Sa mission : durant un week-end sur une île du nord, traduire les propos de chefs de milices au Kivu, partie orientale du Congo qui borde le Rwanda entre autres. Il s’agit de provoquer un énième putsch pour s’approprier pour six mois les richesses minières – et ensuite qu’ils se débrouillent. C’est la volonté d’un Syndicat anonyme de capitalistes et de politiciens, dont un conseiller de gauche New Labour, un ancien ministre africain et un lord de droite réputé incorruptible.

Salvo quitte la réception où sa femme drague ouvertement son patron de presse, est embarqué pour deux jours sur l’île et joue les intermédiaires entre les langues parlées. Mais pas seulement : sa mission est aussi d’écouter les propos off des personnages en privé, tous les lieux étant sonorisés par une équipe aguerrie, y compris le jardin. Ce qu’il découvre est la triste réalité d’un Congo en proie aux intérêts privés des tribus et des milices qui se moquent du peuple et du pays du moment qu’ils peuvent piller et violer à volonté. Honoré Amour-Joyeuse, dit Haj, élevé à la Sorbonne à Paris, est le plus affairiste et le plus retord du lot.

L’interprète en est tout chamboulé, la mission idéaliste qui lui a été présentée se révèle bassement intéressée, en concurrence avec d’autres intérêts américains et libanais. Amoureux depuis peu d‘une infirmière congolaise, Hannah, mère d’un fils de 10 ans resté au Congo chez sa tante en attendant d’amasser le pécule nécessaire à son établissement avec sa mère, Salvo va définitivement changer de vie – et même de peau. Il n’est pas anglais et a été utilisé autant par sa femme blanche que par ses patrons affairistes ; il se retrouve congolais.

Il passe du demi-blanc au demi-noir, préférant la justice à l’argent. Le vieux chant des élèves de la mission « qui parle d’une petite fille qui promet à Dieu de protéger sa vertu contre tous, et en retour Dieu l’aide » est une dérision : ce n’est pas Dieu qui va aider les Africains mais les Africains eux-mêmes qui doivent se prendre en mains. Tout le reste est baratin, de l’ONU qui est là pour la façade et « l’aide au développement » qui va dans les poches intéressées, du politicien charismatique le Mwangaza qui roule en Mercedes aux chefs de milice qui se payent sur la bête.

John Le Carré décortique le cynisme aussi africain qu’occidental et pose le lecteur en médiateur, tel son métis interprète.

John Le Carré, Le chant de la mission (The Mission Song), 2006, Points Seuil 2008, 391 pages, €8,10 e-book Kindle €7,99

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Hervé Guibert, L’homme au chapeau rouge

L’auteur qui travaille du chapeau est cet homme qui porte un chapeau afin de cacher une vilaine cicatrice d’opération de lymphome au cou. Car Hervé Guibert raconte sa vie en ce troisième tome ; il est malade, « sidaïque » comme disait Le Pen club à l’époque, ce qui l’affaiblit au point de lui laisser attraper tout et n’importe quoi. Il mourra immunodéprimé du cytomégalovirus.

Il le refuse, ce qui le fait partir en quête obsessionnelle de peintures, « transition de la chair à la peinture », fantômes de beautés éternisées qu’il veut « posséder » avant la fin. Surtout de l’art russe car la chute du Mur a eu lieu et la fin de l’Ours est pour bientôt. C’est la misère en URSS, la famine pour les petites gens, l’envol des mafias. L’art russe, officiel ou dissident, se vend pour rien. Il ne vaut pas toujours grand-chose mais, sur le volume, certains peintres restés égarés dans la peinture figurative du XIXe sont prisés.

Il existe aussi beaucoup de faux… dont certains apparaissent parfois meilleurs que les vrais. Mais qu’est-ce qu’un « faux » en art ? Une signature imitée ? Un prix indécent pour un faussaire inconnu mais qu’est prêt à payer le gogo esclave de la mode et du nom du Peintre ? Balthus qui récrimine sur tous se vend à prix d’or ; Bacon qui peint des horreurs fascine et se vend fort cher. Yannis, un ami du narrateur/auteur, fabrique des toiles en série lorsqu’il est saisi de fièvre érotique pour son modèle. Guibert transpose sa vie, son amour de la photographie et du photographe Hans Georg Berger, portraituré en Yannis peintre.

Yannis le Grec pédé est copié, Vigo le marchand d’art arménien capable de tout est accusé d’écouler des faux pour des vrais ; poursuivi par la mafia russe qu’il ruinerait en dénonçant les tableaux qu’il juge faux, il disparaît. Mais peut-être pas pour tout le monde. Il survit dans la grotte qu’est la cave qui sert de réserve à sa boutique parisienne, désormais détenue par sa sœur Léna, qui couche avec son assistante Juliette. Car l’art n’est jamais loin de l’érotique. Le narrateur/auteur qui ne peut plus, trop affaibli par la maladie, jouit en contemplant des œuvres et les ébats des autres.

Pour l’auteur, ce sont des garçons, des « enfants ». Mais il s’intéresse peu aux petits et beaucoup plus aux post-éphèbes comme les secrétaires, assistants ou serveurs de restaurant qu’il appelle des « jeunes garçons ». Il a été amoureux fou d’un Vincent « M. » de 17 ans en 1982. Mais il n’y a pas d’amour dans ce texte enchevêtré, aux phrases parfois très longues, notamment au début. Un chapitre sur un voyage africain qui serait « perdu » mais que l’on soupçonne l’auteur de n’avoir pas su écrire.

Une logorrhée qui souvent prend, comme une mayonnaise, distillant l’onctuosité de sa petite musique, mais qui n’apprend pas grand-chose sur le genre humain. Une pierre publiée post-mortem dans le chemin d’Hervé Guibert qui finira trop vite – un an plus tard – et se hâte.

Hervé Guibert, L’homme au chapeau rouge, 1992, Folio 1996, 168 pages, €6.99 e-book Kindle €6.99

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Jean-Louis Curtis, La quarantaine

Louis Albert Irénée Laffitte, dit Jean-Louis Curtis, qui sera coopté à l’Académie française en 1986, a 49 ans lorsqu’il publie ce roman sur « la crise » de la quarantaine. Celle où l’homme arrivé (en ce temps-là, il ne s’agissait que de l’homme, pater familias, chef de famille) se sent vieillir. Il a consumé sa jeunesse, s’est marié comme il se doit, a fait des enfants à sa femme, les a plus ou moins élevés non sans drames à l’adolescence, et se retrouve livré à lui-même, le corps usé, les sens encore en éveil, craignant la fin et désirant la nouveauté.

L’auteur met en scène deux couples d’amis dans une petite ville assoupie de province, Sault-en-Labours, autrement dit la cambrousse. Mais les années soixante amènent l’américanisation, la consommation, la libération des mœurs. Les voitures envahissent les rues, les antennes de télévision les toits, le rock les salles des cafés. De vieilles demeures sont rachetées par des promoteurs promus pour en faire de grands immeubles « tout confort », tandis que les fermes antiques tombent en ruines jusqu’à ce qu’un club de vacances industrialisées s’y intéresse pour les transformer en camps de loisir.

Bruno et son épouse Juliette ont deux fils, Pierre qui ressemble à son père et le prend pour modèle, et Nicolas qui est physiquement plus fin et intellectuellement plus intelligent. Mais aussi pédé, l’auteur le laissera soupçonner par petites touches, sans jamais le dire, montrant un Nicolas en pleurs à 14 ans lorsque son père qui l’aime lui parle des « choses de la vie », restant en toute amitié chaste avec sa copine Catherine, puis allant étudier en Allemagne où il rejoint « un ami ». L’auteur lui-même semble ne s’être jamais marié et avoir « une sensibilité ». Bruno, à l’inverse, épouse tôt Suzy et lui enfourne un petit durant son service militaire.

André et son épouse Claire sont plus discrets et ont deux filles, Catherine qui travaille bien et ne pose aucun problème, et Suzy la sotte qui gaffe souvent et met son transistor à fond, au grand dam de son père. Qui en fait une crise cardiaque à la cinquantaine. Il a eu une liaison de quelques mois avec Béatrice, mais décevante et il rompt. Non sans que sa femme le sache puisque tout se sait dans les petites villes dont les gens n’ont que ça à faire que de s’observer, se juger et commérer.

Mais c’est Bruno qui va connaître un drame, lui qui fait tout dans l’excès. Il s’entiche d’une jeunette de 20 ans, lui qui en a plus de 50, plus ou moins attisé par un ancien condisciple qu’il fascinait et qui s’est ainsi vengé de son indifférence. Jean n’est pas du même monde bourgeois et Bruno l’a toujours snobé. Il n’a jamais voulu s’en sortir et végète comme employé de banque jusqu’à ce qu’il rencontre une fille du peuple comme lui, mais ambitieuse pour deux. Elle l’incite à voir grand à à emprunter (mot tabou chez les paysans !) pour monter une agence immobilière. La mode des résidences secondaires vient avec les années soixante et il y a de l’argent à se faire. Ce qui fut fait. Le couple a fait un fils, Michel, qui aussi peu d’affect que son père – probablement un futur requin d’affaires ou un psychopathe.

Ainsi va l’existence, dans le bouleversement du monde et des mœurs, jusque dans les coins reculés des provinces hier isolées et depuis les années soixante reliées par la route, le train et la télé. Les événements y parviennent assourdis, le premier spoutnik, les événements d’Algérie, la crise des missiles de Cuba. Avec la peur de la mort qui vient, de la décadence des corps, du grand remplacement des vieux par les jeunes – ce qui fut de tous temps. Un beau roman qui se lit bien.

Jean-Louis Curtis, La quarantaine, 1966, J’ai lu 1974, 312 pages, occasion 15,00

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Philippe Labro, Des bateaux dans la nuit

C’est le quatrième roman de ce littéraire d’aujourd’hui 86 ans passionné de journalisme et d’Amérique. Il fut de la génération des colonisés par le soft-power yankee, les fantasmes de modernité d’après-guerre et d’épopée western. Il a osé demander – et a obtenu – en 1954 à 17 ans une bourse Zellidja pour étudier aux États-Unis, à l’université en Virginie, et il voyage au pays de ses rêves. Il en tirera plusieurs romans. Des bateaux dans la nuit reprend à 46 ans la manne biographique très riche de l’auteur en sa maturité. Il est revenu des Yankees, du vide abyssal de leur existence matérialiste, et tente de dresser un état mental de l’après-68.

Woijek Drifter est un journaliste qui a l’âge de l’auteur. Il a beaucoup bourlingué, ne s’est jamais fixé. Marié à une immigrée qui lui impose sa nombreuse famille, il est assez lâche pour ne pas divorcer. Il a une maîtresse américaine à Washington, Joyce, mais elle n’est pas « joice » comme on disait dans l’argot des années soixante, autrement dit pas heureuse. Et puis soudain…

Le destin bascule. Alors qu’il est en infiltration dans une dictature d’Amérique du sud (très à la mode dans les années 70) pour contacter un prêtre français emprisonné et torturé, son chef grand patron de presse le rappelle en urgence à Paris. Henri Lescrabes se meurt du crabe, un cancer. Il est obsédé par la fin d’un jeune chanteur célèbre passé par la fenêtre de son appartement. Jason Villaï un soir s’est envolé – et s’est empalé sur les piques de la grille du jardinet. On a parlé de suicide mais Lescrabes n’est pas convaincu. Il y a quelque chose à creuser, quelque chose d’important pour Drifter, qui tient à sa vie personnelle.

Le drifter est en anglais celui qui dérive, qui charrie, en bref le vagabond qui accumule. Labro ne choisit pas ses noms au hasard, ils ont tous un sens caché. Drifter est orphelin d’origine polonaise, probablement juif comme Lescrabes ; il a été élevé par un parrain humaniste, prof de lettres célibataire qui l’a pris sous son aile. Il est devenu journaliste pour sortir de cette atmosphère de livres et il en porte l’uniforme de ces années-là, l’imperméable blanc à ceinture.

A l’enterrement au Père Lachaise de Lescrabes, il renoue avec Andrea, une jeune collègue qui a été dépêchée la première sur les lieux de la mort de Villaï. Il commence donc son enquête avec elle. Puis il creuse en se rendant sur place. Il rencontre le concierge, ancien « factionnaire français » des colonies qui a pris un polaroïd maladroit du cadavre empalé, surpris alors qu’il essayait l’engin, cadeau d’une nièce. La photo est floue mais une tache jaune en arrière-plan intrigue : il y avait quelqu’un. Drifter finira par savoir qui – et cela ne lui plaira pas. Lescrabes avait raison, l’événement le touche en effet dans sa vie personnelle.

Le roman alterne en cinq parties les histoires des personnages : Lescrabes, Drifter, Andréa, Marie-Luc, Joyce. La partie IV est la plus indigeste. Elle comprend moins d’action et plus de verbiage psychologique. La plongée dans les turpitudes égoïstes et sexuelles d’une riche épouse oisive et frigide de magnat américain pouvait peut-être émoustiller les lecteurs sous Mitterrand ; elle écœure et lasse aujourd’hui. Ce monde des vieux qui ont bâti l’actuel est répugnant et l’on comprend pourquoi le sexe, l’argent, l’appétit de pouvoir et le narcissisme férocement égoïste peuvent régner aussi fort quarante ans plus tard. La pute des stars Joyce, qui a « feuqué » (de l’américain to fuck – faut-il traduire ?) avec tous les mâles qu’elle voulait détruire faute elle-même de pouvoir jouir, a quelque chose de diabolique, possédée d’un instinct de mort destructeur. Drifter s’y est brûlé les ailes ; Lescrabes réussit in extremis à lui donner les moyens de s’en sortir. Il revivra avec Marie-Luc, elle-même divorcée d’un mari violent.

Les « bateaux dans la nuit » sont une métaphore : « Voilà, c’est simple : il y a des bateaux qui se croisent dans la nuit, et nous, on est à bord. Si on a de la chance, si c’est la pleine lune et s’il n’y a pas de brouillard,et si les navires se rapprochent et s’abordent enfin, on peut se reconnaître de pont à pont et qui sait, parfois, s’atteindre et s’étreindre. La plupart du temps cela ne se passe pas ainsi » p.328. Mais l’on peut rencontrer alors une personne à aimer. « On en revient toujours à ceci, qui est l’amour et son manque » p.337. Or le journalisme, à force de voir des horreurs et d’en rendre compte, pousse au cynisme et pourrit l’être par mimétisme avec le monde. On ne veut plus voir : comme Drifter avec Joyce. Lescrabes finalement l’a sauvé.

L’auteur cause en style simple, un brin vulgaire, en bref journaliste. Ce pourquoi cela se lit bien, hors les longueurs déjà indiquées. Il ponctue son roman de détails glanés en professionnel, comme le crack qui surgissait, plus puissant que la cocaïne et qui allait faire des ravages en favorisant la psychose paranoïde ; ou encore ce « virus jamaïcain » (découvert en 1983 seulement) qui affectait les gays lurons de New York et de Londres et qui allait entraîner la réaction puritaine la plus vive, alors même que la gauche au pouvoir libérait les mœurs (toujours en décalage, les gens de gauche) ; ou enfin cette remarque que les stars ne regardent jamais leurs fans inconnus dans les yeux pour éviter le phénomène d’adoration due au lien par le regard, déclenchant une fixation maladive qui pourra finir par du harcèlement ou un assassinat (p.142).

Philippe Labro, Des bateaux dans la nuit, 1982, Folio 2019, 407 pages, €7,25 e-book Kindle €9,49

Les romans de Philippe Labro déjà chroniqués sur ce blog

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Michel Peyramaure, La vallée des mammouths

La préhistoire fascine. Michel Peyramaure, né en 1922, est amoureux de sa région natale, le Limousin Périgord ; il la chante au long de ses romans dans le style régionaliste de l’école de Brive. Il est décédé le 11 mars de cette année 2023, à 101 ans. Pas de Limousin Périgord sans préhistoire, le magdalénien surtout des grottes ornées, telle Lascaux. Louis-René Nougier, professeur émérite de préhistoire à l’université de Toulouse préface d’ailleurs ce livre. Il lui rappelle les gestes des artistes de Rouffignac.

Chaab le chasseur est éventré par un bœuf musqué qu’il a vaincu mais qui, dans un dernier sursaut, lui a dénudé le foie. Il est soigné par le vieux sorcier Awah et par ses enfants, son fils Ayud, dans les 15 à 17 ans et Yawna, sa fille de 13 ans désormais nubile. Il entre en rémission mais il finit par mourir. La faute au sorcier débutant Toloo, inapte mais content de lui, sans aucun don, avide du prestige que la fonction lui donne – mais surtout protégé par le chef. Deïwo est un géant fort comme plusieurs hommes mais aimé de personne. Il est brutal, cruel, et seul Toloo le flagorne, trouvant grâce à ses yeux. Sans le chef, d’ailleurs, l’apprenti sorcier ne serait rien : ses simagrées incantatoires sont sans effet car il n’a aucun affect.

Comme tous les fascistes, Toloo renverse la cause : il ment selon l’adage de Goebbels que plus c’est gros, plus ça passe. Il accuse Awah d’avoir tué Chaab, chasseur respecté ; il veut être sorcier à la place du sorcier et posséder ses pierres magiques, les cristaux et la pierre de foudre, fragment de météorite. Les enfants s’insurgent mais ils n’ont pas voix au chapitre, encore qu’on puisse considérer, anthropologiquement, qu’à 17 ans on était un homme fait en ces temps préhistoriques où la durée de vie était réduite. Mais l’auteur est né en 1922, avec les préjugés machos et patriarcaux qui vont avec. Il fait du jeune homme un « adolescent », concept qui n’avait pas cours aux époques anciennes. On devenait un homme dès que l’on était pubère pour engendrer et que l’on savait chasser pour nourrir sa famille. Ayub le garçon n’est d’ailleurs plutôt sympathique qu’au début, lorsque sa jeunesse se débat contre l’injustice. Il cesse de l’être avant la fin lorsque son ancrage dans la haine tribale prend le dessus. Il méritera ce qui lui arrive.

Comme nul ne peut se faire entendre, Awah décide de fuir la tribu et les deux jeunes le suivent. Ils sont poursuivis mais découvrent une grotte aux ours… apprivoisés par Kuecô, un homme solitaire de la tribu voisine qui en a marre de la guerre incessante et rituelle entre tribus. Le trio fait aussi la connaissance d’Orca, qui a apprivoisé le mammouth et erre dans la steppe sur le dos du mâle dominant, caché entre ses jarres. Les mammouths sont des éléphants antiques dont la race s’est éteinte. Le mot vient du russe mamont, qui veut dire « corne de terre ». Les mâles pouvaient mesurer 5 m au garrot et peser jusqu’à 12 tonnes. Ils étaient les animaux rois de l’époque. Aussi, apprivoiser un mammouth était considéré comme « extraordinaire », égalant l’humain aux Puissances de la nature.

Yawna tombe amoureuse de Huecô tandis que son frère Ayub est tiraillé par son amitié pour le jeune homme qui les a sauvés et son inimitié acquise pour l’ennemi héréditaire de sa tribu. Laquelle doit le juger pour avoir trahi et peut-être le mettre à mort. Mais le chef Deïwo ne décide pas de cela tout seul, les Anciens du clan ont leur mot à dire. Après diverses péripéties aventureuses, Ayub et Yawna sont fait prisonniers et le verdict tombe : Ayub sera réintégré à la tribu s’il tue un Homme jaune ennemi, son ami le plus cher, Huecô. Quant à Toloo, il est durement puni pour non seulement ne pas parvenir à soigner, mais aussi pour avoir tué Chaab par le poison en intervertissant la poudre qu’avait préparé Awah. Il avoue devant tous, menacé du verdict de l’Eau qui fait parler… une ruse de sorcier.

Ayub se dirige donc, la mort dans l’âme, dans la grotte aux ours où réside Huecô tandis que sa jeune sœur se morfond pour son frère et pour son amoureux. Seul l’un d’eux survivra. Quant au chef Deïwo, il n’est pas intelligent et croit subtil d’emmener les guerriers de la tribu massacrer ceux d’en face. Il n’y survivra pas, cette fois ce sera le svelte et souple Orca descendu de son mammouth qui le terrassera.

Un roman d’aventure dès 9 ans mais qui plaît aussi aux adultes hantés par la préhistoire. La région est belle, le relief subsiste, même si le climat est désormais moins froid et que les grands animaux antiques ne sont plus. A lire en visitant Lascaux et tous les autres abris anciens.

Michel Peyramaure, La vallée des mammouths, 1966, Pocket 2005, 254 pages, €2,96

également en Folio junior 1980 occasion

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Alphonse Boudard, Le banquet des Léopards

Boudard continue de faire du cinéma écrit avec sa vie. Il a le style dru, vivant mais argotique, ce qui vieillit vite. La langue verte des années soixante, issue de l’avant-guerre, paraît presque aussi archaïque que la langue de Montaigne. Si le lecteur d’un certain âge comprend le sens général, de nombreux mots sont perdus et demandent un dictionnaire. Boudard n’est pas Céline, bien qu’il flatte le même style. Le banquet des Léopards n’est pas son meilleur livre mais il s’emballe dès le milieu et accroche sur la fin.

Dans la vie de Boudard, le passage par la case prison lui a permis de connaître Auguste, dit Vulcanos, un géant voyant, grand et ample, musclé velu qui plaît aux femelles. Très souvent en effet certaines femmes se sentent irrésistiblement attirés par les gros durs, mauvais garçons et violents notoires – tels les tueurs en série. Vulcanos est plutôt du genre gentil, brassant du vent, bateleur de première mais intuitif, en outre doté d’un organe sexuel hors norme que les « fumelles » tâtent au travers le pantalon. Lui n’hésite pas à mettre tout sur la table lorsqu’il est entre hommes.

La rencontre de l’auteur avec avec Vulcanos a lieu en prison, en 1950. Il est en cellule avec Karl, un Alsacien « malgré nous » (dit-il) de la Das Reich, 25 ans, « tout muscles, mâchoire et sexe », « l’éducation spartiate nazie… (…) ramper, courir, flinguer, riffauder les enfants, les aïeules, les prêtres, les Israélites… violer les lingères légères, les dames patronnesses, les petites filles modèles ! Ach ! Kolossale rigolade ! Il s’en est payé, je me goure, ce joyeux drille en campagne ! » p.17 Folio. Il a une « faim féroce de tringler », il vise tous les trous qui passent et attend un giton juteux comme troisième homme dans la piaule. Car l’auteur n’a pas voulu, dit-il. Ce troisième ne sera pas un blondinet jeunot bien tendre mais « le lanternier Auguste Brétoul ». Pas le bon genre désirable à troncher. « La tronche qu’il m’offre là… son crâne dégarni… une grosse trogne rouge… la lèvre avachie.. . le pli d’amertume » p.22. Il est en préventive pour avoir fourgué de faux Renoir, Utrillo, Matisse, le toutim. Comme voyant, il prendra le pseudo de Vulcanos le mage et aura de vraies intuitions. Tubard, comme l’auteur, « il ne croyait pas à la médecine, ou très peu… Sa théorie… qu’on ne s’en sortirait qu’en rejetant la maladie. Vivre à tout prix… tringler, boire, becter ! N’attendez surtout pas demain ! Ça lui a, je dois dire, parfait réussi » p.115. Il crèvera quand même passé 75 ans de la boisson et de la bonne chair après la chère, d’avoir trop vécu, quoi.

Sortis de tôle, les aminches se rejoignent dans la picole et la rigole. Vulcanos, Farluche, l’Arsouille, la Licorne, Jo Dalat, Bobby le Stéphanois, toute une bande qui alpague le gros niais Ap’Felturk, lequel veut à tout prix financer l’édition des œuvres complètes de Bibi Fricotin sur papier bible, la présentation littéraire en étant confiée à Boudard au vu de sa récente réputation d’écrivain. Puis c’est la vie auguste d’Auguste qui doit faire l’objet d’une publication, lancée par un grand banquet rabelaisien sponsorisé par l’éditeur mécène Ap’Felturk et soutenue par le club des Léopards, un entre-soi de déguisés médiévaux. Là, c’est le grand jeu, Boudard se lâche, contre les cons et les écrivaillons. Sa conne de voisine qui a mis en avant durant toute sa jeunesse sa carrosserie acceptable tout en laissant en friche son intellect, confond Alphonse Boudard avec Lucien Bodard ou Philippe Bouvard. Comme sa carrosserie s’avachit, elle tente toutes les flatteries pour se faire « égoïner » quand même.

Quant aux minets aigris du milieu littéraire parisien, ils en prennent pour leur grade. « S’ils sont presque tous révoltés de l’adjectif, séditieux du verbe, insoumis du participe, insurgés de la conjonction, émeutiers de la forme pronominale ! Une fois dans le vif du réel, vous les trouvez plutôt larbinos dans l’ensemble… flagorneurs au cours des cocktails… obséquieux avec les puissants, les riches, les excellences, les animateurs de télévision… au sprint dès que l’Élysée leur fait signe ! S’ils se plient en deux… l’échine extra-souple… les miches tendues dès qu’ils aperçoivent monsieur le directeur littéraire » p.219.

Vécu, imagé, réjouissant !

Alphonse Boudard, Le banquet des Léopards, 1980, Livre de poche 1991, 287 pages, occasion €3,00 – autre édition Folio 1982, occasion

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Henri Troyat, Le vivier

Un jeune roman d’un jeune romancier dans ces années de haine sociale et de montée vers le fascisme. Cela n’est pas dit mais la province française de « Maillé-les-Bois » (commune inventée) ressent profondément les bouleversements du monde. Elle se replie sur elle-même, loin de « Paris » qui l’effraie et rend malade, loin des autres qui remettent en cause les vieilles habitudes et le train-train confortable de la vie bourgeoise.

C’est peut-être cela le message de ce huis clos psychologique entre Philippe, un jeune homme de 20 ans, encore enfantin et infantile, et quatre femmes : la vieille petite-bourgeoise Mme Chasseglin maîtresse de maison, sa dame de compagnie Mlle Pastif tante du jeune homme, Maria la souillon muette aux gros seins qui fait la bonne, et Nicole la fille de 35 ans de Madame qui lance ses affaires de courtage d’assurance et arrive en coup de vent passer une semaine.

Philippe, petit employé aux Biscuits Houdon, est tombé malade. Sa mère ne peut s’occuper de lui, trop loin, et sa tante demande à sa maîtresse si elle peut le recueillir chez elle pour le soigner. C’est rompre avec le confort du prévisible, mais aussi avec la monotonie des jours. Philippe, une fois remis mais encore faible, commet un impair en osant donner son avis, qu’on ne lui avait pas demandé, sur une patience que la vieille et grosse Mme Chasseglin fait et refait pour lui tenir lieu de réflexion. La patience s’est appelée réussite et aujourd’hui solitaire ; elle se joue avec 52 cartes étalées en 28 cartes sur 7 colonnes, dont une seule carte visible à chaque fois, afin de former in fine 4 piles de même couleur avec le reste en pioche. C’est un jeu qui ne sert à rien, surtout lorsqu’il est pratiqué encore et toujours comme Chasseglin. Pour dire la vanité des jours, l’inutilité foncière de la dame, le vide des moments de province alors que le monde avance.

Mlle Pastif est outrée et exige que son neveu fasse ses humbles excuses sur un carnet attaché à la poignée de la porte de la chambre de Madame, qui n’aime pas être dérangée quand elle y est. Le courroux de la vieille s’apaise ; Philippe a pour lui sa jeunesse et un brin de sensualité saisit la vieille. De plus, il s’intéresse aux patiences, ou du moins fait suffisamment semblant. Mme Chasseglin prend du plaisir à parler de sa marotte et à lui enseigner les coups. Par contraste avec sa vie d’employé mal payé et mal considéré, lui qui est peu intelligent et n’a pas fait d’études, la vie tranquille de la maison Chasseglin est un paradis. Rien à faire qu’à acquiescer, trois repas par jour, une chambre pour lui tout seul, logé blanchi. Et une bonne à tout pour ses plaisirs charnels dans la mansarde. Capturé comme un homard qu’on garde pour la bonne bouche, Philippe est dans le vivier de ces dames.

Madame Chasseglin se prend d’affection pour sa jeunesse tendre et sa veulerie qui quémande protection. La tante Pastif en devient jalouse, elle cherche à le faire partir, invoquant son patron qui va le virer, la fille qui doit venir et occuper la chambre, la jeunesse qui doit s’envoler pour vivre sa vie. Rien n’y fait, elle se met en colère, prononce des mots de trop et part « en congé prolongé ». Elle qui s’est servie de son neveu pour se faire bien voir de sa maîtresse se voit supplantée par le jeunot comme compagnie. Maria la souillon profite de ses bonnes dispositions sexuelles pour en jouir chaque soir, ce que Mlle Pastif a cru utile de révéler à Mme Chasseglin pour la scandaliser et lui faire renvoyer Philippe. Mais la vieille ménopausée en est émoustillée et cela ne la dérange pas ; après tout, Maria a un corps désirable mais n’est pas une fille avec qui on a envie de se marier : les deux vont donc rester auprès d’elle et s’ils fricotent ensemble c’est tant mieux.

Puis arrive la fille, Nicole, 35 ans, trop maigre et trop maquillée, célibataire dure et ingrate. Elle méprise sa mère, la souillon, la Pastif et lorgne le neveu. Il est assez beau pour qu’elle envisage de l’utiliser comme sex-toy, et assez con pour qu’elle puisse le manipuler et le maintenir sous sa griffe. Elle l’emmène faire un tour en auto, qu’elle conduit vite et brutalement, comme est toute sa conduite en société. Égoïste, elle fonce et elle prend. Elle a trouvé les capitaux que sa mère ne voulait pas lui prêter pour ouvrir un cabinet de courtage en assurances et se dit que Philippe pourrait faire un démarcheur acceptable s’il est captif et stimulé. La journée sur les routes et le soir dans son lit, voilà un contrat confortable pour tous les deux. Lui a besoin d’être poussé au cul, elle d’être défoncée au même endroit. Troyat jeune, il a 24 ans, crève l’hypocrisie bourgeoise de son temps pour dire crûment les choses. Pas avec les mots que je viens d’employer (je résume) mais le sens est là.

Rancœur, calculs et lâcheté sont le fond des esprits ; chaque femelle puise dans le vivier pour cuisiner le jeune Philippe à sa sauce. Il est le jouet et le bouc émissaire à la fois. Sa lâcheté et sa flemme foncière en font un objet délicieux à chacune : pour jouer à la mère, pour jouer au mentor, pour jouer à la pute, pour jouer à la dominatrice. Mlle Pastif, Mme Chasseglin, Maria la bonne, Nicole la fille vont se déchaîner sur le garçon. Enfin un mâle à dominer. Lui aime ça et l’accepte, se coulant comme une anguille dans les intrigues pour mieux se faire un nid.

Il préférera à la fin l’existence calme et assurée de la vieille à la compétition et aux promesses de la fille, mais il aura su en jouer. Tous souffrent mais préfèrent le huis-clos au grand large ; la société et le monde tel qu’il va leur font peur. Ils se recroquevillent sur eux-mêmes et leurs petits mois, vivant en hérissons, piquants dehors pour maintenir à distance tout en ne pouvant s’empêcher de vivre ensemble pour éviter la solitude. Une tentation qui semble revenir, si l’on en juge par le virage à droite toute de tous les pays un peu partout dans le monde et en Europe même.

Henri Troyat, Le vivier, 1935, Livre de poche 1964, 246 pages, occasion €5,25

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