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Contre les va-t-en guerre

Après avoir envoyé l’armée au Mali, des troupes en Centrafrique, menacé la Syrie de missiles, voilà que François Hollande, envoie quatre avions de chasse dans les pays baltes. Contre la Russie. Le citoyen ne sait pas s’il agit par posture personnelle ou poussé par le lobby des armements – ou si c’est pour compenser une baffe électorale pourtant annoncée. Évidemment à chaque fois, aucun débat au Parlement pour cette dépense supplémentaire en période de restrictions budgétaires, ni pour engager le pays dans des opérations qui ne menacent pas directement ni immédiatement sa sécurité. Ni pour évaluer les conséquences possibles d’une escalade, ou à l’inverse les mesures fermes qu’il faut prendre pour marquer les principes. Évidemment, silence au parti socialiste, parti du président, où un « secrétaire » sort à chaque fois qu’il l’ouvre soit une évidence, soit une ânerie – avec deux jours de retard, comme s’il avait d’abord pris ses ordres.

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Le glorificateur de la guerre de 14 en remet une couche en matamore bedonnant. Surtout vanter les autres – par la parole – ne pas donner l’exemple – par les actes : c’est ça la politique. Suivre le vent du « ah, comme c’était bien avant ! » La réaction touche-t-elle le socialisme national pour célébrer autant le passé de la « Grande » guerre en poussant à la Troisième guerre mondiale ? Les témoins sont tous partis, ils ne peuvent démentir. Pourtant restent leurs œuvres, pour ceux qui ont écrit. Et là, le ton change. Stefan Zweig, écrivain autrichien né en 1881, était trop vieux et en trop mauvaise santé physique pour être apte au service en première ligne. Mais il lui a été confié des missions de renseignement et de collecte de documents près du front. Dans Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen, il dénonce ouvertement l’hypocrisie des politiciens et des intellos fauteurs de guerre.

Les profs, toujours en quête de textes vivants des témoins de l’histoire, devraient se pencher sur ce livre, inégalé pour la période et d’une langue très fluide.

« C’est là que le mensonge de la guerre me sauta au visage, le pur mensonge, énorme, éhonté ! (…) Les coupables (étaient) uniquement ceux qui prenaient la parole pour exhorter chacun à la guerre. (…) J’avais identifié l’adversaire qu’il me fallait combattre – le faux héroïsme, celui qui préfère envoyer les autres par-devant dans la souffrance et la mort, l’optimisme facile des prophètes sans morale, les politiques comme les militaires, ceux qui promettent sans scrupule la victoire et prolongent ainsi la boucherie et, derrière eux, le chœur stipendié de tous ces « phraseurs de la guerre »… » p.1082.

Quiconque peut sans peine mettre des noms aujourd’hui sur ces propos universels : les blablateurs comme Hollande qui exhortent à la guerre, les faux héros derrière leurs bureaux officiels, les prophètes à courte vue tels Rumsfeld en Irak, les allez-y les p’tits gars et tous les phraseurs à la BHL. Car la Libye de Sarkozy n’était pas plus glorieuse que le Mali de Hollande : on voit bien comment l’anarchie est née et, avec elle, la déstabilisation de toute l’Afrique du nord et du centre. L’anarchie à Kiev, c’est ce que craint la Russie pour sa base militaire de Crimée : est-ce si difficile à comprendre, donc à négocier ? Est-ce l’anarchie que veut la hollandie au Proche-Orient ou en Europe centrale ?

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La guerre, plus que jamais, est grave parce que l’humanité peut se détruire d’un coup depuis Hiroshima. Et que, l’exemple de 1914 le prouve, aucune « civilisation » ne peut résister à l’engrenage des circonstances, ni la raison aux passions – ce que la regrettée Thérèse Delpech a appelé « l’ensauvagement » de l’humanité. Elle évoquait déjà, en 2005, la Russie, ce pays infantilisé, en pleine phase de régression et susceptible de n’importe quelle agressivité revancharde. Nous y sommes – et que fait-on ?

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Instaurer un rapport de forces est bon s’il s’agit de négocier – mais attention à ne pas aller trop loin, à la remorque des États-Unis, surtout sans comprendre pourquoi la Russie agit ainsi. Sarkozy avait mieux fait en Géorgie que Hollande en Ukraine. Je sais bien qu’il s’agit de l’OTAN mais prendre la mesurette d’envoyer « quatre avions » contre un pays qui en compte plus de 1200 – tout en lui vendant toujours trois navires militaires Mistral, est une petite tape de velléitaire : attention, hein, à ma troisième réélection je vais me fâcher ! Où l’on voit la grenouille se faire plus grosse que le bœuf.

Stefan Zweig, Le monde d’hier – souvenirs d’un Européen, 1942, traduction Dominique Tassel, Romans, nouvelles et récits tome 2, Gallimard Pléiade 2013, €61.75

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Stephen McAuley, Et qui va promener le chien ?

McCauley Et qui va promener le chien

Enseignant l’écriture à l’université de Cambridge, Massachusetts, l’auteur écrit aussi des romans. Stephen McCauley a publié en 1997 The man of the house, qui a été traduit en poche 10/18 sous ce titre heureux de : Et qui va promener le chien ? C’est bien en effet le chien qui apparaît comme le personnage central.

Ce chien est le symbole de chacun des personnages et il les relie, fragilement, entre eux. Ce « bâtard de 8 kg » (on aime la précision américaine), est recueilli sur une aire d’autoroute par une mère célibataire, accessoirement écrivain, Louise, et par son fils de 12 ans, Ben, qui n’a jamais connu son père. Le chien était attaché sous une table de pique-nique, laissé pour compte dans l’agitation des départs. C’est aussi le cas de chacun des protagonistes du roman : la vie va trop vite pour eux, ils se sentent largués. « Se sentent », pas « sont » – car chacun découvrira qu’il suffit de ne pas rêver d’une « autre » vie et de s’appliquer à vivre pleinement celle-ci pour trouver un apaisement très proche du bonheur.

Clyde, le narrateur, s’est lancé avec enthousiasme dans des études vaguement littéraires qui se sont enlisées en maîtrise, où il a tâté de tout avant de renoncer. Il donne de vague cours pour de vagues adultes à « l’Académie parallèle », tout un monde ! Mère morte, père égoïste, sœur hystérique peu sûre d’elle-même, Clyde se découvre homosexuel mais ne réussit à établir aucune liaison stable… sauf avec l’hétéro qui co-loue son appartement. Clyde est toujours à vouloir ce qui est justement hors de sa portée.

Ce colocataire, Marcus, est trop beau pour être vrai. En toute chose il a besoin de temps ; passif, il se laisse bercer. Il poursuit donc une thèse en psychologie sans jamais la rattraper depuis dix ans ; il poursuit le rêve d’un couple sans jamais se faire à l’idée du mariage ; il se découvre père de fait sans le savoir et sans se résoudre non plus à faire le point avec ce fils déjà adolescent tombé du ciel. Il vit toujours à côté.

A Boston, cité chic, ville universitaire de la côte est, Stephen McCauley donne à suivre un bon résumé des névroses de la société américaine. Le contraignant « tu dois » social se heurte à l’immaturité de la génération post-68 à l’égoïsme sacré. Velléitaire, bourré d’illusions sur sa personne et sur une existence « idéale » qui n’est jamais à portée, chacun est sa propre galaxie, entraînant dans son orbe divers personnages éphémères. Tous « font semblant », tant le milieu littéraire est laissé pour compte dans une société orientée d’abord vers la production et le commerce. Stephen McCauley a des phrases vengeresses, dont tout le plaisir vient de son acuité d’observation, sur cette société dont il mesure le vide.

Sur les cours pour adultes : « Un homme dont je n’avais jamais été capable de retenir le nom annonça qu’il était inscrit aux deux trimestres de « Transformations », le cours le plus recherché de l’école… » p.121

Sur la banlieue chic : « C’était un monde de vastes parkings reliés entre eux par des routes qui, pour cause d’engorgement de la circulation, ressemblaient souvent à de vastes parkings. Chaque motel chaque restaurant, chaque salon de coiffure pour chien, chaque salle, était le maillon d’une chaîne nationale, apportant à l’ensemble des lieux une atmosphère surréaliste, si bien qu’on avait l’impression d’être partout en général et nulle part en particulier. » p.132

Sur la sécurité des lotissements : « Tout le monde parlait de meurtriers qui s’introduisaient dans la résidence pour massacrer les habitants pendant leur sommeil. (…) Tandis que la communauté s’acharnait à se protéger de l’extérieur, plusieurs conflits domestiques avaient éclaté à l’intérieur, dégénérant en violences diverses, suicides et même, en une occasion, homicide. » p.298

Moins grinçants que Woody Allen mais tout aussi inadaptés, quêtant désespérément le « modèle » paternel ou autoritaire qui les recentrerait sur eux-mêmes, les zombies du roman sont, au demeurant, sympathiques. On ne s’ennuie jamais en leur compagnie même si, souvent, les « problèmes » dont ils se font une montagne apparaissent ridicules – rien qu’une bonne décision ne puisse effacer à l’instant. Mais cette décision, ils ne peuvent la prendre ; elle se prendra toute seule, par laisser-faire, car « il n’y a aucune question que le temps ne finisse par résoudre de lui-même », suivant l’adage bien connu des parlementaires de nos républiques monarchiques.

Voici une chronique de Boston moins savoureuse que celles de San Francisco, du célèbre Armistead Maupin, mais qui berce de sa petite musique, si pénétrante pour s’introduire dans une société qui parait proche – et qui est pourtant si loin de nous.

Stephen McCauley, Et qui va promener le chien ? 1997, 10/18 2004, 399 pages, €7.70

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Ian McEwan, Sur la plage de Chesil

ian mcewan sur la plage de chesilSe marier était obligé au début des années 60 pour avoir des relations sexuelles autorisées. Donc on se marie – sans savoir à quoi on s’expose, même s’il est dit qu’on se donne « corps et âme » par le pasteur et « pour le meilleur comme pour le pire » par le maire. Edward et Florence s’aiment, incontestablement : mais l’amour suffit-il à construire un « mariage » ?

Manifestement non. Le roman s’ouvre sur une plage du Dorset, avant la nuit de noce. Edward, jeune historien qui va peut-être se lancer dans les affaires et Florence, violoniste de quatuor très sensible à Beethoven et Mozart, chipotent leurs assiettes de melon cerise confite et de rôti de bœuf sauce brune. Ils appréhendent. C’est pour eux la première fois, malgré leur vingtaine entamée.

Très vite, avec des retours en arrière, le lecteur apprend que l’amour reste éthéré pour la fille, tandis qu’il est surtout physique pour le garçon. Incompatibilité de désirs… Inhibition, répulsion, émotions vont gâcher le plaisir. La nuit n’aura pas lieu et le mariage sera « dissout pour non consommation ». Le simple contact du sperme a rendu hystérique Florence, tandis que le simple contact de la main de sa femme sur ses couilles a fait gicler Edward. S’aimer serait donc une affaire de peau ?

McEwan se met dans le rôle de ses personnages, il leur offre tour à tour la parole, pénètre en eux pour les comprendre. Il distille avec art l’ambigüité de ces années 60 encore victorienne, expliquant l’explosion 1968 de sexe et de tout-est-permis. William Boyd avait déjà abordé la nuit de noce des victoriens coincés, mais sur quelques pages ; Ian McEwan en fait tout un roman. Cette société pudibonde était mortifère. « Qu’est-ce qui les arrêtait donc ? Leur personnalité et leur passé, leur ignorance et leur peur, leur timidité, leur pruderie, leur manque d’aisance, d’expérience ou de naturel, vestiges des interdits religieux, leur anglicité, leur classe sociale, et même le poids de l’Histoire. Trois fois rien » p.108. McEwan sait garder son humour en pointant les tares de son peuple.

Ni Edward ni Florence, nés trop tôt, ne profiteront des années de baise, vingt ans après les années de braise. Ils resteront chacun solitaires, leur amour enfoui mais intact, le sexe impossible. « C’était encore l’époque – elle se terminerait vers la fin de cette illustre décennie – où le fait d’être jeune représentait un handicap social, une preuve d’insignifiance, une maladie vaguement honteuse dont le mariage était le premier remède » p.14.

Ne rions pas trop : cette époque revient au grand galop avec le vieillissement général et la crispation sur les religions. Si même les gais & lesbiens veulent le mariage, c’est que leur jeunesse (insouciante, volage, sensuelle) s’est enfuie ; ils désirent désormais la sécurité comme de petits vieux. La Florence du roman était frigide mais pas barjot ; nous conjuguons aujourd’hui les deux…

Ian McEwan, Sur la plage de Chesil (On Chesil Beach), 2007, Folio 2012, 181 pages, €6.18

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Tom Rob Smith, Enfant 44

Malgré le titre, il ne s’agit pas du énième livre sur la Seconde guerre mondiale et la déportation. Le chiffre 44 ne fait pas allusion à l’année 1944 mais à un numéro : la 44ème victime d’un tueur en série, on ne l’apprend que page 330. Il y en aura bien plus, dans la négation idéologique du paradis des Travailleurs, pays de l’Avenir radieux et du Socialisme réalisé : l’URSS des années 1950.

Car le roman porte autant sur des personnages pris dans une intrigue, la traque d’un tueur d’enfants et d’adolescents, que sur un système politico-idéologique, la théocratie marxiste dont le pape fut Lénine et le grand inquisiteur Staline. Il ne faut jamais oublier, lorsqu’on parle de socialisme, ces dérives bureaucratique, paranoïaques et totalitaires réalisées au siècle dernier et qui subsistent encore, plus ou moins abâtardies, en Corée du nord et à Cuba, voire en Chine populaire et au Vietnam. Ou dans certaines têtes de la gauche bobo.

Ce thriller montre comment la certitude de détenir la Vérité fait obéir au parti qui en est l’interprète et le clergé. Comment cette « avant-garde » se veut garde chiourme de la ligne juste, ânonnée dans les écoles, braillée les manifestations et exposée dans les livres obligatoires. Comment cette mobilisation « citoyenne » de tous les instants fait surveiller chacun par tous, instillant la méfiance dans toutes les relations humaines. Comment ce climat crée la paranoïa, le sentiment d’être une citadelle assiégée par les Méchants : ceux qui refusent la bible marxiste selon laquelle tout le Mal vient de la propriété privée et du capitalisme. Comment cet aveuglement psychotique d’un peuple par un État soumis à un parti unique fait « ignorer » la réalité des choses : notamment le fait que tuer peut être un plaisir pervers, au-delà des besoins matériels et des jalousies dues à la propriété privée…

Les meurtres se succèdent le long d’une ligne de chemin de fer reliant entre elles deux usines mécaniques de fabrication de voitures et de tracteurs. La célèbre Volga GAZ 21, née en 1953, est fabriquée par des ouvriers logés en clapiers et surveillés par des gardes du MGB (ancêtre du KGB) et par des médecins : on ne tire pas au flan dans le pays du socialisme réel, tout malade doit tomber au travail, ce n’est qu’à ce moment qu’on l’autorisera à se « réparer » à l’hôpital ou chez lui. Car « le peuple » n’est qu’une masse de manœuvre pour les dirigeants au pouvoir. L’idéologie marxiste est une religion où le seul moyen d’arriver est de devenir clerc ou exécutant. Puisque la Vérité est révélée, l’État est une machinerie chargée de réaliser la survenue « scientifique » de la société sans classe – où le crime ne saurait exister. Mais puisqu’il reste des « déchets » dans la fabrication de l’Homme nouveau, la police politique est là pour les traquer et les éradiquer. On ne s’embarrasse pas de sentiments : l’État exige des fonctionnaires qui se contentent de fonctionner. « Vivre en accord avec sa conscience était un luxe impossible pour la majorité de la population » p.211.

Léo, lieutenant du MGB, est l’un de ces exécutants sans conscience. Il obéit à l’État puisqu’il croit en l’avenir radieux promis par Staline. Il traque donc avec obstination tous les déviants possibles, les arrêtant, emprisonnant, faisant torturer comme s’il s’agissait d’animaux de laboratoires. Il s’agit d’obtenir des « aveux », vieux reste chrétien de la mentalité russe où la confession tient lieu de jugement de Dieu. D’ailleurs, note l’auteur, on ne défère aux tribunaux que ceux dont les dossiers sont en béton, déjà réglés par la milice ; les autres sont exécutés sans jugement, par « suicides » ou « tentatives de fuite ». L’un de ses subordonnés, Fiodor, a son enfant de quatre ans Arkady tué, retrouvé tout nu près de la voie de chemin de fer, éviscéré. La ligne officielle est qu’il a été retrouvé habillé et qu’il a heurté un train. Un crime au pays de l’avenir radieux ? Vous n’y pensez pas ! Il s’agit là d’une grave accusation contre l’État, le Parti et la Vérité marxiste, d’une trahison par défaitisme, préparant l’affaiblissement du pays en faveur des ennemis capitalistes qui n’attendent qu’un fléchissement pour envahir l’Union soviétique ! Aucun témoin ne veut témoigner, même cette femme qui a vu s’éloigner le petit garçon avec un homme portant une sacoche, car ce serait aller contre « ceux qui savent mieux que vous ce qui est bon pour vous » – donc finir au Goulag, ostracisée, avec toute sa famille.

Mais un jour, son chef demande à Léo de surveiller sa propre femme, Raïssa : elle pourrait être une espionne. Leo s’exécute, il devine que sa femme ne l’a jamais aimé mais a simplement voulu s’assurer une position sociale confortable dans le système. Il ne découvre rien, il devient donc suspect et Vassili, son adjoint qui le hait, s’empresse de les faire arrêter. Va-t-on les envoyer au Goulag ? Coup de théâtre, Staline vient de mourir, nous sommes à l’hiver 1953. Dans l’incertitude de la nouvelle ligne du parti, ses supérieurs se contentent d’exiler Léo dans une poste de milicien au bas de l’échelle dans une ville nouvelle consacrée à la bagnole.

C’est là qu’un nouveau meurtre se produit, qui ressemble étrangement à celui que Léo a refusé d’analyser plus avant, fidèle à la vérité officielle. Remis en cause par son propre parcours, le doute s’installe dans l’esprit de Léo : il doit sa disgrâce au soupçon infondé de trahison et à la jalousie de son adjoint. Bien que simple milicien, il bénéficie toujours de son aura d’ex-MGB et son chef se méfie : serait-il un « espion » de Moscou venu le surveiller ici, dans l’Oural ? Lorsque Léo découvre un nouveau cadavre, un adolescent de 13 ans nu, tué de la même façon, une ficelle à la patte, de l’écorce plein la bouche et le ventre lacéré, il convainc de chercher si des meurtres similaires n’ont pas eu lieu ailleurs. Aucun des enfants, fille ou garçon, n’a été violé – mais le tueur a découpé le torse pour en extraire l’estomac.

Cette « originalité » fait découvrir… une bonne cinquantaine de cas similaires, dont le petit Arkady est le 44ème. Évidemment, les miliciens de chaque ville se vantent d’avoir toujours attrapé « le coupable », en général un marginal, un antisocial, un homosexuel ou un demeuré. Comme le jeune Vadim de 17 ans dont le seul crime a été de couper une mèche de cheveux blonds d’une victime déjà morte. Il a été exécuté d’une balle dans la nuque à l’aube, après un procès expéditif : on avait toutes les « preuves socialistes », n’est-ce pas ? Refuser d’être « normal » au pays de la Vérité en marche est déjà une trahison du peuple. Il le dit dans ses Remerciements à la fin, l’auteur s’est inspiré d’Andreï Chikatilo, tueur en série d’URSS exécuté en 1994 après 55 meurtres d’enfants et adolescents des deux sexes.

Va alors commencer une longue traque qui passera par la nouvelle disgrâce de Léo et de son épouse, tous deux envoyés au goulag. Ils parviendront à s’évader, à convaincre des villageois de les aider, à retrouver le meurtrier à l’autre bout de la voie de chemin de fer au long de laquelle les enfants sont tous morts. Bien que le roman commence lentement et décousu, il devient vite haletant, bien mené, montrant hommes, femmes et enfants pris dans l’engrenage de la survie au détriment de leur conscience morale (résidu « petit-bourgeois » dit la vérité officielle – Pravda). Même si la fin est plus hollywoodienne que soviétique (peut-il exister une « rédemption » dans la patrie du socialisme ?), Tom Rob Smith sait montrer la peur omniprésente, la voie facile de la lâcheté humaine, le mensonge d’État. Question inévitable : comment construire un désir d’avenir dans le dégoût de soi ?

Oui la racaille existe et ce ne sont pas les « conditions matérielles » qui la causent toujours, mais parfois des perversions mentales. Le reconnaître, c’est faire avec le réel, pas l’ignorer au profit de la naïveté idéologique. C’est assurer le bonheur du peuple que de prendre en compte sa sécurité quotidienne, il ne vit pas seulement de pain. La gauche actuelle française garde de sa formation marxiste des naïvetés de ce genre sur la délinquance, les banlieues, les prisons. C’est un mérite de ce roman que de remettre les pendules à l’heure.

Tom Rob Smith, Enfant 44 (Child 44), 2008, Pocket 2010, 523 pages, €7.69 

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Thérèse Delpech, L’Ensauvagement

Article repris par Medium4You.

Thérèse Delpech est décédée le 18 janvier à Paris, à l’âge de 63 ans d’une « longue maladie » sur laquelle elle est restée très discrète jusqu’au bout. Pour parler du « retour de la barbarie au 21ème siècle », le sous-titre, voici un livre bien écrit. Ce n’est pas par hasard, l’auteur est agrégé de philosophie et chercheur au CERI (Centre d’Etudes et de Recherches Internationales) dépendant de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, et à l’Institut international d’études stratégiques de Londres. En hommage, je reprends ma chronique d’un de ses meilleurs livres. Elle a été membre du cabinet d’Alain Savary (1981-84), ministre de gauche, puis de celui d’Alain Juppé au Quai d’Orsay (1993-95), ministre de droite. Son livre sort donc des étiquettes étroitement partisanes (donc bornées) pour aborder le monde et son tragique. Prix Fémina, L’Ensauvagement a été choisi pour l’épreuve orael du concours 2011 de l’École de Guerre…

Cet ensauvagement est une façon à la Chevènement d’évoquer ce que les historiens ont appelé « la brutalisation ». C’est un autre nom pour l’habitude de la violence, de l’inhumanité qui ne fait plus réagir, de l’autoritarisme pratiqué, exigé, légitimé, après un conflit majeur où toutes les valeurs basculent.

Tolstoï, repris par Balzac, fait remonter l’ensauvagement des Européens à la Révolution française et à ses suites napoléoniennes, mais c’est bien la Grande Guerre de 14-18 qui a créé cette barbarie qui hante encore la troisième génération dont nous sommes. Avec la modernité en prime, celle de la mondialisation de toutes les relations – politiques et culturelles autant qu’économiques – et les pouvoirs énormes des industries et des nouvelles technologies. La terreur et la barbarie pénètrent chaque jour au cœur des foyers tandis que les rituels de torture et de mort des égorgements, tueries, massacres, déportations, viols, tortures, emprisonnements, prises d’otages, répressions, crimes en série et crimes d’État, deviennent une nouvelles « norme » qui règne dans le monde. Il est donc illusoire pour les Européens de se croire à l’abri dans leur société policée au niveau de vie confortable. Les jeunes soldats américains se battant en Irak ont souvent l’illusion de « killer » des « aliens », ils le disent – et ils trouvent ça « cool » (Evan Wright, Generation Kill, 2004, Putnam).

Il est hypocrite d’encourager les dictatures ailleurs dans le monde alors que l’on pérore ici sur les « droitsdelhomme » et autres ronflantes libertés commémorisées chaque année un peu plus. C’est faire trop confiance à « l’homme rationnel » comme à « l’homo oeconomicus » dont a vu, pourtant, le tout aussi rationnel délire entre 1914 et 1918 à l’ouest, entre 1917 et 1989 à l’est, entre 1933 et 1945 à l’ouest à nouveau, et autour de 1984 dans les Balkans – pour se limiter à l’Europe. Thérèse Delpech : « La politique ne pourra pas être réhabilitée sans une réflexion éthique. Sans elle, de surcroît, nous n’aurons ni la force de prévenir les épreuves que le siècle nous prépare, ni surtout d’y faire face si par malheur nous ne savons pas les éviter. Tel est le sujet de ce livre » p.30.

La passion égalitaire et démocratique, lancée par les révolutions française et américaine, est devenue universelle, même si les régimes ne le sont guère. « Cette universalisation est porteuse de mouvements révolutionnaires d’un nouveau type, dont le terrorisme n’est qu’une manifestation » p.50. Les printemps arabes ont montré ce que cette hypothèse avait de vraie.

Le ressentiment historique (Chine, Iran, Pakistan, Palestine) est un autre ressort de déstabilisation de régions entières du monde.

L’envie et l’imaginaire du Complot malfaisant visent en troisième lieu l’Occident, sans distinction aucune entre Américains et Européens. « La réalité historique contemporaine, plus instable qu’elle ne l’a été depuis des décennies, et porteuse de grands changements, est si profondément décalée par rapport à la volonté de repos des sociétés développées, que la prise de celles-ci sur les événements deviendra de plus en plus précaire » p.75. Avis aux retraités de l’esprit qui se croient « non concernés » ou « au-dessus de tout ça » : l’épicentre des affaires stratégiques du 21ème siècle sera l’Asie.

Que la plupart des Européens ne l’envisagent même pas montre combien l’Europe est devenue provinciale. Thérèse Delpech ne mâche pas ses mots : « Le mépris de la vie humaine, le refus de distinguer les civils des combattants, l’assassinat présenté comme un devoir, sont des provocations directes aux valeurs que nos sociétés sont censées défendre. Quel prix sommes-nous prêts à payer pour le faire ? A voir la réaction de l’Union Européenne au massacre de Beslan en Ossétie du sud en septembre 2004, on en conclut que ce prix ne doit pas être très élevé » p.120. Nous pourrions ajouter, dans un moindre registre, les palinodies autour du « gaz russe » livré à l’Europe qui vaut bien plus, semble-t-il, que la démocratie récemment confortée des Ukrainiens. Que la gauche « morale » ne vienne pas faire la leçon, elle qui n’a pas valorisée la révolte des syndicalistes polonais en 1982 sous Pierre Mauroy…

Le confort ne se bat jamais pour la morale, il faut le reconnaître, surtout à gauche où le moralisme donne cette bonne conscience qui suffit à dispenser de faire quoi que ce soit. La droite est plus préoccupée de ses intérêts, chacun le sait, économie d’abord, la morale ne sert qu’à la stratégie de puissance ; elle est moins menteuse en ne disant pas une chose tout en faisant son contraire.

Quatre chapitres rythment le propos,

  1. « le télescope », présentation de la méthode d’appréhension des choses,
  2. « 1905 », l’analyse de cette année pré-1914 cruciale pour le 20ème siècle,
  3. « le monde en 2025 », qui braque la lunette sur l’avenir possible, enfin
  4. « retour à 2005 » pour traquer dans l’aujourd’hui les prémisses des possibles.

Thérèse Delpech fait « trois paris sur l’avenir » en 2025 :

  1. Le terrorisme international continuera d’être un problème grave car les terroristes savent être patients, reconstituer leurs réseaux rapidement, s’adapter aux interdits et surtout gagner la bataille des idées ;
  2. Les armes de destruction massive vont proliférer, la Corée du Nord, l’Iran, plusieurs états du Moyen-Orient, devraient acquérir l’arme nucléaire ;
  3. La Chine représente la menace majeure par sa masse, son orgueil revanchard sur l’humiliation infligée durant des siècles par l’Occident et son obsession de « récupérer » un Taiwan qui a goûté à la démocratie et que des traités lient au Japon et aux États-Unis. Car la Seconde guerre mondiale, bien terminée en Europe, ne l’est pas en Asie lorsque l’on observe les « excuses » régulièrement proposées mais jamais suffisantes du Japon aux Indonésiens et aux Chinois pour les avoir colonisés, la Corée toujours non réunifiée (ni la Corée du sud, ni le Japon, ni la Chine n’y ont intérêt), ou les mensonges sur le rôle de Mao durant la guerre sino-japonaise (craignant en 1939 un pacte entre Allemagne et Japon, Mao a collaboré avec les services secrets japonais pour affaiblir Chiang Kai-chek et obtenir le soutien de Staline).

Trois chapitres pointent les problèmes futurs en germe dans l’actualité.

  1. Le premier, sur la Russie, montre l’archaïsme d’un pays replié sur lui-même et empressé d’en revenir aux recettes soviétiques, tandis que les Occidentaux, toujours fascinés par la puissance, retrouvent les vieux réflexes de soutenir les dirigeants plutôt que les peuples. « Le pays est devenu imprévisible, tenu par une étroite camarilla qui a du monde et de la Russie une vision fausse. Elle a démontré son incompétence en 2004 et 2005 avec la tragédie de Beslan, les erreurs grossières d’appréciation en Ukraine et la surprise qui a suivi le renversement du président Akaïev au Kirghizistan » p.256. Incompétence des forces spéciales privilégiées par le régime, corruption généralisée, mépris de la vie humaine, ensauvagement de tout soldat envoyé en Tchétchénie qui en revient enclin à l’intimidation, au gangstérisme et au meurtre, le pays est, selon Mme Delpech, infantilisé, en pleine phase de régression et susceptible de n’importe quelle agressivité revancharde.
  2. Le second, sur les deux Chine, fait de Taiwan une Alsace-Lorraine du 21ème siècle (propos de Chou En-laï en 1960 déjà). Or, rien de légitime dans cette revendication soi-disant « historique » : « depuis quatre siècles, Taïwan est peuplé de Chinois qui fuient l’arbitraire de l’empire. Il n’a été gouverné depuis la Chine continentale qu’entre 1945 et 1949 » p.280. Plus la Chine aura le sentiment qu’elle peut attaquer l’île en toute impunité, plus elle aura la tentation de le faire. Que les Chinois croient que les Etats-Unis n’interviendraient pas serait une erreur, la même que celle de Saddam Hussein et de Milosevic après celle de Hitler. Que fait l’Europe ? Pas grand-chose, et notamment la France, vouée au bon vouloir monarchique du « domaine réservé » présidentiel. Jacques Chirac préférait manifestement vendre des armes et livrer de la technologie pour affirmer son existence, plutôt que de penser à long terme. Depuis la rédaction du livre, Nicolas Sarkozy a été plus dynamique en Afghanistan, en Côte d’Ivoire, en Libye, mais la France a-t-elle encore les moyens de déployer des forces dans six ou sept endroits à la fois ? On ne sait pas ce que pense « la gauche » sur ces sujets, Hubert Védrine, conscient des enjeux, semble parler dans le désert…
  3. Le troisième chapitre porte sur « le chantage nord-coréen ». « Le jeu devient dangereux, précisément, quand Pyongyang a les moyens balistiques et nucléaires de jouer dans la cour des grands. Une des leçons principales de la crise des missiles de Cuba est que le péril essentiel est venu non de Moscou mais de Fidel Castro, qui était prêt à vitrifier la planète plutôt que d’accepter un compromis » p.308. Diffuser les documents disponibles sur les camps de travail, inhumains de la Corée du nord, devrait être la préoccupation première des médias occidentaux, plutôt que le chantage de Pyongyang sur ses armes supposées.

Sur tous ces sujets, « l’incompréhension de l’Europe est totale » or, « si l’on prend au sérieux la mondialisation, il faut accepter ses effets dans le domaine de la sécurité » p.328. Les Européens se verraient bien en retraités de l’histoire. Adam Smith, le père de l’économie libérale, avait annoncé les périls qui guettent les nations où priment les seuls intérêts économiques : « les intelligences se rétrécissent, l’élévation d’esprit devient impossible », (cité p.358). Penser devient plus urgent encore lorsque « la violence et l’appel au meurtre se logent dans le vide béant qui se trouve au cœur de la modernité et qui peut accueillir de nouvelles utopies » p.363.

Loin des descriptions ou des conditionnels journalistiques, L’Ensauvagement reste un livre de réflexion rare pour aborder la vraie mondialisation, celle des relations historiques au présent entre les peuples, celles qui conditionnent, qu’on le veuille ou non, toutes les autres. Merci, Thérèse Delpech, de nous avoir écrit ce livre.

Thérèse Delpech, L’Ensauvagement, Grasset 2005, 370 pages, €18.05 

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A et G Vaïner, L’Évangile du bourreau

Il a fallu dix bonnes années pour qu’un éditeur français traduise ce roman policier historique de deux ex-soviétiques. C’est que le communisme était une passion française, selon l’essai de Marc Lazar, et que ses crimes, sa dictature et son cynisme étaient tabous à gauche. Après la chute du Mur de la honte, qui empêchait tous les citoyens du paradis socialiste d’aller voir si l’enfer capitaliste n’était pas bien plus désirable, les anciens membres dirigeants des « organes » de sécurité se sont reconvertis. Pavel Khvatine est l’un d’eux, inoffensif professeur de droit vieillissant, ex-colonel du KGB, section spéciale, sous Staline.

Mais le passé vous rattrape toujours, dans cette vie ou une autre. La vie de kaguébiste était certes disciplinée, et de plus en plus mafieuse selon les échelons de la hiérarchie, mais elle était exaltante. Le pouvoir absolu ! Il suffisait d’être la voix de son maître et d’exécuter les basses besognes. Sans jamais écrire ni signer quoi que ce soit par prudence, en humant le vent pour ne pas louper le moment où il commence à tourner, en bon politique. Portrait incisif de l’apparatchik socialiste : « Minka était un homme sans histoire. On pouvait lire sur son visage transparent et grassouillet qu’il était capable de n’importe quelle saloperie pour le plus modeste des salaires. Même avec les putes, il se montrait peu engageant. Le plaisir qu’elles pouvaient lui procurer ne faisait pas partie de ceux qu’il considérait comme essentiels : une putain ne pouvait pas devenir chef et il était impossible de la bouffer » p.128. L’humour est loin d’être absent de la littérature russe !

L’ex-colonel, spécialiste du meurtre à mains nues, a épousé une Juive dont le père était l’un des médecins arrêtés sous motif de complot contre Staline, juste avant le décès du Guide suprême. Lui est tombé amoureux, pas elle. Est née une fille ; lui voulait la garder, pas elle. Sa femme le hait, sa fille le hait. Ne voila-t-il pas qu’elle veut épouser un étranger, Allemand et Juif de surcroit ? En Russie même postsoviétique, « l’internationalisme prolétarien » n’est qu’un slogan de propagande : chacun sait que les Tchétchènes sont des bandits et les Juifs des apatrides, traîtres à la Rodina car prosionistes. Le père, qui doit signer son accord pour un mariage à l’étranger, refuse. Qu’ils se marient en Russie et vivent heureux en socialisme. Mais le futur gendre est plus coriace qu’il ne croit… Il connait des secrets.

Le roman est donc construit en allers et retours entre présent et passé, teinture démocratique officielle d’aujourd’hui et système totalitaire d’hier. Il est épais mais jamais ennuyeux. Sous forme littéraire, il conte l’histoire mieux qu’un historien, de façon très vivante. Ce n’est pas son mince mérite !

Portrait du Système inventé par Lénine « sur le modèle de la poste » : « Le grand édifice de l’harmonie sociale, l’apogée des relations entre les hommes – la pyramide du pouvoir totalitaire – écrase tout le monde de sa magnificence, qu’on soit de gauche ou de droite, ami ou ennemi. Il détruit l’initiative. La religion de ce système majestueux est l’obéissance. Tout le monde est informé quand il le faut et par ceux-là même qui en ont le droit… » p.194. Qui obéit est un « homme nouveau », un parfait socialiste qui a compris que « le peuple » signifie le Parti et que les « lois de l’Histoire » signifient la voix du Grand dirigeant. Quoi, vous dites que c’était pareil sous Hitler ? Oui, c’était pareil, sauf que le nazisme ne visait pas à réaliser le paradis socialiste, mais seulement le paradis national. Donc c’est « mal » à gauche, même si Staline compte plus de cadavres à son actif qu’Hitler. Mais que peuvent les historiens et leurs recherches scientifiques, contre le préjugé de gauche ? Ce pourquoi il est bon que des auteurs russes, nés sous les soviets, réaffirment la vérité.

« Il y eut le Saint Patron. Nous, par la grâce de Dieu, Iossif l’Unique, empereur et autocrate de toutes les Russies, de Moscou, Kiev, Vladimir et Novgorod. Tasar de Kazan, d’Astrakhan, de Pologne, de Sibérie, de Kherson-en-Tauride, de Géorgie. Grand-prince de Smolensk, Lituanie, Volhynie, Podolie et Finlande. Prince de Carélie, Tver, Iougor et Perm. Souverain et grand-prince de Tchernigov, Iaroslav, Obdor ; et de toutes les terres du Nord le seigneur. Et souverain des terres d’Iverie, Kartaly, Kabardie et Arménie. Des princes de Tcherkassy, des montagnes et des autres – le souverain héritier, souverain du Turkestan, Kirghizie et Kazakhstan. Nous, le très auguste et communiste secrétaire général, président du gouvernement de l’Union. Généralissime de tous les temps et de tous les peuples. Coryphée émérite de l’Académie des sciences. Guide suprême des philosophes, des économistes et des philologues. Ami des enfants et des sportifs. Oui, il y eut le Saint Patron. Un criminel, petit, roux, le visage bouffé par la petite vérole » p.395. Le premier chapitre décrit avec une minutie iconoclaste la dissection du cadavre Staline par un fonctionnaire légiste. Le cerveau du Mal n’est qu’une noix desséchée, pareille à celle de tous les hommes.

C’est qu’on ne change pas l’humanité par décret. « N’est-ce pas merveilleux qu’il y ait autant de types de mouchards dans notre société, déchirée par la lutte des classes à mesure qu’elle se rapproche du socialisme ? » p.588. Au lieu de comprendre les hommes, vouloir les changer. Ils résistent, donc les discipliner, impitoyablement. Il leur faut obéir à la Vérité, et cette Vérité unique et « scientifique » ne peut sortir que de la voix du Grand dirigeant qui effectue une Grande réforme sociale. Quiconque désobéit est le mal incarné, le fils rebelle, Satan en personne qui œuvre contre Dieu. Que fait Dieu ? Il ne va pas s’humilier sur une croix, quand même ! Donc il éradique, il rééduque, il met en scène sa propre vérité par les Grands procès. Avez-vous noté qu’en socialisme tout est toujours « Grand », même une réforme fiscale ? C’est qu’on ne badine pas avec l’Histoire : elle est en marche ou pas ? Qui ne se met pas à son pas, compagnon de route, est un vil réactionnaire – qui refuse le sacro-saint Progrès.

Méthode du socialisme « réel » : « Voici trois groupes de rats. On a mis les premiers dans une boite noire avec un sol métallique et on a envoyé des décharges électriques : dans leur esprit, l’obscurité dans la boite est restée pour toujours liée à la peur et à la douleur. Lorsqu’on a mis les enfants de ces rats dans la boite noire sans passer d’électricité, ça les a rendus fous, comme leurs parents. Dans leur cerveau, une modification fonctionnelle de la mémoire s’est opérée sous l’action d’une substance, appelée peptide, élaborée par l’organisme effrayé des parents. Voilà un autre groupe de rats, qui n’ont rien à voir avec les premiers, auxquels on a injecté les peptides de deuxième génération, et ils réagissent à la boite noire exactement comme ceux qui avaient soufferts dedans. Tu comprends ? Vous avez élaboré le gène héréditaire de la peur, qui paralyse les gens sans souffrance ni violence » p.612. Pour les auteurs, Russes nés sous Staline et nourris de Pavlov, juristes et romanciers célèbres dans leur pays, telle est l’essence du socialisme réalisé.

Écrit avec allant et érudition, sans aucun jargon ni jamais ennuyer, ce roman policier à visée historique est une bonne leçon sur les délires intellos de la gauche « progressiste » (déjà dénoncée par Camus). Il dit tout ce qu’il est bon de savoir sur le système induit inexorablement par le socialisme « réel ». Bien sûr, le socialisme du parti de Martine Aubry aujourd’hui n’a rien de « réel », c’est fort heureusement un libéralisme régulé, pas un communisme, n’allez pas vous y tromper.

Arkadi & Gueorgui Vaïner, L’Évangile du bourreau, 1990, Folio policier 2005, 771 pages, €9.40

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Faire société par contrat

Au moment où les printemps arabes vont accoucher de régimes politiques, juste avant que nous Français votions pour un nouveau président de République, il n’est pas inutile de réviser les théories classiques concernant le « faire société ». Le contrat social est né de la conception grecque d’être citoyen de la cité, reprise à la Renaissance par les bourgeois des villes franches, puis par les Lumières pour faire la révolution. L’alternative au contrat social est relativement simple : ou le droit divin ou le droit du plus fort.

On voit l’islam tenté de faire charia pour imposer Dieu à tout le monde, sans discussion. S’il est vrai que Dieu existe et qu’il n’est de Dieu que Dieu, alors tout contrat social ne peut que se mettre sous l’égide de Ses Commandements. Circulez, y a rien à voir, le droit divin s’impose comme le droit du plus fort pour empêcher tout contrat entre égaux. Le seul contrat social est celui du Coran. On a vu l’église catholique tenter de faire de même aux temps du césaro-papisme. Heureusement que les Réforme vint, qui coupa l’Europe en deux et expulsa le Pape des débats temporels. Au prix de combien de siècles en guerres de religion ?

Trois théories du contrat social existent : Hobbes, Locke, Rousseau. Il s’agit de partir d’un état de nature conceptuel pour arriver à un état de société contractuel. L’homme naturel n’a jamais existé, il n’est qu’une hypothèse abstraite. Ni Cro-Magnon, ni bon sauvage des îles, l’être humain a toujours vécu en société et « la nature » est aussi bien présente avant l’établissement de la propriété néolithique qu’après. L’homme est capable d’intérêts (instincts), de morale (passions) et d’intelligence (calcul). Ces trois étages de l’humain évoluent dans l’histoire pour faire progresser l’épanouissement de chacun. Mais l’individualisme ne se confond pas avec l’égoïsme, sauf chez les âmes basses et les manipulateurs d’idées. La promotion de l’individu vise à désaliéner l’humain de tout ce qui l’ancre dans la matière, le génétique, le conformisme de clan, la peur religieuse, l’imitation sociale. Il s’agit de tenter de prendre un peu mieux en main son destin.

Il y a donc société, car nul individu ne naît seul et ne reste nu. Le contrat de mise en association pour vivre en commun est le socle théorique de tous nos régimes occidentaux et de quelques autres par ailleurs : ainsi de la Chine communiste. Bien que le communisme soit une sorte de religion laïque avec Vérité révélée, lois de l’Histoire contre lesquelles on ne peut rien, avant-garde cléricale qui décrypte pour le bon peuple ignorant les réalités cachées sous la réalité visible, régime autoritaire qui applique l’égalité par la force au nom du Vrai – il n’en reste pas moins qu’il existe un contrat de départ qui est de soumission absolue au régime en contre partie de la sécurité sociale. Certains chez nous rêvent de cette aliénation cocon, où l’infantilisme est récompensé. Pas moi. Le meilleur moyen de démissionner du monde est soit le suicide, soit le monastère, soit le parti totalitaire… Je suis personnellement pour agir dans le monde, pas pour en sortir.

Hobbes dans ‘Le Léviathan’ (1650), montre comment les hommes craignent tellement l’état de nature qui est la guerre de tous contre tous – la loi de la jungle – qu’ils font soumission volontaire au monstre biblique qui avale ce qui se présente. L’État Léviathan s’occupe de tout, protège de tout ; en contrepartie il exige une obéissance absolue sous peine d’être jeté hors société, dans ces prisons où l’on vous fait avouer votre traîtrise ou dans ces camps où l’on vous rééduque ou éradique suivant  les périodes. Le pouvoir est indiscuté, indiscutable, qui n’obéit pas est exécuté. Hobbes théorise le régime totalitaire classique. L’Iran d’Ahmadinejad, la Birmanie des généraux, la Corée du Génial Grand Dirigeant héréditaire, la Chine pop du Grand Timonier, L’URSS du sérénissime Premier secrétaire chef de tout, le Cuba des frères Castro, ont bien ce contrat social là : l’État s’occupe de tout, en contrepartie fermez-là.

Locke dans ses ‘Traités sur le gouvernement civil’ (1690) fait de l’état de nature une liberté où chacun assure sa propre sécurité et pourvoit à ses propres besoins. Commence à peine l’Ouest des pionniers où le colt et la charrue font l’unique loi, la charité étant au gré de chacun selon sa morale. Manque cependant la garantie de la sécurité collective qui vient du nombre des hommes et de leur caractère envieux pour le travail d’autrui : d’où l’intervention du shérif, puis des lois des États et des constitutions. Pour créer les conditions du bonheur, l’ordre doit être assuré par une mise en commun de la force et de l’organisation : c’est le rôle d’un État. Il garantit le respect des règles communes sans se faire l’instituteur du social ; il garantit aussi la solidarité sociale, toute propriété étant légitime par le travail de celui qui l’a acquise, mais bornée par le droit de tous aux biens de la planète. Pour cela, son pouvoir est limité par des élections régulières et par des contrepouvoirs permanents. La soumission du citoyen est conditionnelle, jamais absolue : il doit adhérer au contrat ou s’exiler. Un gouvernement légitime ne peut qu’être librement consenti. Locke théorise le régime libéral. Il en est aujourd’hui de plusieurs sortes, des libertariens américains qui souhaitent le moins d’État possible (comme les anarchistes français), aux démocrates et sociaux-démocrates des États-Unis ou d’Europe, ou des États présidentiels comme la France, la Russie ou l’Algérie.

Rousseau évoque le contrat social dans deux ouvrages, ‘Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes’ (1755) et ‘Du contrat social’ (1762). L’être naturel n’est bon que parce qu’il est tout seul. Faute de combattants, il ne connait pas le mal, ni la morale qui empêche de réaliser ses désirs immédiats sans conséquences. Seule une socialisation « bonne » peut rendre l’homme « bon », ce qui veut dire épanouir toutes ses potentialités parmi les autres, quitter l’animal pour s’humaniser. Ce pourquoi « tout est politique » selon Rousseau : la liberté, la désaliénation individuelle, ne peut qu’être sociale et politique. Le ‘Discours’ voit dans la propriété l’origine de l’aliénation humaine, « les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle ». Le ‘Contrat’ montre que la souveraineté est la garantie de la liberté. La volonté générale n’est pas la somme des volontés particulières mais l’intérêt commun, que le débat démocratique, le vote et le mandat impératif des représentants doit construire et affirmer. Si l’état social reste un rapport de forces déguisé, cette volonté générale imposera l’intérêt commun par un État, au détriment des intérêts particuliers ou partisans. Cet accord des volontés qui prennent de la hauteur permet de retrouver le naturel en chacun, le « bon » fond qui permet l’épanouissement humaniste. L’État se fait alors instituteur du social, créant son propre citoyen « mobilisé ». La liberté n’est que dans la contrainte qu’on s’est choisie : « Trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».

Dans cette partouze politique, convenons cependant que chacun s’aliène totalement au commun. Il n’a pas le choix puisque que c’est la seule garantie d’égalité de toutes les conditions. Certes, chacun participe, mais comme une part de la volonté « générale ». Cet intérêt commun est identique par imitation : si tout le monde veut une voiture, il la voudra aussi – c’est ainsi qu’a été créé Volkswagen, « voiture du peuple » ; si tout le monde dit les étrangers dehors, il n’ira pas contre puisque c’est l’intérêt commun (racial ou syndical) déterminé par la volonté générale. Comme quoi Rousseau est bien le théoricien du totalitarisme moderne, largement repris par les régimes inspirés de Marx comme par les « souverainistes » dont certains vont jusqu’au socialisme national. Nivellement par le bas dont rêvent Jean-Luc Mélenchon comme Marine Le Pen, curieuse proximité au fond, qui s’explique par Rousseau…

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Albert Camus, Caligula

Commencée en 1938 après l’éblouissement de Suétone en classe de Première, la pièce a été mûrie durant les années de guerre. Elle fait partie de la trilogie des « trois absurdes », dont le roman ‘L’Etranger’ et l’essai ‘Le mythe de Sisyphe constituaient les premières publications.

Pour Camus, il importe de ne pas croire : ni en l’idéal, ni en l’au-delà. Tel est l’absurde de l’existence. Faut-il pour cela renoncer à la vie ? Que non pas ! L’énergie vitale se suffit à elle-même pour réaliser pleinement sa condition d’homme réel. Telle est la révolte prônée par l’auteur, mouvement personnel pour exister dans le vrai, attitude qui rejoint en partie l’Existentialisme du temps sans en avoir l’esprit de système. Reste la troisième phase du mouvement de la pensée, vers l’amour. Non pas l’amour à l’eau de rose des magazines ou des bonnes sœurs, mais l’amour vital, l’appétit pour l’existence parce qu’elle est la seule que nous ayons et qu’elle est éphémère, l’amor fati de Nietzsche, ce grand « oui » à la vie. Devenir comme un enfant après avoir été chameau (absurde) puis lion (révolté).

Caligula, élevé parmi les militaires, devient empereur romain à 25 ans. Sa sœur préférée Drusilla meurt, qu’il avait déflorée quand il était encore enfant. Cette absurdité le désespère ; il balance les convenances. « Cet empereur était parfait. – Oui, il était comme il faut : scrupuleux et sans expérience » I,1. Il devient créateur par révolte, au grand dam des élites : « Un empereur artiste, ce n’est pas concevable. Nous en avons eu un ou deux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout. Mais les autres ont eu le bon goût de rester des fonctionnaires » I,2. Toute allusion à un quelconque dirigeant d’aujourd’hui serait purement fortuite.

Caligula se révolte contre l’absurde. «  C’est que tout, autour de moi est mensonge, et moi je veux qu’on vive dans la vérité ! » I,4. Il fait enseigner « la vérité de ce monde qui est de n’en point avoir » III,2. « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux (…) – Et c’est cela le blasphème, Caïus. – Non, Scipion, c’est de l’art dramatique ! » III,2. Le storytelling n’est pas d’invention récente… Toute révolte est création, mais création contre le convenu, l’illusion, l’idéal. « Je n’aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges » I,10 (à quoi ça sert à une guichetière d’avoir étudié ‘La princesse de Clèves’ ?). « Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté » I,10. Or, le créateur est rarement compris : il n’est pas comme les autres ; ni imbu du ‘principe de précaution’. Cherea est le patricien raisonnable qui s’oppose à Caligula. «  J’ai envie de vivre et d’être heureux. Je crois qu’on ne peut être ni l’un ni l’autre en poussant l’absurde dans toutes ses conséquences. (…) Caligula – Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure. Cherea – Je crois qu’il y a des actions qui sont plus belles que d’autres » III,6.

Caligula va-t-il accepter son destin d’empereur et l’aimer ? Non, il ne le peut pas, et c’est là qu’il devient un homme négatif, trop faible, en prise avec ses démons. L’un d’eux est « la logique », cet orgueil sans amour, cette raison pure attirée vers le délire. Lui voudrait « la lune » et que « l’impossible soit possible ». Voilà ce qui serait important. Or en politique, à en croire les spécialistes, « tout est important : les finances, la moralité publique, la politique extérieure, l’approvisionnement de l’armée et les lois agraires ! Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied : la grandeur de Rome et tes crises d’arthritismes » I,7. Poussons donc jusqu’au bout cette logique occidentale binaire, scientiste, positiviste : « Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. (…) et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J’exterminerai les contradicteurs et les contradictions » I,9. La pique contre le capitalisme de la seule rentabilité est là ; mais aussi celle contre le marxisme et son explication totale du monde ; tout comme celle des volontaristes jacobins pour qui tout est politique et yaka imposer.

La prétention « scientifique » à dire la Vérité positive et à « résoudre les contradictions » est contenue dans les déclarations de l’empereur délirant. [Ce monde] « ma volonté est de le changer, je ferai à ce siècle le don de l’égalité » I,11. Tout juste ce que diront Marx et Engels dans ‘Le Manifeste’. Camus qui avait adhéré au PC algérien en 1935 le quittait en 1937 pour dogmatisme et indifférence tactique au colonialisme, époque où il commence Caligula.

Dès lors, l’empereur romain Caligula prend les traits de Staline (ou d’Hitler). Exiger l’impossible fait périr les hommes. Nul ne s’en rend compte, il faut « attendre que cette logique soit devenue démence » II,2. « Honnêteté, respectabilité, qu’en-dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur » II,5. Or nul ne peut être libre contre les autres. Le jeune Scipion (17 ans), le double positif de Caligula et porte-parole de Camus jeune, le dit au dictateur. Comme Camus, il a perdu son père, tué par l’Etat Léviathan ; mais il n’en veut pas au destin, il comprend le tyran puisque tout le monde le laisse faire. La liberté s’avance collective, ou bien elle dégénère en tyrannie personnelle – quelles que soient les « bonnes » intentions initiales. « Cherea – J’ai le goût et le besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme moi » III,6. « Il [Caligula] force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser » IV,4. Le contraire des vaches ruminantes au chaud dans leur étable comme le disait Nietzsche des bons bourgeois repus de son temps. Le contraire des résignés gris des pays de l’Est, diront les dissidents.

Qui va se révolter, « poser un acte » ? Les jacteurs, les intellos, les bons bourgeois ? Évidemment pas, ils sont eux aussi constamment dans la posture, le théâtre, l’art dramatique. Hélicon, esclave affranchi par Caligula, les critique vertement : « Vous, les vertueux (…) ceux qui n’ont jamais rien souffert ni risqué. J’ai les drapés nobles mais l’usure au cœur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges ? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d’amour (…) sans même savoir que vous avez menti toute votre vie… » IV,6.

Caligula périra, mais moins par la révolte positive et courageuse que par la lâcheté de l’immonde bêtise. Celle que Flaubert fustigeait dans ses écrits, la courte vue des vaniteux offensés. Caligula : « la bêtise (…) Elle est meurtrière lorsqu’elle se juge offensée. (…) Les autres, ceux que j’ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre leur vanité » IV,13. Albert Camus était bien de son temps, à décliner ainsi l’absurde du métro-boulot-dodo (L’Etranger), les raisons de vivre sans Dieu biblique ni foi marxiste (Le mythe de Sisyphe), et les dérives délirantes du pouvoir absolu (Caligula). En effet : où est l’homme, dans tout ça ?

Albert Camus, Caligula suivi du Malentendu, 1945, Folio, 5.89€

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Presse concierge

‘Le Monde’ devient de plus en plus ‘immonde’, selon le titre décerné par les canulars des années 1980. Le numéro daté (généreusement) des dimanches 10 et lundi 11 juillet 2011 donc préparé samedi 9 (on ne se refuse rien) est un concentré de propos de concierges.

Page 3 « on ne réveille pas Sarkozy » (qu’est-ce qu’on s’en fout !) sur la façon dont il a appris l’affaire DSK. Comme si le Président était coupable d’avoir appris plus tôt que les Français les frasques sexuelles d’un ex-futur candidat ! C’est digne du caniveau internet.

Page 6 « le scandale News of the World » : quel intérêt ?  Les radios en ont parlé en long et en large depuis des jours, c’est du réchauffé. On aurait aimé plutôt que « l’investigation » des journalistes ait levé le lièvre avant que tout le monde le sache. Mais évidemment ‘le Monde‘ s’en fout avant que ça devienne mondial.

Page 8 « quand on est en guerre, on dit la vérité ». S’agit-il d’Afghanistan où « nos » otages viennent de rentrer de 3874 jours de captivité ? Vous dites ? c’est moins ? Ah bon, le monde entier croyait l’inverse à force d’en lire, mais bon… S’agit-il de Libye où « nos troupes » (à court de munitions) se demandent ce qu’elles vont bien pouvoir inventer pour que « nos militaires » puissent partir en vacances comme n’importe quel fonctionnaire ou au moins prof ? S’agit-il de Côte d’Ivoire, de Somalie, du Liban, du Kosovo et de tous ces endroits perdus de vue où nos soldats sont déployés « pour la paix » ou on ne sait quelle mission qui n’a évidemment jamais rien à voir avec la guerre ? Vous n’y êtes pas. C’est Delanoë qui parle des impôts. Sur un ton belliqueux de concierge en colère. Vraiment, quel scoop alors qu’il n’est même pas candidat aux primaires !

Page 9 « les rumeurs sur son couple » ? Bon, ne cherchez pas, c’est Martine Aubry, « obligée » de démentir ce qu’Internet dit sur son mari-copain-amis-compagnon-pacsé (?) qui « défendrait » des islamistes. Est-il avocat ou non ? Quel aventure ! (ciel mon mari !)

Page 10 : à Marseille l’attaque d’un train express régional relance le débat sur la sécurité » – ben vrai ma bonne dame ! Y a pu d’morale j’vous dis. La sécurité c’est toujours à la Une. Et alors ? Y a -t-il enquête du journal pour en savoir plus ? Surtout pas, sur la chanson de « ces jeunes, hein « ! Ça me rappelle mon arrière grand-mère (oui, arrière, ça date comme disait l’égyptien). Elle jugeait de la presse en fonction des crimes relatés : « aujourd’hui y a pa’d’crime, ça a pas d’intérêt ». Texto. Le Monde a bien régressé en quelques années. Il va de mal en pis. Où sont les vaches (qu’un rapport de la Cour des comptes pointe justement ?)

Page 14 « Moody’s sème la pagaille sur les bourses » : on dirait un titre de Libération des années 80, avec jeu de mot douteux sur « bourses ». Page 15 « Un paparazzi au musée » ou mââme Michu à l’Élysée…

« Le Monde n’est plus vraiment Le Monde », dit un lecteur cité par le médiateur, à propos de l’affaire « DSK… tastrophe » (encore un titre poubelle digne de la presse du même nom). C’est vrai, poursuivons page 24 voir « ces femmes complaisantes envers leur mari volage »…

Il y a 15 ans, je lisais Le Monde en 1h15 environ ; aujourd’hui, 10 mn me suffisent… les meilleurs jours. Ce 10 juillet, 5 m’ont suffit largement tant ce torchon me tombe des mains. Rien qui n’ait déjà été dit et ressassé avec témoignages, intellos et contradictoire sur toutes les radios ; rien qui n’ait été analysé (bien plus directement, sans fioritures contorsionnées) par Internet ; rien qui n’ait fait l’objet d’enquêtes de la presse internationale ou (même !) hebdomadaire en France.

Le Monde est tombé bien bas, c’est un lecteur durant quarante ans qui vous le dit !

Avec la télé sur câble et à la carte, Internet et les blogs, la radio podcastable à l’envi, la presse « papier » a du mouron à se faire ! Plus le temps, plus l’envie, trop cher pour ce que c’est, marre des grèves des privilégiés syndicaux du Livre payés comme des cadres de la finance avec des vacances de prof, marre du papier qui tache les doigts et des pages difficiles à tourner alors qu’il suffit de se brancher un écouteur à l’oreille, marre des pubs SNCF ou Casden pleine page à prix exorbitant alors que les « services » publics sont censés être à l’agonie faute d’argent. On se moque de qui ? Pas de moi en tout cas, j’ai résilié mon abonnement et ne suis pas prêt à revenir.

Le journaliste devient le sidérurgiste des années passées. Fini le statut d’exception, la « signature » d’intello-à-la-française. Seuls survivent les groupes qui ont les moyens de financer une équipe de salariés bien formés pour faire des reportages, être envoyés spéciaux, offrir des réflexions de qualité. La revue XXI le prouve qui vend en librairie ce que ‘France Soir’ vendait jadis sous la signature de Kessel, Malraux, Blondin et d’autres. Les faits bruts ne suffisent pas – ils sont gratuits. L’idéologie ne rassemble que des convaincus – de moins en moins. La seule valeur ajoutée est dans la sélection des informations, leur vérification par recoupement, le recul propre au savoir maîtrisé, le décryptage.

Bien loin du ton de concierge affiché depuis peu par cet Immonde ! qui se croit encore « de référence ».

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Aurons-nous un krach de l’immobilier en France ?

L’immobilier sert à se loger, il dépend en ce cas des moyens que l’on a d’acheter ou de rembourser ses emprunts avec ses revenus réguliers. Mais il sert aussi de placement, pour sa retraite, loger un enfant étudiant ou jeune travailleur, ou pour éviter les placements financiers et le dépôt d’actifs en banque. Il faut donc distinguer les deux approches si l’on veut comprendre le marché immobilier 2011. Si se loger reste toujours crucial, placer est moins urgent. Le marché immobilier devrait donc consolider, sans pour cela qu’un krach se produise en France.

La demande de logement est toujours forte en raison de l’évolution

  • démographique (taux de fécondité soutenu, mariages tardifs, existence prolongée),
  • sociale (plus de familles monoparentales, mutations et déménagements, crainte pour sa retraite)
  • désir d’habiter « la plus belle ville du monde » dans le cas particulier de Paris (les comparaisons en euro du prix au m² restent favorables) ou la province française (pas chère comparée à l’anglaise, l’allemande ou l’italienne du nord).

La demande de placement a explosé à la suite de la crise financière systémique née à l’été 2007 des malversations bancaires : prêts subprimes et produits dérivés devenus invendables. Les banques ont failli craquer et nombre d’entre elles ont été mises sous oxygène par les États. Parmi les investisseurs, un mouvement de panique s’est produit, consistant à diversifier ses banques, à retirer les valeurs en liquide pour les placer en or physique ou en œuvre d’art dans un coffre chez soi, et à sortir des actifs boursiers pour acheter des valeurs réelles (terres, vignobles, parts d’entreprise, immobilier).

Pour se loger, on ne compte pas. Ou plutôt, le rendement locatif n’est pas la mesure qui convient, ce pourquoi quelques-uns parlent de « bulle » alors que l’investissement n’est pas ce qui mène actuellement le marché immobilier en France. Le ratio des revenus et aides sur le prix (ce qu’on appelle le taux d’effort) est premier. La situation a été plutôt favorable depuis 2009 avec la baisse des taux à un niveau historiquement bas, la fiscalité Scellier, prêt à taux zéro et le crédit d’impôt pour les intérêts d’emprunt, tandis que le revenu net réel continuait tout doucement d’augmenter contrairement à quelques pays voisins, malgré la crise  et avec une faible inflation.

Cette situation change en 2011.

L’inflation revient et les taux d’intérêt bas sont derrière nous, même s’ils ne devraient pas grimper brutalement à horizon prévisible. Certains évoquent une crise de dettes souveraines qui obligerait la BCE à faire monter très vite les taux pour défendre l’euro et conserver son pouvoir anti-inflation. Nous n’en sommes pas là, la situation reste raisonnablement sous contrôle. La restructuration exceptionnelle de la dette d’un pays, ou sa sortie provisoire de l’euro, pourraient être des sas de décompression pas encore utilisés en cas de crise. Quant aux revenus, ils ne vont pas grimper au-delà du minimum en raison d’une croissance en veilleuse, d’un chômage élevé persistant et de mesures fiscales nécessaires pour réduire le déficit d’État.

Côté placement refuge, ceux qui voulaient diversifier leurs actifs l’ont déjà fait. Le marché des actions se maintient, avec des résultats honorables compte-tenu des progrès de productivité et de réduction des coûts. Le marché des obligations n’est pas fier, mais le rendement comparé des loyers immobiliers est obéré de plus en plus par la hausse des taxes, des mises à niveau pour performance énergétique ou sécurité (ascenseurs, détecteurs de fumée, bilan thermique…), du prix des syndics et des impayés dus à la crise.

Certes, la pierre protège de l’inflation, à condition d’entretenir le bien. Le long terme montre que la plus-value est en gros inflation+1%. Mais si l’inflation revient, elle ne s’envole pas, scrutée par tous les économistes, les marchés et les banques centrales. Et lorsque l’inflation est basse, le cycle de l’immobilier est plus sensible aux taux d’emprunt et à la sécurité du placement. Celle-ci va du bien placé facilement vendable à la fiscalité du patrimoine (donc l’ISF, les taxes foncières et d’habitation, les droits de mutation et de succession). Les taux remontent et la fiscalité aussi, ce qui réduit l’intérêt de l’actif immobilier sans toutefois l’abolir.

Alors, krach ou pas ?

Nous ne croyons pas au krach français dans l’immobilier. Les particuliers n’empruntent pas à taux variable comme dans les pays anglo-saxons, mais à taux fixe. Ils ne prennent donc pas un crédit revolving qui leur permet d’extraire du revenu supplémentaire de la hausse de leur bien immobilier, mais remboursent régulièrement à un taux maximum de 30% de leurs revenus annuels. Les banques françaises sont restées traditionnelles à cet égard, ce qui leur a évité les déboires spéculatifs des banques irlandaises, espagnoles et anglaises.

Le cycle ?

Il est en général de 6 à 10 ans, déterminé par l’endettement. La durée moyenne de détention du logement est en moyenne de 7 ans en France, ce qui explique le cycle. Il ne faut pas oublier que lorsque l’inflation est très basse, l’emprunt est plus difficile à rembourser puisqu’il ne s’allège pas au fil des années. En contrepartie, les taux d’emprunt sont bas aussi (bien que toujours supérieurs à l’inflation), ils permettent un endettement plus long, jusqu’à 25 ans. La durée du cycle actuel en est évidemment affectée.

Le dernier creux immobilier de 1997 a connu son top en 2007. La correction 2008-2009 a duré 18 mois, ce qui paraît peu puisque la précédente avait duré 5 ans. Mais la situation n’est pas la même :

  • Nous avons vu la faible inflation et l’allongement des emprunts
  • Les banques avaient fait de la spéculation immobilière en tant que promoteurs au début des années 1990 – pas à la fin des années 2000.
  • L’attrait du placement refuge après les années de bulle des actions était beaucoup plus fort que dix ans avant (krach 2000 des actions technologiques, krach des subprimes 2007).
  • La comparaison en euro des prix français par rapport aux pays voisins est nouvelle dans ce cycle (l’euro n’existe que depuis 2000), ce qui valorise notre territoire vaste et assez peu peuplé, ou le prix comparé du m² parisien par rapport à Londres, Berlin ou ailleurs.
  • La rareté du foncier dans Paris engendre une offre faible qui maintient des prix élevés pour les bons emplacements.
  • Par rapport au cycle précédent, l’effet transport (TGV et avion low cost) a favorisé l’achat de résidences secondaires ou de fermettes par les étrangers.
  • Il n’y a ni emballement généralisé et autoentretenu des ventes, des prix et du crédit, ni comportements spéculatifs allant jusqu’à revendre plus cher des promesses de vente comme en 1989 !

Mais il ne faut pas extrapoler la situation française d’après la situation parisienne. Nous devrions avoir un dégonflement des prix global, mais pas de krach brutal ni généralisé. L’immobilier bien placé et socialement désiré restera un bon placement, soit de prestige si l’on veut l’habiter, soit d’investissement si l’on veut le louer. Se méfier donc des prix soufflés dans des quartiers loin des centres, mal isolés et soumis aux transports aléatoires. Mais se souvenir que ce qui est rare est cher.

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