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Indigente campagne

Politique spectacle, positionnement théâtral, appel à la Morale… Les candidats sont comme des ados qui se prennent en photo devant le miroir, gonflant les muscles, prenant des poses. Le message n’émet pas d’idée mais des images ; il ne vise pas l’électeur mais le journaliste. L’histrionisme médiatique est à son comble, en circuit fermé. Rares sont les sujets vraiment abordés, comme la confrontation des deux discours sur l’école, plutôt fouillés. Mais les Français dans tout ça ?

Mi-octobre, après de longues primaires qui ont suivi les interminables péripéties sur Strauss-Kahn et ses putes, François Hollande a été adoubé contre Martine Aubry. Pour la gauche « ça y était », ils se voyaient déjà élus, au pouvoir. Fin février, Nicolas Sarkozy est entré en campagne comme « candidat hors système ». Toujours du changement : agitation ou cynisme ?

A L’Express le 23 mars 2007, le président alors premier candidat déclarait : « Et ma rupture, ce sera celle des promesses tenues, des engagements pris, de la confiance retrouvée entre le peuple et la parole publique. Ma vie, ma passion, c’est l’action. » Le président de la République ? « C’est un leader qui assume ses responsabilités. Il dit ce qu’il pense, fait ce qu’il dit, s’engage sur des résultats, par exemple le plein-emploi. Le président, ce n’est pas un arbitre, c’est un responsable. Il doit aussi rassembler le pays et non le diviser, au service d’un projet. » L’Europe ? (c’était avant la crise) : « Il faut aller à Bruxelles pour demander trois choses : un gouvernement économique de la zone euro ; une réflexion sur la moralisation du capitalisme dans la zone euro pour récompenser la création de richesse et pénaliser la spéculation (…) ; comment utiliser l’euro comme les Américains le font avec le dollar, les Chinois avec le yuan et les Japonais avec le yen. » Les idées, on le voit, n’ont pas changé : c’est l’action qui a fait quelque peu défaut. Confiance dans la parole publique ? Au plus bas. Engagement sur les résultats, notamment l’emploi ? Échec – évidemment il y a la crise, mais les blocages réglementaires et technocratiques sont toujours là. L’Europe ? Bon, on n’est pas tout seul, mais Angela Merkel est plus populaire que Nicolas Sarkozy dans tous les pays de l’Union, il y a donc déficit d’efficacité. Rassembler ? Là on rigole franchement…

Comment faire pour apparaître neuf quand on est usé par dix ans de pouvoir, ministre puis président ? Tout le monde prend pour cible le sortant, d’où son positionnement décalé. Il veut éviter d’être acculé à son bilan, donc en appelle directement au peuple par le référendum, prônant le rationnement des parlementaires. Il se présente « contre le système » – le mot vient des Le Pen ; contre les « corps intermédiaires » – mot bonapartiste. Autrement dit la Ve République ne permet pas de gouverner et les contrepouvoirs d’une véritable démocratie bloquent la décision. Est-ce la dictature qu’il nous propose ? Ou n’est-ce que tactique : récupérer l’extrême-droite ? Pour gagner, dans l’état actuel des opinions, Nicolas Sarkozy a besoin de 60% des électeurs Front national et de 45% des centristes.

Or le centre fuit : comment oser l’appeler à se rassembler lorsqu’il y aura second tour ? L’analyse politique est que la France est à droite ; que les valeurs de la « majorité silencieuse » s’extrémisent comme dans le reste de l’Europe ; que les médias comprennent des journalistes des mêmes milieux, formés dans les mêmes écoles, aux deux-tiers branchés, dans le vent, donc « de gauche ». Qu’il y a donc un pays réel opposé au pays légal – thématique habituelle d’ancien régime.

Récupérer les électeurs tentés par Marine signifie aller chasser sur ses terres : non au mariage homo, à l’adoption gai, à la recherche sur les cellules souches, à cette nébuleuse vague qu’on fourre sous le nom d’assistanat, à « l’immigration » (sans distinguer l’obligatoire due aux mariages et regroupement familial, de celle de travail due aux patrons et des étudiants attirés par notre aura intellectuelle…). Trop « d’étrangers » signifie trop de musulmans, qu’ils soient noirs ou arabes, la polémique sur la viande halal le prouve. Si ce n’est pas de la démagogie, tout ça… Et c’est en plus nauséabond. Les valeurs de la République sont autres, les Français n’évoluent pas forcément dans le sens intuitif : le vote des étrangers aux élections locales est mieux accepté qu’il y a 5 ans, la diversité au gouvernement aussi. Le staff des communicants sarkoziens le comprend-t-il ?

François Hollande, quant à lui, ne rassemble guère plus. Il veut rallier son camp, tournant le dos au reste de la France. C’est ainsi qu’il s’oppose à « l’ennemi sans visage » (la finance, les marchés, l’oligarchie, les riches, le mot race…). Il rejoue « la patrie en danger » comme en 1792 sous Robespierre, avec les accapareurs (banquiers) et les émigrés (fiscaux). Sauf que les glissements sémantiques l’emportent lui aussi vers le FN. En oubliant que le mot n’est pas la chose : que comprend le mot « système » ? comment définit-on en acte le mot « race » ? Si « La France est la solution » (comme ailleurs l’islamisme, parallèle douteux…), pourquoi le parti socialiste a-t-il si peu de diversité ethnique dans ses instances ? Pourquoi les gouvernements de gauche ont-il eu aussi peu de représentants colorés? Faire du symbolique, c’est agiter du vent, agir c’est mieux. Reconnaissons que Sarkozy, tout en stigmatisant l’immigration hors contrôle (ce que Hollande ne promet que du bout des lèvres), a mieux réussi l’intégration visible avec Rachida Dati, Rama Yade, le préfet beur.

La colère des électeurs est réelle envers ceux qui ont causé la crise et qui en profitent pour s’augmenter alors qu’ils restreignent les salaires. Mais taxer à 75% les revenus au-dessus d’un million d’euros est populiste. Cela touche quelques milliers de personnes, pas des plus malheureuses et loin de moi l’idée de les plaindre, mais le symbole est ambigu. Taxer le succès est-il encourageant ? Taxer l’héritage, pourquoi pas, mais le travail ? Confisquer est un mauvais réflexe de gauche, comme si les technocrates d’État étaient plus légitimes à dépenser que les salariés à hauts revenus. Outre que cela apparaît constitutionnellement difficile, le résultat réel serait qu’aucun revenu ne serait plus au-delà du million d’euros. Il y aura donc du caché : des dessous de table, du noir, de l’expatriation, des comptes étrangers… ou bien des passe-droits, des « niches fiscales » clientélistes. Cette réponse autoritaire aux provocations de Sarkozy encourage l’inquisition fiscale, la délation, dans la grande tradition jacobine. De quoi diviser un peu plus les Français. Est-ce cela la « bonne » politique ? Alors que l’organisation d’État n’est pas remise en cause, qui ne fout rien aux conseils d’administration des entreprises où le public est au capital, qui laisse faire les syndicats ripoux, qui ne fout rien sur les retraites chapeaux, les stock-options, les bonus, qui blanchit les mafieux du bon parti, les Haberer, les Tapie, les Dumas. Plutôt agiter une pancarte qu’agir contre les copains…

Taxer, est-ce cela la réponse au chômage ? Hollande flatte l’envie populaire et la jalousie égalitaire, cela plaît au populo, comme le montre BVA. Les CSP- (72%) sont plus nombreuses à approuver la mesure que les CSP+ (62%). Mais il ne règle rien à l’emprise de la finance… due à l’impéritie des politiciens (y compris de gauche) qui ont endetté la France depuis des décennies. Avoir moins de riches est-il préférable à avoir moins de pauvres ? Peut-on croire une seconde aux vases communicants du transfert de la richesse des uns aux autres, de la part de fonctionnaires nés dans le giron de l’État et qui n’ont jamais gagné un sou par leur propre talent d’entreprendre ? Les footeux, en général issus des milieux populaires… vont se voir taxer à quasi 100% avec la CSG et l’ISF, sur ce qui dépasse le million d’euros par an. Cela alors que leur carrière est forcément courte, puisque due à leur jeunesse.

Toute cette agitation d’évitement n’aborde pas le fond du problème : la place de la France dans la mondialisation, la place de la démocratie en Europe, la place de l’emploi dans les politiques économiques. Chacun rassemble sa bande pour la faire hurler à l’unisson, criant au populisme de l’autre camp. Désigner les riches en général comme des ennemis sans cibler la délinquance en col blanc ni distinguer le mérite personnel de l’héritage, c’est de la part de François Hollande stigmatiser les « quartiers », même s’ils ne sont pas les mêmes que ceux de Sarkozy. Désigner les étrangers, les élus et les élites multiculturelles de gauche comme responsables de l’état de la France, sans cibler l’empilement des niveaux administratifs, des réglementations touffues, des incohérences fiscales – et de ses voltefaces depuis 5 ans – est, de la part de Nicolas Sarkozy, populiste.

Valeurs républicaines contre identité nationale ? La gauche tombe dans le piège classique de la provocation droitière. Pointer la viande halal ? Ce serait raciste… alors qu’il s’agit de traçabilité pour le consommateur, ce qui devrait être consensuel. Évidemment les socialistes se rétractent sur leurs tabous et le peuple gronde. Sarkozy provoque Hollande à se radicaliser pour mieux le battre. Mais il apparaît comme jouant son va-tout. Que vont penser les centristes qu’il appellera au second tour ?

Second tour qu’il est idiot d’anticiper aujourd’hui car le premier sera un événement politique. Il changera les votes en fonction de qui sera arrivé en tête et du laminage des extrêmes. Il ne suffit pas d’additionner les voix car les deux électorats de Bayrou et Le Pen sont très fluctuants, n’étant ni à droite (conservatrice) ni à gauche (marxisante). « Probablement trop axée sur les attaques de personnes, la campagne n’est jugée intéressante que par 34% des Français, contre 65% qui ne la trouvent pas intéressante. Les Français semblent déçus par les thèmes abordés. Ils attendent qu’on parle davantage des domaines qui les préoccupent personnellement : le pouvoir d’achat (63% estiment qu’on n’en parle pas assez), les retraites (73%) et le logement (73%) ; plus que des domaines « macro » tels que la crise (43% trouvent qu’on en parle trop) et les déficits publics (34%) » (IPSOS).

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Monastère de Haghpat

Après Sanahin, le bus nous redescend sur la ville d’Alaverdi où un arrêt alcool pour les invétérés nous permet de côtoyer de près les grands ensembles tristes des années soviétiques.

De petites boutiques individuelles sont installées dans des cabanes de planches à leur pied. On y vend des légumes, des fruits, du bazar. Légumes et fruits sont d’abondance en été, on y trouve choux, oignons, pommes de terre, poivrons, tomates, courgettes, melons, pastèques, ainsi que des herbes fraîches telles que l’aneth et la coriandre.

Une grand-mère tient à me faire photographier son petit-fils. Le gamin est joli et souriant, je me confonds en spaciba (merci en russe).

Les filles en profitent pour se faire le gamin en photo aussi. C’est l’inconvénient des groupes, on ne peut lier connaissance sans qu’aussitôt un essaim de touristes ne vienne piétiner de leurs gros sabots les fragiles attaches qui se tissent.

Nous déjeunons dans un restaurant à vacanciers où une tablée d’Italiens quitte juste les lieux. Nous faisons connaissance devant les toilettes. Parmi les entrées, nous avons cette fois une soupe de riz à la carotte râpée et aneth, avec de gros malassols, ces cornichons à la russe confits au sel. Suit un cigare de viande hachée cuit sur une broche avec ses légumes grillés au four, épluchés. En dessert, des mûres de saison et du chemin, au fromage blanc. L’eau gazeuse est de marque Jermuk. Nous n’avons cessé de voir des gens cueillir des mûres au bord de la route, petit seau de plastique à la main. En revanche, pas de mûre blanche du mûrier dans l’assiette, en vente dans de petits pots au monastère Haghpat.

Nous remontons à Haghpat pour la visite. C’est un gros monastère opulent construit dès 976, aux trois églises. Pourquoi trois ? Parce que les chrétiens arméniens ne célèbrent qu’une seule cérémonie à la fois dans leurs églises, pas une par chapelle comme cela peut se faire en pays catholique. Entre baptêmes, mariages et enterrements, il fallait bien trois lieux de culte pour contenter la paroisse. Haghpat comprend donc trois églises, l’une à la Sainte-Mère-de-Dieu, l’autre à Saint-Grigor (Grégoire, l’évangélisateur de l’Arménie), la troisième à Saint-Signe (le Signe fait aux rois mages).

Haghpat était le siège de l’évêché de Lori au XIe siècle. Il est devenu un rival du monastère de Sanahin en face et, en 1233, le cousin de l’évêque prit d’assaut la forteresse de Kaïan pour ses amis mongols. Ensuite, ces mêmes Mongols ont pillé les deux monastères… Haghpat fut pillé encore par Tamerlan au XIVe siècle, puis par les Ottomans au XVe siècle, enfin par les laïcs communistes soviétiques à la révolution. Sayat Nova, troubadour célèbre des années 1712-1795, fit sa résidence en ce monastère parce que tombé amoureux de sa sœur, la princesse Anna Batonachvili – enfin, c’est ce qu’on dit. Il y mourut, assassiné par l’armée d’Agha Mohammed Khan qui dévasta la ville de Tiflis et ses alentours, en 1795.

La première église qui se présente est saint Grigor, bâtie en 1023. Suit l’église saint Signe (saint Nechan), la plus vieille, élevée entre 976 et 991 par les frères Smbat et Gurgen. Elle est cruciforme, incluse en bâtiment rectangulaire, et surmontée d’un dôme dont les arcs forment une courbe gracieuse. Il reste des fresques, mais peu par rapport à l’original qui en était couvert. Il faut imaginer l’intérieur, aujourd’hui sombre et austère, tout illuminé de chandelles qui font danser les personnages colorés des murs. On distingue encore dans l’abside le Christ sur un trône avec les apôtres en-dessous.

La galerie renferme de nombreux khatchkars dont le chef d’œuvre nommé Aménaprkitch (Sauveur de tous) date de 1273. Il a été sculpté par Vahram et représente la Crucifixion. Le Christ, la Vierge, Marie-Madeleine, les douze apôtres et les anges précédaient (encore un record !) d’un siècle la Renaissance italienne. La face était enduite de couleur rouge obtenue grâce à la cochenille. D’autres khatchkars du IXe siècle montrent une croix en forme d’arbre de vie. Ce symbole païen a été récupéré par les chrétiens comme le cercle solaire pour baptiser les anciens symboles et les faire servir la Cause des Évangiles.

Les salles du monastère ont été souvent réutilisées depuis sa désaffection. La bibliothèque, qui visait à concentrer tous les manuscrits arméniens entre le 11ème et le 13ème siècle, a été brûlée sous Tamerlan puis encore sous les Arabes, les pierres en gardent des traces. Barbarie envieuse de l’ignare. Lors des invasions, les manuscrits étaient cachés dans les cavernes. L’Évangile de Haghpat a été composé par le moine du monastère Hakop à la demande de Sahak Anetsi en 1211. Il est connu pour ses enluminures séculières et religieuses. Il est aujourd’hui au Maténadaran, le musée des manuscrits que nous verrons à Erevan. Aux Mongols puis aux Arabes qui torturaient les moines pour savoir l’emplacement des cachettes, la légende veut qu’ils aient répondu par une phrase de l’Évangile : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, ne jetez pas vos perles aux porcs. » Les musulmans ont du apprécier… La salle a servi de silo à grains et à vin avec des jarres en terre enfoncées dans le pavement à l’ère matérialiste : vous n’avez pas besoin de livres mais de pain. L’église Saint-Signe a servi à moudre le grain comme en témoigne la base de la meule, creusée dans la pierre à même le sol.

La salle de bain des moines du XIVe, conservée, donne une idée des maisons paysannes traditionnelles en Arménie. C’est une construction basse aux murs de basalte ajustés sec, avec pour seule ouverture la porte. Le toit de poutres en encorbellement est couvert de lattes, puis de terre où poussent les herbes. Cette couche isole bien, hiver comme été. Un trou dans le toit offre la lumière et évacue la fumée par courant d’air avec la porte.

Au bas du monastère, à quelques centaines de mètres, s’élève un petit hôtel familial encore en cours d’aménagement. Dès l’entrée s’aligne une collection impressionnante d’alcools divers. J’ai pour ma part une vraie chambre single avec salle de bain attenante, une télé… mais pas d’eau chaude. Problème de gaz me dit-on. Qu’importe, même froide, la douche est loin d’être glacée et fait du bien.

Le dîner est superbement présenté, comme toujours les entrées mises en totalité avec les assiettes, ce qui donne une impression d’abondance qui met en appétit. Les tomates cuites épluchées côtoient les tomates crues au concombre et les haricots verts froids émincés à l’aneth. Il y a des jattes de crème aigre, de la macédoine, des rouleaux d’aubergine grillée garnies de carotte râpée à la crème, de la feta, des malassols. Le chaud est constitué de porc grillé barbecue, accompagné de pommes de terre cuites au four et de légumes à la grille tels qu’aubergines et poivrons. Les fruits servis en dessert, pêches, prunes et poires, sont trop verts.

Notre guide arménien a déniché en apéritif un alcool artisanal de prune qui doit titrer au moins 60°. J’en ai goûté, c’est un coup de fusil mais il y a un vieux parfum d’arrière bouche. Une installation vidéo sert de juke-box sous l’auvent cuisine où est installé le four et l’évier collectif. Les adultes paraissent bien en peine de relier les bons fils aux baffles et les gamins s’en mêlent. Il y en a quatre ou cinq, de 17 à 5 ans. Le 12 ans paraît le plus doué pour les fils. Chanter, danser, rester dans le bruit, ce n’est pas mon tempérament. Il faut de plus être bourré pour rire de n’importe quoi. Je me dégage donc des baffles dont l’une se dresse juste derrière mon oreille droite avant de m’éclipser discrètement.

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Alix, Le fleuve de jade

Article repris par Lectraymond de Lausanne.

Un envoyé du sud propose à Cléopâtre de marier Enak, prince de Menkharâ, avec la sœur du prince Djerkao afin d’unir les terres de Menkharâ à celles de Méroé. La reine d’Égypte rigole mais, devant une caisse d’or, se dit que ce n’est finalement pas idiot : ça lui profite.

Telle est l’impression que se font les jeunes de la politique : opportunisme et cynisme, aucun sentiment dans les intérêts supérieurs de l’État ou de l’argent.

Tout l’album sera du même type : l’individualisme du couple d’amis en butte à la société politique des États et des princes.

Voilà donc Enak invité en Égypte avec « son mentor, en quelque sorte » Alix. L’expression est du prince Djerkao qui cherche à traduire les relations modernes des deux jeunes gens. C’est par la réaction de Cléopâtre, en première page, que l’on apprend qu’Enak a « à peine 14 ans ». Depuis que Jacques Martin s’est retiré du dessin, pour cause de maladie des yeux, puis de décès, les âges d’Enak et d’Alix restent éternellement figés à leur époque 14-18.

Mais Cléopâtre réussit toujours aussi bien les banquets.

Enak réagit donc en gamin à la proposition de mariage, il manque de s’en étrangler. Puis il cherche à s’enfuir, s’exclame devant le portrait à l’égyptienne de sa fiancée « mais c’est une vieille, elle a au moins 20 ans ! ». Mis devant le fait accompli – qui porte une robe seins nus – il révise son jugement et la trouve « plus… plus jeune… ». Désirable ? Pas encore, mais… En tout cas il ne veut « pas se marier à cette fille ! », il veut « retourner à Rome ». Pour continuer l’enfance à vivre en copain avec son aîné.

Heureusement, la princesse Markha ne veut pas se marier non plus avec lui. Elle incline secrètement vers Alix aux cheveux d’or, « fils de Râ » le soleil. D’ailleurs son frère ne serait pas contre mais dans un second temps, après la réunion des domaines égyptiens, pour s’attirer les bonnes grâces de César dont Alix est proche. Mais Enak, marié d’abord, devra alors disparaître pour qu’Alix s’unisse à sa soeur… C’est de la politique – les sentiments humains n’ont vraiment aucune place.

La fuite va régler la question. Alix et Enak aiment à coucher nus dans la même chambre pour parler de leur avenir.

Ils adorent rester tous les deux, vivre en Robinson, survivant en bons scouts de leur industrie et de leur astuce, loin du monde adulte dépourvu de tout sentiment, contre la loi de la jungle, féroce avec les perdants. La bulle fusionnelle de l’amour-amitié contre la jungle sociale hostile. Les jeunes lecteurs sont sensibles à cette thématique qui correspond bien à leur âge.

Markha aide les garçons à fuir vers le sud et le pays des nègres ; elle les accompagne. Ils font d’étranges rencontres, aidés par les buffles et les chimpanzés.

Enak est toujours aussi habile à l’arc. Mais cela se termine mal pour Markha qui ne pouvait décemment survivre à l’indépendance exigée des garçons. Enak trouve dans son amour pour Alix l’antidote à la loi de la jungle. Culture contre nature, amour et amitié contre sauvagerie, s’entraider épaule contre épaule – belle leçon morale à la jeunesse d’aujourd’hui qui en a bien besoin.

Ceux-ci sont finalement pris comme esclaves par une caravane arabe pour être vendus sur le marché d’Alexandrie, où Cléopâtre les délivre. Elle les choie et fait mettre à mort le marchand. La politique, finalement, a du bon : elle supplante l’économie. L’Etat règle par la force les mœurs avides des pillards arabes.

L’histoire est captivante, distillée en feuilleton hebdomadaire, ce qui entretient le suspense à chaque fin de page double. Cléopâtre baise d’ailleurs Alix après l’avoir baigné, thème récurrent des aventures.

Mais le dessin est toujours aussi partagé. Autant les paysages, les animaux et les bâtiments sont crayonnés avec minutie et précision, autant les humains sont maladroits.

Surtout les corps adolescents et les visages. Microcéphales, dégingandés, les traits à la serpe, les deux éphèbes sont dessinés comme au moyen âge : des adultes en réduction.

Les muscles de camionneur d’un gamin de 14 ans au bain ne sont ni gracieux ni réalistes. Les barboteuses des garçons dépouillés sont stupides à l’oeil. Pourquoi donc Morales est-il si malhabile ? Les personnages sont ce qu’il y a de plus important dans une bande dessinée, pour l’identification des lecteurs. Il est dommage que Jacques Martin ait confié les clés de ses héros à un tel apprenti.

Heureusement qu’il y a les filles nues. Morales les réussit mieux que les garçons et cela sauve son dessin.

Jacques Martin, Le fleuve de jade, dessins de Rafael Morales, 2003, Casterman 48 pages, 9.51€

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Il y a dix ans le 11 septembre

Article repris par Mediuym4You et cité dans FabrizioCalvi.com

Imaginé dès 1994 par Tom Clancy dans Dette d’honneur, un acte terroriste de masse a visé par ses avions Boeing remplis de pétrole la modernité au travers des tours jumelles de New York, ville cosmopolite et cœur financier. Il a été inventé, mis en œuvre et revendiqué par un nouveau Savonarole rigoriste qui a utilisé la base islamique d’Afghanistan dans le schéma de Lénine : de l’Islam dans un seul pays à la révolution mondiale, via l’internationale fondamentaliste. Il s’agissait de venger les Arabes musulmans d’un Occident impie, matérialiste et impérial.

Dix ans plus tard, Ben Laden a été tué par les services américains bardés de technologie, après avoir fait de pâles émules à Londres, Madrid, Kaboul, Bagdad, Djakarta. Dieu l’a voulu ! Au moment où les peuples arabes se sont révoltés eux-mêmes contre leurs oligarchies politiques et militaires et sans l’aide de la religion. Car si les États-Unis ont encouragé un temps la libanisation arabe pour préserver l’accès à l’énergie, les tyrannies qui s’accrochent au pouvoir comme celles de Saddam Hussein, de Muamar Kadhafi, des ayatollahs d’Iran ou de Bachar el Hassad sont des obstacles au flux régulier du pétrole. Il n’y avait donc pas Complot mais intérêt bien compris, qui a changé avec le temps.

La chute des Twin towers est désormais expliquée sans magie par le rapport du NIST, l’Institut américain des normes et de la technologie. Deux cents experts mobilisés pendant trois ans ont reconstitué par ordinateur la séquence des événements depuis chaque impact jusqu’à l’effondrement successif. Il n’y a aucun mystère dans les deux millions de données computées par deux semaines de temps de calcul. L’orientation de chaque avion, l’effet du kérosène dont ils étaient pleins sur la température, la structure des édifices en colonnes d’acier supportant une armature de toit et d’antennes, suffisent à expliquer la catastrophe.

Il n’y a pas de « dessein intelligent » dans la suite des événements, pas de Complot hors de l’esprit tordu des mauvais médiatiques qui ont profité du choc pour se faire mousser (et se faire de l’argent). Sauf qu’il reste des complotistes qui croient dur comme fer que le 11-Septembre est une invention de la CIA, tout comme l’homme sur la lune est un canular d’Hollywood. On croit bien que le vin se transforme en sang à la messe et que Jésus est ressuscité d’entre les morts, me direz-vous ! Certes, mais c’était il y a deux millénaires et les preuves sont affaire de foi. Tandis que nous sommes aujourd’hui et que l’information existe.

L’information est à l’inverse une suite de faits établis, issus de sources fiables, vérifiés par recoupements et analysés dans leur contexte. Elle est un travail de professionnel – un métier – pratiqué par les bons journalistes, mais aussi par les chercheurs, les professeurs d’université, les diplomates, les services de renseignement et les gouvernements, les économistes spécialisés en intelligence économique, les stratèges boursiers, les décideurs des grandes entreprises. Or Internet a pour particularité de mettre sur le même plan toutes les informations, sans tri ni indice de fiabilité. Les complotistes se focalisent sur des détails; ils les montent en épingle en démontrant qu’ils ne sont pas expliqués. Et alors ? Si l’explication globale se tient, pourquoi cette obsession névrotique d’aller cherche la petite bête ? Le sage montre la lune et l’imbécile regarde le doigt, disent les vieux Chinois.

Croire sans réflexion « ce qui se dit », l’opinion commune, juste pour paraître comme tout le monde, dans le vent est une naïveté proche de « la bêtise », si bien analysée par Flaubert dans son ‘Dictionnaire des idées reçues’, comme par Nathalie Sarraute dans ‘Disent les imbéciles’. Mais s’il ne s’agissait de jeux entre geeks assez ignorants du monde réel, focalisés sur les bits d’info sans la capacité de trier les vrais des faux, on pourrait refermer les portes de l’asile et les laisser jouer entre eux. Sauf que cette mise en équivalence de tout aboutit au n’importe quoi millénariste où la croyance l’emporte sur toute vérité. Le doute reste une info, même s’il a été levé par une autre info : les deux sont juxtaposées sur le net, absolument pas mises en perspectives. D’où la désinformation qui manipule les peurs et les espérances, tout comme la foi levait les foules « enfants », en l’an mille.

La désinformation consiste à présenter pour « vrais » des faits hypothétiques ou déformés, issus de sources obscures, non vérifiés et sortis absolument de leur contexte. La désinformation s’apparente à la rumeur qui est un mode de pensée magique. Elle reflète un climat social sombre et projette sur un bouc émissaire une angoisse collective selon Jean-Noël Kapferer dans ‘Rumeurs’. Une pensée magique est une pensée sortie absolument de l’histoire, un fixisme des « essences » à la manière de Platon dans le mythe de la caverne. Les faits ne se produisent pas ici et maintenant mais sont l’archétype de faits éternels qui se reproduisent mécaniquement, quel que soit le contexte. Ainsi le Traître, le Cheval de Troie, le Complot…

Nul besoin alors d’analyser avec précision ce qui s’est produit le 11 septembre 2001 à 9h03, ni d’enquêter pour vérifier et recouper – il suffit de partir à l’envers. Évoquer le Mythe lui-même, comme certains invoquent le Diable, fait apparaître une structure logique, immédiatement compréhensible, à laquelle tout vient s’agréger, « prouvée » par ces petits détails restés mal expliqués. Hélas ! Il ne suffit pas d’être « logique » pour être « vrai »… Une logique peut être délirante lorsqu’elle part de prémisses fausses ou déformées. Elle est alors proprement « paranoïaque ». S’il suffit de raisonner juste… sur la base d’informations fausses pour paraître dire quelque chose de crédible, n’importe quel affabulateur peut dire n’importe quoi.

C’est cette bêtise de foule, amplifiée par Internet et par le superficiel du zapping, qui est morte avec Ben Laden le 1er mai 2011, un peu moins de dix ans après l’attentat du 11-Septembre. Il y en a toujours qui sont plus enclins à « croire » qu’à « vérifier » ou à « penser par eux-mêmes ». Tant pis pour eux. Ils ne seront toujours que des moutons à suivre n’importe quel berger. La liberté leur fait peur, l’autonomie les effraie, ils préfèrent qu’on leur dise ce qu’il faut faire sous la houlette d’un État fort, et quoi penser via un parti omniscient manipulé par des gourous en vogue. Ceux-là sont les ‘esclaves’ qu’évoquait Nietzsche, mûrs pour la tyrannie. Le contraire du mouvement d’émancipation venu des Grecs sur l’agora à la démocratie libérale du XXe siècle, en passant par la Renaissance, les Lumières et les révolutions.

Paradoxe : c’est lorsque l’Occident a peur et se réfugie dans le préjugé, le mythe du Complot et le bouc émissaire… que les peuples arabes musulmans asservis relèvent la tête et renversent leurs dirigeants. Belle leçon à méditer pour nos naïfs prêts à croire n’importe quoi écrit sur Internet !

Une enquête fouillée d’un « vrai » journaliste d’investigation, Fabrizio Calvi, vient de paraître. Elle pointe la stupidité à courte vue de la CIA et le fonctionnarisme du FBI. Là encore, pas de complot mais l’arrogante bêtise américaine trop sûre d’elle-même…

Voir une bonne feuille du livre sur Rue89

Fabrizio Calvi, 11 septembre la contre enquête, Fayard, 31 août 2011, 536 pages, €20.90

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Le Clézio, Gens des nuages

Autant L’Africain était retour à l’enfance de Jean, Marie, Gustave, autant ‘Gens des nuages’ remonte aux origines familiales de sa femme, Jemia. Ce livre de voyage, paru initialement chez Stock, est le « compte-rendu d’un retour aux origines ». L’auteur a épousé une fille du désert, descendante de ces ‘gens des nuages’ qui cherchent l’eau pour leurs troupeaux, quelque part dans l’extrême sud marocain. Le voyage du couple est un périple à remonter le temps : d’abord celui de la tribu des Ouled Khalifa, d’où vient Jemia ; ensuite celui des origines de la civilisation, dans cette vallée saharienne où l’eau et le vent ont formé un creuset de rencontres humaines.

Les étapes initiatiques de ce petit livre de 150 pages, illustré de 16 photos couleur des lieux qui donnent vie au texte et supportent l’imagination, sont un délice pour qui aime les voyages mais préfère rester au coin de sa cheminée, un chat sur les genoux et un verre à proximité. Cela commence par un passage, celui du Draa, pour culminer au Tombeau du saint, créateur de tribus, avant de se poursuivre jusqu’à la Voie – celle de l’éternité. Six chapitres précédés d’un prologue et suivis d’un épilogue, six étapes d’un approfondissement de soi.

« Il n’y a pas de plus grande émotion que d’entrer dans le désert » p.37 L’auteur en a écrit tout un livre, qui l’a rendu accessoirement célèbre, dans les années 80. Il s’est inspiré de l’histoire de sa femme, des légendes racontées par la grand-mère, des récits des voyageurs français, espagnols et anglais du temps. C’est par le plateau de Gadda, dans l’ex Rio de Oro au sud du Maroc, que le couple pénètre le désert « sans fin, monotone, presque sépulcral, d’une beauté hors de la mesure humaine » p.38. L’impression est d’être « près du socle du monde », au ras de la roche ferrique qui forme le cœur de la planète, envahi sans limites par la lumière du soleil.

Le socle est aussi la matrice : « les grandes civilisations qui ont éclairé le monde ne sont pas nées au paradis. Elles sont apparues dans les régions les plus inhospitalières de la planète, sous les climats les plus difficiles (…) Ce ne sont donc pas les hommes qui ont inventé ces civilisations. Ce sont plutôt les lieux, comme si, par l’adversité, ils obligeaient ces créatures fragiles et facilement effrayées à construire leurs demeures » p.56. La Saguia el Hamra est l’un de ces lieux, « une coupure dans le désert ». L’auteur rêvait enfant sur les livres d’aventure, de la fiction d’H.G. Wells aux récits de René Caillé et aux reportages du ‘Journal des voyages’. « Quand il avait treize ans, à la suite d’un voyage au Maroc, encore sous protectorat français [probablement en 1961], il avait écrit une sorte de roman d’aventures dans lequel un cheikh vêtu de blanc, venu du désert, se battait farouchement contre les Français et, vaincu par le nombre, retournait vers le Sud, vers un pays mystérieux où s’étaient regroupés les nomades insoumis. Ce pays était la Saguia el Hamra, le dernier lieu inaccessible… » p.58 Jean, Marie, Gustave parle de lui à 13 ans à la troisième personne. Il avait déjà en prototype, à cet âge pubertaire, le roman de son succès, la prescience de sa seconde épouse. « Il se pourrait que le devenir des hommes, fait d’injustice et de violence, ait moins de réalité que la mémoire des lieux, sculptée par l’eau et par le vent » p.69.

Le moment culminant du périple est le tombeau de Sidi Ahmed el Aroussi entouré des sept Saints. Sidi Ahmed fédéra les nomades pour en faire un peuple d’équilibre vivant de peu, « entre la parole divine et la justice humaine. Et l’amour de l’eau et de l’espace, le goût du mouvement, le culte de l’amitié, l’honneur et la générosité. N’ayant pour seuls biens que leurs troupeaux » p.74 Un idéal d’homme leclézien. « La seule réussite des Arabes fut de donner une cohérence mystique à des peuples entre lesquels le fabuleux était l’unique ciment » p.72 C’est de la lumière du soleil et des étoiles que vient la force, c’est du désert que vient la sobriété, l’obstination, la patience, « apprendre à vaincre sa peur, sa douleur, son égoïsme » p.95 « Mais ce sont les yeux des enfants qui sont les vrais trésors du désert. Des yeux brillants, clairs comme l’ambre, ou couleur d’anthracite dans des visages de cuivre sombre. Éclatants aussi leurs sourires, avec ces incisives hautes, une denture capable de déchirer la chair coriace accrochée aux os des vieilles chèvres » p.97 Une beauté de diamant, une joie de source, une opiniâtreté à la mesure de la vitalité exigée du désert : Le Clézio raccourcit en une phrase toute l’admiration qu’il a pour cet animal humain en sa force première.

Il retrouve en cela l’élan des philosophes des Lumières, qui pensaient retrouver le socle humain dans le Sauvage, que la sentimentalité du temps croyait « bon ». Et cela à la suite de Tacite, qui voyait dans les Germains des forêts outre-Rhin ces humains vigoureux et sains qui donnaient un exemple moral aux Romains de la décadence. Après les Grecs, qui définissaient leur idéal d’homme par rapport aux borborygmes et à l’efféminé des « barbares ». « Les femmes du Sahara donnent tout. Elles transmettent aux enfants la leçon du désert, qui n’admet pas l’irrespect ni l’anarchie ; mais la fidélité au lieu, la magie, les prières, les soins, l’endurance, l’échange » p.104. Le Clézio se veut de ce genre d’homme, socle de l’humaine humanité au-delà des ethnies. Ce pour quoi il touche à l’universel.

Tbeïla, le Rocher secret perdu dans le désert, est un lieu de légende pieuse. « C’est ici que Sidi Ahmed el Aroussi a touché terre après avoir été transporté dans les airs depuis Tunis, ou Marrakech, par un génie » p.114 Le lieu est de pèlerinage, un monument naturel incongru au milieu de la plaine. « Quand on arrive au sommet du Rocher, il s’agit bien d’une émergence. Tout d’un coup, on est frappé par le vent et la lumière, suffoqué, aveuglé comme un oiseau sorti d’une grotte » p.122 L’auteur parle bien de cet éblouissement des sens qui prépare à la foi. « Ici, nous avons tout à apprendre » p.126. La vie même de Sidi Ahmed est celle d’un proche de Dieu, maître du soufisme. « Ce n’est pas par les armes que les maîtres soufis luttent contre le mal, c’est par la puissance de leur verbe, par l’exemple de leur pureté, par la force de leur sacrifice » p.139 Le Clézio retrouve au désert la nudité et le silence « où, parce qu’il n’y a rien qui vienne troubler les sens, l’homme peut se sentir plus près de Dieu (comme le sera Charles de Foucauld dans le Hoggar) » p.139. Je l’ai ressenti aussi, face aux rocs rouges de l’Assekrem.

D’où cette leçon tirée du voyage : « Ce qui caractérise la vie des nomades, ce n’est pas la dureté ni le dénuement, mais l’harmonie. C’est leur connaissance et leur maîtrise de la terre qui les porte, c’est-à-dire l’estimation exacte de leur propres limites » p.147. Toute une morale pour les Occidentaux humanistes et vaguement écologistes qui veulent changer le monde. Un idéal parfois bien mal incarné, mais chez Le Clézio une belle leçon d’observation humaine !

Un petit livre à lire en complément de ‘Désert’, si vous avez aimé.

Le Clézio, J.M.G. & Jemia, Gens des nuages, photographies de Bruno Barbey, 1997, Folio 2008, 151 pages, 5.7€

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Albert Camus, L’Homme révolté

Comment légitimer la révolte de l’être humain contre son destin ? C’est dans cette entreprise que se lance Camus depuis les premiers jours de la guerre et qu’il approfondira durant la Résistance. Il écrit donc en 1951 un essai non dans l’abstrait, mais à partir de son expérience vécue. Autant Sisyphe symbolisait l’absurde de la condition humaine, autant Prométhée mène la révolte. Et pourtant : le titan ne se révolte que contre Zeus, pas contre la Création. Pareil pour le Caïn de la Bible qui tue son frère par jalousie de le voir préféré par le Père pour des raisons incompréhensibles. Il faut attendre le Dieu fait homme pour que la révolte métaphysique prenne un sens et que l’unité de l’homme se cherche dans la totalité. Mais tout détruire pour poser son désespoir n’est que nihilisme – mot qui hante Camus. Comment fonder une révolte qui, du mouvement négatif, crée un acte positif ?

Il va successivement en énoncer la volonté (métaphysique), puis l’histoire et enfin le sens (la pensée de midi). Mais le plan en 5 parties au lieu de 3 rend la structure peu lisible. Les ruptures de style font que, si l’auteur est captivant pour ce qu’il connaît bien (les Grecs, les nihilistes russes, Nietzsche, Marx), il est parfois sentencieux et pesant sur le reste. Le panorama philosophique, littéraire et historique vaut cependant toujours pour la synthèse organisée qu’il offre de cette propension à la révolte qui est en chacun des hommes.

L’absurde est un doute méthodique sur l’existence ; la révolte un non à une situation, en même temps qu’un oui à une valeur de liberté qui ne peut exister sans solidarité. La révolte n’est pas le ressentiment car le révolté n’envie pas ce qu’il n’est pas mais défend ce qu’il est. L’esclave se révolte contre le maître et reconnaît ce qu’il trouve en lui et chez ses frères exploités : la dignité humaine. Sa violence est « nécessaire et inexcusable » ; elle va donc se heurter aux limites, tout aussi nécessaires, de la dignité humaine. Qui ne l’a pas compris et vécu est un nihiliste, version collective du suicidaire.

Camus est anti-Hegel. La sagesse est la mesure du ‘non’ comme du ‘oui’ dans le même être, en cela Camus est grec – « méditerranéen », dit-il, opposé aux brumes maniaques de « l’idéologie allemande ». La démesure est de piétiner les limites de l’autre et de croire seule vraie sa propre liberté (individuelle comme Sade ou collective comme soviétique). Dieu est mort et tout est relatif, l’affirmation de vérité revient donc à imposer la loi du plus fort : ne rien croire signifie que tout est permis et que la fin justifie tous les moyens. Lénine comme Hitler l’ont bien compris : les vainqueurs imposent leur vision du monde et règnent en maîtres (baptisés « guides ») sur les troupeaux d’esclaves (les masses) forcés à travailler en camps.

Camus voit dans la révolte le fondement de la communauté humaine, « je me révolte, donc nous sommes », car toute liberté personnelle ne peut s’exercer que grâce à la liberté des autres. C’est pourquoi tout meurtre au nom du bien empêche le bien d’advenir. Il ne s’agit pas d’être paralysé par l’indécision ou d’accepter tout ce qui advient y compris le mouvement de l’Histoire (quiétisme). Il s’agit d’endosser une « culpabilité calculée », d’être un « meurtrier innocent » ou « délicat ». La fin ne justifie pas n’importe quel moyen ; ce sont au contraire les moyens qui changent la fin en libération (affirmation de dignité) ou en tyrannie (nouvel esclavage).

Le révolté n’est pas Dieu puisqu’il se heurte au pouvoir de révolte de tous les autres individus. Les adolescents russes de 1905 ont atteint pour Camus « le plus haut sommet de l’élan révolutionnaire », tuant les principes en la personne du tsar ou du grand-duc mais ayant scrupule à tuer avec eux les enfants qui peuvent les accompagner. Scrupule que n’auront ni Lénine ni les révolutionnaires professionnels après lui, ni évidemment les terroristes à la Ben Laden, ce qui déconsidère toute leur action et conduit à une exploitation pire que la précédente. Car la bonne conscience justifie n’importe quel crime au nom du bien ! Tkatchev, auquel Lénine a emprunté sa notion de socialisme militaire, ne proposait-il pas de supprimer tous les Russes au-dessus de 25 ans comme incapables d’accepter les idées nouvelles ?

Le nihiliste ne croit pas à ce qui est, le révolutionnaire croit à ce qu’on lui dit de l’avenir – tous sont hors du présent ici et maintenant. Camus cherche à retrouver une pensée « à hauteur d’homme » et à affirmer le ‘nous’, la « longue complicité des hommes aux prises avec leur destin ». Les tensions ne se résolvent jamais, telle est la condition humaine : entre violence et non-violence, justice et liberté, être et devenir – toujours il faut de la mesure, tester les limites. Sans jamais basculer vers l’un ou l’autre des extrêmes, au risque de quitter la dignité humaine. S’il y a une dialectique, il n’est point de synthèse définitive ni de fin de l’histoire. Sauf à détruire le monde et toute l’espèce humaine.

C’est le drame du marxisme, pensée vivante chez Marx, devenue mausolée avec ses disciples : « Le malheur est que la méthode critique qui, par définition, se serait adaptée à la réalité, s’est trouvée de plus en plus séparée des faits dans la mesure où elle a voulu rester fidèle à la prophétie. On a cru, et ceci est déjà une indication, qu’on enlèverait au messianisme ce qu’on concèderait à la vérité. Cette contradiction est perceptible du vivant de Marx. La doctrine du ‘Manifeste communiste’ n’est plus rigoureusement exacte, vingt ans après, lorsque paraît ‘Le Capital’ ». Marx était de son temps et son messianisme était donc bourgeois de son siècle : « Le progrès, l’avenir de la science, le culte de la technique et de la production sont des mythes bourgeois qui se sont constitués en dogmes au XIXè siècle. On notera que le ‘Manifeste communiste’ paraît la même année que ‘L’avenir de la science’ de Renan ».

A la parution de ‘L’Homme révolté’, le socialisme soviétique est au firmament, fort de la victoire acquise sur le nazisme grâce à l’armée rouge et à l’industrialisation russe à marche forcée sous Staline. Le marxisme-léninisme est la religion laïque des intellectuels. Qui dit ses doutes est vite excommunié, traité de fasciste avec la nuance qui fait toute la beauté maléfique de la gauche. Sartre : « tout anti-communiste est un chien, je ne sors pas de là ». La droite accueille bien le livre, donc les intellos de gauche lui trouvent des défauts dont le moindre n’est pas sa tentative de « sortir de l’histoire » (Francis Jeanson, compagnon de route), péché suprême pour les marxistes ! Puisque Camus n’est pas le rouage froid de la révolution, le militant professionnel indifférent aux vies humaines au nom des Fins, il n’a qu’une « morale de Croix-Rouge ». Sartre en rajoute en appelant à être dans l’histoire, ce qui fit à l’époque une grosse polémique « à la française », bien datée aujourd’hui. Son objet se résume en gros à la question : « y a-t-il autre chose que le marxisme ? » La réponse de Sartre était évidemment « non » puisqu’il savait, se science infuse, la Vérité. La réponse de l’histoire a été « oui »…

Camus : « Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction, et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. » Nous ne sommes pas sortis de cette pose théâtrale si forte dans la France intello-médiatique, de cette attitude bien-pensante de la doxa de gôch, en bref de la comédie humaine !

Facétie de l’histoire : les Arabes, méprisés en tant qu’immigrés quémandeurs de prestations asociales auprès de l’ancien colonisateur jeté à la mer, les Arabes se révoltent. Sans ressentiment mais pour la dignité. Sans pose médiatique mais avec rassemblement de foule et morts inévitables. Une belle leçon à nos intellos médiatiques, théâtreux enflés de tribune, jamais sortis de leurs écoles confortables où ils ont l’emploi garanti à vie.

Albert Camus, L’Homme révolté, 1951, Gallimard Folio essais, 240 pages, €7.41

Albert Camus, Œuvres complètes tome 3, Gallimard Pléiade 2008, édition Raymond Gay-Crosier, 1504 pages, €66.50

Camus et les révoltes arabes dans Rue89
Camus libertaire par Michel Onfray dans le Nouvel Observateur

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Nicolas Sarkozy aux abois

Article repris par Medium4You.

Chronique d’une défaite annoncée ? Depuis quelques semaines, le Président à la cote de popularité la plus basse de la Vème République multiplie les « signes » médiatiques en faveur du peuple. Cette agitation est loin de la force tranquille de qui sait son destin. Il apparaît comme le lapin Duracell qui tressaute, mécanique, alors qu’aucune âme ne l’anime. Croyez-vous que « le peuple » sera dupe ?

Côté extérieur, après avoir raté la Tunisie (il est vrai remplie d’Arabes), le Président enfile ses bottes de militaire gaullien pour forcer la main à l’Union européenne et à l’ONU en Libye. Sauf qu’il s’agit d’éradiquer Kadhafi et que lui interdire le ciel ne saurait suffire. Dans l’univers médiatique, éradiquer sa télé aurait été un premier pas efficace, mais que connaît le « chef des armées » de la chose militaire ? Donc le Kadhafi parade devant les caméras, diffuse ses propos enflammés sur les ondes. Et l’OTAN bombarde vaguement des carcasses en mouvement, alors que les vraies armes sont planquées dans les mosquées, les hôpitaux et les écoles, derrière un paravent de civils pour pousser à la « faute morale ». C’est qu’on ne fait pas la guerre en philosophe, selon le mauvais conseil de ce Bernard-Henry, Monsieur le Président… On fait la guerre pour la gagner, ou alors on ne fait pas la guerre et on palabre, laissant alors les diplomates faire leur boulot sans interférence brouillonne de qui vous savez.

Côté intérieur, le Président a compris qu’il avait besoin de fusibles. Il n’a plus François Fillon, qui joue sa partition en solo et dont il bien envie de se débarrasser, dernière lubie qui ajouterait à son côté agité s’il y cède. Fors le Premier ministre, reste le ministre de l’Intérieur, qui peut dire du Le Pen tout en disant qu’il n’a jamais dit ce qu’il a dit. Comme disait Goebbels, plus c’est gros, plus ça passe. Après tout, ce qui reste dans les esprits est la « posture ». Dans les faits, rien ne se passe, comme cette loi mal ficelée contre la burqa. Elle viole la liberté d’expression et reste inapplicable dans les rues. Encore des velléités, une agitation vaine. C’est ce qui exaspère le plus « le peuple » les demi-mesures : ou bien c’est interdit (comme se promener tout nu) et on arrache le voile inique en public, ou bien la liberté le permet et on n’en fait pas tout un foin, ce qui fait rire à Washington et jusqu’au FMI !

Côté économique, le Président n’ose pas plus assumer ses choix de société. Il aurait dû supprimer l’impôt sur la fortune dès 2007, il l’a laissé en ravalant l’usine à gaz du bouclier (qui ne profite qu’aux très très riches). Il va donc le « réformer », comme d’habitude trop peu trop tard, toujours velléitaire. S’il est si « symbolique » cet impôt, pourquoi en parler ? Laissons les choses en l’état, chacun s’y habitue et acceptons les exils fiscaux. S’il est contreproductif alors que tous les pays de l’euro l’ont supprimé, pourquoi ne pas les imiter ? On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, Monsieur le Prédisent.

Côté social, la dernière lubie est cette fameuse « prime » de 1000 euros par salarié – y compris dans les très petites entreprises – si elles « distribuent un dividende ». Pourquoi tout le monde est-il contre si cette idée est bonne ? Or aussi bien le MEDEF que la CGT trouve la chose stupide. La seconde parce qu’il vaudrait mieux augmenter les salaires ; le premier parce qu’il existe une négociation entre partenaires sociaux et qu’il se demande ce que l’État vient encore faire là-dedans, chien brouillon dans un jeu de quilles fragile. D’autant qu’il existe déjà intéressement, participation, épargne salariale et bonus. Certains sont bloqués cinq ans ? Que le législateur décide qu’il en soit autrement et voilà tout, l’État n’a pas à décider par caprice ce que chaque entreprise peut faire de ses bénéfices entre l’investissement, les salariés et les actionnaires. Autant proposer une distribution annuelle d’actions, inscrite au contrat de travail, ce serait plus juste. Quant aux économistes, ils raillent l’idée simpliste :

  • confondre les entreprises du Cac40 et les PME,
  • confondre les actionnaires avec des spéculateur étrangers alors que 60% des actionnaires des 40 valeurs sont des rentiers français et que 98% des PME TPE le sont aussi,
  • confondre le rendement d’une action qui serait « capitaliste » donc « immoral » et celui d’un emprunt d’État qui – lui – serait de l’endettement public incontrôlé mais « moral »,
  • confondre le rendement moyen annuel du Cac40, de 3,8% selon Patrick Artus (pas vraiment à droite comme économiste…), et le rendement annuel de 3,7% d’un emprunt d’État (beaucoup moins risqué).

En bref, une mesure brouillonne, surgie d’une fantaisie c’est-à-dire de nulle part, ni pensée ni testée – encore une lubie d’histrion, du simple marketing démagogique : « n’importe quoi pourvu que ça mousse ».

Le pire est encore cette révélation d’épreuves « secrètes » pour des étudiants juifs aux concours de grandes écoles. Parce qu’ils sont pratiquants, ils ne « peuvent » concourir à la date de la Pâques juive. Est-ce au Président de donner des ordres pour les accepter quand même ? Évidemment on dément à l’Élysée mais les langues se délient du côté de la « communauté ». La décision paraît si « vraie », si bien adaptée aux lubies du probable candidat pour 2012, qu’on la croit volontiers. La laïcité ? C’est pour les autres, pas pour les « copains » ni pour la « famille ». L’égalité républicaine ? Oui pour les Juifs, non pour les Arabes. La question est moins de savoir si des aménagements sont possibles pour respecter les croyances, comme d’éviter de mettre un concours le jour de Noël, à l’Aïd ou à la Pâques juive, que le secret qui l’entoure. Le « c’est pas moi, c’est personne » des écoles, administrations et services de l’Etat qui ne veulent pas assumer le bon plaisir présidentiel est honteux. Reste l’impression d’un passe-droit réservé à une étroite communauté, comme par hasard chérie du Président condidat.

Cet ensemble de foucades présidentielles depuis quelques semaines non seulement ne constitue pas une politique mais montre que Nicolas Sarkozy est aux abois. Parti comme il est, il va perdre, il le pressent malgré ses tartarinades. Dommage que son camp ne veuille pas le voir et lui choisir un remplaçant dès aujourd’hui. On court mieux la poste quand on change de cheval avant qu’il ne crève sous vous. Il faudrait que Marine et Nicolas arrivent tous deux au second tour pour que l’actuel Président ait une chance de revenir pour cinq ans. Je n’y crois pas.

Une vision plus indulgente de Jean-Louis sur la Sarkopolitik.

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Marine Le Pen pour 2012 ?

Article repris par Medium4You.

Droite, gauche, tout a changé avec la crise. 2012 ne sera pas 2007.

La question de la droite est celle du communautarisme national. La nuisance Le Pen ne se posait pas en 2007, car l’on sortait d’une quinzaine d’années Chirac (Premier ministre puis Président) et d’une dernière année Jospin catastrophique, le social s’usant dans la démagogie dépensière et clientéliste. Autant elle se pose avec la nouvelle Marine. Il n’y en avait en 2002 que pour le « social », sésame et mantra de la gauche d’époque, ce qui signifiait pour les trois quarts de la population votante des classes populaires et moyennes inférieures : du fric pour « tous » mais pas pour nous. Le « tous » était réduits aux zexclus et autres immigrés ghettoïsés. Sans que baisse la délinquance ni les incivilités, ni même la revendication communautariste islamiste, au contraire. Avec talent, Nicolas Sarkozy a récupéré ce ressentiment des « petits » avec le karcher et le travailler plus pour gagner plus. Il y avait là un projet concret de société, à court terme certes, mais comme patch acceptable au pacte républicain après l’ère des rois fainéants, de Mitterrand II à Chirac II.

Hélas ! Les pesanteurs de la toute-puissante Administration (décrets d’applications qui tardent ou ne sont jamais sortis, mammoutherie éducative, bureaucratie dantesque de la santé…), les lobbies de toutes sortes (surtout à l’UMP), l’euphorie de nouveau riche du candidat parvenu, la crise financière devenue économique et européenne, ont conduit Nicolas Sarkozy à faire du cosmétique. Des effets d’annonce non suivis d’effets concrets ; une « paix sociale » achetée à coup de millions sur les régimes spéciaux ; une tétanisation de l’emploi qui gèle tout allègement de subventions aux patrons et tout rabot de niche fiscale orientée entreprise. Quel sera le projet 2012 de la droite pour l’avenir ? Difficile de le dire. En tous cas pas la rupture comme en 2007. Marine Le Pen récupère les protestataires de droite.

La question de la gauche est celle du projet de société. Vouloir une Europe plus sociale avec souci des travailleurs, des familles et de l’environnement, investissement d’État dans les infrastructures que le marché juge non rentable, régulation du marché financier, priorité à l’éducation et à la formation, tout cela est bel et bon. Et probablement indispensable pour les assises d’un capitalisme durable. Mais prolonger l’État-providence en l’adaptant à la marge n’est pas en soi un projet. La politique exige autre chose, une claire vision du monde qui émerge et ses conséquences réalistes sur le vivre ensemble. Qu’est-ce qu’une bonne société ? Silence de mort à gauche. Est-ce le passé proche idéalisé des années pré-11 Septembre ? Les Trente glorieuses enfuies, où existaient deux blocs, les deux tiers de l’humanité dans le sous-développement et des frontières ? Est-ce le « mouvement social » depuis 1936 avec les zacquis sacralisés ? Qu’en est-il du projet de gauche dans ce nouveau monde globalisé où les deux tiers sous-développés émergent à la production ?

La gauche se pose en protestation permanente contre tout ce qui change l’âge d’or (fantasmé). Et comme brailler en manif est à peu près la seule expression « de gauche » qui reste, cela montre son impuissance à proposer. Au fond, la gauche proteste contre TOUT ce qui change. Est-ce autre chose que du conservatisme ? Il y avait bien eu un espoir avec Ségolène Royal et ses promesses de « démocratie participative ». Mais cela a tourné court, entre la légèreté de la candidate et les réticences d’un parti de vieux, principalement fonctionnaires, à penser autrement la vulgate marxiste de leurs années de jeunesse. Aujourd’hui, Ségolène Royal dit seulement « j’ai envie ». C’est bien, mais c’est peu. Envie de quoi ? D’un noir désir d’avenir en style Harlem ? Marine Le Pen va récupérer les protestataires de gauche pour qui entre les blancs bonnets et les gueulards sans avenir, elle reprétente « la France ». Et c’est quand même quelque chose de plus que la soupe Mélenchon, « la France ».

Or la France n’est pas dans le cas de la Tunisie, qui émerge par les émeutes de 23 ans de pouvoir autoritaire clientéliste. La « révolution » fait peut-être bander la gauche, mais Nicolas Sarkozy n’est élu que depuis 4 ans. Même si Michèle Alliot-Marie aurait mieux fait de se taire en proposant au Président Ben Ali le savoir-faire français en matière de maintien de l’ordre (elle vient de rectifier), le grand chambardement n’est qu’un fantasme dans la mesure où la société civile n’est pas brimée en France comme elle l’est en Tunisie. D’autant qu’il s’agit pour l’instant, selon une analyse marxiste, d’une révolution bourgeoise de classe moyenne éduquée hantée par le chômage et la corruption des élites, révolution faite en 1789 déjà. L’individualisme « postmoderne » fait en France du chacun pour soi et de la laïcité publique un état de fait.

Ce pour quoi l’essor Le Pen est un symptôme qui va compter cette fois en 2012. Nous l’avons écrit, le vieux raciste pétainiste s’est métamorphosé en femme moderne qui fait de l’intégrisme républicain son credo. De quoi revitaliser le pacte national, après tout bien aimé des Français. Bien sûr, il y a du fascisme dans le projet Le Pen. Il ne faut pas avoir peur des mots à condition de les définir. Qu’est-ce que le fascisme ? Le primat de la force sur le droit, de la Nature (devenue religion) sur la culture (comme processus de civilisation des instincts). Cela se traduit par un darwinisme national (on disait hier « racial ») et un darwinisme social. Les étrangers et les faibles sont rejetés, boucs émissaires faciles de tous les maux de la société. Il s’agit bel et bien d’un communautarisme, mais français, blanc, chrétien.

L’Ennemi, c’est l’Arabe. Il est le symbole de l’immigré, du pauvre, du musulman – au fond tout ce qui n’est pas « national » et – pire ! – celui qui a chassé la France du département français d’Algérie. Plus largement, l’ennemi est tout ce qui permet à l’Arabe de venir et de rester en France en revendiquant ses coutumes : 1789 qui fait par principe (après l’Évangile…) les humains tous égaux entre eux sur la terre, le libéralisme qui relativise les cultures, le socialisme marxiste qui néglige les idées et les coutumes pour se focaliser uniquement sur la production et les « moyens », la mondialisation anglo-saxonne qui permet le libre-échange des hommes.

D’où pour les Le Pen, père et fille :

  • Refus de la mondialisation
  • Refus de l’Union européenne
  • Refus de la société multiculturelle

Cela parle aux chômeurs ouvriers, jeunes ou seniors ; cela parle aux déclassés, diplômés précaires, petits commerçants, agriculteurs endettés, épargnants lésés. Comme sous Mussolini, c’est le Peuple (entité idéale) contre les élites, les petits contre les gros, les nationaux contre les étrangers allogènes.

La France va-t-elle suivre cette démagogie qui joue des peurs et des fantasmes, prenant ancrage dans la crise économique et l’enrichissement indu de quelques-uns ? Nous ne le croyons pas. Marine Le Pen, puisqu’elle a gagné ses « primaires », va certes engranger des voix protestataires.

  • Hier elles allaient au parti communiste, sans que les Français ne veuillent une dictature stalinienne ;
  • Demain elles iront au Front national sans que les Français ne veuillent une dictature fasciste.

Car l’ambiguité Le Pen est là : si les Français sont volontiers bonapartistes, autoritaires et caporalistes, ils sont héritiers de la Révolution et les Lumières. Les populistes souhaitent – n’en déplaise à la gôch ! – un Sarkozy+ et pas un néo-Mussolini. Le fascisme, quelle que soit son origine (mussolinien, hitlérien, franquiste, salazariste, pétainiste), est anti-1789, national-conservateur, pas universel-émancipateur : il souhaite le retour à la société organique où le Chef incarne le Peuple comme entité ethnique, religieuse et culturelle (une foi, une loi, un roi). Pour les Français d’aujourd’hui, l’intégrisme républicain oui, le racisme, non ; la souveraineté oui, la sortie de l’euro, non ; l’interdiction du voile oui, les tabous sur le nombre de Noirs ou d’Arabes délinquants, non.

L’électeur, qui a parfaitement compris les suffrages sous la Ve République, envoie un « message » aux politiciens qui, de toute façon, gouverneront. S’il existait une proportionnelle à l’Assemblée, il y aurait plusieurs dizaines de députés du Front national. Mais ils devraient en ce cas débattre publiquement et proposer ce qui est possible (et pas un fantasme). Leur score fluctuerait en fonction de leur réalisme et des alliances qu’ils seraient capables de nouer en fonction des circonstances. Pour la présidentielle, c’est autre chose. Nous l’avons vu en 2002, Le Pen n’a guère ramassé plus que son plein de voix du premier tour au second. Chirac n’était pas aimé, mais mieux valait Chirac.

En 2012, le Front national risque donc de diviser la droite au premier tour, mais la gauche encore plus. Marine apparaît plus charismatique que Martine devant le populaire, et moins technocrate féministe que Ségolène. Mélenchon divisera plus encore à gauche, surtout si DSK ne se présente pas. Au second tour Nicolas Sarkozy, malgré ses défauts, a des chances de l’emporter – par division à gauche et par montée de l’extrême à droite. Il ne s’agit pas de ‘whishfull thinking’ mais du point de vue de l’analyste politique : le président actuel pourrait apparaître en rassembleur, modéré, avec la légitimité du sortant.

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Le Pen lance sa Marine

Article repris par Medium4You.

Marine Le Pen commence à effrayer la droite comme la gauche : pensez, elle prend à tout le monde ! Il n’y avait que quelques trois cents adhérents à Lyon lorsqu’elle a fait sa sortie provocatrice sur « l’occupation ». Les Musulmans occupent une part du territoire républicain par leur prière dans les rues chaque vendredi. Elle a attiré par curiosité 3,3 millions de spectateurs sur France2. Marine Le Pen est créditée de 27% d’opinions favorables dans un sondage Ipsos-Le Point (19% dans un sondage BVA-L’Express) et de 17% d’intentions de vote au premier tour de la présidentielle… en 2012.

Rien d’un raz de marée mais plutôt un brise-glace, il faut savoir raison garder : le fascisme n’est pas de retour, il a toujours été là, tapi comme l’herpès dans les profondeurs électorales. Briser les tabous de la moraline est son rôle. Mais Marine remplace Jean-Marie et, avec elle, la modernité femme submerge le vichysme lepénien à l’énergie bandée. Faute de jus, ce virilisme n’a pas éclaté, mais l’inversion est peut-être plus insidieuse : Marine est femme, plus séductrice, et renouvelle les thèmes de la droite extrême.

  • Elle a choisi d’éluder l’ordre moral au profit de la laïcité ferme.
  • De remplacer l’antibolchevisme par l’anticléricalisme – contre les imams et autres ayatollahs.
  • De substituer à l’antisémitisme traditionnel son autre versant (toujours sémite) anti-arabe.
  • D’opérer un tour de passe-passe de l’étatisme paternaliste à la Pétain au néo-jacobinisme botté de tendance plutôt mussolinienne dont les modèles d’aujourd’hui sont Poutine et le PC chinois.
  • De réévaluer l’Occupation sous la forme du Mal (contrairement à son père) en établissant l’équivalence (évidente dans les cercles d’extrême-droite israélienne) intégristes musulmans = nazis.

Rien de neuf là-dedans, on ne change pas son électorat par décret. Les analyses faites il y a quelques semaines demeurent. Il y a simplement qu’un écho se propage, il résonne dans l’opinion et retentit sur les politiques affaiblis. D’où agitation et caquetages. Laïcité et ordre républicain ne sont-ils pas des thèmes de gauche ? Souverainisme et protection ne sont-ils pas des thèmes de droite classique ? Chacun se sent chatouillé, comme le dit joliment Jean-Louis Bourlanges, par la Bête qui monte, qui monte…

Est-ce inquiétant ? Pas plus qu’autre chose. Marine s’adresse au populaire, largement délaissé par la gauche socialiste et bien laissé pour compte par la droite ploutocratique (affaire Bettencourt, connivence minable Copé/Jacob pour exonérer les députés menteurs sur leur patrimoine). Seul Mélenchon occupe le terrain, s’amusant à faire du Marchais quand il dit « je prends tout ». Marine a plus de talent que Jean-Luc et elle va probablement croquer sur son audience car, elle, se garde bien de rien « prendre ». Elle n’a le couteau entre les dents que pour les étrangers : les Arabes et les technocrates de Bruxelles ou de Washington.

Dans une conjoncture de crise financière occidentale, les petits sont délaissés par les gros et les financiers cosmopolites dédouanés par les politiciens. La Chine, au jacobinisme botté de parti unique, y échappe. D’où la tentation d’y prendre modèle. Sur l’exemple des années trente, le parlementarisme laisse trop la place aux parlotes lentes, aux compromis boiteux et aux affaires cyniques. Le régime autoritaire est une tentation pour ceux qui cherchent un bouc émissaire et se veulent un avenir identitaire. La France n’est pas la seule en Europe à voir remonter sa droite extrême : il en est de même en Autriche, aux Pays-Bas, en Norvège, en Suède, en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Belgique, en Serbie, en Russie…

Les thèmes sont porteurs, bien que démagogiques :

1. Le choc de civilisation entre deux millénaires chrétiens au compromis laïc depuis un siècle (loi de 1905) et l’irruption en une génération de 10% de la population d’origine musulmane. Religion qui se revendique haut et fort, avec pratique plus assidue des rites et menace de l’internationale terroriste. A cela, Marine Le Pen répond : laïcité intransigeante.

2. Le choc de la mondialisation en régime de libre-échange qui oblige à comprimer les salaires et à délocaliser, faisant s’effondrer des pans entiers d’industries. A cela, Marine Le Pen répond : sortie des traités et protectionnisme.

3. Le choc de l’immigration, des nomades aux sans-papiers qui encombrent l’espace médiatique par leurs écarts à la loi et leur misère sans que rien ne puisse tarir ce tonneau des Danaïdes. A cela, Marine Le Pen répond : égalité républicaine, mais pour les citoyens seulement, donc retour des frontières.

4. Le choc financier qui, après la quasi-faillite des banques sauvées par les États, voit ces mêmes États menacés par « les marchés financiers » avec dégradation de leur notation d’emprunt. A cela, Marine Le Pen répond : sortie de l’Europe, sortie de l’euro, dénonciation de l’OMC, révision de l’alliance OTAN.

Tout cela résonne en profondeur dans la population. Certains relativisent parce qu’ils ont fait des études, connaissent l’histoire, voyagent et voient plus loin. D’autres prennent les choses au premier degré, se constatant menacés ici et maintenant par le rapport différent de l’islam à la religion, par le chômage qui les saisit, par les aides sociales « qui vont toujours aux mêmes », ceux qui lapinent et font de leurs gosses des Français par le sol mais qui refusent de s’intégrer et trafiquent la drogue ou font tourner la Blanche, par les impôts qui augmentent pour payer les bonus des banquiers impunis et les frasques des politiciens au pouvoir.

La gauche a peur parce qu’elle est bridée par ses tabous antiraciste et anticolonial, réduisant tout au social, donc aux « moyens ». Elle ignore ce qui reste après formatage républicain : le faciès. Et déverser de l’argent ne suffit pas, on l’a vu dans l’Éducation nationale comme dans les programmes de réhabilitation des banlieues.

La droite prend peur parce que Sarkozy flanche. Lui qui avait si bien su ravir au tribun Le Pen nombre de ses électeurs par son approche sécuritaire et son avenir pour la France qui se lève tôt et qui travaille, a accouché de souris. Le karcher n’est pas passé sur les banlieues, les réformes coûtent cher et sont à refaire pour la plupart, le travail disparaît sans que les obstacles réglementaires n’aient vraiment changés, ni que les charges soient moindres…

Marine Le Pen profite de l’affaiblissement des forces traditionnelles : UMP, centre et PS. Elle peut donc gratter des voix à droite comme à gauche parmi les déçus du sarkozysme, des socialistes et même de Mélenchon. Mais cela donnera combien ? De 12 à 20% peut-être, comme dans les meilleures années Le Pen ou les meilleures années du Parti communiste français, l’ancien parti tribunicien. Et puis après ? Réussira-t-elle un nouveau 2002 en parvenant au second tour ? Pourquoi pas si les Socialistes sont toujours aussi divisés et peu crédibles – mais pour quoi faire ?

Marine n’a aucun programme crédible et l’avenir qu’elle présente est bouché. Il se réduit à la fin du monde, la fin de l’union en Europe, la fin de la monnaie mondiale-bis.

Le village gaulois, mais sans potion magique, est démagogique, donc sans prise sur le réel. On ne peut manipuler que les peurs et les fantasmes. KriegsMarine pèsera probablement – elle pèse déjà sur la Droite populaire. Tous les grands partis infléchissent leur discours vers ses thèmes. Peut-être (dans dix ans ?) le FN réussira-t-il à nouer une alliance à droite pour les élections car les petits gars de la Marine, très militants, sont présents sur le terrain. Peut-être auront-ils quelques députés si la proportionnelle est décidée (grande revendication de gauche !).

Mais il faudrait à mon avis un effondrement analogue à celui des années trente en Allemagne pour que Marine Le Pen parvienne à la présidence de la République !

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Charles de Foucauld à l’Assekrem

Dans le Hoggar en Algérie, un jour de février, nous sommes montés vers 8 h sur le plateau de l’Assekrem. Dans ce vaste paysage montagneux, au sommet des 2780 m, est bâti l’ermitage du Père de Foucauld. Il sert aujourd’hui de station météo. Trois Pères de l’Ordre des Petits Frères de Foucauld vivaient encore là-bas lorsque j’y suis allé, s’occupant d’observer le ciel pour la science et de prier Dieu pour les hommes. Je ne sais si le fanatisme mulsulman ne les en a pas chassés – « pour des raisons de sécurité » selon la langue de bois.

Le refuge officiel sur un col, au bas de l’ermitage, est immonde, exprès sans aucun doute. Ce pour quoi nous n’avons pas été y loger, ni même y camper ! Il n’est pas entretenu et très cher (30 dinars la nuit, 40 le repas, 10 la place pour camper alentour). Il s’agit de l’impôt des Musulmans sur les infidèles, confondu avec celui des bédouins sur les touristes.

Charles, Eugène de Foucauld de Pontbriand était un viveur lassé des excès de toutes sortes, expérimentés durant les longues années de sa jeunesse. Ce vicomte de noblesse périgourdine, né en 1858, a perdu ses parents à l’âge de 6 ans et fut élevé par son grand-père. Ayant besoin de discipline, il a choisi l’armée mais il en démissionne en 1882 après avoir été renvoyé pour mauvaise conduite puis réintégré. Un soir de 1886, au coucher du soleil sur le désert saharien, il a eu la révélation de l’Immensité. Il s’est « converti » ; il avait reconnu Dieu. C’était le Père qui lui manquait et qui devait le guider. Déjà Foucauld, lors de son exploration solitaire du Maroc en 1883, Chrétien déguisé en Juif, avait apprécié l’Islam qui lui avait paru une religion simple et ardente, créant de vrais croyants. Aidé par l’exemple de sa cousine et de l’abbé Huvelin, prêtre pédagogue qui le confessait, il avait retrouvé la foi de sa tradition catholique et approfondi sa vocation.

Il pèlerine en Terre sainte en 1888, entre à la Trappe en 1890 pour la quitter sept ans plus tard afin de se faire ermite chez les Berbères. Aussi excessif dans le dépouillement qu’auparavant dans le monde, sa vie en Afrique du nord lui avait appris que les biens et les richesses ne comptent pas, mais seulement la profondeur morale et les raisons de vivre.

Le Sahara lui révèle l’existence austère, réduite à l’essentiel, le retour aux valeurs simples – aussi primaires que les biens vitaux : l’eau pour boire, la semoule pour le pain, la poignée de dattes, le chameau qui transporte – et les relations humaines. Il s’installe en 1904 à Tamanrasset pour évangéliser. Charles de Foucauld a aidé les plus humbles de son époque, les Touaregs survivant en plein désert car, comme il le rappelle, le Christ a déclaré : « ce que tu fais aux petits, c’est à moi que tu le fais. » Il fera construire l’ermitage de l’Assekrem en juillet 1910 pour être loin du tumulte mais proche des hommes, accessible à tous et seul avec Dieu.

Ironie de la destinée : il est mort au pied de l’ermitage, face aux pics du Hoggar qui l’avaient tant impressionné, de la main d’un « petit ». Profitant de la réduction des troupes due à la guerre en Europe, un parti religieux islamiste fanatique (déjà), a organisé un rezzou hostile à la domination française sur le bordj du « marabout chrétien ». Il s’agissait de le tuer ou de le convertir à l’Islam. Ces Senoussistes, guidés par les esclaves haratines du coin, l’ont fait prisonnier. Ils lui ont lié les mains dans le dos tandis qu’ils pillaient l’ermitage et détruisaient de rage ce qu’ils ne pouvaient emporter, jetant les livres à terre, brisant les étagères. A un moment, deux méharistes arabes sont survenus. Des coups de fusils ont été échangés. Dans son affolement, c’est un jeune garçon de 16 ans, Sermi ag Thora, que l’on avait chargé de garder Charles de Foucauld, qui l’a tué d’un coup de feu à la tête. Le père avait 58 ans. Nous étions le 1er décembre 1916.

Son exemple a fait école et si les Touaregs sont attachés à la France plus peut-être qu’à l’Algérie du nord arabisante, c’est un peu grâce à lui. Il est sûr qu’ici, dans ce Hoggar qu’il a aimé, sur ce plateau de l’Assekrem face auquel se dressent les pics basaltiques rosis par le soleil levant, passe quelque chose du mystère qui l’a frappé. Ce calme de la nature, ce site grandiose, ces Touaregs si démunis encore, c’était une existence biblique qui s’offrait à cet ermite angoissé par la futilité du monde et de son milieu.

Il a écrit à Marie de Bouchy, qui a pieusement conservé sa correspondance depuis l’ermitage : « Il y a là-haut une vue merveilleuse, fantastique même, on domine sur un enchevêtrement d’aiguilles sauvages et étranges, au nord et au sud rien n’arrête la vue : c’est un beau lieu pour adorer le Créateur. » Le pic basaltique appelé Oul, en face, a la forme d’un coeur pointe en haut. Il sera rouge sang au soleil couchant. Est-ce pour cela que les Frères de Foucauld ont pris le coeur sanglant comme symbole de l’ordre, le surmontant d’une croix ?

Charles de Foucauld a vécu intensément le Christianisme et l’a porté à un point élevé de vérité humaine. Je suis tenté, au retour, d’en savoir un peu plus sur sa foi en lisant de ses oeuvres. Je me suis documenté avant le départ en lisant la biographie fervente que lui a consacré Marguerite Castillon du Perron.

Une chapelle très simple est bâtie ici : un autel de basalte, un toit de roseaux, point de bancs ni de chaises mais des tapis au sol, à l’arabe. A côté, une petite bibliothèque contient des livres religieux et des ouvrages sur le Sahara. J’ai feuilleté les écrits de Foucauld et j’ai envie d’accompagner un moment ce personnage qui voulait vivre comme le Christ. C’est une dimension d’Occident que nous ne pouvons ignorer, que nous ayons ou non cette foi en nous. En 1887, à Nazareth, il écrivait : « Je faisais le mal, mais je ne l’approuvais ni ne l’aimais. Vous me faisiez sentir, mon Dieu, un vide douloureux, une tristesse que je n’ai éprouvée qu’alors ; ce besoin de solitude, de recueillement, ce trouble de l’âme, cette angoisse, cette recherche de la vérité, cette prière, mon Dieu, si vous existez, faite-le moi connaître. » Ces mots sont affichés dans la bibliothèque, ici, en plein désert.

De même cette prière :

« Mon Père,

je m’abandonne à vous,

faites de moi ce qu’il vous plaira.

Quoi que vous fassiez de moi, je vous remercie.

Je suis prêt à tout, j’accepte tout,

pourvu que votre volonté se fasse en moi,

en toutes vos créatures.

Je ne désire rien d’autre, mon Dieu.

Je remets mon âme entre vos mains.

Je vous la donne, mon Dieu, avec tout l’amour de mon coeur.

Parce que je vous aime,

Et que ce m’est un besoin d’amour de me donner,

de me remettre entre vos mains, sans mesure,

avec une infinie confiance,

car vous êtes mon Père. »

Cette volonté de ne plus vouloir mais d’être voulu, de s’effacer pour ne se faire qu’instrument, est un renoncement à soi. Il m’apparaît si entier que je le vois comme abdication complète de la liberté qui fonde l’homme. Cette humilité est grande, profondément respectable, elle est celle d’un saint, mais je n’y puis souscrire. Il y a une sorte de masochisme à s’annihiler ainsi volontairement, à se complaire dans le refus de tout vouloir, comme dans l’attante de « l’autre » monde. Pour moi, un père n’est pas là pour dévorer ses enfants mais pour les aider à grandir. Encore faut-il l’avoir connu durant son enfance et Charles de Foucauld est resté marqué de ne l’avoir point connu. Mais il faut n’aimer pas la vie pour la redonner à ce point à son créateur…

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