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Accords et désaccords de Woody Allen

Une histoire légère, un héros superficiel, mais le charme Woody Allen. Au début on s’ennuie. Comment accrocher aux années 1930 et à ce jazzman inventé, Emmet Ray (Sean Penn avec une très fine moustache qui ne lui va pas), soi-disant « le deuxième meilleur guitariste de jazz au monde » (à l’exception du gitan Django Reinhardt) ? D’ailleurs, Emmet pleure quand il l’écoute, s’évanouit quand il le voit. Un mec ailleurs, pire qu’ado attardé, inadapté au monde tel qu’il est. « Je suis un artiste » est sa perpétuelle excuse pour éviter les relations sociales. Il baise et plaque les filles, il fait faux bond à ses patrons de club, il écorne ses contrats en arrivant bourré, il ne cesse de dépenser sans compter. Il part et ne cesse de partir, fuyant on ne sait quoi, probablement lui-même.

Ses loisirs ? Boire du bourbon, jouer au billard, tirer au revolver .45 nickelé sur les rats dans une décharge, et regarder passer les trains. Quand il drague les filles, car il en a sexuellement besoin, il tombe sur n’importe qui : une grande jument vulgaire en robe verte, une écrivaine assez vaine qui le pressure pour en faire un livre (Uma Thurman), la muette Hattie (Samantha Morton) qui baise tout de suite, à son grand étonnement, mais avec laquelle il aura le plus de conversation. Car il parle, il ne fait que parler, sans jamais s’engager. Il restera avec elle longtemps car elle ne le contredit jamais, mais la quittera subrepticement en laissant 500 $ sur la table de nuit. Seule l’écrivaine Blanche lui met le grappin dessus en se mariant avec lui, mais il la délaisse, dépense tout, et elle finit par le tromper avec son garde du corps Al Torrio (Anthony LaPaglia). La fin du mariage est sujette à caution car il faut préciser que le film est monté comme une histoire que raconte Woody Allen lui-même, avec divers spécialistes, comme s’il s’agissait d’un biopic de star : journalistes de jazz, témoins des protagonistes, historiens spécialistes,.

Emmet est pathétique, grossier, sauf à la guitare dont il tire des sons parfois romantiques, parfois endiablés. Pour apprécier le film, mieux vaut aimer le jazz, une musique qui fut moderne il y a un siècle. Il n’aime la compagnie des femmes que pour leur corps, restant misogyne égoïste comme un gamin de 12 ans, voire les mettant sur le trottoir pour se faire un peu de thune. Il est vantard (« j’ai baisé pour la première fois à 7 ans »), pulsionnel (il « veut » cette voiture, il l’aura), kleptomane pour compenser un manque – car il n’a plus de famille. Lorsqu’il cherchera à retrouver Hattie, blanchisseuse au casino où il a joué avec son quartet lorsqu’il l’a rencontrée, elle a un enfant (sans doute de lui) mais s’est mariée. Emmet ne fera jamais famille. Il se met dans des situations invraisemblables : voulant fuir la scène où un blagueur lui dit que Django Reinhart est dans la salle, il saute d’un toit, perfore un plafond, tombe sur une masse de faux billets… qu’il empoche pour se payer « sa » voiture désirée comme une sucette.

Cette histoire peu accrocheuse avec un personnage central peu sympathique avec son air de faux-cul perpétuel donné par la moustache étirée, se lit cependant à plusieurs niveaux. Si l’on se laisse prendre peu à peu par le charme Woody Allen, c’est que le film est construit. Les scènes se répondent de façon symétrique, et le comique de répétition insiste sur le message. Telle est probablement la meilleure façon de décrire la névrose, le côté décalé, la vie dans l’illusion consolatrice – mais tragique. Emmet Ray disparaîtra un jour après avoir cassé sa guitare, la pute qu’il a emmené regarder les trains qui passe n’aimant pas le jazz ; nul ne l’a jamais revu. Il ne laisse que quelques disques cultes édités par RCA Victor, participant au mythe de l’Artiste météore, évidemment incompris.

Une précision encore : Emmet Ray n’existe pas, le guitariste du film est Howard Alden.

DVD Accords et désaccords (Sweet and Lowdown), Woody Allen, 1999, avec Anthony LaPaglia, Brian Markinson, Samantha Morton, Sean Penn, Uma Thurman, Metropolitan Video 2016, 1h35, anglais, français, €19,99

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Nevil Shute, Le dernier rivage

Un roman de fiction… toujours actuel. Car la Technique a saisi les hommes et les domine. Elle peut conduire, entre les mains de cerveaux faibles aux egos surdimensionnés (suivez mon regard…) à l’Apocalypse. Et c’est bien ce qui arriva. L’auteur, ingénieur aéronautique, pilote et écrivain, décédé à 60 ans d’un AVC en 1960 à Melbourne en Australie, anticipe la guerre mondiale possible – dont la menace culminera en 1962 lors de la crise des missiles soviétiques de Cuba.

Nevil Shute imagine, juste après la mort de Staline, un petit pays encouragé à posséder la Bombe et à qui ont été vendus par les communistes des bombardiers lourds – pour « se défendre contre le capitalisme ». Le dictateur totalitaire ultra-stalinien Enver Hodja était capable de tout – donc de provoquer l’Occident en bombardant New York. S’ensuit une guerre entre URSS et Chine pour que Moscou obtienne Shanghai, port en eaux libres, avec riposte maoïste, et une riposte américaine sur le bloc de l’Est. En bref, plus de 4000 bombes H « au cobalt » sont lancées. La bombe au cobalt était une arme nucléaire « sale », conçue exprès pour produire des retombées radioactives destinées à contaminer de vastes zones durant une centaine d’années. Dès lors, tout l’hémisphère nord est irradié, toute vie éradiquée. Ne restent que quelques pays de l’hémisphère sud épargnés, de l’Australie à l’Afrique du sud.

Mais pour peu de temps… Car le régime des vents pousse les poussières radioactives inexorablement vers l’hémisphère sud. C’est une question de mois, de semaines, de jours, avant que l’irradiation ne s’accomplisse, que les vivants aient des nausées, des diarrhées, des arrêts cardiaques. C’est cette chronique d’une mort annoncée qui fait l’intrigue de ce roman d’anticipation.

Il est poignant, car saisi au ras des gens, dans leur petite vie tranquille qui ne demande rien à personne, tout comme l’auteur s’est exilé en Australie pour vivre dans une ferme dès 1950. Le lieutenant de vaisseau australien Peter Holmes est convoqué par son amiral pour servir d’officier de liaison avec Dwight Towers, commandant le sous-marin nucléaire des États-Unis Scorpion, réfugié dans ses eaux après la disparition de son pays. Leur mission : effectuer un long périple vers le nord pour observer les côtes et repérer d’éventuels survivants à l’apocalypse. Un signal radio erratique a été capté près de Seattle.

La mission ne fait que confirmer ce que tout le monde pressent, après les arrêts successifs de toutes les émissions radios des pays non directement touchés par les bombes : plus aucun vivant, des rues vides, des maisons intactes, des lumières encore allumées parfois, des techniques automatiques qui poursuivent leur programme sans aucun humain.

De retour, le sous-marin est désarmé, son commandant va le couler au large, selon la procédure. Plus d’essence, l’Australie n’a pas de pétrole exploité dans les années cinquante ; les gens circulent à cheval, en charrette ou en trains et trams mus à l’électricité provenant des centrales à charbon, car l’Australie a beaucoup de charbon. La vie n’est paisible que dans les fermes, où l’élevage fournit le lait et la viande, tandis que le potager et le verger donnent légumes et fruits. L’argent ne sert plus à rien : dans un mois ou deux nous serons tous morts.

Curieusement, ce n’est pas l’explosion des pulsions qui vient à l’esprit de l’auteur. A la fin des années cinquante, la morale et la religion étaient encore prégnantes et disciplinait les comportements. Ce ne serait vraisemblablement plus le cas aujourd’hui, où pillages, casses, viols et meurtres seraient monnaie courante. A l’époque, pas d’orgies ni de casseurs, seulement des soûlards et des filles qui se donnent pour connaître « ça » avant la fin, faute de réaliser leur rêve social du couple avec enfants. Les solitaires vivent leur passion, comme Osborne le scientifique, qui a acheté une Ferrari rouge et ose s’inscrire à une course automobile. Ou Moïra, jeune fille qui boit des double-brandys pour oublier et tente de séduire au moins pour quelques semaines Dwight Towers. Ou ledit Towers, le commandant qui exécute les ordres et les procédures à la lettre, sa seule dignité après avoir tout perdu, dont son épouse et ses deux enfants aux États-Unis – pour qui il achète, de façon dérisoire, des « cadeaux ». Quant aux couples, ils intensifient de façon névrotique leur vie de couple centrée sur le bébé, la maison, l’aménagement du jardin (déraciner deux arbres pour planter des légumes, acheter un banc pour la saison prochaine). Pour rien.

Pour oublier qu’ils vont mourir, que c’est écrit, que c’est proche. Qu’il va falloir tuer le bébé Jennifer pour qu’elle ne reste pas toute seule au cas où les parents mourraient avant elle. Poignante décision, que refuse Mary la mère, de tout son corps, de tout son cœur, de toute son âme. Mais c’est ainsi, inutile de faire la sotte et de croire que tout cela ne pourra jamais arriver, cela arrive, et très vite. Des pilules de suicides sont d’ailleurs distribuées gratuitement dans toutes les pharmacies pour abréger les derniers instants, très douloureux et sans plus aucun organisme de soins.

Comment conserver un sens à l’existence lorsque le monde s’écroule et que la mort vient ? Les réponses, dit l’auteur sans en avoir l’air, simplement en décrivant la vie des gens, sont dans l’amour, la famille, l’amitié, le métier, la quête de soi. Rester digne, faire bien son boulot, vivre sa vie jusqu’au bout en restant debout.

Un beau film de Stanley Kramer a été tiré de ce roman en 1959, mais il suscite moins la réflexion. Comme toujours, le livre permet le recul de l’écrit, sans l’émotion des images qui inhibe la pensée. Mais on peut lire et voir, c’est complémentaire.

Nevil Shute, Le dernier rivage (On the Beach), 1957, Livre de poche 1970, 382 pages, occasion rare €25,00

DVD Le Dernier Rivage (On the Beach), Stanley Kramer, 1959, avec Anthony Perkins, Ava Gardner, Donna Anderson, Fred Astaire, Gregory Peck, MGM United Artists 2004, doublé anglais, français, allemand, espagnol, italien 2h09, €11,98, Blu-ray €11,40

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Renate Dorrestein, Vices cachés

Journaliste féministe hollandaise décédée à 64 ans en 2018, Renate Dorrestein, fille d’institutrice et d’avocat, a fait du « foyer familial » traditionnel sa bête noire. Pour elle, l’amour ne naît pas de l’institution, mais de l’attention aux autres. La mode des familles déstructurées, après le mouvement de mai 68, n’est pas meilleure que le patriarcat pesant des années d’avant. Les névroses sont tout aussi profondes, la solitude en plus.

C’est ainsi que Chris, fillette de 10 ans flanquée de Waldo, son demi-frère de 16 ans et de Tommy, son autre demi-frère de 4 ans, est rétive aux ordres de sa mère – car elle souffre. Elle subit les attouchements de Waldo, perturbé d’une puberté mal assumée au pays des moulins luthériens, et assiste aux mêmes attouchements sexuels du grand sur le petit, qui ne comprend pas et n’aime pas ça. Par honte coupable, Chris ne dit rien, d’ailleurs sa mère Sonia n’écoute pas, éternelle velléitaire incapable de terminer ses phrases.

Sonia ne sait pas ce qu’elle veut et ne peut pas se fixer. Elle a eu trois gosses avec trois amants différents et en essaye un quatrième avec Jaap, plus jeune qu’elle. Il aime bien les enfants et le concept de famille, mais est-elle capable de le vouloir ? En attendant, si elle se sent plus complice de Waldo, qui au fond lui ressemble, elle se hérisse contre Chris, garçon manqué, sadique avec sa poupée Barbie, en refus de « la famille » telle qu’on la rêve. Elle croit que les enfants s’aiment bien entre eux, mais c’est surtout Chris qui aime son petit demi-frère ; Waldo, tourmenté, n’aime que ses pulsions.

Pour illustrer le bonheur familial, Jaap propose de partir en vacances faire du camping en Écosse, sur l’île de Mull. Waldo veut s’émanciper de la soi-disant « famille » et partir camper tout seul sur l’île. Sonia est contre, mais elle sait qu’il n’en fera qu’à sa tête. Waldo dit au revoir à sa demi-fratrie et demande à Chris de ne rien dire à la mère pour ne pas lui faire de chagrin. Elle ne dira rien, évidemment ; elle est liée à son frère. « Les yeux de Waldo, les seuls yeux qui l’aient jamais vue vraiment, les seuls yeux qui se soient donnés la peine de la regarder vraiment. Le corps dur, anguleux de Waldo. Sa peau moite, ses doigts fureteurs. Son souffle dans son oreille, sa voix rauque. Et la compassion incompréhensible qu’elle ressent toujours pour lui après : si elle n’existait pas, il n’aurait pas besoin de faire ça, la nuit, dans le noir. Chaque fois cette conscience : sa faute à elle. Si seulement il pouvait être délivré d’elle » p.44. En sautant pour la joie, en fait elle le repousse violemment. Geste inconscient qui le fait chuter sur une pierre, se fracasser le crâne et tomber dans la mer.

Affolée par ce qu’elle a fait, elle fausse compagnie aux parents sur le ferry qui mène à l’île. Elle se cache avec Tommy dans une Coccinelle laissée ouverte. La vieille dame de 70 ans qui la conduit, Agnès, ne voit rien. Elle est la dernière de la fratrie hollandaise des Stam, quatre frères et une fille. Ils sont tous morts avant elle, le dernier étant Robert, dont elle était amoureuse depuis toujours. Ils ont bâti la maison à Port na Bà sur Mull de leurs propres mains, au fil des années, pour y passer des vacances. Agnès y revient probablement pour la dernière fois maintenant que son dernier frère est mort. La maison va être louée par la belle-sœur, ou vendue.

Lorsqu’Agnès émerge devant la bicoque, c’est la surprise : deux enfants avec elle, comme au temps où elle recevait ses neveux et nièces pour passer l’été. Aujourd’hui qu’elle est seule, ces deux petits sont bienvenus. Ancienne institutrice qui ne s’est jamais mariée, elle a toujours été considérée par sa famille comme « Agnès la Folle », et elle n’agit pas « comme il se doit ». Elle ne téléphone pas à la police, d’ailleurs le téléphone ne marche pas ; elle ne va pas chez les voisins qui, depuis toujours, entretiennent la maison, mais laisse faire leur illusion que ce sont d’autres petits-neveu et nièce avec elle.

Elle est curieuse de Chris. Pourquoi cette fugue ? Un enfant ne fugue jamais sans raison. Est-elle maltraitée à la maison ? A-t-elle subi des frasques sexuelles au-dessus de son âge ? Chris avoue par ses non-dits ; elle est brutale et attendrissante, rebelle et attachante. Elle protège Tom, qui la suit aveuglément. Elle joue avec lui, et lui enfin parle ; il ne semblait pas pouvoir placer un mot dans sa famille, faute d’attention. Agnès ne veut pas les dénoncer, mais tout prendra fin, inévitablement, c’est la loi juridique, mais aussi la loi humaine : les enfants sont mieux avec leurs parents.

A cause d’Élise, la belle-sœur épouse du frère Robert, le bien-aimé, la maison est mise en location et un employé de l’agence vient l’inspecter. Rien ne va : toit à refaire, souris dans la cuisine, plancher inondé, matelas tachés, machine à laver et téléphone en panne… La maison n’est pas en état d’être louée. Mais Agnès est surprise au saut du lit, échevelée, en peignoir, son œil de verre perdu ; Chris croit que l’homme la menace d’expulsion. Elle saisit un fusil à air comprimé, le vise et l’abat. Catastrophe !

Agnès, qui n’a pas fait ce qu’il fallait, veut réparer, endosser la responsabilité. Pour cela éloigner les enfants, les rendre à leurs parents qui les cherchent, c’est dans le journal. Elle écrit en anglais un mot qu’elle confie à Chris, à présenter à un automobiliste en faisant du stop : c’est l’adresse de l’hôtel où sont hébergés Sonia et Jaap durant les recherches. Quant à l’employé d’agence, seulement blessé, il s’est fait la malle. La police le retrouve à l’hôpital, mais il n’est pas capable de parler et succombe.

Agnès sera retrouvée par sa voisine et envoyée probablement en maison de retraite ; Chris et Tom retrouveront Sonia et Jaap, mais Waldo n’est qu’un cadavre encore non reconnu, rejeté sur l’île en face. Expliqueront-ils un jour leur fugue ? Agnès sera-t-elle interrogée ? Peu importe, au fond : les destins de chacun se sont croisés, et leurs échecs n’ont pu se compenser. Agnès n’aura pas d’enfants à chérir, Chris pas de mère digne de ce nom.

Ce roman classique hollandais est tout imbibé de la morale austère du pays, bourrelé des « péchés » mis au jour par la libération des mœurs, agité par l’incapacité à assumer sa propre liberté sans les codes. Un témoignage d’époque.

Renate Dorrestein, Vices cachés (Verborgen Gebreken), 1996, 10-18 2001, 265 pages, €17,00 en broché Belfond

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Nick Hornby, La bonté, mode d’emploi

La femme qui dit « je » est doctoresse en Angleterre avec 1200 patients ; elle se trouve « bonne » avec bonne conscience. Son mari David fait dans l’écriture à la maison, des brochures d’entreprise et la rubrique de l’Homme le plus en colère d’un journal local ; il s’en prend aux vieux qui n’ont jamais la monnaie dans le bus et qui ne s’assoient jamais aux places qui leurs sont réservées. Ils ont deux gosses, Tom, 10 ans et Molly, 8 ans. Un jour, alors qu’elle se trouve dans un parking à Leeds et qu’elle appelle pour que son mari fasse un mot pour Molly, elle lui annonce qu’elle ne veut plus être sa femme.

Ainsi commence le quatrième roman de l’humoriste le plus connu du Royaume-Uni, auteur de Haute fidélité, A propos d’un gamin et autres actualités dont on a fait des films. J’en ai parlé sur ce blog (voir à la fin de la note). Kate a un amant, Steven, mais c’est plus par hygiène que pour refaire sa vie ; elle ne tarde pas à le larguer, bien qu’il vienne carrément à la maison en discuter avec David et elle. Kate, épouse depuis vingt ans du même homme, en a tout simplement marre, la quarantaine venue, de cette vie. Aime-t-elle ses enfants ? Elle n’en a guère le temps et ne les apprécie pas plus que cela – avoir des enfants, « c’est ce qui se fait », c’est tout. David et Kate sont un couple banal des années 80, révolutionnaires dans leur jeunesse et de gauche depuis, lisant The Guardian et suivant les Grandes causes à la mode. Mais bon…

David, qui s’occupe de la maison et des enfants, décide d’évoluer. Avisant par hasard un guérisseur qui se fait nommer D.J. GoodNews (disc jockey Bonnes nouvelles), il se fait masser et ses douleurs au dos disparaissent ; pareil pour sa fille Molly qui a mal à la tête. Il décide alors de copiner avec le gourou, petit homme aux mains magnétiques qui arbore deux tortues « d’eau » en piercing dans ses sourcils. Cela le change radicalement. Avec GoodNews, il décide de voir la vie autrement : non plus comme un stressé en colère contre le monde entier (donc de cette gauche réactionnaire pleine de ressentiment qui sévit dans les années 80 à 2010 en Angleterre comme en France), mais de vivre à son niveau le bien qu’il peut faire aux autres (une gauche plus écolo et plus humaine, issue de la moraline chrétienne, mais aussi de sa niaiserie).

C’est la révolution permanente. David décrète que GoodNews peut s’installer à la maison, puisqu’il y a une chambre de libre et qu’ainsi ils pourront mieux travailler ensemble. David décrète, à la majorité qualifiée de trois contre un, que Tom devra donner son ordinateur à l’association des femmes battues, puisque la maison a trois ordinateurs et qu’il n’est pas décent d’avoir trop. David décrète, de même, que les jouets superflus, mais aussi ceux qu’on préfère, doivent être donnés à ceux qui n’ont rien (Lépludémuni de Maman Ségolène). En bref, David incarne dans sa chair le politiquement correct de son époque et désoriente son épouse médecin qui croit agir pour le bien des autres. « Il ne s’agit pas du mal que tu as fait mais du mal que nous faisons tous. – Qui est ? – On ne partage pas assez avec les autres. Chacun s’occupe de soi et ignore ceux qui souffrent. Nous reprochons à nos politiciens de ne rien faire pour eux, pensant que cela suffit à montrer que le sort de tous ces pauvres gens nous tient à cœur, alors que nous continuons à vivre dans des maisons qui ont le chauffage central et sont beaucoup trop grandes pour nous » p.96

David décrète donc qu’il va « organiser une fête » (tellement à la mode!) pour convaincre les gens de la rue d’accueillir un SDF chez eux dans leur chambre d’ami. Et ça marche ! Ou plutôt, six personnes sur quarante adhèrent au projet. Trois garçons et trois filles, tous adolescents et paumés, sont amenés en bus et répartis dans les maisons. Mais cela ne dure pas ; le premier se fait la malle avec un caméscope, un bracelet qui traînait et l’argent de réserve ; le second part vite retrouver sa mère ; une fille retourne sur le trottoir plutôt que de subir la morale d’une vieille ; seules deux résistent, dont la fille accueillie par un couple gay (pas un garçon, pour éviter les tentations…). Humour anglais : les bons sentiments ne résistent pas aux dures réalités.

Et c’est ainsi que Kate, qui ne se décide pas à quitter David, finit, sur un coup du sort, de rester. Et que David, qui s’aperçoit vite que ses idées de bonté dérivent dangereusement pour l’équilibre de la famille et des enfants, met du lait dans son thé. D.J. GoodNews est viré (avec égards), les enfants ne sont plus obligés d’inviter leurs pires ennemis (la Hope qui pue, le Christopher demeuré), ni de donner leurs affaires à ceux qui n’en ont rien à foutre. Et la vie reprend, banale, avec ses hauts et ses bas, mais normale. Faire le bien commence par celui de sa famille. Les Grandes causes doivent le rester – aux associations et aux politiciens de s’en occuper, chacun son niveau. Kate continue de soigner et David d’écrire : ce sera un livre – La bonté, mode d’emploi.

Une réflexion plus profonde qu’elle ne paraît sur le « tu dois » de la moraline de gauche, les bons sentiments tenant lieu de politique. Comment être « bon » sans être une poire ? Faut-il « tendre l’autre joue », tout quitter pour suivre un gourou, se dépouiller pour vêtir ceux qui sont nus ? Faut-il suivre les admonestations des prêtres (qui se gardent bien de le faire), et des penseurs de gauche (qui restent bien confortablement dans leurs bureaux) ? Ou faut-il penser par soi-même, et pratiquer la bonté selon ses moyens personnels, avec des gens choisis, et non selon un idéal abstrait sans effet sur la société ? Faire couple, c’est déjà dresser une barrière avec les autres ; élever des enfants, c’est déjà les préférer à tout autre. Être « bon » commence par la base : ses proches, de proche en proche, et pas n’importe qui. Être « bon », c’est faire le mieux que l’on peut avec ce que l’on sait faire : soigner par la médecine, écrire des textes qui font penser. Pas des leçons à donner aux autres, ni de se conforter à être bien-pensant.

Nick Hornby, La bonté, mode d’emploi (How to be Good), 2001, 10-18 2010, 288 pages, €3,18, e-book Kindle €9,99

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Linwood Barclay, Cette nuit-là

Une série récente sur France 2 et l’on se dit « voilà, j’ai déjà vu ». Mais ce serait une erreur. Si le thème est le même, le déroulement captive tout autant. Imaginez : vous avez 14 ans, vous êtes une fille, Cynthia, vous venez de vous faire ramener à la maison par papa en rogne parce que vous avez dépassé l’heure autorisée, que vous êtes complètement saoule, et qu’il vous a pris dans les bras d’un mauvais garçon plus âgé. Le lendemain matin, gueule de bois. Silence dans la maison. Vous descendez, personne ! Auraient-ils tous décidé de vous quitter pour vous punir ? Bof, ils sont peut-être partis en avance. Mais le soir, rien. Toujours personne. Aucun mot, aucun appel. Vous paniquez.

Il y aurait de quoi – car toute la famille s’est volatilisée. Les deux voitures ne sont plus devant la maison. Aucun bagage emporté. Rien. Le père Clayton, la mère Patricia et le grand frère de 17 ans Todd se sont volatilisés. La police les recherche, rien. C’est inexplicable.

Vous êtes tant bien que mal prise en charge par votre tante Tess, élevée comme il se doit, la fac payée. Vous vous mariez avec un prof de lettres qui enseigne au lycée l’écriture à des jeunes qui s’en foutent, sauf une, une sale gosse mais qui a du talent, Jane.

Dès lors, c’est votre mari qui raconte. Le calvaire de la vie avec une femme qui n’a jamais digéré la disparition de sa famille il y a 25 ans, surtout parce qu’elle ne sait pas pourquoi, ni ne sait ce qu’ils sont devenus. Elle agace tout le monde avec ses aigreurs, sa paranoïa. Ne voit-elle pas une voiture marron surveiller sa fille Grace, 8 ans, sur le chemin de l’école ? Grace qui voudrait y aller toute seule, comme les autres enfants le font, parce qu’elle n’est plus un bébé. Mais comment faire avec une maman surprotectrice car névrosée ? Elle voit un psy, mais ça n’a pas l’air de s’arranger. Elle cause, et après ? Demeure ce gouffre béant de la perte de papa et maman, et grand frère.

Une clé disparaît dans la maison, un chapeau est retrouvé sur une table, celui du père d’il y a 25 ans, une lettre est tapée sur la propre machine à écrire de la maison, à l’étage, avec cette caractéristique inimitable : ce e minuscule qui ressemble à un c. C’est à ne pas croire. Serait-ce Cynthia qui l’a écrite, cette lettre ? Et placé le chapeau sur la table comme dans un état second, dissocié ? On a soupçonné vaguement la jeune fille, il y a 25 ans, d’avoir été complice dans la disparition de sa famille, peut-être de les avoir fait tuer par Vince, ce petit ami malfrat. Mais pourquoi ferait-elle ressurgir ce passé ?

La police soupçonne qu’elle cache quelque chose ; le mari qu’elle devient folle ; le proviseur ami que la petite Grace pourrait être en danger ; Cynthia disparaît avec sa fille, elle ne veut pas qu’on la recherche – pour le moment. Elle a besoin de réfléchir, d’être seule, de s’y retrouver. D’autant que la fameuse lettre est munie d’un plan, le tout indiquant dans quel trou d’eau se trouve la voiture de la mère et de son fils, il y a 25 ans. Quant au père, rien. La tante Tess est assassinée, le détective privé engagé par Cynthia aussi : qui veut donc à dissimuler la vérité ?

Le narrateur va chercher à retrouver sa femme et sa fille, conduire lui-même l’enquête car les flics s’en foutent ou traînent ; ils ne croient pas Cynthia, ce qui est un mauvais début. Pour cela, retrouver Vince, l’ex-petit ami d’il y a 25 ans. Toujours mauvais garçon et chef de bande, mais qui ne s’en laisse pas conter.

La suite ? N’est pas racontable, ni la fin. Toujours est-il que ce thriller est passionnant, écrit en chapitres courts et de façon fluide, qui donnent envie d’en avaler un autre après le précédent. Il n’y a que les inter-chapitres en italique qui agacent, même s’ils se justifient en partie une fois le roman terminé. Certains peuvent penser qu’ils ajoutent une touche de mystère, mais à mon avis l’auteur aurait mieux fait de s’en passer. Pour le reste, lisez ce livre, c’est un grand moment.

L’auteur, américain, a quitté le pays des Trompes pour le Canada plus humain – avant qu’il ne soit annexé par la force, qui sait ?

Linwood Barclay, Cette nuit-là (No Time for Goodbye), 2007, J’ai lu thriller 2011, 477 pages, €8,90, e-book Kindle €13,99

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Jodi Compton, La 37e heure

L’inspectrice au bureau du shérif de Minneapolis Sarah Pribek quitte sa maison pour aller voir sa collègue, en arrêt maladie après la mort de sa fille, tuée par un violeur qui s’en est sorti, faute de preuves. Son mari, Shiloh, doit rejoindre la base de Quantico en Virginie car il a postulé au FBI et a été accepté au centre de formation. Il a déjà les billets d’avion et a fait sa valise. De retour chez elle après le week-end passé avec son amie, Sarah s’aperçoit que son mari ne s’est pas rendu à Quantico, n’a pas pris l’avion, ni même sa valise ! Il a tout simplement disparu…

Sarah est inspectrice à la brigade des personnes disparues et elle sait que les premières 36 h sont cruciales en cas de disparition. Elle enquête donc selon les principes des cercles concentriques, du plus proche au plus lointain, de la famille et des voisins aux amis et connaissances, du quartier à l’État puis au niveau fédéral. Mais rien : aucune piste, aucun témoin. Tout allait bien, pas de message, pas de signalement. Juste un numéro de téléphone fixe, sans indicatif de zone, griffonné au dos d’un papier.

Inquiète, Sarah décide d’en savoir un peu plus sur la famille de Shiloh, et pourquoi il est parti à 17 ans faire sa vie sans jamais les revoir. Sauf une jeune sœur, sourde, de qui il a été très proche. Shiloh a-t-il été les rejoindre ? A-t-il renoncé au FBI ? A-t-il eu peur de n’être pas à la hauteur ? S’est-il jeté dans le fleuve, qui roule ses eaux puissantes pour échapper aux tourments de l’existence ? Sarah redoute la 37ème heure, la barre des 36 heures écoulées, et les découvertes que l’on peut faire alors.

Un policier original.

L’éditeur indique :« Jodi Compton vit en Californie. Son premier roman, La 37e Heure, a lancé la série mettant en scène le détective Sarah Pribek et a été salué par la critique, dont le New York Times. Lors de sa parution en France en 2008, le roman a figuré parmi les finalistes du Grand Prix des Lectrices de ELLE dans la catégorie roman policier. »

Jodi Compton, La 37e heure (The 37th Hour), 2004, Livre de poche 2008, 347 pages, €1,33, e-book Kindle €6,99

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Sylvie M. Jema, Les sarments d’Hippocrate

Un roman policier qui se passe quelque part, dans une région sans nom et dans une ville sans nom avec banlieue, qu’on soupçonne quelque part autour de Paris, mais ce n’est jamais dit. Nous sommes dans une maternité, l’auteur est médecin spécialiste en gynécologie obstétrique et les termes sont précis. C’est là que se produit l’envoi répété, tous les deux jours, d’une lettre anonyme aux lettres découpées dans Ouest France et collées sur un papier gaufré standard Carrefour, postée à la Poste centrale. Difficile de savoir qui les envoie.

Le médecin-chef à qui ces missives sont envoyées, Cyprien Desseaume, est un brillant gynécologue, adjoint au maire et père de six enfants déjà grands, sauf les dernières, des jumelles de 12 ans. Il aime sa femme mais commet quelques écarts, dus au stress et au pouvoir. Rien que de bien « naturel », direz-vous. Sauf que sa secrétaire, dernière amante en titre, est enceinte et veut divorcer pour vivre avec lui. Il n’en est pas question : réputation, métier, fortune… Le lendemain, elle est morte et retrouvée dans les archives de l’hôpital, au sous-sol par Cécile, l’une des filles Desseaume, elle aussi médecin. C’est sa sœur au curieux prénom masculin, Stéphane, motarde et flic, qui va mener l’enquête.

« Les Sarments » est le nom de la propriété bourgeoise des Desseaume, et la famille joue un grand rôle dans ce roman. Famille que l’on crée, dont on se détache, où l’on revient ; famille que l’on n’a pas eue, qui se délite ou se fracasse. On tuerait pour moins que ça. Second meurtre, celui de Desseaume lui-même, dans son bureau, à l’aide d’une statuette en bronze d’un accoucheur du siècle avant-dernier (le 19ème). Justement, le fils aîné Pierre est sculpteur, au grand dam de son père qui aurait préféré le voir suivre ses traces. Et c’est encore Cécile qui retrouve le cadavre de son père, alors qu’elle force la porte du bureau, gardée par le cerbère femelle qui a remplacée la secrétaire défunte, parce qu’on le demande d’urgence en salle d’accouchement et qu’il ne répond pas au biper.

Indices, interrogatoires, enquête, la secrétaire est bien morte empoisonnée et le docteur bel et bien assassiné. Pujol et Stéphane sont chargés des investigations, bien que Stéphane doit d’abord disculper sa sœur de toute culpabilité afin de ne pas être juge et partie. Mais finalement on tient l’assassin, le mari bafoué, un grand classique. Sauf qu’il dit que ce n’est pas lui, même si tout l’accable. Et qu’un autre se présente au commissariat pour avouer le meurtre du docteur, exalté et précis. Tout serait donc réglé ?

Des vacances bien méritées ? Même pas… C’est encore plus compliqué que cela. Il y a eu un troisième meurtre, celui de Marc, médecin du même hôpital qui a vu quelqu’un ou quelque chose, égorgé proprement par un droitier au scalpel. De quoi devenir fou. Stéphane craque, enfilant vodka sur vodka, suivies de clopes mauvaises pour sa santé. En outre, sa petite chatte siamoise est atteinte d’une tumeur cancéreuse et elle va mourir après treize ans. Le petit ami de sa sœur Cécile, Salvador, n’est pas souvent disponible ; il est lui aussi dans le même hôpital, stagiaire étranger en gynécologie. Et Clara, l’autre sœur, étudiante en médecine, s’est retrouvée enceinte de son petit ami et vient de faire une fausse couche. Quant à Geneviève, la mère, elle a fait un écart avec un beau jeune homme pour compenser ceux de son mari.

Lorsque tout se conclut – très vite – nul n’en revient : ni le lecteur, ni les protagonistes. C’était lui ?!

Une psychologie plutôt sommaire, des lieux incertains, mais une intrigue bien cousue qui laisse le suspense entier jusqu’au bouquet final. Mérite d’être lu.

Prix du Quai des Orfèvres 2004

Sylvie M. Jema, Les sarments d’Hippocrate, 2003, Fayard poche 2003, 343 pages, €16,00 , e-book Kindle €6,99

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Jane Austen, Mansfield Park

Vladimir Nabokov a beaucoup aimé ce long roman d’apprentissage d’une jeune fille, de ses 10 ans à ses 20 ans. Fanny Price représente la femme effacée, presque timide, sensible et qui n’en pense pas moins ; elle a été façonnée par son milieu mais garde des principes universels qui la rendent sympathique. Au fond, elle est très anglaise de tempérament : courageuse mais conservatrice, ouverte mais modérée.

Il faut dire que l’époque est celle des guerres napoléoniennes qui menacent l’Angleterre sur mer, celle des droits de l’Homme qui remettent en cause l’esclavage et la fructueuse économie des Antilles anglaises, l’essor de la révolution industrielle qui sépare de plus en plus villes et campagne, les premières étroites, insalubres, enfumées, et la seconde en harmonie avec la nature, les éléments, les saisons. L’époque est toute de transformations sociales, politiques, économiques. A Portsmouth, dans sa famille biologique, Fanny voit tout l’écart qui sépare la maison de celle de Mansfield Park : « C’était la demeure du bruit, du désordre et du manque total de bienséance. Personne n’occupait la place qui lui revenait, rien n’était fait comme il fallait. Elle ne pouvait éprouver du respect pour ses parents, contrairement à ses désirs » p.531.

Le matérialisme menace, comme le bon plaisir pris par égoïsme, sans souci des autres. « Une absence de principe, une délicatesse de sentiment émoussée, ainsi qu’un esprit dénaturé et corrompu » p.625. Ainsi d’Henri Crawford, pas bien beau, petit et noireau, mais riche jeune homme qui cueille les filles par la séduction de ses manières, son obstination orgueilleuse de gagner, et sa fortune. Cet Henri veut séduire Fanny, car elle est la seule qui résiste encore et toujours à son siège amoureux. Il ne réussira pas, faisant céder une autre, une femme mariée, la propre cousine de Fanny, créant ainsi le scandale absolu dans une société de rang où l’honneur social est plus que la personne.

La famille patriarcale traditionnelle, représentée par l’austère mais humain Sir Thomas Bertram, baronnet et membre du Parlement, est remise en cause par la jeunesse. Il suffit que le patriarche s’absente quelques mois pour « aller régler des affaires » à Antigua où il possède des plantations, pour que ses fils et filles s’émancipent des principes selon leurs tempéraments. Tom, l’aîné et héritier, montre sa frivolité et son insouciance tandis qu’Edmond, le cadet qui se destine à devenir pasteur pour assurer sa subsistance est plus tempéré et généreux. Maria la vaniteuse et Julia sa sœur, ne songent qu’au beau mariage et flirtent sans retenue avec Henry Crawford, osant même monter une pièce de théâtre où l’on expose tout, comme par jeu. Or le jeu suscite une dangereuse intimité et Fanny comme Edmond s’y opposent ; ils savent que Sir Thomas ne sera pas d’accord sur ces liaisons dangereuses, mœurs nouvelles venues de Londres en la personne du jeune fat Yates, ami de Tom évidemment.

La rigidité de Sir Thomas contraste avec l’indulgence outrancière de leur tante Norris, deux conceptions extrêmes de l’éducation qui sont autant néfastes. Pour connaître ses enfants, il est nécessaire de les laisser se révéler en ne les contraignant qu’avec doigté, moins par appel aux grands principes de l’humanisme que par des mises en situation concrètes. Autrement, ils feindront et deviendront hypocrites, comme les mondanités les encouragent à devenir. Sir Thomas le comprend à la fin et s’en repend : « On ne leur avait sans doute jamais appris à gouverner leurs penchants et leurs humeurs, en leur communiquant ce sens du devoir qui se suffit à lui-même » p. 633. Développer l’intelligence et le savoir ne suffit pas ; il faut développer aussi le caractère par la mise en pratique des principes.

Mais peut-on être indépendant de sa famille ? De son rang social ? De son état de femme ? Non, sans doute, à cette époque. Fanny en fait l’amère et douce expérience, nièce de Sir Thomas et non sa fille, mais au fond plus sa fille que ses propres filles, tant elle a appris et assimilé son tempérament et ses façons. Mais doit-elle être mariée contre son gré ? Sans possibilité de choisir ? Ce ne sont pas les hommes qui commandent, comme les fermiers mènent leur vache au taureau. Sir Thomas encourage son mariage avec Henri Crawford, qu’il voit comme un amoureux persévérant et de bon caractère ; il déchantera. « Et même si cet homme avait toutes les perfections, on n’en devrait pas pour autant considérer comme chose établie que le devoir d’une femme est de l’accepter, sous prétexte qu’il se trouve éprouver à son égard quelque affection ? » p.482. Reste que la famille est tout, en ce monde, et c’est pourquoi le nom du domaine, de la domus, de la Maison du Northamptonshire – ce centre de l’Angleterre – est le personnage principal du roman. Il lui donne son titre, et d’ailleurs le tout dernier mot du roman. Il rappelle les relations patriarcales : Mans-field, le domaine des hommes. Quand chacun va de son côté et ignore les autres, il n’y a plus de Maison, plus de famille, plus de style de vie, plus de tradition.

Les sœurs Ward ont fait chacun un mariage différent il y a trente ans, ce qui montre combien, pour les femmes, le mariage seul établit la position sociale. Maria, la plus belle, a épousé Sir Thomas Bertram. L’aînée a épousé un clergyman, Mr Norris, ami de Sir Bertram, désormais décédé sans laisser d’enfant. La benjamine Frances, « pour contrarier sa famille », a épousé le pauvre lieutenant de marine Price qui lui fait un enfant par an, dix en tout. Sur une idée intéressée de Mrs Norris devenue veuve, marâtre avare et mouche du coche, la fille aînée Fanny, 10 ans, est accueillie à Mansfield Park chez les Bertram pour y être éduquée selon les bons principes avec ses cousines. Mais elle sera toujours en arrière, une nièce recueillie par charité, pas une fille de la maison. Son caractère doux et moral fera d’elle, insensiblement, la conscience de la famille.

Elle est accueillie, aidée et encouragée par Edmond, 16 ans, qui l’aime fort. Fanny a des liens très fort aussi avec son propre frère aîné William, de deux ans plus âgé. Il est intelligent, honnête et courageux, deviendra aspirant dans la Navy, puis lieutenant sur intervention d’Henry Crawford, qui veut ainsi séduire Fanny. Mais elle s’attache à Edmond, qu’elle aime d’un amour secret parce qu’il se soucie du bonheur des autres. Ce pourquoi elle voit avec désespoir celui-ci s’éprendre d’une Mary Crawford intrigante, ironique et égoïste, tout à fait dans le ton du matérialisme d’époque. Mary et Henry Crawford sont frère et sœur de la femme du nouveau pasteur, le Dr Grant, après le décès de Mr Norris ; leur proximité fait qu’ils sont souvent invités à Mansfield Park.

Une fois de plus, Jane Austen chante les amours contrariés, les sentiments en conflit avec les intérêts, la dépendance de la femme. Maria Bertram n’aime pas Rushworth, elle n’aime que sa fortune ; Mary Crawford, superficielle et sans aucun sens moral, n’aime pas Edmond car il se destine au métier étriqué de pasteur, elle n’a un retour de flamme que lorsqu’il qu’il risque de devenir héritier en titre, si Tom meurt de fièvre ; Tom Bertram n’aime personne, que la chasse et les chevaux, avant d’échapper à la mort dans la douleur, ce qui le fait mûrir ; Henry Crawford a constamment besoin de se faire aimer et admirer, il n’aime pas Fanny, il n’aime que la dure conquête qu’elle représente à son orgueil. Julia Bertram n’aime pas vraiment Yates, trop futile de modernité littéraire, mais part se marier sans le consentement de son père pour éviter d’être reprise par la Famille et corsetée après le scandale de sa sœur Maria.

Rien de moins romantique que ces relations entre jeunes gens. Chacun cherche à conquérir chacune, laquelle ne pense qu’à s’établir en fortune. On ne songe qu’aux biens matériels, pas aux sentiments. Seule Fanny la sensible semble préparer le mouvement romantique, avec son exaltation de la nature, du reverdissement du printemps, de la pluie, de la chaleur du feu de bois. Elle finira par épouser son cousin Edmond, ses frères William, John et Sam mousses sur les bateaux dès l’âge de 10 ans, seule façon de se faire une place dans la société pour qui est sans fortune. Maria est exilée avec sa tante Norris, Julia pardonnée, Tom repenti, Susan, la jeune sœur de Fanny, prend sa place auprès de Lady Bertram comme dame de compagnie. Les Crawford repartis avec les Grant à Londres – et tout est bien qui finit bien.

Un gros roman de maturité, écrit à 38 ans, cinq ans avant sa mort. Les phrases longues et balancées établissent un ton raisonnable, comme détaché, analysant les sentiments et les mouvements des acteurs de façon parfois très ironique. La peinture des mœurs du temps est remarquable et fait plonger dans cet intérieur anglais bien moins bouleversé que les intérieurs continentaux parce que les guerres se passent toujours hors du territoire national. Les personnages ont du caractère et l’on se plaît à les voir évoluer, s’entrechoquer, se plaire ou se détester dans ce huis-clos social de la gentry anglaise.

Jane Austen, Mansfield Park, 1814, 10-18 2014, 646 pages, €9,50

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Alexandre Jardin, Le roman des Jardin

Alexandre, après Jean et Pascal, cultive avec amour son jardin. Il raconte de multiples anecdotes sur sa famille, dont il avouera quatorze ans plus tard qu’il les a inventées. Mais le mensonge dit beaucoup de la vérité. Tout l’écrivain est là, dans cette capacité d’inventer une vérité, plus captivante que la vraie, croit-il. Pour ma part, je suis déçu. Autant faire un roman, sans se parer des noms de vrais personnages, ni dire que l’on parle de sa famille.

Car, quelle famille ! Des foutraques post-68, après avoir été anarchistes de droite, et auparavant encore collabos tout en finançant la Résistance… Comment ne pas avoir la cervelle tourneboulée d’une telle éducation, la baise surveillée par la grand-mère nommée l’Arquebuse, qui tient un registre détaillé de toutes les frasques sexuelles des Jardin depuis leurs 11 ou 12 ans. Elle avait même fait aménager au bord du lac Léman, dans sa propriété de Vevey, un cabanon pour invités où les adultères chics étaient bienvenus, notamment ceux des personnalités en vue de la politique et du cinéma. Quant au père du narrateur, Pascal le Nain jaune, il distribuait à pleines valises les fonds du patronat collectés par « Ambroise R. » – R pour Roux – estinés à arroser la droite comme la gauche.

Le médecin de famille surnomme les Jardin « double-rates », cet organe ayant une fonction immunitaire. Les Jardin ont en effet tendance à vivre hors de la réalité, à ne pas travailler, à baiser à tout va, à prendre leur plaisir où ils le trouvent. Ils réunissent autour d’eux, avant 1980 et la mort du père, une brochette d’amis et de relations plus ou moins décalés, que la matriarche encourage à se lâcher. Seule la bonne, Zouzou, garde un semblant d’ordre et de morale dans le lot où la fantaisie règne. Un ami est même sodomite et zoophile, prenant pour femme au sens physique une guenon héroïno(quadru)mane, après avoir sodomisé à 17 ans un collabo que la Résistance l’avait chargé d’arrêter. C’est dire le degré de délire…

« Tout, dans ce livre, mérite d’être vrai », préface l’auteur. C’est qu’il ne l’est donc pas – pourquoi le faire croire ? Pour la télé ? Reste un exercice de virtuose, d’anecdote en anecdote, toutes originales, hors des normes, inventées – plus vraies que nature, mais fausses car il s’agit d’une fiction. L’auteur narrateur fait même intervenir François Mitterrand, Maurice Couve de Murville, Claude Sautet, Alain Delon. Cela ne me fait pas jubiler ; je ne marche pas. Ce livre ne restera pas dans ma bibliothèque.

Alexandre Jardin apparaît comme un auteur décidément « léger », dans tous les sens du terme. Il a du succès, ce qui n’est pas un gage de qualité mais de complaisance. Sans cesse à se composer un personnage, à jouer un rôle tel qu’il se désire, il demeure, à 40 ans lors de la publication de ce roman, un écrivain de seconde zone qui se disperse au cinéma, dans les médias et dans de multiples associations. Il ne sait pas, il n’ose pas, écrire enfin un livre où il se livre, sans les bouffonneries exigées pour plaire.

Alexandre Jardin, Le roman des Jardin, 2005, Livre de poche 2007, 320 pages, occasion €1,49

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Agatha Christie, Le flux et le reflux

« Il nous faut saisir le flot quand il nous est favorable », dit le poète (Brutus dans Jules César de Shakespeare). Agatha Christie en fait une intrigue que le subtil détective Hercule Poirot, un belge à guêtres et bottines pointues, aura du mal à élucider. C’est qu’il y a plusieurs meurtres, et peut-être pas du même meurtrier, bien qu’ils se rapportent à la même affaire…

La reine du crime nous propose un voyage dans le temps, le sien, celui du tout juste après-guerre, dans les clubs de gentlemen londoniens, des journaux qu’on lit à poignée le matin, des gros impôts des Travaillistes revenus au pouvoir qui laminent les classes laborieuses et moyennes, des femmes engagées durant la guerre et qui se retrouvent différentes, du personnel qu’on ne trouve plus, des petits villages perdus le long des trains à une cinquantaine de kilomètres seulement de la capitale.

Au Coronation club de Londres sous les bombes en 1944, le major Porter « retour des Indes » parle tout seul, en raseur de ces Messieurs. Poirot est le seul à l’écouter. Il évoque un ami à lui, Robert Underhay, peut-être mort des fièvres en Afrique, ou peut-être pas. Il avait fait un mariage malheureux avec une jeune Rosaleen de 20 ans. A cette époque, « se marier » était la seule façon de pénétrer une femme qui ne soit pas une pute ou une bonne. D’où la décision pressée – qui engage pour la vie. Disparaître, n’est-ce pas une façon de rendre sa liberté à l’épouse qui ne supporte pas la jungle, la chaleur, la poussière, les Noirs, et autres avantages de la vie en brousse ? Cet ami avait évoqué « Enoch Arden », le personnage qu’on croyait disparu et revenu des années plus tard – un poème d’Alfred Tennyson publié en 1864 que tous les collégiens connaissent.

C’est pourquoi en 1946, lorsqu’un fermier de Warmsley Vale vient trouver le célèbre détective qui a eu son portrait dans un magazine, il est intrigué. Un certain Enoch Arden vient de se faire assassiner dans l’une des deux auberges du village, et le fermier soupçonne qu’il serait peut-être ce frère soi-disant disparu au Nigeria. En question, l’héritage de leur oncle Gordon Cloade, décédé à 62 ans sous les bombes quinze jours après son mariage inespéré avec la veuve Rosaleen, jeunette de 24 ans. Laquelle a survécu au souffle, ainsi que son frère David – qui ne lui ressemble guère, dit-on. Le testament initial a été rendu caduc par le mariage, et un nouveau testament n’a semble-t-il pas été fait, à moins qu’il n’ait été détruit par le bombardement.

Toute la famille vivait plus ou moins au crochet de cet oncle Gordon, fort riche, qui avait promis à ses deux frères et à sa sœur de les aider leur vie durant. Or la fortune revient à l’épouse, en l’absence de dispositions formelles. Celle-ci est une petite jeune fille apeurée, veuve deux fois, assez bête et sans culture. Elle dépense en robes qui ne lui vont pas, faute de goût, et en manteau de loutre qui fait chic. La famille ne lui en veut pas, c’est le destin et la loi, mais soupçonne son frère David d’être avide. C’est un aventurier dans l’âme, ado attardé qui a fait merveille dans les commandos durant la guerre mais a du mal à se réadapter à la vie civile. Il est sans cesse aux limites de la loi et a semble-t-il peu de scrupules.

Est-ce lui qui a tué Enoch Arden à coups de pelle à charbon dans sa chambre d’auberge ? C’est bien son briquet en or qu’on a trouvé sous le cadavre, mais il ne portait aucune empreinte… La veuve, sans ciller, déclare ne pas reconnaître son ancien mari dans le cadavre qu’on lui présente, et même n’avoir jamais vu cet homme. Dit-elle la vérité ? Elle a fait du théâtre étant très jeune… Le commissaire Spence enquête, mais avance peu ; Hercule Poirot agite ses petites cellules grises, et l’intrigue prend forme peu à peu. Le coupable n’est évidemment pas celui qu’on peut soupçonner, encore que. Les horaires des trains et les subtilités techniques du téléphone de ces années-là fournissent matière à réflexion, tandis que les ressentiments des floués de l’héritage et les portraits de famille donnent matière à penser.

Revenir aux classiques fait du bien, parfois.

Ce roman a fait l’objet de plusieurs adaptations télévisées au Royaume-Uni et en France.

Agatha Christie, Le flux et le reflux (Taken at the Flood), 1948, Livre de poche policier 2023, 254 pages, €7,40

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Elisabeth Jane Howard, La fin d’une ère

Dernier tome de l’histoire de la famille anglaise des Cazalet sur quatre générations, depuis la guerre de 14 à l’orée des années soixante. Écrit dix-huit ans après le tome précédent, ce volume porte sur les années 1956-58. L’auteur effectue une coupe stratigraphique de la famille, prenant à poignée chacun des membres de cette lignée prolifique.

Si le couple initial du Brig et de la Duche (nés dans les années 1860) ont eu quatre enfants, leurs garçons en ont eu de deux à quatre, leur fille Rachel restant célibataire, dévouée aux autres et affectivement lesbienne (faute de mieux). Les douze petits-enfants sont adultes et ont eu eux-même sept enfants… ce qui porte la famille à un nombre multiplié. De quoi se perdre dans la généalogie (heureusement rappelée dans l’arbre généalogique en début de volume – sauf Georgie, oublié semble-t-il), et un défi pour l’écrivain. Comment rendre compte de chacun dans cette inflation exponentielle ?

Déjà écrire sec et court, effet de l’âge qui simplifie (l’auteur a 89 ans, elle décèdera l’année suivante, mission accomplie), avec parfois une chute étonnante, comme dans une nouvelle. Ensuite couper des tranches annuelles pour balayer large. Enfin regrouper les îlots familiaux pour évoquer chacun, et les pièces rapportées. Cela donne un livre pudding, comme les Anglais les aiment, avec beaucoup de fruits confits dans la pâte dense, et une longueur en bouche qui en fait le charme. A déguster avec un excellent whisky, cela va de soi.

La Duche finit par mourir, deux ans après son mari. La famille a perdu la tête. D’ailleurs l’entreprise, mal gérée par les fils amateurs, périclite de plus en plus. En conservateur bon teint, Hugh l’aîné tergiverse, procrastine, il n’ose pas trancher dans ce que son père a bâti. C’est le drame du conservatisme que de « croire » que tout va s’arranger en surtout ne faisant rien. Le libéral, à l’inverse, suit le mouvement et l’épouse. C’est le conseil de Joseph, amant marié de Louise, qui est banquier : il faut vendre une partie de l’immobilier pléthorique de la firme et rembourser les dettes pour présenter un bilan attractif, puis ouvrir le capital. De l’hébreu pour les hommes formés à Eton et Cambridge ou Oxford avant la Première guerre. Donc tout s’écroule : l’empire comme l’entreprise, Home Place et la famille.

Tout change (titre anglais) et une nouvelle ère commence (titre français). Elle ne sera plus familiale dynastique, mais individuelle et réduite aux couples nucléaires. L’auteur, qui est de la génération des petits-fils, aura disparue et les swinging sixties bouleverseront les mœurs, l’économie et les mentalités. Avant l’ère numérique, et de la mondialisation malheureuse. Ce sera une autre histoire, écrite par Georgie, fan d’animaux avec un rat dans la poche et un python autour du cou, à même la chair sous le foulard ; ou Roland, fan de bricolage électronique ; ou les jumeaux rapportés Tom et Henry, heureux de vivre du moment qu’ils sont à deux ; ou Jane et Eliza, jumelles de pas encore dix ans qui vivront 68 ; ou d’Harriet, Bertie, Andrew un peu plus jeunes ; sans compter le gros bébé Spencer qui n’a encore qu’un an.

Home Place, achetée dans les années vingt comme maison de campagne familiale par le couple fondateur, est évacuée : elle a été achetée sur les actifs de l’entreprise et sera liquidée avec elle. C’était l’époque où l’entrepreneur confondait volontiers ses biens propres avec ceux de la firme. Heureusement, les notaires ont conseillé de mettre les résidences principales au nom des épouses, ce qui empêchera d’emporter dans la tourmente les biens personnels. Rachel, restée seule dans la maison de famille après la mort de Sid d’un cancer, n’a plus rien : ni Home, ni parts d’entreprise, ni salaire puisqu’elle n’a jamais travaillé, ni enfant puisqu’elle est restée vierge victorienne. Elle est le symbole, avec Hugh qui connaît sa première crise cardiaque, de la chute de la maison Cazalet. La petite dernière de la Duche et du Brig, comme l’aîné des fils, ont failli faute de s’adapter. Le monde change et pas eux, confits en mœurs surannées et en principes qui n’ont plus court ; n’osant surtout pas prendre une initiative quelconque.

Les autres se débrouillent tant bien que mal, Edward s’associant avec Archie pour réduire les coûts et tenter de fonder une école d’art ensemble, se remettant à peindre ; Simon se découvre la vocation de pépiniériste, et une sensualité homosexuelle avec un aide-jardinier au beau corps, fils de prisonnier italien ; Neville papillonne avec ses mannequins, après avoir été amoureux de sa (demi) sœur de 15 ans, il réussit en photographie ; Clary, après avoir pondu plusieurs romans et quatre gosses, écrit une pièce intime à succès, fondée sur sa propre expérience des passions ; Teddy, après avoir engrossé une servante irlandaise qu’il a aidé à avorter, a rencontré une fille unique égoïste et gâtée à la mère snob avec laquelle il va rompre après expérience, il va se retrouver au chômage après la faillite de la maison Cazalet – il a trop tendance à prendre ses désirs pour des réalités.

Un dernier Noël réunit toute la famille à Home Place avant la vente, sur l’initiative de Rachel. Même Diana, seconde épouse d’Edward, passe boire l’apéro, malgré la présence de Villy la première femme, et de Roland, fils délaissé de son père trop lâche. Diana se révèle comme une égoïste qui a mis le grappin sur un homme faible qu’elle croyait riche – elle déchante. Tout le contraire de Clary, qui a épousé l’ami de la famille Archie et s’en trouve épanouie, ou Polly qui a rencontré le pas beau mais doux Gerald. Il y a malgré tout une justice immanente.

Une belle fin pour la saga qui a des relents biographiques, Elisabeth Jane étant fille d’un négociant en bois et d’une danseuse de ballet qui a renoncé à sa carrière après mariage – comme le Brig et la Duche. Elle a été mariée de 1965 à 1982 à l’écrivain Kingsley Amis dont le fils Martin Amis est devenu écrivain à l’aide de ses conseils.

Elisabeth Jane Howard, La fin d’une ère – La saga des Cazalet V (All Change), 2013, Folio 2024, 677 pages, €10,40, e-book Kindle €16,99, livre audio (avec abonnement : 3 mois €0,99 puis €9,95 par mois)

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Les autres tomes de la saga des Cazalet déjà chroniqués sur ce blog

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Elisabeth Jane Howard, Nouveau départ

Un quatrième tome sur la famille Cazalet, ses déboires et ses espoirs, cette fois de 1945 à 1947. La guerre s’est terminée, l’austérité et Churchill sont balayés par un raz de marée travailliste et anticolonial qui rend l’Inde à son sort. Les conservateurs que sont les vieux Cazalet ne comprennent pas que le monde a changé ; les jeunes Cazalet s’y adaptent, non sans coûts d’ajustement, comme on dit en économie.

Les garçons n’ont plus de voie toute tracée, ni dans « l’affaire » familiale (qui périclite), ni dans l’armée (qui licencie). Faute de mieux, ils poursuivent des études comme Neville, ou se marient à une Américaine insatiable comme Teddy, ou quittent la marginalité de la ferme pour se faire moine, comme Christopher. Mal aimé de son père depuis l’enfance, ce neveu des Cazalet a trouvé un Père éternel après des déboires amoureux successifs : amour filial déçu, amour pour sa cousine Polly écarté, amour pour son chien Oliver achevé par sa mort. Ce n’est guère mieux pour les autres : son oncle Edward change d’épouse, son oncle Hugh, veuf, épouse sa secrétaire, son oncle Rupert, revenu de la guerre en France où il a été amoureux et a engendré un bébé qu’il ne peut revoir « par convenances », pousse son épouse Zoe à divorcer.

Ce n’est pas mieux côté filles. La tante Rachel, seule fille des patriarches Cazalet qui abordent leurs 90 ans, peut enfin se mettre en ménage avec son « amie » amoureuse Sid, à près de 50 ans, sans savoir « comment faire » lorsqu’il s’agit de coucher avec. Louise, l’actrice égoïste qui se croit toujours plus belle et plus compétente qu’elle n’est, quitte son peintre Michael et lui laisse leur enfant Sebastian. Ce qui compte à son narcissisme est la liberté, bien que, à 24 ans, « sans compétences particulières ni qualifications », ni sentiment maternel. Polly, amoureuse déçue d’Archie, un ami de la famille nettement plus âgé, puis éconduisant Christopher, trouve enfin son bonheur avec Gerald, faciès et corps de grenouille, timide mais gentil et héritier d’une baraque impossible, qu’elle va rénover durant des années. Clary, sa cousine, désespérée de son patron écrivain – un foutu égoïste – avorte d’un écart de conduite avec lui et se trouve jetée dehors, désespérée ; elle trouve à s’épancher auprès de Polly, puis d’Archie. Il l’encourage à se prendre en main, à enfin grandir sans tout attendre des autres, à écrire son fameux roman. Elle s’y met, il en est amoureux malgré la différence d’âge et – ô surprise ! – elle aussi. Pour une fois, tout est bien qui finit bien.

Au fond, dans cette famille pléthorique où les enfants et leurs conjointes, les neveux et cousines, les autres », tout ne tient que par les patriarches : le Brig (pour Brigadier) et la Duche (pour duchesse). Exit le Brig, trop vieux pour encore vivre ; reste la Duche, observatrice, attentive et clairvoyante, toujours de bon conseil. Les liaisons se font aussi par « l’Ami de la famille », un ami d’études d’Edward, devenu confident et conseiller de tous, et apprécié pour cela : Archibald dit Archie, désormais la quarantaine. Cette « pièce rapportée » devient partie intégrante de la famille élargie.

La vie après-guerre au Royaume-Uni n’est pas facile car tout manque, des aliments de base aux tissus pour les vêtements, et au charbon pour se chauffer. Faute de mieux, les jumeaux de 7 ans de la secrétaire de Hugh vont par exemple passer des vacances en Ecosse en short et sans chaussettes, avec seulement deux chemises et un pull – ils disent adorer rester en maillot de bain toute la journée… Où l’on mesure la tendresse d’Elisabeth Jane Howard pour les enfants. Le rationnement est maintenu car le pays n’est plus assez agricole depuis longtemps. Lorsque Louise va aux États-Unis, elle est frappée de la richesse des plats et de l’abondance des biens dans les boutiques. Le monde change et les États-Unis industriels et militaires remplacent l’empire britannique qui s’écroule en quelques années. Il n’est pas simple pour les vieilles familles à traditions de s’adapter au monde nouveau, ni pour la morale victorienne puritaine de se faire aux nouvelles mœurs.

Notre monde actuel, plus d’un demi-siècle plus tard, est confronté aux mêmes effets, sur des causes différentes. A nouveau un dictateur impérial veut dominer l’Europe, à nouveau un empire établi vacille, à nouveau des pénuries de biens ou d’énergie surgissent, à nouveau la morale précédente se trouve remise en cause. A chacun de se débrouiller avec ça – le roman nous y aide en suivant les trajectoires contrastées de chacun. Un dernier tome, écrit dix-huit ans plus tard par une écrivaine de 90 ans, décrira La fin d’une ère, clôturant la saga (chronique à venir sur ce blog).

Elisabeth Jane Howard, Nouveau départ (Casting Off) – La saga des Cazalet IV, 1995, Folio 2023, 735 pages, € 10,40, e-book Kindle €9,99, Livre audio €0,99 avec abonnement

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Les autres tomes de la Saga des Cazalet déjà chroniqués sur ce blog :

Tome 1

Tome 2

Tome 3

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John Irving, L’œuvre de Dieu, la part du diable

Un long roman américain sur le modèle de David Copperfield, retraçant la vie d’un orphelin. Sauf que cela se passe dans une ancienne scierie du Maine, lieu isolé nommé Saint Cloud’s par les habitants, où l’orphelinat fondé par le jeune docteur Wilbur Larch fait aussi office de clinique d’avortements clandestins. Les mères célibataires qui ont fauté, ont le choix entre mettre au monde et abandonner, ou interrompre la vie et laisser tomber : c’est l’œuvre de Dieu pour les orphelins, la part du diable pour les avortés. Pour le Dr Larch, la véritable part du diable est celle de la guerre, la boucherie de 14 qu’il a vue de ses yeux. Avoir ou refuser un enfant reste toujours l’œuvre de Dieu.

Une fois nés, les bébés sont affublés d’un prénom et d’un nom inventés, choisis par les infirmières. Ce pourquoi le garçon s’est prénommé Homer et que son nom est Wells. En général, les enfants trouvent une famille d’adoption dans leurs premières années, mais cela ne réussit pas à chaque fois. L’orphelinat les accueille toujours, s’ils sont rejetés ou malheureux. Ce fut le cas d’Homer, adopté quatre fois, et à chaque fois décalé dans sa nouvelle famille. La dernière, qui l’avait adopté lorsqu’il avait déjà 12 ans, était très sportive et le couple l’avait emmené camper dans la forêt. En se baignant entre deux cordes dans la rivière en crue, l’homme et la femme se sont trouvés emportés par un train d’arbres sciés en amont, et Homer a dû revenir sans famille « chez lui » – à l’orphelinat.

Une telle constance l’a fait rester, et le Dr Larch s’est pris pour lui d’une affection quasi paternelle. Lui demandant de « se rendre utile » dès l’âge de 13 ans, il lui a appris les gestes de l’accouchement, des rudiments de médecine, et même comment avorter une femme. Mais l’orphelin a toujours considéré l’interruption d’une grossesse avec une répugnance intime ; il a refusé d’opérer.

Un jour, une Cadillac décapotée blanche apporte un jeune couple encore au lycée, dont la fille a pris le ballon à cause d’une capote percée de façon perverse par celui qui les distribue libéralement. Le Dr Larch l’a avortée, tandis qu’Homer s’est pris d’affection pour la jeune fille aux poils pubiens blonds et légers, et pour son ami et presque fiancé Wally, fils de famille athlétique d’un domaine de pommes et de cidre. A 20 ans, après avoir fait ses classes sexuelles dès 14 ans avec la grosse Melony, l’aînée des filles orpheline, elle aussi inadoptable, Homer se fait recruter comme cueilleur de pommes et accueillir dans la famille de Wally et de Candy à Ocean View dans le Maine, près de la mer qu’il n’a jamais vue.

Il apprend à nager, à conduire, à cultiver les pommes, à réparer la mécanique ; il connaît enfin l’océan, le cinéma, la grande roue. Nous sommes dans les années 40, Wally part à la guerre accomplir son rêve de pilote ; il est descendu au-dessus de la Birmanie par les Japonais qui occupent le pays ; durant dix mois, il sera considéré comme « disparu » avant de réapparaître amaigri, handicapé et devenu stérile. En désespoir de cause Candy, qui aime autant l’un des garçons que l’autre, fait l’amour avec Homer et avec grand plaisir. Elle attend un enfant et Homer ne veut absolument pas qu’elle avorte, cette fois-ci. Ils partent à Saint Cloud’s pour accoucher et le bébé est prénommé Ange, masculin d’Angela, l’une des nurses qu’Homer a connu enfant. Sauf que Wally revient et que Candy ne peut que se marier avec lui ; elle l’avait promis. L’enfant Ange est alors élevé par ce couple à trois, « adopté » selon la version officielle pour obéir aux convenances. Mais Homer et Candy feront l’amour 270 fois en quinze ans, malgré le mariage officiel avec l’autre. C’est que les règles, c’est bien ; la réalité les fait transgresser souvent, pour motifs supérieurs. Ainsi le bonheur d’Ange et de Wally.

Le titre américain est plus explicite que le titre français. « Les règles de la maison de cidre » font référence au règlement administratif à destination des cueilleurs de pommes saisonniers. Il pose ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, que ce soit pour des raisons de sécurité, de morale ou de relations sociales. Or les Noirs qui viennent chaque été sous la houlette de Monsieur Rose, expert à vous lacérer blouson et chemise d’un coup, sans toucher la peau, si vous le serrez de trop près, ont leurs propres règles – différentes de celles de Blancs. Homer comprend alors ce qu’un orphelin ne peut connaître : que tout est règle dans la société, qu’il s’agisse du travail, du flirt, du mariage, de la paternité. Monsieur Rose transgressera ses propres règles en versant du côté noir de l’inceste, ce qui obligera Homer à avorter sa fille Rose Rose pour ne pas qu’elle ne le tente elle-même et mette sa vie en danger.

Car « La convention n’est pas la morale », dit Charlotte Brontë citée en exergue. La morale est humaine, la convention est sociale. Entre les deux, la liberté de chacun. Par morale, Homer refuse d’avorter les femmes, de forcer sa compagne ou d’abandonner son enfant. Alors que les règles sociales, explicites ou implicites, pourraient le lui imposer selon la loi ou « par convenances ». Or la réalité des situations va les lui faire transgresser une à une, malgré lui : le décès à plus de 90 ans du Dr Larch l’obligera à offrir la liberté que ne permet toujours pas loi aux femmes de choisir si elles veulent prendre la responsabilité d’un enfant ou non ; il ne quittera le domicile « familial » avec Candy (et Wally) que lorsque Ange aura passé 15 ans, devenu aussi grand que son père et musclé comme Wally en sa jeunesse ; il lui fera passer le permis de conduire à 16 ans pour qu’il puisse choisir d’aller le voir à Saint Cloud’s quand il le veut. Car il lui a constamment marqué son amour, ce qui lui a manqué en tant qu’orphelin. Il y a des scènes banales mais touchantes entre père et fils adolescent dans le roman. Ange découvrira le pouvoir de raconter des histoires et deviendra – comme l’auteur – écrivain.

Irving est lui-même né hors mariage et son père adoptif était professeur d’obstétrique à Harvard, ce pourquoi il en connaît long sur le vagin, l’utérus et tous les organes de la reproduction. Mais il emporte le lecteur dans une obsession de la famille et ses personnages secondaires fourmillent, chacun agissant de façon excentrique. Toutes ces vies qui s’entrecroisent sont décrites avec bonne humeur et humour (qui est aussi une « humeur » particulière). C’est victorien et rabelaisien à la fois, avec ce côté entraînant d’homme d’action qui est le propre du romancier américain.

Un film réalisé par Lase Hallström a été tiré de ce roman-fleuve avec Tobey Maguire et Michael Caine, et a obtenu six Oscars du cinéma.

John Irving, L’œuvre de Dieu, la part du diable (The Cider House Rules), 1985, Points Seuil 2014, 832 pages, €13,95

DVD L’œuvre de Dieu, la part du diable, Lasse Hallström, 1999, avec‎ Tobey Maguire, Charlize Theron, Delroy Lindo, Paul Rudd, Michael Caine, Buena Vista Home Entertainement 2003 (anglais VO et français doublé), 2h11, €32,49

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Les romans de John Irving déjà chroniqués sur ce blog

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La chambre du fils de Nanni Moretti

Un ménage italien moyen à Ancône, port italien sur la côte adriatique. Giovanni, barbu, dans le vent, est psychanalyste (Nanni Moretti), Paola travaille dans une maison d’édition (Laura Morante). Ils ont deux adolescents, Irene en seconde (Jasmine Trinca) – prononcez iréné – et Andrea en fin de collège (Giuseppe Sanfelice, bien que 17 ans au tournage). L’atmosphère est très familiale, petit-déjeuner et dîner en commun, conversation apaisée, parents qui se préoccupent des enfants, cohésion du chant dans la voiture. Le père assiste aux matchs de basket de sa fille et de tennis de son fils ; il lui semble que la fille a plus d’esprit de compétition que le fils. Mais il aime se sentir en sa compagnie et courir avec lui au matin. Même si son attitude est un peu artificielle, notamment lorsqu’il se prend à essayer de faire les gestes du sport devant son fils avec la maladresse de sa quarantaine.

Un jour, le principal du collège l’appelle (Renato Scarpa) : Andrea et son copain Luciano (Marcello Bernacchini) sont accusés d’avoir volé une ammonite en cours de sciences naturelles ; il s’agit d’un fossile rare. A force de discuter et d’argumenter, l’accusation est abandonnée sous la pression des parents. Pourtant, Andrea l’a bel et bien « emprunté » avec son copain pour « faire une blague », mais l’ammonite s’est cassée – il l’avoue à sa mère mais n’ose le dire à son père.

Ce pourquoi, lorsqu’un dimanche matin il part faire de la plongée sous-marine avec bouteilles dans les rochers, et qu’il meurt d’embolie pour avoir paniqué sous une grotte et lâché sa bouteille, le doute subsiste : s’est-il volontairement donné la mort par honte de lui-même ? Les patients de Giovanni lui en racontent de bien tristes sur le suicide, la névrose maniaque, la dépression, le sentiment de ne rien valoir… Justement, en ce dimanche matin, le père avait persuadé le fils de venir courir avec lui, et c’était décidé, au moment où un patient suicidaire avait téléphoné pour dire qu’il allait très mal. Le psy avait lâché sa famille pour se rendre chez son patient ; le père avait abandonné son fils à son destin. Il ne se le pardonne pas.

Quant à la mère, ce sont de grandes démonstrations d’émotions, pleurs et tremblements, refus de parler, chambre à part. Une hystérie à l’italienne plutôt pénible à voir pour les non-Italiens. Elle remarque au courrier une lettre adressée à son fils décédé et l’ouvre. C’est une lettre d’amour d’une copine rencontrée le dernier jour des vacances dernières, où Arianna (Sofia Vigliar) avoue à Andrea qu’elle s’est entichée de lui. La mère, curieuse et probablement un brin jalouse, veut la rencontrer. Le père trouve cela presque indécent. Ces deux tempéraments sont voués à s’opposer, donc le couple à se séparer.

Lui tente d’écrire à Arianna mais rien de simple ne lui va ; elle lui téléphone carrément et se heurte à une réticence de la fille car le temps a passé. Elle n’a jamais revu Andrea, dont on peut supposer qu’il avait à peine 15 ans, mais ils se sont écrit et le fils lui a envoyé des photos de sa chambre avec lui en situation, prises au déclencheur automatique. C’est un fils intime, bien que décent (rien à voir avec les selfies qui vont sévir dans les années Smartphone) ; il sourit et blague sous sa table ou sur son lit. Un fils que son père découvre, finalement. Il croyait le connaître mais l’adolescent réservait son coin secret, comme tous les ados. Dès lors, à quoi sert la psychanalyse si l’on ne parvient pas même à connaître son propre enfant ? Les patients, bien qu’attachés à leur séance et à leur psy de façon névrotique, disent que cela leur sert peu. L’un même casse tout dans le bureau lorsque Giovanni lui dit qu’il arrête la profession.

La fille qui leur reste, Irene, survit mais ses parents la délaissent. Elle devient agressive, se fait pénaliser au basket. On s’occupe du passé, pas du présent. C’est Arianna surgissant à l’improviste, lors d’une visite en passant, qui va remettre les pendules à l’heure. Giovanni la reçoit, voit les photos de la chambre du fils ; il comprend qu’il le connaissait peu. Paola revient du travail et s’amourache de l’ex-fiancée de son fils, qu’elle embrasse et étreint comme une bru. Mais Arianna a un petit copain, Stefano (Alessandro Ascoli), qui l’attend au pied de l’immeuble ; ils vont passer quelques jours en France en stop. Le temps passe, les amours changent, la vie continue. Andrea est mort, on ne saura jamais trop pourquoi ; Arianna est passée à autre chose, elle donne l’exemple à suivre. Irene le conçoit, les parents s’en aperçoivent. Ils accompagnent les deux ados, pour prolonger leur enfance et le sentiment qu’ils ont de leur responsabilité de parents, jusqu’à la frontière française. Si les ados sont si secrets envers leurs parents, n’est-ce pas parce que ceux-ci ne les reconnaissent pas en presque adultes ?

Naïveté du père et psy lorsqu’il demande à sa femme en désignant Arianna et Stefano : « tu crois qu’ils sont ensemble ? » Englué dans sa routine familiale et professionnelle, Giovanni a perdu le contact avec la réalité. Il ne voit ses patients qu’au travers des concepts et ses enfants que d’après l’image qu’ils donnent. La vraie vie est ailleurs… Mais, dans le deuil, il se referme sur lui-même au lieu de s’ouvrir aux monde et à ceux qui restent.

Film un peu lourd, certaines scènes trop appuyées privilégiant l’émotion à la psychologie, ce qui donne des caractères peu fouillés. Le père est omniprésent mais on en sait peu sur la mère, la fille, et surtout le fils. Je n’ai pas trop aimé, le film est déjà daté…

Palme d’or Festival de Cannes 2001

DVD La chambre du fils, Nanni Moretti, 2001, avec Nanni Moretti, Laura Morante, Jasmine Trinca, Giuseppe Sanfelice, Stefano Abbati, Universal Pictures 2002, 1h35, €21,30

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John Steinbeck, A l’est d’Éden

Steinbeck a voulu écrire le livre de sa vie, une véritable Bible de sa famille et de sa région, la vallée de Salinas en Californie du nord. Une Bible qui englobe tout, de la création du (nouveau) monde à la sueur de son front, du « croissez et multipliez » contrarié par le péché, de la leçon de vie donnée par Dieu. Avec une obsession renouvelée pour le mythe biblique de Caïn et Abel, le frère qui tue son frère – par jalousie de l’amour du Père. Que ce soit Charlie et Adam, ou Caleb et Aron (toujours des prénoms en C et en A), le meurtrier (abouti ou non) est exilé à l’est du Paradis, l’Éden biblique.

L’est est là où le soleil se lève, où tout peut recommencer sous l’œil dans la tombe qui regarde Caïn. L’ouest est au contraire toujours promesse de paradis retrouvé, de nouveau monde à défricher, de cité de Dieu à bâtir – d’où le tropisme puritain vers la terre promise des Amériques et, en Amérique, la ruée vers l’ouest des pionniers jusqu’à la Californie où coule, sinon le lait et le miel, du moins le coton et les oranges avant les filons d’or et la technologie. Au-delà, c’est la mer. Ceux qui se sont aventurés toujours plus vers l’ouest n’ont trouvé que les îles tropicales où se perdre dans l’oisiveté et le sexe, ou poursuivre inlassablement le monstre marin de Moby Dick.

C’est « l’histoire du bien et du mal, de la force et de la faiblesse, de l’amour et de la haine, de la beauté et de la laideur », écrit Steinbeck dans son Journal du roman. Il intercale l’histoire de deux familles dans le roman, la sienne, les Hamilton germano-irlandais un peu foutraques mais généreux, ses grands-parents maternels, et la famille Trask, inventée sur le modèle biblique avec un père dominateur et deux frères qui s’aiment et se haïssent. La mémoire et l’invention s’entremêlent. Cela donne un roman fleuve, contradictoire, immoral selon les normes du temps, addictif – au fond terriblement humain.

Il tourne sur l’interprétation dans la Bible du péché. « La plus grande terreur de l’enfant est de ne pas être aimé », écrit justement l’auteur sous son personnage du chinois domestique et philosophe Lee, p.1143 Pléiade. D’où la jalousie du fils délaissé à l’égard de son père, tel Caïn le laboureur, dédaigné au profit d’Abel l’éleveur, l’autre fils. Cette injustice délibérée au premier degré laisse pantois. Mais Dieu inscrit au front de Caïn un signe pour que personne ne le tue. Et le fils premier-né, chassé du regard du Père, s’exile à l’est d’Éden. Sur deux générations, les Trask vont reproduire le modèle – comme quoi être imbibé de Bible n’est pas bon pour la santé psychologique de l’humanité.

Charles offre à son père un couteau à lames multiples, avec l’argent qu’il a gagné en coupant du bois à la sueur de son front. Au lieu d’en être récompensé par un regard, une parole ou un geste d’amour, le père dédaigne le cadeau au profit de celui de son autre fils, Adam, qui se contente sans effort de lui offrir un chiot trouvé dans la forêt. Charles tabasse alors Adam en le laissant pour mort. Mais il ne l’est pas et, devenu père à son tour après un périple forcé dans l’armée, il reproduit le schéma : il reçoit en cadeau de son fils Caleb une grosse somme d’argent acquise par le travail des haricots et l’astuce de profiter de la montée des prix, pour compenser la perte d’un projet de vente de salades préservées dans la glace qui a échoué. Mais Adam refuse ce cadeau indignement (selon lui) gagné par la spéculation et préfère les bons résultats scolaires de son autre fils Aron. Caleb se venge en révélant à son faux jumeau Aron que leur mère n’est pas morte, mais une putain qui tient maison dans la ville après avoir tiré sur leur père et les avoir abandonnés. Effondré, Aron, à 17 ans, s’engage dans l’armée et se fait tuer dans la Première guerre mondiale.

C’est toute la différence entre l’être beau, obéissant et conformiste, et l’être moins doué par la nature mais qui compense par ses efforts. Le pur et le maléfique, l’ange et le démon. Dieu est bien injuste, lui qui a créé les hommes tels qu’ils sont, Abel comme Caïn. Aron ressemble à son père, orthodoxe et suivant les commandements à la lettre, tout désorienté lorsque la réalité vient contrecarrer ses rêves. Il n’aime pas sa fiancée Abra (au prénom qui vient d’Abraham), il aime l’idée idéalisée qu’il se fait d’elle. Au fond, il reste centré sur lui-même, égoïstement parfait, et le monde doit tourner autour de lui sans qu’il ne fasse rien pour.

Caleb ressemble à sa mère, la putain Cathy, depuis toute petite manipulatrice et sans affect, une parfaite psychopathe. Recueillie par Adam alors qu’elle était fracassée par son souteneur, après avoir simulé un viol qui a conduit l’un de ses professeurs au suicide, tué ses parents dans un incendie, elle l’a épousé pour mieux le détruire. Elle a couché avec lui et avec son frère Charlie pour affirmer sa liberté et, malgré une grossesse non désirée où elle a accouché de faux jumeaux, elle est partie en abandonnant mari et progéniture. Elle s’est instillée dans les bonnes grâce de la tenancière d’un bordel de Salinas avant d’empoisonner sa bienfaitrice qui l’instaurait légataire, et de pervertir les notables du coin par des pratiques sado-masochistes inusitées, dont elle conservait des photographies. Caleb la perce à jour, Aron en est effondré. Cathy, arthrosique et vieillissante, se suicide en laissant tout à Aron – qui laisse tout à sa mort sur le front.

Au fond, la Bible peut se lire de façon contradictoire : soit comme une soumission inconditionnelle à Dieu (ce que pratiquent les intégristes chrétiens, les puritains et… les musulmans), soit comme une liberté offerte à l’humain de construire sa vie selon ses choix successifs (ce que pratiquent les protestants, les catholiques après Vatican II et… les Juifs). La Parole de Dieu est soit un commandement absolu auquel il faut obéir à la lettre, soit un élément de réflexion à approfondir par soi-même. Steinbeck a choisi la modernité, et s’amuse de ce que Dieu « préfère l’agneau aux légumes » p.1142. Chacun est responsable de son destin et peut choisir le bien ou le mal à chaque instant. « Le mot hébreu timshel – ‘tu peux’ – laisse le choix. C‘est peut-être le mot le plus important du monde. Il signifie que la route est ouverte. La responsabilité incombe à l’homme, car si ‘tu peux’, il est vrai aussi que ‘tu peux ne pas’ » p.1177. Cal réussit à accepter ses fautes et à faire d’elles des forces pour aller de l’avant.

Le roman est plus riche que ce que je peux en dire en une seule note, et le cinéaste Elia Kazan en a tiré un film (chroniqué sur ce blog) qui recentre l’histoire sur Caleb et Aron, faisant du père Adam un monstre de rectitude borné, sans empathie, sûr de son bon droit moral issu du Livre – assez éloigné de l’Adam du roman.

Cette fresque familiale s’inscrit aussi dans l’histoire des États-Unis et du monde de 1863 à 1918, avec les guerres indiennes, la guerre de Sécession, la Première guerre mondiale, avec le développement du chemin de fer, de l’industrie automobile, du grand commerce et de la publicité, avec l’immigration venue de la vieille Europe et de la Chine. Tout cela incarné dans les petits gestes du quotidien, les situations sociales et l’amour. Plus que dans les vérités éternelles du Livre, les humains trouvent leur expérience dans la terre et dans la vie. « La production collective ou de masse est entrée aujourd’hui dans notre vie économique, politique et même religieuse, à tel point que certaines nations ont substitué l’idée de collectivité à celle de Dieu. Tel est le danger qui nous menace. (…) Notre espèce est la seule à être capable de créer, et elle ne dispose pour inventer que d’un seul outil : l’esprit individuel de l’homme. (…) C’est seulement après qu’a eu lieu le miracle de la création que le groupe peut l’exploiter, mais le groupe n’invente jamais rien. Le bien le plus précieux est le cerveau solitaire de l’homme » p.992

Un grand livre de l’humanité, le testament de l’auteur.

John Steinbeck, A l’est d’Éden (East of Eden), 1952, Livre de poche 1974, 631 pages, €10,40, e-book Kindle €9,99

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les Raisins de la colère, À l’est d’Éden, Pléiade 2023, 1664 pages, €72,00

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Jules Verne, Seconde patrie

Jules Verne avait été enchanté enfant par la lecture du Robinson suisse du pasteur bernois calviniste Wyss, écrit pour ses propres enfants et publié par son fils. Il a voulu achever l’odyssée de la famille Zermatt (Jules Verne invente ce nom qui restait non dit chez Wyss), les parents et quatre fils de 5 à 15 ans, jetée à la côte sur une île déserte au large de l‘Australie, et qui a su, par son industrie et son moral, reconstruire la civilisation dans une nouvelle patrie. La famille a peu à peu, en douze ans, établi des gîtes (d’hiver dans une grotte, d’été dans un arbre, de travail dans les champs), cultivé la terre (potager, champs de céréales et de cannes à sucre, arbres fruitiers), domestiqué des animaux (basse cour, vigognes et chèvres, animaux de traits et montures). Il s’agit, par le travail et par l’épargne de reconstruire le paradis perdu du Créateur.

L’auteur prend la suite en faisant découvrir la famille désormais adulte (16 à 25 ans pour les fils) par une corvette anglaise qui a dû relâcher dans une baie de l’île non portée sur les cartes, pour réparer des avaries dues à l’une des nombreuses tempêtes de la mauvaise saison. L’éditeur Hetzel avait demandé à Jules Verne d’améliorer la suite inventée par la traductrice en français du livre, Mme de Montolieu, puis celle tardive du fils de Wyss. Verne résumera brièvement l’histoire des Robinsons suisses en un chapitre pour ceux qui ne l’auraient pas lu.

Fritz, le fils aîné, chasseur invétéré, assomme un cormoran qui passait par là et découvre un message à sa patte : on demande du secours après naufrage sur l’île des Roches-fumantes, un volcan actif. Cette île n’est pas très loin de la Nouvelle-Suisse, l’île de la famille, et Fritz s’élance en yole pour y trouver Jenny, jeune fille de 17 ans seule rescapée d’une chaloupe renversée par la mer après que des mutins se soient emparés du navire qu’ils n’ont pas su manœuvrer. Enfin une fille dans cette bande de mâles ! Enfin une descendance assurée pour les vieux parents sur l’île déserte !

Voilà qui est nouveau – et moins intéressant. En effet, les préjugés sexistes du temps cantonnent les femmes aux travaux ménagers : lessive, couture, repas, conserves, potager. Seule Jenny, de par son jeune âge et son caractère décidé, « son éducation virile » due à son colonel de père l’élevant seul, est un peu du côté garçon ; elle s’est d’ailleurs habillée en jeune officier lorsqu’elle a dû quitter le bateau. Fritz est charmé, ils vont se marier sans jamais « tomber amoureux » dans les affres de la passion, car l’auteur veut éviter à son public à peine pubère toute inflammation de l’imagination et des sens…

Jules, en vieux routier de l’aventure, épice donc sa suite par de multiples péripéties. Le lecteur est plongé de suite dans l’action par ces mystérieux coups de canon tirés en réponse aux traditionnels deux coups qui saluent l’arrivée du printemps depuis douze ans sur l’île déserte. Y aurait-il un vaisseau ? Oui, il y a. C’est la corvette anglaise Licorne. Elle embarque Fritz et Jenny, qui veut revoir son père le colonel en Angleterre avant de revenir peut-être un an après, ainsi que François, le plus jeune des fils, qui veut voir le monde. Dans le même temps débarquent dans cette nouvelle Terre promise une famille, les Wolston, un couple mûr et leur fille de 14 ans Annah, qui veulent se poser et se reposer.

Lui est mécanicien charpentier, occasion de déployer toute son industrie, le fils Ernest intéressé tandis que l’autre fils, Jack, reste ce chasseur boute en train intrépide et un peu tête brûlée qu’il a toujours été. Les caractères sont bien dessinés, ayant chacun une part de l’âme des jeunes garçons qui lisent le roman. Les leçons sont tirées sans en avoir l’air : observer et étudier permet d’améliorer ses outils et son confort ; ne pas se précipiter tête baissée dans ses désirs de poursuite permet d’éviter le danger et d’inquiéter ses proches ; réfléchir avant d’agir permet une meilleure réussite.

La corvette doit revenir un an plus tard mais elle n’est toujours pas là. Changement de perspectives : nous sommes désormais dans une chaloupe jetée à la mer par des mutins, où se trouvent Fritz et Jenny, François, le bosseman (contremaître des équipements nautiques) et le capitaine Gould, James Wolston, sa nièce Dolly, sa femme et Bob, leur enfant de 5 ans. Ils dérivent, sans vent ni plus guère de provisions ; ils débarquent sur une côte inhospitalière, l’envers du décor de la Nouvelle-Suisse, en fait la même île mais sur sa côte opposée, ils ne le savent pas. Avant d’avoir gravi à grand peine le pic Jean-Zermatt, exploré par Wolston et les deux fils restés sur l’île.

La robinsonnade paradisiaque s’est inversée en une épreuve de foi et de courage stoïque. Que peut en effet l’ingéniosité humaine contre la nature indifférente et hostile ? Autre leçon en douche froide aux imaginations enfiévrées des jeunes garçons. Ce ne sera que par un hasard extraordinaire (et avicole) que les occupants de la chaloupe seront sauvés. La Licorne a subi des avaries à cause d’une tempête et doit réparer trois mois au Cap ; les huit passagers trop pressés d’arriver prennent place à bord du Flag, navire de commerce qui subit une mutinerie ; jetés dans une chaloupe avec peu de provisions, ils abordent une côte stérile; une nouvelle tempête écrase leur chaloupe restée à terre ; leur provision de varech sec pour le feu brûle à cause de la foudre ; le petit Bob se perd mais fait découvrir une grotte traversante qui permet l’accès au haut de la falaise, infranchissable depuis la plage ; ce n’est qu’un plateau aride et, à perte de vue, une terre sans végétation ; une fois rendus dans la Nouvelle-Suisse fertile, c’est pour découvrir qu’elle est infestée de sauvages et que les familles restées sur l’île ont disparu…

Jules Verne, Jules Verne, Seconde patrie, 1900, éditions du Rey 2023 avec 75 gravures, 466 pages, €17,00, e-book Kindle €1,99

Jules Verne, Voyages extraordinaires – L’école des Robinsons, Deux ans de vacances, Seconde patrie, Gallimard Pléiade 2024, 1216 pages, €69,00

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Accident de Joseph Losey

Tout commence par un accident de voiture, de nuit, près de la propriété d’un professeur de philosophie à Oxford. Deux étudiants venaient le voir pour parler de quelque-chose. L’auto s’est renversée, le garçon est mort, la fille survit ; c’est elle (qui n’avait pas son permis) qui semble-t-il conduisait. William, en jeune homme trop sain, tenait mal l’alcool. Cette « crise » au sens médical va révéler les dessous des apparences sociales.

Anna Von Gratz und Loeben (Jacqueline Cassard) est une princesse brune comparée à une chèvre par William (Michael York), jeune aristocrate anglais féru de sport qui sortirait bien avec elle. Mais William, le blond solaire, est en admiration envers son professeur de philosophie d’Oxford Stephen (Dirk Bogarde), qui lui demande pourquoi il étudie la philo puisqu’il est un guerrier et rêve de devenir éleveur. Le prof est sensible au charme vénéneux de la vide et mutique Anna, venue d’Autriche et qui laisse toujours sa porte ouverte, comme si elle accueillait tous les mâles qui passent. Elle ne les décourage pas, ce qui présente peut-être un défi pour William, peu porté sur la gent féminine de par son éducation typiquement anglaise, de collèges de garçons en sports violents.

A ce trio s’ajoute Charley (Stanley Baker), autre quadragénaire, recteur de l’université ami de Stephen, qui couche impunément avec la belle autrichienne et parle à la télé de tout et de rien. Il est l’inverse de Stephen. Marié lui aussi, trois gosses comme Stephen (dont l’épouse attend le troisième), il a réussi là où Stephen n’a pas osé. Stephen est troublé par Anna quand il découvre qu’elle est la maîtresse de Charley tout en flirtant avec lui et déclarant bientôt se marier avec William. Lui mène une vie paisible, ennuyeuse même, auprès de sa femme Rosalind (Vivien Merchant) et de ses deux enfants, un garçon de 6 ans déjà petit mâle et une fillette de 3 ans. Son fils est celui qu’il n’a pas osé être, tapant le ballon, courant sur la pelouse, grimpant comme Tarzan aux arbres, jardinant torse nu avec papa dans l’été anglais, lisant une histoire d’éléphant. William étudiant a quelque chose de ce gamin, ce pourquoi Stephen s’intéresse à lui, son avenir, ses amours. Il en est presque paternel tandis que le jeune homme, dans une sorte de culte homoérotique, observe qu’il est bien conservé pour son âge qui avance, digne même dans les pires situations, mais qu’il devrait cultiver ses muscles.

Stephen, pris par la quarantaine, vit les amours et le désir par procuration. Il invite son favori William et la nouvelle étudiante Anna dans sa maison de campagne avec sa famille, tandis que Charley s’incruste. Stephen contient sa libido par convenance et confort moral, admirant en retour la jeunesse, Anna en femme désirable et William en idéal physique et social qu’il n’a jamais pu atteindre. Mais Charley est le grain de sable, le démon qui va enflammer la situation. Il est un double maléfique par sa réussite comme recteur et expert télévisé, et sa réussite amoureuse puisqu’il vit pleinement sa sexualité avec Anna – là où Stephen ne peut que fantasmer. Stephen se promène avec Anna mais n’ose pas tenter de l’embrasser ; il se rend à Londres pour proposer ses services à la télévision mais le producteur est malade et son adjoint le rembarre. C’est un ancien élève qui lui rappelle Francesca, la fille du recteur, avec laquelle Stephen sortait jadis. Le prof se dit qu’après tout, il peut se rabattre sur Francesca comme maîtresse ; il lui téléphone, dîne et couche avec elle, mais l’enthousiasme n’y est plus de part et d’autre. A quoi bon ce jeu s’il n’y a pas de sentiments ?

L’accident nocturne montre les ténèbres où se révèlent les désirs réprimés et la mort au bout du chemin, tandis que la dernière scène reprend le thème en plein jour en les masquant sous le réel familial de la vie. Mais au fond, Anna n’est pas si innocente qu’elle le paraît. Elle parle peu, agit sans dire, mais son regard ne cesse de séduire. Peut-être pour se rassurer, peut-être pour répondre aux canons sociaux de l’époque qui faisaient d’une femme un objet de la convoitise et de la rivalité des mâles. La haute société anglaise avant 1968 est corsetée et enfermée dans des codes sociaux où l’agressivité ne trouve à s’exprimer qu’entre hommes dans des sports d’autant plus dérisoires qu’ils sont violents, et où la parole est vide. L’alcool apparaît comme un remède à l’impasse existentielle et une fuite en avant désespérée. Stephen ressent un mal-être derrière son apparence sociale de prof d’Oxford et d’une maison de famille vaste et paisible. Il pousse Charley à parler de l’envers du décor, ce qui désespère William, lequel croit que Stephen a des vues sur Anna. Ce pourquoi il boit, ce pourquoi il ne peut conduire, ce pourquoi il meurt.

Lorsqu’il se retrouve lors d’un match près du père de Francesca, Stephen en profite pour lui dire qu’il l’a rencontrée et qu’elle l’embrasse. L’ancien recteur, imperturbable, réplique : « Embrassez-la donc pour moi, quand vous la reverrez ! ». Ce cynisme de père qui se fout que sa fille mariée couche avec n’importe qui fait exploser d’un coup devant le spectateur les faux-semblants sociaux et l’hypocrisie de classe.

L’accident, au fond, n’était pas un accident – mais la résultante des non-dits de tous les personnages : la frustration de Stephen, l’engouement trouble de William, le comportement poupée séductrice d’Anna, le cynisme hédoniste de Charley. Un film subtil, bien lent pour notre époque, mais qui mérite d’être dégusté comme un vieux whisky.

DVD Accident, Joseph Losey, 1967, avec Dirk Bogarde, Stanley Baker, Jacqueline Sassard, Michael York, Vivien Merchant, StudioCanal 2009, 1h45, occasion €13,27, version simple anglais seulement €11,14, version restaurée anglais/français Blu-ray €34,99

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A dix minutes des naturistes de Stéphane Clavier

Un film familial et drôle, qui prône la tolérance – mais qui n’est pas édité en DVD, sujet sulfureux oblige. Pourtant, rien d’indécent dans ce film à la gloire des vacances, du soleil et de la nudité naturelle. Plutôt les contradictions de notre société patriarcale, catholique, bourgeoise, coincée, déclinées avec un humour à la fois bienveillant et acide.

Valérie Morin (Christine Citti) se trouve trop grosse malgré « vingt ans de régime » ; elle veut se faire refaire les seins, les fesses, les genoux… Mais cela coûte cher et ce n’est pas avec son salaire de bonne à tout faire, ni avec celui de son mari concierge, tous deux à Bruxelles, qu’ils vont pouvoir se payer cette fantaisie. Car c’est bien une fantaisie : Valérie est ronde et plantureuse car elle adore cuisiner les desserts, mais ne s’accepte pas. La norme masculine exige le format 90x60x90 et tout ce qui est en excès est mal vu ; la norme bourgeoise catholique belge exige la tempérance des chairs et la jeunesse renouvelée. D’où problème.

Le mari, Michel Morin (Lionel Abelanski), est prêt à sacrifier la semaine de vacances en croisière prévue pour contenter sa femme durant l’absence des patrons, partis en couple « visiter la Chine » durant trois semaines. En revanche, c’est dommage pour le gamin Sam (Jean-Baptiste Fonck), dont les 10 ans remplissent bien ses tee-shirts. Une idée vient au père : pourquoi ne pas échanger les maisons durant deux semaines ? Puisque les bourgeois ne sont pas là, autant en profiter.

Aussitôt dit, aussitôt fait sur le net. Patrick et Laure Dulac (Bruno Ricci et Maëva Pasquali) sont enthousiastes. Ils échangent volontiers leur maison sur l’île du Couchant (pastiche de l’île réelle du Levant) pour la demeure bourgeoise en plein Bruxelles centre, près du Parlement européen. C’est qu’ils ont eux aussi une idée : étant naturistes, ils veulent manifester nus en plein Bruxelles et porter une pétition aux parlementaires pour légaliser la nudité en Europe. Ce qui engendre une série de sketches croustillants et drôles avec le bourgmestre, les voisins, les passants dans les rues où passe le vélo-nu, et même l’assistance convoquée dans la maison bourgeoise pour un apéro-nu.

Pendant ce temps, la famille se rend dans le sud de la France où la maison à la cuisine aménagée leur plaît. Sauf que… Suzy, la tante des Dulac (Macha Méril), qui devait être hospitalisée pour une intervention au cœur, a décidé de ne pas aller à l’hôpital et de rester vivre ce qu’elle pouvait encore, mais chez elle. Dès le matin, elle pratique le taï-chi nue dans la cour. Scandale de pudeur offensée ! Les Morin ne se doutaient pas qu’ils étaient sur une île naturiste. Non sans contradictions, d’ailleurs, puisque la nudité est « obligatoire » sur tout le littoral mais « interdite » à l’intérieur. Nulle plage possible aux « textiles », on doit ôter son slip et tous ses vêtements (sauf peut-être la casquette ?) pour accéder à la mer. Seuls les enfants, pour éviter la censure du film, peuvent porter un cache-sexe.

Sam a fait la connaissance sur le ferry d’une petite copine, Léa (Prune Richard), avec qui il voudrait bien jouer sur la plage. Il entraîne donc son père avec lui « pour le surveiller » tandis qu’il navigue en canot plastique ou bâtit des châteaux de sable. Michel est obligé de se mettre nu, ce qui le gêne parce qu’il n’est pas vraiment bien bâti. La mère de Léa, belle jeune femme que son mari vient de quitter, l’encourage avec bienveillance, lui disant que c’est comme faire l’amour pour la première fois : on a peur mais, très vite, on ne peut plus s’en passer. De fait, Michel s’habitue.

Pas son épouse Valérie, qui n’accepte pas son corps et refuse obstinément d’aller se montrer à poil sur la plage. Elle assiste impuissante à la drague que subit son mari, qui semble y prendre goût. Suzy la console, en bonne soixante-huitarde mûrie qui prend tout à la cool. Elle l’encourage à se laisser-aller, à accepter ce qu’elle est. Donc à pâtisser puisqu’elle aime cela et réussit magnifiquement. Elle la présente à son chef cuisinier dans son restaurant pour qu’elle fasse en bénévole les desserts, notamment ses incomparables profiteroles au chocolat qui sont un délice. Le couple se délite tandis que le gamin, qui prend tout comme il vient, s’amuse et que Suzy recolle les morceaux.

Mais Bruxelles fait scandale. Le voisin bourgeois (Alain Leempoel) téléphone aux patrons « partis en Chine », les Langlois, dont lui Édouard (Philippe Magnan) est chef du parti conservateur au Parlement européen : il a vu circuler nue à la fenêtre une femme chez lui. Que font les concierges, se demande Langlois ? Et sa femme Solange (Catherine Jacob) l’incite à les asticoter. « C’est une cousine danoise », ment Michel, interpellé.

Laquelle épouse nudiste voudrait bien un bébé, que son mari militant lui refuse obstinément. Lui impose toujours ce qu’il veut, et c’en est trop. En gardant le bébé fille de la voisine, gynécologue (Cécile Vangrieken), Laure l’interroge sur les moyens de surmonter le veto marital. On peut toujours « oublier » de prendre la pilule, répond la doctoresse, ou crever discrètement le préservatif en le sortant de l’emballage – « ce sont des pratiques que je réprouve, mais certaines le font… ». Dont elle-même, on l’apprendra avec humour ensuite. Laure, qui lit ostensiblement Le rose et le rosaire de Paul Claudel, une réflexion sur la Vierge, ne veut pas se dessécher sur pied et cherche comment Marie a réussi sans Joseph – autre trait d’humour catho belge bon enfant. Elle lira ensuite un guide pratique, 101 trucs pour tomber enceinte, sans que son mari n’y fasse attention.

Les Langlois, qui ne sont pas en Chine mais en clinique pour se faire re-lifter une jeunesse, ne sont pas présentables ; ils doivent ronger leur frein avant que la cicatrisation du visage leur permette d’aller en société sans se faire questionner sur leur mensonge. Le conservateur s’est montré en effet tout à fait opposé à la chirurgie esthétique pour des raisons morales, une belle contradiction. Lorsqu’ils parviennent enfin chez eux, « revenus par avance à cause d’une intoxication alimentaire en Chine », ils trouvent une réception qui bat son plein dans leur maison de ville. Des gens tout nu partout et tous les parlementaires amis invités pour un apéro-nu via le réseau social des Langlois, que le bourgeois trop sûr de lui avait laissé cession ouverte, et que Michel avait autorisé sans le savoir par téléphone.

Comment résoudre le problème sans dévoiler le mensonge ? Il est évident que les Morin sont virés, mais encore ? Eh bien, il faut accepter l’inévitable. Comme Valérie va accepter son corps, Patrick le bébé désiré par sa femme, les Langlois vont accepter officiellement de soutenir le mouvement nudiste, « au final plutôt familial et qui ne remet nullement en cause les valeurs, etc… », comme le politicien le soutient sans rire face au micro de la journaliste. Les Morin, ayant pris goût au climat et à la gentillesse des gens sur l’île nudiste, vont s’y installer, et peut-être envisager un autre enfant. Le Sam suffit ne suffit plus.

Cette gentille histoire franco-belge est agréable à regarder et tout à fait correcte question mœurs. A l’opposé de l’époque des régressions et intégrismes, elle prône sans provocation la tolérance mutuelle, le naturel des relations, la réconciliation avec son corps et avec la nature. Bien mieux que les drag queens complaisantes de cérémonie !

DVD A dix minutes des naturistes, Stéphane Clavier, 2011, avec Lionel Abelanski, Christine Citti, Macha Méril, Catherine Jacob, Philippe Magnan, Jean-Baptiste Fonck, TF1 2012 rediffusé NRJ12 replay 2024 (création d’un compte exigé), 1h45

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Louisa May Alcott, Les quatre filles du Docteur March

J’ai lu sur ma liseuse le livre gratuit Les quatre filles du Docteur March. Il y a la responsable, 15 ans, la fille–garçon décidée de 14 ans, la coquette de 12 ou 13 ans et la timide de 11 ans. Ces filles sont toutes très préoccupées de bonnes actions et d’être moralement conformes au christianisme de la guerre de Sécession véhiculé par leur mère. Cela fait très Club des cinq.

Les quatre filles sont pauvres mais unies en famille. Leur voisin Laurie est un jeune orphelin riche solitaire qui s’ennuie. Qui est le plus à plaindre ? Les premiers ne seront-ils pas les derniers selon la Bible, ce manuel d’éducation des jeunes filles au XIXe siècle victorien ?

Le père des quatre filles est un médecin américain parti soigner les blessés nordistes à la guerre de Sécession et elles se retrouvent seules avec leur mère, à cet âge de transition qu’est la prime adolescence. Contrairement aux pétasses égoïstes d’aujourd’hui et leur Beauty Contest, ces filles sages du siècle d’avant font un concours de bonté. Il s’agit d’aimer son prochain, pas de le défier. Pour ce faire, il faut absolument corriger ses défauts au lieu d’être antisocial, de réprimer sa colère et de pardonner « chrétiennement ».

L’autre message du roman est qu’à 15 ans, les enfants deviennent des femmes en puissance et la société attend d’elles qu’elles se comportent selon les normes strictes de leur sexe et de leur rang.

Le roman cite les petits mendiants irlandais en loques sous les fenêtres de la pension où Amy, la fille de 12 ans punie d’avoir enfreint les règles d’apporter en classe des sucres d’orge, doit les jeter deux à deux, sur ordre du maître qui l’aime bien mais est inflexible avec la discipline. Elle a été dénoncée par une pimbêche qui veut se venger. Le danger des filles est nettement pointé : l’orgueil, la vanité, ne penser qu’à soi. Le garçon, Laurie, en est exempt, donc un exemple.

C’est gentillet, un brin niais, plein de bons sentiments. Les filles adorent lorsqu’elles sont encore enfants. Reste, pour les adultes d’aujourd’hui, un document social sur la mentalité américaine au milieu du XIXe siècle, confrontée à sa guerre civile.

Guerre qui ressurgit aujourd’hui antre le Texan Trump et ses conservateurs ultras, et la Nouvelle-Angleterre de Biden et ses démocrates écartelés entre le gauchisme woke exacerbé et la social-démocratie traditionnelle.

Louisa May Alcott, Les quatre filles du Docteur March (Little Women), 1868, « édition complète et originale » en français, Independently published 2022, 201 pages, €10,99, e-book Kindle €0,00 gratuit (domaine public)

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Jean-Philippe Bozek, Paul et Suzanne 1932-1950

De 1932 à 1950, que de bouleversements ! La montée du Front populaire et des congés payés, la guerre d’Espagne, la montée concomitante du fascisme puis du nazisme, la drôle de guerre puis la guerre ouverte t la défaite immédiate, le vote de 60 % des socialistes pour les pleins pouvoirs à Pétain, vieux maréchal ambitieux…

Tout commence en 40 par le bombardement de l’aviation allemande sur Ambleteuse, petite ville balnéaire peuplée de civils. Déjà la terreur. La famille ne cesse de se regrouper entre la proximité des usines et les villas loin du front provisoire, en Normandie. Entre les affaires et les enfants, le partage des tâches et vite trouvé : aux hommes les affaires, aux femmes les enfants, le ravitaillement, le soin aux blessés.

La saga familiale se poursuit dans l’esprit paternaliste et ingénieur du « capitalisme rhénan » propre à l’Europe continentale. Rien à voir avec l’esprit financier anglo-saxon, plus soucieux de profits que de production. Ce qui compte en France du nord, est de produire de bons produits sur la demande de bons clients. La guerre est évidemment le trublion dans cette façon irénique de voir l’entreprise.

Ce second tome est très vivant par son côté romanesque, reconstitué à partir des témoignages des membres encore vivants, des lettres, documents et photos. Il montre comment une famille aisée pouvait survivre en temps de guerre et d’Occupation. Comment les patrons d’usine devaient négocier avec l’Occupant pour éviter de trop servir l’effort de guerre, comment aussi faire tourner a minima les machines avec les rares ouvriers non mobilisés ou prisonniers.

La famille est partagée entre la production et l’élevage des enfants. Ceux-ci poussent en liberté, peu instruits par l’éloignement des villes. A Jullouville, dans le Cotentin, n’existe qu’une école primaire. Le petit Paul Jean-Marie (Paul JM), né en 1934, aura du mal à s’adapter aux contraintes et à la discipline lorsqu’il entrera en sixième chez les Jésuites à 11 ans, lui qui a vécu libre depuis ses 7 ans, voyant des avions descendus en flammes, des hommes sauter sur des mines, des morts et des blessés. Il reprendra l’usine, une fois adulte, mais ce sera pour le tome suivant.

Tome 3 à paraître sur l’époque contemporaine.

Jean-Philippe Bozek, Paul et Suzanne – Histoire de la famille Dubrule-Mamet, tome 2 Guerre et paix 1932-1950, éditions Place des entrepreneurs 2023, 256 pages, € 25,00

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Tome 1 : 1800-1932 déjà chroniqué sur ce blog

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Emmanuelle Seigner, Une vie incendiée

Emmanuelle Seigner est chanteuse rock et comédienne, petite-fille, nièce et sœur de comédiens, fille de photographe et journaliste. Née en 1966, elle est mannequin de mode dès 14 ans et connaît bien ce milieu où son mari, de 33 ans plus vieux qu’elle, s’est fait épingler en 1977. Ce mari est Roman Polanski, qu’elle épouse en 1989, à 23 ans, et avec qui elle a deux enfants : Morgane et Elvis. Le récit qu’elle livre ici commence en 2009, le 26 septembre. Il s’agit de l’arrestation en Suisse pour extradition vers les États-Unis de Roman Polanski pour une affaire datant de 1977, 32 ans auparavant, pour laquelle il a été condamné et a déjà purgé sa peine. Il s’agit de relations « illicites » du cinéaste, alors photographe de mode, avec une mannequin de 13 ans et demi, Samantha.

Elle a tenu à livrer son témoignage, pierre blanche de notre aujourd’hui que l’on retiendra sans doute dans les livres d’histoire de la société.

Premier choc : celui des époques. Ce que l’on admettait comme la norme dans certains milieux artistes à l’époque est honni aujourd’hui.

L’adolescente pubère et initiée était consentante et désireuse, il ne s’était rien passé que de doux, « un érotisme mutuel » disent les experts psychiatres commis au procès (p.57) mais, lorsqu’elle l’avait raconté avec enthousiasme à sa sœur, la mère avait porté plainte. « Je savais que Samantha allait avoir 14 ans, qu’elle avait déjà un petit ami de 17 ans , qu’elle était très libérée, avait une vie sexuelle et rêvait de devenir une star de cinéma. Je savais que sa mère – une comédienne de 34 ans – l’avait présentée à Roman pour poser dans reportage photo commandé par le magazine Vogue Homme qui voulait comparer les jeunes filles françaises aux américaines. Moi-même, j’ai été mannequin à 14 ans, en 1980. Plein de filles, dans ce milieu de la mode, couchaient avec les photographes. Ainsi jouait l’époque. On célébrait les lolitas au cinéma, dans les livres et les magazines. Je ne dis pas que c’est bien ni souhaitable, sûrement pas. Mais c’était l’air du temps. Et on entendait personne le déplorer publiquement. Personne » p.23.

Second choc : celui de la disparité des lois des États sous une même fédération des États-Unis.

« Nous sommes en mars 1977. La loi californienne réprime les relations avec les filles de moins de 18 ans, un interdit qui varie selon les États. En Géorgie, par exemple, il ne concerne que les moins de 12 ans »p.54. D’un kilomètre à l’autre, la morale judiciaire change, sans que la société soit différente. Ce pour quoi, malgré « la loi », les peines étaient rarement requises, surtout lorsque tout c’était passé dans le bonheur. « La même année, dans ce district, plus de 40 personnes avaient été mises en cause pour ce délit. Aucune n’effectuera un seul jour de prison » p.55.

Troisième choc : celui du mensonge du juge américain, soucieux d’être bien vu pour être réélu.

« Le 16 septembre très soucieux d’être bien vu des médias, Laurence J. Rittenband déclare infliger à Roman la peine de diagnostic évaluation qui ne permet pas à l’accusé de faire appel et l’envoie en prison pour un maximum de 90 jours. (…) Rittenband précise que ce séjour en centre de détention fera office de peine et qu’il n’y aura pas d’incarcération ultérieure ». Polanski effectue sa condamnation à la prison sans rechigner.

Mais, coup de théâtre : « A leur stupeur, les avocats découvrent que Laurence Rittenband a changé d’avis sous la pression du feu médiatique. Aux États-Unis, les juges sont élus. Ils tiennent à polir leur image : ‘ il va falloir que je lui colle une peine d’une durée indéterminée !’ lance-t-il pendant cette réunion houleuse » p.57. Avec ce juge, plus soucieux de son image dans l’opinion que de la justice, le mensonge fait office de stratégie. « Roman n’a jamais cherché à fuir à la justice américaine, ni avant son inculpation, ni lors de son emprisonnement. Il a assumé. Mais cette fois, face à ce magistrat qui n’a pas de parole, il fiche le camp » p.58.

Quatrième choc : personne n’écoute la victime.

« Rien n’oblige Samantha Geimer à soutenir Polanski. Et pourtant, à plusieurs reprises, elle a demandé à la justice californienne de classer le dossier arguant que l’incroyable entêtement du tribunal lui est aussi pénible qu’à Roman. Agirait-elle ainsi avec lui s’il avait fait preuve, 30 ans plus tôt, d’une violence insoutenable ? » p.79. La sacro-sainte « victime », devant laquelle on est en général à genoux, est ici évacuée comme gêneuse de la Morale en marche, que la vertueuse Justice sous la pression des indispensables Réseaux de chiennes de garde est en charge de faire respecter, au mépris des droits, des procédures et du changement des mœurs.

Cinquième choc : l’hystérie de lynchage des réseaux sociaux qui n’ont que faire de la morale et de la justice s’ils connaissent leur petit quart d’heure de gloire personnel en tirant (c’est le plus facile) sur une ambulance.

« Polanski est un nom qui déclenche des fantasmes si intenses, fiévreux, irrationnels » p.103, écrit sa femme, catastrophée par sa vie de famille brisée par l’emprisonnement durant dix mois de son mari retenu en Suisse, cinéaste empêché de travailler et père qui ne peut suivre ses enfants. Morgane a 16 ans et doit passer le bac ; Elvis a 11 ans et commence sa sixième – deux années cruciales dans le système scolaire français.

Mais Polanski est célèbre – et juif : deux défauts qui suscitent l’envie et la haine des cerveaux rétrécis, surtout dans l’anonymat du net. Le Juif est toujours, chez les chrétiens puritains yankees, soupçonné d’être un bouc, donc lubrique, avant d’être un bouc émissaire commode pour se débarrasser sur son bon dos des péchés que l’on a soi-même commis ou rêvé de commettre. Ainsi va la foule, forte en meute contre les faibles, vile devant les forts qui l’enjôlent et la domptent. Polanski est voué au « gaz » mais Trump est loué pour sa force. Mais qui a violé, dans la réalité ?

Évidemment, une pétasse profite du show médiatique autour de l’extradition de Polanski pour se croire « violée » à son tour (Moi aussi ! Moi aussi !). Charlotte Lewis (dénonçons aussi les truies) était une débutante amoureuse de Polanski, évincée par Emmanuelle qui est devenue sa femme ; elle a voulu se venger, comme la Springora avec Matzneff. « Dans le journal britannique [News of the World] elle raconte aussi qu’elle a commencé à avoir des relations sexuelles tarifées avec des hommes plus âgés dès ses 14 ans. ‘Je ne sais plus avec combien d’hommes j’ai couché à l’époque pour de l’argent. J’étais naïve. On me disait d’être gentil avec untel’ (…) Bref, on peut se demander pourquoi elle a jugé bon d’aller accuser Roman 26 ans après. Toute cette malveillance me paraît choquante » p.136. On le serait à moins…

Sixième choc : le « deal » à l’américaine les évadés fiscaux américains de la banque suisse UBS contre l’extradition de Polanski.

Rien n’est plus cynique qu’un État, « le plus monstrueux des monstres froids », dit Nietzsche. Qu’importent les personnes qu’il broie s’il peut faire avancer ses intérêts (p.90 et p.144). Utiliser une affaire vieille de plus de trente ans, et réglée selon la loi américaine, pour forcer la main du paradis fiscal, n’est qu’une anecdote. Seul le résultat compte et, en effet, les États-Unis auront les noms de 4500 fraudeurs, tandis que la Suisse pourra alors rejeter dédaigneusement la demande d’extradition, mal fondée en faits et comprenant un élément de preuve dissimulé, le témoignage du procureur contre le juge.

Ce n’est pas une personne, mais toute une famille, que l’hystérie d’un « maccarthysme néo-féministe » (p.174) condamne à l’enfer sur la terre même. « Pour mes enfants, pour Emmanuelle, c’est épouvantable . C’est pour eux que je parle (…) Ils souffrent énormément. Ils reçoivent des insultes, des menaces sur les réseaux sociaux » p.175.

C’est aussi certains politiciens ou artistes qui apparaissent veules, bien moins intelligents qu’on le croyait (p.174) : Marlène Schiappa, Roselyne Bachelot, Franck Riester, Adèle Haenel… A l’inverse, d’autres se révèlent : Nicolas Sarkozy qui soutient Polanski au titre du droit, Bernard Tapie et Bernard-Henry Lévy qui envisagent des actions radicales pour le faire évader, Catherine Deneuve, Yasmina Reza, évidemment Samantha Geimer la soi-disant victime, et tant d’autres.

Emmanuelle Seigner, Une vie incendiée, 2022, éditions de l’Observatoire, 183 pages, €18.00 e-book Kindle €12,99

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Aftermath d’Elliot Lester

Ce film intimiste et dépouillé recycle Arnold Schwarznegger comme on ne l’imaginait pas : en vieux papa brisé par un accident d’avion où sa femme, sa fille et le bébé à naître ont péri. Le scénario reprend la tragédie de la zone d’Überlingen en Allemagne arrivée réellement en Juillet 2002, où une erreur du contrôle aérien a fait entrer en collision deux avions, un de ligne et un cargo. Le film transpose les faits aux États-Unis et fait se crasher deux avions de ligne avec 271 victimes.

Roman Melnyk (Arnold Schwarzenegger) est un contremaître en bâtiment qui part attendre l’arrivée de sa femme Olena et de sa fille enceinte Nadiya par le vol AX112 en provenance de New York. A l’aéroport, le vol est « délayé » et, lorsqu’il se renseigne, on le conduit à part dans une salle vide, où on lui apprend que l’avion s’est crashé et qu’il n’y a aucun survivant. Son petit bouquet de fleurs à la main, Roman est anéanti. La guirlande souhaitant la bienvenue pour Noël dans sa maison l’avait averti : elle s’était détachée et pendait à terre.

Le vieux mari et père mettra des mois à se remettre, envisageant le suicide du haut du bâtiment en construction qu’il entreprend. Il cherche surtout à comprendre, à trouver un coupable. Ni la compagnie aérienne, avec ses avocats, ne lui présentent d’excuses publiques, personne ne regarde sa famille. Les gens ne sont que des numéros de dossier, pas des personnes. Les bâches sous lesquelles sont les cadavres récupérés au sol le montrent. Alors que Roman s’est engagé comme sauveteur volontaire pour retrouver sa fille morte ; il a tenu son corps sans vie dans ses bras, c’était une personne, pas un numéro. L’argent est censé compenser la perte affective, mais c’est dérisoire. Roman se promène avec la photo de sa femme et de sa fille, mais nul ne les regarde, c’est cela qui lui fait le plus mal. Il veut que chacun reconnaisse sa responsabilité et avoue, présentant ses excuses. Mais ce n’est plus la norme dans la société bureaucratique d’aujourd’hui.

Au fond, dans cette catastrophe que personne n’a voulue, chacun cherche à se défausser : c’est pas moi, c’est l’autre ; je n’ai commis aucune erreur, c’était un accident ; je ne suis pas coupable, c’est le système. Le contrôleur aérien était seul dans sa tour, en soirée. Son acolyte était parti « manger » et deux techniciens sont venus permuter le téléphone (donc le couper provisoirement) en pleine activité de la tour de contrôle. Jonglant entre le fameux téléphone pas réactivé et ses écouteurs de contrôle sur deux postes, Jacob Bonanos (Scoot McNairy) n’a rien vu de la collision proche. Ce n’est pas de sa faute mais c’est de sa faute. Juif, il se sent coupable des vies perdues, ses voisins ne lui font sentir en taguant sa maison de sigles « assassins, meurtrier » ; employé, il est recyclé dans une autre ville sous une autre identité avec un autre travail, après une confortable indemnité. Façon de dire que la compagnie reconnaît ses manquements et son peu de rigueur, et les masque sous la banalité du destin.

Outre les vies fauchées dans le crash aérien, ce sont deux couples qui sont aussi brisés par cette catastrophe. Aftermath est en anglais une seconde coupe, une séquelle. Roman n’a plus de famille, lui qui était venu d’Europe centrale avec le rêve américain en tête ; Jacob voit son couple exploser parce qu’il devient irritable et obstiné, servant des œufs pas cuits à son fils Samuel que pourtant il adore, et ne comprenant pas pourquoi son épouse veut les faire recuire – comme s’il était incompétent, comme dans son travail de contrôleur aérien.

Un an plus tard, tout serait-il apaisé ? Non pas, Roman cherche à retrouver Jacob et use pour cela d’une journaliste qui s’asseoit sur la déontologie en lui donnant le nouveau nom et la nouvelle adresse de l’ex-contrôleur. Un cancer que cette presse qui veut tout savoir sur tout et exige la vérité de chacun, au risque du pire. Car c’est bien le pire qui survient. Si l’hypocrisie et la poussière sous le tapis de la compagnie aérienne doit être dénoncé, la vérité sur le bouc émissaire commode aussi. Ni le mensonge, ni la vérité ne sont absolus – mais relatifs aux circonstances, aux nuances, à l’humain. Les médias comme les compagnies aériennes ne le veulent pas. Pas plus Jacob que la compagnie ne veut penser à lui, Roman, à sa famille et aux victimes. Lorsque Roman vient sonner à la porte de son appartement, après avoir hésité (il est déjà venu une fois et est parti sans attendre), Jacob se contente de crier que c’était un accident, refusant de voir la réalité en face : la photo de la femme et de la fille – enceinte. C’en est trop pour Roman, vous le découvrirez dans le film.

Dix ans plus tard le fils de Jacob, Samuel (Lewis Pullman), est jeune adulte. Il retrouve Roman mais n’applique pas la loi du talion, qui est celle de sa religion. Il laisse aller Roman avec sa peine et avec la séquelle de son acte qui lui a valu la prison. Il lui donne une leçon : la vengeance ne sert à rien, qu’à perpétrer le crime. Roman aurait dû agir comme lui au lieu de s’enfermer dans sa douleur.

Tout le film se passe en hiver ou dans des atmosphères froides, grises, anonymes, comme une tristesse sur le monde. L’aéroport est banal, la maison de Roman conventionnelle, le nouvel appartement de Jacob sans âme. La musique même de Mark Todd insiste de façon lancinante. Tout le début est en rodage, comme un moteur grippé par l’ampleur de la catastrophe. Ce n’est que lorsque les deux personnages sont présentés alternativement, Roman et Jacob, que l’histoire peut commencer.

Au total un petit film avec le grand Schwarzy, endormi dans l’intimisme et qui se révèle bon acteur.

DVD Aftermath, Elliot Lester, 2017, avec Arnold Schwarzenegger, Maggie Grace, Scoot McNairy, Kevin Zegers, Hannah Ware, Metropolitan Films et Video 2017, 1h31, €8,99 Blu-ray €14,99

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Poltergeist de Tobe Hopper

Un film d’époque, dans les 100 Thrills américains, qui reprend les fantasmes de Steven Spielberg, son scénariste et producteur. Occupé par le tournage d’E .T., il a laissé à Tobe, le massacreur à la tronçonneuse, le soin de la réalisation.

Comme toujours, prenez une famille moyenne américaine, trois enfants, habitant une banlieue pavillonnaire en Californie, un père agent immobilier qui fait bien son travail, réussit et lit une biographie de Reagan le nouveau président républicain, en bref Monsieur et Madame Tout-le-monde avec enfants et chien. Ajoutez quelques épices, des incidents inexpliqués comme cette télévision allumée après la fin des programmes qui scintille et dans laquelle la benjamine de 5 ans entend des voix, ou ces chaises qui bougent toutes seules. Agitez bien en faisant monter la mayonnaise dramatique des événements – puis faites exploser en apothéose, en livrant une explication sinon rationnelle, du moins crédible. Et vous avez un thriller à grand succès à sa sortie (123 millions de dollars), qui fera des petits (Poltergeist 2, Poltergeist 3, novelisation – et même une série). Spielberg sait y faire.

Fatigué, Steven (Craig T Nelson) s’endort devant la sempiternelle télé américaine, dont il regarde les émissions jusqu’à la fin sans vraiment les voir, juste en bruit de fond. Sa fille cadette Carol-Anne (Heather O’Rourke) se réveille et descend l’escalier ; elle s’assoit devant la neige qui a envahi l’écran après l’hymne américain qui clôt les programmes. Elle voit des choses, entend des voix ; c’est une enfant, elle perçoit ce que les adultes ne perçoivent plus.

La nuit suivante, un orage gronde et éclate, les petits ont peur, ils se réfugient dans le grand lit des parents. Une fois de plus, la télé se termine et émet de la neige. Carol-Anne se remet devant l’écran et une apparition surgit, nuée fantomatique qui envahit la chambre ; toute la maison se met à trembler comme sous séisme. Et la petite fille déclare : « ils sont ici » (They’re Here – titre du film en américain). C’est qu’une tornade est passée sur la maison, laissant planer un doute.

Le lendemain, grand soleil, mais au petit-déjeuner, le verre du garçon de 9 ans Robbie (Oliver Robins) se brise plein, inondant sa grande sœur de 16 ans Dana (Dominique Dunne)  ; ce n’est pas de sa faute. De même, ses couverts sont tordus. C’est le chien qui fait le beau devant personne, comme si un être se tenait au-dessus de lui. Puis ce sont des chaises qui se déplacent, la table qui est desservie sans intervention de quiconque, les chaises qui s’empilent alors que la maîtresse de maison Diane (JoBeth Williams) exige qu’elles soient toujours rangées à leur place contre la table ronde.

La nuit est pire, les phobies de chacun se révèlent. Le vieil arbre taillé et tordu du jardin fait peur à Robbie, mignon années 1980 avec ses cheveux en casque et ses dents de lapin, mais son père minimise : il a toujours été là. Au lieu de tirer les rideaux ou de baisser les stores, il laisse la vitre directement sur la nuit américaine, selon la manie de ne jamais fermer les volets du style ‘on a rien à cacher’. L’arbre tend soudain ses branches au travers de la vitre et emporte le gamin terrorisé en pyjama. C’est le père qui va le sauver, grimpant au-dehors par le tronc, les deux chuteront dans la piscine en train d’être creusée et ressortiront couverts de boue (autre fantasme quasi sexuel de Spielberg). Pendant ce temps, Carol-Anne est aspirée dans le placard à jouets de la chambre d’enfant par une force maléfique ; sa mère ne la surveille même pas, croyant « la chambre » un sanctuaire de sécurité (autre fantasme américain, au point de créer désormais la « pièce sécurisée » de la maison dans ladite chambre).

La piscine, justement. On sait les maisons américains bâties de préfabriqué en cloisons comme du papier à cigarette sur une charpente de bois sans aucune fondation. Or la piscine doit être creusée, entamer la terre. Un lieu qu’occupait jadis un ancien cimetière et que le promoteur a eu pour presque rien pour cette raison. Il a dès lors engagé des vendeurs pour ses pavillons, et Steven est le meilleur d’entre eux, responsable de 42 % des ventes. Sa maison est la première construite et lui a été confiée pour habiter. Le sacrilège – mais il ne le savait pas – est de creuser pour déterrer les morts car son patron (James Karen) n’avait pas fait « déplacer le cimetière » mais seulement les pierres tombales.

Morts dérangés qui se vengent via la petite fille blonde craquante (un vrai rêve WASP américain – qui mourra à 12 ans de septicémie par la carence du système de santé américain). Elle représente pour eux la vitalité qu’ils ont perdue, selon une médium engagée pour « assainir » la maison. Car les parents s’empressent d’aller consulter des parapsychologues de l’université de Californie, les docteurs Lesh, Ryan et Marty, après s’être enquis auprès de leurs voisins s’ils avaient eux aussi connu des événements anormaux chez eux. Ils sont les seuls, et les savants apportent une débauche de matériel d’enregistrement pour étudier le phénomène. Spielberg s’en moque un peu, celui qui photographie à la va-vite (Martin Casella) a oublié de retirer le bouchons de l’objectif, celui chargé de surveiller les écrans (Richard Lawson) ne voit rien, n’entend rien, ne sait rien, lisant un magazine tout en ayant des écouteurs sur les oreilles.

Dana l’ado va chez son petit copain, Robbie le gamin est envoyé chez ses grands-parents. Les parents restent, persuadés que Carol-Anne est encore là ; ils l’entendent parfois lorsqu’elle est appelée, mais elle ne peut revenir. La médium Tangina (Zelda Rubinstein) est alors convoquée, une naine au chignon qui parle d’une voix de petite fille mais s’avère efficace. Elle met en place tout un processus avec balles écrites et corde, pour récupérer Carol-Anne, prisonnière des âmes perdues qui ne « sont pas entrées dans la lumière ». L’entrée vers l’autre dimension est dans le placard de la chambre des enfants où Carol-Ann a disparu, et la sortie au travers du plafond de la salle de séjour… Après bien des cris et des extrêmes émotionnels, Diane revient avec sa fille Carol-Anne, toutes deux engluées de matières organiques comme si elles sortaient d’un ventre maternel. Signe de leur renaissance.

Tout va bien, la maison est désormais « assainie », les âmes perdues ont trouvé le chemin. Mais la famille veut déménager, le père ne supporte pas les mensonges de son patron sur l’origine du terrain, ce qui l’a obligé lui-même à omettre ces faits aux clients à qui il a vendu les pavillons. Sauf que… le film n’est pas fini.

La dernière soirée avant le départ, le camion des effets personnels et des principaux meubles étant déjà parti, tout recommence. Steven va régler les derniers détails de son départ au bureau, Dana l’ado va dire adieu à son petit copain, Diane, Robbie et Carol-Anne restent seuls dans la maison. Diane couche les enfants, prend un bain, se délasse en sécurité. Croit-elle.

C’est alors l’apothéose. Ce ne sont plus les âmes perdues mais carrément la « Bête » qui entourloupe Diane en la faisant grimper au plafond (métaphore sexuelle) et tente d’enlever Robbie à l’aide du clown qui est sur la chaise en face du lit. Spielberg a toujours eu peur des clowns. Moi-même je ne les aime pas. Leur sourire idiot et leur maquillage forcé au nez rouge m’ont toujours parus tristes, leurs rires grinçants et menaçants, comme s’ils voulaient se venger des autres par leur ressentiment déguisé en blagues. Robbie en a une peur bleue, il voile la face de clown chaque soir avant de s’endormir. Mais celui-ci lui saute dessus, tente de l’étrangler avec ses bras souples de poupée (il a failli en vrai, les fils de marionnette étant mal réglés!). Le gamin, robuste, se défend en pyjama rouge à col ouvert comme une tenue de judo ; il maîtrise le gnome et le jette dans le placard. Lequel tente alors d’aspirer les enfants dans « l’autre » dimension. Diane les sauve en parvenant à prendre la main de son fils tandis que lui tient la main de sa sœur (fantasme de fraternité familiale typiquement américain).

Ils fuient la maison hantée mais Diane chute dans la boue de la piscine, où les cercueils remontent à la surface, crèvent la terre, libèrent leurs cadavres décomposés et grimaçants (de vrais squelettes humains, non crédités). Steven vient tout juste de revenir et tous se précipitent dans la voiture, en happant Dana au passage, que son petit copain motorisé vient de ramener. Plus une minute dans cette maison ! Laquelle d’ailleurs implose et se replie comme un château de cartes, emportée dans la nuit – la seule du lotissement – sous les yeux des voisins suspicieux.

Dans le motel où ils couchent durant le trajet vers leur nouvelle vie, Steven évacue le perpétuel téléviseur de la chambre sur le balcon…

Sous couvert de conte horrifique, le duo Spielberg/Hopper fait une satire de l’american way of life des années contentes d’elles-mêmes : la famille en banlieue, les enfants tous beaux et bien faits, le père qui travaille au mieux, le patron toujours véreux, les maisons en préfab, les frayeurs nocturnes des enfants en-dessous de 12 ans, la télé par laquelle le mal s’insinue dans la famille. Du grand art.

DVD Poltergeist (They’re Here !), Tobe Hopper, 1982, avec JoBeth Williams, Craig T. Nelson, Beatrice Straight, Dominique Dunne, Oliver Robins, Warner Home Video 2007, doublé français ou sous-titres, 1h54, €14,81, Blu-ray Universal Pictures €14,27

DVD Poltergeist 1, 2 et 3, Warner Bros 2020, anglais sous-titré français, 4h50, €19,95 Blu-ray €25,87

Pour les Poltergeist 2 et 3 doublés en français, voir les liens en début de texte.

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Jean Orieux, Souvenirs de campagnes

Décédé à 82 ans en 1990, Jean Orieux le biographe et romancier a chanté la province en cette fin des années 1970 nostalgiques. C’était l’époque du patrimoine, des lieux de mémoire, du retour sur le passé (qui ne passe pas), de la gauche avide d’arriver – au pouvoir et surtout aux « affaires ». Sa province, bien qu’ayant des origines bretonnes et ayant vécu son enfance à Duras puis à Bordeaux, est le Limousin. Il y a été inspecteur de l’enseignement primaire durant des années. Sa vie a pris ensuite d’autres voies, dont celle du professorat et de l’écriture. Il conte ici ces années Limousin, avant 1938 (et Munich) et après. Durant la drôle de guerre, qui a achevé d’effondrer la France dans l’attentisme et l’ennui, il avait 32 ans. De mauvaise santé, il a été réformé.

Avant 1938, le Limousin, c’était la campagne, le Moyen-Âge. Les gens vivaient renfermés dans d’épaisses fermes de granit (radioactif) et ne se lavaient presque jamais. Ils étaient toute l’année en sabots dans la boue et la bouse. Ils vivotaient d’un peu de maraîchage, d’un peu d’élevage, en saison de cueillette des pissenlits, des cèpes et des châtaignes. Ils restaient ignorants, n’allant à l’école que lorsque le foin ou les chèvres n’avaient pas besoin d’eux, et sortaient à 12 ans sans avoir toujours le niveau du certificat d’études. Ah, non, le monde agricole, « ce n’était pas mieux avant » ! Il peut aujourd’hui tenir salon, c’était avant-guerre le monde de l’autarcie, de la petite patrie, de l’horizon borné.

L’auteur est amoureux du paysage, si vert et vallonné, et du climat, tempéré même si les hivers sont glacials (-23° parfois !). Les gens lui plaisent aussi, hantés de croyances et usés aux coutumes ancestrales, mais conviviaux lors des fêtes et de la tue-cochon.

Dès 1938, chez ceux qui lisent, la guerre devait arriver à grands pas. C’est toute l’astuce de Hitler de n’avoir rien fait durant une année entière, après la « déclaration de guerre » des Français et des Anglais en 1939 : lui s’est préparé, les autres sont restés inertes. Tout comme aujourd’hui avec Poutine : lui attend (pour se renforcer), nous restons inertes (en croisant les doigts sans rien faire – sauf Macron qui se décarcasse). Le lourd germain Scholz tergiverse, consulte, hésite, ne dit rien, laisse aller. Il n’ose pas. A l’envers, son prénom fait falot.

Jean Orieux décrit les affres de la mobilisation, l’inaction délétère, les réfugiés alsaciens qui bouleversent les écoles et les communes. Puis le déclenchement de l’offensive en mai 1940, brutale, mécanique, préparée. Une Blitzkrieg efficace portée par la jeunesse, l’audace, les chars et les avions – ce que les badernes galonnées en France (sauf le colonel de Gaulle) avaient repoussé comme non conforme aux règles de 14-18, toujours en retard mental d’une génération. L’auteur raille la propagande inepte, d’un optimisme imbécile, du gouvernement de Paul Reynaud, « un petit politicien qui promettait la victoire sans avoir fait la guerre. »

L’auteur raille aussi la nomination comme généralissime des armées françaises de Gamelin, 68 ans, qui avait été blessé déjà sous Napoléon III. Intelligent, il manque cependant de fermeté et d’esprit de décision et sa stratégie purement défensive du front continu, appuyé sur la Ligne Maginot, fut un grave échec : les Allemands sont passés (comme d’habitude) là où on ne les attendait pas, débordant les fortifications et filant directement vers la mer pour encercler l’armée française presque tout entière en Belgique. La faute aux politiciens de gauche, analyse l’auteur : « J’eus l’occasion, bien des années après la guerre, de lier amitié avec un brave homme que la politique avait poussé dans ces temps reculés d’avant-guerre, à un poste très élevé. Je me permis de lui demander pourquoi le gouvernement d’alors, auquel il avait appartenu, avait choisi Gamelin. Il parut embarrassé et il y avait de quoi. « Que voulez-vous, me dit-il, nous sortions du Front populaire, tous ces militaires ne nous inspiraient pas confiance, alors nous avons choisi le plus inoffensif. » Un généralissime inoffensif en face d’Hitler ! De ces mots-là, un pays ne se remet jamais tout à fait » (La ferraille patriotique). Souhaitons que les temps aient changé…

C’est ensuite « la débâcle et ses épaves », « l’exode des balais », « enfin l’armistice ». Jamais Pétain ne fut plus populaire qu’en 1940, lorsqu’il se coucha devant l’envahisseur. Tous les petits garçons se prénommaient alors Philippe. Les Français ne voulaient pas faire la guerre, le commandement était stupide, l’organisation de l’armée et du pays bordélique – le vieux « vainqueur de Verdun » leur permettait de respirer dans le (dés)honneur. Il préparait l’expiation : la Révolution nationale.

RN, les lettres sont les mêmes – le programme aussi. Jugez-en sur l’affiche « monumentale », alors placardée sur les murs des communes de France, avec Révolution nationale en « lettres d’un demi-mètre ». C’est « une œuvre de rénovation » (Reconquête), « pour le travail », « pour la famille », « pour la patrie ».

Il s’agit de « renoncer à la facilité » (de la dette et de l’assistanat), « à la faiblesse des politiciens » (la chienlit Nupes à l’Assemblée), « de revaloriser la famille qui assure la continuation de la race », « en encourageant la natalité » (réarmement démographique de la France), « en rappelant l’existence de Dieu » (l’empire médiatique Bolloré, catho tradi), « en renforçant l’autorité des parents ».

Il s’agit « de rendre toute sa force au sentiment de la patrie et de l’unité française » (contre les communautarismes et les divisions partisanes), « en renforçant l’autorité du gouvernement », « en créant chez tous les Français l’esprit de discipline et d’entraide », de « maintenir et de rendre productif tout le patrimoine matériel et spirituel de la France », « en protégeant les traditions régionales et la culture classique nationale », « de redonner à la France le rang politique auquel son histoire lui donne droit ».

En bref la RN hier est la mère du programme du RN aujourd’hui. Il semble que les Français reviennent au pétainisme dans toutes les périodes de crise.

Jean Orieux évoque des anecdotes, Madame de Pourceaugnac la Résistante imprudente, les affaires de famille dans les fermes où les frères se disputent la même femme et les mêmes enfants avant d’être évincés… par un prisonnier allemand qui fait son nid, la sorcière chevrière devenue soudainement adulée pour avoir du ravitaillement, les cochons clandestins et le marché noir. C’est truculent, bien écrit, et donne l’état des campagnes durant l’Occupation.

Un livre de souvenirs à relire de nos jours alors que les mêmes craintes de guerre et de restrictions reviennent en force.

Jean Orieux, Souvenirs de campagnes, 1978, Livre de poche 1981, 477 pages, occasion €13,70

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Philippe Hériat, Les enfants gâtés

Il est étonnant que ce roman ne soit pas réédité car il est captivant et très bien écrit. Agnès, une fille de 24 ans, revient à Paris auprès de sa grande famille de haute bourgeoisie, les Boussardel. Établie dès le Premier empire, enrichie au Second, elle a essaimé par des mariages successifs dans le cercle étroit des relations de la banque, du notariat et des agents de change jusqu’à acquérir un patrimoine immobilier et financier important. Mais ce qui importe avant tout, c’est « le sens de l’argent. »

C’est pourquoi lorsque la jeune Agnès revient des États-Unis où elle a passé deux ans, fille rebelle au matriarcat de l’hôtel particulier du parc Monceau, la Famille régentée par Bonne-Maman, dépêche son frère aîné Simon pour s’enquérir d’un éventuel mariage… hors du cercle. Ce serait entamer le patrimoine familial. Il n’en est rien, bien qu’Agnès ait eu une aventure avec un jeune Américain, Norman.

La première scène la montre en train de petit-déjeuner dans les étages élevés de son hôtel de New York avant de prendre le bateau pour la France. Elle regarde deux étudiants torse nu qui balayent la terrasse ouvert en plein vent, et leur jeunesse tout comme leurs corps bien faits, lui rappellent Norman. Cet étudiant de son âge, qui faisait des études d’architecte dans la même université de Berkeley, l’a invitée un soir à rouler en voiture pour « admirer le clair de lune à Monterey » – autrement dit flirter, voire plus si affinités. Les girls se laissent en général faire, pas fâchées d’être dépucelées, mais pas Agnès, d’une réserve toute européenne. Norman n’insiste pas, il est prévenant et l’admire. Ce ne sera que plus tard, lorsqu’il l’invitera à le suivre dans les montagnes où, diplôme obtenu, il doit construire des chalets de tourisme, que l’amour sera consommé.

Au bout de quelques mois, Agnès voit que Norman ne sera pas l’homme de sa vie et, à l’américaine, lui dit franchement. Il comprend et la laisse. De retour au pays, Agnès l’oublie jusqu’à ce qu’un jour il lui téléphone au parc Monceau pour lui dire qu’il passe à Paris, en route vers le Tyrol où il doit étudier les chalets là-bas. Ils renouent, font l’amour. Agnès se retrouve enceinte mais ne songe même pas lui dire ni à le suivre. Tout a été dit entre eux.

Que faire ? Vu sa famille redoutable et le qu’en-dira-t-on impitoyable de ce milieu, elle est mal partie. Jusqu’à ce qu’elle songe à Xavier, une jeune cousin de 21 ans qui vient de rentrer de Suisse où il a passé en exil plusieurs années à cause de la tuberculose. Il est guéri mais reste fragile. Xavier, comme Agnès, n’est pas contaminé par le poison d’argent de ces grands-bourgeois parisiens. Il reste frais, solitaire, nature. Agnès s’ouvre à lui de son problème et Xavier, tout uniment, lui propose de l’épouser. Ils s’apprécient, s‘aiment suffisamment et le futur bébé sera le sien. Curieusement, la famille paraît soulagée : le patrimoine est préservé ! La fortune reste dans la famille. Agnès ne va pas introduire un étranger dans le cercle patrimonial et Xavier, le pauvre Xavier, sera bien heureux de se marier.

Sauf que… la tante Emma, cette vipère égoïste restée vieille fille et qui a pris pour « filleul » Xavier quand ses parents sont morts, va tout bouleverser. L’annonce qu’Agnès est enceinte va lui faire apprendre au jeune marié un secret sur lui qui va le dévaster. Et sonne le glas de toute espérance. Difficile d’en dire plus sans déflorer le mystère. Toujours est-il que la jeune fille se retrouve deux ans plus tard sur Hyères, dans la maison de Xavier, avec son enfant tout nu sur la plage. Un voisin qui s’intéresse à elle va la faire raconter son histoire.

Prix Goncourt 1939.

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Philippe Hériat, Les enfants gâtés – Les Boussardel II, 1939, Folio 1971, 320 pages, occasion €11,60

La famille Boussardel en 4 tomes – Famille Boussardel / Les enfants gâtés / Les grilles d’or / Le temps d’aimer, Livre de poche 1963, occasion €27,15 les quatre

Philippe Hériat déjà chroniqué sur ce blog.

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Musée Van Loon à Amsterdam

Dans un hôtel particulier du XVIIe siècle à la façade de grès classique, dans le canal de l’empereur – KeisersGracht – la famille Van Loon a installé un musée d’ambiance. Elle occupe toujours la maison, mais à partir du second étage, laissant le rez-de-chaussée et le premier étage aux visiteurs. Il s’agit d’un intérieur bourgeois riche ou, dès l’entrée, sur la droite, un salon tendu de tissu offre ses fauteuils Louis XV et ses bergères garnies de toile de Jouy, ainsi que des portraits d’ancêtres et des photos de famille récentes encadrées.

Sur la gauche, la salle à manger avec une grande table dressée pour le dîner aux multiples couverts et verres, les plats à salade, à légumes et à viande. La table fait face aux deux hautes fenêtres sans rideaux qui donnent sur le canal. Ni rideau, ni volet, les Hollandais n’ont rien à cacher, chacun peut regarder chez eux sans que cela les gêne. Derrière, près de la porte, un dressoir où repose la vaisselle précieuse, les services à thé, à café et à gâteaux.

Après ces deux pièces, dans le couloir d’entrée, s’ouvre l’escalier principal, monumental, dont les hautes marches permettent depuis le palier du premier étage de toiser les arrivants en imposant sa présence. Sous l’escalier, sur la droite une pièce de service et, sur la gauche, une cuisine au robinet à pompe et aux casseroles de cuivre bien astiquées.

En montant au premier étage, s’ouvrent les chambres des enfants car la famille était nombreuse, ce pourquoi les descendants actuels ont été capables de conserver le patrimoine. Dans la chambre de gauche côté jardin, ont été installés des panneaux de bois peints de décors romantiques et exotiques donnés par la reine à sa suivante Van Loon. Sur la droite, une chambre au grand lit, probablement pour des amis, ou de grands enfants.

Côté canal, une grande chambre avec lit à baldaquin à la polonaise, les rideaux étant rassemblés en une sorte de chignon au-dessus du lit. On dit que le baldaquin servait à retenir les bestioles qui pouvaient tomber des poutres rongées par les vers. Les gens auraient eu la terreur d’avaler un insecte en dormant la bouche ouverte. C’était aussi, probablement, pour garder la chaleur dans une pièce où le feu s’éteignait durant la nuit. Dans la chambre de droite, deux lits jumeaux d’enfants très mignons avec des portraits de jeunes garçons et de petites filles.

Au second étage, la chambre des parents.

En redescendant, nous accédons au jardin à la française, tout de buis taillés, après une terrasse ou prendre le soleil avec une table et des bancs à dossier, entouré de putti nus flanqué d’arbustes. Au-delà du jardin, l’orangerie. Elle servait aussi d’écurie pour les chevaux. Selon une photo en noir et blanc, les plus petits des enfants attelaient un bouc à leur carriole.

Après cet intermède musée, dans l’Amsterdam fortuné de la bourgeoisie commerçante, nous allons par les rues et en traversant les canaux sud jusqu’au quartier des musées. Sur Led Zeppelin, ou plutôt Leidseplein, s’ouvre toute une série de cafés et de restaurants où nous avons toute liberté de déjeuner durant une heure et demie. Nous sommes sept à nous installer au café De Waard pour déguster une salade ou un plat de pâtes, ou de sandwiches avec une petite bière Bavaria à huit euros. Le café espresso est très ristretto et coûte quatre euros. J’ai pris pour ma part une salade du chef avec beaucoup de verdure et diverses choses dedans, dont un jaune d’œuf mollet (mais pas le blanc), tout cela pour 31 €.

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Rikjsmuseum d’Amsterdam 2

Thomas de Keyser a peint en 1628 Le portrait de Jan, Simon et Hendrick Verstegen, manifestement catholiques dans la république. Le petit au centre, est le bébé Simon tout nu comme le Christ enfant. Potelé, il porte la croix d’or ; il mourra peu après la réalisation de la peinture. Les deux grands l’entourent, 10 et 12 ans peut-être, l’aîné protecteur avec le bras derrière le petit frère.

Heindrick Avercamp peint Un paysage d’hiver avec des patineurs qui fait rêver, aujourd’hui que le climat qui se réchauffe raréfie drastiquement la neige. Vers 1600, les hivers étaient rudes en Europe du nord et les lacs comme les rivières gelaient. Chacun pouvait patiner, emmitouflé et chapeauté ; chaque déplacement était un jeu à condition qu’on fut encore jeune.

Barend Cornelis Keokkoek, au nom croassant comme un corbeau, a peint lui aussi un Paysage d’hiver entre 1835 et 1838 situé vers l’embouchure du Rhin. Tout est calme, les gens travaillent, la maison assoupie sous la neige fait face au Rhin entre les arbres.

Anthony van Dyck a fait en 1641 le Portrait de Guillaume II prince d’Orange, 14 ans, et de sa fiancée Marie Stuart, 9 ans. La très jeune fille porte le cadeau de l’adolescent au-dessus de son cœur, une broche en diamants. Les visages sont beaux, reposés, les lèvres ourlées, avec toute la fraîcheur de la puberté.

Des peintures italiennes du XVIIIe siècle donnent une chaleur au musée. Telle cette Grotte du Pausilippe à Naples d’Antonie Sminck Pitloo, peinte en 1826. Il y a une lumière au fond du tunnel et les humains bistres le long de la falaise ocre n’iront pas en enfer.

Cornelis Kruseman, en 1823, peint la famille italienne sous la forme d’une Piété. Toute la hiérarchie humaine est respectée, le fils aîné, énergique et décolleté est le plus grand, le vieux père en second, la mama au centre, la petite fille virginale aux boucles d’or en dernier. Si les mâles dominants sont peints à la façon réaliste hollandaise, les femelles jeunes sont idéalisées à l’italienne. Toute la diagonale conduit vers le trésor qu’est la petite fille, tandis qu’un regard contraire va de la grande sœur au grand frère – la génération d’après.

Les Cascades de Tivoli avec l’orage qui approche, d’Abraham Teerlink, peint en 1824, montre que le loisir s’oppose aux éléments, que le tourisme ne se fait pas au paradis mais sur une terre changeante à la nature profuse et menaçante. L’atmosphère est électrique, exaltante.

Maria Mathilda Bingham et deux de ses enfants, de l’Anglais Thomas Lawrence vers 1810-1818, est une scène d’intimité familiale. Les enfants ne sont pas complètement habillés, la petite fille a la bretelle droite qui lâche sur son épaule nue tandis que le petit garçon n’a pas attaché sa chemise pour se frotter à la fourrure du gros chien. Le père est absent, la famille divorce ; peut-être est-il sur la gauche, hors du tableau, là où les regards de l’ex-épouse et du fils convergent.

Lawrence Alma-Tadema peint en 1872 la Mort du premier né de Pharaon selon la Bible, livre de l’Exode. Moïse et Aaron contemplent le deuil du roi dû aux Sept plaies d’Égypte envoyées par Dieu, le jaloux et nationaliste Jéhovah, le Yahvé des Juifs. Le père est triste et grave, la mère désespérée, l’enfant gît quasi nu, un bijou sur sa gorge tendre, il est innocent mais frappé cruellement.

Un tableau de chat est mignon et très réaliste. Henriette Ronner-Knip peint un Chat jouant vers 1878. Un noir et blanc joue avec des dominos sur une table où un cendrier plein et un cigare incandescent risquent de tomber à tout moment. Instant suspendu, catastrophe possible, scène de contraste.

Une salle est consacrée aux marines, puis aux maquettes de navires à voile et à vapeur avec la coupe de la motorisation. Le Naufrage sur la côte rocheuse de Wijnand Nuijen, en 1830, est de style romantique, présentant la faiblesse de l’homme face aux puissances de la nature. La mer est déchaînée sous le soleil qui pointe parmi les nuages. Les naufragés à demi-nus gisent sur le sable, comme des épaves, tandis que la coque navire, écrasée sur les rochers, ballotte encore sur les flots. A propos du commerce oriental, une boite avec de l’opium présenté en différente doses, rappellent le monopole sur l’opium instauré par l’Etat à la fin XIXe.

Cornelis Claesz van Wieringen montre en 1621 l’Explosion du navire amiral espagnol à la bataille de Gibraltar, le 25 avril 1607. Ce fut la première victoire navale hollandaise. Le tableau montre le navire éventré par le feu, des débris projetés en l’air, un navire de conserve éperonné et des barques emplies de soldats qui fuient.

L’époque est dure. Les corps des frères De Witt, attribué à Jan de Baen entre 1672 et 75 pendent la tête en bas, nus, éventrés le 20 août 1672 à La Hague par leurs opposants politiques de la république batave. Ils ont été les boucs émissaires de « l’année du désastre » 1672.

De nombreuses maquettes de bateaux, voiliers aux mâts délicats de divers modèles.

Des armes navales et de poing sont en vitrines, dont deux curieux pistolets à crosse d’ivoire dont l’extrémité représente une tête humaine. Il y a aussi un kriss malais ondulé comme un serpent, et une couple de longues épées à deux mains, immenses et peu pratiques ; elles devaient demander une grande force pour être maniées et être peu efficaces en défense de près. Je vois des gamins fascinés.

Suit une salle de porcelaines et de biscuits de Meissen. Les personnages ont la nudité délicate et nacrée, les joues roses et les tétons placés haut.

Des carreaux de faïence de Delft écrivent par leur succession une véritable histoire dessinée, montrant la construction d’un bateau ou un naufrage, les trois étages de la fabrique de porcelaine ou des putti musiciens.

Des bijoux précieux en or et pierres précieuses.

La partie d’art asiatique contient de belles statues de bodhisattvas et de dieux ou gardiens, des torses de déesses.

Ajita le luohan sage suiveur de Bouddha. Shotoku Taishi à 2 ans qui a répandu le bouddhisme une fois adulte, des estampes,

Maitreya le Bienveillant, le Bouddha du futur.

Des porcelaines décorées en bleu de Delft dont, sur un vase, des femmes jouant au foot !

Devant les deux gardiens musculeux statufiés, un vivant gamin à lunettes et doudoune fait des effets de muscles pour que sa mère le photographie.

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Hélène Rumer, Mortelle petite annonce

Un bon roman à suspense écrit de façon originale. Tout part d’une petite annonce pour trouver une baby-sitter pour enfant de 5 ans, nourrie à condition qu’elle prépare les repas et logée dans un studio de 25 m² indépendant à côte de la grande maison dans un parc. Résumé par « un commandant » de police, il s’agit « d’un truc bien glauque dans une ville bien bourge » (p.166). On dirait plutôt les propos d’un adjudant, qui jadis menait les enquêtes, aujourd’hui, il faut qu’il ait au moins le grade de commandant – à quand le général ? L’histoire commence donc par un massacre en pleine nuit d’une famille aisée de Versailles avec trois enfants, par le père lui-même, au bout du rouleau. Un drame à la Dupont de Ligonès avec famille catho tradi, modèle maths-sup pour les garçons et machisme ambiant dans le couple.

Seule la baby-sitter en réchappe, puisqu’elle devait partir pour une semaine de vacances et que son train vers l’ouest a été supprimé par la SNCF pour « travaux » jusqu’au lendemain matin. Les éternels « travaux » de la SNCF qui, comme Sisyphe, pousse chaque année son rocher pour recommencer l’année suivante parce qu’il a dévalé. Laurie est décalée, issue d’un milieu populaire et élevée par sa mère seule, une égoïste inculte. Mais elle s’est attachée au petit dernier, Paul dit Polo, 5 ans, qui manque d’amour à la maison.

En effet, le père travaille beaucoup dans la sécurité informatique pour une société d’armement et n’est pas reconnu par son N+1, pervers narcissique typique. La mère est prof de maths mais en dépression depuis huit ans pour avoir perdu une petite Pauline de quelques mois à cause de la mort subite du nourrisson. Les deux autres enfants sont des mâles de 17 et 15 ans qui gardent leurs distances avec la jeune baby-sitter, poussés par leur père vers les maths et la physique, et engueulés pour leurs résultats pas toujours en progression.

S’ajoute à ce tableau de stress et d’amertume le fantôme d’un mystérieux « Nicolas » dont personne ne veut parler, et dont la chambre occupée un temps à l’étage a été condamnée, laissée en l’état et fermée à clé. Sauf qu’une fuite d’eau, due à une branche tombée du cèdre sur le toit lors d’une tempête versaillaise, exige son ouverture, ravivant des souvenirs qu’on aimerait mettre sous le tapis.

L’histoire est racontée par les témoins du drame, les principaux personnages de la famille, la baby-sitter la tante, les voisins, le commandant de police, des amis, des témoins au travail. Elle progresse ainsi par des visions croisées, partielles et complémentaires, dévoilant à mesure le drame de couple complexe qui s’est joué.

Le père a toujours été fêtard et flambeur, il est rattrapé par sa propension aux addictions en sombrant dans l’alcoolisme, d’autant que ça va mal dans son couple, mal à son travail, mal avec son banquier – et mal dans sa tête. Curieuse façon d’écrire, il « ouvre une bouteille de scotch ou de whisky » (p.94), comme si le scotch n’était pas un whisky d’Écosse – dirait-on « un scotch-terrier ou un chien »… ? Le père se sent coupable du naufrage qui vient, de plus en plus coupable.

La mère subit la violence de l’alcoolique qui sert d’exutoire aux frustrations, d’autant qu’elle reste passive, dans son rôle tradi de catho effacée, bien que n’étant pas mère au foyer. Ses enfants sont des garçons, ce pourquoi elle n’intervient pas pour eux. Laissé sans échanges sur l’oreiller ni à table, fautif d’avoir eu un moment de colère qui a fait rompre les ponts à « Nicolas », le père monte en pression. Son épouse et mère ne sert à rien, ni de raison ni de soupape, elle ne songe au contraire qu’à le fuir, dénier les problèmes, divorcer peut-être malgré la réprobation sociale catholique bourgeoise de la ville. Chacun se révèle victime et coupable, tournant en rond dans le huis-clos familial, accentué par les confinements Covid.

C’est l’impasse, donc le drame. Quand tout repose sur les épaules du père, accusé un peu vite de machisme par le féminisme d’ambiance, quand l’épouse reste sans rien tenter ni dire, préférant le confort mental de sa dépression et ses médocs adjuvants, quand les garçons n’osent pas dire ce qu’ils veulent et s’opposer – il finit par craquer. A l’effarement de Laurie, qui en parle au moins avec son psy. Les non-dits des souffrances sont ravageurs pour la personnalité, qu’on se le dise.

Oui, c’est un bon roman à suspense, original.

Hélène Rumer, Mortelle petite annonce, 2023, Pearlbooksedition Zurich, 201 pages, €18,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Nathalie Ganem, Rendez-vous à l’Élysée

La France, nation de commandement disent les historiens. Et quoi de mieux que Napoléon 1er pour l’incarner ? Mais, en 1815 à Waterloo, « morne plaine », les armées impériales sont vaincues par une coalition de l’Europe entière, sous la houlette des Anglais. Et non sans quelques trahisons côté français… Car des collabos, il y en a toujours eu, il y en aura toujours. Par jalousie, envie, ressentiment – tous ces beaux sentiments de la Morale du Bien qui excuse tout, n’est-ce pas ?

La pièce de théâtre en trois actes de Nathalie Ganem met en scène le nœud de l’histoire. Napoléon 1er, vaincu après les Cent jours, revient à l’Élysée plutôt que de rester parmi son armée. Il se croit la France, comme d’autres avant et après lui. Démesure de l’orgueil : si les Français lors du retour de l’île d’Elbe l’ont acclamé sur la route, c’était parce qu’ils en avaient assez du « roi » sempiternel et du vieux Louis XVIII réactionnaire. La Révolution était passée et l’empereur, malgré tout, l’incarnait. Mais aussi, suggère Fouché, ministre de la Police, parce qu’ils avaient peur de l’armée.

Sauf qu’ils en ont désormais assez des batailles incessantes contre le monde entier, de croire avoir raison contre tous et de la saignée d’un million d’hommes sur 30 millions d’habitants à l’époque, qui allait affaiblir la France durablement face à la future Allemagne. Assez de guerres et de conquêtes, enfin la paix ! C’est ce que Napoléon n’a pas compris. Il espère l’union nationale mais les Chambres ne sont pas prêtes à le lui accorder, car le peuple qui vote n’est plus prêt à le suivre.

La mobilisation générale finit par fatiguer la jeunesse ; l’enthousiasme des passions n’a qu’un temps. Un temps court. Sur le temps long, ce qui importe est la paix, la vie paisible au travail, la prospérité, la famille et les enfants. Choc entre la gloire et la durée, entre la jeunesse et la maturité, entre la guerre et la paix (Tolstoï s’y essayera dans une œuvre célèbre). Le peuple choisit plutôt une vie longue et terne à une vie courte et brillante. Le peuple n’est pas Achille.

Fouché, fait duc d’Otrante en 1809, a manigancé l’abdication car il sent le peuple et suit tous les méandres de la chose du peuple, la république, par goût de la survie. Il a été et sera de tous les régimes et réchappera à tous. Joseph Fouché, né en 1759 en Bretagne et fils de matelot devenu capitaine, ami de Robespierre et franc-maçon, mitrailleur au canon des contre-révolutionnaires à Lyon (la guillotine allait trop lentement), est ministre de la Police sous le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Seconde Restauration. Après l’abdication de Napoléon 1er en faveur de son fils Napoléon II (qui n’a que 5 ans), Fouché devient président du gouvernement provisoire et négocie avec l’Angleterre. Il remet sur le trône Louis XVIII et devient son ministre de la Police. Mais il a voté la mort de Louis XVI et finit par être rattrapé par son passé. Il mourra en exil en 1820 et brûlera ses archives, laissant des Mémoires arrangées.

Napoléon envisageait en 1815 un second coup d’État pour dissoudre les Chambres et instaurer une dictature temporaire en levant une nouvelle armée de 150 000 hommes. Mais à quel prix ? La France est exsangue et une guerre civile en plus de la guerre européenne la mettrait à genoux. Mieux vaut négocier avec l’ennemi avant d’être dominé (ce que tentera Pétain en 40).

Pour éviter l’affrontement de deux mâles dominants, l’autrice ajoute en féministe Hortense de Beauharnais, fille adoptive de Napoléon, qui lui conseille de négocier avec sa belle-famille de l’empire d’Autriche. Ce que le petit Corse parvenu refuse, comme de bien entendu. Sa femme et son fils sont réfugiés à Vienne, ils y restent.

Telle est l’histoire en trois actes du douloureux passage à la modernité. Elle est incarnée par le brillant dictateur et par le machiavélique ministre, chacun jouant son rôle, le premier de gloire et d’étendre les Lumières, le second de prospérité et des nécessaires adaptations. Hortense joue la Femme, celle qui incarne les valeurs de la famille et de la continuité. Mais ni l’un ni l’autre ne l’écoutent vraiment.

Cette pièce est un peu la suite du Souper, dont Édouard Molinaro a tiré un film d’une pièce de Jean-Claude Brisville qui met en scène Joseph Fouché et Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord en 1815 sur le retour du roi.

Plusieurs représentations ont lieu à Paris, au théâtre de Nesle, 8 rue de Nesle dans le 6ème, les vendredis et samedis, du 2 décembre 2023 au 209 janvier 2024. Elles sont jouées par les acteurs Benjamin Arba, Sarah Denys, et en alternance, Blaise Le Boulanger et Jean-Charles Garcia, mise en en scène de Nathalie Ganem. Durée 1h20, prix €22.00, tarif réduit étudiants et ayant-droits, €16.00

Nathalie Ganem, Rendez-vous à l’Élysée, 2023, L’Harmattan Théâtres, 73 pages, €11,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Lisa Unger, L’île des ombres

Un roman policier américain un tantinet bavard, avec des personnages contrastés par paires, et qui fait la part belle aux femmes. C’est d’elles que tout vient – qu’on se le dise. Les mâles ne sont que des comparses, plus ou moins de hasard, jamais fiables ou jamais là quand « on » aurait besoin d’eux, voire carrément des non-existences, comme ce bel éphèbe qui fait flasher Chelsea, 16 ans, parce qu’il aime la musique et la littérature plus que la baise ou le sport, mais qui est totalement inventé par sa copine et son petit ami pour la forcer à sortir.

Kate est une mère sans cesse en mouvement, divorcée évidemment d’un premier mari écrivain alcoolique et violent (choisi on ne sait pourquoi, par faiblesse de vagin ?), et qui lui a donné Chelsea. Laquelle est une jeune fille sage qui ne s’intéresse pas aux garçons parce que ceux-ci ne s’intéressent pas à elle, n’ont aucune passion en commun avec elle, ne la regardent même pas. Car, selon Lisa Unger, autrice yankee dans le vent, les garçons de 16 ans ne voient dans une fille que le cul, la femelle en chaleur, la possibilité de se vider… Telle est Lulu, la grand copine de Chelsea, qui est populaire sur Fesses-book parce qu’elle couche, mais qui est nulle en maths et en littérature et exploite sa grand copine pour qu’elle fasse ses devoirs à sa place. Triste Amérique.

Kate a aussi un fils, Brendan, mais il n’a que 10 ans et reste donc encore mignon car dépendant, bien que fan de foot américain, donc casse-cou. Il sera probablement comme le grand-frère de Kate, Gene, un athlète qui s’émancipera de maman et de toutes les femmes pour agir en prédateur – comme ils ne font tous, selon l’autrice yankee dans le vent.

Quant à Sean, le second mari et père de Brendan, il est sûr et protecteur, mais jamais là quand il le faut. Pas plus que Joe, le père de Kate et mari de Birdie, laquelle ne l’a épousé que par raison car son grand amour était pour un écrivain alcoolique et violent, dépressif, qui s’est noyé. Le lecteur saura pourquoi et comment tout à la fin.

Surgit aussi Emily, une pauvre conne de 20 ans qui ne sait jamais où elle en est, commençant des études d’institutrice pour les arrêter très vite parce qu’elle est amoureuse de Dean, un loser qui n’a jamais rien fait de bien, jamais sûr de lui, mal élevé par un père qui l’humiliait, et qui s’est lié avec un malfrat psychopathe, Brad, qui lui fait faire à peu près tout ce qu’il veut. Emily sait, par raison, ce qu’elle devrait faire, mais choisit systématiquement l’inverse, par lâcheté du bas-ventre. Elle « aime » son nullard Dean qui la manipule et l’exploite, mais voudrait « le sauver »… Triste niaiserie américaine.

Nous avons donc une suite de paires : Birdie et Kate, mère et fille – qui ne s’entendent pas mais ne peuvent s’ignorer (on ne sait pourquoi) ; le frère de Kate, Théo, est absent, il ne veut plus voir sa mère trop rigide. Chelsea et Lulu, deux copines – le jour et la nuit mais qui s’admirent l’une l’autre pour ce qu’elles ne sont pas et qu’elles trouvent en complément. Joe et Sean, le grand-père et le père, qui évitent la famille, pris par « leur travail » mais soucieux surtout d’un peu d’air. Emily et Dean – deux amants que tout oppose, reliés seulement par la lâcheté vaginale de la femelle. Dean et Brad, deux compères dont l’un suit l’autre comme un toutou soumis.

Tout va se nouer autour d’une île privée, isolée au milieu d’un lac à quelques heures de New York. Birdie y vit presque à l’année, c’est « son » île, sa mère y a vécu et aimé, elle y a grandi, l’a gardée par héritage. Elle invite rituellement tous ses enfants et petit-enfants à venir passer quelques jours chaque année pour les vacances. Cette obligation ennuie tout le monde, malgré quelques souvenirs d’enfance ravie à nager, canoter et jouer au Robinson sur une île loin de tout et sans électricité – dont l’eau est à 15° – et qui capte très mal le réseau. Joe s’enfuit pour la ville ; Sean prétexte une maison à vendre comme agent immobilier, Brendan est pris par une entorse au foot brutal en vogue aux USA. Restent les filles : Birdie, Kate, Chelsea et la comparse Lulu, « une traînée » selon la grand-mère qui voit bien qu’elle ne fout rien d’autre que d’aguicher.

Pendant ces longs préliminaires d’exposition bavarde, Emily fait des siennes. Elle travaille comme serveuse à mi-temps dans un restaurant de la banlieue de New York et sa patronne Carol l’aime bien ; elle assure le viatique du ménage car Dean est incapable de trouver du boulot ou, quand il en décroche un, est foutu dehors très vite pour avoir pété les plombs. Mais Dean a un plan : il rameute Brad, un copain de tôle rencontré quand il était mineur, pour voler la recette hebdomadaire en liquide du restaurant de Carol. Emily doit leur ouvrir la porte arrière en prétextant vouloir s’épancher auprès de sa patronne. Elle sait qu’elle devrait lui dire d’appeler la police mais n’en fait rien, par lâcheté. Elle trahit sciemment son substitut de mère qui est bonne pour choisir le mal, par faiblesse. C’est une conne, une larguée, une femelle tenue par la touffe comme dirait Trump – qui en sait quelque chose. En 2012, le trumpisme est passé dans l’écriture des romans américains, on s’en rend compte ici.

Évidemment tout se passe mal, il y a des morts, des blessés. Emily persiste et signe, elle emballe ses malfrats meurtriers avec elle pour rejoindre l’île de « son père » (qu’elle croit), sorte de refuge protecteur comme un paradis, où tout pourrait recommencer (qu’elle croit). Tant de stupidité laisse pantois. Et puis c’est le huis-clos sur l’île entre la bande de femelles et les deux potes. Évidemment, rien ne va comme prévu et les secrets de famille s’en mêlent. Vous ne pourrez que noter, à la fin, que tous les morts de ce roman sont mâles. Un « féminisme » qui dérive vers l’extermination de la moitié humaine, un signe des temps. Un extrémisme américain à fuir.

Au total, un roman intéressant, plus sur ce qu’il montre des États-Unis en train de se métamorphoser en un pays de plus en plus étranger aux nôtres, malgré la colonisation des esprits qui adorent parler globish et écrire bancal comme là-bas. Un style bavard et des personnages un peu caricaturaux, mais dans une ambiance à la Mary Higgings Clark. Peut se lire, mais ne se relit pas, signe d’une qualité littéraire médiocre. Il est fait pour faire du fric, très vite, selon la mode du temps.

Lisa Unger, L’île des ombres (Heartbroken), 2012, Livre de poche 2014, 549 pages, €7,90 e-book Kindle €11,99

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