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Marini, Les aigles de Rome II

La suite des Aigles de Rome (chroniquée sur ce blog) qui a conté l’adolescence de deux garçons, Marcus Valerius Falco et Ermanamer latinisé en Arminius. Leur ardeur pubertaire a été disciplinée, ils ont été entraînés à la guerre, ils se sont affrontés par rivalité avant de devenir amis à vie. Ivresse des armes et plaisir des sens, il n’en faut pas plus aux ados pour se sentir heureux. Mais voici que l’amour s’en mêle…

C’est l’objet du tome II. En 9 après J.-C., Marcus revient de la guerre où il a été initié à la condition d’homme romain de la bonne société. Il se défoule chez Felicia, épouse de sénateur qui aime le plaisir. Il retarde le moment de retrouver son épouse légitime Silvia, qu’il n’a pas choisie mais que son père a arrangé pour la politique. Or Silvia l’aime, son beau corps de jeunesse musclée, son caractère ombrageux et son cœur passionné. Sauf que Marcus en aime une autre, rencontrée lors d’une course de chars cinq ans avant. Priscilla est déjà fiancée mais Marcus a le coup de foudre. Réciproque après un temps. Las ! Les pères décident pour les filles et Priscilla est mariée de force à un ami du papa, toujours pour raisons politiques.

De plus, Priscilla a pour mère la redoutable Morphea, une intrigante qui se sert de son corps et de son emprise sur les hommes importants pour faire avancer ses intrigues. Elle organise des orgies où les accouplements se font en public, pour le plaisir et pour la compromission. Elle veut conserver le beau et viril Marcus pour elle-même et est jalouse de sa fille qui a capté le cœur du jeune homme. Aussi, lorsque Marcus, chien fou, veut enlever Priscilla, il est assommé par le garde du corps nubien Cabar, montagne de muscles et fidélité à toute épreuve, puis conduit dans la maison de Morphea, attaché nu et fustigé sur la poitrine, avant d’être violé sous les yeux de Priscilla qui croit ainsi que Marcus la trompe. Elle se soumet alors au mariage arrangé tandis que Marcus, désespéré, se soumet à son ami Arminius, envoyé par l’empereur Auguste mater les révoltes en Germanie.

Rome reste corrompue par la volupté, l’ambition et les intrigues, et l’empereur n’est pas en reste. Pour dresser les garçons plein de fougue, il envoie Arminius, le Chérusque (Allemagne du nord) devenu romain, rétablir l’ordre de Rome et dompter la vitalité sauvage des peuplades germaniques par la sienne – mais mandater Marcus son ami et frère d’arme, lui-même issu de Germains par sa mère – pour le surveiller et rentrer en grâce auprès de son père.

Sauf que Morphea apprend à Marcus que Priscilla a suivi son mari en Germanie et lui demande de la protéger en lui adjoignant Cabar. De quoi alimenter le suspense pour la suite…

Un dessin toujours magnifique, les corps des jeunes gens sortis de l’adolescence pour devenirs purement virils, des femmes bien pourvues et lascives. Une nudité dans les plaisirs qui ne plaira pas au pudibonds moralement coincés, mais qui est d’une vitalité somptueuse. Les dessins présentent Rome comme si nous y étions et font attention aux détails, comme les fresques des murs, les graffitis des tavernes, les danseuses nues et les musiciens en plus simple appareil, les échansons, les échoppes, les courses de char, les statues du forum et des villas, les scènes de bataille. De la belle BD.

Marini, Les aigles de Rome II, Dargaud 2009, 60 pages, €17,50, e-book Kindle €6,99

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Christophe Guilluy, La France périphérique

Relire dix ans après cet essai d’un géographe sociologue est passionnant. Christophe Guilluy a anticipé les Gilets jaunes comme l’irruption d’Emmanuel Macron, puis la chute de l’UMPS au profit des extrêmes, unis dans le populisme du RNFI. Ce n’est pas rien. Certes, les chiffres donnés dans le livre datent ; mais les tendances affichées se sont poursuivies, ce qui est le principal du propos.

Deux France coexistent, comme dans tous les pays occidentaux développés : les métropoles néolibérales du capitalisme américain mondialisé, où se concentrent les emplois, les richesses, les cadres – et une fraction de l’immigration qui en profite -, et le réseau éparpillé des villes petites et moyennes, des zones rurales fragilisées par le retrait des industries et des services publics. Or, démontre-t-il à l’aide des chiffres de l’Insee, si les deux-tiers du PIB français est produit dans les métropoles, 70 % des communes ont une population fragile, ce qui représente 73 % de la population (tableaux chapitre 2).

D’où le divorce idéologique entre les nomades éduqués à l’aise dans le monde, et les ancrés au terroir faute de moyens, isolés des centres de culture et des universités, qui végètent et craignent les fins de mois. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les partis politiques, ni leurs « programmes » qui font les électeurs, mais bien l’inverse. D’où le déclin (irréversible, selon lui) du Parti socialiste et des Républicains modérés, élite des métropoles, en faveur surtout du Rassemblement national (ex-FN) et, marginalement, de LFI.

Car Mélenchon se trompe de combat, dit l’auteur ; il veut ressourcer la vieille gauche révolutionnaire alors qu’elle n’a plus rien à dire sur les chaînes de valeurs. Les yakas ne font pas avancer la machine, qui déroule ses engrenages nécessaires à partir de l’économie. Les années Covid l’ont amplement montré depuis. Mélenchon joue « les banlieues » comme nouveau prolétariat appelé à faire la révolution, dans une lutte des classes devenue lutte ethnique, alors que « les banlieues » ne sont que des centres de transit avant l’intégration. Un flux constant de nouveaux immigrés arrive, toujours pauvres et pas toujours éduqués aux mœurs occidentales, tandis que, dans le même temps, la génération d’immigration précédente s’en sort par les études et les emplois proches dans la métropole, et déménagent pour s’installer dans des quartiers plus huppés.

« Les banlieues », donc, peuvent connaître des émeutes, mais pas de processus révolutionnaire. « Globalement, et si on met de côté la question des émeutes urbaines, le modèle métropolitain est très efficace, il permet d’adapter en profondeur la société française aux normes du modèle économique et sociétal anglo-saxon et, par là même, d’opérer en douceur la la refonte de l’État providence. » Contrairement aux idées reçues une fois encore, et complaisamment véhiculées par les médias, « si les tensions sociales et culturelles sont bien réelles, le dynamisme du marché de l’emploi permet une intégration économique et sociale, y compris des populations précaires et émigrées. Intégration d’autant plus efficace qu’elle s’accompagne de politiques publiques performantes et d’un maillage social particulièrement dense. » Inégalités croissantes mais, paradoxe, intégration croissante.

C’est plutôt sur le déclin de la classe moyenne et la précarisation des classes populaires que vont pousser (qu’ont poussées depuis la parution de l’essai) les nouvelles radicalités. Les Bonnets rouges de la Bretagne intérieure, les petites villes des plans sociaux, les classes moyennes inférieures des périphéries rattrapées par le logement social des immigrés comme à Brignoles, illustrent les fragilités sociales. Paiement des traites des maisons et endettement, frais de déplacement dus à l’éloignement des centres, et difficultés de retour à l’emploi en cas de chômage. Le piège géographique conduit à l’impasse sociale, ce qui explique la sensibilité des gens à l’immigration. « Dans ce contexte d’insécurité sociale, les habitants deviennent très réactifs à l’évolution démographique de leur commune, notamment la question des flux migratoires. »

D’où la poussée du RN, dans le Nord en raison de la précarisation sociale, dans le Sud en raison des tensions identitaires, dans l’Ouest en raison d’une immigration de plus en plus colorée, donc visible. La pertinence du clivage droite/gauche n’a plus cours ; le populo s’en fout. « Paradoxalement, c’est le vieillissement du corps électoral qui permet de maintenir artificiellement un système politique peu représentatif. Les plus de 60 ans étant en effet ceux qui portent massivement leur suffrage vers les partis de gouvernement. » (J’avoue, c’est mon cas). Le clivage actuel est plutôt entre ceux qui bénéficient ou sont protégés du modèle économique et sociétal, et ceux qui le subissent. C’est le cas par exemple dans les États-Unis ayant voté Trompe, ces « hillbillies », les ploucs de collines emplis de ressentiment revanchard contre les élites qui « se goinfrent » et sombrent dans l’hédonisme immoral le plus débridé (Bernard Madoff, Jeffrey Epstein, Stormy Daniel, David Petraeus, Katie Hill, William Mendoza, Mark Souder, Chaka Fattah, Scott DesJarlais, P. Diddy…). En France, « ouvriers, employés, femmes et hommes le plus souvent jeunes et actifs, partagent désormais le même refus de la mondialisation et de la société multiculturelle. »

Que faire ?

Économiquement : La France périphérique cherche une alternative au modèle économique mondialisé, centré sur la relocalisation, la réduction des ambitions internationales, le protectionnisme, la restriction à la circulation des hommes et à l’immigration – au fond tout ce que fait Trompe le Brutal, et son gouvernement Grotesque. « Initiative de quatre départements, l’Allier, le Cher, la Creuse et la Nièvre, les nouvelles ruralités s’inscrivent dans le contexte de la France périphérique. Si l’appellation semble indiquer une initiative exclusivement rurale, ce mouvement vise d’abord à prendre en compte la réalité économique et sociale (…) En favorisant un processus de relocalisation du développement et la mise en place de circuits courts. »

Politiquement : « La droite a joué le petit Blanc en mettant en avant le péril de l’immigration et de l’islamisation La gauche a joué le petit Beur et le petit Noir en fascisant Sarkozy, stigmatisé comme islamophobe et négrophobe. Les lignes Buisson et Terra Nova qui, pour l’une cherchait à capter une partie de l’électorat frontiste et pour l’autre visait les minorités, ont parfaitement fonctionné. » Mais comme ni droite ni gauche n’ont rien foutu contre l’insécurité sociale et culturelle, en bref la précarisation et l’immigration sauvage, les électeurs se sont radicalisés, délaissant PS et Républicains. Y compris les électeurs français ex-immigrés : « Le gauchisme culturel de la gauche bobo se heurte en effet à l’attachement d’ailleurs commun à l’ensemble des catégories populaires (d’origine française ou étrangère), des musulmans aux valeurs traditionnelles. Autrement dit, le projet sociétal de la gauche bobo s’oppose en tout point à celui de cet électorat de la gauche d’en bas. » On parle aujourd’hui de « woke » pour vilipender ce délire gauchiste culturel. D’où le recentrage vers le conservatisme de tous les partis, sauf LFI. Pour garder ses électeurs, il faut répondre à leurs attentes. Or la mondialisation, si elle ne disparaîtra pas en raison des enjeux de ressources, de climat et d’environnement, est désormais restreinte. Le Covid, puis Trompe, l’ont assommée. Les partis politiques doivent donc le prendre en compte et moins jouer l’économie du grand large que les liens sociaux intérieurs. On attend toujours…

Sociologiquement : le mode de vie globalisé à la Jacques Attali, nomade hors sol sans cesse entre deux avions, n’est pas supportable pour la planète s’il se généralisait. Guilluy cite Jean-Claude Michéa, justement inspiré : « C’est un mode de vie hors-sol dans un monde sans frontières et de croissance illimitée que la gauche valorise, comme le sommet de l’esprit tolérant et ouvert, alors qu’il est simplement la façon typique de la classe dominante d’être coupée du peuple. » Au contraire, la majorité de sa population se sédentarise, s’ancre dans les territoires, faute de moyens pour accéder aux métropoles où les loyers et le mètre carrés se sont envolés. Dans un chapitre intitulé « le village », l’auteur montre comment la trappe à emploi a piégé les déclassés en périphérie des métropoles, et agit idéologiquement comme un contre-modèle valorisé de la société mobile et mondialisée. L’enracinement local est source de lien sociaux. « Face à la mondialisation et à l’émergence d’une société multiculturelle Ce capital social est une ressource essentielle pour les catégories populaires, qu’elles soient d’origine française ou immigrée. Des espaces ruraux aux banlieues, ce capital du pauvre est la garantie de liens sociaux partagés. » D’où les revendications identitaires aux Antilles, en Corse, à Mayotte et en Nouvelle-Calédonie pour se préserver des flux migratoires.

Christophe Guilluy note malicieusement que c’est exactement la même tendance en Algérie ou au Maroc, où l’immigration noire alimente les tensions sociales. Et même en Palestine ! « Si on se détache un instant de ces passions géopolitiques, on ne peut qu’être frappé par la banalité des ressorts du conflit. Territoires, instabilité démographique, insécurité culturelle, rapport à l’autre… les tensions, la cause des tensions sont toujours les mêmes. Pour les Juifs israéliens, la peur de devenir minoritaire est d’autant plus forte que le territoire est restreint et la dynamique démographique, à l’exception des orthodoxes, faibles. Pour les Palestiniens, la question du territoire est d’autant plus vitale que la dynamique démographique est forte. La banalité de cette lutte territoriale et culturelle est occultée par l’instrumentalisation politique du conflit qui ne permet pas de percevoir le caractère universel de ces tensions. En la matière, il n’y a pas à rechercher de spécificité juive ou arabo-musulmane à l’histoire d’Israël. » Et paf ! C’était dit dès 2014.

Un petit essai très intéressant à relire.

Christophe Guilluy, La France périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, 2014, Champs Flammarion 2024, 192 pages, €7,00, e-book Kindle €5,99

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Les gouvernants sont formatés dindons, dit Alain

Nous n’étions qu’en 1908 et, déjà, pointait la caricature de l’ENA, école que Macron a supprimée mais qui subsiste sous un autre nom. L’art de régler le problème par un tour d’illusionniste. Rien n’a changé depuis un siècle, dit Alain. Avant même l’ENA, « Dindon-Collège » existait déjà…

L’école supérieure des gouvernants, quel que soit le nom qu’elle porte, enseigne à pontifier pour paraître profond, à parler pour ne rien dire afin de noyer le poisson, à faire l’acteur de théâtre plutôt qu’à rester soi. « Vous avez certainement remarqué, me dit le directeur, qu’un certain nombre d’hommes sont disposés, par nature, a préférer le paraître à l’être, et à s’engraisser de l’opinion d’autrui. Il tiennent beaucoup de place dans la vie ordinaire, et ne sont bons à rien. Aussi nous les prenons pendant qu’ils sont encore jeunes, et les formons pour leur véritable carrière, qui est le gouvernement des peuples. »

Chacun sa place, et les grenouilles doivent être gonflées par l’enseignement pour paraître aussi grosses que les bœufs. Percez-les à jour, et ils exploseront. On l’a vu durant le Covid : personne ne savait rien sur rien, mais tous affirmaient haut et fort détenir la seule vérité des choses – que les masques ne servaient au fond à rien, que le virus n’était qu’une grippe un peu virulente, qu’on pouvait se désinfecter à l’eau de Javel (y compris les bronches, disait le Trompe, qui n’avait jamais rien lu de sa vie). Jusqu’au « professeur » de Marseille qui savait mieux que tous les scientifiques du monde comment manipuler les faits à son gré pour asséner « sa » vérité. Démentie rapidement par les mêmes faits – qui sont tenaces, comme chacun sait. Le Trompe a pris de l’hydroxychloroquine à poignée au petit-déjeuner et… s’est vu contaminé par le Covid comme si de rien n’était.

Les murs du collège de dindons sont peints d’allégories qui s’annulent, comme le Travail couronnant la Persévérance, suivie de la Persévérance couronnant le Travail – autrement dit comment démontrer tout et son contraire, selon le vent. Les amphis sont pleins de profs discourant des heures pour ne dire que du vent (émettre de l’air chaud, disent les Anglais qui ont appris le Parlement plus tôt que nous), avec beaucoup de mots creux (ce qu’on appelle la langue de bois) et de phrases toutes faites (qu’on appelle les éléments de langage). Celui qui s’endort le dernier aura le prix. Les étudiants raturent, car ils croient avoir compris alors que, comme disait Alan Greenspan, président de la Federal Reserve, la Banque centrale américaine, dans les années pré-krach, « si vous avez compris ce que j’ai dit, c’est que vous n’avez rien compris ».

Les plus forts en thème sont ceux qui sont capables de tirer douze pages sur un canon explosé pour conclure qu’il ne peuvent rien en dire tant que l’enquête est ouverte (on connaît ça…). « Mais le plus fort est celui qui avait à répondre (c’était le sujet proposé) à des citoyens qui viennent demander du secours parce que leur maison brûle. Il écrivit vingt pages pour dire que la question allait être mise à l’étude. Ce jeune homme ira loin. » Faites long et chiant, avait coutume de dire Édouard Balladur à ses énarques, lorsqu’il voulait qu’un rapport soit publié sans être lu. Nommez une commission, disaient les vieux briscards de la défunte IVe République, que les plus cons à gauche voudraient voire revenir.

Rien de nouveau sous le soleil…

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog

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La Tulipe noire de Christian-Jaque

Un Alain Delon de 28 ans a fait le gros succès mondial de ce film (86 millions d’entrées), principalement en URSS. Inspiré (très librement) du roman d’Alexandre Dumas, le film chante la liberté, mais sous toutes ses formes. Liberté politique, puisque l’on est en juin 1789 ; liberté des mœurs, puisque le libertinage Grand siècle perdure chez les aristos ; liberté des corps puisque l’habit obligatoire au salon se lâche à l’extérieur. Alain Delon laisse sa chemise ouverte pour montrer avec fierté sa jeunesse ; le comte de Saint Preux, son personnage, exhibe sa poitrine pour faire tomber les filles et se battre à l’aise dans les duels.

Nous sommes dans le Roussillon et Paris est loin, mais les nouvelles parviennent vite. Le Tiers-Etat a pris le pouvoir et la Reine, dit-on, en a assez de cette chienlit. Elle compte mater la rébellion le 14 juillet 1789 avec des troupes venues de l’étranger sous les ordres du prince Alexandre de Grassillac de Morvan-Le-Breau (Robert Manuel). Ces troupes doivent passer par la petite ville. Or les nobles de la contrée sont terrorisés par un justicier masqué qui signe d’une tulipe noire. Il s’agit de Guillaume de Saint Preux (Alain Delon), masqué et vêtu de noir, sur son cheval Voltaire. Disney a piqué l’idée à Dumas avec son Zorro, mais Alain Delon est plus fin et plus vivant en aristo libertin épris de liberté que le balourd Jean Dujardin dans la dernière série de dérision (hélas française) Zorro.

Saint Preux se contente de dévaliser les nobles qui tentent de fuir la France à cause des troubles révolutionnaires. Il ne redistribue pas les richesses, c’est seulement pour le plaisir. Voleur la nuit, il est la coqueluche de ces dames de la haute le jour, dans les salons. Il couche ouvertement avec la marquise Catherine (Dawn Addams), épouse de Vigogne (Akim Tamiroff), l’Intendant général de la province. Le Lieutenant général de la police, le baron La Mouche (Adolfo Marsillach), est un vantard qui assure toujours que tout va bien, que tout est sous contrôle. Il soupçonne Saint Preux mais la coterie des femmes au salon le tourne en ridicule. Il va donc lui tendre un piège.

Il remplit la patache qui transporte les impôts de soldats et la fait rouler sans escorte. Elle est évidemment attaquée par la Tulipe noire et son comparse Brignol (José Jaspe). Duels à un contre trois, La Mouche restant prudemment dans la voiture. Mais lorsque la Tulipe s’approche de la portière, une fois son épée brisée, le baron le balafre à la joue. Il réussit à s’enfuir, mais il est marqué. Tout le monde, dans les salons, saura qui il est vraiment.

Sauf que Guillaume de Saint Preux a un petit frère Julien (Alain Delon encore) qui lui ressemble étonnamment. Seul le cheval Voltaire, exclusif, distingue les deux hommes pour préférer son maître. Julien est plus jeune que Guillaume, plus timide, mais l’a toujours admiré et en a fait son modèle. Ce pourquoi, lorsque son aîné le fait venir pour endosser son rôle, il est aux anges. Lui paraîtra au salon pour se pavaner devant la cour provinciale, lui écoutera parler de la politique et des ordres confidentiels de Versailles, lui pourra se laisser lutiner la belle marquise. La Mouche, qui se vantait déjà d’avoir démasqué la Tulipe noire, est une fois de plus ridiculisé devant la joue lisse du jeune comte.

Mais Julien n’est pas Guillaume. Il n’a pas son cynisme, son appétit de vivre. Lui aussi est pour la liberté, mais pour tous, pas seulement pour lui-même. Il est pour la Révolution et pour le peuple. Il ne cède pas aux plaisirs sans lendemains. Aussi, lorsqu’il se rend au château du marquis de Vigogne, il n’a pas pour intention de sabrer la marquise qui, pourtant, ne demande que cela dans le petit salon rouge. Au contraire, il a rencontré en chemin une future mariée Caroline (Virna Lisi), qui l’a aidé lorsqu’il s’est fait mal au genou parce que son cheval, dont il savait pourtant qu’il n’aimait pas le bruit, a rué au son des cloches de l’église. Le père Plantin (Francis Blanche) est un gros popu révolutionnaire qui plaît bien à Julien. Lequel va donc garder la couronne de fleurs d’oranger de la fiancée, et le mariage ne pourra pas se faire. D’ailleurs Caroline est tombée immédiatement amoureuse de lui.

Déçu par le cynisme libertin de son frère, Julien va jouer le justicier Tulipe noire à sa place et aider les révolutionnaires du Roussillon à empêcher l’armée de rejoindre Versailles. Pour cela, voler de la poudre au baron La Mouche, faire sauter le pont, enlever le prince commandant l’armée, lui faire signer une procuration, aller trouver le colonel et lui faire faire demi-tour sur ordre.

Malgré tout, La Mouche a découvert le repaire des révolutionnaires, dans une scierie de la montagne. Il attaque en force et Guillaume comme les autres sont pris. Aristocrate, Saint Preux est condamné à être pendu tandis que la plupart sont jetés en prison. Julien décide de faire évader son frère avant l’aube, mais Guillaume se blesse à la jambe en tombant. Il est repris et pendu le lendemain devant les salonnards assemblés, tandis que Julien parvient à fuir. Et à reprendre le flambeau de la Tulipe noire.

Il se montre au-dessus du salon, effarant les aristos qui le croyaient mort. Mais c’est le cadavre du marquis qui se balance à la potence ; il a été enlevé et sitôt jugé par le peuple. La marquise de Vigogne sans mari s’enfuit avec le prince de Grasillac sans armée, tandis que le cheval tue La Mouche, Voltaire fait chuter le baron de la falaise. Et l’aristo Julien épouse la roturière Caroline le jour de la prise de la Bastille.

C’est une belle histoire, entièrement inventée, de l’aventure avec panache à la française. Ne boudons pas notre plaisir, mais il faut savoir que Dumas n’a donné que le titre, tout le reste est réécrit. La Tulipe noire n’a jamais existé, pas plus que « le prise de la Bastille : si l’on en croit l’histoire réelle, la forteresse n’était plus une bastille depuis longtemps, et elle n’a pas été prise mais les portes se sont ouvertes sans combat. Reste le mythe, que le peuple préfère toujours au vrai. Ainsi chante-t-il à l’unisson lorsque des manipulateurs moins bien intentionnés que Christian-Jaque et Alain Delon, lui livre une belle histoire prête à croire.

DVD La Tulipe noire, Christian-Jaque, 1963, avec‎ Alain Delon, Virna Lisi, Adolfo Marsillach, Dawn Addams, Akim Tamiroff, Seven7 2025, français, 1h50, €16,99, Blu-ray 4K ultra HD €34,99

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Pascal Jardin, La guerre à neuf ans

Ce « récit » romancé est captivant. La vérité est recréée par la fiction, autrement dit tordue selon l’imagination. Les Jardin descendent en terrasse jusqu’à nos jours, avec des personnages hauts en couleur dont chaque héritier revisite la biographie selon sa vision. Georges, le grand-père du narrateur, est adjoint au maire et juge au tribunal de commerce de Bernay, sa bonne ville. Jean son fils est l’objet de ce livre ; Pascal son petit-fils l’écrit ; Alexandre son arrière petit-fils reprendra son roman de famille foutraque dans Le roman des Jardin, moins bon que La guerre à neuf ans de son père.

Jean Jardin est science pote personnaliste avec « le juif » Robert Aron, avant de devenir secrétaire particulier de Raoul Dautry, directeur de la future SNCF, ami avec « le juif » Jules Moch », puis chef de cabinet adjoint d’Yves Bouthillier, ministre des Finances de Vichy avant de connaître son acmé en 1942 comme directeur de cabinet de Pierre Laval. Ce sénateur du Cartel des gauches devenu pétainiste, chef du gouvernement d’avril 1942 à août 1944, a accentué la collaboration et a été fusillé comme collabo pour Haute trahison le 15 octobre 1945 à 12 h 32. Alain Delon, 9 ans, qui joue à ce moment dans la cour de la prison, entendra la salve.

Jean Jardin est responsable des fonds secrets qui lui permettent d’arroser résistants, juifs et intellos anti-régime. Selon l’historien Robert Paxton, « interpréter un personnage comme Jean Jardin selon une seule dimension — collaborateur convaincu ou résistant discret — me semble une déformation. C’était un lavaliste convaincu qui aimait aider des amis ». Jardin était-il « antisémite » ? Probablement d’ambiance, pour faire comme tout le monde, dans la théorie nationale (il a écrit des articles sur le sujet comme jeune pigiste) – sauf pour ceux qu’il connaissait et aidait comme ami : Robert Aron, Emmanuel Berl, Bertrand de Jouvenel. Pas simple de juger trois générations plus tard. Comme pour Pierre Laval, Pascal Jardin semblait plus soucieux de préserver sa carrière que féru de grands principes.

Pierre Laval, fils d’aubergiste du Puy-de-Dôme, s’était convaincu de la force de l’Allemagne nazie. Toute sa politique visait à insérer la France dans l’Europe allemande, sur un fond de combat anti-bolchevique ; il espérait empêcher pour son pays les mauvais traitements que le maréchal Göring avait laissé entrevoir. Notez le parallèle avec aujourd’hui ! Les collabos actuels, Zemmour, Le Pen, Fillon, Lellouche, visent à se coucher devant les puissances dominantes, Poutine et Tromp, pour empêcher les mauvais traitements que le mafieux russe comme le bouffon yankee menacent d’asséner à la France.

Pascal Jardin, né en 1934, n’a que 6 ans en 1940 lorsqu’il doit fuir Paris durant l’Exode pour se réfugier en Normandie, où il assiste à des bombardements nazis. Il aura 10 ans en mai 1944, juste avant le Débarquement, lorsque son père, à Vichy, est nommé par Pétain ambassadeur à Berne en Suisse, alors qu’il est menacé par les résistants. Entre temps, la mémoire du gamin, élevé à la foutraque car allergique à l’école, régurgite des souvenirs. Avec humour, cette politesse du désespoir d’avoir vécu en ce temps et dans cette famille. A 6 ans, il découvre le théâtre à Paris avec Léocadia, une pièce de Jean Anouilh. « Ce soir-là, j’ai découvert l’illusion. L’idée qu’une voiture ne puisse être qu’une façade, l’idée qu’Yvonne Printemps avait pleuré pour rire, l’idée que Pierre Fresnay avait joué à la consoler et que nous, dans la salle, nous avions joué à les croire. De là à penser que l’invention était préférable à la réalité, il n’y avait qu’un pas. Plus tard, j’en ferai un autre en apprenant avec soin à confondre mensonge et invention et à repousser le plus possible la réalité au profit du rêve organisé. Peu à peu, mon onirisme est devenu pragmatique jusqu’au jour où j’ai enfin réussi à devenir complètement spectateur de ma propre vie, un voyeur, un auteur » p.55 de l’édition originale. Ainsi est exposée la transposition de la mémoire, cette « vérité alternative » de la sensibilité d’auteur. D’où il ne faut prendre qu’avec des pincettes ce « récit » Jardin. Son fils Alexandre l’a d’ailleurs allègrement pillé dans son Roman des Jardin, en amplifiant et déformant son récit de crapahutage sur les toits (à 8 ans) pour observer les amis des parents ou le chauffeur baiser, au travers des lucarnes (p.77).

Pascal dit être longtemps resté analphabète, se fiant à sa mémoire prodigieuse (il faut bien compenser), n’apprenant finalement à lire et à écrire qu’en Suisse vers 15 ans, avec Raymond Abellio – en même temps que l’amour physique avec une femme de 30 ans. Georges Soulès, dit Raymond Abellio, fut polytechnicien socialiste, surréaliste, avant d’opter, de retour de captivité en 1941, pour le Mouvement social révolutionnaire d’Eugène Deloncle d’inspiration sociale-fasciste. Étrange époque où, comme aujourd’hui, toutes les « vérités » se mêlent, le marxisme et la gnose… Ce même Soulès/Abellio deviendra le précepteur d’Alexandre Jardin avant de se lier à Alain de Benoist.

Pascal Jardin, après guerre, a fait de nombreux métiers dont celui d’ouvrier imprimeur, avant de devenir scénariste habile et dialoguiste talentueux (César 1976 du scénario pour Le vieux fusil) ; il était réputé pour la rapidité de son écriture. Il a vécu à cent à l’heure, dilettante à la Paul Morand, conduisant à tombeau ouvert des décapotables de sport, fumant comme un pompier – ce qui l’emportera d’un cancer, à 46 ans. Il aura connu à 9 ans des politiciens, des écrivains, des acteurs : Paul Morand, Jean Giraudoux, Emmanuel Berl, Pierre Fresnay et Yvonne Printemps, Jean Gabin, Claude Sautet, Michel Audiard, Alain Delon qui a son âge, Bertrand de Jouvenel, amant à 16 ans de Colette et modèle de Chéri, de mère juive, « qui dormait nu sous un pommier » (p.95). Il brosse un portrait savoureux du ministre de l’Éducation nationale 1942, académicien par la suite exclu, le collabo Abel Bonnard qui se disait réjoui d’être « délivré » de l’Europe des Lumières (comme Tromp et Vence aujourd’hui). Père sévère directeur de prison et mère rêveuse, il est fasciné par le virilisme fasciste et sera surnommé La Belle Bonnard et Gestapette (« il eût au fond voulu être plutôt lesbienne », écrit l’auteur p.145) – même si son homosexualité, rumeur lancée par Jean Paulhan, n’est pas avérée.

L’auteur se dit A-politique, cherchant à comprendre à 9 ans cet imbroglio de croyances et de principes dont les adultes mélangent tout, se raccrochant aux extrémistes qui, seuls, offrent alors un semblant de sens. Sa description reconstituée de ses interrogations gamines fait l’objet d’un pamphlet savoureux d’humour, qui dit beaucoup sur le style enlevé de l’auteur : « Désorienté, je me rendis auprès de ma mère et lui posais un certain nombre de questions. Elle m’expliqua ceci : mon chéri, Vichy est pour le moment la capitale politique de la France. Les Français qui refusent les collaborations avec l’Allemagne ont d’autres capitales mais pas en France. L’une est en Afrique, à Alger, l’autre en Angleterre, à Londres. A Paris, le pouvoir administratif appartient aux Allemands. A Vichy, on rencontre des Japonais, des pétainistes, des lavalistes, des résistants gaullistes, giraudistes et communistes. On rencontre aussi des miliciens, des Allemands en civils, des Juifs que rien ne distingue physiquement des autres Français, des antisémites dont les pires sont Roumains et qu’il serait aisé de prendre pour des Juifs, pour la bonne raison qu’ils n’ont pas l’air français. Les partisans du maréchal Pétain sont des pétainistes, ceux du président Laval des collaborateurs. Ceux qui sont pour Alger sont des giraudistes.. Ceux qui sont pour De Gaulle sont partout, peu nombreux. Les Français qui s’engagent dans l’armée allemande par haine du communisme sont des germanophiles. Ceux qui font partie de la milice sont des tortionnaires. Ceux qui font sauter les trains sont des partisans. Enfin, tous ceux qui habitent les grandes villes sont, sans distinction d’opinion, des affamés. En ce qui concerne l’habitat, il se répartit en gros comme suit : ceux qui font du marché noir habitent partout. Ceux qui font de la résistance active n’habitent nulle part. Ceux qui font des coups de main habitent les maquis, et ceux qui ne font rien habitent chez eux. J‘avoue que, sur le moment, je n’avais rien compris à cette explication qui n’avait d’explicite que son manque de clarté. Et pourtant, si j’en crois des ouvrages aussi éminents que L‘histoire de Vichy de Robert Aron, ma mère avait raison. Ce n’est pas rassurant pour l’histoire de France » (pp. 79-80).

Délicieux.

Pascal Jardin, La guerre à neuf ans, 1971, Grasset 1989, 198 pages, €7,50

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Extinction des Lumières

Avec les feux de la guerre et les montées populistes aux extrêmes, les Lumières s’éteignent progressivement. Les Lumières de la Raison, elles qui, selon Descartes seraient la chose du monde la mieux partagée.

Les Russes laissent faire par lâcheté leur dictateur qui leur rappellent le bon gros tyran Staline ; le viril s’étale torse nu sur un ours pour montrer sa puissance… alors qu’avec sa démographie en chute libre à cause de la vodka et de l’état lamentable des systèmes de santé, les gens font moins d’enfants et l’espérance de vie s’amenuise. Les Yankees ont, volontairement cette fois, réélu un bouffon qui ne lit jamais un livre, attrape les femmes par la chatte, et croit que tout peut se résoudre par un bon deal. Inutile d’être intelligent, il vaut mieux êtres riche : tout s’achète. Sauf le tyran de la Corée du Nord, qui l’a bien roulé, le tyran de la Russie actuelle, qui s’apprête à le faire, le tyran chinois qui s’y prépare avec orgueil, et même le tyran israélien qui ne pense qu’à bouter les Philistins hors de Palestine en manipulant les Évangélistes chrétiens crédules.

La lecture du dernier numéro de la revue L’Histoire sur la guerre de Crimée (n°528, février 2025), rappelle que voici moins de deux siècles, la guerre contre le tsar de toutes les Russies visait déjà à contrer l’impérialisme grand-russien, et son idéologie ultra conservatrice orthodoxe. Cela au nom des Lumières et du printemps des peuples après 1848. « Un combat mené au nom de la civilisation et de la liberté contre la barbarie et le despotisme », c’est ainsi que l’historien Sylvain Venayre résume cette guerre. Il poursuit : « en défendant l’autonomie de la Roumanie et la libre circulation sur le Danube, Napoléon III se faisait d’ailleurs le champion de la liberté. » Remplacez Roumanie par Ukraine et Danube par Mer noire, et vous aurez l’aujourd’hui. Certes N3 avait en vue la gloriole militaire pour installer son régime, ce qui n’est pas le cas de nos chefs d’État européens élus pour quelques années seulement, mais les constantes sont les mêmes : la démocratie (bien imparfaite) contre le fait du prince, le progrès social contre l’archaïsme des gras oligarques.

On aurait pu croire, au vu de l’Histoire, que les États-Unis, premiers à établir une fédération démocratique dans le Nouveau monde, contre les féodalismes en Europe, allaient poursuivre la défense de l’Ukraine, pays envahi au contraire de tout droit international, contre les traités pourtant signés (y compris par les Américains), et aux côté des Européens. Mais non.

Donald Trump est un TRAÎTRE.

C’est un « chicken », comme disaient les Yankees des Français sous Chirac, qui n’avait pas voulu suivre Bush junior dans son mensonge sur les armes de destruction massive, prétexte commode pour envahir l’Irak de Saddam. Trump préfère dealer avec les plus forts que faire respecter le droit et les alliances. Il donne à Poutine tout ce qu’il veut sans en parler avec ses soi-disant « alliés », autorise l’Israélien poursuivi par la justice à reprendre la destruction systématique de Gaza au cas où « les otages » ne seraient pas libérés, taxe Canadiens, Mexicains et Européens mais pas les Chinois, à qui il autorise encore TikTok pour 75 jours. Les Lumières ? Il ne sait pas ce que c’est. Sauf peut-être le gaz à « forer, forer, forer » pour les allumer.

La nouvelle idéologie russe est résolument anti-Lumières. Poutine tourne le dos à Pierre-le-Grand et s’assoit sur Catherine II pour se tourner vers les Mongols et l’exemple de la tyrannie chinoise. « L’autocratie finit par trouver sa justification dans l’iniquité même de ces actes », écrit Henri Troyat, russe blanc réfugié en France, à propos de l’opposition des cadets au tsar Nicolas 1er. On pourrait écrire la même chose de Navalny face au système Poutine.

La nouvelle idéologie trumpienne, tirée du Projet 2025 de The Heritage Foundation, se tourne elle aussi résolument vers « Dieu » et prône un « retour » aux valeurs conservatrices de la famille, du travail et de l’égoïsme patriote. Fondé par un milliardaire de la bière, ce think-tank est résolument réactionnaire. Les quatre causes du fascismes servent au dealer à mèche blondie pour agiter les foules et reprendre le pouvoir. « Que parles-tu de vérité ? Toi, le paon des paons, mer de vanité », clame Nietzsche devant le vieillard méchant (Trump a 79 ans). Les électeurs qui l’avaient viré ont viré leur cuti, par dépit de voir les Démocrates désigner « une métèque incompétente », pro-woke – la hantise de ceux qui ne savent pas ce que c’est.

En Europe et en France, la contre-Révolution est en marche, appelée par Alain de Benoist et l’AfD, encouragé par le vice-président américain Vance, rebaptisée Révolution conservatrice ou Konservative Revolution pour faire plus aryen, idéologie qui a préparé le nazisme. L’Italie a déjà une Présidente du Conseil dans la lignée de Mussolini et proche des conseillers de Trump ; l’Allemagne s’oriente aux élections, à coup d’attentats d’immigrés contre ses citoyens, vers le parti pro-nazi ; la France se prépare à peut-être aller dans la même direction, si les politiciens continuent d’être rattrapés par les « affaires » de détournements – de fric et de mineurs – et l’Assemblée ressembler à une bande de macaques en rut.

La modération dans les jugements, la tempérance dans les attitudes, ne sont plus de mise. Chacun se met en scène pour offrir son narcissisme aux « like » des accros aux réseaux d’abêtissement généralisé. Les requins en jouent, qui rachètent les médias, dont les principaux sont aujourd’hui sous forme d’applications. Ils sont bien en retard, les français Arnault, Dassault, Bolloré, Niel, Drahi, Kretinsky, avec leurs « journaux » et magazines : qui les lit encore ? Musk a mieux senti le vent avec Twitter, rebaptisé X du nom de son garçon « X Æ A-XII ». Tout comme le parti communiste chinois qui prépare sa prochaine guerre hybride avec TikTok.

Devant ces faits et ces tendances, que faut-il penser ?

Faut-il « s’indigner », comme la gauche inepte l’a fait durant tant d’années, sans jamais agir une fois au pouvoir ?

Faut-il suivre la droitisation de la société, effrayée par les attentats au prétexte de l’islam et par le grignotage des emplois par les multinationales américaines, tandis que le libéralisme européen laisse portes et fenêtres ouvertes à « la concurrence » ?

Faut-il opter pour les extrêmes – qu’on n’a pas essayé depuis deux générations – le trotskisme à la Chavez d’un Mélenchon ou le pétainisme de châtiment à la Le Pen ?

Plus que jamais, j’en suis personnellement convaincu, la modération et l’usage de sa raison restent plus que jamais des façons d’être.

Bien que libéral économique, Macron ne séduit plus, il est trop dans sa tour et n’écoute plus personne.

Bien que modéré et centriste, Bayrou ne séduit pas, solidement catho pour les valeurs et attaché à surtout en faire le moins possible pour ne pas prendre de risque.

Bien qu’ayant gouverné, mais surtout par le caquetage impuissant face à « mon ennemi la finance », ou « je vais renégocier l’Europe », les socialistes ne sont pas crédibles ; ils ne savent même pas où donner de la tête, comme des canards affolés, entre censure ou pas, suivre le tyran – mais « de gauche » – ou exister par eux-mêmes – mais avec quel projet crédible pour les Français ?

Bien que la droite relève la tête, depuis que certains ont retâté depuis six mois du gouvernement, leurs décennies au pouvoir depuis 1986 n’ont pas fait grand-chose pour résoudre les problèmes cruciaux de la France : son État obèse et trop bureaucratisé qui empêche l’innovation, sa dette pérenne qui empêche toute politique publique d’ampleur, ses trop gros impôts improductifs qui dissuadent d’investir et de créer de l’emploi, ses tabous sur la maîtrise de l’immigration.

Alors quoi ?

Éliminer le pire plus que voter pour un projet ? Attendre de voir enfin se lever un candidat crédible, voire plusieurs, avec un objectif pour le pays et les moyens réalistes, hors démagogie ?

Si un duel Le Pen-Mélenchon a lieu aux prochaines présidentielles, il faudra bien choisir entre la peste et le choléra. Les deux se soignent, mais l’un fait plus mal, aussi je ne vois pas comment « la gauche » pourrait se réjouir.

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A jouer au con, on le devient

Qu’arrive-t-il à « la gauche » ces temps-ci ? Une régression boutonneuse comme ces à peine pubertaires qui se fâchent parce qu’ils ont été « traités » ou parce qu’untel « l’a dit » ? François Bayrou, encore Premier ministre, a énoncé « un sentiment de submersion », à Mayotte surtout et parfois ailleurs. En bon agrégé de lettres classiques, il sait ce les mots veulent dire, au contraire des Vallaud (juriste énarque), Faure (économiste politicien) et autres faibles du parti qui se dit « socialiste ».

Bayrou énonce une réalité. Bien loin des « grands mots » des enflures théâtrales à la Hugo, qui sonnent bien mais accrochent peu, tant les gens sont exaspérés de l’écart grandissant entre les mots et les actes. Bien nommer les choses, disait Camus, c’est déjà avoir prise sur le réel. S’enfumer de « Grands principes » et de « mots tabous » n’est qu’une hypocrisie de petite politique politicienne. Il y a des jours où « les socialistes » feraient mieux de se taire et de travailler.

« Alerte vagues submersion : le niveau 5 déclenché à Biarritz », énonce la Météo ces jours-ci, sans que les caciques du parti rose n’y voient une désinformation due au Rassemblement national. Il s’agit de vagues (pourtant marines) pouvant emporter un promeneur sur le bord de côte, pas d’un tsunami. Même chose pour l’immigration : le chef de l’extrême-centre reste modéré et n’entonne pas les clairons de l’extrême-droite. Il y a un vrai problème à Mayotte, comme dans certaines régions françaises (la Guyane, le Nord, par exemple). Le nier au nom du tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, tout le monde il a droit, est une niaiserie. C’est jouer l’autruche à se cacher la tête dans le sable, endosser le rôle de Tartuffe devant le sein qu’il ne saurait voir – mais qui existe.

Or « le peuple » – les citoyens qui votent et manifestent – savent bien qu’il y a une question. Qu’aucun gouvernement n’a prise à bras le corps, contrairement à ce qui a été fait au Canada, en Suède, au Danemark et ailleurs. Ne pas la considérer revient à laisser la place à tous les excès des « yakas » par les « fauqu’on ». Donc à ouvrir tout droit un boulevard aux Trump et autres adeptes de la tronçonneuse.

Le problème de Mayotte est dû à la droite, jamais cohérente dans ses choix contradictoires. Il n’aurait jamais fallu faire de cette île un « département ». La solution serait probablement de le transformer en « territoire d’outre-mer », analogue à Tahiti, en décentralisant la gestion des flux et sans que les nés sur place deviennent français par automatisme. Mais qui prendra à bras le corps cette question ? La droite, aujourd’hui à grande gueule, n’a rien foutu malgré sa décennie de gouvernement.

Il y a bien d’autres menaces de « submersion » aujourd’hui que Mayotte. Cette île n’est (pour paraphraser le diable) qu’un « détail » politique dans la multiplicité de problèmes bien plus graves. Pensons à la « submersion » de la dette, que les marchés vont nous infliger s’il y a encore censure et une fois de plus aucun budget ; à la « submersion » de l’anti-parlementarisme devant cette Assemblée de singes qui ne pensent qu’à leur banane personnelle et pas à la jungle qui les environne ; à la « submersion » des licenciements par l’attentisme des investissements d’entreprise devant l’incertitude et l’immobilisme politique persistant ; à la « submersion » du prochain vote à l’extrême, comme on l’a vu aux États-Unis, face aux errements de « la gauche » et de sa débilité politique.

En jouant chaque jour un peu plus aux cons, les « socialistes » le deviennent. Ils sont à chaque fois ramenés vers la radicalité mélenchonne, une envie de tout casser et de renverser la table pour virer ces incapables qui se goinfrent en Assemblée aux frais des contribuables – sans faire leur boulot qui est de composer une politique. Au risque que le parti socialiste soit assimilé définitivement au parti insoumis, et que cette radicalité révolutionnaire entraîne un mouvement de rejet clairement en faveur de l’ordre… donc du RN. La chienlit, ça suffit ! Avait dit de Gaulle avant d’emporter l’Assemblée en 1968, avec une majorité introuvable.

On ne sait même plus de quel « socialisme » on parle chez les Vallaud, Faure et autres indignés pour un mot. Le socialisme utopique des « droits » de 1848 et de l’enflure romantique ? Le socialisme « scientifique » des moyens de production de Marx ? Le socialisme d’État à la chinoise avec surveillance tout azimut et camps de redressement ? Du socialisme « réel » des soviétiques, de sinistre mémoire (« sinistre » vient de « gauche ») ? Le socialisme démocratique à la scandinave qui a pris la « submersion » migratoire à bras le corps, en imposant une intégration des valeurs du pays aux postulants étrangers) ? Le faurisme est instable, comment pourrait-il établir une relation durable en politique ?

Le Bruit du tic-tac se rapproche (titre d’un livre commis par Olivier Faure avec Lucile Schmid en 2001) : la France va bientôt exploser si les députés ne se reprennent pas pour faire leur travail (comme tout le monde !), et ce sera un benêt rose soi-disant indigné, comme le Premier secrétaire (mal élu) du PS, qui aura allumé la mèche.

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Jean-François Coatmeur, Des croix sur la mer

Décédé en 2017 à 92 ans, Jean-François Coatmeur, enseignant en lettres breton, est surtout l’auteur de romans policiers. Des croix sur la mer est son seul roman classique, où les croix font bien dans le titre, mais ne sont absolument pas représentatives du contenu. Inspiré d’un événement biographique brièvement relaté en préface, l’histoire laisse la religion accessoire. Il faut dire que l’auteur a subi les curés lors de ses études secondaires.

Sébastien Palu, le personnage principal, est infirmier « auxiliaire » après avoir entrepris des études de médecine, interrompues par la tuberculose. Puis la guerre est venue, la Seconde, l’effondrement de l’armée française « la plus puissante du monde », mais archaïque à cause des badernes qui la gouvernent ; toute la France est occupée, y compris un petit village breton qu’aucun Astérix ne défend, sauf quelques trop jeunes, exaltés de la dernière heure, au moment où les Allemands se replient.

Ils prennent des otages pour couvrir leur fuite. Ils sont sans cesse harcelés par les partisans, attaqués au coin de chaque bois. Ils raflent les villageois qui ont le malheur, ou plutôt la bêtise, de passer dans la rue, comme si de rien n’était. Or tout « est », justement, et les plus imbéciles se font pincer, au lieu de rester chez eux en attendant que la tempête vert de gris passe. Les soldats en fuite sont les plus dangereux, tout le monde le sait, ou devrait le deviner – mais non, il y a toujours des plus malins qui « croient » que…

En ce mois d’août 1944, la chaleur règne sur la Bretagne et les Américains repoussent l’armée allemande qui se replie en véhicules et tient les otages, dix-sept raflés parce qu’ils passaient par là. Dont Sébastien Palu, infirmier à ausweis, mais dont la soldatesque se fout comme de l’an 40. Heureusement, l’officier commandant est blessé à la cuisse et réclame un docteur. Palu en fait office, pansant sa plaie, pas bien grave car ni l’os ni les tendons ne sont atteints ; il suffit que la chair ne s’infecte pas. L’officier, un brin philosophe, garderait bien l’infirmier pour son repli, il peut toujours servir, mais le niais écoute l’appel d’un benêt qui est venu le chercher pour « soigner » sa mère soûlarde, une fois de plus beurrée à mort. C’est pour cela qu’il s’est fait pincer, en allant la secourir. Et le benêt en rajoute une couche en l’appelant à nouveau, pour lui cette fois, car il n’a pas su rester tranquille, il s’est fait salement tabasser. Une fois pansé, il croche la main de l’infirmier, ne veut pas qu’il le quitte. Et le niais cède – une fois de plus. Palu, au nom de maladie, n’est pas une personnalité forte, ni même sympathique.

Par d’incessants retours en arrière, l’auteur nous apprend qu’il a non seulement engrossé trop jeune la fille de hobereaux qui ont dû consentir au mariage, et l’ont méprisé, lui et sa famille, mais qu’il a échoué en médecine, pour cause de maladie, échoué à entrer dans la Résistance comme le cousin de sa femme, pour cause de faible santé, échoué à élever son fils Olivier, qu’il voit très peu, échoué à dire non au benêt inopportun, échoué à revenir auprès de l’officier allemand… En bref un « perdant » congénital.

De plus, cet être sans volonté, qui se laisse ballotter par le destin, a envisagé de dénoncer le jeune cousin fringuant, qui tringle sa femme en aparté. Il les a surpris en plein ébats lorsqu’il est revenu en vélo d’une tournée. Il s’est bien gardé d’apparaître et de jeter dehors le défonceur de chatte, faute de virilité. Avec ses 31 ans, il ne se sent pas de force contre un jeune homme en pleine vigueur de ses 18 ans. Il a donc écrit par vengeance de ressentiment une lettre de dénonciation à la Kommandantur, sur beau papier, toute en pleins et déliés tracés sur des lignes tirées à la règle. Comme si la maniaquerie du style compensait la lâcheté du procédé. Cette lettre, il a eu la faiblesse de ne pas l’envoyer, oh, pas pour de nobles motifs, mais par couardise d’avoir à en supporter les conséquences. Il a même eu la faiblesse ultime de ne pas la brûler, comme il en avait vaguement l’intention au moment où le benêt, au prénom inadéquat de Valentin, est venu gémir à sa porte pour le tanner de le suivre.

Lorsqu’il sait qu’il va être fusillé, comme les autres otages, les otages comme les partisans blessés pris sur le fait, cette lettre l’obsède. Il l’a enfermée à clé dans un tiroir, mais elle est intacte, et lui mort, elle survivra. Palu le cocu, connu de tout le village, sera vengé, mais dans le déshonneur d’avoir trahi un compatriote alors que l’ennemi est vaincu. Pas bien beau, comme souvenir pour le fils Olivier… Comme Marie, la putain des boches, passe pour donner de l’eau, il voit une sorte de double rachat en lui demandant, à voix basse, d’aller détruire cette lettre qu’elle trouvera dans le tiroir du bureau, dont la clé est dans le pot à tabac sur le meuble. Marie, qui a cédé trop facilement à l’argent allemand pour soigner son vieux père irascible, fera une bonne action, et lui Palu sera soulagé de gommer sa succession d’erreurs et de faiblesses.

Tout cela est pitoyable, pas tragique, même si la mort est au bout. L’auteur n’est pas un bon romancier car il privilégie trop, comme dans les romans policiers, le fil du récit à la profondeur des personnages, et il ne brosse les décors qu’avec un excès d’adjectifs. Malgré le « prix », donné pour motifs régionalistes, le livre reste de série B. Il se lit – et s’oublie.

Le roman a fait l’objet en 2001 d’un téléfilm de Luc Béraud, édité en DVD pour 9,99 euros. Il est probablement meilleur que le livre – une fois n’est pas coutume.

Prix Bretagne 1992

Jean-François Coatmeur, Des croix sur la mer, 1991, Presses Pocket 1993, 215 pages, occasion €3,64, e-book Kindle €5,49

DVD Des croix sur la mer, Luc Béraud, 2001, avec Laurent Malet, Isabelle Renauld, Marie Guillard, Jérôme Pouly, Stéphane Brel, LCJ Editions & Productions 2014, 1h35, €9,90

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Bobby d’Emilio Estevez

Évocation de l’espérance Kennedy, en la personne du frère Robert dit Bobby (Dave Fraunces), sénateur démocrate en campagne aux primaires pour la présidentielle de 1968. Le 5 juin, il est assassiné lui aussi, à l’hôtel Ambassador de Los Angeles où il prononçait un discours.

Le film vaut pour les stars qu’il accumule, on appelle ça un « film choral », grand mot du jargon pour dire mosaïque, autrement dit éclaté façon puzzle… Le spectacle est trop long, afin de donner à chacune des pas moins de 22 vedettes ses dix petites minutes de gloire dans la première partie. Le réalisateur aurait pu amputer une demi-heure de bavasseries futiles des débuts pour renforcer son message. C’est dommage, car le thème de l’espérance messianique qu’incarne les Kennedy fut réelle, et elle est bien rendue dans le restant du film. Elle me rappelle l’engouement pour John Kennedy bien sûr, mais aussi celle pour Barack Obama et celle – inversée – pour Donald Trump 2. Ce genre de messianisme charismatique des politiciens fait beaucoup de déçus dans la durée, mais il transporte sur le moment.

Aucun rôle principal pour incarner l’espérance, si ce n’est Bobby lui-même, déjà fantôme sur pellicule enregistrée, d’autant qu’on connaît sa fin. Aucun des personnages du film n’est d’ailleurs vrai, tous ont été inventés, sauf le cuisinier latino qui tient la tête de Bobby abattu. Mais l’époque est bien rendue car, si tous étaient différents, tous étaient frappés de la même espérance. John Casey (Anthony Hopkins), le portier d’hôtel à la retraite qui passe ses journées dans le hall à jouer aux échecs avec son ami pré-alzheimer Nelson (Harry Belafonte) et qui n’a jamais vu ça ; Diane (Lindsay Lohan), qui épouse son ami William (Elijah Wood) dans l’espoir que le mariage lui permettra d’être envoyé sur une base militaire en Allemagne plutôt qu’au Vietnam ; Virginia Fallon (Demi Moore), une chanteuse vieillissante devenue lentement alcoolique parce que sa carrière décline ; Miriam Ebbers (Sharon Stone), une esthéticienne qui travaille dans le salon de l’hôtel, et son mari Paul (William H. Macy), le directeur de l’hôtel, qui a une liaison avec la standardiste Angela (Heather Graham) ; l’acheteur d’hôtel pour les aliments et boissons Daryl Timmons (Christian Slater), licencié pour ne pas avoir autorisé noirs et latinos à quitter leurs portes pour voter aux primaires ; le sous-chef afro-américain Edward Robinson (Laurence Fishburne) et les serveurs américano-mexicain José (Freddy Rodriguez) et Miguel (Jacob Vargas) ; Susan (Mary Elizabeth Winstead) la serveuse du café de l’hôtel ; Jimmy (Brian Geraghty) et Cooper (Shia LaBeouf) volontaires Kennedy qui sèchent la campagne, avides d’essayer un trip d’acide pour être « stone » avec le dealer hippie Fisher (Ashton Kutcher) – et peut-être coucher ensemble, inhibitions levées, puisqu’on les voit un moment tout nu ; les mondains mariés et donateurs de la campagne Samantha (Helen Hunt) et Jack (Martin Sheen) ; le directeur de campagne Wade (Joshua Jackson) et son collaborateur pressenti secrétaire d’État aux transports Dwayne (Nick Cannon), lequel est amoureux de la collègue d’Angela, Patricia (Joy Bryant) ; enfin la journaliste tchécoslovaque Lenka Janáčková (Svetlana Metkina), qui se dit « socialiste, pas communiste », et veut obtenir une interview avec Bobby Kennedy.

Elle ne l’aura pas : Sirhan Sirhan, un Palestinien, lui tire plusieurs balles alors qu’il sort après son discours par les cuisines ; trois l’atteignent et il décèdera vingt-six heures plus tard au Good Samaritan Hospital. Samantha, Daryl, Cooper, Jimmy et William sont blessés par balles avant que le tireur ne soit maîtrisé. Le tueur sera condamné à mort, peine commuée en prison à vie – il est toujours derrière les barreaux, ses demandes de libération étant toutes rejetées, la dernière en 2023.

Des scènes d’actualité de l’époque, notamment des discours de Bobby Kennedy, sont intercalées avec bonheur pour souligner les propos des comédiens. Dommage là encore que la voix off moraliste use les nerfs du spectateur par son lamento interminable de fin.

Shiran Shiran accusait les Kennedy d’avoir livré des avions de chasse à Israël, mais était-ce la vraie raison ? Les résistances conservatrices aux changements de la société américaine étaient fortes en 1968, aussi fortes qu’aujourd’hui, un demi-siècle et deux générations plus tard, avec la radicalisation de droite trumpiste. La guerre du Vietnam était de plus en plus impopulaire, sans buts stratégiques clairs pour les Américains, et inégalitaire car les riches et les étudiants pouvaient y échapper. La déségrégation portée par la Cour suprême avait ouvert les écoles publiques aux non-Blancs par l’arrêt l’arrêt Brown v. Board of Education. Le mouvement des droits civiques était exalté par Malcolm X, assassiné en février 1965, le Ku Klux Klan multipliait les attentats racistes. Malgré cela, le Civil Rights Act et le Voting Rights Act furent adoptés et promulgués en juillet 1964 et août 1965, Lyndon Johnson poursuivait la politique de John Kennedy, voule par la majorité sociale, tout en annonçant qu’il ne se représentait pas à la présidentielle – il avait trop peur pour sa peau. Il n’est pas exclu que Shiran ait été poussé par des ultra-droitiers, dans la lignée de l’assassinat de John Kennedy. Le film n’en dit rien, se contentant de chanter le paradis perdu. Malgré le troisième candidat Wallace, et en l’absence de Bob Kennedy assassiné, ce sera le républicain Richard Nixon qui sera élu. On sait comment il finira lamentablement, lors de son second mandat, par espionnage interne et mensonges dans l’affaire du Watergate.

Malgré les chansons de Stevie Wonder, Marvin Gaye, The Miracles ou Simon et Garfunkel, le propos de l’espérance politique est noyé dans les scénettes de vedettes au début et la moraline sirupeuse de la fin. Une belle idée, gâchée par trop vouloir en faire.

DVD Bobby Kennedy, Emilio Estevez, 2006, avec Harry Belafonte, Joy Bryant, Nick Cannon, Emilio Estevez, Laurence Fishburne, Brian Geraghty, ‎TF1 Studio 2007, vo anglais doublé français + st, 1h52, €4,00

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Zorro ou la métaphore politique française

Jean Dujardin, 52 ans, le mâle à la française, un peu épaissi après ses exploits en surf dans Brice de Nice puis son essai d’incarner en OSS 117 un James Bond de la DGSE, se veut désormais le défenseur des pauvres et des orphelins sous la forme du renard (Zorro en espagnol) dans une Los Angeles qui n’est qu’une bourgade, pas plus grande qu’un village gaulois.

La série sortie en septembre 2024 sur Paramount et qui passe désormais sur France 2 en huit épisodes est réalisée par Émilie Noblet et Jean-Baptiste Saurel d’après un scénario de Benjamin Charbit et Noé Debré.

Dans le premier épisode de la série, après vingt ans à n’être que l’adjoint de son père don Alejandro (André Dussollier) à la tête de la ville, le vieux politicien retord qui assure sa popularité par des « fêtes » qu’il finance par de la dette sans cesse renouvelée, lui confie – avec regret – les clés de la cité. Normal, il meurt juste après avoir douté de son bon choix.

Et voilà don Diego fort marri, lui le fils à papa devenu snob, juriste et technocrate, se piquant de parler politiquement correct en disant « autochtone » et pas « indien », et qui n’a rien vu des problèmes de la ville. C’est « la crise ». Est-il à la hauteur ? Dans les dix premières minutes du premier épisode de la série, il se fait humilier trois fois, comme le Christ.

Une première par des bandits qu’il désarme, avant de leur rendre leurs épées par bêtise et candeur bobo, s’ils « promettent » de bien se tenir. Mais la racaille n’a cure des promesses, elle préfère la loi du plus fort à la loi juridique. Ainsi dans les banlieues, ou Macron face à Poutine dans les débuts de l’invasion de l’Ukraine…

La seconde fois, c’est lorsque son père passe la main et lui confie la clé de la ville puis, alors que Diego commence à discourir avec des phrases longues et des mots compliqués pour déclarer qu’il faut l’eau courante aux habitants, reprend la clé et décide de continuer… avant de calancher en pleine foule. Ainsi notre président Macron, réélu, indispensable à tout croit-il, est-il toujours à la hauteur de sa tâche ?

La troisième est lorsque sa femme Gabriella (Audrey Dana), lasse de ne pas avoir d’enfant faute de baiser suffisamment – même pas une fois par semaine – décide de l’aguicher alors qu’il se débat dans les factures douteuses à son bureau. Elle le branche, mais il ne répond pas, préférant aller voir un incendie qui s’est déclaré dans la ville. C’est don Emmanuel (Éric Elmosnino), affairiste, qui saisit les terres et vide les maisons de leurs habitants pour se rembourser de ce que la ville lui doit, et que l’ancien alcalde, père de Diego, a sans cesse repoussé pour financer ses « fêtes » (on se rappelle les JO, la réouverture de Notre-Dame, en attendant la suite). Selon l’adage, bien connu des escrocs, que plus vous devez de l’argent à quelqu’un, plus vous le tenez car, s’il vous met en faillite, il perd tout. Une vieille astuce dont les ministres d’Ancien régime ont usé et abusé auprès des riches bourgeois et seigneurs – et dont les fonctionnaires de Bercy, les économistes de gauche et les politiciens démagogues usent auprès des marchés financiers, jurant que « l’impôt » remboursera tout ça… à terme.

Don Diego n’a plus 20 ans et n’est plus Zorro depuis longtemps – comme Macron n’est plus aussi fringuant depuis 2017. Mais, face aux malheurs de la ville, il reprend sa panoplie de justicier, loup sur les yeux, grande cape noire, épée flamboyante, et le cheval Tornado, ou plutôt son fils étalon. Appel au président à ressaisir ses pouvoirs ?

Ce « remake » est adapté au présent, avec vocabulaire d’aujourd’hui et valeurs culcul bobo. C’est probablement une satire à prendre au second degré, bien qu’à le voir en famille, ce soit un peu compliqué. Ce que retient l’adulte citoyen est que Zorro redevient justicier. Il jette aux orties les convenances hypocrites qui profitent toujours aux plus puissants pour faire régner le bon ordre au fil de son épée. Il jette au feu la lettre qu’il compose laborieusement au roi d’Espagne (à plus de 12 000 km) et qui mettra seize semaines à arriver par bateau, et autant pour que la réponse revienne, sans parler du temps interminable que la bureaucratie espagnole mettra à la traiter. Il part direct aller délivrer le jeune garçon que les soldats ont emprisonné pour avoir résisté à la saisie. C’est un peu Macron à Mayotte contre Bayrou procédurier.

Zorro signe d’un Z fort réussi son exploit à l’épée sur le torse du vieux sergent Garcia (Grégory Gadebois), devenu adepte du pardon des offenses et de la zen attitude. Rappelons que le Z est le signe des nationalistes va-t-en guerre de Poutine et que le pardon et la procrastination sont les faiblesses bien connues de l’Occident, de son parlementarisme à 27 et des parlotes interminables et futiles entre députés nationaux.

D’où cette métaphore politique, presque trop grosse pour être voulue : foin du droit et des procédures, contre les ennemis une seule solution, l’épée, l’armée, la force. Au service du Bien, pour dissuader les méchants, mais quand même. Plus de chicanes procédurières, de la décision, et les moyens d’y parvenir.

Une sorte d’appel à un pouvoir fort, incarné par un héros, aidé d’une héroïne comme Gabriella l’est à Diego (féminisme d’aujourd’hui oblige). Et qui voyez-vous comme héros politique appelé à signer Z durant notre crise politique française actuelle ?

Je vous le donne en mille.

NB / Pour le reste, une fois visionné toute la série, elle ne restera pas dans les annales. Manifestement ciblée sur les 12-15 ans, la dérision potache permanente et le bavardage narcissique du Zorro principal lassent très vite. Quant à la Zorra… woke ! woke ! woke ! On se roule par terre. Une épouse qui n’a jamais reconnu son mari au lit ?

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Laurent Olivier, Le monde secret des Gaulois

Conservateur général du Patrimoine au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, Laurent Olivier nous livre ses réflexions d’historien et d’archéologue sur « nos ancêtres » que l’on croit connaître – et dont il s’avère que nous ne connaissons que la vision acculturée de la puissance coloniale romaine. En 25 chapitres peu cousus, on peut dire que le livre est mal structuré. D’où les redondances, les répétitions, le délayage parfois. Mais le propos s’avère au final très intéressant, en tout cas bouleversant notre façon de voir – celle qui nous a été entonnée par les « maîtres » d’école.

Le fil conducteur du propos est le suivant : que connaissons-nous des Gaulois ?

Pas grand-chose, et de seconde main puisqu’ils n’ont laissé aucun texte, aucun monument en pierre. Seuls les Grecs et les Romains, parfois tardivement, ont rendu compte de ce peuple tout d’abord effrayant, puis vaincu par César. Les textes sont à lire avec esprit critique et dans leur contexte, notamment La Guerre des Gaules, texte écrit pour justifier les campagnes militaires du général. L’archéologie, depuis les années 1980, nous en apprend plus grâce aux fouilles et au nouveau regard porté sur les découvertes. C’est ainsi qu’il faut relativiser l’absence de restes de bâtiments, puisqu’il s’avère que la plupart étaient en bois, matériau périssable. De même l’absence de « villes », si l’on considère le modèle méditerranéen : les « villes » gauloises étaient des regroupements lâches de fermes étendues et des centres d’artisanat, pas des centres organisés d’un pouvoir civique.

La dépréciation des Gaulois a été l’apport des auteurs romains qui ont souligné leur « barbarie » – autrement dit leur non-conformité à la norme romaine – et qui ont vanté la « civilisation » apportée par Rome (routes, ponts, aqueducs, villes, cirques, chauffage par le sol, etc.) – autrement dit leur acculturation pour se soumettre aux normes d’existence, d’organisation sociale et de façons de penser romaines. Cela rappelle la conquête de l’Ouest et l’acculturation des Indiens ; cela rappelle aussi l’entreprise de « civilisation » des Français en Algérie, l’hégémonie coloniale économique, militaire et culturelle des États-Unis sur l’Europe – ou celle de Staline et de son imitateur petits bras Poutine sur son « glacis stratégique ».

En fait, nous dit Laurent Olivier, c’est Jules César qui a créé le peuple gaulois ; auparavant, il n’y avait que des Celtes, quel que soit le nom qu’on leur attribue selon les pays et les auteurs (Galates, Keltoï, Galli, Germains). Oui, les Germains sont des Celtes, venus par la même migration depuis le Caucase et installés plus à l’est et peut-être plus tard. César, repris par Tacite, oppose les Gaulois, vaincus puis acculturés en Gallo-Romains soumis à Rome, et les Germains, autres Celtes d’au-delà du Rhin, frontière de l’empire, considérés comme encore plus barbares et sauvages. Ce mythe a été adopté avec enthousiasme par les nationalistes du XIXe siècle, dès Napoléon III. L’empereur des Français se prenait pour le successeur de Rome, d’esprit « latin », en opposition avec l’empire prussien, d’esprit « romantique » germain. Cette vision déformée, donc fausse, a duré jusque dans les années 1970 ; elle était enseignée dans les manuels du Primaire, inchangés depuis la IIIe République – et accentuée sous Pétain qui faisait des Gallo-Romains des collabos de César, en cours de civilisation et de progrès, tout comme les Français vaincus par Hitler allaient se re-civiliser grâce à la discipline germanique.

Mais pourquoi tant de haine et de fausseté ?

Parce que les Gaulois ont pillé Delphes sous le nom de Galates, puis Rome en -390 sous le nom de Galli, suscitant une frayeur intense que l’Urbs n’a cessé de vouloir effacer – jusqu’au génocide. César fera dans les 1,2 millions de morts, massacrant non seulement les guerriers qui se rendent, mais aussi les femmes et les enfants, rasant des villes, embarquant comme esclaves tout le reste. Les chiffres romains sont à prendre à la lettre, dit l’auteur, car ils étaient comptabilisés par les scribes sur le terrain pour le Sénat, et donnaient la mesure des cérémonies de victoire. « Rome fait aussi de la terreur qu’inspire la menace gauloise un instrument de sa politique extérieure. Ce péril barbare, qui menacerait sans cesse d’anéantir les Romains, permet de justifier en effet une politique de domination expansionniste qui ne dit pas son nom. Face à la ‘sauvagerie gauloise’ qui minerait l’ordre du monde, les Romains n’exportent pas la violence, disent-ils : ils se bornent à répondre à l’appel de cité ou de nations amies, qui implorent leur aide, afin qu’ils les aident à recouvrer la paix » p.42. George W Bush, Poutine, n’ont pas dit autre chose…

Les historiens grecs sont moins méprisants envers les Keltoï – les Celtes, dont les Gaulois installés en Aquitaine, Transalpine, Celtique, Belgique. Ils sont « perspicaces, élégants et ouverts d’esprit » ; ils sont passionnément épris de parole et d’apparence, un peuple très politique. Ils s’habillent avec recherche, soignent leur chevelure, portent de lourds bijoux en or. Ils sont de mœurs libres : dès la prime adolescence les garçons cherchent à séduire les mâles (comme dans la Grèce antique), et voient dans un refus un déshonneur. Le pays est extrême, disent les Romains habitués à la tempérance du climat méditerranéen ; tout chez les Gaulois est excès. Ils ont, comme chez nous dans la période archaïque, des « grands guerriers », disent les Grecs, de beaux mâles à la Achille qui combattent quasi nus par héroïsme et entraînent une cour de jeunes hommes qui leurs sont dévoués. Beaucoup de stéréotypes de la part des historiens romains surtout – pour se distinguer.

Que retenir, après critique, des historiens antiques ?

Deux grandes époques successives  (p.240) : la période archaïque, cinq siècles avant Vercingétorix, où les grands guerriers aimaient la bataille et l’honneur, où les rois étaient ostentatoires et généreux en redistribuant vin et richesse alentour, où l’État n’existait pas, et où l’économie était celle du don et de la réciprocité (les monnaies ne servaient que de cadeaux ostentatoires, pas au commerce).

Puis la période récente, proche de la conquête de César, après le IIe siècle : la monétarisation croissante de la société gauloise à cause des échanges inégaux avec les Romains (le vin contre des métaux ou des esclaves – une cruche contre le jeune garçon qui la sert), le rôle politique de la plèbe et l’approbation de la multitude, les royautés populaires du type de celle de Vercingétorix, et l’organisation en « semi-Etats ». Les richesses ne sont plus redistribuées mais accumulées dans les tombes « princières », une inversion des valeurs qui fait passer les riches du service de la communauté à la communauté à leur service.

Mais toujours la trame fondamentale : la séparation des pouvoirs systématique à la Montesquieu (« le pouvoir arrête le pouvoir »), la place des conseils et assemblées, le rôle d’arbitre des femmes (bien moins « soumises » qu’à Rome), et la fonction régulatrice des druides qui, devins, disent la Loi – qui s’applique à tous, puissants comme misérables. Les femmes « arrêtent le pouvoir des hommes avant qu’ils n’aillent trop loin, ou dans une direction qu’elles jugent inappropriée. (…) [Ce pouvoir] incarne plutôt une faculté d’arbitrage, qui se place au-dessus de toute prise de décision comme de toute action » p.219.

Le pouvoir n’est pas de droit mais doit se justifier par l’approbation de tous. « La société gauloise est par conséquent une société d’opinion profondément respectueuse de la liberté individuelle, c’est-à-dire de la capacité de chacun à raisonner de manière personnelle. Chacun est libre de développer son jugement, car chacun entend se faire son propre avis, en toute indépendance. Comment peut-on alors parvenir à s’entendre dans une telle cacophonie ? Par l’omniprésence des conseils, qui constituent la troisième grande caractéristique des sociétés non étatiques » p.224. Les auteurs libéraux du XVIIIe siècle, Locke, Montesquieu, retrouveront cette façon de faire société politique chez les « sauvages » de Nord-Amérique.

Les trouvailles archéologiques, depuis les années 1980 mais surtout depuis les années 2000, ont modifié la vision misérabiliste imposée par le colonialisme romain, puis reprise par les nationalistes des XIXe et XXe siècles qui opposaient ruralité à la gauloise au progrès urbain à la romaine. Armes en fer de Gergovie, sanctuaire de Gournay-sur-Aronde, édifices monumentaux de Bibracte, cité oppidum de Titelberg ou de Corent… « Depuis qu’on les a remarquées, les trouvailles gauloises nous présentent avec insistance la marque d’une civilisation raffinée, que nous avons encore du mal à reconnaître » p.340.

En conclusion, « ce que nous dit la Gaule » devrait nous servir de leçon.

« Les Gaulois n’ont pas édifié de pyramides, car ils n’ont jamais imaginé que leurs souverains puissent être des dieux vivants sur terre. C’est pourquoi ils ne leur ont pas construit de palais gigantesques, car ils ne leur étaient pas asservis. Ils n’ont pas élevé non plus de temples majestueux, ni édifié d’extraordinaires capitales de marbre, car ils n’ont pas voulu être gouvernés par des pouvoirs aveugles et écrasants – qu’ils soient sur la terre comme au ciel. Ces réalisations grandioses, que nous prenons pour des marques supérieures de civilisation, ne sont en réalité que l’expression de formes les plus brutales de domination de l’humanité. Car la civilisation, considère la pensée gauloise, ne peut être l’écrasement de l’autre, sa réduction à l’état de chose » p.379.

C’est peut-être un peu surinterprété, mais c’est passionnant.

Laurent Olivier, Le monde secret des Gaulois – Une autre histoire de la Gaule, IXe siècle avant-Ier siècle après JC, 2024, Flammarion collection Au fil de l’histoire, 415 pages dont 8 pages centrales dillustrations en couleur, €23,90, e-book Kindle €15,99

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Un autre livre de l’historien archéologue Laurent Olivier, déjà chroniqué sur ce blog :

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Keith Lowe, L’Europe barbare

La guerre mondiale est réputée terminée en Europe par la capitulation de l’Allemagne en 1945. Keith Lowe, historien anglais né en 1970, montre qu’il n’en est rien. Il s’intéresse à cette période oubliée qui suit juste la guerre, la fin des années 40. Il démontre, exemples à l’appui, que la politique a précédé la guerre et l’a poursuivie par d’autres moyens – avec la brutalité issue des combats et des massacres. Si la Première guerre mondiale a démantelé les empires et créé de nouveaux pays selon les nationalités, la Seconde guerre a épuré les minorités ethniques pour tenter de faire coïncider frontières et populations. La haine et la vengeance ont été les moteurs de cette période « sauvage » (le titre anglais est plus clair que le flou du titre français).

Quatre parties dans ce livre :

1. L’héritage de la guerre, qui montre les destructions matérielles et humaines, l’impact de l’absence des hommes et des pères, les déplacements et la famine, la destruction morale (la prostitution des enfants à Naples et à Berlin) – en bref, un paysage d’amoralité et de chaos.

2. Vengeance, c’est le maître mot, la soif de sang, la libération des camps, les travailleurs forcés, les prisonniers de guerre allemands à qui l’on fait subir des brimades revanchardes, l’Europe orientale livrée aux massacres d’Allemands de Poméranie, de Juifs et d’Ukrainiens par les Polonais, de Polonais par les Ukrainiens, la vengeance contre les femmes et les enfants (2 millions d’Allemandes violées), l’ennemi de l’intérieur.

3. Le nettoyage ethnique par la fuite des Juifs, jamais bienvenus où qu’ils aillent (sauf en Israël, et pas avant 1948 à cause des Anglais), les transferts forcés et intimidations des Polonais et Ukrainiens dans leurs nouvelles frontières issues de la guerre, l’expulsion des Allemands (pas moins de 11 millions), le microcosme de la Yougoslavie où Tito impose l’unité d’une main de fer… mais ne fait que mettre une chape qui explosera dès la chute du « communisme », aboutissant à la guerre ethnique entre Serbes, Croates, Bosniaques. C’est une époque de tolérance à l’Ouest, plus démocratique malgré la guerre, et d’intolérance à l’Est, poussé par Staline à imposer sa domination militaire, politique, économique, idéologique, culturelle, sociale.

4. La guerre civile, violente mais brève en France et en Italie lors de la Libération, implacable et durable en Grèce et dans les Pays baltes entre communistes et nationalistes, chacun soutenus par les grandes puissances, l’URSS de Staline et les États-Unis de Truman. La stratégie du salami pour assujettir les pays au soviétisme dans tous les pays de l’Est et l’exemple-type de « l’oiseau dans son nid » de la Roumanie.

Plusieurs leçons à tirer de cette fresque au galop, très documentée, et contée d’une voix fluide très agréable à lire.

La guerre brutalise les comportements, et ils subsistent une fois la paix revenue. « Dans certaines parties de l’Europe, où la population avait perdu toute confiance dans les institutions chargées de faire respecter l’ordre public, le recours à la vengeance a donné au moins le sentiment qu’une certaine forme de justice restait possible ; dans d’autres régions, des méthodes plus ou moins violentes étaient quelquefois considérées comme ayant des effets très positifs sur la société » p.294. Par exemple tondre les femmes qui s’étaient commises avec les Allemands (« la collaboration horizontale ») a canalisé la violence et a redonné aux hommes, battus et humiliés en 40, une fierté – même si se venger sur de plus faibles n’est pas moral.

La haine, la xénophobie, l’antisémitisme, n’ont pas été créés par les nazis mais Hitler a amplifié le phénomène qui existait dans les sociétés cosmopolites d’avant-guerre. Ces passions ont subsisté après la capitulation et jusqu’à aujourd’hui. Elles reprennent de la virulence dès que survient une crise économique, sociale ou politique, comme un virus tapis dans l’organisme social qui se manifeste dès qu’un affaiblissement a lieu. « Il y avait quantité de raisons de ne pas aimer son voisin au lendemain de la capitulation. Il pouvait être allemand, auquel cas tout le monde ou presque le vilipendait, où il avait collaboré avec les Allemands, ce qui était tout aussi répréhensible : l’essentiel des actes de vengeance visait ces deux groupes. Il pouvait croire dans le mauvais Dieu – un Dieu catholique où orthodoxe, musulman, juif, ou pas de Dieu du tout. Il pouvait appartenir à la mauvaise « race » ou nationalité : pendant le conflit, des Croates avaient massacré des Serbes, des Ukrainiens avaient tué des Polonais, des Hongrois avaient réprimé des Slovaques, et tout le monde ou presque avait persécuté les juifs. Il pouvait défendre les mauvaises convictions politiques : les fascistes comme les communistes ont été responsables d’innombrables atrocités d’un bout à l’autre du continent, et ont également été soumis à une répression brutale – ainsi d’ailleurs que tous ceux qui souscrivaient aux opinions comprises entre ces deux extrêmes. La simple diversité des griefs qui existaient en 1945 suffit à démontrer non seulement l’universalité de cette guerre, mais aussi l’inadéquation de notre mode de pensée traditionnel pour qui veut la comprendre » p.570. La race, la nationalité et l’idéologie importent plus que les territoires. Ce pourquoi Poutine se fout du Donbass (« c’est de la merde », aurait-il dit), ce qu’il veut est imposer son imperium à l’Ukraine comme il l’a fait à la Biélorussie.

La Russie de Poutine garde le grand exemple de l’URSS de Staline, son mentor. Il agit comme lui. « Lors d’une conversation avec l’adjoint de Tito, Milovan Djilas, il eut ce propos fameux selon lequel la Deuxième Guerre mondiale était différente des conflits du passé : « celui qui occupe un territoire y impose son système social. Tout le monde impose son système aussi loin que son armée peut avancer » p.530. Dès lors, inutile de croire que Poutine peut reculer en Ukraine et « rendre » les territoires « conquis ». Ce qui est à moi est à moi, et ce qui est à vous est négociable ; c’est un autre adage de Staline.

L’attrait pour le « communisme » (initialement organisation sociale démocratique sans classe et sans État où les biens matériels sont équitablement répartis) est né de la haine amplifiée par la guerre. Avant de déchanter brutalement, une fois les méthodes staliniennes révélées. « La haine fut la clé des succès du communisme en Europe, comme l’attestent clairement d’innombrables documents pressant les militants du parti de s’en faire les chantres. Le communisme ne se bornait pas à profiter de l’animosité entre les Allemands les fascistes et les collaborateurs ; il se nourrissait aussi d’une répulsion inédite envers l’aristocratie et les classes moyennes, les propriétaires terriens et les koulaks. Plus tard, alors que le monde entrait peu à peu dans la guerre froide, ces passions se traduisirent sans difficulté en une autre répulsion, visant cette fois l’Amérique, le capitalisme et l’Ouest » p.574. Ce genre de passions pousse les naïfs et surtout les ignorants à « croire » que l’autoritarisme national est la voie du paradis, et à minimiser les effets secondaires que sont l’absence de toute liberté (d’expression, d’entreprise, d’innovation, de pensée). Le contraste entre les deux Allemagne et les deux Corée – à l’origine de mêmes peuples et moyens, est éclairant !

« La période de l’immédiat après-guerre est l’une des plus importantes de notre histoire récente : si la Deuxième Guerre mondiale a détruit le Vieux continent, ses lendemains ont été le chaos protéiforme à partir duquel la nouvelle Europe s’est constituée. Ce fut durant ces temps violents et vengeurs que nombre de nos espoirs, de nos aspirations, de nos préjugés et de nos ressentiments ont pris forme. Quiconque veut véritablement comprendre l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui doit d’abord se forger une compréhension de ce qui s’est passé durant cette période de genèse cruciale. Il ne sert à rien d’esquiver les thèmes difficiles ou sensibles, car ils composent les pierres sur lesquelles s’est édifiée l’Europe moderne. Ce n’est pas notre souvenir des péchés du passé qui suscite la haine, mais la manière dont nous nous les remémorons » p.587.

Un bon livre qui nous en apprend beaucoup sur les racines de notre présent et qui se dévore sans un moment d’ennui.

Prix anglais Hessell-Tiltman for History, Prix italien Cherasco History

Keith Lowe, L’Europe barbare 1945-1950 (Savage Continent – Europe in the Aftermath of World War II), 2012, Tempus (poche Perrin) 2015, illustré de 12 cartes, 705 pages, €12,00, e-book Kindle €12,99

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Dans ses yeux de Juan José Campanella

En 1974, une jeune institutrice de 22 ans se fait violer, tabasser et assassiner. On la retrouve entièrement nue en travers de son lit couvert de sang. Elle s’appelle Liliana Colotto de Morales (Carla Quevedo) et est mariée à un employé de banque, Roberto Morales (Pablo Rago). Les enquêteurs auprès du procureur Benjamín Espósito (Ricardo Darín) et son adjoint Pablo Sandoval (Guillermo Francella) instruisent avec la police. Mais aucun indice, le coupable n’est pas trouvé, le juge prononce un non-lieu. La supérieure des deux hommes, Irene Menéndez Hastings (Soledad Villamil), ne peut rien, c’est le système.

Mais Esposito et Sandoval sont émus par l’amour intense que Roberto garde pour sa jeune femme disparue. Ils ne veulent pas en rester là. Ils poursuivent l’enquête seuls, en examinant la jeunesse de la victime. Leur obstination paye puisqu’une photo de fête leur montre un jeune homme dont le regard est fixé sur Liliana à 17 ans, un regard concupiscent de désir transi. « Les yeux ne mentent pas. » Ils convainquent Irene d’annuler le non-lieu puis recherchent donc cet Isidoro Nestor Gómez (Javier Godino) auprès de sa mère, puis dans les diverses résidences qu’il a occupées. D’ailleurs, fait parlant, il a quitté la dernière deux jours après le crime. Le mari amputé de son épouse en est informé. Pour aider l’enquête, il se rend chaque soir une heure dans une gare différente de la capitale pour observer les travailleurs qui rentrent dans la banlieue. Il cherche Isidoro dont il a le portrait gravé dans la tête, mais ne trouve personne qui corresponde.

A cette époque, ni ADN, ni téléphonie mobile, ni Internet, ni caméras de surveillance – tous ces gadgets multipliés de la surveillance de masse n’existent. Pas plus que les informations croisées par informatique ; la police et les administrations brassent des tonnes de paperasses classées plus ou moins bien en archives. Sandoval a une idée, pêchée dans le bistrot où il va se saouler chaque soir, en alcoolique invétéré. Tout peut changer chez chacun, sauf une chose : la passion. L’adresse, le boulot, les copains peuvent être quittés, pas l’attrait irrésistible du jeune homme pour le foot. C’est donc dans le stade de Buenos Ayres que les policiers doivent chercher. Ils ont la photo d’Isidoro, il suffit de le traquer.

Pas simple, au milieu des plus de 80 000 spectateurs, mais la chance leur sourit. Ils repèrent le jeune homme, le poursuivent et, aidés des policiers, l’attrapent. En garde à vue, en attendant le juge, Esposito et Irene interrogent le suspect. Il nie, il les déclare fous, leur scénario divague. Mais Esposito a rappelé à Irene, qui a fait Harvard, la tactique du bon flic/mauvais flic qui réussit souvent. Irene, jeune femme de bonne famille qui va se marier avec un riche Argentin d’une dynastie connue, se prend au jeu. Elle insulte carrément Isidoro dans sa virilité, déclarant que le tueur était grand, musclé, avec un vit énorme, ce qui ne semble pas le cas du « gamin » aux bras en spaghetti en face d’elle. Le garçon, piqué au vif dans sa masculinité de macho latino, se lève et ouvre son pantalon pour montrer son engin, ce qui est un moment intense du film – avec la découverte des lettres d’Isidoro chez la mémé, la traque au stade, le départ d’Esposito de Buenos Ayres alors qu’Irene pleure. En colère, il tente de gifler Irene et, à moitié dépoitraillé par l’agent qui le maîtrise, éructe qu’il a bien défoncé Liliana qui ne voulait pas de lui, qu’il l’a domptée, réduite à se soumettre, en bref tuée.

Il a avoué, il est jugé, condamné à perpétuité. Roberto le mari félicite Esposito, et se dit soulagé. Il est contre la peine de mort et l’emprisonnement à vie est pour lui la peine la plus lourde à qui a pris la vie d’un autre.

Et puis… un jour à la télévision, alors que la Présidente inaugure quelque chose, le visage d’Isidoro Gomez apparaît derrière elle. Il a été libéré ! Le juge qui l’a fait, ennemi d’Esposito, a considéré qu’il était un bon informateur pour la police en prison, et l’a chargé de missions d’infiltration des milieux « gauchistes » pour le gouvernement. Isidoro s’est rasé, porte désormais costume et un pistolet, qu’il exhibe et charge incontinent devant Irene et Esposito dans l’ascenseur du tribunal. Roberto est effondré, mais décide d’oublier. On ne peut rien faire contre les magouilles politiques. C’est le système.

Vingt-cinq ans plus tard, Esposito à la retraite décide d’écrire un livre sur cette enquête qui a marqué sa vie professionnelle. Il renoue avec Irene, mariée deux enfants, lui qui a quitté la capitale, s’est marié lui aussi mais a divorcé parce qu’il est resté secrètement amoureux d’elle durant leurs années de collaboration. Son roman retrace les étapes de l’enquête, les doutes, la traque, la libération du détraqué sexuel pour devenir homme de main de la dictature argentine entre 1976 et 1983. Il dit aussi l’assassinat de Sandoval, pris pour lui Esposito, alors qu’il l’avait recueilli bourré en son appartement, avant d’aller quérir sa femme pour qu’elle le ramène. Des tueurs du régime, mandatés par Isidoro, sont venu lui filer une rafale de mitraillette. Depuis, Isidoro n’a plus fait parler de lui, il a disparu de la circulation.

Pour son roman, Esposito recherche Roberto le veuf, pour lui exposer son projet bien avancé. Il est toujours dans la banque mais habite une maison isolée dans la campagne. Il a tout oublié, dit-il, vingt-cinq ans ont passés, cela ne sert à rien de ressasser. Mais Esposito remarque que la photo de la jeune Liliana trône toujours à la place d’honneur dans la bibliothèque, au milieu d’encyclopédies médicales. Il ne s’est pas remarié, c’est comme si la mort de sa femme l’avait laissé prisonnier pour toujours. Au moment de partir, Esposito expose à Roberto pourquoi il écrit ce livre, pour l’amour infini qu’il n’a vu chez nul autre que lui. Le mari lui avoue alors qu’il ne faut plus rechercher Isidoro, qu’il l’a tué de quatre balles dans le torse alors que passait à grand fracas un train, après l’avoir assommé et enlevé. En effet, le tueur, sûr de son impunité comme nervi du régime, s’était mis à le rechercher jusqu’à aller se renseigner dans sa banque. Esposito croit voir le point final de sa quête, il repart dans sa Renault.

Sur la route, il est pris d’un doute. Il revient à pied par les bois pour observer la maison. Car il se demande : « Comment fait-on pour vivre une vie pleine de rien ? » A la nuit, Roberto sort…

Ce film, tiré d’un roman d’Eduardo Sacheri, La pregunta de sus ojos (traduit en français en 10-18), connaît quelques longueurs mais aussi quelques moments de tension rares, qui alternent avec des scènes d’humour, souvent dues à l’alcoolique Sandoval, pas très futé en général. L’amour fusionnel de Roberto pour Liliana est revécu sotto voce par Esposito pour Irene, sans sa fin tragique. Car de temo (j’ai peur) qu’Esposito écrit la nuit sur un bloc au retour d’un rêve, il fait te amo (je t’aime) en rajoutant un petit rien, le A. La justice des hommes est impure, souillée d’arrière-pensées politiques, mais la justice immanente finit par triompher. Surtout grâce au caractère des hommes et des femmes pour qui la loi doit être respectée et non bafouée. Même si l’amour est impossible, en raison du système et des statuts sociaux, il ne se résout pas forcément en viol et meurtre.

Prix Goya Meilleur film étranger en langue espagnole 2010

Meilleur film en langue étrangère aux Oscars du cinéma 2010

DVD Dans ses yeux (El secreto de sus ojos), Juan José Campanella (Argentine), 2009, avec Soledad Villamil, Ricardo Darín, Carla Quevedo, Pablo Rago, Javier Godino, M6 vidéo 2010, 2h02, €7,50, Blu-ray €15,10

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Trump et nous

Donald, duc aux cheveux oranges, a gagné non seulement les institutions, mais aussi la population. Il est désormais président de plein exercice des États-Unis, ayant remporté la présidence, le Sénat, la Chambre des représentants, et conservant la Cour suprême. Il a tous les pouvoirs.

Quelle leçon pour nous ?

Son succès est dû à la fois au discours populiste et aux réseaux sociaux.

Il est populiste parce qu’il agite les plus bas instincts humains, la peur et la haine, la survie. L’immigration est pour lui le bouc-émissaire facile de tout ce qui ne va pas en Amérique (comme pour Le Pen-Zemmour). Ceux qui sont différents sont aussi nuisibles que des Aliens venus d’ailleurs ; ils menacent insidieusement la base WASP des États-Unis, en régression démographique. « Apocalypse zombie », dit Elon Musk de l’immigration – bien que lui-même soit immigré. La vulnérabilité aux théories du complot (paranoïa) serait causée par l’instinct de survie : les informations potentiellement dangereuses, même fausses, sont prises en compte plus fortement que les autres ; on les croit plus vite et plus volontiers, selon le Système 1 du cerveau expliqué par Daniel Kahneman.

C’est aussi, pour Trump le trompeur, un coin enfoncé dans la bonne conscience morale de ses adversaires intellos de gauche. Ce pourquoi Kamala Harris, demi-Jamaïcaine et demi-Indienne, n’était probablement pas la bonne candidate pour contrer le mâle blanc dominateur d’origine allemande.

Les réseaux sociaux, c’est Elon Musk (né en Afrique du sud alors raciste), autiste Asperger harcelé à l’école et père de douze enfants avec trois femmes, dont les garçons X Æ A-XII (ou X), Techno Mechanicus (ou Tau), la fille Exa Dark Sideræl (ou Y), et un transgenre Xavier devenue fille (Vivian), « piégée par le woke », dit-il. Il veut sa revanche sur la société et devient l’innovateur en chef de l’Amérique d’aujourd’hui avec SpaceX, Tesla, le transhumanisme Neurolink, OpenAI, xAI et le réseau X (ex-Twitter). Les algorithmes des ingénieurs du chaos, si bien décrits par Giuliano di Empoli dans son livre chroniqué sur ce blog, ont appris tout seul à capter le ressentiment et à s’en servir pour asséner des slogans porteurs à des publics précis.

Le seul personnage historique en politique qui ait réussi cette alliance de manipulation des bas instincts et de technique la plus avancée a été Adolf Hitler. Peut-être est-ce ce qui nous attend.

Le moralisme de gauche politiquement correct qui dérive de plus en plus vers le woke revanchard des minorités colorées, est manifestement rejeté par la population des États-Unis, dans un mouvement non seulement anti-élite, mais aussi anti-assistanat. La liberté prime sur toute notion d’égalité. Les gens veulent faire ce qu’ils veulent sans que des normes, des règles, des lois, ou l’État puissent s’y opposer. Les libertariens représentent l’acmé de l’individualisme porté par le mouvement démocratique. Non sans contradictions : s’il est interdit d’interdire, pourquoi interdire l’avortement pour des raisons morales ?

Le projet MAGA pour l’Amérique à nouveau forte d’Elon Musk, riche de 210 milliards $ et désormais conseiller du président, vient de ses expériences industrielles :

  • Il préfère les essais aux théories, développer par itération plutôt que de tout concevoir en une fois – d’où le flou du « programme » politique.
  • Il cherche avant tout à éliminer pour optimiser – d’où ses propositions de supprimer des milliers de fonctionnaires (5 % par an minimum) et les règles « inutiles » voire « néfastes » à l’initiative.
  • Il prône l’intégration verticale, un maximum de compétences en interne pour maîtriser le maximum de choses sans dépendre de sous-traitants, de leur bon-vouloir, leurs délais, leurs difficultés – d’où les droits de douane élevés aux importations des pays tiers, le rapatriement des industries sur le territoire, et la méfiance envers les « alliances » et tout ce qui n’est pas « intérêt » premier de l’Amérique, voire les coups d’État encouragés à l’étranger proche si c’est pour accaparer les mines de lithium.

A noter pour nous qu’Elon Musk est proche en Europe d’Alain Soral et de Giorgia Meloni ; il a aussi désactivé son réseau de satellites lors d’une offensive ukrainienne en Crimée pour faire plaisir au tyran mafieux Poutine.

La politique, ce n’est pas du rationnel, c’est de l’irrationnel.

Ce sont les émotions véhiculées par les images, mais surtout les instincts de base que sont la peur, la faim, le sexe, qui motivent les votes des électeurs. Freud distingue les pulsions de vie liées à la recherche du plaisir, de la satisfaction et de l’amour – et les pulsions de mort liées à l’agressivité, à la destruction et à la pulsion de retour à l’inorganique. Les psychologues modernes, notamment américains, résument les instincts fondamentaux en : survie, reproduction, réalisation personnelle, soin.

Pour Trump :

  • la peur, donc la survie, c’est l’immigration et le changement culturel du woke ;
  • la faim, donc la réalisation personnelle et le soin aux citoyens légitimes, ce sont les bas salaires, la concurrence chinoise et allemande, et le trop d’impôts ;
  • le sexe, donc la reproduction, c’est le féminisme croissant qui dévalorise la virilité et la victimisation hystérique des Mitou qui fait de tout mâle – dès la maternelle – un violeur prédateur dominateur en puissance.

Où l’on constate objectivement, dans ces élections, que près de la moitié des femelles américaines semblent plutôt aimer être « prises par la chatte », comme l’a déclaré Trump – puisqu’elles ont voté largement pour lui – et que beaucoup de Latinos et de « Nègres » (ce nouveau mot ancien qui va faire führer aux USA, déjà né sous X) préfèrent un mâle blond, riche et autoritaire à une femelle classe moyenne, métissée et libérale.

C’est peut-être aussi ce qui nous attend – dans les prochains mois et les prochaines années.

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Dans l’ombre, série France 2

Les Américains viennent de voter pour leur présidence ; les Français voteront dans deux ans pour renouveler Emmanuel Macron. France-Télévision associée à la RTBF belge vient de commettre depuis le 30 octobre une série politique en six épisodes de 51 mn chacun passionnants. Ils renouvellent, avec les technologies d’aujourd’hui et le climat de guerre civile froide qui sévit dans notre pays, la mythique série danoise Borgen, une femme au pouvoir, sortie en 2010. En France, la Présidence est le tout ou rien : le programme n’est pas négociable et les candidats s’écharpent pour se distinguer.

La série France 2 reprend un thriller politique écrit en 2011 par l’ancien Premier ministre Édouard Philippe et son conseiller spécial Gilles Boyer. Paul Francoeur (Melvil Poupaud) est candidat pour la droite républicaine et s’oppose au président socialo-écologiste à gauche, et au ministre de l’Intérieur Guillaume Vital (François Raison) à droite – lequel lorgne aussi vers l’extrême-droite de Concorde, parti très représenté dans la police.

Paul Francoeur vient de gagner la primaire à droite – de justesse – malgré les manœuvres informatiques téléguidées par une dangereuse adversaire dans son camp, Marie-France Trémeau (Karin Viard). Malgré un certain bourrage des urnes inexpliqué, Francoeur passe et la flamboyante Trémeau se rallie. Va-t-elle lui mettre des bâtons dans les roues ? Négocier en coulisse avec ses adversaires ? C’est tout l’art des conseillers politiques d’envisager toutes les solutions et de trouver des compromis acceptables pour avancer – comme un ticket commun Président-Premier ministre. César Casalonga (Swann Arlaud) est l’efficace conseiller politique de Francoeur, un ami de 17 ans ; il est flanqué de la directrice de la communication Marilyn (Évelyne Brochu) et du « Major » (Philippe Uchan). Jérémie Caligny (Baptiste Carrion-Weiss) est un jeune homme qui débute en politique et qui rejoint l’équipe par piston, mais qui se révèle spécialiste en informatique, comme sa génération tombée dedans tout petit, donc très utile.

Car la technologie, son usage, ses manipulations, ses facilités, ses risques, sont au cœur de la politique désormais. La série multiplie les références, des smartphones omniprésents aux montres connectées oubliées des réunions confidentielles et aux tablettes piratées, de la machine à voter hackée trois secondes seulement à la voiture autonome connectée qui convoie Paul Francoeur, handicapé des jambes à la suite d’un accident de voiture où sa femme a perdu la vie. « La justice » sur « plaintes » traditionnelles sont impuissantes à réguler la politique, trop loin du terrain technologique et trop lente à se mouvoir. Cela reste du symbolique alors que chacun doit se débrouiller par lui-même pour gagner.

Il s’agit d’une lutte à mort où tous les coups sont permis sous le regard de l’audience télévisée et des réseaux sociaux, même utiliser en sous-main des flics barbouzes ou des militants extrémistes payés pour cambrioler et voler,. Créer des buzz, inventer des petites phrases, asséner des slogans sont l’essence du pouvoir. La transparence ? On en parle, on la pratique uniquement lorsqu’elle sert. Quant à gouverner, c’est laissé pour l’après : « on verra bien ». Le cynisme n’est jamais loin des convictions, et la dureté est omniprésente pour garder la ligne de crête entre compromis et compromission.

Le spectateur assistera à des discours percutants, à des coups bas édifiants, à des agressions verbales ou physiques devenues « la norme » avec la brutalisation apportée par les populismes. Les relations humaines ne sont pas absentes, mais toutes tournées vers l’efficacité de l’action en vue de gagne l’élection. Ainsi la dircom qui couche avec une écrivaine narcissique plus préoccupée de son bon plaisir que de la nomination fait-elle une faute professionnelle – même si la fille livre, grâce à l’un de ses contacts dans le camp extrémiste, un nom crucial pour débusquer la fraude. C’est surtout la machine derrière le candidat qui est décrite, son bouillonnement, ses affres et ses fatigues, ses grandes joies exceptionnelles, jusqu’au verdict – où tout retombe brutalement, laissant un vide.

La série colle au réel mais ne s’y confond pas, au grand dam des petits esprits qui voudraient bien voir s’écrire avant l’heure la belle histoire d’une victoire possible. L’élection a lieu ici en 2025 et pas en 2027, une voiture connectée roule officiellement sans chauffeur, les candidats voient la disparition du président sortant, l’évanescence du centre et des extrêmes pour livrer un duel à la Sarkozy entre un ex-ministre de l’Intérieur et un candidat Républicain ferme et posé. Ce qui n’est pas vraiment le scénario qui se dessine dans la réalité, avec le parti LR en berne.

Swann Arlaud, Melvil Poupaud, Karin Viard, Évelyne Brochu, Baptiste Carrion-Weiss, sont très bons dans leurs rôles respectifs. Poupaud a définitivement quitté son image d’ado attardé, peu sûr de lui et velléitaire. Arlaud joue tout en réserve, avec finesse, son jeu dans l’ombre, où il excelle. La flamboyante Viard, avec sa coiffure à la Hidalgo en blonde, martèle sa fermeté parce qu’elle est une femme. Mais, dit-elle, une femme en France n’est « rien » ; le pouvoir appartient aux hommes.

La leçon de ce récit haletant de conquête du pouvoir est que l’on a beau faire, user de tous les outils, on a beau réfléchir, envisager à chaque fois tous les scénarios, on finit toujours par subir ce qui arrive – et à s’y adapter. La politique, comme l’intelligence, n’est-elle pas l’art de l’adaptation bien plus que celui de la conviction ?

Dans l’ombre, série France 2 en reprise durant un certain temps, avec Swann Arlaud, Melvil Poupaud, Karin Viard, Évelyne Brochu, Philippe Uchan, Sofian Khamme, réalisation Pierre Schoeller et Guillaume Senez

Édouard Philippe et Gilles Boyer, Dans l’ombre, 2011, Livre de poche 2012, 600 pages, €11,14, e-book Kindle €8,49

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Giuliano di Empoli, Les ingénieurs du chaos

Bientôt le 4 novembre, et peut-être le bouffon Trump au pouvoir… Souvenons-nous de Giuliano di Empoli.

Dans un livre éclairant, l’auteur montre comment l’informatique et les réseaux sociaux ont utilisé le marketing commercial pour créer le populisme en politique. En six chapitres, il examine le mouvement italien des cinq étoiles, la dérision à la Waldo, le troll en chef Trump, l’illibéralisme d’Orban en Hongrie et le rôle des physiciens. La politique est un nouveau carnaval, plus proche des jeux télévisés que du débat sur l’agora. « Le nouveau Carnaval ne cadre pas avec le sens commun, mais il a sa propre logique, plus proche de celle du théâtre que de la salle de classe, plus avide de corps et d’images que de textes et d’idées, plus concentrée sur l’intensité narrative que sur l’exactitude des faits » Introduction. Ce n’est pas le Mélenchon et les pitreries d’ados de Troisième de ses affidés à l’Assemblée qui le contrediront.

Mais il y a pire : « Ce qui fait encore une fois de l’Italie la Silicon Valley du populisme, c’est qu’ici, pour la première fois, le pouvoir a été pris par une forme nouvelle de techno–populisme post–idéologique, fondée non pas sur les idées mais sur les algorithmes mis au point par les ingénieurs du chaos. Il ne s’agit pas, comme ailleurs, d’hommes politiques qui engagent des techniciens, mais bien de techniciens qui prennent directement les rênes du mouvement en fondant un parti, en choisissant les candidats les plus aptes à incarner leur vision, jusqu’à assumer le contrôle du gouvernement de la nation entière » chapitre 1. « Le modèle de l’organisation du mouvement 5 étoiles (est) une architecture en apparence ouverte, fondée sur la participation par le bas, mais en réalité complètement verrouillée et contrôlée par le haut » chapitre 2.

Mais les algorithmes ne sont rien sans les passions humaines. « Dans un livre publié en 2006, Peter Sloterdjik a reconstruit l’histoire politique de la colère. Selon lui, un sentiment irrépressible traverse toutes les sociétés, alimenté par ceux qui, à tort ou à raison, pensent être lésés, exclus, discriminés ou pas assez écoutés. (…) Bien plus que des mesures spécifiques, les leaders populistes offrent aux électeurs une opportunité unique : voter pour eux signifie donner une claque aux gouvernants. (…) Il est plus probable qu’Internet et l’avènement des smartphones et des réseaux sociaux y soient pour quelque chose. (…) Nous nous sommes habitués à voir nos demandes et nos désirs immédiatement satisfaits. (…) Mais derrière le rejet des élites et la nouvelle impatience des peuples, il y a la manière dont les relations entre les individus sont en train de changer. Nous sommes des créatures sociales et notre bien-être dépend, dans une bonne mesure, de l’approbation de ce qui nous entoure. (…) Chaque like est une caresse maternelle faite à notre ego. (…) La machinerie hyper puissante des réseaux sociaux, fondée sur les ressorts les plus primaires de la psychologie humaine, n’a pas été conçue pour nous apaiser. Bien au contraire, elle a été construite pour nous maintenir dans un état d’incertitude et de manque permanent » chapitre 3,

« La rage, disent les psychologues, est l’affect narcissique par excellence, qui naît d’une sensation de solitude et d’impuissance et qui caractérise la figure de l’adolescent, un individu anxieux, toujours à la recherche de l’approbation de ses pairs, et en permanence effrayé à l’idée d’être en inadéquation » chapitre 3. Les électeurs, infantilisés par la télé puis par les réseaux et les théories du complot qui sont si séduisantes parce qu’elles donnent une « raison » claire à ce qui est bien compliqué, sont restés des ados. « Le mégaphone de Trump est l’incrédulité et l’indignation des médias traditionnels qui tombent dans toutes ses provocations. Ils lui font de la publicité et, surtout, ils donnent de la crédibilité à sa revendication, a priori saugrenue pour un milliardaire new-yorkais d’être le candidat anti-establishment. (…) Les téléspectateurs de l’Amérique rurale n’ont qu’à observer la réaction scandalisée des élites urbaines face à la candidature de The Donald pour se convaincre que vraiment, cet homme peut représenter leur ras-le-bol contre Washington » chapitre 4.

Comment en est-on arrivé là ?

« Premièrement : une machine surpuissante, conçue à l’origine pour cibler avec une précision incroyable chaque consommateur, ses goûts et ses aspirations, a fait irruption en politique. (…) Deuxièmement : grâce à cette machine, les campagnes électorales deviennent de plus en plus des guerres entre software, durant lesquelles les opposants s’affrontent à l’aide d’armes conventionnelles (messages publics et informations véridiques) et d’armes non conventionnelles (manipulations et fake news) avec l’objectif d’obtenir des résultats : multiplier et mobiliser leurs soutiens, et démobiliser ceux des autres. » Chapitre six.

« Le rôle des scientifiques a été décisif. Facebook leur a permis de tester simultanément des dizaines de milliers de messages différents, sélectionnant en temps réel ceux qui obtenaient un retour positif et réussissant, à travers un processus d’optimisation continue, à élaborer les versions les plus efficaces pour mobiliser les partisans et convaincre les sceptiques. Grâce au travail des physiciens, chaque catégorie d’électeurs a reçu un message ad hoc (…) de plus, grâce à toutes les versions possibles de ces messages taillés sur mesure, les physiciens ont pu identifier celles qui étaient les plus efficaces, de la formulation du texte au graphisme » chapitre 6.

« Comme le Revizor de Gogol, le leader politique devient « un homme creux » : « les thèmes de sa conversation lui sont donnés par ceux qu’il interroge : ce sont eux qui lui mettent les mots dans la bouche et créent la conversation. » L’unique valeur ajoutée qu’on lui demande est celle du spectaculaire. « Never be boring » est la seule règle que Trump suit rigoureusement, produisant chaque jour un coup de théâtre, tel le cliffhanger d’une série télévisée qui contraint le public à rester collé à l’écran pour voir l’épisode suivant » chapitre 6.

Est-on condamné au chaos ?

« Le problème est qu’un système caractérisé par un mouvement centrifuge est, forcément, de plus en plus instable. Cela vaut pour les gaz naturels, comme pour les collectifs humains. Jusqu’à quand sera-t-il possible de gouverner des sociétés traversées par des poussées centrifuges toujours plus puissantes ? » chapitre 6.

« Les nouvelles générations qui observent aujourd’hui la politique sont en train de recevoir une éducation civique faite de comportements et de mots d’ordre illibéraux qui conditionneront leurs attitudes futures. Une fois les tabous brisés, il n’est pas possible de les recoller » chapitre 6. Cela veut dire les injures et invectives des bouffons de l’extrême-gauche comme de l’extrême-droite, le mépris de toute vérité commune, le tout tout de suite de gamin de 2 ans, et – de fait – le bordel à la Mélenchon à l’Assemblée nationale.

La démocratie représentative apparaît comme une machine conçue pour blesser les egos. « Comment ça, le vote est secret ? Les nouvelles conventions consentent, ou plutôt prétendent, à ce que chacun se photographient à n’importe quelle occasion, du concert de rock à l’enterrement. Mais si tu essaies de le faire dans l’isoloir, on annule tout ? Ce n’est pas le traitement auquel nous ont habitué Amazon et les réseaux sociaux ! »

« Si la volonté de participer provient presque toujours de la rage, l’expérience de la participation aux 5 étoiles, à la révolution trumpienne, aux Gilets jaunes, est une expérience très gratifiante, et souvent joyeuse ». Cette passion politique doit être reprise par les libéraux traditionnels pour vanter leurs projets et faire aduler leurs candidats. Une nouvelle ère politique commence, où la raison et la vérité sont éclatées. « Avec la politique quantique, la réalité objective n’existe pas. Chaque chose se définit, provisoirement, en relation avec quelque chose d’autre et, surtout, chaque observateur détermine sa propre réalité » Conclusion.

Attendons-nous à de nouveaux dégâts, même si le mouvement 5 étoiles a disparu dans les limbes, le Brexit laissé un goût amer aux Anglais qui y ont cru, et que les promesses de l’extrême-droite un peu partout montrent très vite leurs limites dans la réalité concrète (sauf peut-être en Italie, ce laboratoire politique de l’Europe de demain). Le pire serait un régime autoritaire usant des algorithmes pour museler toute déviance, un peu comme ce qui se fait en Chine communiste, et que Poutine tente d’acclimater chez lui, imité par Orban. Le Big Brother is watching you ! d’Orwell, était peut-être prophétique…

Giuliano di Empoli, Les ingénieurs du chaos, 2019, Folio 2023, 240 pages, €8,30 e-book Kindle (ou Kobo sur le site Fnac) €7,99

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John Steinbeck, En un combat douteux

Roman social américain d’une grève attisée chez les saisonniers cueilleurs de pommes de Californie, ce livre est aussi un manuel pratique d’agit-prop. Deux communistes, Mac et Jim, se rendent sur le terrain pour susciter de l’agitation afin de faire plier les propriétaires exploitant les terres et les hommes. Les salaires ont été baissés parce que les prix du marché ont baissé, et les saisonniers grommellent. Mais chacun dans son coin, se résigne au fond à ce qui est. Mac le leader et Jim le suiveur vont les convaincre de résister avec ce mantra : ensemble on est plus fort.

Le Parti communiste américain dans les années 30 n’est pas aussi organisé que les partis frères européens, mais la révolution bolchevique a instillé des méthodes et des idées. L’idée est que l’exploitation de l’homme par l’homme doit avoir ses limites, même s’il ne s’agit pas vraiment de « renverser le capitalisme ». Plutôt chez Steinbeck de l’aménager pour assurer plus que le simple salaire de survie. Le mythe américain du Pionnier reste en effet présent, bien plus qu’en Russie ou en Europe, et chacun rêve d’être enfin propriétaire de son petit lopin avec sa fermette où élever deux vaches et une couvée de volailles.

Mais l’industrie casse ce rêve autarcique et individualiste pour engendrer un salariat à la merci des gros. C’est cela que Mac veut briser, ce sentiment qu’on n’y peut rien et qu’il faut accepter le salaire qu’on vous donne ou mourir de faim. Au début des années 30, la « crise de 29 » suivie de la Grande dépression, se fait sentir à plein. Chacun se replie sur son égoïsme. Ce chacun pour soi, les agitateurs veulent le renverser pour agglomérer les hommes en une seule volonté sur l’idée qu’un groupe est plus que ses parties. Comme chez les animaux, les hommes peuvent former une « phalange ». Même l’échec de la grève fera exemple et montrera que l’on peut relever la tête et ne pas accepter le destin sans réagir. Steinbeck s’inspire de deux grèves de 1933 et 34 en Californie, l’une sur la cueillette des pêches et l’autre sur celle du coton. Il a interrogé les syndicalistes impliqués, les grévistes, les propriétaires. Il en fait un roman.

Mac et Jim sont des hommes sans attaches, Mac parce qu’il est devenu ce « révolutionnaire professionnel » appelé par Lénine, outil standard au service exclusif de la révolution. Jim parce que ses parents sont morts, son père révolté pour rien, et qu’il veut « servir » une cause – n’importe laquelle – pour se sentir exister. Jim est l’intello qui veut agir et qui a de l’intuition, tandis que Mac, qui le prend sous son aile, est le bon ouvrier activiste qui malaxe la pâte humaine.

La première scène où Mac s’improvise accoucheur alors qu’il n’a jamais travaillé dans un hôpital, est un morceau d’anthologie : aucun affect, les gestes accomplis les uns après les autres avec une vague idée que l’hygiène est tout, soutenir le moral de la mère et la nature fait le reste. Cet acte fondateur va permettre de s’introduire par la réputation chez les saisonniers et de s’en faire entendre. Mais pas question d’en prendre la tête : ils doivent élire un chef, Mac restant toujours dans l’ombre, éminence grise qui « suggère » ce qu’il faut faire.

Évidemment, les gars n’ont aucune idée de comment agir, et suivre celui qui en apparence sait où il va les soulage. C’est la base de la politique que de manier les foules et Mac a été formé pour ça. Il sait qu’il faut être clair et persuasif lorsqu’on est chef, ne jamais se mettre en colère et même baisser parfois la voix pour attirer l’attention, poser des questions évidentes à la foule pour qu’elle y réponde d’un mot et ainsi la souder. Il faut aussi assurer l’intendance, la bouffe étant primordiale pour le moral de tous, et les tentes pour protéger de la pluie. Il faut enfin donner une tâche à chacun pour les mouiller et les faire participer à l’action commune. Si les individus se prennent par les sentiments, la foule se prend par les tripes. Pas de complicité dans la masse, seulement les instincts primaires : peur, colère, enthousiasme. Verser le sang ou connaître une victime dans ses rangs exalte et lance la machine. Le chef ne peut alors plus rien que se laisser porter, feignant d’être l’instigateur d’un mouvement qu’il a lancé mais qui va tout seul.

Avec son expérience des grèves, Mac sait que les propriétaires vont s’organiser, et lui s’organise en retour pour ne pas donner prise à la sanction de la loi. Les saisonniers quittent donc les vergers des privés pour s’établir, avec l’autorisation du propriétaire dont le fils est sympathisant, sur un terrain labouré. Un camp de toile est établi, supervisé par un docteur en médecin pour qu’il ne contrevienne pas aux normes d’hygiène du comté, avec une collecte de fonds pour ravitailler en haricots et en viande les grévistes. Un autre militant venu d’ailleurs s’occupe de cette intendance, Dick, payant parfois de sa jeune et agréable personne pour convaincre les grosses fermières ayant dépassé leur date limite, de donner des sacs de haricots ou deux vaches.

Les propriétaires tentent la négociation, mais qu’y a-t-il à négocier sinon le salaire ? Ils tentent l’intimidation, mais cela ne peut fonctionner que sur les individus, pas sur le groupe soudé. Ils tentent la division par des « jaunes » appelés en renfort, des indics infiltrés parmi les saisonniers, des tabassages ou enlèvements d’isolés. Le shérif, mandaté par le juge du comté, lui-même d’une famille de gros propriétaires, nomme un milliers « d’adjoints » revêtus de l’étoile et munis de fusils pour empêcher de sortir du camp et d’aller perturber les récoltes. Des miliciens autoproclamés, de jeunes lycéens persuadés de défendre le droit et la loi, vont tabasser à quinze un ou deux isolés, et mettre le feu à la grange du propriétaire qui héberge les grévistes. Il y a quelques morts, des biens saccagés, mais on n’a rien sans rien. Pour les révolutionnaires, ce qui compte est la révolution, pas les hommes.

Ce pourquoi les moyens justifient la fin – et la fin ressemblera aux moyens comme il est dit dans le livre. Lénine, par des méthodes de voyous, engendrera un régime de voyous, fondé sur la force et la délation. Cela, Steinbeck ne l’évoque qu’en filigrane, d’après les propos du docteur sympathisant. « L’homme a affronté tous les ennemis possibles, à l’exception d’un seul. Il est incapable de remporter une victoire sur lui-même. L’humanité se déteste elle-même » p.196 Pléiade. Car le métier de révolutionnaire n’est pas la révolution. Aspirer au bonheur des humains peut-il se passer d‘empathie envers les humains ? C’est cela, le « combat douteux ». Jim ne tarde pas à dépasser Mac lorsqu’il le voit faire le boulot sans état d’âme : accoucher sans savoir, tabasser un lycéen pour faire un exemple, persuader le propriétaire de prêter son terrain alors que sa ferme sera saccagée par rétorsion. Quand la Cause dépasse l’humanité, où est l’humanisme ? Le communisme n’est pas un humanisme…

John Steinbeck, En un combat douteux (In Dubious Battle), 1936 , Folio 1972, 380 pages, €9,40

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les raisins de la colère, E l’est d’Éden, Gallimard Pléiade 2023, 1614 pages, €72,00

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2024 comme en 1981 ?

Télescopage des générations : si l’histoire ne se répète jamais, les ornières psychologiques demeurent. Les électeurs français ont voté en 2024, comme en 1981, avec la même légèreté, sans savoir ce qu’ils font. Ils ont été surpris aujourd’hui par le résultat « à gauche » – alors qu’ils avaient voté massivement au premier tour pour l’ultradroite. Ils se sentent dupés par les magouilles socialistes, enchaînés volontaires aux trotskystes insoumis, et abandonnés par une ex-majorité centrale qui éclate et qu’ils préféraient quand même. Quant à la droite « de gouvernement », elle poursuit son lent suicide à cause des querelles d’egos…

La relecture (rapide) de l’essai d’Alain Duhamel, publié à chaud en 1982, quelques mois après la victoire historique de Mitterrand et du PS en mai 1981, est un délice rétro. On y retrouve notre époque, nos travers, nos ornières politiques. (Alain Duhamel n’a rien à voir avec Olivier Duhamel, politologue accusé d’actes inconvenants)

  • François Mitterrand tentait sa chance aux présidentielles pour la troisième fois : ce sera le cas de Marine Le Pen en 2027.
  • La gauche avait lentement monté, élection après élection, et tout le monde le voyait : comme le Rassemblement national depuis quelques années. « Chaque succès, si limité fût-il, c’était une base investie, une mine disposée, une tourelle conservatrice neutralisée, un écuyer de gauche à qui l’on mettait le pied à l’étrier, un suzerain régional du PS conforté » : transposez-le à notre époque et le RN a remplacé le PS dans un mouvement identique.
  • Le prestige international de VGE, à l’époque, était grand, tout comme celui de Macron, « mais il s’effilochait devant la brutalité soviétique » : remplacez soviétique par Poutine et vous aurez la même recette.
  • Le bilan du gouvernement Barre en 1980 apparaissait franchement négatif dans le domaine où cela comptait le plus, l’emploi et les prix : aujourd’hui, si l’emploi ne va pas trop mal (en tout cas mieux que sous le Hollande socialiste), les prix ont dérapé à cause du Covid, de l’Ukraine et de Gaza.

Tous les symptômes sont les mêmes et le coup de semonce des Législatives de 1978, où la gauche a failli gagner, ressemble fort au coup de semonce des Législatives 2024, où le RN a failli gagner.

Même dans les villages tranquilles de la banlieue verte, à quelque distance de Paris, 45 % des électeurs ont voté RN au second tour. Pourquoi ? Alain Duhamel note que « la social-démocratie commence avec l’urbanisation, (…) continue avec le salariat, (…) s’achève avec l’élargissement de l’enseignement ». La fameuse classe moyenne forme les gros bataillons démocratiques qui veulent être gouvernés de façon modérée, plutôt à gauche sur les mœurs et le social, plutôt à droite sur l’économie et l’industrie. C’est toujours le cas de nos jours. Alain Duhamel notait la montée irrésistible de l’individualisme, les sports individuels (tennis, ski, jogging, planche à voile) ayant plus la cote que les sports collectifs (foot, rugby, cyclisme). Il notait aussi la vogue du baladeur (walkman en globish, mais ce n’est plus politiquement correct depuis le féminisme), la musique perso en chaîne stéréo (aujourd’hui en streaming). Tout cela « pouvait faire croire à un repli sur soi, à une tentation d’hédonisme, à la naissance d’une culture plus égoïste, à une recherche de compensations ludiques ou rêveuses ».

Ce qui a changé ? – parce que l’histoire ne se répète jamais – est l’irruption de l’instantané du net et le panurgisme des réseaux sociaux. Désormais, tout ce qui se passe sur la plaNet (donc principalement aux États-Unis, plus gros contributeurs de contenus et leaders dans les algorithmes de diffusion) sature le temps de cerveau disponible. Pour ceux uniquement qui se laissent faire, selon la « servitude volontaire » acceptée par chacun – ce n’est par exemple pas mon cas.

La tendance à l’individualisme s’est exacerbée avec la remontée des murs pleins au lieu des clôtures ajourées des maisons individuelles, le narcissisme du corps (chez les garçons comme chez les filles), l’émiettement des relais d’opinion (presse, médias, syndicats, partis). En compensation, de nouvelles sociabilités (virtuelles et à distance) sont nées – bien plus fortes parce qu’elles donnent l’illusion de la liberté alors quelle contraignent chacun personnellement dans son repli sans échanges personnels ni conversation face à face.

En 1981, après « la crise » du pétrole (1979) et l’envolée des prix, du chômage, du déclassement, « deux exigences apparemment contradictoires : une aspiration forte à un système plus protecteur ; une revendication de changement cousinant de très près avec un vif rejet de la cruauté des temps. Il fallait en somme punir les gouvernants et mieux défendre les gouvernés. » Les Français reprochaient à Valéry Giscard d’Estaing sa distance, son obstination à ne pas écouter les revendications, et même sa morgue technocratique. Trop d’intelligence et pas assez de chaleur humaine. « François Mitterrand avait presque l’air (…) d’être le plus protecteur des deux ». Même chose en 2024, n’est-ce pas ? Emmanuel Macron sur son Olympe et Marine Le Pen en mère du peuple. Même si « la gauche » était loin d’être unie, comme aujourd’hui, et même les socialistes loin d’être d’accord entre courants, « la gauche était déjà sociologiquement et culturellement majoritaire. Elle l’est cette fois devenue politiquement. »

Je crains – hélas ! – que ce soit le cas aujourd’hui pour le Rassemblement national. Il fait partie d’un mouvement général de repli sur soi dans tous les États du monde, notamment en Occident jusqu’ici démocratique et même en Europe jusqu’à présent libérale. L’illibéralisme progresse, sur l’exemple d’Orban en Hongrie et de Meloni en Italie ; la démocrature s’étend.

La peur du chaos du monde, des migrations démographiques, du réchauffement climatique, de la course à l’énergie, font que les valeurs conservatrices l’emportent désormais sur l’optimisme humaniste. L’excès même de l’humanisme, valeurs chrétiennes dévoyées dit-on, pousse à un retour de balancier : trop de « respect » pour les étrangers entraîne trop de « joue gauche tendue », trop d’accueil sans contrepartie et trop de dénigrement de notre propre histoire ; trop de féminisme, dû aux siècles de domination masculine désormais plus justifiée, entraîne un masculinisme exacerbé en réaction et un rejet des femmes et de leurs valeurs de modération et de partage ; trop d’aides en tous genres pour ceux qui ne font aucun effort indisposent ceux qui payent les impôts, se lèvent tôt le matin et se privent pour avoir une vie décente.

Réfléchir sur 1981 nous permet de mieux voir ce qui se passe en 2024 et ce qui se passera, plus probablement, en 2027…

Alain Duhamel, La république de M. Mitterrand, Grasset 1982, 259 pages, occasion €1,91, e-book Kindle €9,99

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Gabriel Chevallier, Clochemerle

Le siècle dernier nous a légué certains petits romans qui demeurent des délices de lecture – ou de relecture. Je relis en effet Clochemerle, chronique d’un village français moyen, sis dans les monts du Beaujolais. Il y a, comme toujours, le maire, le curé et l’instituteur, plus le notaire, le docteur et le pharmacien, mais aussi la baronne, cheftaine des enfants de Marie et proche de l’archevêque de Lyon. Sans parler des relations éloignées, le député Focart et l’ancien ministre Bourdillat, enfant du pays. Tout ce petit monde grenouille entre les vignes du Seigneur, plus ou moins imbibé entre deux vendanges, et la grande affaire est de s’affairer entre les cuisses des femmes.

Mais ne voilà-t-il pas qu’une lubie a traversé le chef ambitieux de Barthélemy Piéchut, maire de Clochemerle-en-Beaujolais ? Il l’a confiée à Ernest Tafardel, l’instituteur pédant et lyrique, mais bon faire-valoir manipulable à merci. « Je veux faire construire une pissotière ! » – la seule du village, où jusqu’ici chacun faisait où il voulait. En 1922, date de l’histoire, le progrès d’après-guerre passait par l’édification de services publics.

Piéchut est un gros vigneron, gros propriétaire, gros ambitieux et gros matois, en bref un Gros. Il s’est fait (presque) tout seul car c’est en fait sa femme qui lui a apporté les vignes qui font sa fortune. Car, si tout tourne publiquement autour des hommes, les femmes sont toujours à la manœuvre en coulisses. Tel est le délice de ce roman du terroir saturé d’humour français, d’une tendresse rabelaisienne pour la bonne chère, le bon vin et les bonnes femmes. C’est avec truculence que l’auteur s’aventure dignement dans la gaudriole. Car l’urinoir va déchaîner les passions rentrées et mettre au jour les clans politiques qui grimpent aux rideaux à propos de cet édifice nouveau – dont l’idée date pourtant des Romains.

La pissotière est édifiée place de l’Église, à l’entrée de l’impasse du Moine, où se morfond une vieille fille laide et destinée à le rester, la Justine Putet dont la vertu manque cruellement d’infortunes. De voir défiler tous ces gaillards qui se tâtent et se rajustent là où, justement, elle aurait aimer porter au moins une fois la main, raidissent la Putet, au point de la pousser aux extrémités. D’autant que l’Adèle de l’auberge et la Judith des Galeries en face, rivalisent d’amants au su de tous. La vieille fille va se plaindre au maire, qui demande une pétition ; elle va se plaindre au curé, le bon pas futé Ponosse, qui préfère rester en paix ; elle va se plaindre à la baronne Alphonsine de Courtebiche, qui y voit une offense à la vertu et un mauvais exemple pour ses enfants de Marie de 14 à 18 ans. L’une d’elle, d’ailleurs, la Rose Bivaque, vient de tomber enceinte d’un gars du pays en permission de service militaire, le Claudius Brodequin. Il a trouvé chaussure consentante à son pied viril. Le village, les parents, la baronne, vont les pousser à se marier.

Dès lors, tout va s’enclencher, le climat se mettant de la partie, grillant les cervelles sous un soleil de plomb avant de déclencher des orages mémorables aux meilleurs moments du récit. Le cafetier Toumignon, porté à boire par ses copains et défié de contrer le curé qui va tonner (mezzo voce) en chaire contre l’édifice impudique et provocateur en face du lieu saint, ose proférer après le sermon cette apostrophe : « Il n’a pas défendu de pisser, votre bon Dieu ! » – maxime qui ne fait que dire la réalité, mais qui déclenche un scandale de vertu. Nicolas le suisse en belle culotte moulante, s’approche avec sa hallebarde vermoulue pour bouter dehors ce Satan qui ose profaner la messe. Lequel résiste, la hallebarde du suisse se brise en entraînant la chute de la statue de saint Roch, qui se casse. Je ne résiste pas à citer ce paragraphe grandiose et lyrique qui clôture la scène :

« Un long gémissement d’horreur part du groupe consterné des pieuses femmes. Elles se signent peureusement devant les prémices d’Apocalypse qui se déroulent dans le bas de l’église, où gronde maintenant sans arrêt les abominables maléfices du Maudit, incarné en la personne blafarde et malsaine de Toumignon, qu’on savait ivrogne, cocu, débauché, et qui vient de plus de se révéler farouche iconoclaste, capable de tout piétiner, de défier ciel et terre. Les croyantes, saisies d’une crainte sacrée, attendent le suprême fracas des astres s’entrechoquant et croulant en pluie de cendres sur Clochemerle, nouvelle Gomorrhe, désignée à l’attention des puissances vengeresses par l’usage éhonté que Judith la Rousse fait de ses appâts, vraie litière à pourceaux, où Toumignon et bien d’autres ont commercé avec les démons ignobles qui grouillent comme nœud de vipère dans les entrailles de l’impure. Instants de terreur indicible, qui rend bêlantes les pieuses femmes, lesquelles pressent fébrilement sur leur poitrine sans prestige des scapulaires racornis par les sueurs, et transforme les enfants de Marie en vierges défaillantes qui se croient assaillies par des hordes infernales, monstrueusement pourvues, dont elles sentent sur la frissonnante chair de leurs corps intacts les sillages obscènes et brûlants. Un grand souffle de fin du monde, à relents de mort et d’érotisme, balaie l’église de Clochemerle » p.199.

Après le scandale dans l’église, l’affaire de la pissotière va remonter à l’archevêque, qui va tenter de susurrer au ministre que l’Église pourrait appuyer sa candidature à l’Académie française s’il faisait quelque chose, tandis que le député montant Focart s’emploie à dénoncer les suppôts de la réaction. Prudemment, le ministre s’en remet à son chef de cabinet, qui s’empresse de remettre le dossier au premier secrétaire, lequel le dédaigne au profit du second secrétaire, qui a d’autres chattes à fouetter en maison et l’envoie au troisième secrétaire, qui finit par le confier à un sous-chef disponible. Les instructions au préfet partent donc d’un sous-fifre aigri sans aucune responsabilité. La politique comme l’Administration en prennent pour leur grade.

C’est ensuite au tour de l’Armée, car le préfet, dont l’épouse avisée est absente et ne peut le conseiller, décide d’envoyer la troupe en manœuvre plutôt que la gendarmerie enquêter. Les badernes se renvoient la balle hiérarchiquement, comme dans l’Administration, et le général confie l’ordre au colonel, lequel mandate un commandant qui se défile sur un capitaine. Ce dernier est de la Coloniale, sorti du rang durant 14-18, faute de combattants. Un vieux de la vieille qui ne recule devant rien et ne connaît rien à la politique. Il faut sévir, il va sévir. L’auteur, qui a écrit La Peur, un beau livre de guerre sur son expérience à 20 ans, ne porte pas les militaires dans son cœur, encore moins les galonnés !

Le village investi, les pissotières surveillées, le café d’en face pris d’assaut, les passions vont s’exacerber. Tant de jeunes gars bien bâtis pour toutes ces femmes qui se lassent des mêmes maris et voisins en vase clos, quelle aubaine ! Le capitaine va lutiner la plantureuse aubergiste, dont une âme « vertueuse » va dénoncer les agissements érotiques, et cela va se terminer en bagarre générale devant les pissotières, avec deux coups de feu tirés, faisant un mort, l’idiot du village qui passait par là, et une blessée, la femme de l’aubergiste touchée là où elle avait péché. C’est le scandale. Tant de bruit pour si peu. La honte de la vertu face aux conséquences. La réaction est écrasée, le progrès exige la tolérance.

Quand à dame Putet, tous ces physiques à jamais hors de sa portée, ces passions à jamais flétries pour elle, cela la rend folle ; littéralement. Elle sort à poil – et ce n’est pas beau à voir – et va éructer dans l’église son fiel. Comme quoi la vertu toute nue n’a rien d’attirant. Le maire deviendra sénateur, la baronne le considérera d’un autre œil, il favorisera l’élection comme député de son falot de gendre.

Gabriel Chevallier, décédé en 1969, livre à partir d’un microcosme français toute une humanité d’époque dans son jus, avec des portraits hauts en couleur et des émotions éternellement humaines. Des villages comme celui-ci, on en trouve un peu partout en France avec leurs passions, leurs humeurs, leurs appels aux politiques et leurs votes extrémistes. Ils sont toujours actuels.

Un roman drôle, qui fait réfléchir avec humour sur les travers des positions théâtrales, des petites magouilles politiques entre ennemis, des désirs qui s’assouvissent d’autant plus brutalement qu’ils ont été trop longtemps frustrés – la vie qui va, se génère et se transmet.

Gabriel Chevallier, Clochemerle, 1934, Livre de poche 1974, €8,70

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Alfred Neumann, Le diable

Ce livre n’est pas un exposé sur le mythe du diable, ni sur la démonologie chrétienne, mais un roman historique sur Louis XI et son âme damnée, Olivier Le Daim, dit « Le Mauvais », autrement dit le diable incarné aux yeux du peuple. Walter Scott et Victor Hugo en feront, avec l’enflure romantique de leur siècle et de leur talent de conteur, un personnage marqué dans Quentin Durward et Notre-Dame de Paris.

Olivier est né Necker, qui signifie « ondin », autrement dit un génie des eaux. De Ondin, Louis XI a fait Le Daim, puis l’a nommé comte de Meulan pour s’être entendu comme cul et chemise avec lui depuis qu’il l’a rencontré dauphin en Flandres lorsqu’Olivier avait 19 ans, et pour l’avoir bien conseillé dans les affaires politiques et diplomatiques. D’un fils de paysan devenu barbier (donc aussi chirurgien en ce temps), le roi l’a élevé au rang de noble titré et de conseiller intime.

Car la France, tout juste sortie de la guerre de Cent ans, doit se « reconstruire » comme on dit aujourd’hui, autrement dit retrouver son territoire, établir ses impôts, son armée, sa poste pour le courrier, sa paix avec ses puissants voisins allemand, bourguignon, savoyard, italien, anglais… « L’universelle aragne » tisse sa toile habile, jouant de la séduction, de l’argent et de la force pour établir le royaume. Olivier joue les espions, négocie.

Louis XI, pas beau mais intelligent, agit comme un notaire ou un soviétique : « ce qui est à moi est à moi, ce qui est à vous est négociable ». De son château d’Amboise puis, lorsque sa paranoïa deviendra galopante, de sa forteresse bien défendue de Plessis-lèz-Tours, il agira en personne ou en sous-main, aidé en cela par ses plus proches conseillers, dont Olivier Le Daim. Philippe de Commynes le raconte fort bien dans ses Mémoires sur Louis XI.

Mais ce roman n’est pas un livre d’histoire, et il ne mentionne même pas Commynes, il mise tout sur Le Daim. Il en fait le double du roi, sa part mauvaise, son bouc émissaire volontaire. Olivier sacrifie sa carrière, sa femme et sa vie à Louis. Il devient plus vrai que lui-même, sa part mauvaise si l’on veut, encore que le roi ne soit pas bien bon. Le cardinal La Balue, qui l’a trahi, est resté quatorze ans enfermé dans une cage de fer. Mais Olivier est surtout un symbole : Louis XI mort, tout ce qui lui est reproché de crimes et de bon plaisir sera attribué à Olivier Le Mauvais. Ainsi le voulût-il, et en persuada la reine une fois le roi défunt. Il fut donc jugé par le Parlement de Paris puis pendu sous le nouveau Charles VIII qu’il avait incité Louis XI à engendrer, alors qu’il s’était lassé de sa femme depuis quinze ans. Il a ainsi sauvegardé l’Image royale.

Olivier est le double maléfique, le révélateur de la part sombre de chacun. Ayant sacrifié sa femme Anne à son amour du roi, il prend sur lui le Mal pour en dégager le souverain. Sur cette terre, le Bien ne peut exister sans un Mal nécessaire : au roi le Bien, au Mauvais le Mal. C’est un peu simple, mais formaté pour les âmes niaises du temps. Olivier n’est pas le diable tentateur, mais le bouc du sacrifice, qui lave des péchés du monde. Il vivra une passion christique dans son cachot à la fin, se livrant volontairement, sur son ordre, aux sbires du Parlement, avant d’être exécuté. Il aurait pu fuir, mais il a accompli son destin de Christ de la Raison d’État.

Est-ce véridique ? Est-ce possible ? Cette fascination réciproque du roi pour son conseiller est plausible. Elle donne de la profondeur au personnage. Alfred Neumann était écrivain allemand né en 1895 en Prusse-Orientale et farouchement antinazi. Sa province natale fut abandonnée par Hitler aux Russes à cause de sa démesure. L’auteur aimait trop la liberté contre les pouvoirs, il a trop dénoncé l’État, le plus froid des monstres froids. Der Teufel – Le Diable – est son roman historique le plus célèbre, interdit par le régime nazi. Il est mort à Lugano en 1952, année de la traduction en français de son livre.

Est-ce la langue ? Est-ce la traduction d’Eugène Bestaux ? Toujours est-il que le récit est un peu lourd, et lourde aussi la psychologie insistante de chaque scène. L’auteur veut mettre les points sur les i, au détriment de l’action. Reste une fresque historique qui renouvelle le personnage controversé de Louis XI, dont Paul Murray Kendall a fait une remarquée biographie, passée chez Bernard Pivot.

Prix Kleist 1926, pour Der Teufel.

Alfred Neumann, Le diable (Der Teufel), 1926, Pocket 1987, 458 pages, occasion €1,23 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Un RN plus bonapartiste que fasciste

Le RN a échoué au second tour des Législatives face au « front républicain ». Les désistements ont aidé à éliminer le pire – plutôt que de choisir le meilleur. Mais les résultats du premier tour demeurent : le RN est un parti qui rassemble 10 millions de voix (sur 48). Il compte et comptera, même s’il ne gouverne pas à sa guise. Autant le voir comme un parti de plus en plus comme les autres.

C’est la pensée facile des non-lepénistes de traiter de « fascistes » tous ceux qui ne pensent pas selon les bonnes vieilles valeurs « de gauche ». Comme si «la gauche » était une et dotée de valeurs uniques ; comme si « les valeurs » de gauche ne passaient pas progressivement à droite dans l’histoire (les libertés, le républicanisme, le nationalisme, la colonisation-mission civilisatrice, la production industrielle, l’avortement, le PACS, la protection du patrimoine et de l’environnement…). Qu’y a-t-il de commun aujourd’hui entre un Glucksmann et un Mélenchon ? Entre un Roussel et une Tondelier ?

J’ai relu une fois de plus l’étude historique que René Rémond a consacré à La droite en France, de la première Restauration à la Ve République(1968) dont il a livré un complément de poche en 2007 intitulé Les droites aujourd’hui. Pour lui, le fascisme n’est qu’un terme de combat de la gauche contre tous les autres ; « le fascisme » n’a pas existé en France, pas même sous Pétain ; il n’a existé que de pâles imitations éphémères comme celles du PPF de Jacques Doriot (venu du communisme) et des groupuscules issus de l’OAS. La thèse de l’Israélien Zeev Sternhell selon laquelle le fascisme serait né en France ne résiste pas à l’examen historique : il s’agit encore d’une fausse vérité.

Le Rassemblement national ferait-il figure d’exception et serait-il fasciste ou crypto-fasciste ? Maintenant qu’il est parvenu presque au pouvoir (mais pas encore), peut-être serait-il bon de quitter le domaine stérile des invectives impuissantes pour l’analyse – qui permet tous les combats ? Cette attitude est certes celle du libéralisme de raison, pas celle de la passion activiste, mais elle est la seule qui soit à la fois réaliste et efficace pour l’avenir.

Si le vieux Le Pen pouvait être fasciste, en tout cas ligueur avec peu de goût pour l’exercice du pouvoir, la mûre Marine préfère le jeu républicain des campagnes électorales et du combat en meetings. Quant au jeune Bardela, il est l’image renouvelée du gendre idéal, du modèle de vertu né dans la banlieue (mais avec un père PDG), qui fait où on lui dit de faire. Le tout, nationalisme du père, autoritarisme de la fille, jeunesse révolutionnaire du fils spirituel, font le bonapartisme. Guizot disait de ce mouvement : « C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire et un principe d’autorité. » Le bonapartisme historique, celui des deux Napoléon, est féru d’autorité et de hiérarchie méritante, sur le modèle de l’armée ; il est antiparlementaire et plébiscitaire, car plus pour la décision que pour les parlotes et les ergotages, mais aussi populiste contre le droit et les institutions : « le peuple est la Cour suprême », résumait Bardela.

De Gaulle était bonapartiste, pas Giscard ; Chirac était bonapartiste, comme Villepin et Sarkozy, pas Pompidou, ni Chaban, ni Barre, ni Raffarin. Macron, comme Giscard et Barre, est libéral, bien que contaminé par le pouvoir d’État et trop sûr de son intelligence pour écouter quiconque ou s’appuyer sur les corps intermédiaires, comme pourtant tous les régimes libéraux le font. La PME familiale Le Pen veut renouer avec cette tradition française du bonapartisme qui vient de loin. René Rémond note que les régimes lassent en 15 ou 18 ans au XIXe siècle, c’est peut-être plus court dans la dernière moitié du XXe siècle (1946-58 : 12 ans, 1958-68 : 10 ans, 1969-81 : 12 ans, 1982-95 : 13 ans, 1996-2007 : 11 ans, 2008-2024 : 16 ans). L’heure est bientôt venue « d’essayer » autre chose. Quoi ? Un baril de lessive ? Non, un autre bonapartisme, débarrassé des qualificatifs coupables collés par une gauche aux abois et un centre équilibriste qui est tombé. Ce n’est pas pour 2024, mais 2027 ?

Le bonapartisme historique s’est effondré sous la défaite de Sedan en 1870 mais sa mentalité demeure, fille de l’égalitarisme de la Révolution et de la méritocratie de l’Empire. Tous contre les notables ! Contre les intellos ! Contre les avocats embobineurs ! Contre les riches hors-sol ! « Sursaut de l’énergie contre le verbalisme, révolte du tempérament contre la raison, le nationalisme porte des tendances foncièrement anti-intellectualistes », écrit René Rémond (chap.6). La France d’abord ! Le peuple avant tout ! Les réalités sociales avant les comptes publics ! D’où la doctrine pressée, avide de majorité absolue et de décrets rapides, l’écoute des doléances plutôt que des grands équilibres, la répugnance aux pensées universelles des grands principes et des traités, et aux « machins » que sont les organisations internationales. « La droite n’a pas foi dans l’esprit de Genève » notait René Rémond à propos de la SDN ; place plutôt à la soumission à l’ordre naturel, organique, contre toute construction intellectuelle qui ferait dévier le cours des choses.

D’où l’acceptation de l’impérialisme poutinien… puisqu’il se manifeste. Mais pourquoi ne pas résister, au nom d’un sentiment national français dans une Europe-puissance ? Tout d’abord parce que l’Amérique, métissée, melting pot, impérialiste multiculturelle, woke par délire d’un évangélisme niais, suscite à la droite de la droite une haine que ne suscite pas Poutine, très maréchaliste à la Pétain et Blanc d’abord. Mais ensuite parce que le Kremlin cherche à déstabiliser les démocraties occidentales par la guerre hybride via les réseaux sociaux suivis aveuglément par les gogos, depuis 2016 au moins – et que ça marche ! Cela dit, le terreau est favorable : que la « préférence nationale » hérisse la gauche idéaliste, cela se comprend ; mais il faut comprendre aussi les Français très moyens qui voient les « aides » toujours accordées aux autres, tandis que pour eux sont avant tout exigés les impôts. Cette conception n’a rien de « nazie » et a été revendiquée en son temps par « la gauche » comme par d’autres pays européens. Ce n’est pas la peine de grimper aux rideaux comme si l’on allait « foutre tous les bougnoules » en chambre à gaz. Si certains, exaspérés, le disent ou osent même parfois le penser, ce n’est pas le cas du parti RN – et ce n’est pas pire que les éructations antisémites ou anti-république des LFI.

Le bonapartisme d’affinité lepénien ne va donc pas sans contradictions. Il agglomère en effet des sensibilités différentes, de ceux qui prônent la contre-révolution, soit le retour avant 68 (cathos tradi), ou avant 45 (nostalgiques de l’ordre moral colonial avec travail, famille patrie), ou avant 1873 (l’abandon de la monarchie légitime pour la République), ou avant 1848 (une monarchie tempérée comme en Angleterre), ou avant 1789 (pour les légitimistes réfractaires aux Droits de l’Homme et autres billevesées intellos des Lumières), ou encore avant le néolithique (selon certains écologistes libertariens qui y voient l’instauration de la propriété, donc de la prédation économique et de l’État, donc de la restriction des libertés). La tonalité illibérale de ce bonapartisme là est en tout cas nettement affirmée. Mais le bonapartisme est une synthèse attrape-tout fondée sur le plébiscite ; elle a utilisé les libéraux quand c’était nécessaire mais le libéralisme ne lui est pas forcément nécessaire.

L’exercice du pouvoir devrait polir ces aspérités ou faire éclater les incompatibilités – comme toujours. En attendant, nous assistons à un naïf « mélange de calcul et de générosité, d’illusion et de démagogie, (…) [le parti bonapartiste] caresse le rêve utopique de satisfaire les prolétaires et de rassurer les possédants ; autoritaire et vaguement socialisant, il essaie de jouer sur les deux tableaux et espère réconcilier la nation française sur une politique de grandeur » chap.8, écrit René Rémond, toujours actuel.

Pour le Rassemblement national, les Français le verront à l’usage et les électeurs à l’essai. Pas encore cette année, mais probablement pour l’avenir. Le refus actuel ne dispense pas d’y penser.

Le bonapartisme sur ce blog :

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Mélenchon sur l’exemple de Lénine

Il y a beaucoup de points communs dans la dynamique enclenchée par Mélenchon et celle entreprise par Lénine il y a plus d’un siècle. Il s’agit à chaque fois de prendre le pouvoir, et de ne pas attendre qu’il tombe tout cuit des circonstances. Rien de démocratique, il s’agit d’un coup de force.

Au nom du Bien, évidemment. Mélenchon, comme Lénine, croit qu’il détient la vérité de l’Histoire et le destin du Peuple. « La République, c’est moi ! » a-t-il éructé devant les policiers mandatés par un juge de la République, niant la légitimité des institutions parce qu’elles le contestaient, lui.

Dès l’été 1917, les Bolcheviques (LFI) prennent le pas au sein des Soviets sur les Mencheviks (Socialistes et écologistes). Lénine prône la paix immédiate (comme Mélenchon en Ukraine et à Gaza) et tient un discours simpliste qui séduit de plus en plus (le Programme du Smic à 1600 €, de la retraite à 60 ans, et ainsi de suite). Les élections municipales de Moscou de septembre (les Européennes et les Législatives françaises 2024) traduisent un changement du rapport de forces en désavouant les Mencheviks (PS et Verts). Après le coup d’État, Lénine se justifiera devant les représentants de la garnison de Petrograd en affirmant « Ce n’est pas notre faute si les S-R et les Mencheviks sont partis. Nous leur avons proposé de partager le pouvoir […]. Nous avons invité tout le monde à participer au gouvernement ». Exactement ce que fait Mélenchon aux autres partis du Nouveau front popu… à condition qu’il en soit le leader.

Selon l’historien Nicolas Werth : « la révolution d’Octobre 1917 nous apparaît comme la convergence momentanée de deux mouvements : une prise du pouvoir politique, fruit d’une minutieuse préparation insurrectionnelle, par un parti qui se distingue radicalement, par ses pratiques, son organisation et son idéologie, de tous les autres acteurs de la révolution ; une vaste révolution sociale, multiforme et autonome […] une immense jacquerie paysanne d’abord, […] l’année 1917 [étant] une étape décisive d’une grande révolution agraire, […] une décomposition en profondeur de l’armée, formée de près de 10 millions de soldats-paysans mobilisés depuis 3 ans dans une guerre dont ils ne comprenaient guère le sens […], un mouvement revendicatif ouvrier spécifique, […], un quatrième mouvement enfin […] à travers l’émancipation rapide des nationalités et des peuples allogènes […]. Chacun de ces mouvements a sa propre temporalité, sa dynamique interne, ses aspirations spécifiques, qui ne sauraient évidemment être réduites ni aux slogans bolcheviques ni à l’action politique de ce parti […]. Durant un bref mais décisif instant — la fin de l’année 1917 — l’action des Bolcheviks, minorité politique agissante dans le vide institutionnel ambiant, va dans le sens des aspirations du plus grand nombre, même si les objectifs à moyen et à long terme sont différents pour les uns et pour les autres. »

Nous reconnaissons dans les faits d’hier des faits récents qui leurs ressemblent :

  • « un parti qui se distingue radicalement par ses pratiques, son organisation et son idéologie » – LFI, qui n’a rien à voir avec le PS par exemple ;
  • « une vaste révolution sociale, multiforme et autonome » – les Gilets jaunes, les manifs contre le recul de l’âge de la retraite, les méga bassines, etc.
  • «  une immense jacquerie paysanne » – les manifs d’agriculteurs
  • «  un mouvement revendicatif ouvrier » – avec les syndicats tous unis « contre » le RN et « contre » les réformes Macron, et « pour » le Smic augmenté ;
  • « l’émancipation rapide des nationalités et des peuples allogènes » – des Palestiniens à Gaza aux Africains de la Françafric, jusqu’aux immigrés de banlieue – thèmes chers aux Mélenchonistes avec leurs dérives : partant de l’anticolonialisme, ils en arrivent à l’anti-impérialisme, donc à l’anti-capitalisme, souvent juif, donc à l’antisémitisme, d’autant que les États-Unis soutiennent Israël à cause non seulement d’une vaste communauté juive mais aussi aux évangélistes qui croient à l’avènement du Messie là-bas après une bonne guerre.
  • Reste l’armée qui n’est pas concernée en 2024 alors qu’elle était en première ligne en 1917.

Rappelons les suites du coup de force de Lénine : « En quelques semaines (fin octobre 1917 – janvier 1918), le « pouvoir par en-bas », le « pouvoir des soviets » qui s’était développé de février à octobre 1917 (…) se transforme en un pouvoir par en-haut, à l’issue de procédures de dessaisissement bureaucratiques ou autoritaires. Le pouvoir passe de la société à l’État, et dans l’État au parti bolchevique » (Nicolas Werth). C’est bien ce que Mélenchon voudrait faire, sur l’exemple de Chávez au Venezuela, son modèle favori.
Pour cela, affirmer qu’il a gagné (alors qu’il n’a obtenu que très peu de suffrages et n’a aucune majorité), accuser le Président de forfaiture (alors qu’il ne fait qu’appliquer la Constitution), semer la zizanie sociale, imposer ses vues aux partis du cartel électoral à gauche, fomenter des manifs pour « marcher sur Matignon » (comme Mussolini sur Rome)… Tout est bon pour semer le chaos – et ainsi profiter du désordre pour imposer SON ordre. Il faut plus que jamais se méfier de Mélenchon, faux socialiste et vrai révolutionnaire, dénoncer Mélenchon, faux républicain et vrai dictateur en puissance.

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La gauche n’a pas gagné

Contrairement à ce que veut nous faire croire Mélenchon, « la gauche » n’a pas gagné les Législatives. Elle est minoritaire en voix, aussi bien au premier tour qu’au second. Le RN rafle 8 744 080 voix au second tour, soit 20,18% des inscrits et l’Union de gauche 7 004 725, soit seulement 16,17% des inscrits (près de 2 millions de voix de MOINS qu’au premier tour). Ensemble, ex-majorité présidentielle, arrive en 3e position avec 6 313 808 voix, soit 14,57% des inscrits et LR ne recueille que 1 474 650 voix, soit 3,4% des inscrits…

Il y a eu 14 460 749 abstentions, 33,37% des inscrits et seulement 2,76% de votes blancs.

Le second tour reproduit à peu près le premier tour avec le RN en tête avec 9 379 092 voix, 19,01% des inscrits, l’Union de gauche 8 995 226 voix, 18,23% des inscrits, Ensemble 6 425 707 voix, 13,03% des inscrits et LR 2 106 166 voix, 4,27% des inscrits.

L’abstention était de 33,29% des inscrits et les votes blancs de 1,18%. (Source : Ministère de l’Intérieur)

On n’applique pas son programme intégralement avec 16% des inscrits.

Le scrutin majoritaire à deux tours a été conçu pour tenter de dégager une majorité, mais cela n’a pas fonctionné cette fois-ci.

Certes, le Nouveau FP a obtenu 182 sièges, mais il est loin de la majorité absolue de 289 sièges, et loin aussi d’une confortable majorité relative qui lui permettrait de gouverner à sa guise sans motion de censure des autres groupes.

Ni Ensemble, 163 sièges, ni le RN, 143 sièges, ne le peuvent non plus.

Impasse.

Sauf à créer une coalition de partis jusqu’ici hétéroclites, aptes à élaborer des compromis, autrement dit à tempérer leurs programmes respectifs pour qu’ils soient compatibles avec l tolérance des autres.

Le Nouveau FP pourrait s’allier avec les Divers gauche et une partie d’Ensemble pour obtenir une majorité de 289 sièges ; il lui faudrait 96 Ensemble consentants. Ce n’est pas impossible sur certains sujets, mais sûrement pas sur « le programme » imposé par LFI.

Ensemble pourrait tenter de s’allier aux LR mais elle n’aurait que 231 voix, là encore c’est insuffisant pour obtenir la majorité absolue, sans compter que les LR boudent leur hégémonie déchue et récusent toute alliance… pour le moment.

Impasse.

Mais à jouer aux cons, tous risquent de le devenir vraiment.

Le Mélenchon joue son Lénine en décrétant que la minorité agissante – la sienne – est la seule à représenter le peuple et que lui – son chef – a bien envie de faire un coup d’État comme en 17. Il répugne cependant aux Français, et même à beaucoup d’électeurs qui ont voté à gauche au second tour : c’était pour « faire barrage » au RN pas pour « élire Mélenchon Premier ministre ».

Faure et Hollande jouent leurs petits arrangements électoralistes en vue des Municipales de 2026 et de la Présidentielle de 2027 : exercer le pouvoir d’ici-là serait être impopulaire, compte-tenu de l’absence de majorité à l’Assemblée, d’un Sénat réticent, d’un Président qui surplombe… et des contraintes économiques et de la dette. Rester dans l’opposition est confortable, on n’a rien à décider.

Reste quoi ?

La tentative d’un Premier ministre à gauche « de consensus » en laissant de côté un Mélenchon consentant, concentré sur la Présidentielle ? Ce ne serait pas une « cohabitation » comme nous en avons l’habitude, le nouveau gouvernement ne disposant probablement pas d’une majorité absolue pour gouverner, contrairement à Chirac vs Mitterrand ou à Jospin vs Chirac. Mais c’est possible.

Tenter à l’italienne un gouvernement « technique » avec un Premier ministre hors partis qui exercera le pouvoir au minimum en attendant au moins un an, une possible nouvelle dissolution, ou les prochaines Présidentielles ?

Mélenchon comme Le Pen voudraient pousser à la crise de régime pour faire « démissionner » le Président. Mais celui-ci ne l’entend pas de cette oreille, n’y a aucun intérêt, et dispose de pouvoirs suffisants pour passer une période de chaos parlementaire.

Donc rien n’est joué – mais tout n’est pas possible.

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Lepénie en débandade après l’érection

Pas de majorité absolue, trois blocs dont la gauche en tête – mais avec le repoussoir Mélenchon. Qui sera Premier ministre ? Suspense.

Les Français en ont eu marre du bordel ambiant. Mélenchon, Macron, Hollande sont, dans cet ordre les moins appréciés des Français comme fouteurs de merde : le premier adepte de la révolution permanente et de la crise de régime pour assurer une démocratie directe dont il serait le caudillo à la Chavez ; le second pour avoir forcé à coups de 49-3 des réformes dont les Français ne voulaient pas, avant de dissoudre trop tard et trop vite l’Assemblée, laissant le pays en plein vide vacancier et en pleins JO à la merci d’inexpérimentés ; le troisième parce qu’il n’a pas su assurer la politique sociale-démocrate de gauche en augmentant les impôts – donc le chômage, puis en s’alliant au diable gauchiste au mépris de tous ses « principes ». Les plus appréciés, Attal et Bardela, dans cet ordre, ne le sont qu’à 42 %, selon un sondage Opinion Way pour la Fondapol, réalisé par interview du 21 au 24 juin dernier sur 3040 personnes selon la méthode des quotas. Car Attal n’a pas eu le temps de faire ses preuves et Bardela ne les a jamais faites. Fausse vérité, Bardela n’a eu qu’une « victoire différée » – l’autre nom de la vraie défaite. Le président a divisé pour mieux régner – mais va-t-il y parvenir ? Son ex-majorité n’a pas si démérité que cela et Gabriel Attal se place pour l’avenir.

Avant le second tour, la moitié des électeurs craignait l’une ou l’autre des majorités possibles, celle du président suscitant le moins de crainte car on sait à quoi s‘attendre, au contraire de la gauche populo ou du RN populiste. Le Nouveau « Front populaire » (dont le nom lui-même est une arnaque) est une agrégation de divergences ; seuls 20 % des électeurs souhaiterait voir Mélenchon accéder au foutoir (le nom qu’il donne au pouvoir). Le plus adulé, Bardela, est érigé par 38 % seulement – et la débandade est sévère au second tour. Le chef insoumis a accumulé tant de haine dans la société politique que ses électeurs mélenchonistes ont parfois préféré Jordan Bardela à Gabriel Attal. La politique a quelque chose de sexuel, d’où l’excitation médiatique, les halètements des commentateurs et les métaphores amoureuses. Le résultat des érections sortis des burnes a rejeté le RN, goûté du bout des lèvres le FDG, relégué l’ex-majorité. Faites vos jeux, la balle au centre – à condition de virer le Mélenchon comme arbitre… ce qui n’est pas acquis pour l’instant. Car aucun bloc élu ne peut gouverner seul.

Pour l’ensemble, les trois priorités pour la France sont le pouvoir d’achat, l’immigration et la délinquance. La dette ne vient qu’en sixième position (quoiqu’on s’encroûte), après « les inégalités » (tonneau des danaïdes) – et l’aide à l’Ukraine ou la défense en dernier (plutôt rouge que mort). Le problème français est que l’État-providence ne l’est plus. Il est déjà réduit aux fonctions régaliennes, mais nul politicien n’ose l’avouer aux électeurs. C’est alors le sempiternel bal des promesses, qui ne font (et ne feront) que des cocus aigris et revanchards. La politique économique n’est plus décidée par le gouvernement mais par les multinationales, les questions sociales et culturelles sont guidées par la mondialisation, la démographie dépend de plus en plus des flux migratoires, les frontières sont désormais perméables, les taux d’intérêt décidés en Allemagne ou aux États-Unis. Après quarante ans d’endettement sans garde-fou et de fiscalité maximum sans que les dépenses s’ajustent, le gouvernement – quel qu’il soit – n’a plus de marge de manœuvre budgétaire. S’il faut distribuer, il faut prendre ailleurs : réduire l’école pour la défense, réduire l’hôpital pour la justice, réduire les aides sociales pour payer les fonctionnaires. Seuls la diplomatie, le renseignement, et le militaire restent des moyens politiques encore efficients, d’où l’âpre bataille qui va avoir lieu pour les contrôler entre Élysée et Matignon.

La France se voit désormais en trois blocs : ceux qui veulent éviter le RN, ceux qui veulent éviter Mélenchon, ceux qui veulent éviter l’ex-majorité présidentielle… Mais de projet positif : point. Tous se rejettent et se haïssent, l’aptitude à former des compromis semble bien… compromise. Dure habitude à prendre : se caresser au lieu de se bugner. La victoire anglaise des Travaillistes montre a contrario combien la gauche française est médiocre. Son leader Keir Starmer, quasi inconnu, a évacué les gauchistes et a rassemblé une majorité très confortable. Les Faure et Hollande en ont été incapables, privilégiant la petite tactique IVe République au grand dessein de ressusciter la social-démocratie sous la Ve. Glucksmann se retrouve le dindon de la farce, lui qui avait bien redressé l’image de la gauche aux Européennes. Le risque était plutôt Bardela (l’ordre) que Mélenchon (le chaos), résultante des petits arrangements entre minables. Selon les estimations vers 20h40, les villes ont refusé le RN, les bourgs et les campagnes Mélenchon. Mais échec au RN : les Français ont eu peur de l’aventure, des collabos de Poutine, des relents de pétainisme. Caramba, encore raté !

De quoi goûter le second degré de ce célèbre slogan de mai 68, jamais compris à sa juste valeur : érection, piège à cons.

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11 Chevaliers teutoniques

L’Ordre de Sainte-Marie des Allemands, appelé des chevaliers teutoniques, est né des croisades. Un moment rattaché à l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean, il est devenu un ordre papal à part entière en 1191. Il avait pour mission la protection des chrétiens en Terre Sainte et le soin aux blessés des guerres incessantes contre les musulmans. Les chevaliers sont à la fois militaires et moines, ce qui allie la guerre à la spiritualité, tout comme le kibboutz, le communisme ou le scoutisme. Il ne faut pas négliger cette aspiration totale qui anime les humains à servir dans une communauté. Comme moines, les chevaliers et les frères soignent les blessés tout en accomplissant les rites chrétiens comme des prêtres ; comme guerriers, ils luttent contre les païens et les infidèles.

Mais la poussée de l’islam était trop forte et toute présence occidentale a été éradiquée de Terre Sainte. Les chevaliers Teutoniques se sont alors repliés sur l’Europe, où il possédait des commanderies dans divers pays. C’est la Pologne qui leur a demandé d’aller évangéliser les confins de la mer Baltique et d’y établir des forteresses pour protéger les chrétiens. Ce sera dès lors une lutte constante entre les Vieux-Prussiens et les Lituaniens, tous deux païens, les Russes et les Polonais, tous deux chrétiens, aidés parfois par les Allemands. Les Grands-Maîtres teutoniques s’y useront et nombre de chevaliers de l’Ordre périront dans des guerres meurtrières. C’est cependant l’Ordre teutonique qui fondera l’État prussien et bâtira les villes de Königsberg (devenue Kaliningrad), Dantzig et Marienburg.

« Le système hiérarchique de l’ordre reposait sur l’existence d’une élite, les frères–chevaliers, encadrant militairement les hommes levés dans les campagnes, renforcés par des croisés appelés à l’occasion. Ce système a bien fonctionné jusqu’à la fin du XIVe siècle », écrit Henry Bogdan dans Les chevaliers teutoniques. Ensuite, ce fut le déclin. Le recrutement des frères-chevaliers s’est fait plus rare car l’esprit de croisade avait disparu parce que les populations étaient désormais chrétiennes. L’activité consistait plus qu’à administrer les provinces et à faire de la politique avec les féodaux alentour qu’à évangéliser. Le recours à des mercenaires payés s’est fait plus nombreux, engendrant des tensions avec les chevaliers, jusqu’à leur humiliation dans la forteresse de Marienburg. Le recours à l’impôt pour lever ces mercenaires a suscité une opposition grandissante des sujets de l’Ordre tandis que les intérêts commerciaux des Polonais a entraîné de constantes querelles sur l’accès à la mer Baltique depuis l’intérieur du continent et a poussé aux guerres.

Le schisme protestant a affaibli le pape tandis que la guerre de Trente ans a affaibli l’empereur germanique au profit des nations qui commençaient à émerger dans les pays allemands. L’ordre s’est sécularisé en Prusse orientale devant l’annexion par la Pologne de la Prusse occidentale et le Grand-Maître s’est rallié à la réforme protestante. Au XVIIIe siècle tous les Grands-Maîtres appartiendront à la maison d’Autriche et l’empereur Napoléon Ier a dissout l’ordre en 1808. Il est né à nouveau en 1834 comme institution religieuse et militaire dans les États autrichiens, avant d’être une fois de plus dissous par les nazis en 1938. Il a été autorisé par les puissances occidentales d’occupation après 1945 comme organisation caritative. Aujourd’hui, l’Ordre effectue des actions sanitaires et hospitalières, et assiste les personnes âgées et handicapées.

L’Ordre des chevaliers teutoniques n’a pas été une institution ésotérique, même si certains Grands-Maîtres frayèrent avec la Franc-maçonnerie à l’époque des lumières. Il n’a pas été non plus la pointe avancée du nationalisme germanique comme certains nazis l’ont pensé pour servir leur idéologie, mais a été appelé par les Polonais contre les païens qui les menaçaient au bord de la Baltique.

Au total, l’Ordre teutonique a été original parmi les ordres nés des croisades siècle, bien que moins important que les Templiers et les Hospitaliers. Quiconque effectue un voyage dans les pays baltes se doit de connaître cette histoire qui a fondé l’État prussien contre la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie.

Le restaurant du midi nous sert un pirojki de riz épinard avec son bouillon d’aneth, trois morceaux de porc en brochette avec son riz et sa salade de chou, et un biscuit au chocolat. Je prends une bière Vilkmergé – ma dernière bière du séjour.

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Serpico de Sydnet Lumet

L’inspecteur Franck Serpico, dit Paco (Al Pacino), se prend une balle. Ainsi commence le film qui relate les 11 ans de lutte du détective au NYPD pour dénoncer la corruption généralisée dans la police. Onze ans de galères de mutations en mutations, de regards noirs de ses collègues qui touchent, des supérieurs qui éludent et le baladent. Surtout un certain capitaine McClain (Biff McGuire) épris de « Dieu » qui fait du militantisme catholique éthéré mais ne fait rien pour la morale concrète de la vie réelle.

Le film est issu du livre Serpicode Peter Maas qui raconte l’histoire réelle du policier Frank Serpico. Lequel est joué par al jeune Pacino de 32 ans. Le flic tout fier de sa mission devient vite rebelle devant le je-m’en-foutisme des commissariats et la distance de policiers imbus d’eux-mêmes. De toute façon, ils sont payés à la fin du mois, pourquoi en faire trop ? S’entendre avec les malfrats est lucratif et permet la bonne entente, pourquoi changer le système ?

Aux États-Unis règne la concurrence et le chacun pour soi. Chacun est son propre patron et « les ordres » sont exécutés selon sa version personnelle. L’individualisme croissant, qui a explosé avec le Watergate et la guerre du Vietnam, ont incité la jeunesse à contester le système – et surtout à en profiter. La morale, qui est collective, est délaissée au profit du profit.

Serpico veut bien faire son boulot : sauver les putes noires des viols collectifs sans paiement (donc les flics blancs se foutent), arrêter les voleurs sans leur tirer dessus quand ils sont noirs (ce que font les flics blancs), faire respecter la loi sur l’interdiction des paris clandestins (dont les flics blancs profitent par des enveloppes hebdomadaires), et ainsi de suite. Contre cette corruption, il ne peut pas faire grand-chose, sinon alerter. Ce qui le fait mal voir. Mais comme il tient à ce que l’affaire soit réglée au sein de la police, on le tolère, on le balade. Surtout qu’il est efficace en se fondant dans la population par son habillement. Il est en effet très « années 70 » en chemise flottante à demi ouverte, une suite de chaînes au cou, les cheveux longs et un bob (ridicule) sur le chef.

Malgré l’amitié de Bob Blair (Tony Roberts), un policier dans l’entourage du maire, onze ans se passent et toujours rien ! Serpico décide de frapper un grand coup en alertant la presse, le fameux New York Times, quotidien des intellos, très lu à l’époque. Son capitaine, qui le soutient, veut bien témoigner anonymement pour que le journaliste enquête. Car toute la police n’est pas pourrie mais la pression collective fait qu’on laisse faire. Révéler au public fera réfléchir et changer les choses.

C’est en effet ce qui arrive. Franck Serpico témoigne devant la commission Knapp, nommée sur le sujet en avril 1970 par le maire de New York John Lindsay. Mais ses collègues des Stups ne lui pardonnent pas. Lors d’une descente en 1971, il est laissé seul en avant par les autres, qui n’interviennent pas. Il se prend une balle dans le visage et ses collègues le laissent crever. Heureusement qu’un témoin prévient les secours ! Serpico s’en sort parce que la balle était de petit calibre mais il est écœuré, et encore plus lorsque un supérieur, Sydney Green (John Randolph), vient lui remettre la médaille d’or des inspecteurs. Il est récompensé hypocritement par le système dont il a dénoncé la pourriture au cœur. Il quittera la police pour s’exiler en Europe et vivre de sa pension d’invalidité. Jusqu’en 1980 où il rentrera aux USA et vivra reclus dans un chalet isolé.

Le film efficace bien que souvent bavard de Sydney Lumet est un réquisitoire contre la mafia en uniforme. Il dénonce la mise au banc de l’intégrité morale par un système clos sur lui-même et gangrené de politique. Si le directeur de la Police invite les nouvelles recrues à avoir foi en la loi, la réalité est tout autre. Il s’agit de « ne pas se mettre à dos » la police face aux émeutes potentielles dit au début le maire qui refuse de faire quelque chose. Il faut que le scandale arrive pour qu’il se sente obligé, devant ses électeurs, de bouger. Le flic hippie aura, comme ceux de Woodstock, changé la société – tout en devenant lui-même à moitié fou : intolérant, paranoïaque, impossible avec ses proches. Al Pacino fait tout le film.

Le psycho-rigide idéaliste parvenu à ses fins – mais au prix des relations humaines. « A Rome, fait comme les Romains », dit l’adage. La Morale absolue contre celle de tous les jours, l’Idéal abstrait contre la réalité sociale : que faut-il choisir ? Le monde est-il parfait ?

Il faut craindre les Purs.

DVD Serpico, Sydnet Lumet,1973, avec Al Pacino, John Randolph, Jack Kehoe, Biff McGuire, Barbara Eda-Young, StudioCanal 2021, 2h05, €12,98

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Blow out de Brian de Palma

Tout commence comme un film porno de série Z où l’on voit des étudiants à poil baiser, se caresser ou danser seins nus au rez-de-chaussée de leurs chambres sans rideaux, le soir, lumières allumées, tandis qu’un psychopathe au couteau levé, comme le vampire Nosferatu de Murnau, vient les zyeuter avant d’entrer dans le bâtiment et de viser les douches où une fille nue est en train de se laver. Lorsqu’elle voit le couteau, elle pousse un cri comme dans Psychose, mais ce n’est qu’un miaulement de souris. Le spectateur découvre alors qu’il est dans un abyme, un film dans un film. Le réalisateur de série Z (Peter Boyden) se tourne vers son preneur de son et lui dit qu’il faudra trouver un meilleur cri et le doubler au montage.

Nous suivons alors Jack le preneur de son en action (John Travolta) lorsqu’il erre dans la nuit pour saisir au micro directionnel le froissement des feuilles d’arbres dans la brise, les murmures de deux amoureux un peu plus loin, le croassement d’une grenouille, le bouboulement du hibou… Lequel oriente ses petites oreilles sensibles vers un autre son qui monte : le moteur d’une voiture qui arrive à vive allure. C’est une limousine blanche qui s’engage sur le pont au-dessus de la rivière et là – un éclatement (blow out, mot ambigu entre éclater et éteindre), le bris de la barrière de sécurité et la descente au Styx, ce fleuve des enfers.

Jack plonge, aperçoit le conducteur inerte, sans doute mort du choc ou évanoui, et une jeune femme à l’arrière, bien vivante. Il ne peut sauver les deux, il choisit la fille, casse une vitre avec un caillou du fond et la tire de cette baignoire. C’est Sally (Nancy Allen claustrophobe, qui a eu du mal à tourner la scène enfermée sous l’eau). Sally est une jeune gourde, maquilleuse dans un grand magasin, inapte à tout sauf à séduire. Elle est conduite à l’hôpital comme Jack, une fois les secours alertés.

Un « commissaire » interroge alors le jeune homme sur ce qu’il a vu et ce qu’il a fait. Il semble croire qu’il n’y avait pas de fille, ce que Jack est pourtant bien placé pour le savoir. Mais le politiquement correct veut q qu’il ne faille pas flétrir la mémoire du mort. Jack apprend en effet que la victime dans la voiture est le gouverneur de l’État, jeune homme brillant promis à un avenir présidentiel – un avatar de John F. Kennedy. L’accident fait d’ailleurs référence à un autre accident de voiture, celui du sénateur Ted Kennedy dans son Oldsmobile Delta 88 à la hauteur du Dike Bridge, sur l’Île de Chappaquiddick en juillet 1969 – ce qui l’empêcha de se présenter aux élections présidentielles de 1972.

Dès lors, Jack va être obsédé par le complot : on veut l’empêcher de dire la vérité. Dans le mythe démocratique populaire américain, tout le monde a le droit de tout savoir, tout comme les étudiants baisent à poil toutes fenêtres offertes. En réécoutant la bande son, Jack découvre qu’il y a eu deux sons, un coup de feu puis l’éclatement du pneu – comme dans le film pris par le spectateur Abraham Zapruder lors de l’assassinat de Kennedy. Un paparazzi se trouvait opportunément à proximité et il se trouve que Sally connaît ce Manny (Dennis Franz) : elle avoue avoir été payée par lui, sur instruction d’un mystérieux commanditaire, pour piéger le jeune gouverneur et aboutir à un scandale. Jack, avec les photos publiées du paparazzi, reconstitue un film avec sa bande son. Une théorie-vérité qui n’est pas un véritable document.

Mais il n’était pas question de tuer, seulement de réaliser des photos compromettantes avec une call-girl pour empêcher le politicien de se présenter contre son rival. Sally la gourde s’est fait embrumer par Manny le niais, sur commande d’un intermédiaire naïf qui s’est laissé déborder. Car la série continue : le tireur se révèle un psychopathe de série Z qui adore étrangler les jeunes filles avec un fil d’acier enroulé autour du cadran de sa montre comme un vrai pro de l’espionnage. Il déclare « jouer » au tueur en série pour égarer les soupçons sur l’élimination de Sally, mais jouit de pénétrer les ventres au pic à glace, substitut de pénis, ce qui suggère son impuissance.

Phil, un journaliste d’investigation, a appris de ses sources (mystérieuses) que Jack a réalisé un film sur l’accident et veut le voir. Mais le tueur Burke (John Lithgow) intercepte les communications et convoque Sally à sa place, à la gare centrale de Philadelphie. Il veut la tuer au pic à glace comme les autres, en traçant sur son ventre la Cloche de la liberté dont c’est la fête en ville, sa signature de tueur psychopathe. Jack se méfie et équipe Sally d’un micro pour qu’il puisse suivre la conversation et intervenir si besoin est, mais la gourde ne donne aucun détail pour que Jack puisse venir à son secours lorsqu’elle s’aperçoit que « Phil » a de mauvaises intentions. Elle se contente de se laisser aller, tout comme la pute qui lui ressemble, récemment assassinée par Burke dans une cabine téléphonique où elle faisait des pipes aux jeunes marins pour 30 $. Elle est donc tuée, ce qui est logique au vu de sa bêtise, mais ne plaira pas aux spectateurs qui bouderont le film.

Tout le scénario se présente en effet comme une mise à distance du cinéma comme de la politique. Ce sont tout deux des arts de l’illusion. Ils créent des doubles acceptables, une « belle histoire », alors que la réalité est tout autre. Un seul tireur pour John Kennedy ? Aucun complot contre ce président qui allait contre la Mafia et contre les Cubains exilés ? Est-ce un maquillage de la vérité ? Le film que regarde le spectateur est-il un film politique d’action ou une amplification de série Z ? Car le preneur de son minable qui révèle un complot termine comme un preneur de son minable qui réussit un cri – le cri même poussé par Sally lorsqu’elle est saisie par le tueur. Tout un complot pour un cri !

L’on se rend compte progressivement que le fringuant gouverneur trompe sa femme, que la jeune fille naïve qu »il a pris dans sa voiture comme doudou est en fait une femme vénale payée pour le compromettre, que le photographe Manny a été mis en scène pour réaliser son scoop soit-disant spontané, que le tueur politique est en vérité un tueur sexuel sadique – et même le danseur adolescent de la Fièvre du samedi soir, le doux velu Travolta, joue son premier rôle d’adulte au cinéma avec cynisme, loin de l’amoureux fleur bleue de son image. Le vrai na rien à voir avec l’apparence, tout comme l’habit ne fait pas le moine.

En voulant prouver à tout prix ce qu’il a vu et entendu – la Vérité selon lui – Jack n’hésite pas à mettre en danger la fille dont il est tombé amoureux. Comme quoi la Vérité considérée comme un absolu d’ordre religieux est aussi fanatique que le Dieu jaloux hébreux, la Morale sectaire d’Église ou qu’Allah intolérant qui exige la soumission. La vérité, comme toute chose sur cette terre, est mêlée de réel et de croyances, de faits prouvés et d’hypothèses, de probabilités in fine. Elle n’est pas «prouvée » de façon incontestable par la technique, qui a ses limites de mesures, elle n’existe pas en soi, pas même en sciences physiques où tout dans notre univers humain borné reste relatif… La « vérité » ne peut qu’être sincère, « honnête ». Or l’utile ne doit pas supplanter l’honnête, disait Montaigne. Jack franchit la ligne.

Pour plaire aux gens de gauche épris de complots capitalistes, ce film est sorti l’année de la victoire de Mitterrand en 1981 et, pour plaire aux féministes, la version française double John Travolta par la voix de Gérard Depardieu – Travolta lui-même l’a demandé.

DVD Blow out, Brian de Palma, 1981, avec John Travolta, Nancy Allen, John Lithgow, Dennis Franz, John McMartin, Arkadès 2013, 1h47, €8,61 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Jego & Lépée, La conspiration Bosch

Un bon roman historique qui se passe dans l’Europe du XVIe siècle, durant la Renaissance. La profusion et l’étroitesse de chacun des 64 chapitres donne un peu le tournis, d’autant que l’on passe d’un personnage à l’autre et d’un lieu à un lieu différent, mais la mayonnaise réussit à prendre.

Tout commence à Bois-le-duc, au nord du Saint-Empire romain germanique, sous le règne de Maximilien de Habsbourg. Des églises sont profanées par des cadavres découpés en morceaux et arrangés en singeant le calvaire du Christ. Ce sont des croix à l’envers, des torses affublés de têtes de cochon ou des troncs flanqués de pattes de bouc. Comme si le diable était revenu sur la terre et plantait sa griffe en cette année 1510, pour préfigurer l’Apocalypse prévue par les textes. D’autant que le chiffre de la Bête, 666, apparaît mystérieusement sur les restes de chair – ce qui est tu par l’Église…

La terreur monte dans les chaumières et le peuple des villes commence à gronder. Des émeutes éclatent, des incendies s’étendent. Le pape Jules II ne fait rien, hésitant à excommunier tout le Saint-Empire, d’autant qu’il n’a pas couronné encore l’empereur récemment élu. Les grandes puissances autour s’agitent, car il s’agit bel et bien de politique. La religion n’a que faire dans ces événements, elle ne sert (comme toujours) que de prétexte pour agiter les âmes simples.

Le jeune et bouillant Henri VIII d’Angleterre veut envahir la France avec l’aide de Maximilien du Saint-Empire ; la France veut faire excommunier ledit Saint-Empire pour éviter l’alliance des États allemands avec l’Espagne. Le Saint-Empire bouillonne de révolte contre l’Église de Rome, sa corruption et ses prévarications. Le pape vieillissant est au carrefour de ces intrigues et doit mesurer sa parole et ses actes.

Mais ne voilà-t-il pas que les artistes s’en mêlent, réunis en confrérie puissante pour défendre leurs propres intérêts, ou simplement la libre expression de leur art ? Léonard de Vinci reprend la peinture devant la fille de Ginevra, peinte sans les mains 25 ans plus tôt. Hiéronymus (Jérôme) Bosch poursuit ses figures hantées d’humains tentés par le vice et en parsème ses tableaux. Il semble curieusement inspirer certaines des compositions de chair humaine qui profanent les lieux sacrés. Le beau Raphaël, auprès du pape, intrigue avec un sourire cruel. Le vieux peintre Giorgione cherche à s’opposer aux malversations mais finit mal. L’Europe gronde, les peuples y voient la fin du monde, tandis que les hérétiques allemands relèvent la tête.

La belle Gabriela, noble florentine d’un père banquier très riche et fille de Ginevra, tombe amoureuse de Philippe le Beau, fils de Maximilien. Mais celui-ci est enlevé brutalement un soir à Milan alors que la jeune fille venait de le quitter. Elle n’aura de cesse de le retrouver, mettant au jour par son obstination un sombre complot dont les ramifications s’étendent à toute l’Europe, avant de disparaître. Philippe non plus ne reparaîtra jamais devant son père, soi-disant mort de la peste qui sévit à Venise, laissant l’éducation à la royauté de son fils Charles à son père. Le gamin de 10 ans deviendra quand même Charles Quint.

Léonard, vieillissant, diminué, cherche l’essence qui anime le corps humain en disséquant des cadavres, tout en s’appuyant sur l’épaule lisse du bel éphèbe blond Lorenzo qui le sert. Il lui caresse la tête, constamment ébouriffée comme s’il sortait du lit (ce qui est souvent le cas, suggère l’auteur), ou passe sa main le long de ses côtes pour une caresse tendre. Il est mandaté par le pape pour enquêter de façon scientifique et esthétique sur les compositions de morceaux humains que la crédulité populaire attribue au diable – mais que le pape, prudent, veut croire à la méchanceté humaine. Tandis que le chevalier Bayard, sous les ordres de Louis XII de France, cherche à modérer les forces qu’il a lancées en premier pour déstabiliser le Saint-Empire.

C’est une course échevelée pour mettre au jour la vérité, un faisceau d’intrigues croisées qui mêlent comme d’habitude la politique à la foi, la communication à la vérité, les manigances humaines au diable sous prétexte de stratégie chrétienne. Le roman est assez bien composé, un peu rapide malgré passion et aventure, mais le lecteur ne s’ennuie pas.

Yves Jego & Denis Lépée, La conspiration Bosch, 2006, Pocket thriller 2007, 410 pages, occasion €2,73 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Le Pen-Mélenchon et l’exemple de Staline-Trotski

Dans ce recueil de documents d’archives inédites et commentées par des historiens, un chapitre concerne Staline. Un document secret du 2e Bureau, le service de renseignement de l’armée française créé en 1874 après la défaite de Badinguet contre la Prusse, archive le témoignage de Boris Bajanov en 1928. Ce Boris était l’ancien secrétaire administratif du Politburo, puis en 1923 (à 23 ans) le secrétaire direct de Staline. « Mes fonctions m’ont appelé pendant plus d’un an et demi à le voir et à lui parler plusieurs fois par jour ».

Pour son secrétaire, Staline est un être grossier, antisémite notoire, dur, rusé, et surtout rancunier à l’extrême. Il est cependant désintéressé (pas comme Poutine qui aime l’argent) et maître de soi – il ne s’emporte jamais et en est d’autant plus dangereux. Il a « un gros bon sens de paysan » qui comprend le mécanisme du pouvoir et choisit le parti plutôt que les idées. Ce qui manquera toujours à Trotski, intellectuel brillant et organisateur hors pair, mais «plutôt un romantique et un homme posant seulement au chef politique [plus] qu’un chef réel et réfléchi. »

Ces portraits rappellent furieusement le combat Le Pen-Mélenchon dans le cirque actuel de l’Assemblée nationale. Autant Le Pen joue les Staline avec un gros bon sens paysan et l’accent mis sur le maillage du parti plus que sur les idées (courtes), autant Mélenchon joue les Trotski avec son agitation permanente, ses provocations de tribun. Staline : « son intelligence est des plus ordinaires et son instruction est très rudimentaire » On peut en dire autant de Marine Le Pen, réputée plus fêtarde en ses jeunes années que férue d’excellence universitaire. Mais, comme Trotski ou Mélenchon, et plus que son père Jean-Marie, Marine Le Pen s’est convaincue (ou a été convaincue par les brillants seconds qu’elle a usé) que « la victoire restera à celui qui est le maître de l’organisation du parti et non à celui qui préside à la politique ».

Marine Le Pen semble comprendre assez mal les dossiers, comme Staline selon Bajanov. « Il ne lit presque rien », dit-il de Staline. Rusé, le Géorgien avait recours à une manœuvre : « Il prêtait une oreille attentive à tous les rapports et à tous les débats et se gardaient d’intervenir avant la clôture de la discussion et avant que chacun n’eût pris définitivement position. Sachant dès lors de quel côté pencherait la majorité, il prenait la parole l’un des derniers et proposait un compromis que chacun était disposé à accepter. Ce tour d’adresse lui réussissait d’ordinaire. C’est ainsi que peu à peu, la ruse se répétant sans cesse, tous ses collègues, bon gré mal gré, se trouvèrent enclins à accorder à ses interventions et propositions bien plus de poids qu’elle n’en avait réellement, et cet homme, qui ne comprenait pas grand-chose aux questions soumises au Bureau politique, arriva à se parer d’une autorité personnelle assez éclatante » p.245 de l’édition originale 2011.

« La seule chose dont il s’occupe est à laquelle il s’adonne avec une extrême attention est le choix des hommes sur lesquels il pourra compter le cas échéant, en les nommant au poste les plus éminents de l’appareil du parti et du gouvernement » p.250. Pas Mélenchon, qui n’est plus député, n’a pas créé de parti mais seulement un « mouvement » autour de sa seule personne, dont il change les pions à son gré sans souci de leurs compétences ou de leur notoriété, mettant là encore le foutoir dans l’organisation – mot qu’il semble avoir en horreur.

Mélenchon ressemble, en bien plus pâle copie, à Trotski, que Bajanov décrit ainsi : « Chacun sait qu’il est un excellent orateur, qu’il a toutes les qualités du tribun populaire, sans parler de sa valeur comme publiciste. Ajoutons qu’il connaît fort bien les questions politiques. Mais si on étudie le personnage de plus près, on s’aperçoit que malgré ses talents, il est plutôt un romantique et un homme posant seulement au chef politique, qu’un chef réel et réfléchi. Il est très significatif qu’un individu borné comme Staline a compris l’importance [de] l’appareil du parti, alors que malgré ses talents, Trotski n’y a rien distingué, n’a pas su s’orienter dans la situation modifiée et, fidèle aux anciennes habitudes du temps de Lénine, il a surestimé l’importance de la politique et par suite a été vaincu très facilement » p.261.

Mélenchon se met tout le monde à dos, y compris dans son propre camp. Sa stratégie politique de choisir un électorat plus populaire encore que populaire, préférant les immigrés et leurs descendants « damnés de la terre » aux ouvriers devenus petit-bourgeois, lui aliène la gauche traditionnelle, plus volontiers syndicaliste et social-démocrate. Lui continue à faire du Mitterrand, assénant les Grands principes, les citoyens préfèrent l’efficacité des actes. Lui vilipende par les mots (ah, le repoussoir horrifique de la « préférence nationale »!), les votants préfèrent bien nommer les choses (il est de bon sens de préférer ses citoyens aux étrangers, cela se pratique dans tous les pays). Marine Le Pen, elle, attend. Via l’activité de terrain de son parti qui arpente les provinces depuis des décennies, elle dispose d’un socle solide de déçus prêts à voter pour le RN qui n’a encore jamais été essayé au pouvoir.

Je ne suis personnellement en faveur ni de l’une, ni de l’autre, mais je comprends l’analyse des Français qui votent. Après les attentats islamistes de Charlie et du Bataclan, les émeutes de jeunes arabes pillards des banlieues, les assassinats de profs par des fanatiques dopés à la religion, le terrorisme du Hamas et ses répercussions en Europe sur l’antisémitisme assimilé au rejet de la violente riposte armée d’Israël, les clandestins immigrés recueillis de Fréjus évaporés sans contrôle, le constat évident que la population de certaines villes se colore à grande vitesse – les Français en majorité ont la conviction que la maîtrise des flux migratoires devient urgente et essentielle. Car s’il n’y a qu’environ 10 à 12 % « d’étrangers » en France selon les statistiques officielles, les étrangers devenus français par naturalisation, ou qui ont fait une pléthore d’enfants nés en France, ne sont plus comptés comme étrangers. Mais ils restent attachés à leurs racines, ce qui est normal – sauf lorsque leur religion intolérante, prêchée par des imams qu’on laisse faire (contrairement aux Italiens), rendent une partie d’entre eux inintégrables et incompatibles avec la république.

Ce n’est pas que les Français soient « contre » l’immigration, ni a priori contre la religion musulmane (contrairement à ce que l’histrion d’extrême-gauche veut faire croire), ni qu’ils acceptent de moins en moins des « étrangers » chez eux – mais ils veulent que leur arrivée et leur intégration soit maîtrisée, et que la religion reste cantonnée dans la sphère privée. Que la loi définisse les règles et que la loi soit respectée. Et foutre des Grands principes ! comme aurait dit le Père Duchesne, la feuille révolutionnaire d’Hébert, le radical sans-culotte. Que Mélenchon ne le comprenne pas et que Le Pen s’y laisse porter montre qui des deux comprend le mieux la politique et ses mécanismes. Ce qui compte n’est-il pas d’arriver au pouvoir ?

Bruno Fuligni dir., Dans les archives inédites des services secrets – Un siècle d’espionnage français 1870-1989, 2011, Folio 2014, 672 pages, €12,20

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Raymond Aron, Le Spectateur engagé

Décédé en octobre 1983 – il y quarante ans – Raymond Aron marque toujours intellectuellement. Né en 1905, il a vécu pleinement le XXe siècle et ses multiples guerres et batailles idéologiques. Interrogé sans concession en 1980 par deux jeunes hommes de gauche marxiste (la grande mode à cette époque-là), un économiste et un sociologue tous deux au début de leur trentaine, le grand intellectuel qui fut à la fois philosophe, sociologue, politologue, historien et journaliste, fait le bilan de sa vie publique.

Juif laïc lorrain, il a toujours été un « spectateur engagé ».

Spectateur car analyste, voué à la raison et à l’étude, mettant à distance la passion, même dans les périodes les plus « urgentes » comme la défaite de 40, le déchirement de l’Algérie ou l’antisémitisme supposé du général de Gaulle.

Engagé car penseur incisif qui ne dépendait de personne, étant universitaire. Il a ferraillé avec Sartre, son condisciple à Normale Sup, par rigueur intellectuelle et autodérision, tandis que le protée de la gauche s’est laissé aller à des errements passionnels parfois iniques.

Raymond Aron a vécu la France des années 30, la montée du nazisme en Allemagne où il a étudié, la guerre et la résistance, la guerre froide, la décolonisation douloureuse, la coexistence pacifique à couteaux tirés, la construction de l’Europe. Les entretiens s’arrêtent, pour Antenne 2, à l’arrivée de la gauche au pouvoir ; Raymond Aron complète avec ce qu’il en pense en postface, mais la situation est trop neuve, il n’en dit rien de probant. Le philosophe, qui a beaucoup étudié le marxisme et en a critiqué la visée messianique, est en complète contradiction avec la religion d’époque, celle des intellos sous la houlette de Sartre et d’Althusser. Il est un hérétique, évidemment catalogué « de droite » alors qu’il est un libéral politique, un partisan des libertés de penser, de s’exprimer, d’aller et venir. Tout ce qu’offrent plus ou moins parfaitement, mais plus que partout ailleurs, les démocraties libérales faces aux régimes totalitaires fascistes ou communistes.

Raymond Aron a eu raison avant les autres – et contre Sartre – sur le stalinisme : Soljenitsyne l’a montré dès l’Archipel du Goulag. Il avait eu raison avant les autres sur le nazisme, qu’il avait vu croître à Berlin même, alors qu’il poursuivait ses études de philosophie et de sociologie en allemand. Il a eu raison avant l’opinion sur l’indépendance inévitable de l’Algérie – 10 millions d’indigènes pour 1 million de colons – et l’impossibilité d’intégrer le territoire à la France, au risque de modifier en profondeur la démographie, la culture et la société (les Algériens d’Algérie sont aujourd’hui 44 millions, sans compter ceux qui vivent en France et ceux qui sont déjà devenus Français).

Sartre était un moraliste, pour lui « tout anticommuniste est un chien » car le moraliste défend sa vérité, qu’il croit absolue, Bien suprême, et ne tolère pas qu’on la conteste. Aron est au contraire un sceptique, un lucide, qui préfère le réel au vrai, l’observation minutieuse de ce qui est à la reconstruction d’une belle histoire qui peut devenir une illusion, voire un mensonge. C’est toute la distance entre Raymond Aron et la gauche marxiste : pour le philosophe, tous les systèmes sociaux sont imparfaits et la politique n’est que le choix entre le préférable et le détestable. Ni Bien ni Mal, mais le bon ou le mauvais.

Tout le contraire d’une vision morale qui « croit » détenir le Bien en soi et veut le faire advenir par tous les moyens, même les plus coercitifs. La Terreur de 1793 a été la matrice de tous les régimes totalitaires, une inquisition des consciences, un tribunal expéditif sans contradictoire, une élimination des opposants sans concession. La morale existe, mais la politique est d’un autre ordre car la politique n’est pas d’appliquer le Bien (car personne ne sait ce qu’il est pour la société) mais d’arbitrer ce qui est le mieux en fonction de la réalité des circonstances. « Perdre » l’Algérie était-il « Bien » ? Non pour les colons et pour l’armée, victorieuse et qui tenait le terrain ; mais Oui pour la France à long terme et pour les rapatriés qui n’auraient pas pu survivre dans une société où la démographie les aurait vite dilués – comme en Afrique du sud.

Raymond Aron a détesté le nazisme, qui l’a fait « Juif » alors qu’il était laïc et intégré, pleinement Français. Mais il n’a pas pour cela détesté la culture allemande « d’où est sortie la bête immonde » selon la vulgate marxiste. Déjà en 14-18 : « Vous savez, nous, dans notre génération, nous avons détesté réellement détesté et méprisé les intellectuels qui avaient condamné la culture allemande à cause de la guerre de 1914-18 contre l’Allemagne. Un de nos griefs les plus violents contre une partie de la génération précédente a été le bourrage de crânes. Selon ce bourrage de crânes, on ne devait plus écouter Wagner parce qu’il avait été allemand, ou, comme on pourrait le dire aujourd’hui, parce qu’il avait été antisémite. Alors la séparation radicale entre la culture allemande d’un côté, et la politique allemande de l’autre, était pour moi évidente. En dépit de la guerre entre 39 et 45, en dépit du national-socialisme, je ne me suis jamais laissé aller à condamner un peuple et une culture à cause des conflits politiques » p.31. Raymond Aron n’aurait pas plus condamné la culture russe à cause de Poutine – ni même la culture américaine à cause de Trump. Ni Céline à cause de ses pamphlets, ni Barrès à cause de son antisémitisme de circonstances.

Il règle son compte à Maurras, tellement à la mode ces temps-ci chez les Zemmouriens en manque d’idées. « Maurras à représenté une théorie positive de la monarchie avec une idéologie de l’ordre français. Je le lisais peu ; il m’ennuyait. Je trouvais qu’il était hexagonal à un degré exagéré. Même à l’époque où je ne connaissais pas encore le grand monde, je trouvais sa philosophie politique strictement française, provençale… Bon ! Je l’ai lu un peu, mais avec une indifférence totale » p.39. Hexagonal, provincial, ennuyeux. C’est cela que propose l’indigence de la droite extrême aujourd’hui. La presse d’extrême-droite dans les années 30, selon Aron, « vivait de la haine, elle nourrissait la haine, elle créait en France un climat de guerre civile permanente » p.76. Quand on n’a pas d’idées, on a des passions : cela revient… « Pour moi, j’ai choisi depuis 35 ans la société dans laquelle il y a dialogue. Ce dialogue doit être autant que possible raisonnable, mais il accepte les passions déchaînées, il accepte l’irrationalité : les sociétés de dialogue sont un pari sur l’humanité. L‘autre régime est fondé sur le refus de la confiance aux gouvernés, sur la prétention d’une minorité d’oligarques, comme on dit, de détenir la vérité définitive pour eux-mêmes et pour l’avenir. Ça, je le déteste » p.309.

Selon Raymond Aron, « Pour penser la politique, il faut être le plus rationnel possible, mais pour en faire il faut inévitablement utiliser les passions des autres hommes. L’activité politique est donc impure et c’est pourquoi je préfère la penser » p.44. A chacun de faire ses choix, dont le premier est celui de la société dans laquelle il veut vivre. « Ou bien on est révolutionnaire, ou bien on ne l’est pas. Si on est révolutionnaire, si on refuse la société dans laquelle on vit, on choisit la violence et l’aventure. À partir de ce choix fondamental, il y a des décisions, et des décisions ponctuelles, par lesquelles l’individu se définit lui-même » p.58. Par exemple le Front populaire, ce mythe de la gauche : « d‘un côté, à coup sûr, cela a été un grand mouvement de réforme sociale et de l’autre cela a été une politique économique absurde dont les conséquences ont été lamentables » p.72. Au bout de six à douze mois, tout était perdu. De même en novembre 1942 lorsque Pétain a « choisi » de ne pas rallier l’Afrique du nord avec la Flotte, il a consciemment (ou sénilement ?) accepté la défaite et la collaboration. Dès lors, « il donnait au contraire une espèce d’investiture aux mouvements les plus détestables » p.92. C’est cela « l’engagement » aronien ; contrairement au sartrien, il ne se contente pas d’être « moral » en soi, mais il agit concrètement en fonction des circonstances. On ne dit pas aux autres ce qu’il faut faire, on le fait soi-même.

Avis pour l’avenir :« La morale du citoyen, c’est de mettre au-dessus de tout la survie, la sécurité de la collectivité. Mais si la morale des Occidentaux est maintenant la morale du plaisir, du bonheur des individus et non pas la vertu des citoyens, alors la survie est en question. S‘il ne reste plus rien du devoir du citoyen, si les Européens n’ont plus le sentiment qu’il faut être capable de se battre pour conserver ces chances de plaisir et de bonheur, alors en effet nous sommes à la fois brillants et décadents » p.304. La lâcheté de la « génération Bataclan » pour ignorer le militantisme islamique ou la menace de Poutine est navrant ; ils préfèrent boire une bière en terrasse que s’engager pour combattre l’intolérance et la menace.

« Avoir des opinions politiques, ce n’est pas à voir une fois pour toute une idéologie, c’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent » p.185. Sinon, on est simplement croyant d’une « religion », même laïque. « J’ai plutôt parlé de ‘religion séculière’. L’expression s’appliquait partiellement au moins à l’hitlérisme, elle s’appliquait également à l’Union soviétique. Elle concerne une idéologie qui est présentée comme une espèce de vérité religieuse. (…) Il s’agit toujours d’une vérité suprême dont les membres du parti sont les grands prêtres » p.241. L’islamisme aujourd’hui est de ce type, l’écologisme également, avec sa variante Woke, ou ce national socialisme en vogue chez les bobos lepéno-zemmouriens.

Ce pourquoi Raymond Aron se définit comme libéral. « Si je me définis par le refus du parti unique, j’arrive de manière naturelle à la notion de pluralisme, et de la notion de pluralisme à une certaine représentation du libéralisme. Il n’est pas fondé chez moi, à la différence du libéralisme du dix-neuvième siècle, sur des principes abstraits. C’est par l’analyse des sociétés modernes que j’essaie de justifier le libéralisme politique et intellectuel. Montesquieu a déjà justifié le libéralisme par l’analyse sociologique, Alexis de Tocqueville lui aussi et Max Weber aussi. Dans la mesure où je me réclame des trois, à partir de l’étude des sociétés économiques modernes, je vois quels sont les dangers qui résultent de la concentration de tous les pouvoirs dans un parti unique. Je cherche alors les conditions économiques et sociales qui donnent une chance à la survie du pluralisme, c’est-à-dire du libéralisme à la fois politique et intellectuel » p.248.

C’est chez Max Weber qu’Aron a trouvé ce qu’il cherchait intellectuellement : « Un homme qui avait à la fois l’expérience de l’histoire, la compréhension de la politique, la volonté de la vérité, et au point d’arrivée, la décision et l’action. Or, la volonté de voir, de saisir la vérité, la réalité d’un côté et de l’autre côté agir : ce sont, me semble-t-il, les deux impératifs auxquels j’ai essayé d’obéir toute ma vie. Cette dualité des impératifs, je l’ai trouvée chez Max Weber » p.40.

Raymond Aron, Le Spectateur engagé entretiens avec J.L. Missika et D. Wolton, 1981, Livre de poche 2005, 480 pages, €9,20

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