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P.D. James, Un certain goût pour la mort

Une vieille fille de 65 ans, solitaire punaise de sacristie, et Darren, un gamin de 10 ans miséreux et fils de pute, se rencontrent sur le chemin de halage un matin vers huit heures et demie. Ils vont ouvrir l’église Saint-Matthew à Londres, épousseter et mettre des fleurs devant la BVM (Blessed Virgin Mary – la Bienheureuse Vierge Marie). Ils découvrent… deux hommes égorgés dans la sacristie de l’église. Ce n’est pas banal, d’autant que l’un d’eux est un clochard et l’autre un ancien ministre qui vient juste de démissionner. Double meurtre ou suicide ? Les indices sont maigres et les analyses donnent peu d’informations. Tout se joue, comme toujours, dans la psychologie des personnages, leurs habitudes, leur famille et relations.

Pour le vagabond alcoolique, pas grand-chose à dire, il était marginal, et se réfugiait dans ce lieu ouvert à tous – à condition d’en demander la clé au presbytère. C’est vraisemblablement l’autre personnage qui l’a fait entrer. Il s’agit de sir Paul Berowne, baronnet qui a obtenu le titre après la mort en Irlande de son frère aîné Hugo, militaire, et qui est devenu député conservateur, puis secrétaire d’État.

Adam Dalgliesh, commissaire à la tête de la toute nouvelle section des enquêtes sensibles mettant en cause des personnalités, officie ici sur un cas compliqué. Sir Paul avait connu ces deux derniers jours comme une révélation. Il avait attrapé la foi comme on attrape la grippe, aussi soudainement, aussi absolument. Son existence, pourtant réussie en apparence, ne le satisfaisait pas. Il avait pris le titre et la maison de son frère, il s’était remarié avec une fille belle et sotte surnommée Barbie après avoir tué sans le vouloir sa première femme dans un accident de voiture, et délaissé sa fille Sarah. Celle-ci, désormais adulte, s’est maquée avec un bourgeois révolutionnaire qui adore comploter et créer des cellules secrètes, faisant engager du personnel acquis à ses convictions pour espionner, et l’occuper ainsi pour le garder sous sa coupe. Quant à Swayne, le frère de Barbie qui aurait aimé être un Ken, il vit en parasite, délaissé par leur mère qui vole d’amant riche en amant riche. Sarah elle-même a pour amant le docteur Lampart, gynécologue et directeur d’une clinique très rentable d’accouchements et d’avortements. Règne sur la maisonnée la matriarche de 82 ans, fille de comte, Lady Ursula, qui garde les mystères de famille et du petit personnel sous sa morgue aristo. De plus, Barbie est enceinte… mais pas de son amant, qui a subi une vasectomie.

Le commissaire Dalgliesh, avec son adjoint inspecteur-principal Massingham et l’inspecteur femme Miskin, aime son métier et son équipe. Il « aime la mort » car elle révèle l’humanité des gens. Le titre est d’ailleurs tiré d’un poème d’Alfred Edward Housman : « There’s this to say for blood and breath,/ they give a man a taste for death » – il y a ceci à dire sur le sang et le souffle,/ ils donnent à l’homme le goût de la mort.

L’affaire a des ramifications dans le passé puisqu’un tract anonyme (mais orienté) accuse sir Berowne d’avoir provoqué la mort de sa femme et d’une infirmière de sa mère, retrouvée nue après s’être jetée alcoolisée dans la Tamise à la suite d’un avortement. On le soupçonne d’avoir été le père du fœtus, ce qu’il nie. Car il a convoqué Adam Dalgliesh plusieurs semaines avant sa mort pour lui faire part du tract anonyme, reçu au courrier, et d’un article de la Paternoster Review, feuille de chou confidentielle mais néanmoins conservatrice qui en reprend les termes. Le commissaire ne peut manquer de voir un lien entre ces morts successives et les égorgements de Saint-Matthew. D’autant que chacun ment sans arrêt, et presque sur tout. Il faut à chaque fois enquêter, vérifier, établir de façon irréfutable les faits avec preuves physiques et témoignages concordants, pour que les menteurs avouent candidement avoir menti à la police, par souci de bienséance.

Mais tout finit par se savoir et le lecteur connaîtra vers la fin qui a tué et pourquoi. Ce qui compte est comment le prouver, et surtout l’imprévu du dénouement final. La société anglaise des gosses de riches, des politiciens démagogues, mais aussi la bureaucratie des « services sociaux » n’en sortent pas grandis, et c’est ce qui fait tout le sel des romans de Phyllis Dorothy James.

Ainsi les députés de gauche qui proposent des lois imbéciles : « Si j’ai bien compris le raisonnement assez confus de mon honorable collègue, on demande au gouvernement de garantir à tous les citoyens l’égalité de l’intelligence, du talent, de l’énergie et de la fortune, et d’abolir le péché originel à partir de la prochaine année fiscale. Le gouvernement de Sa Majesté est prié de réparer par décrets statutaires l’échec éclatant que la divine providence connaît dans ce domaine » p.317.

Ou encore le besoin de religion jusqu’à l’absurde, rôle tenu dès les années 80 par l’antiracisme (touche pas à mon pote) et reprise aujourd’hui avec délice par LFI : « Le lycée polyvalent d’Ancroft avait eu sa religion lui aussi. Une religion à la mode et bien pratique vu qu’il était fréquenté par des élèves de vingt nationalités différentes : l’antiracisme. Vous ne tardiez pas à comprendre que vous pouviez vous permettre d’être aussi rebelle, paresseuse ou stupide que vous vouliez si vous connaissiez à fond cette doctrine fondamentale. Celle-ci ressemblait à n’importe quelle autre religion : on pouvait l’interpréter comme on voulait ; composée de quelques banalités, mythes et slogans, elle était facile à apprendre ; elle était intolérante, pouvait parfois servir de prétexte à une agression sélective et permettait d’ériger en vertu morale le fait de mépriser les gens qu’on n’aimait pas. Et par-dessus tout, elle ne vous coûtait rien » p.367. Délicieusement vrai…

Long roman, mais il le mérite.

Grand prix de littérature policière, meilleur roman étranger 1988

Phyllis Dorothy James, Un certain goût pour la mort (A Taste for Death), 1986, Livre de poche 1989, 575 pages, €8,90, e-book Kindle €7,99

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Les romans policiers psychologiques de P.D. James déjà chroniqués sur ce blog

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San Cataldo de Palerme

À côté de la Martorana, après le déjeuner, nous revenons voir l’autre église Unesco, San Cataldo. Saint Catalde est né au VIIe siècle en Irlande, à Munster ; devenu abbé, il pèlerine en Terre sainte et est élu, sur le chemin du retour, évêque de Tarente. Construite en 1160 en style-arabo-normand, elle a pour caractéristique un plan carré, un véritable cube de pierre surmonté de trois coupolettes rouge vif comme en orient arabe. Ce sont les trois petites excroissances d’une chapelle du palais transformée en église de style arabo–normand. Les ouvriers étaient en effet Fatimides et ont orné l’intérieur d’un pavement de marbre serpentin et de dalles de porphyre rouge. On peut apercevoir une nette séparation entre le chœur aux mosaïques et la nef agrandie ornée de peintures. Les mosaïques présentent la vie de la Vierge en trois étapes, l’Annonciation, la Naissance du Christ, la Dormition.

Entre les deux, une affiche sur un mur : « Turisti, fatevi una vita ! » – touristes, ayez une vie ! Il est vrai que voyager n’est pas seulement se déplacer pour jouir d’un autre endroit, mais se former et développer ses connaissances par sa curiosité.

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If… de Lindsay Anderson

La Bretagne qui se veut Grande a toujours considéré la discipline comme sa meilleure force. « Si vous savez obéir, vous savez donner des ordres », dit un professeur aux élèves de la Public School. Cette formation payante, réservée aux enfants de l’élite, doit former les cadres bien formatés de la société de demain. Elle se confit dans la Tradition, et les « chères vieilles choses » en deviennent sacrées, sanctionnées par la religion, en cette fin des années soixante. Le clergé justifie les professeurs qui encouragent l’armée – ces trois professions étant au service de la Reproduction sociale.

Le film, dont le titre est tiré du célèbre poème de Kipling, se veut un brûlot qui passe du documentaire à la fiction. Le collège est un univers clos où l’on vit entre soi. Les nouveaux, en la personne d’un Jute de 12 ans (Sean Bury), sont vite mis au pas. Les anciens les appellent « Scum », écume ou déchets. Tout leur enseigne la crainte sous le nom de respect. Les châtiments corporels sont la sanction ultime, assurés par d’anciens élèves surnommés Whips, ‘les Fouets’. Ils frappent à coups de trique les fesses des prévenus. Cela dérive vite vers un certain sadisme, effet du sexe constamment réprimé par la religion, la bourgeoisie, l’armée. La puberté fait bouillir les adolescents, badiner les grands au sujet de ceux qui deviennent « mignons », et dicte les gestes équivoques de certains professeurs, notamment ecclésiastiques.

Le sport, non seulement autorisé mais aussi encouragé, vise à défouler les pulsions, mais les douches sont le lieu où la nudité s’exhibe entre-soi. L’un des grands se baigne nu devant un domestique de 13 ans en uniforme cravaté, trop mignon pour n’être pas un peu « fille ». Bobby Philips (Rupert Webster) s’émerveillera de voir un grand faire évoluer son corps aérien au trapèze, puis finira dans le lit de Wallace, l’un des rebelles. Comme dans les collèges catholiques du continent, les amitiés particulières sont réprimées, mais inhérentes à la logique des établissements fermés où les garçons tourmentés de puberté restent entre eux.

Seuls trois rebelles résistent au système. Ce sont des Terminales, déjà mâles avec poils et moustache (non autorisée dans l’enceinte de l’école, pour préserver la vénusté idéale des élèves), et ils sont aptes à penser par eux-mêmes. Mick (Malcolm McDowell), Johnny (David Wood) et Wallace (Richard Warwick) décident d’organiser « la résistance » comme dans le film français de Vigo, Zéro de Conduite, sorti en 1933 face à la montée des extrémismes droitiers. Les trois jeunes considèrent que leurs études, destinées à former la future élite anglaise, suivent une méthode archaïque, autoritaire, dépassée et trop conservatrice. Au point de faire régresser la personnalité au lieu de l’épanouir. L’équilibre entre discipline et liberté s’est rompu, alors que la société évolue. Au lieu de s’adapter, le recteur est fier de vanter la sauvegarde, l’âme de l’Angleterre et de ses valeurs. L’esprit de soumission domine à l’école, formatée par la religion, la culture classique et l’entraînement militaire. Cela prépare une société soumise où tout sens de l’entraide et de la coopération est remplacé par la compétition de tous contre tous. Les chapitres du film sont toujours introduits par le rassemblement des élèves et des encadrants dans la chapelle de l’école pour communier via les chants religieux, célébrer la gloire de Dieu, de la patrie et de la Public School.

Le salut est dans la fuite à l’extérieur des murs. Deux des trois rebelles s’évadent et piquent une moto dans un stand d’exposition. Ils roulent dans la liberté de la campagne anglaise au printemps, ivres de vitesse et de lumière, jusqu’à un café isolé où Mick drague la serveuse, une jeune fille (Christine Noonan) qui ne se laisse pas faire. C’est « une tigresse », comme elle le dit, et il se fantasme à la baiser nu. Le combat de fauves à la Hobbes entre sexes reste dans le prolongement des valeurs inculquées par l’école, comme quoi la liberté reste à conquérir.

Pour leur attitude « insolente », leurs cheveux trop longs et leur contestation permanente, les Whips les puniront tous les trois à coups de trique. Seul Rowntree (Robert Swann) les applique, accent snob et conformisme social outré masquant ses pulsions malsaines envers les corps. Il ironise en effet sur les jeunes adolescents qu’il traite de pédés et s’évertue à les « pervertir ». Il se défoule à la trique sur les fesses des grands qui lui doivent soumission. Cela dans la neutralité lâche de la direction qui laisse faire les jeunes entre eux sous prétexte que cela les forme aux relations sociales.

Après l’exercice absurde d’entraînement militaire, où les petits chefs se prennent pour des guerriers en hurlant leur haine de l’ennemi, Mick décide de passer à l’action. Il tire à balles réelles (sans tuer personne) sur le vicaire en colonel et les élèves assemblés. Ils seront cette fois punis par le recteur lui-même, pédagogue aux méthodes plus libérales. Cela conduira les trois rebelles, aidés de leurs petits amis, la fille pour Mick et l’éphèbe Bobby pour Wallace, à découvrir une cache d’armes et de munitions dans les sous-sols de l’école qu’ils doivent ranger. Ainsi, un crocodile empaillé, un rapace, de vieux livres et meubles sont passés au feu, tandis qu’une armoire cadenassée révèle des bocaux de fœtus dans le formol, signe que les corps sont bien un objet d’étude pour l’école, et non pas ceux d’humains à respecter.

Cette cache servira au massacre final de grand guignol, lors de la cérémonie où assistent les parents, l’évêque et un général ancien de l’école – autrement dit l’alliance des nantis, du sabre et du goupillon. Il ne fera guère de victimes, l’idée étant de descendre surtout l’institution plutôt que les gens. Le film se termine d’ailleurs sur les tirs, sans que l’on sache comment les rebelles s’en sont sortis. Seule la fillei tire au revolver une balle entre les deux yeux du recteur. Ce qui était fantasme chez Mick devient réalité lorsque les femmes s’en mêlent – comme s’il fallait être étranger à l’école pour oser sortir de ses cadres. Le rebelle en chef, qui donnera le mauvais garçon d’Orange mécanique en 1971, écoute en boucle le « Sanctus » de la Missa Luba, jouée lors de chaque rentrée de l’école, signe qu’il est contaminé malgré lui.

Un film culte, sélectionné parmi les meilleurs films anglais, qui n’a pas pris une ride. Il a été longtemps censuré, malgré la palme de Cannes, et est très rarement passé à la télévision. Le passage épisodique du noir et blanc à la couleur, incongru aujourd’hui, était essentiellement liée à la pellicule disponible et aux problèmes de lumière pour le tournage.

Palme d’or Cannes 1969

DVD If…, Lindsay Anderson, 1968, avec Malcolm Macdowell, Iris Delaney, Ernest Leicester, Judd Green, Clea Duvall, Paramount Home Entertainment 2007, anglais seulement (il semble qu’il n’existe pas de dvd en français), 1h47, €8,15

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Agrigente, Santa Maria dei Greci

Après deux heures au musée, direction Agrigente-centre voir l’église Santa Maria dei Greci, Sainte-Marie des Grecs. C’est une église banale dont le seul intérêt est d’être établie au XIIIe siècle de notre ère sur un ancien temple à Déméter. Après de multiples volées de marches dans les ruelles, on peut apercevoir encore la base des murs antiques. Une crypte creusée au XVIIe siècle pour y momifier les capucins est visible. Aujourd’hui, plus de capucins mais un plancher de verre qui permet de voir les stalles vides. Une fresque du XVe siècle représente la Vierge offrant son sein au Bambin, lequel est représenté avec une tête d’adulte. Avant la Renaissance, on ne portait guère d’intérêt aux enfants. Quant au sein, il est détaché du corps, masqué par une tunique, et le lait coule dans la main.

Nous redescendons les multiples escaliers avec Eloi pour retrouver Mirande, l’ex-infirmière qui n’a pas voulu monter à cause d’une méchante tendinite au talon gauche. C’est une usure de l’âge, me dit-elle. Elle a arrêté a 70 ans, l’année du Covid. Dans ses dernières années, elle a été formatrice d’infirmières en libéral. Elle passe aujourd’hui ses journées à peindre et est présidente d’une association de peintres amateurs dans sa région. Eloi, quant à lui, pratique beaucoup la piscine municipale. Il est d’ailleurs vêtu comme un jeune garçon, sandales aux pieds et bermuda, le corps fluet, la tête sans âge malgré des cheveux blancs blonds, et des lunettes d’étudiant.

Nous déjeunons d’une salade et d’eau dans un bar près de la place ombragée, peut-être Nico Galli. Un collégien passe en T-shirt bleu marine, son copain en débardeur de la même couleur d’uniforme. Ddu plus habillé au plus nu, nous verrons successivement un sweat, un polo, un T-shirt un débardeur : qu’importe le vêtement s’il est uniforme – de la couleur imposée. Ils ont 14 ans et la fraîcheur de la jeunesse qui nous a fuie. Jim et Marina nous rejoignent par hasard pour choisir un gros plat de charcuterie qui met beaucoup de temps à se préparer mais se révèle plantureux. Au point qu’ils ne peuvent tout finir et qu’ils nous invitent à picorer quelques tranches ou morceaux.

Les autres sont partis voir la cathédrale, encore plus haut sur l’acropole, avec encore plus de marches à monter. Mérule ne prend pas de photo mais des pages et des pages de notes dans un carnet à spirale. Je ne sais pas ce qu’elle en fait ensuite. Elle est agrégée en anglais et spécialiste, selon Internet, de la période élisabéthaine. Cheveux courts, mâchoire proéminente, pas de seins, toujours en pantalon et chaussures plates, elle s’est façonnée une silhouette standard d’anglaise post-victorienne.

Nous sommes de retour à 14h30 à l’hôtel pour une sieste ou simplement nous reposer car il fait trop chaud et nous ne repartirons qu’à 16h30 pour visiter la vallée des temples et voir les couleurs au coucher du soleil.

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Papillon de Franklin Schaffner

Une adaptation quasi immédiate (1973) du récit romancé Papillon (1969) écrit par Henri Charrière et publié dans la regrettée Collection Vécu de Robert Laffont (13 millions d’exemplaires vendus dans le monde). Charrière dit qu’il a été condamné au bagne de Cayenne à perpétuité dans les années trente pour le meurtre d’un maquereau (le souteneur, pas le poisson) qu’il n’a pas commis (des recherches montrent cependant qu’il y avait plusieurs témoins). Il n’aura dès lors qu’une obsession : s’évader pour se venger de la société, et lui prouver que, quoi qu’il arrive, il est « toujours vivant ! ».

Sur le navire-prison La Martinière, les bagnards sont parqués comme sur un négrier. La douche est un jet d’eau à travers les barreaux, le couchage un hamac tête bêche pour gagner de la place. Les détenus ont planqué dans leur cul des tubes emplis de billets, car seul l’argent permet d’aménager sa vie au bagne, voir d’acheter un petit bateau pour tenter l’évasion. Ils doivent aller aux chiottes avant de payer (scène d’humour). Papillon (Steve McQueen), surnommé ainsi parce qu’il a un papillon tatoué sur le sternum, lie connaissance avec Louis Delga (un ancêtre de Carole ?) – un Dustin Hoffman étonnant, une fois de plus métamorphosé. C’est un faussaire réputé pour avoir contrefait des Bons de la Défense nationale, et déconfit pas mal de gens. Lui a de l’argent, et les autres pourraient bien lui ouvrir le (bas) ventre pour lui piquer son tube. Papillon se propose de le « protéger », ce qu’il réussit lorsque deux condamnés pour meurtre tentent de lui faire la peau à bord.

Dès lors, c’est à la vie à la mort entre eux. Delga tente de soudoyer une « fin de peine » chargé du tri des travailleurs pour rester au calme, mais l’officier qui surveille, entendant son nom, lui dit qu’il a ruiné sa mère et qu’il va l’affecter aux travaux de déboisement du marécage. Avec son copain, bien entendu. Les deux charrient des arbres à main nue, la corde sur l’épaule. Un garde tire sur un crocodile qui matait la chair fraîche, et charge Papillon et Delga d’aller le ramasser. Sa peau est vendue à prix d’or – par les gardes. Scène désopilante où les deux ne savent plus où est la tête et la queue, car le saurien n’est pas mort et veut mordre.

Première tentative, Papillon achète sur promesse un bateau à un garde mais, sur place, il est pris par deux chasseurs d’hommes qui touchent une prime à chaque forçat évadé repris. C’était un coup monté : appâter avec un espoir d’évasion et faire tomber dans le piège, pour se partager les beaux billets de France. Delga n’a pas voulu tenter le coup car il est persuadé que sa femme et son avocat grassement payé avec l’argent qu’il a accumulé, vont le tirer de là. Las ! Il déchantera, apprenant quelques années plus tard que la pétasse a épousé le baveux pour jouir sans lui de sa fortune mal acquise. Louis Delga est constamment le dindon de la farce, ne réussissant que de petits coups pour se mettre à l’abri, ne rêvant au fond que de survivre d’une existence tranquille en attendant que ça passe. Ce qu’il réussira à la fin dans l’île du Diable, reclus à vie dans sa cabane entouré de cochons et d’un jardinet où il sème des carottes et des tomates.

Papillon est tout l’inverse : un risque-tout qui tente toujours, avec une chance sur deux de réussir. Reclus deux ans pour sa tentative d’évasion, six mois de plus dans l’obscurité pour avoir refusé de donner le nom de celui (Delga) qui lui faisait parvenir de la noix de coco pour se maintenir, il est affaibli, malade, mais ne craque pas. A l’infirmerie, il est soigné par Maturette (Robert Deman), un jeune infirmier meurtrier homosexuel (en 1973, on commençait à parler ouvertement de « ces choses-là » au cinéma), et Delga lui fournit de la viande pour se remettre. Rien de tel que les vraies protéines pour refaire du muscle et retrouver les idées claires (les écolos végan sont des urbains sédentaires souvent fonctionnaires qui n’ont jamais eu à survivre).

Deuxième tentative, Papillon requinqué concocte un nouveau plan d’évasion. Delga se laisse convaincre de partir avec lui et Maturette exige de le suivre. Aidé par ses deux compères, un troisième canant au dernier moment devant un garde, ils font le mur, trouvent la barque et le passeur qui les mène dans les marécages jusqu’au « bateau » promis. Une fois payé, le passeur s’empresse de s’enfuir : c’est que le voilier promis existe bien, mais qu’il est tout pourri, le plancher crève au premier pied qui se pose dessus, la voile part en lambeaux. Encore raté ! Mais la chance est là et Papillon, entendant un oiseau crier, se retrouve face à un trappeur de piaf qui fait son beurre avec les oiseaux rares. Il a descendu les deux chasseurs d’hommes qui attendaient au traquenard et les aide à rejoindre l’île des lépreux où ils vont pouvoir trouver un bateau. Papillon n’a pas froid aux yeux et joue une fois de plus à quitte ou double lorsqu’il se retrouve devant le chef lépreux, au visage rongé (Anthony Zerbe). Il accepte son cigare, déjà sucé, et le fume. L’autre éclate de rire : il n’a que la lèpre sèche, celle qui n’est pas contagieuse. Cette volonté de jouer sa vie, montrant qu’il y tient, gagne la confiance du lépreux qui leur fait donner un bateau correct et une somme d’argent cotisée entre tous.

Il repart donc, manque de se faire arrêter à nouveau à un barrage mais soudoie d’une perle pour la charité une sœur quêteuse qui le mène à son couvent. La mère supérieure (Barbara Morrison), confite en bienséance bourgeoise avant toute charité chrétienne, le livre à la police. Ne jamais faire confiance à une église : quand on n’est pas de la bande, aucun principe ne tient.

Les voilà partis pour le Honduras, où les trois pensent retrouver la liberté. Mais Delga s’est cassé la cheville en tombant du mur et, malgré Maturette qui le soigne, ne peut pas courir. Sur la plage du Honduras, ils tombent sur une patrouille qui veut les arrêter. Seul Papillon parvient à fuir, rencontre un prisonnier de la patrouille qu’il délivre de ses liens, et fuit avec lui dans la jungle. Les soldats payent des Indiens presque nus pour les traquer. Le prisonnier est éventré par un piège de bambou tandis que Papillon est lardé de fléchettes et tombe dans le fleuve. Récupéré, son papillon tatoué fait merveille et le chef du village indien (Victor Jory) le garde ; il veut un tatouage semblable, qu’il paye en perles récupérées des huîtres. Papillon s’amuse sexuellement avec une jeune indienne au seins nus (Ratna Assan), se prélasse sur la plage, c’est la belle vie (hippie, post-68). Mais pas celle qu’il rêve.

Reclus à nouveau à l’isolement, Papillon ne faiblit pas moralement, même s’il s’affaiblit physiquement. Il voit Maturette sur le flanc lorsqu’il sort ; il retrouve Delga vivant mais gâteux – la trahison de sa femme l’a achevé. Tous deux, les seuls rescapés de la fournée du transport La Martinière, finissent leur temps. La loi veut qu’ils doivent passer en détenus libres en Guyane l’équivalent du temps qu’ils ont passés emprisonnés au bagne. Ils sont donc envoyés à l’île du Diable, « d’où l’on ne s’évade pas » à cause des courants et des requins.

Mais il va s’évader et réussir, à la troisième tentative. Seul, ce qu’il aurait dû être dès le début, sans Delga qui n’a plus sa tête, et sur un sac de noix de coco, pas un mythique bateau. Il a observé que, dans un fer à cheval des rochers, la mer s’engouffrait et refluait en sens inverse, renvoyant vers le large. Il attend la dixième vague, statistiquement la plus forte du rythme, pour s’en aller. Delga se détourne, il a déjà oublié.

1933-1944, Papillon n’aura passé en fait que onze ans de sa « perpétuité » au bagne. Il s’est évadé à 37 ans. Le film vieillit les acteurs et change pas mal l’histoire – le récit est d’ailleurs « arrangé » (comme le rhum) par l’auteur qui a repris plusieurs histoires de bagnard à son compte, sur la demande de son éditeur, et s’est fait aider pour l’écriture par Max Gallo. Son message est celui de l’appel de la liberté (le papillon est celui qui s’envole, sorti de sa chrysalide), de l’innocence bafouée par la « justice » sourde, de la vie chevillée au corps malgré toutes les vicissitudes. Un message de vitalité où Steve McQueen avec l’air de rien, excelle. Il n’a jamais appris à faire l’acteur et joue comme il est – comme Alain Delon. La cruauté du bagne, digne du XIXe siècle impitoyable, est mise en lumière (en Lumières…) – il sera supprimé en 1946. L’incarcération n’avait pas pour objet la réinsertion, mais la volonté de briser les hommes. Certains, parmi les très conservateurs aujourd’hui, voudraient bien le rétablir.

A noter que, dans la version DVD remastérisée (ci-dessous), ce sont les scènes coupées au montage qui se retrouvent en version originale en anglais, sous-titrées en français, alors même que l’on a choisi de lire le DVD en doublage français. Une petite déviance technique qui n’enlève pas grand chose à la qualité de cette réédition.

DVD Papillon, Franklin Schaffner, 1973, avec Steve McQueen, Dustin Hoffman, Victor Jory, Don Gordon, Anthony Zerbe, LCJ Éditions & Productions 2024 remastérisé 4K, doublé anglais et français, 2h24, €14,99, Blu-ray €19,99

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Le nouveau monde trumpiste

Il faut se rendre à l’évidence, depuis le 21 janvier 2025, et plus encore depuis cet incroyable show diplomatique télévisé en direct du 28 février contre l’Ukrainien Zelensky, nous sommes entrés dans un autre monde. Le précédent avait commencé en 1945 et vient de s’achever en 2025 : 80 ans, presque l’âge du 47ème président. Mais ce bouffon vaniteux, expert en télé-réalité, n’est pas ce qui importe. Les autres, ceux qui le soutiennent et l’influencent, sont plus dangereux. JD Vance (ex-Bowman) et Elon Musk sont adeptes d’une idéologie nationaliste, xénophobe, libertarienne. Chacun se fait tout seul et la fédération des États « unis » d’Amérique doit s’isoler du reste du monde pour se garder intacte des influences délétères extérieures. Venues de Chine en production, venues d’Europe en culture.

La Chine, c’est simple : trop de déficit commercial se règle par des droits de douane augmentés, quelques deals géopolitiques retentissants (Panama contre Taïwan), et une incitation « virile » aux entreprises américaines à revenir au bercail.

Pour l’Europe, c’est plus compliqué. Le continent a toujours été le vieux monde pour les Yankees ; ils l’ont même combattu sur leur propre sol avec les Confédérés plutôt acquis à l’aristocratie foncière et l’esclavage de style Ancien régime européen. Mais c’est de l’Europe que sont venues les idées « avancées » des Droits de l’Homme, de la révolution marxiste, du féminisme, et de la sempiternelle repentance pour toute domination sur les autres ethnies depuis l’empire romain. Les pays ouest-européens sont plus « avancés » que les États-Unis sur le droit à l’avortement, l’homosexualité, le mariage gay, les droits des transgenres, le « respect » des minorités – au point que l’on peut croire, vu de l’autre côté de l’océan, qu’il n’y a plus que des minorités agissantes en Europe, et que la majorité reste silencieuse et subit. D’où la colère de JD Vance à Munich, disant que l’Europe était en décadence par l’intérieur. Et de prôner ce que Monsieur Hitler prônait en son temps : nationalisme, xénophobie, promotion de la race blanche et des normes morales pour assurer à la nation beaucoup d’enfants sains et vigoureux. Et de voter pour les partis résolument réactionnaires pour établir une Contre-Révolution.

Tromp 2, c’est un changement de régime, le retour à l’ancien, le revirement des alliances. Exit la démocratie libérale, vive la démocratie autoritaire, illibérale, à la Poutine, Erdogan, Orban. Exit le droit au profit de la force. La dignité humaine, les droits des individus, les contre-pouvoirs, le pluralisme des partis, le multilatéralisme en diplomatie – tout cela est révolu. Si Tromp n’est qu’un homme d’affaires adepte des deals (menacer les plus faibles, se coucher devant les plus forts – pour ainsi toujours être gagnant), les idéologues qui l’entourent voient plus loin. Pour eux, n’est légitime que celui qui détient le pouvoir et qui agit. Toute forme de règle ou de droit doit se plier à la volonté du Dirigeant. Car il sait mieux que vous ce qui est bon pour vous. Un darwinisme social et international comme sous Hitler, Staline, Xi Jinping, Erdogan. Ce qui flatte l’ego de bébé de 2 ans du Bouffon à mèche jaune, vaniteux comme pas un. Il suffit de lui affirmer qu’il est le meilleur, et il le croit. Même Poutine en joue, en affirmant que son « plan de paix » est ce qu’il faut, en ajoutant un « mais » qui le réduit à des mots.

Le projet MAGA, dont l’acronyme est piqué à Reagan, n’a rien de reaganien. Il ne vise pas à contrer l’empire soviétique, mais à s’allier à son successeur, l’empire russe renaissant, lui reconnaître son propre empire pour assurer celui des Amériques, de Panama au Groenland, pour contrer les masses chinoises. Entre Blancs, on peut s’entendre ; pas avec les Mongols. Quant à l’Europe, elle n’existe pas ; elle n’est qu’un projet juridique, jamais achevé, dont l’empilement des normes empêche toute politique claire. Il faut détruire l’Union européenne, laminer l’euro. Seuls des traités bilatéraux avec chaque État en Europe permettra de les garder inféodés à la puissance américaine, via des relations commerciales et des armes – utilisables seulement si les États-Unis le permettent. Un avion américain, s’il n’est pas mis à jour chaque mois, perd très vite de ses capacités ; si le système de communication et de renseignements est coupé, il devient aveugle ; si les pièces détachées venues des États-Unis ne sont pas livrées, il reste cloué au sol.

JD Vance était un pôv Blanc, un Hillbilly à la famille dysfonctionnelle, qui ne s’en est sorti que grâce à sa grand-mère, à l’armée (il a été caporal en Irak… dans le journalisme), et à l’obtention d’une bourse d’État pour aller à l’université. Il s’est fait tout seul et reste en colère contre les élites qui s’en foutent. Sa revanche est son pouvoir – dangereux. Même chose pour E. Musk, enfant chétif et harcelé à l’école, battu par son père et envoyé en camp de survie, inscrit à la boxe pour l’aguerrir, qui a obtenu, grâce à la nationalité canadienne de sa mère, le droit d’étudier aux États-Unis, puis de fonder ses entreprises. Il est d’une mentalité marquée par le machisme, le virilisme, la relation dominants-dominés prégnante en Afrique du sud, qu’il n’a quitté qu’à 17 ans. Il s’est fait tout seul et reste en colère contre les nantis qui l’ont humilié. Sa revanche est son pouvoir – dangereux.

Le vieux Tromp, 78 ans, est une marionnette entre les mains de ces quadragénaires, et celles de quelques autres, Marco Rubio, Ron De Santis, et les membres influents de The Heritage Fondation, ceux de la Federalist Society. Pour ce courant conservateur, le libéralisme issu des Lumières déstructure progressivement la société en faisant la promotion de l’individu, de sa « libération » des déterminismes. Chacun fait ce qu’il veut est antinomique avec le projet de société holistique, prôné par les religions (dont la catholique de JD Vance) comme par l’État fédéral (dont Elon Musk est un fervent partisan pour son ordre et ses subventions). C’est le gouvernement qui doit orienter les citoyens dans la « bonne » voie, pas les individus qui pensent par eux-mêmes.

Quant à l’économie, l’État n’a pas à s’en mêler, sauf à favoriser les « bons » capitalistes, ceux qui innovent et ajoutent à la grandeur de l’Amérique. La liberté de marché doit être radicale, la technologie déterminer le futur et toute réglementation gouvernementale réduite au minimum, voire à néant. Le progrès sera celui que les entreprises feront, pas celui que l’État décrétera. Ce techno-capitalisme ressemble fort à celui qu’Hitler a promu durant son emprise sur l’Allemagne.

Pour ces conservateurs autoritaires, c’est aux églises de définir la morale commune, et à ses collèges de « dresser » les gamins pour qu’ils filent droit, sans drogue, ni sexe, ni rock’n roll. On ne peut que frémir en pensant aux dérives sadiques et sexuelles survenues à Bétharram et, semble-t-il, dans de nombreux autres collèges catholiques en France, sans parler de ceux d’Irlande ou du Canada, ou d’Espagne sous Franco. Réhabiliter le système qui a permis ces dérives prépare des déglingués ou des névrosés en série, à la Vance ou Musk. La hiérarchie adulte (qui a toujours raison) et l’enfant (qui doit toujours se soumettre), l’obéissance aux supérieurs, le culte du silence corporatiste de l’Église, ont permis à des pervers laissés libres d’abuser d’environ 330 000 enfants, à 83% des garçons, âgés pour 62% de 10 à 13 ans, entre 1950 et 2020, selon le rapport de la Ciase, Commission indépendante sur la pédocriminalité dans l’Église catholique. Les internats scolaires ont été le premier lieu des violences sexuelles contre les mineurs au sein de l’Église, dans un continuum de violences pédagogiques.

Un retour aux années 30… Je le disais déjà sur ce blog en 2012. Va-t-on prochainement voter avec ce vent mauvais et se soumettre, ou « résister » démocratiquement ?

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William Diehl, Régner en enfer

Un très bon thriller de l’avant-Internet, donc bien écrit, bien construit, bien documenté. Cette fois-ci, pas un psychopathe individualiste (encore que) mais une plongée dans l’inconscient sociologique de l’Amérique : les tarés de la Bible, les prophètes d’Armageddon, les chrétiens intégristes. Ceux qui ont soutenu et voté Trump récemment, au bord de la guerre civile si leur dieu à mèche peroxydée ne l’avait pas emporté. Or, voici trente ans, on en parlait déjà, de ces fanatiques. Ils existaient à bas bruit, mais se préparaient en secret. Le FBI les avaient à l’œil, mais ils n’étaient pas populaires ; leurs outrances ne passaient pas. Et puis, après les attentats islamiques de Ben Laden, les immigrés musulmans devenus fous au volant de leur SUV, le virus chinois, la numérisation de tout et l’IA en espionnage généralisé, la montée des périls dans le monde, les tarés ont fait des émules ; ils sont devenus légion. Comme le Diable (« Mon nom est légion, car nous sommes beaucoup » Évangile de Marc). D’où l’intérêt de lire ou relire ce thriller haletant, bien au fait des groupes apocalyptiques et de leur psychologie.

L’efficacité du Sanctuaire allie le professionnalisme d’un général, ancien des opérations spéciales inavouables, et l’exaltation charismatique d’un prêcheur faux-aveugle, amateur de très jeunes filles (13-14 ans). Le second galvanise les foules et fait des adeptes prêts à se sacrifier pour la Cause de Dieu ; le premier organise les milices des églises et sélectionne les meilleurs éléments qu’il entraîne aux armes dans les conditions les plus rudes dès l’âge de 14 ans.

Le président des États-Unis est un ex-général issu de la haute société, que le général des opérations spéciales, parti de l’armée fédérale comme simple colonel avant de gagner ses étoiles dans la garde nationale du Montana, hait de toutes ses fibres. Haine sociale, haine personnelle, jalousie féroce. Il décide alors de déclencher l’Armageddon. Une nuit, un convoi transportant des explosifs militaires et des armes, est bloqué sur un col enneigé du Montana, l’escorte tuée (pas moins de douze citoyens américains), et le semi-remorque avec ses quatre tonnes d’explosif C4 dérobé. Le tout n’a duré que six minutes. Deux explosions ont enseveli des indices, seuls les corps des soldats tués ont été alignés dans des sacs militaires, comme un hommage dérisoire de combattants à combattants.

Le crime est signé ; le président y voit une déclaration de guerre, son attorney général (procureur général des États-Unis) un acte terroriste. C’est une femme, et on l’appelle général – non pour son grade, mais en raccourci de son titre. Elle est chargée de veiller au respect des lois et de la Constitution, et de conseiller le président. L’équipe de crise décide alors de constituer un « dossier RICO » – Racketeer Influenced and Corrupt Organizations (RICO) Act ou, en français, loi sur les organisations motivées par le racket et la corruption. Cette loi fédérale de 1970 prévoit des sanctions pénales étendues et une cause d’action civile pour les délits commis dans le cadre des activités d’une organisation criminelle. Dirigée initialement contre la Mafia, elle s’étend aux délits d’initiés en bourse, à la corruption organisée comme celle de la FIFA, et aux actes terroristes. Un procureur spécial est nommé, chargé d’enquêter et de monter le dossier juridique justifiant les poursuites fédérales.

L’attorney général Margaret Castaigne, portoricaine qui a gravi les échelons du droit jusqu’au sommet, propose le jeune procureur Martin Vail comme attorney général adjoint, chargé de monter un dossier RICO contre le Sanctuaire. Son équipe se met vite au travail, aidée par toute la machinerie policière et du renseignement intérieur, FBI, NSA, ATF (service fédéral chargé de la loi sur les armes, les explosifs, le tabac et l’alcool, créé en 1972). Au vu des indices concordants, un juge fédéral autorise la mise sur écoute, la surveillance publique et l’accès aux comptes bancaires de l’organisation et de ses filiales.

Martin Vail va interroger deux anciens militaires, ex-partisans du Sanctuaire et compagnons de son général, pour connaître un peu mieux les rouages. Mais le plus jeune, 27 ans, témoin protégé fédéral, est descendu dans sa ferme peu après sa visite. Un tueur mandaté avait suivi l’avion officiel, puis la voiture de location du procureur, et en avait déduit sur la carte l’endroit où devait se cacher le témoin. Il l’a descendu de deux balles tirées à 1200 m par un fusil à lunette, avant de filer par un itinéraire de repli jusqu’à son avion privé. Il était loin de la scène de crime au bout d’une heure, et n’avait laissé qu’un seul indice – volontaire – une suite de chiffres : 2-3-13. Une allusion nette à la Bible, lue littéralement.

L’enquête est bien menée et avance assez vite ; l’action est palpitante et bien décrite, les personnages puissants. La fin est du grand guignol, mais nous sommes aux États-Unis, et le spectacle est obligatoire. Sans explosions ni massacres, rien ne passe la rampe. Toujours est-il que le Diable est vaincu, lui qui se prenait pour Dieu, fanatisé plus par sa haine que par sa compréhension du texte religieux. Une citation de Pascal vient à propos : « Les hommes ne s’adonnent jamais au mal avec tant de joie et de démesure que lorsqu’ils y sont poussés par leurs convictions religieuses » (incipit du Livre III, p.235). Ce qui s’applique à l’islam djihadiste s’applique aussi au judaïsme extrémiste à Gaza et au christianisme dévoyé américain. Les fous de Dieu sont partout…

William Diehl, Régner en enfer (Reign in Hell), 1997, Livre de poche 2001, 511 pages, occasion 1,90

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Henri Troyat, Grimbosq

Un roman oublié, où Grimbosq est le nom d’un architecte français qui, en 1721, est invité contre une forte somme d’argent à venir à Saint-Pétersbourg bâtir un palais pour le favori du tsar Pierre 1er. Le roman conte les dernières années du tsar terrible, qui a construit en vingt ans sa capitale sur les marais et a forcé sa cour à adopter des mœurs moins rustres, singeant les cours européennes.

Le pauvre Grimbosq va s’enliser dans ces mœurs à peine sorties de la sauvagerie, où la force impériale s’affirme par le knout et la décapitation, et le pouvoir de cour par la séduction des femmes trop faibles. Arrivé avec un beau salaire, des plans plein la tête, son épouse Adrienne et sa petite fille Louison, 6 ans, l’architecte Grimbosq deviendra très vite cocu avant de se révéler le dindon de la farce. Le palais du chambellan Romachkine est réussi, bien que peu original ; mais il est différent de ceux des architectes italiens en concurrence. Le tsar lui demande alors – ou plutôt il exige – qu’il bâtisse désormais une église sur une île de la Néva.

Grimbosq, et surtout sa femme, voudraient bien rentrer en France, mais comment mécontenter le tsar ? Comment résister à l’appel du génie ? Bâtir une église, même orthodoxe, ce n’est pas rien. Malgré le tyran ivrogne et brutal, pourtant fin politique, qui réunit sa cour lors de fêtes périodiques où les déguisements ridicules et les stations debout interminables servent à discipliner et à soumettre. C’est que Pierre 1er veut faire entrer la Russie dans la modernité. Vaste programme, toujours pas achevé, malgré Staline et Eltsine. Le conservatisme pesant règne dans les croyances, les mœurs et les esprits. Pierre le Grand secoue tout cela et la société résiste. « Deux siècles d’évolution en quelques années. Un cataclysme social. Que de colère sourde, que de saintes indignations avaient dû soulever tous ces changements parmi les tenants de l’ancien ordre des choses ! Comment ne pas admirer le potentat qui, contre vents et marées, conduisait son peuple vers un avenir européen ? » p.33 édition J’ai lu.

Comme Staline, comme Poutine, le tyran sait mieux que vous ce qui est bon pour vous. « Il faut que je m’occupe de tout moi-même, si je veux que l’ensemble tienne debout. Je dois apprendre à mes sujets comment servir et comment s’amuser, comment obéir et comment s’instruire. Car j’ai besoin de gens instruits et qui, pourtant, ne réfléchissent pas trop. La réflexion, c’est mon affaire. La science européenne est utile. Mais elle comporte un principe empoisonné : l’esprit d’indépendance, le goût de la discussion. Cela ne convient pas au peuple russe. Pour que le peuple russe soit grand et et fort, il importe qu’il soit à la fois cultivé et soumis. Des têtes de savant et des échines d’esclaves. Autrement, pas de salut ! L’Europe, après nous avoir tout enseigné, périra, minée de l’Intérieur, par l’excès de liberté » p.159. Ces mots, écrits par Henri Troyat en 1976, décrivent si bien la Russie d’aujourd’hui sous son tyran élu Poutine… Un demi-siècle n’a rien changé.

Adrienne tombera sous les assauts de Romachkine, en aura un fils quelle jure de son mari malgré les cheveux roux du bébé, pareils à ceux du chambellan, passera entre les mains des autres nobles, heureux de se faire une Française, puis deviendra catin, de soldats en marins, jusqu’à périr d’un coup de couteau dans une ruelle sordide du port. Quant à l’église, malgré le socle de pilotis, des fissures apparaissent sur les colonnes ; une tempête hivernale fait monter les eaux et fragilise encore le sous-sol. Pierre le Grand meurt et son épouse Catherine, devenue tsarine, décide d’arrêter les frais.

Grimbosq a tout perdu : sa fille, son épouse, son honneur et son église. Il est renvoyé en France avec le bâtard qui porte son nom.

Henri Troyat, Grimbosq, 1976, Flammarion, occasion €1,90, aussi en J’ai lu 1978, 252 pages, non référencé Amazon

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Les œuvres d’Henri Troyat déjà chroniquées sur ce blog

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René Barjavel, Ravage

Qui connaît « l’inventeur » de la science-fiction à la française ? Du moins celui qui a mis l’anticipation au cœur de ses romans dont le premier, Ravage, publié en pleine Occupation, en 1943. Ravage est à (re)lire car son ironie touche encore, sa satire de l’illusion technologique aussi, de même que le retour aux valeurs de base de l’humain, c’est-à-dire la sauvagerie quand rien ne va plus, et l’émergence d’un chef naturel lorsque tout doit recommencer.

François et Blanchette, deux jeunes de Provence « montés » à Paris, fils et fille de paysans comme il se doit à l’époque, vivent dans la technologie de l’année 2052, à peine un siècle après la publication du roman. Les trains sont hyper-rapides, à sustentation magnétique, les autos à propulsion nucléaire cèdent peu à peu la place aux autos à quintessence, carburant d’eau de mer, inépuisable et peu polluant ; les avions sont de gros cigares à hélice enveloppante ; les taxis, des « puces » à décollage vertical. Le livre audio permet de passer le temps, bien que le « journal » subsiste, le visiophone montre le visage de l’interlocuteur – ou non s’il est à poil sortant du bain comme Blanchette. Les vêtements sont synthétiques et moulants, les plus à la mode étant aux boutons magnétiques pour les fermer. Les engins et les meubles, comme les œuvres d’art, sont en plastec, matériau souple et résistant issu de la chimie moderne. L’alimentation est assurée par des usines qui font germer le blé sous radiations et composent par biotechnologie, issue des travaux d’Alexis Carrel, de la « viande » synthétique fort agréable, rendant inutiles les paysans. La population est donc de plus en plus nombreuse dans les villes et l’on a créé autour de Paris, désormais 25 millions d’habitants) d’immenses villes nouvelles aux noms marketing : Ville Radieuse, Ville d’Or, Ville d’Azur, Ville Rouge.

François Deschamps, à 22 ans, est peintre indépendant (non autorisé par le gouvernement) et tire le diable par la queue dans un atelier parisien de la rive gauche ; son amie d’enfance Blanchette, à 17 ans, est pressentie pour devenir la vedette de la radio nationale (car les nations ont subsisté), et la fiancée de son propriétaire, le jeune milliardaire Jérôme Seita, qui veut transformer Blanche Rouget en Regina Vox. François, premier au concours d’ingénieur agronome mais sorti de la liste sur intervention de Seita, veut épouser Blanchette qui, elle, hésite et préfère plutôt le confort de l’argent.

Drame de la technique qui change l’humain, le rend esclave matériel et soumis moral, avili, affaibli. La fable écrite en 1943 prend tout son sens lorsque l’on considère le contexte : Pétain et la Révolution nationale, la terre qui ne ment pas (mot d’Emmanuel Berl pour un discours du maréchal), l’arrière-plan idéologique allemand avec la critique radicale de la Technique par Martin Heidegger (proche du parti nazi à l’époque). Vaste sujet philosophique, dont déjà Platon en discourait : l’instruction ne vaut que pour une élite, le commun des mortels doit plutôt produire et ne pas réfléchir car les machines abêtissent et asservissent. Le Jérôme, minet fluet narcissique en haut de sa tour de Radio-300 (300 m au-dessus des toits du commun), est un faiblard physique et un faible moral qui croit que l’argent achète tout, comme la célébrité. Il sera inapte à la survie lorsque surviendra la Catastrophe.

Car elle survient, en pleine émission radio d’inauguration de la nouvelle vedette Regina. Lorsqu’elle va chanter, tout s’éteint. Plus aucune électricité nulle part, le courant électrique ne passe plus, le métal ferreux devient cassant. Les autos et les métros s’arrêtent – dans le noir absolu -, les avions tombent sur les immeubles, les trains sans freins ni moteur foncent dans l’inconnu. Plus d’armes à feu, plus d’énergie électrique, plus de climatisation, plus d’eau ailleurs que dans les rivières, plus de fermetures magnétiques, portes, coffres ou vêtements – les gens à la pointe de la mode se retrouvent tout nu : plus de civilisation. C’est fou ce que l’électricité permettait de faire…

Est-ce un phénomène naturel, une mutation des lois physiques ? Est-ce dû à la massive attaque des forces du « roi nègre » de l’empire sud-américain contre les anciens esclavagistes blancs des États-Unis nord-américain ? Nul ne sait, pas plus le vieux père de l’Académie des Sciences, convoqué par le gouvernement mais que la foule happe et lynche car la Science a failli. Le gouvernement, comme en 40, est impuissant, même le ministre de la Jeunesse et des Sports se révèle incapable de faire à vélo les quelques kilomètres entre Passy et le ministère.

Retour à l’âge de pierre, ou presque. C’est très vite la guerre civile entre bandes armées de bâtons et d’instruments en fer, où le plus fort agrège autour de lui des hommes qui raflent la nourriture. Très vite, le choléra va se déclarer. Le clergé et l’Église ont beau multiplier les messes en continu et officier jusqu’en haut de la tour Eiffel, Dieu s’en fout. Le ministre de la Santé morale, un prêtre, s’avère impuissant. Dieu punit les humains de leurs péchés et de leur laisser-aller hédoniste – thème très pétainiste.

François n’a qu’une idée en tête : retrouver Blanchette, la sauver et l’emmener avec lui pour le retour à la terre, en Provence chantée par Mistral et Charles Maurras – fort à la mode en ces années Pétain. Il marche à pied, monte les étages de la tour par l’escalier (interminable), retrouve Blanchette évanouie et fiévreuse. Une curieuse « maladie des pucelles » semble s’être déclarée en effet chez les jeunes filles pubères mais vierges avec la mutation électrique.

Nous sommes dans la satire ironique de l’époque Pétain, avec une aventure sentimentale en condition de survie, l’Exode de la ville et le retour à la terre avec fin morale « comme il faut ». Les « valeurs sûres » du travail manuel agricole, la hiérarchie « naturelle » du Patriarche à la Pétain qui gère la communauté autosuffisante, la phobie de la technique sous toutes ses formes, le bûcher des livres qui ne servent qu’à pervertir les esprits, la vie en familles élargies où les hommes sont polygames comme chez les Mormons parce qu’ils sont moins nombreux après la Catastrophe – tout cela sied à l’hebdomadaire collabo Je suis partout, où le livre est publié en feuilleton. L’auteur sera cependant blanchi en 1945 des faits de collaboration par le Comité national des écrivains, grâce à une lettre de Georges Duhamel.

Mais le livre va plus loin, il pousse à l’excès caricatural la pensée conservatrice de son époque, ce qui est une cruelle critique du pétainisme, au fond. Il est dit que François engendrera 128 enfants, « tous des garçons » avec huit femmes (dont 17 avec Blanchette) sauf une fille avec la dernière qui a 18 ans alors que lui en a déjà 129. Nous sommes dans la Bible, chérie du maréchal et des cathos tradis. Barjavel, petit-fils de boulanger, a toute sa vie (achevée en 1985 à 74 ans) pétri son pain lui-même. Nous sommes aussi, ce qui est plus curieux mais pas improbable si l’on connaît l’histoire des idées politiques, dans l’écologisme le plus contemporain. Vouloir tout arrêter, tout conserver, conduit inexorablement à en « revenir » au Livre, à la vie « d’avant » toute technique et tout État.

François va agréger autour de lui des hommes et des femmes qu’il connaît, les armer, trouver du transport par bicyclettes et charrettes, de la nourriture pour le voyage, sortir de Paris et de sa conurbation, atteindre enfin la Loire – qui fournit l’eau – passer les montagnes du centre pour aboutir à cette Drôme rêvée, curieusement préservée de la civilisation (et que les bobos investissent depuis la fin des années 1980). C’est que, depuis Paris, un gigantesque incendie a ravagé une bonne partie du pays, né d’une cigarette tombée dans une voiture abandonnée et avivée par la chaleur écrasante du climat qui s’est réchauffé (intuition prémonitoire !).

En ces temps où les gouvernements encouragent le tout-électrique, même pour les voitures, en cette époque de Bayrou moral et d’écologisme pétainisant, relire Ravage est un délice.

René Barjavel, Ravage, 1943, Folio 1972, 313 pages, €9,40, e-book Kindle €8,99

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Mona Ozouf, Composition française

Mona Ozouf, née Sohier à Lanilis en Bretagne, est agrégée de philo à Normale Sup en 1955, année où elle épouse l’historien Jacques Ozouf, dont l’oncle fut le résistant Pierre Brossolette. Devenue historienne de l’école et de la Révolution française, la chercheuse Directrice au CNRS quitte la neutralité aride de la science pour évoquer ses propres déterminismes.

Ce qui l’a faite ? La maison, l’école, l’église. Entre ces trois pôles, elle s’est construite en relatif. De la maison, elle retient son père militant culturel bretonnant, tôt décédé, et sa mère, institutrice laïque. De l’école, elle retient l’abstraction de l’individu qui permet l’égalité formelle, mais aussi le mérite qui établit l’inégalité réelle. De l’église, via sa grand-mère soucieuse des rythmes et des rites, elle retient le besoin de foi, l’histoire longue de la tradition, mais rejette le conservatisme pouvant aller jusqu’au fascisme des années Pétain.

Nation ou universel ? C’est entre ces deux pôles que s’est constituée la France, pays fait de bouts rapiécés de cultures différentes, parlant des langues diverses, et que seule la Révolution après les rois a su rassembler. La France a une longue histoire ; ses particularismes ont sans cesse entretenus la crainte de l’émiettement, des frondes, du communautarisme. D’où la centralisation royale, le jacobinisme révolutionnaire, la technocratie parisienne moderne.

Pourtant, c’est de ses particularismes que la France tire sa richesse, de sa diversité ses contrastes, de sa dispersion l’aspiration à l’universel. Comment, dans la nuit du 4 août, les députés élus de provinces diverses, d’états sociaux différents, avec chacun des revendications particulières, ont-ils pu d’un coup renverser la table pour établir la France unitaire et indivisible ? C’est là le grand mystère, celui qui conduit à nos jours via l’école, qui enseigne l’abstrait et l’universel en adaptant les particuliers. « La tranquille assurance que dispense l’école. Elle vient d’un credo central, celui de l’égalité des êtres. (…) Les règles du jeu scolaire sont simples et fixes pour la plus grande sécurité de tous : il suffit de les connaître, de s’y tenir. (…) Les goûts individuels, si volatils, si inquiétants aussi, n’ont pas ici leur mot à dire. Seuls les raisonnements justesse ressemblent, ce sont eux qui peuvent se partager entre les hommes » p.112. L’école incite à la ressemblance ; la maison au droit égal à exprimer les différences ; la croyance chrétienne à l’égalité ultime de tous devant Dieu.

Le communisme a eu, un temps, le mérite de concilier la foi en l’universel, l’union vers un même but, et l’accueil des nationalités – mais Staline a eu vite fait d’y mettre le holà, avant Mao, et l’auteur n’est pas restée longtemps communiste après les naïvetés de Normale Sup. Toute foi se veut intransigeante et exige la pureté. D’où les épurations diverses de tout processus révolutionnaire : « C’est le syndrome Sieyès : on commence par expédier les aristocrates en Franconie, puis on se débarrasse des Monarchiens, des Feuillants, des Girondins, tous assimilés les uns après les autres aux ennemis de la nation. A ce prix, on peut se retrouver enfin unis, égaux, et pareils. Tel est le legs que nous a fait la Révolution française : la passion de l’uniformité » 194.

D’où la réflexion de l’auteur sur les polémiques contemporaines, la reconnaissance des langues régionales, la question du genre, la menace du voile, le communautarisme gai-et-lesbien ou islamiste, le populisme anti-parisien. La pluralité est-elle une menace ? Pourquoi les partis appellent-ils sans cesse au « rassemblement » ou à « l’union », comme si les citoyens s’émiettaient en multiples communautés indifférentes aux autres ? Ne Mélenchon pas tout, même si le prurit de la démocratie par acclamation vient des révolutionnaires poussés au délire : « Ce qui sous-tend le rêve de cette démocratie immédiate, permanente et fusionnelle, c’est moins encore le sentiment de l’égalité des êtres que celui de leur similitude : des êtres semblables ne peuvent que concourir identiquement au bien collectif. Aucune place ici pour la reconnaissance du particulier : on postule, d’emblée, la volonté unitaire du peuple. L’unité cordelière [club des Cordeliers qui surveillait l’Assemblée et agitait le peuple des faubourgs, suscitant la Terreur de 1972], supposée conjurer la déliaison des individus, est autoritaire et étatiste, imposé d’en haut et identique pour tous » p.208. Seule la démocratie tempérée par la représentation permet de préserver les voix des minorités, et leur droit de différence. Montaigne, « qui lisait en latin écrivait en français, parlait gascon » (p.224), était-il moins « français » que le seront Boileau ou Voltaire ? Chacun est multiple, et apte à concourir au bien commun.

L’homme n’est pas sans qualités, l’être humain sans déterminations. « En chacun de nous, en effet, existe un être convaincu de la beauté et de la noblesse des valeurs universelles, séduit par l’intention d’égalité qui les anime et l’espérance d’un monde commun, mais aussi un être lié par son histoire, sa mémoire et sa tradition particulières. Il nous faut vivre, tant bien que mal, entre cette universalité idéale et ces particularités réelles » 241. Non, toutes les attaches ne sont pas des chaînes. « Le discours intégriste des universalistes repose sur l’illusion d’une liberté sans attaches » 242. D’où la nation composée, la « composition française ».

Toute émancipation suppose une appartenance, base d’un choix. Mais toute appartenance doit permettre de s’en dégager. Ce pourquoi l’auteur ose dire (en 2009) ce qui paraît (aujourd’hui) une offense à la doxa éveillée : « La mise en évidence du lien nécessaire entre liberté et appartenance change notre regard sur la revendication culturelle. Si l’on tient la liberté pour un principe non négociable, tous les groupes ne se valent pas, toutes les cultures n’ont pas la même dignité, tous les attachements n’ont pas le même poids, toutes les situations n’ont pas la même autorité. On peut alors refuser d’accorder la moindre complaisance aux pratiques antidémocratiques, au motif qu’elles seraient justifiées à l’intérieur d’une culture particulière : esclavage, excision, répudiation, châtiment corporel pour les déviants de toute nature n’ont pas à être tolérés davantage que le sacrifice humain. Il est également impossible d’admettre la tyrannie du groupe sur les individus qui le composent ; nécessaire, en revanche, de les protéger contre le procès l’hérésie ou d’apostasie » 245.

Mona Ozouf, Composition française – Retour sur une enfance bretonne, 2009, Folio 2010, 218 pages, €8,30, e-book Kindle €7,99

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Gabriel Chevallier, Clochemerle

Le siècle dernier nous a légué certains petits romans qui demeurent des délices de lecture – ou de relecture. Je relis en effet Clochemerle, chronique d’un village français moyen, sis dans les monts du Beaujolais. Il y a, comme toujours, le maire, le curé et l’instituteur, plus le notaire, le docteur et le pharmacien, mais aussi la baronne, cheftaine des enfants de Marie et proche de l’archevêque de Lyon. Sans parler des relations éloignées, le député Focart et l’ancien ministre Bourdillat, enfant du pays. Tout ce petit monde grenouille entre les vignes du Seigneur, plus ou moins imbibé entre deux vendanges, et la grande affaire est de s’affairer entre les cuisses des femmes.

Mais ne voilà-t-il pas qu’une lubie a traversé le chef ambitieux de Barthélemy Piéchut, maire de Clochemerle-en-Beaujolais ? Il l’a confiée à Ernest Tafardel, l’instituteur pédant et lyrique, mais bon faire-valoir manipulable à merci. « Je veux faire construire une pissotière ! » – la seule du village, où jusqu’ici chacun faisait où il voulait. En 1922, date de l’histoire, le progrès d’après-guerre passait par l’édification de services publics.

Piéchut est un gros vigneron, gros propriétaire, gros ambitieux et gros matois, en bref un Gros. Il s’est fait (presque) tout seul car c’est en fait sa femme qui lui a apporté les vignes qui font sa fortune. Car, si tout tourne publiquement autour des hommes, les femmes sont toujours à la manœuvre en coulisses. Tel est le délice de ce roman du terroir saturé d’humour français, d’une tendresse rabelaisienne pour la bonne chère, le bon vin et les bonnes femmes. C’est avec truculence que l’auteur s’aventure dignement dans la gaudriole. Car l’urinoir va déchaîner les passions rentrées et mettre au jour les clans politiques qui grimpent aux rideaux à propos de cet édifice nouveau – dont l’idée date pourtant des Romains.

La pissotière est édifiée place de l’Église, à l’entrée de l’impasse du Moine, où se morfond une vieille fille laide et destinée à le rester, la Justine Putet dont la vertu manque cruellement d’infortunes. De voir défiler tous ces gaillards qui se tâtent et se rajustent là où, justement, elle aurait aimer porter au moins une fois la main, raidissent la Putet, au point de la pousser aux extrémités. D’autant que l’Adèle de l’auberge et la Judith des Galeries en face, rivalisent d’amants au su de tous. La vieille fille va se plaindre au maire, qui demande une pétition ; elle va se plaindre au curé, le bon pas futé Ponosse, qui préfère rester en paix ; elle va se plaindre à la baronne Alphonsine de Courtebiche, qui y voit une offense à la vertu et un mauvais exemple pour ses enfants de Marie de 14 à 18 ans. L’une d’elle, d’ailleurs, la Rose Bivaque, vient de tomber enceinte d’un gars du pays en permission de service militaire, le Claudius Brodequin. Il a trouvé chaussure consentante à son pied viril. Le village, les parents, la baronne, vont les pousser à se marier.

Dès lors, tout va s’enclencher, le climat se mettant de la partie, grillant les cervelles sous un soleil de plomb avant de déclencher des orages mémorables aux meilleurs moments du récit. Le cafetier Toumignon, porté à boire par ses copains et défié de contrer le curé qui va tonner (mezzo voce) en chaire contre l’édifice impudique et provocateur en face du lieu saint, ose proférer après le sermon cette apostrophe : « Il n’a pas défendu de pisser, votre bon Dieu ! » – maxime qui ne fait que dire la réalité, mais qui déclenche un scandale de vertu. Nicolas le suisse en belle culotte moulante, s’approche avec sa hallebarde vermoulue pour bouter dehors ce Satan qui ose profaner la messe. Lequel résiste, la hallebarde du suisse se brise en entraînant la chute de la statue de saint Roch, qui se casse. Je ne résiste pas à citer ce paragraphe grandiose et lyrique qui clôture la scène :

« Un long gémissement d’horreur part du groupe consterné des pieuses femmes. Elles se signent peureusement devant les prémices d’Apocalypse qui se déroulent dans le bas de l’église, où gronde maintenant sans arrêt les abominables maléfices du Maudit, incarné en la personne blafarde et malsaine de Toumignon, qu’on savait ivrogne, cocu, débauché, et qui vient de plus de se révéler farouche iconoclaste, capable de tout piétiner, de défier ciel et terre. Les croyantes, saisies d’une crainte sacrée, attendent le suprême fracas des astres s’entrechoquant et croulant en pluie de cendres sur Clochemerle, nouvelle Gomorrhe, désignée à l’attention des puissances vengeresses par l’usage éhonté que Judith la Rousse fait de ses appâts, vraie litière à pourceaux, où Toumignon et bien d’autres ont commercé avec les démons ignobles qui grouillent comme nœud de vipère dans les entrailles de l’impure. Instants de terreur indicible, qui rend bêlantes les pieuses femmes, lesquelles pressent fébrilement sur leur poitrine sans prestige des scapulaires racornis par les sueurs, et transforme les enfants de Marie en vierges défaillantes qui se croient assaillies par des hordes infernales, monstrueusement pourvues, dont elles sentent sur la frissonnante chair de leurs corps intacts les sillages obscènes et brûlants. Un grand souffle de fin du monde, à relents de mort et d’érotisme, balaie l’église de Clochemerle » p.199.

Après le scandale dans l’église, l’affaire de la pissotière va remonter à l’archevêque, qui va tenter de susurrer au ministre que l’Église pourrait appuyer sa candidature à l’Académie française s’il faisait quelque chose, tandis que le député montant Focart s’emploie à dénoncer les suppôts de la réaction. Prudemment, le ministre s’en remet à son chef de cabinet, qui s’empresse de remettre le dossier au premier secrétaire, lequel le dédaigne au profit du second secrétaire, qui a d’autres chattes à fouetter en maison et l’envoie au troisième secrétaire, qui finit par le confier à un sous-chef disponible. Les instructions au préfet partent donc d’un sous-fifre aigri sans aucune responsabilité. La politique comme l’Administration en prennent pour leur grade.

C’est ensuite au tour de l’Armée, car le préfet, dont l’épouse avisée est absente et ne peut le conseiller, décide d’envoyer la troupe en manœuvre plutôt que la gendarmerie enquêter. Les badernes se renvoient la balle hiérarchiquement, comme dans l’Administration, et le général confie l’ordre au colonel, lequel mandate un commandant qui se défile sur un capitaine. Ce dernier est de la Coloniale, sorti du rang durant 14-18, faute de combattants. Un vieux de la vieille qui ne recule devant rien et ne connaît rien à la politique. Il faut sévir, il va sévir. L’auteur, qui a écrit La Peur, un beau livre de guerre sur son expérience à 20 ans, ne porte pas les militaires dans son cœur, encore moins les galonnés !

Le village investi, les pissotières surveillées, le café d’en face pris d’assaut, les passions vont s’exacerber. Tant de jeunes gars bien bâtis pour toutes ces femmes qui se lassent des mêmes maris et voisins en vase clos, quelle aubaine ! Le capitaine va lutiner la plantureuse aubergiste, dont une âme « vertueuse » va dénoncer les agissements érotiques, et cela va se terminer en bagarre générale devant les pissotières, avec deux coups de feu tirés, faisant un mort, l’idiot du village qui passait par là, et une blessée, la femme de l’aubergiste touchée là où elle avait péché. C’est le scandale. Tant de bruit pour si peu. La honte de la vertu face aux conséquences. La réaction est écrasée, le progrès exige la tolérance.

Quand à dame Putet, tous ces physiques à jamais hors de sa portée, ces passions à jamais flétries pour elle, cela la rend folle ; littéralement. Elle sort à poil – et ce n’est pas beau à voir – et va éructer dans l’église son fiel. Comme quoi la vertu toute nue n’a rien d’attirant. Le maire deviendra sénateur, la baronne le considérera d’un autre œil, il favorisera l’élection comme député de son falot de gendre.

Gabriel Chevallier, décédé en 1969, livre à partir d’un microcosme français toute une humanité d’époque dans son jus, avec des portraits hauts en couleur et des émotions éternellement humaines. Des villages comme celui-ci, on en trouve un peu partout en France avec leurs passions, leurs humeurs, leurs appels aux politiques et leurs votes extrémistes. Ils sont toujours actuels.

Un roman drôle, qui fait réfléchir avec humour sur les travers des positions théâtrales, des petites magouilles politiques entre ennemis, des désirs qui s’assouvissent d’autant plus brutalement qu’ils ont été trop longtemps frustrés – la vie qui va, se génère et se transmet.

Gabriel Chevallier, Clochemerle, 1934, Livre de poche 1974, €8,70

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Tony Hillerman, Le peuple de l’ombre

Tony Hillerman, décédé à 83 ans en 2008, était fils de descendants allemand et anglais, mais il est né en Oklahoma et s’est intéressé en anthropologue journaliste aux Indiens Navajos et Hopi. Il invente en 1980 le personnage de Jimmy Chee, Navajo élevé à l’université des Blancs mais qui n’oublie pas ses racines car son univers indien crée harmonie et beauté. Bien loin de celui des Blancs, prédateurs et violents.

Chee est membre de la police des réserves et envisage d’intégrer le FBI, dont il a passé les épreuves avec succès. « Ce premier pas consistait, pour Jimmy Chee, à étudier l’homme blanc et ses coutumes. Lorsqu’il serait parvenu à comprendre le monde de l’homme blanc, ce monde où se mouvait son Peuple, il pourrait prendre une décision. S’incorporerait-il au monde de l’homme blanc ou resterait-il un Navajo ? » Pour cette affaire policière, il est contacté par Madame Vines, épouse d’un riche ex-prospecteur de la région, pour retrouver un coffret volé, alors que son mari est à l’hôpital. Elle sait qui a fait le coup, un Indien du Peuple de l’ombre, membre de l’église américaine dit du peyotl car elle use des pouvoirs hallucinogènes de ce petit cactus contenant de la mescaline pour avoir des visions.

Justement, il y a trente ans, une vision du grand prêtre a écarté du puits de mine en cours de forage pour y trouver du pétrole six Navajos. Le puits a explosé, tuant tous les employés à proximité, y compris le géologue. On n’a retrouvé que de rares restes humains tant le souffle a été puissant. B.J. Vines et arrivé deux ans plus tard et a racheté le terrain délaissé, prospectant pour son propre compte. Il y a trouvé de la pechblende, autrement dit du minerais d’uranium hautement radioactif, qui a fait sa fortune. Il a revendu sa mine et jouit d’une immense richesse, mais ne parle jamais de son enfance ni de sa jeunesse. Il garde dans une cassette déposée dans un coffre de son bureau, derrière la tête empaillée d’un tigre qu’il a tué, diverses babioles souvenirs. Il a été un grand chasseur et des trophées sont exposés un peu partout dans sa maison.

Jimmy Chee découvre vite qui a volé le coffret, malgré les bâtons dans les roues mises par le shériff de l’État Sena, dont le grand frère a été tué lors de l’explosion, et qui garde jalousement toutes les informations sur cette enquête qui n’a jamais abouti. Le « sorcier » navajo du peyotl est mort d’un cancer, son fils aussi, et son petit-fils se meurt également. Très vite, son cadavre est volé à l’hôpital, ainsi que ses effets. Pourquoi ? A quelles fins ? Chee enquête, usant de la langue navajo autant que de l’anglais pour interroger vieilles femmes et jeunes garçons et remonter la piste de qui sait quoi. Il rencontre Mary, une Blanche et blonde anglo à une vente de charité et l’adjoint à son enquête. Ils prospectent la presse, se font tirer dessus.

Car un mystérieux tueur qui ne laisse aucune trace élimine des gêneurs sur commande anonyme depuis plusieurs années dans divers États sans que le FBI puisse lui mettre la main dessus. Il va croiser involontairement la route de Jimmy Chee…

Un bon roman policier ethnologique qui change des rodomontades et du machisme habituel des Yankees avec leur lot de défouraillement à tout va et d’explosions spectaculaires. Ici, c’est plus la relation humaine et l’usage des petites cellules grises qui importe.

Tony Hillerman, Le peuple de l’ombre, 1980, Folio 2015, 272 pages, €9,40

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Jego & Lépée, La conspiration Bosch

Un bon roman historique qui se passe dans l’Europe du XVIe siècle, durant la Renaissance. La profusion et l’étroitesse de chacun des 64 chapitres donne un peu le tournis, d’autant que l’on passe d’un personnage à l’autre et d’un lieu à un lieu différent, mais la mayonnaise réussit à prendre.

Tout commence à Bois-le-duc, au nord du Saint-Empire romain germanique, sous le règne de Maximilien de Habsbourg. Des églises sont profanées par des cadavres découpés en morceaux et arrangés en singeant le calvaire du Christ. Ce sont des croix à l’envers, des torses affublés de têtes de cochon ou des troncs flanqués de pattes de bouc. Comme si le diable était revenu sur la terre et plantait sa griffe en cette année 1510, pour préfigurer l’Apocalypse prévue par les textes. D’autant que le chiffre de la Bête, 666, apparaît mystérieusement sur les restes de chair – ce qui est tu par l’Église…

La terreur monte dans les chaumières et le peuple des villes commence à gronder. Des émeutes éclatent, des incendies s’étendent. Le pape Jules II ne fait rien, hésitant à excommunier tout le Saint-Empire, d’autant qu’il n’a pas couronné encore l’empereur récemment élu. Les grandes puissances autour s’agitent, car il s’agit bel et bien de politique. La religion n’a que faire dans ces événements, elle ne sert (comme toujours) que de prétexte pour agiter les âmes simples.

Le jeune et bouillant Henri VIII d’Angleterre veut envahir la France avec l’aide de Maximilien du Saint-Empire ; la France veut faire excommunier ledit Saint-Empire pour éviter l’alliance des États allemands avec l’Espagne. Le Saint-Empire bouillonne de révolte contre l’Église de Rome, sa corruption et ses prévarications. Le pape vieillissant est au carrefour de ces intrigues et doit mesurer sa parole et ses actes.

Mais ne voilà-t-il pas que les artistes s’en mêlent, réunis en confrérie puissante pour défendre leurs propres intérêts, ou simplement la libre expression de leur art ? Léonard de Vinci reprend la peinture devant la fille de Ginevra, peinte sans les mains 25 ans plus tôt. Hiéronymus (Jérôme) Bosch poursuit ses figures hantées d’humains tentés par le vice et en parsème ses tableaux. Il semble curieusement inspirer certaines des compositions de chair humaine qui profanent les lieux sacrés. Le beau Raphaël, auprès du pape, intrigue avec un sourire cruel. Le vieux peintre Giorgione cherche à s’opposer aux malversations mais finit mal. L’Europe gronde, les peuples y voient la fin du monde, tandis que les hérétiques allemands relèvent la tête.

La belle Gabriela, noble florentine d’un père banquier très riche et fille de Ginevra, tombe amoureuse de Philippe le Beau, fils de Maximilien. Mais celui-ci est enlevé brutalement un soir à Milan alors que la jeune fille venait de le quitter. Elle n’aura de cesse de le retrouver, mettant au jour par son obstination un sombre complot dont les ramifications s’étendent à toute l’Europe, avant de disparaître. Philippe non plus ne reparaîtra jamais devant son père, soi-disant mort de la peste qui sévit à Venise, laissant l’éducation à la royauté de son fils Charles à son père. Le gamin de 10 ans deviendra quand même Charles Quint.

Léonard, vieillissant, diminué, cherche l’essence qui anime le corps humain en disséquant des cadavres, tout en s’appuyant sur l’épaule lisse du bel éphèbe blond Lorenzo qui le sert. Il lui caresse la tête, constamment ébouriffée comme s’il sortait du lit (ce qui est souvent le cas, suggère l’auteur), ou passe sa main le long de ses côtes pour une caresse tendre. Il est mandaté par le pape pour enquêter de façon scientifique et esthétique sur les compositions de morceaux humains que la crédulité populaire attribue au diable – mais que le pape, prudent, veut croire à la méchanceté humaine. Tandis que le chevalier Bayard, sous les ordres de Louis XII de France, cherche à modérer les forces qu’il a lancées en premier pour déstabiliser le Saint-Empire.

C’est une course échevelée pour mettre au jour la vérité, un faisceau d’intrigues croisées qui mêlent comme d’habitude la politique à la foi, la communication à la vérité, les manigances humaines au diable sous prétexte de stratégie chrétienne. Le roman est assez bien composé, un peu rapide malgré passion et aventure, mais le lecteur ne s’ennuie pas.

Yves Jego & Denis Lépée, La conspiration Bosch, 2006, Pocket thriller 2007, 410 pages, occasion €2,73 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Vieille ville d’Amsterdam

En ce dimanche, il fait soleil mais froid. Un vent glacé vient de la mer du Nord. C’est emmitouflé dans nos vestes et nos écharpes, certaines portant même des gants, que nous allons arpenter la vieille ville d’Amsterdam entre les trois canaux principaux de Messieurs les bourgeois (Heren), du roi (Keizer) et des princes (Prinsen). Ces canaux concentriques forment une toile d’araignée qui enserre les quartiers et irrigue toute la vieille ville des marchandises apportées par les bateaux. Le nom de la ville vient de la digue (dam) sur l’Amstel (la rivière).

Nous commençons face à la gare ferroviaire d’Amsterdam Central station. Sa construction a bouché l’entrée du vieux port qui arrivait auparavant juste devant la bourse de commerce, le long du Damrak. Les trois croix de saint André que l’on voit représentées un peu partout sur les panneaux municipaux sont les trois mots de la devise de la ville : « héroïque », « déterminée », « miséricordieuse » – ou, selon la tradition populaire, les trois menaces principales : eau, feu et peste.

Nous passons devant l’église Saint Nicolas mais nous n’y entrons pas. Toutes les églises sont payantes en Hollande. Nous empruntons une rue qui s’appelle Nieuwe Brugsteed, pour aller sur les canaux centraux du quartier rouge. Car dans le port d’Amsterdam, il y a des marins, et les marins ont besoin de dames plus que de hamsters. C’est donc dans ce quartier « chaud » que se tiennent les vitrines au rideau rouge derrière lesquels se pavanent les dames dévêtues, surtout ouverts le soir. En ce dimanche matin, nous ne voyons qu’une ou deux praticiennes en string qui exhibent au soleil derrière les vitres des formes à la Rubens. Le guide, bien que grande folle, prend un ton pincé pour évoquer avec la pruderie bourgeoise dégoûtée de rigueur ce qui se passe ici le soir. Des sex-shops côtoient des vendeurs de cannabis et la rue elle-même sent le sexe. Il y a même un musée du hash. Un père et deux jeunes ados, des Français, remontent l’endroit : curiosité ou éducation ? Comme par dérision, le quartier chic et branché est juste dans le prolongement du quartier chaud, le long du canal Oudezijds Voorburgwal. Ici les appartements sont rares et chers.

Nous traversons plusieurs canaux sur des ponts, à la vénitienne, pour aboutir au City Hall, bâtiment moderne qui contient l’opéra, construit sur l’ancien quartier juif rasé sous l’occupation. La statue de Baruch Spinoza (1632–1677), né à Amsterdam, y a été spécialement érigée. Nous traversons l’Amstel, rivière au nom de bière, pour emprunter la rue Amstel jusqu’à Rembrandtplein. C’est ici le quartier le plus chic et le plus cher de la ville. Des voitures de luxe sont garées en épi le long du canal, des Porsche, des SUV BMW, des Teslas électriques, tandis que de l’autre côté de la piste cyclable aux vélos incessants (sans passage piétons !), s’élèvent des façades étroites mais richement décorées, notamment dans le haut. Si les maisons sont resserrées, c’est parce que l’impôt foncier était calculé sur la largeur de la façade. La richesse ostentatoire consistait donc à avoir une façade très large.

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Delft

Delft la ville n’est pas très loin de là. Sur la place, des boutiques de faïence et de fromage.

Un ado blond pâle aux joues rouge fait claquer son skate en essayant de le retourner au pied, sans succès. Il est perdu dans sa musique entre les oreilles, le nez au vent, le corps en fête, à peine vêtu d’un sweat noir à capuche.

Nous visitons la nouvelle église, Niew Kirk, autrement dit protestante, avec la chaire au centre et son abat-voix, aime à répéter le rabat-joie de guide. Cette église gothique est devenue une sorte de panthéon de la maison d’Orange.

Dans le chœur s’élève le mausolée de Guillaume de Nassau, père de la patrie. Il a pris la tête du soulèvement des Provinces Unies contre Philippe II d’Espagne. Il est présenté en gisant de marbre blanc, son chien fidèle à ses pieds, une fille en bronze soufflant dans la trompette de sa renommée, entouré de colonnes ou s’adossent les quatre vertus théologales, tandis que des Putti nus en bronze surmontent le tout. Sur le pourtour est dessiné un chemin de rois, des plus anciens jusqu’aux plus récents.

Après le déjeuner au De Waag, nous visitons les canaux de Delft, petite ville à taille humaine avec des portes au ras de l’eau pour décharger les marchandises comme à Venise.

Les vieilles façades ont des toits à redans. Une plaque indique sur un coin de la place l’endroit où le père de Vermeer avait sa boutique.

La Vieille église du XIIIe siècle contient les restes de Vermeer sous une dalle, du moins le croit-on, ainsi que les restes de sa femme, de sa belle-mère et de trois de ses onze enfants sous la même dalle familiale. Personne ne sait si la dépouille du peintre est encore dessous.

Le registre funéraire de la Oude Kerk (vieille église de Delft) atteste où l’artiste repose. Mais un document exposé au Prinsenhof indique qu’il a été enterré avec les honneurs, son cercueil porté par 14 personnes avec sonnerie de la cloche de l’église. La chaire est ornée des quatre évangélistes avec leurs animaux symbole, le tétramorphe.

Un vitrail de 1960 raconte toute l’histoire des Pays-Bas.

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Barbarano Romano

Nous nous transférons jusqu’à Barbarano Romano pour une randonnée dans le parc Archéologique de Marturanum.

Barbarano ne fait pas référence aux barbares mais à sainte-Barbe, une mégalomartyre fin IIIe siècle sous Dioclétien. Comme dans toutes les histoires édifiantes faites pour faire préférer le ciel à la terre, elle refuse le mariage, s’évade de la tour où l’a enfermée son père, a le corps savamment torturé, on lui brûle le sexe (après l’avoir probablement violée), lui tranche les seins, avant de la décapiter et de brûler ses restes, Évidemment le Ciel châtie les méchants, tue Dioclétien par la foudre, pétrifie le berger qui l’a dénoncée et change ses moutons (pauvres agneaux innocents) en sauterelles. La barbe ! Ne voulant pas prononcer son prénom païen, les chrétiens l’ont appelée jeune barbare – d’où Barbe.

Nous visitons la tour du roi Desiderio du XIIIe siècle et voyons reconstitués les murs écroulés en 1936. Une messe a lieu dans la petite église près de la porte d’entrée des remparts tandis qu’une séances de taï-chi a lieu dans l’église principale du village (!).

Au lavoir du village, nous rencontrons une française en retraite qui lave ses serviettes et les étend sur des fils. Elle habite juste au-dessus depuis trente ans car la vie est moins chère et elle aime le pays. « Mais il n’est pas facile de s’y intégrer », nous dit-elle.

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Viterbe 1

Direction Viterbe par les autoroutes, où nous descendons à l’hôtel Tuscia au bord de la vieille ville, un trois-étoiles à l’italienne au 41 via Cairoli.

En trois heures, nous visitons à pied Viterbe, ville médiévale et Renaissance ceinte de remparts. Elle a abrité des papes car Mathilde de Toscane a donné la ville à la papauté en 1077. Les papes viennent s’installer ici en 1257 pour échapper aux désordres à Rome, avant de s’exiler à Avignon. D’où ces Terme dei Papi qui n’ont rien à voir avec les seniors mais avec les papes. La ville garde de grands noms comme les Chigi (le palais à Rome du président du conseil), les Farnese, les Piccolomini.

L’église de Santa Maria della Salute date du début XIIIe sur la volonté du maître Fardo d’Ugolino, de la congrégation des notaires. La façade rectangulaire est de pierre rose et blanche et le portail gothique. Deux ragazzi passent en copains, pieds nus en baskets, bermudas et tee-shirts moulant. Ils sont tout fringants de jeunesse.

La place San Lorenzo occupe le terrain de l’ancienne acropole étrusque. Un érudit qui a retiré ses chaussures lit un gros livre relié en plein air, les lunettes sur le nez. Un couple désassorti fait penser à une jeune Ukrainienne blonde accouplée à un vieux latin chauve. Mais cela empêche-t-il l’amour ?

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Les sages illustres sont des esclaves populaciers, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit ses anathèmes contre les fausses valeurs et les faux valeureux de son siècle et de son pays. Il s’en prend aux « sages illustres », réputés avoir de la sagesse et célébrés pour cela. Mais ces faux maîtres ne sont pas ce qu’ils paraissent : « Vous avez servi le peuple et la superstition du peuple, vous tous, sages illustres ! – mais vous n’avez pas servi la vérité. Et c’est précisément pourquoi l’on vous a vénérés ». Les faux sages agitent l’illusion qui plaît au peuple, pas la vérité toute nue ; il couvrent le vrai, trop douloureux, d’un voile pudique qui l’atténue ou le travestit.

Qui sont les « sages illustres » de Nietzsche ? Ceux de son temps avant tout, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, mais pas seulement. D’antiques « sages » n’en sont pas à ses yeux : Platon et son illusion du ciel des Idées, Jésus et son illusion d’autre monde et de valorisation de l’esclave. L’illusion d’un Dieu, de l’esprit détaché de la chair et de « l’âme » qui survit au corps, d’un au-delà, du sens de l’Histoire, de l’égalité réelle de tous les hommes, de la volonté générale, de la démagogie politique, du tyran qui sait tout. Il s’agit, encore et toujours de flatter la populace, son ressentiment contre tout ce qui la dépasse, d’aller dans son sens, de la caresser dans le sens du poil – de l’endormir.

« Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui habite les forêts », ou les déserts, ou les hautes montagnes, ou qui va loin sur la mer – enfin tous ces lieux où l’on est seul et où l’on peut se retrouver soi-même et penser soi, sans les parasites de la famille, du milieu et de la société. L’esprit libre sait que le peuple n’a pas raison mais préfère penser en meute, au degré zéro de la foule sentimentale et apeurée. « Car la vérité est là où est le peuple ! Malheur ! Malheur à celui qui cherche ! – ainsi a-t-on toujours parlé. » L’Église a ainsi dominé la pensée et lancé ses inquisiteurs contre tous les hérétiques, ceux qui ne pensaient pas comme le Dogme. Avant les communistes, armés de la bible de Marx qui expliquait le capital, l’économie et toute l’histoire par la domination. Avant les fascistes et nazis qui faisaient du Peuple un nouveau Dieu qui était resté sain, immuable, vrai contre les politiciens faux et corrompus. Oh, ne nous gaussons pas de ces arriérés, jusque dans les années 1950 l’Église catholique a vilipendé les recherches qui ne convenaient pas à leur décence, et les églises protestantes américaines ne cessent de renier encore aujourd’hui la rotondité de la Terre ou l’évolution des espèces. Quant au Peuple divinisé, tous les démagogues d’extrême-droite, de Trump à Poutine, en passant par Zemmour et tous les Le Pen, y croient et l’agitent pour se justifier. Voix de Dieu, voix du peuple, telle est l’inversion des valeurs.

Les faux sages ont « voulu donner raison à [leur] peuple dans sa vénération. (…) Endurants et rusés, pareils à l’âne, vous avez toujours intercédé en faveur du peuple. » Or vénérer n’est pas chercher la vérité. Celle-ci n’est pas une croyance mais une inlassable curiosité suivie d’expériences, d’essais et d’erreurs qui dérangent, mais avec une méthode qui permet de poser quelques lois de la nature qui permettent de mieux la comprendre. Lois révisables par l’avancée de la connaissance, mais cumulables comme la géométrie se cumule avec la gravitation, et celle-ci avec la relativité générale. Une recherche scientifique qui est comme la vie, en perpétuel devenir. Mais que peut vouloir « le peuple » de telles billevesées qui le dépassent ? Il veut ne pas être dérangé, il veut Dieu et la Croyance car c’est plus confortable, ça répond à tout, ça permet de rester au chaud dans « la communauté ».

« Véridique – c’est ainsi que j’appelle celui qui va dans les déserts sans Dieu, et qui a brisé son cœur vénérateur. » Le véridique n’est jamais satisfait, il n’étanche jamais sa soif, il ne se repose pas « car où il y a des oasis, il y a aussi des idoles » – le chercheur-professeur Raoult a cherché jusqu’à en être lassé et, imbu de lui-même, a sacrifié à une intuition personnelle, son idole, pour croire et faire croire que la chloroquine traitait le Covid qui n’était qu’une grippette. « Libre du bonheur des serfs, délivrée des dieux et des adorations, sans crainte et terrifiante, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique ». Si les derniers termes pouvaient s’appliquer au professeur Raoult, aucun des premiers ! Il adorait qu’on l’adule, il jouissait du bonheur de sa réputation, il avait besoin des médias et de la ville. « C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, en maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris – les bêtes de somme. » On pourrait en dire autant du caïman émérite Badiou à Normale Sup, et de tant d’autres sages du peuple ou gourous des intellos.

Nietzsche ne leur en veut pas mais ils restent pour lui toujours « des serviteurs et des êtres attelés », « grandis avec l’esprit et la vertu du peuple », donc incapables de s’élever. De bons serviteurs, fonctionnaires de la pensée de masse, mais pas chercheurs de vérité. Car on ne trouve que ce que l’on cherche, et si l’on cherche pas plus loin que le bout de son nez et qu’on reste dans l’opinion commune, on ne risque pas de découvrir grand-chose. Ce pourquoi Poincaré, qui avait les connaissances mathématiques suffisantes mais restait bien conventionnel, n’a rien vu de la relativité que le fantasque Einstein a découvert. Lui a su penser autrement, faire un pas de côté, explorer des voies non balisées. « Le peuple ne sait pas ce qu’est l’esprit ». Il cherche le confort, pas ce qui remet en cause et fait souffrir ; il cherche la croyance, toute faite, totale et collective, plutôt que de penser autrement, dans la solitude glacée hors du troupeau.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Église Saint Cornély de Carnac

L’église est au carrefour des rues principales du bourg.

Elle est très chargée, essentiellement du XVIIIe siècle avec des vitraux de la fin XIXe. Elle est dédiée à saint Cornély (Cornélius en latin, Corneille en français), 21ème pape et martyr du troisième siècle, de 251 à 253. Il a été « persécuté » par l’empereur romain Trébonien Galle qui ne l’a pas mis à mort mais simplement exilé à Civitaveccia où il se serait éteint de mort naturelle. On connaît pire comme « martyre » chrétien… Sa légende, selon laquelle il aurait été poursuivi par des soldats romains jusque sur la côte de Carnac et les aurait changés en pierre, est une fausse vérité de la religion. Il est représenté en façade par une statue en pierre colorée du XVIIe entourée d’une vache et d’un bœuf, il est le protecteur des bovins et aussi, dit-on je ne sais pourquoi, des enfants.

L’intérieur de l’église est surchargé de boiseries peintes et de tableaux. Les anges potelés nus hantent les lambris au-dessus des saints personnages, ce qui donne une ambiance païenne et très charnelle à la foi. Le désir est un enfant innocent, évanescent, une pure nuée née de l’Esprit.

Ce qui est rare est une représentation de Dieu le Père dans la nef tenant le Fils dans ses bras sous la Trinité du Saint Esprit au-dessus d’eux.

Le plafond de bois peint raconte des scènes de la vie du Christ et de la Vierge. L’orgue classé de 1775 permet des concerts, assez nombreux en cette période estivale.

L’intérieur de l’église connaît un va-et-vient incessant de touristes, quelques-uns agrippés par des jeunes catholiques bénévoles qui s’empressent d’expliquer sa fonction et ses décors religieux à une masse déchristianisée de plus en plus inculte.

Le marketing n’est pas absent car une boite aux dons est proposée pour « participer aux travaux de rénovation de l’éclairage » avec, raffinement psychologique, la possibilité de « planter un clou » doré dans un tronc d’arbre pour manifester son don. Comment refuser ce plaisir aux petits ?

Des familles vont et viennent, dont un petit blond en combinaison de surf noir qui moule son torse étroit mais bien dessiné et met en valeur ses épaules carrées. La combi noire qui cache pudiquement le corps se veut une sorte de burkini pudique pour cathos. Mais elle moule la poitrine comme le ventre de façon intime ; ceux qui passent en short et T-shirt sont moins exposés. Le gamin est accompagné de son frère un peu plus jeune vêtu de même, espiègle comme la sœur. Leur mère ou tante est un grand échalas anorexique à la robe fleurie trop courte pour ses pattes de héron et une coiffure en pétard de la dernière mode cool-chic ridicule.

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Je n’aime pas les prêtres, dit Nietzsche

Père pasteur, mère dévote, sœur pronazie, Friedrich Nietzsche avait tout pour haïr le christianisme, une religion d’esclaves, disait-il. Pourtant, Zarathoustra laisse aller les prêtres. Bien que ce soient ses ennemis, « parmi eux aussi il y a des héros ; beaucoup d’entre eux ont trop souffert – c’est pourquoi ils veulent faire souffrir les autres. » L’air est connu du criminel à l’enfance malheureuse, ce qui l’absoudrait sous les circonstances atténuantes. Mais les prêtres, tout comme les criminels, sont des ennemis : il ne faut pas l’oublier et Zarathoustra ne l’oublie pas.

« Rien n’est plus vindicatif que leur humilité », dit-il « et quiconque les attaque a vite fait de se souiller. » Ce sont des prisonniers de leur foi, des réprouvés que leur Sauveur a marqués au fer. « Au fer des valeurs fausses et des paroles illusoires ! » Qui va les sauver de leur Sauveur ?

Ces valeurs et ces paroles sont enfermées dans des églises sombres à faire peur, et ne s’énoncent pas au grand soleil rayonnant. Peut-on s’élever dans des cavernes ? Par un chemin de pénitence à genoux ? « N’était-ce pas ceux qui voulaient se cacher et qui avaient honte face au ciel pur ? » demande Nietzsche. Il est loin le temps antique où les dieux étaient glorieux, à l’image des hommes les meilleurs : ils élevaient les âmes des mortels à leur hauteur et les plus valeureux humains devenaient des demi-dieux. Pas dans le christianisme : « ils ont appelé Dieu ce qui leur était contraire et qui leur faisait mal » ; « ils n’ont pas su aimer leur Dieu autrement qu’en crucifiant l’homme » ; « ils ont pensé vivre en cadavres ». Comme ce monde-ci est une vallée de larmes, que tout être humain est dès sa naissance entaché du péché originel, que seul l’Au-delà permettra la justice, l’amour et des félicités, vivre n’a aucun intérêt. Seule la mort en a et la meilleure est de se mortifier auparavant pour l’appeler au plus vite. Est-ce cela la vie ?

« Je voudrais les voir nus », dit Nietzsche, « car seule la beauté devrait prêcher le repentir. Mais qui donc pourrait se laisser convaincre par cette affliction travestie ! » Nietzsche parle des prêtres, tous vêtus de longues robes noires qui cachent leurs formes le plus souvent étiques et maladives faute de vivre sainement dans un corps sain, aimant d’un cœur sain et avec l’esprit sain vivifié par le grand air. Le Christ en croix, curieusement, a souvent un corps sculpté d’athlète romain, comme s’il était impensable, au final, d’adorer un avorton. Combien de vocations religieuses catholiques se sont déclarées face à ce corps nu et torturé, délicieusement sexuel ? Les séminaires comme les écrivains catholiques sont remplis de ces fantasmes homoérotiques, qui deviennent trop souvent pédocriminels. Le sociologue homme de radio Frédéric Martel a étudié ce thème particulier dans son livre Sodoma : enquête au cœur du Vatican. Son enquête par témoignage auprès de pas moins de 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs montre que la plupart non seulement sont homosexuels, mais de plus ont été attiré dans l’Église par cette atmosphère particulière qui favorise la tendance.

Les sauveurs n’étaient pas de grands savants, ni des maîtres en leur discipline, mais des illusionnistes, dit Nietzsche. « L’esprit de ces sauveurs était fait de lacunes ; mais dans chaque lacune ils avaient placé leur folie, leur bouche-trou qu’ils ont appelé Dieu. » Ils avaient des esprits étroits et des âmes vastes, voulaient trop étreindre et ont mal étreint. Comme des couards selon Montaigne, « sur le chemin qu’ils suivaient, ils ont inscrit les signes du sang, et leur folie leur a enseigné que par le sang on établit la vérité. » Or ce n’est pas le nombre de morts qui fait la valeur d’une doctrine, sinon Mao, ses 80 millions de morts et son Petit livre rouge serait au sommet de la sagesse, mais sa part de vérité utile à la vie. « Le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure et la transforme en folie et en haine des cœurs. » Tout dictateur le sait, et Hitler avec Horst Vessel devenu lied des marches nazies, c’est par les martyrs que l’on gagne à sa cause. Peu importe la vérité de leur combat, le seul fait qu’ils aient donné leur vie exige qu’ils soient vengés. C’est ce que Poutine cherche à faire en Ukraine, en envoyant en rangs serrés des hordes de soldats se faire massacrer par les obus et les mitrailleuses ukrainiennes – tout comme Staline l’a fait face aux armées allemandes devant Stalingrad.

C’est de la manipulation. « Le cœur chaud et la tête froide : lorsque ces deux choses se rencontrent, naît le tourbillon nommé ‘Sauveur’. » Le froid Poutine agite le nationalisme le plus obtus et envoie à la mort par dizaines de milliers de jeunes Russes pour faire monter l’émotion et appeler à l’élan du châtiment. Il veut apparaître comme le Sauveur de la civilisation orthodoxe russe face à un Occident gangrené par l’esprit décadent américain. Mais que ne se pose-t-il en exemple attractif, plutôt que d’attaquer celui qui ne veut pas le suivre ? Le soft-power culturel américain, tout comme l’exemple économique de l’Union européenne sont bien plus attractifs que ses vieilles lunes rancies de slavophile – c’est cela qu’il n’accepte pas. Si la Russie tradi est un paradis, pourquoi tant de gens rêvent-ils d’ailleurs ? « En vérité, il y a eu des hommes plus grands », rappelle Nietzsche, des Churchill, des De Gaulle, pouvons-nous ajouter ; ils étaient patriotes mais pas tyrans, ils ont élevé leurs citoyens au lieu de les réprimer.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Saint Foutin

Depuis longtemps saint Foutin me turlupine ; en ce jour de sainte Fleur, quel meilleur propos ? Il est attesté de la côte d’Azur à la Normandie, venu de Grèce et de Rome via Marseille. Ce saint original, au nom évocateur de sexe, est attesté dans la littérature dès le XIVe siècle sous la plume du poète Eustache Deschamps, et repris par Rabelais dans Gargantua, ravi de mettre « par saint Foutin ! » dans la gueule des Parisiens du temps. Mais il existait bien avant. A noter qu’une recherche « Foutin » sur Amazon renvoie par algorithme à « vous voulez dire futon ou Poutine »… Il existe aussi un Jordan Foutin dans le « corporate training », un entraînement dynamique à n’en pas douter, d’autant qu’il est comme le saint « events faciltator » : de quoi accoucher de beaux projets.

Le protestant Agrippa d’Aubigné, fils de juge et calviniste sans compromis, recensera le culte des seins pour s’en offusquer, en prude hypocrite. Il attestera du culte de saint Foutin dans le Var, l’Ardèche, l’Allier, le Bourbonnais et le Languedoc. Il y voit la persistance du culte de Priape, culte éminemment « païen » puisque sexuel. La chrétienté a en effet divorcé depuis les origines de tout plaisir de la chair, considérée comme impure et terrestre, au profit de l’Hâmour éthéré du divin et de l’au-delà. L’hérésie arienne, qui distingue le Père éternel et incréé du Fils temporel et créé, a pourtant été condamnée par l’Église. Quoique disent les cathos d’aujourd’hui qui tentent d’en faire accroire au nom du Cantique des cantiques qui célèbre l’amour charnel, autrement dit la baise ( « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! » – on ne fait pas plus clair). Mais c’est dans l’Ancien testament… qui doit, selon le Dogme, être relu à la lumière du Nouveau !

Foutin, qui évoque celui qui fout (futuere en latin), viendrait de Foutinus, vieille divinité lyonnaise de la fertilité issue du latin Faustinus ou Faunus). Le vulgaire se fout de beau langage et Faustin est devenu Foutin, écrit Phoutin par les prétentieux ridicules. En langue d’oc, disent les linguistes, le p et le f sont interchangeables. Photinus, premier évêque de la ville, fut martyrisé par l’empereur philosophe romain Marc-Aurèle en 177 avec Blandine et une quarantaine d’autres sectaires chrétiens qui ne voulaient pas participer aux cérémonies civiques. De Photin, le peuple a fait Foutin.

L’Église s’est accommodée du culte, préférant christianiser ce qu’elle ne pouvait changer. Le culte au saint Prépuce de Jésus-Christ, Dieu fait homme, donc sexué, était un précédent. Grégoire de Tours a transcrit en Fotin le nom du martyr de Lyon dont le vrai nom lui violait la langue. On dit que la poussière issue de la raclure de son tombeau (rien de pire que la superstition !) était un remède réputé contre plusieurs maladies, dont l’impuissance sexuelle des mâles et l’incapacité à engendrer des femelles. A sa mort, Foutin était quand même dans sa neuvième décennie d’existence et sa puissance devait en être d’autant diminuée… A Lyon, dans l’église Saint-Nizier, Photin le saint a avait sa pierre de fécondité, la pierre à Foutin. On s’y frottait à plaisir.

A la mi-été, le reliquaire de saint Foutin descendait le Rhône en bateau pour répandre la semence de ses bienfaits sur tout son parcours. Dans la Manche, la saint Foutin était célébrée le dimanche suivant le 29 juin, fête de saint Pierre et saint Paul, les deux seins ou mamelles de l’Église. Les bombances qui suivaient étaient propices au plaisir, donc à engendrer tant et plus. Dans l’Eure, Foutin est assimilé à Ildéfonse, évêque de Tolède rappelé par le Seigneur en 667. Son nom prédestiné en langue française l’a probablement voué à foutre et défoncer les cons avides qui réclamaient l’enfant. Dans l’Orne, les mariées nouvelles devaient déposer un brin de leur toilette à saint Foutin pour être « heureuses en ménage », autrement dit avoir enfants, cuisine et remercier l’Église – tout leur rôle en ces temps tradi.

Ce qui n’empêcha pas Auxerre d’élever un culte à saint Foutin, attesté au XVIe siècle, ainsi que dans un couvent de Saône-et-Loire, dans la Nièvre, l’Allier, le Puy-de-Dôme, la Haute-Loire. Dans le Var, un phallus de cuir était attribué à l’organe du saint. En Ardèche, à Cives, les femmes devaient danser toutes nues autour de l’autel pour être exaucées ! On ne dit rien des hommes. S’ils l’avaient fait en compagnies des femmes, peut-être le saint aurait-il favorisé l’acte de foutre ainsi imploré ? L’Église aurait eu de plus nombreux petits crétins à évangéliser et cela aurait été tout bénéfice pour chacun. Même pour Dieu qui aurait eu plus de croyants et de serviteurs.

Mais, comme chacun sait (sauf les enfants de chœur), ses voies sont impénétrables.

Jacques Merceron, Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux, Seuil 2002, 1293 pages, €35,50

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L’ange exterminateur de Luis Buñuel

Le surréaliste subversif qui a travaillé avec Salvador Dali peint l’Espagne franquiste de son temps, en contraste élevé. D’un côté le petit peuple qui subit, de l’autre la haute bourgeoisie qui jouit. C’est la même chose au Mexique, où le réalisateur s’est exilé et où il situe le film. Dans un huis clos de palais rococo, toute une faune se débat, empêchée d’en sortir. Élevé chez les Jésuites jusqu’à l’âge de 15 ans, Luis Buñuel en est ressorti obsédé sexuel et mystique religieux, avec la mort en fond de décor : tout ce qu’il révèle dans le film qui veut ébranler l’optimisme bourgeois de l‘ordre établi. La pièce de théâtre inachevée qui l’a inspiré est du catholique marxiste José Bergamin, un même mélange explosif des contraires.

Tout est symbole : la rue du palais est nommée de la Providence ; la sonate pour piano jouée par une bourgeoise est de Pietro Domenico Paradisi (paradis) ; le souper donné par la soprano Lucia, rôle principal de Lucia di Lammermoor, opéra de Donizetti, connaît un mariage forcé, de la folie, un fantôme, un suicide (un jeune couple dans un placard) – toute la soirée les reprend les uns après les autres ; sur la porte des chiottes : un ange ; un ours déambule dans les couloirs de la maison, symbole de violence brute, tandis que trois moutons errent, symboles des victimes christiques – ils seront d’ailleurs bouffés par les reclus qui cassent les meubles pour improviser un foyer préhistoriques et rôtir les gigots.

Car les invités, après s’être gobergé d’une multitude de plats, sont piégés dans la maison. Inexplicablement, ils répugnent à partir, ce qui fait tout d’abord scandale chez la maîtresse de maison. Un à un les hommes retirent leur veste, l’uniforme des convenances, les femmes s’installent dans les canapés et sur les fauteuils. Après tout, il est tard, pourquoi ne pas passer la nuit au salon ? Mais au matin, une fois le café et les viandes froides servies, ils ne peuvent plus partir ; une force invisible les en empêche, autant psychique que physique. Tous les domestiques, avertis d’une façon instinctive, sont partis la veille au soir, une fois le souper prêt, malgré les menaces d’être immédiatement licenciés ; ne reste que le majordome qui fait ce qu’il peut, observateur et acteur neutre.

Il constate que le vernis de bourgeoisie craque avec le stress. L’uniforme social est ôté comme une armure, les gilets carapace sont enlevés, les chemises ouvertes, dépoitraillées sur la chair velue, les femmes giflées, voire violées, les coups de poing volent. La bête en chacun ressurgit. Le rationalisme vacille avec la sorcellerie aux pattes de poulet et le cri primal maçonnique. Étape ultime, un meurtre émissaire est en préparation avant le miracle : reconstituer le moment où tout est arrivé pour se libérer du maléfice.

Sans les domestiques, les bourgeois ne savent que faire ; sans leurs mâles dominants, les bourgeoises ne savent que faire. Il faut la décision d’une femme pour que tous obéissent au rituel absurde – mais qui fonctionne – se remettre dans leurs positions et tenir les mêmes conversations qu’au moment où le maléfice est survenu. Ce qui suffit à les délivrer après plusieurs jours de clôture. La prière n’a pas suffit, ni l’offre d’un Te Deum. Comme si la religion n’était qu’un rituel superstitieux à suivre à la lettre pour se convaincre et survivre.

D’ailleurs, la messe de remerciement reproduit le huis clos. Une fois la cérémonie terminée, l’évêque se dit qu’il vaut mieux attendre que tout le monde sorte, puis qu’il n’est pas utile de sortir… Et les gens restent, comme dans la maison après le souper. Une force invisible les contraint. Un troupeau de moutons trotte vers l’église dont les portes se ferment une fois qu’ils sont entrés tandis que sonnent les cloches, comme un Jugement dernier. L’ange exterminateur a encore frappé.

La Justice immanente de l’ordre social ? La fin du monde en 1962 avec la crise des missiles de Cuba ? La révolution sans cesse annoncée, sans cesse avortée ? Tout est symbole, rien n’est concret dans le surréalisme, cette révolution pour les artistes, impuissante pour le peuple.

DVD L’ange exterminateur (El ángel exterminador), Luis Buñuel, 1962, avec Silvia Pinal, Enrique Rambal, Claudio Brook, José Baviera, Augusto Benedico, Movinside 2018, espagnol sous-titré français, 1h35, €10,00 blu-ray €15,00

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Peut-on refuser de vivre, demande Montaigne

Le chapitre III du Livre II des Essais s’intitule « coutume de l’île de Céa ». Il parle de la mort volontaire, sujet sensible en ces temps de religion. « Si philosopher c’est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter. Car c’est aux apprentis à enquérir et à débattre, et au cathédrant |professeur] de résoudre. Mon cathédrant, c’est l’autorité de la volonté divine, qui nous règle sans contredit et qui a son rang au-dessus des ces humaines et vaines contestations. » Par cette introduction, Montaigne se range derrière l’institution d’Église, plus que derrière Dieu – mais il va parler surtout des Anciens grecs et romains, qu’il révère plus que la Bible et le fatras hébreu.

A son habitude, il présente le pour et le contre avant de proposer ce qu’il croit juste. Se tuer est l’ultime liberté et les Stoïciens l’ont conseillé et en ont usé. Mais il fait part à l’objection chrétienne « que c’est à Dieu, qui nous a ici envoyés, non pour nous seulement, mais pour sa gloire et service d’autrui, de nous donner congé quand il lui plaira, non à nous de le prendre ». D’autres, non bibliques, ont dit que c’était lâcheté de chercher à mourir et que vivre l’adversité était plus courageux que de choisir le retrait définitif. La synthèse de ces positions contradictoires se trouve pour Montaigne dans l’île de Céa en Nègrepont (Kos) où « une femme de grande autorité (…) passé quatre-vingt et dix ans en très heureux état d’esprit et de corps (…) de peur que l’envie de trop vivre ne m’en fasse voir un contraire », décide d’en finir au poison. Elle a bien vécu, laissé des biens, des filles et des « neveux » (petits-enfants) – elle a fait sa pleine part sur cette terre – et meurt en paix, en pleine volonté. Tel est pour Montaigne la meilleure fin : libre et heureuse, mission accomplie.

La liberté est de choisir sa vie – et d’en finir si elle est menacée d’esclavage. « Pourquoi te plains-tu de ce monde ? répondit Boiocatus aux Romains, il ne te tient pas : si tu vis en peine, ta lâcheté en est cause ; à mourir il ne reste que le vouloir ». et d’illustrer par le témoignage de « cet enfant lacédémonien [spartiate] pris par Antigonos et vendu pour serf, lequel pressé par son maître de s’employer à quelque service abject [vraisemblablement sexuel] : ‘Tu verras, dit-il qui tu as acheté ; ce me serait honte de servir, ayant la liberté si à main.’ Et ce disant, se précipita du haut de la maison. » La vie dépend de la volonté d’autrui, la mort de la nôtre. « La plus volontaire mort, c’est la plus belle. » Montaigne s’y tient, malgré le commandement de Dieu et la surveillance moraliste de l’Église. Ce sera sa conclusion, mais non sans en avoir passé par les oppositions. Car « c’est faiblesse de céder aux maux, mais c’est folie de les nourrir », ajoute-t-il.

« C’est le rôle de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dans un creux, sous une tombe massive, pour éviter les coups de la fortune. » Et de citer Virgile, Horace, Sénèque, Martial, Lucain, Lucrèce, Platon… « C’est contre nature que nous nous méprisons et mettons nous-même à nous négliger ; c’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et dédaigner. »

Alors : « quelles occasions sont assez justes pour faire entrer un homme dans le parti de se tuer ? »

Il y a l’honneur, mais quel est-il face à ceux qui n’en ont point et ne le reconnaissent pas ? Il faut que la mort serve son pays, comme lors de notre dernière guerre ces Résistants qui craignaient de livrer des noms sous la torture. Mais, selon Cléomène, « c’est une recette qui ne me peut jamais manquer, et de laquelle il ne se faut servir tant qu’il y a un doigt d’espérance de reste ». Et puis, ajoute Montaigne, « il y a tant de soudains changements aux choses humaines, il est malaisé à juger à quel point nous sommes justement au bout de nos espérances ». Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, traduit la sagesse populaire.

Sauf certaines maladies. « La plus âpre de toutes, c’est la pierre à la vessie », dit Montaigne, (les calculs dans les reins) qui font souffrir horriblement et justifient de vouloir en finir. Nous, modernes, avons inventé la sédation pour justement éviter la souffrance, malgré jusqu’à ces dernières années les réticences d’Eglise et les préjugés chrétiens pour lesquels endurer est nécessaire au salut de l’âme.

Ou encore la destinée : « pour éviter une pire mort, il y en a qui sont d’avis de la prendre à leur poste », dit le philosophe, c’est-à-dire se battre jusqu’à la mort en cas d’attaque.

Et d’évoquer un thème bien contemporain, dont on voit qu’il n’est pas récent. Le soi-disant « machisme » qui serait un apanage du sexe mâle depuis des millénaires, selon les égéries militantes qui ne croient que leur propre vérité sans regarder l’histoire, n’est pas chez Montaigne, qui représente son temps. Le viol existe, mais il est réprouvé parmi les gens d’honneur. Il écrit : « Des violences qui se font à la conscience, la plus à éviter, à mon avis, c’est celle qui se fait à la chasteté des femmes, d’autant qu’il y a quelque plaisir corporel naturellement mêlé parmi ». Il cite les martyres chrétiennes qui se tuent pour éviter l’outrage. Malgré ce trait ironique « que j’appris à Toulouse, d’une femme passée par les mains de quelques soldats : « Dieu soit loué, disait-elle, qu’au moins une fois en ma vie je m’en suis soûlée sans péché ! », Montaigne affirme : « A la vérité, ces cruautés ne sont pas dignes de la douceur française ». Clément Marot, le poète, n’a pas attendu les féministes qui viennent à peine de naître : « suffit qu’elles dissent nenni en le faisant, suivant la règle du bon Marot », écrit Montaigne.

Il y a enfin « l’espérance d’un plus grand bien ». C’est saint Paul qui désire « être dissout pour être avec Jésus-Christ » ou « Cléombrotos Ambraciota, ayant lu le Phédon de Platon, [qui] entra en si grand appétit de la vie à venir que, sans autre occasion, il alla se précipiter en la mer. » Ou encore l’évêque de Soissons Jacques du Chastel qui, voyant le roi saint Louis « et toute l’armée en train de revenir en France laissant les affaires de la religion imparfaites, pris résolution de s’en aller plutôt en paradis.  » Il se précipita dans l’armée des ennemis (musulmans) où il fut mis en pièces. Montaigne reconnaît de la noblesse à ce geste, mais ne le fait pas sien.

« La douleur insupportable et une pire mort me semblent les plus excusables incitations », conclut-il.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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On ne peut prier impur, dit Montaigne

« Des prières » est le titre du chapitre LVI des Essais, livre 1. Il traite de Dieu et de la façon de se présenter à lui, humbles humains.

Montaigne s’empresse de parer les foudres éventuelles de l’Église (catholique) en son temps de guerre de religion. « Je propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui proposent des questions douteuses à débattre aux écoles ; non pour établir la vérité, mais pour la chercher ». Pas question de nier ou de remettre en cause « les saintes prescriptions de l’Église catholique, apostolique et romaine, en laquelle je meurs et en laquelle suis né », affirme-t-il. Il pense et il offre au jugement d’autrui de corriger et de préciser sa pensée ; il affirme son appartenance à son camp, sans réserves ; il croit que la voie juste est de suivre la croyance et morale de la société dans laquelle on est né.

Sur la prière, seuls les mots consacrés doivent être utilisés – et pas ceux qui appellent des faveurs. « J’avais présentement en la pensée d’où nous venait cette erreur de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises, et l’appeler à toutes sortes de besoin et en quelque lieu que notre faiblesse veut de l’aide, sans considérer si l’occasion est juste ou injuste ; et d’écrier son nom et sa puissance, en quelque état et action que nous soyons, pour vicieuse qu’elle soit ». Dieu n’est pas à notre service, dit Montaigne, il est juste et « il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir, et nous favorise selon la raison de celle-ci, non selon nos demandes ». Il faut donc avoir « l’âme nette » pour le prier avec quelque efficacité ; on ne suborne pas Dieu comme n’importe quel juge car Il voit. La prière sert pour soi, à se laver de ses fautes, pas à demander quelque chose.

« Voilà pourquoi je ne loue pas volontiers ceux que je vois prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la prière ne me témoignent quelque amendement et réformation ». Car c’est user de la prière comme d’une formule magique, pas comme d’un repentir sincère ni d’un vœux pieu. « Nous lisons ou prononçons nos prières. Ce n’est que mine ». Du théâtre, pas l’ouverture de son âme. Une superstition, comme « trois signes de croix au bénédicité, autant à grâces ». Cependant que « toutes les autres heures du jour, [sont à] les voir occupées à la haine, l’avarice, l’injustice ». Comme si l’heure consacrée à Dieu venait compenser l’heure consacrée aux vices, annulant la faute.

Au contraire, « il ne faut mêler Dieu en nos actions qu’avec révérence et attention pleine d’honneur et de respect », dit Montaigne. « C’est de la conscience qu’elle doit être produite, et non pas de la langue ». Inverse de la religion romaine, tout extérieure et civique, la religion chrétienne est tout intérieure et personnelle. Chacun est seul et nu en sa conscience face à Dieu, et cette introspection permet de voir clair et de s’amender. « Sursum corda – élevons nos cœurs », rappelle Montaigne.

Mais il se montre contradictoire. S’il pense par lui-même, il ne croit pas que chacun en soit capable. Il défend pour cela l’Église catholique qui réserve la lecture et l’interprétation des Livres sacrés aux prêtres, contre la Réforme protestante qui les livres à chacun. « Ce n’est pas l’étude de tout le monde, c’est l’étude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle. Les méchants, les ignorants s’y empirent ». Et il est vrai qu’on peut le constater avec Daech, la lecture littérale du Coran par les ignorants fait des ravages ; on le constate aussi avec les intégristes des sectes américaines, férus de Bible, qui mettent tout sur le même plan. « Plaisantes gens qui pensent l’avoir rendue maniable au peuple, pour l’avoir mise en langage populaire ! » On peut dire la même chose de l’Internet, qui a rendu tout accessible, même aux ignares, ce qui en fait de faux savants qui croient détenir la vérité alors qu’ils ne vérifient pas leurs sources. « Une science verbale et vaine, nourrice de présomption et témérité », analyse Montaigne. En fait, ce qui est en cause n’est pas la vulgarisation de la connaissance, mais l’éducation. Montaigne confond les deux, ce qui est de son temps, mais lui permet surtout « d’être d’accord » avec l’Église catholique, se défaussant ainsi de tout soupçon d’hérésie protestante.

S’il place au-dessus de toute discussion les textes sacrés, il affirme à nouveau que ses Essais sont des « fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées, non comme arrêtées et réglées par l’ordonnance céleste, indubitables et d’altercation ; matière d’opinion, non matière de foi ; de ce que je pense selon moi, non ce que je crois selon Dieu, comme les enfants proposent leurs essais… » Mais alors, pourquoi en parler ? Montaigne se fait l’objection à lui-même. Et il répond : « En quelque manière que ce soit que nous appelons Dieu à notre commerce et société, il faut que ce soit sérieusement et religieusement ». Autrement dit on peut parler de tout lorsqu’on en parle sincèrement, ouvert aux critiques et prêt à corriger ses erreurs ou inadvertances. « Celui qui appelle Dieu à son assistance pendant qu’il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse qui appellerait la justice à son aide ».

D’où la volonté de remettre la prière à sa place, non comme une formule magique mais comme une réconciliation avec Dieu et le retour à la loi divine. « Il semble à la vérité que nous nous servons de nos prières comme d’un jargon et comme ceux qui emploient les paroles saintes et divines à des sorcelleries et effets magiciens ». Or « il n’est rien si aisé, si doux et si favorable que la loi divine ; elle nous appelle à soi, ainsi fautiers et détestables que nous sommes ». Encore faut-il être sincère et « au moins pour cet instant (…) avoir l’âme rebutée par ses fautes et ennemie des passions qui nous ont poussé à l’offenser ». Soyez vrais, dit Montaigne, sinon vos prières ne seront que textes sans chair, marmottements sans conviction, superstition et non religion.

Cet examen de conscience n’est pas réservé qu’aux croyants. Il est aussi le doute que tout scientifique doit garder à l’esprit, l’ouverture que tout sage conserve sur ce qui advient.

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Domme

Nous partons ce matin du gîte à pied à neuf heures. La montée initiale est assez longue dans la campagne vers le village de Cénac, où nous franchissons la Dordogne par le pont. Nous tournons à gauche vers le lavoir. Là, un platane se présente en brandissant une pancarte : « je suis un platane, je m’appelle Thermidor. J’ai planté mes racines vers l’an 1750, j’ai vu la Révolution » puis « je mesure 7 m 60 de tour de taille à 1 m 30 du sol, 45 m de hauteur et 33 m d’envergure ». Suit une prière écolo à la déesse Gaïa : « Si le ciel me protège et si les hommes prennent soin de moi, j’espère bien être encore là en l’an 2089 ». La prière a oublié les petites bêtes et le climat !

Derrière le lavoir, le chemin longe l’école ou des petits en récréation jouent au tricycle sous les hêtres. Ils piaillent comme le troupeau d’oies vues auparavant. Non loin de là, le pré ou a été installé un terrain de foot est occupé par les garçons et filles du primaire qui s’initient au rugby, plus en pantalon qu’en short. Il fait moite et gris, ils sont très habillés et pas vraiment sportifs, comme s’ils avaient froid.

Nous montons par le sentier à Domme, derrière nous des Anglais en vélo électrique tentent l’ascension mais les ornières et la pente sont trop fortes ; ils rebroussent chemin pour passer par la route, plus sûre. Les remparts de Domme sont du XIIIe siècle. La ville est une bastide, un privilège du roi de France Philippe le Hardi en 1281 pour protéger le commerce et tenir le pays. Les habitants étaient exemptés d’impôts. Les protestants menés par le capitaine Geoffroy de Vivans ont pris la ville par la falaise de la Barre en 1588, le seul endroit où il n’y avait pas de remparts, en escaladant directement la roche au matin. Les catholiques, qui ne l’avaient pas prévu, ont été surpris. Ils ont dû rendre la bastide – ruinée – en 1592.

Des « graffitis des Templiers » dans la pierre de la porte des Tours à la bastide de Domme ont fait l’objet d’un article d’Archaelogia n°32 de février 1970 sous la plume du chanoine Paul-Marie Tonnellier (1886-1977), historien amateur persuadé de sa méthode d’estampage au buvard humide, mais surtout persuadé de découvrir la vérité par sa plume, inspirée à mettre au jour les traits imaginaires. Selon lui, 70 Templiers y auraient été enfermés de 1307 à 1320 et y auraient gravé leur foi. Mais cette « belle histoire » – un storytelling religieux – a été remise en cause par une étude plus sérieuse de 2018 effectuée par l’agence de l’archéologie. Ce « lieu d’oisiveté » aurait incité aux gravures et elles seraient postérieures à l’époque templière. Chacun croira ce qu’il voudra, Bruno ne croit pas à la légende dorée des Templiers victimes. Les relevés fantaisistes de Tonnellier relevaient comme par hasard l’octogone pour le Graal, le triangle surmonté d’une croix pour le Golgotha, le carré pour le Temple, les cercles pour l’enfermement ou le cosmos.

Il pleut sur Domme, ville en damier, aujourd’hui uniquement touristique avec pour seuls commerces de la bouffe, du gîte, de l’artisanat (bijoux, poterie, décoration, peinture) et des produits de l’inévitable « terroir » dont, outre le foie gras, les conserves de canard et le vin, ces savons artisanaux mis à la mode par les post-hippies des années 70. Tout le Périgord est là : l’oie, le foie, les noix, le bois. Un restaurant affiche une enseigne où Jacquou le croquant est statufié en paysan adulte. Il faut dire qu’Eugène Leroy son créateur a habité la ville, une plaque sur une maison en témoigne. Son menu est aux prix « touristiques », plus élevés qu’à Sarlat même. Sauf le « menu enfant » du jambon-frites à 10.50 € pas moins, le menu à 21 € propose des banalités : foie gras (maison quand même), ou jambon de pays, ou salade au chèvre chaud des années 70 chère aux Gault & Millau – puis confit de canard, ou aiguillettes de canard, ou Parmentier de canard, ou émincé de magret de canard grillé – enfin gâteau aux noix crème anglaise. Le menu à 25 € est un tantinet plus gastronomique, mais un tantinet seulement avec une salade de gésiers d’oie au vinaigre de framboise, une omelette aux cèpes en plus. Mais la carte offre une salade tomate-mozzarella ou des burgers pour les malbouffeux qui ont atterri en Périgord par pur hasard. Le marché attire, mais vend toujours la même chose. Il faut évidemment porter le masque entre les étals. Seule une vieille librairie pittoresque fait envie.

Nous visitons rapidement l’église. Une plaque aux « morts pour la France » 1914-1919 affiche 53 noms. Pour une petite ville comme Domme, 1411 habitants en 1911, c’est énorme ; en 1921 il en était attesté 1220. La grippe dite espagnole a dû sévir autant que les combats, y compris en Orient. La démobilisation s’est faite par les plus anciens et les engagés volontaires en premier mais a duré jusqu’en 1920 tant la logistique ne pouvait suivre. Il ne reste que moins d’un millier d’habitants aujourd’hui, faute de travail après l’été touristique.

Depuis le point de vue sur la falaise, nous parvenons à distinguer dans la brume le toit orange de notre gîte, en bas dans la plaine. Nous voyons du cingle de Montfort dans la vallée de la Dordogne jusqu’à Beynac. Un buste en bronze représente Jacques de Maleville, mort en 1824, qui fut l’un des rédacteurs du Code civil du temps de Napoléon.

Nous pique-niquons dans le jardin public du Jubilé, d’une salade de lentilles aillée avec des dés de jambon et un œuf dur. Il ne pleut plus. Le « vin de Domme » acheté par Bruno pour que nous y goûtions me laisse dubitatif ; il a le goût plutôt acide d’un vin de l’année, bien que millésimé 2018 (3 ans d’âge).

Nous redescendons par le cimetière puis par un sentier qui mène à l’autre pont sur la Dordogne. Nous nous arrêtons au Chalet, en bord du fleuve, pour une bière blanche. Le courant est fort et il y a peu de canoës à l’eau alors que l’endroit est d’habitude plein. Retour par les sous-bois chez papy. Nous aurons fait aujourd’hui 15 km pour 340 m de dénivelé positif.

À l’apéritif, nous goûtons le Fénelon, un vin de noix au cassis. Au dîner, nous avons un pâté de foie gras à 50 %, « moins fort pour les gens qui n’aiment pas » déclame papy (mais surtout moins cher à servir), un cassoulet maison où domine la saucisse et le canard beaucoup plus que les haricots, et une tarte coco chocolat de style Bounty.

FIN du voyage.

Ce périple a été effectué avec Terres d’Aventure

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La Roque Saint Christophe

Tout près se tient le site troglodytique que j’ai visité il y a 25 ans. C’est un Monument historique classé, un site troglodytique d’1 km de long et 80 m de haut avec cinq niveaux et une centaine d’abris sous roche. Le Moyen-Age a vu son âge d’or avec une forteresse et une cité à flanc de falaise, avec même un port sur la Vézère au bas. Il y a beaucoup moins de monde que lorsque je suis venu, Covid oblige, et nous pouvons visiter sans être gênés. Évidemment, il faut encore monter.

Le lieu présente des témoins négatifs de l’existence médiévale. Nous pouvons voir un lieu de vie, une cuisine, une étable, une chapelle creusée dans le roc, et quelques instruments de levage reconstitués en bois pour monter les marchandises ou descendre les animaux. Une maquette du site en bois avec de petits personnages intéresse beaucoup la jeunesse, mais notre âge mûrissant aussi. L’endroit pouvait abriter environ mille personnes, plus les animaux. Les maisons, aujourd’hui simples alvéoles ouvertes, étaient fermées de parois en bois ou en torchis. Les restes d’une église montrent des croix gravées, des fonts baptismaux et six tombes orientées sud-est/nord-ouest – vers Jérusalem.

Côté forteresse, une porte fortifiée gardée par une sentinelle permettait de jeter de grosses pierres sur les assaillants depuis le haut ; elle était suivie d’une fosse piégée avec un pont basculant. Des passages étroits ne permettaient le passage que d’un seul homme à la fois. Des passerelles mobiles rejoignaient les différentes sentes creusées à même le rocher, ce qui permettait une défense facile lorsqu’elles étaient ôtées. Les raids de Vikings – Périgueux est prise en 849 – et les querelles incessantes entre petits seigneurs incitent l’évêque Frotaire de Périgueux à faire construire cinq forts défensifs, dont La Roque Saint-Christophe pour barrer les voies d’accès navigables. Des encoches creusées dans le plafond rocheux d’une vaste grotte ouverte sur le vide permettaient d’attacher la longe des chevaux. Un coffre-fort du XIIe siècle est creusé à même la roche, il était fermé d’une porte en bois avec un système de verrouillage pris dans la pierre. Le fort sera rasé pendant les guerres de religion.

Nous pique-niquons sur les tables en béton du parking au pied de la falaise, sous les arbres. Il y a des touristes, mais pas trop, quelques Allemands et Néerlandais en camping-cars, et une horde d’Américains cyclistes avec une camionnette d’accompagnement et une pléthore de nourriture et de boissons dans des glacières. Un clan de Hollandais d’une même famille, tous adultes, bavarde fort et se congratulent en visitant le lieu. Notre boîte comprend cette fois une salade de pâtes au thon à la tomate, un sandwich au pâté et une banane. Le tout est trop copieux pour nos âges, je finis la salade mais réserve la banane. En revanche, je reprends de l’eau dans ma gourde aux toilettes de l’accueil. Certes il fait chaud et lourd, certes les montées nous font transpirer, mais il me semble que je bois beaucoup plus après 50 ans qu’à 35 ans. Bruno me le confirme, plus le corps est vieux, plus il fatigue et plus il lui faut d’eau.

Le coude de la route au-dessus de l’accueil en falaise donne sur la Vézère, et il est dit qu’ici nombre de collabos ont été exécutés et balancés à la flotte en 1944. Les colonnes nazies qui remontaient du Sud vers la Normandie ont en effet été impitoyables avec les habitants des villages et pas seulement à Tulle ou à Oradour-sur-Glane. Il y avait trop de résistants pour que cela ne les énerve pas et tout mort allemand se voyait payer d’un village brûlé, gamins compris. Bruno nous dit que les Allemands sont encore mal vus dans la région 75 ans après la fin de la guerre, même lorsqu’ils sont jeunes et touristes. Les Hollandais, qui parlent une langue gutturale comme l’allemand et qui sont blonds comme eux, sont assimilés aux anciens occupants, alors qu’eux-mêmes ont été victimes de la barbarie nazie.

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Erskine Caldwell, Le petit arpent du bon Dieu

La vie réaliste est condamnable par les suppôts de la suppression du vice – et l’association du même nom a poursuivi en justice l’auteur pour pornographie, en plein XXe siècle. Il ne fait pourtant que décrire la vie réelle de paysans blancs bornés de Georgie, dans le sud des Etats-Unis, après la crise de 1929. Ty Ty Walden est un patriarche à l’ancienne, croyant en Dieu mais guère en l’église. Il a engendré trois fils et deux filles et il est content ; le petit arpent dont il a réservé depuis toujours les revenus au bon Dieu l’a protégé. Mais il a rusé, déplaçant ledit arpent d’un bout à l’autre de ses champs au gré des plantations. Le pasteur n’a donc rien eu, même si Dieu, qui est au-dessus de tout ça, a bien compris l’intention.

Sauf que le Malin l’a pris d’une fièvre de l’or. Ty Ty creuse la terre sans cesse depuis quinze ans avec ses fils et ses nègres, délaissant les plants de coton ou de melons pour nourrir sa famille, ébranlant dangereusement sa maison. Chaque année, il sent que ça y est, il va trouver « le filon ». Or sa terre n’est pas rocheuse et aucun filon n’y peut courir ; elle peut tout au plus révéler quelques pépites descendues des montagnes par les alluvions et le ruissellement, cela s’est déjà vu, « dit-on ». Mais Ty Ty est borné, préférant « croire » que raisonner. En cela il est bien un bouseux du sud des Etats-Unis, du même genre de ceux qui votent aujourd’hui Trump et ses faussetés alternatives : ils préfèrent « croire » à la belle histoire que réfléchir aux faits sous leurs yeux. Ty Ty a la manie de répéter plusieurs fois ce qu’il dit, comme pour s’en convaincre, persuadé bientôt que c’est la seule vérité.

Des trois gars, seul l’aîné Jim Leslie a réussi dans la vie. Il a compris en bon capitaliste que la fortune venait non à celui qui produit le coton, ni à celui qui le transforme, mais à qui se met entre les deux. Courtier en coton, il a bâti une belle maison sur la Colline de la ville de filatures Augusta et a épousé une femme malade mais riche. Est-il heureux pour autant ? Pas vraiment ; comme les autres, il ne trouve son bonheur que dans le désir de la chair. Il envie Griselda, qu’a épousé son frère Buck, et dont le vieux Ty Ty, émoustillé de la voir de temps à autre quasi nue lorsqu’elle se change, toutes portes ouvertes, vante les formes et les douceurs. Buck est jaloux, agressif, il ne sait pas « aimer » sa femme, c’est-à-dire la baiser avec passion comme la nature le veut et le désir des femmes. Shaw, l’autre frère, le suit dans tout ce qu’il fait. Les garçons reproduisent donc leur père, chacun pour une partie. Sans culture ni argent, ils ne trouvent jouissance que dans l’alcool et le sexe. Si le père a son rêve d’or, les garçons n’ont que leurs rêves terre à terre de baise.

Quant aux filles, Rosamund est marié à Will, ouvrier de filatures à la ville, qui déteste la campagne et méprise la fièvre de l’or du beau-père. Mais, comme lui, il a un rêve, faire redémarrer l’usine en grève depuis dix-huit mois et rétablir le courant pour que les ouvriers puissent produire à leur profit puisque la compagnie ne veut pas les payer plus d’un dollar dix par jour. Le Syndicat, intermédiaire dont le rôle est de ne jamais décider, tergiverse, négocie, attend l’usure inévitable du conflit. L’or de Will est le tissu, sa ferme est son usine, où il travaille torse nu comme les autres dans la chaleur du sud, les poumons emplis de bourre de coton. Il reluque les jeunes femmes aux seins droits qui passent, empli de désir vital. Il en baise régulièrement une ou deux, au grand dam de sa femme, qu’il baise aussi. La sœur la plus petite est appelée Darling Jill – Jill chérie – et a déjà des formes ainsi que le feu qui les allume. Elle baise avec qui lui plaît, et son père considère que c’est la nature. Elle fait attention aux phases de la lune pour ne pas se faire bidonner. Courtisée par Pluto, un gros qui veut devenir shérif, c’est-à-dire fonctionnaire, elle « s’amuse » avec le nègre albinos, garrotté par Ty Ty pour l’amener à sa ferme comme porte-bonheur, et avec Will, dont elle aime le désir et la poitrine musclée. Lorsqu’elle sera en cloque, elle épousera Pluto.

Les passions sauvages se vivent librement dans ce climat contrasté du sud ; elles compensent les écarts sociaux sous l’œil sourcilleux des églises et des patrons. « Le défaut des gens, dit Ty Ty dans un de ses moments de philosophie, c’est qu’ils cherchent toujours à se tromper eux-mêmes, à se figurer qu’ils sont différents de ce que Dieu les a faits. Vous allez à l’église et le prêtre vous dit des choses que, dans le tréfonds de votre cœur, vous savez n’être pas vraies. Mais la plupart des gens sont si morts en dedans d’eux-mêmes qu’ils le croient et qu’ils s’efforcent de faire vivre tout le monde comme ça. Les gens devraient vivre comme Dieu nous a faits pour vivre. Réfléchir en soi-même, sentir ce qu’on a en soi, c’est ça la vraie façon de vivre » p.215. Le Dieu qu’on a dans le corps est plus vrai que celui qui est dans les églises, vivre est obéir à ce que l’on sent en soi-même : la pulsion, le désir, l’affection, l’imagination, la raison, la foi. « Dieu nous a mis dans le corps d’animaux et il prétend que nous agissions comme des hommes », proteste-t-il. L’être humain « peut vivre comme nous sommes faits pour vivre, et sentir ce qu’il est au fond de lui-même, ou bien il peut vivre comme les curés le disent et être mort au fond de lui-même. (…) Les femmes comprennent, elles, et elles sont toutes prêtes à vivre la vie pour laquelle Dieu les a formées. Mais les garçons vont écouter des racontars d’idiots » p.243.

Will veut Griselda et Buck veut le tuer mais c’est son usine qui le tuera ; Jim Leslie veut Griselda et Buck le tue ; Darling Jill veut tous les vrais mâles, les a, et fait l’orgueil de son père, le seul peut-être à ne pas l’avoir prise. Elle épousera Pluto tandis que Buck, après son crime de Caïn, se tue. Ne restent que le vieux Ty Ty, Shaw le frère insignifiant, et Griselda désormais veuve et flétrie.

Au lieu de se contenter de ce qu’ils ont et de l’exploiter au mieux pour l’accroître, les hommes convoitent toujours la femme du voisin, la fortune impossible et les lendemains qui chantent. Incultes, ils sont dans la croyance ; et la réalité les baffe. Un petit roman excitant qui amène à réfléchir aux contes, à la morale, aux relations d’exploitation, entre autres choses.

Erskine Caldwell, Le petit arpent du bon Dieu, 1933, Folio 1973, 269 pages, €7,60

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De la modération en tout, dit Montaigne

Dans le chapitre XXX de ses Essais Livre 1, Montaigne explique par Horace et les Anciens que la modération est une valeur essentielle. Rien de pire que l’excès, même de vertu ! Nous voyons bien en notre temps combien les professeurs de vertu, plus moraux que les autres, se haussant du col en étant plus royalistes que le roi et plus vertueux que le dieu, combien ces gens sont vils et méprisables en ce qu’ils confondent la vertu comme exemple et eux-mêmes, qu’ils érigent en modèle. L’orgueil est le pire des péchés chez les chrétiens ; il est le péché contre l’ordre du cosmos chez les Grecs, l’hubris – la démesure – qui d’un homme croit faire un dieu.

« Le sage doit être appelé insensé, le juste injuste,

S’ils vont trop loin dans leur effort pour atteindre la vertu » – dit Horace, cité par Montaigne.

Un désir trop âpre et violent rend vicieuse la vertu affichée – et rend la religion hors de ce qui relie, au profit du sectaire, du sadisme dominateur. « J’aime les natures tempérées et moyennes », dit Montaigne ; en général ce sont gens sains qui n’ont ni névrose ni psychose, dirions-nous aujourd’hui. Gens qui ont été aimés enfants et laissés assez libres, qui se sont épanouis dans un environnement propice avec des parents et des amis normaux. L’immodération dans la vertu comme dans la religion ou dans le sexe est une démesure. « Il est vrai car, en son excès, elle esclave notre naturelle liberté », explique le philosophe.

La vertu ne peut être que modérée si elle veut rester vertu. Tout ce qui est excessif est égoïsme : instincts débridés, passion emportée, esprit délirant. L’équilibre est la clé, l’harmonie et la justesse – équilibre des choses, harmonie des relations, équité du jugement. Les sorbonagres de Rabelais qui savent tout sur tout, ceux qui selon Pascal faisant l’ange font la bête, la bêtise bourgeoise selon Flaubert, la moraline de l’homme malade de Nietzsche, les épris du démon du Bien de Montherlant, les excités du bocal de Céline, l’angélisme exterminateur d’Alain-Gérard Slama, les fanatiques musulmans du djihad, les canceleurs du woke d’aujourd’hui…

Même en amour – dans le mariage selon Montaigne en son temps. L’affection est légitime pour sa femme, la passion non. « Ce sont les femmes qui communiquent tant qu’on veut leurs pièces à garçonner », dit joliment Montaigne. Traduit en langage cru contemporain, on dirait qu’elles s’offrent aux relations mâles. Or le plaisir excessif est à réprouver, dit l’austère Montaigne, en cela chrétien avant tout. Nous avons une autre façon de voir, sans pour autant ignorer la sienne, tant la morale varie d’une époque à l’autre et d’un pays à l’autre. Combien en effet « d’amour » qui n’est qu’emportement des sens ne dure que le temps d’une saison ? Combien de divorces pour incompatibilité d’humeur au bout de quelques années, alors que le sexe effréné s’est émoussé et que le caractère est apparu, de même que l’absence d’esprit ?

Le mariage, selon Montaigne doit être un plaisir retenu car sérieux « parce que sa principale fin est la génération ». Pourquoi, en effet, se marier afin de leur assurer un cadre protecteur si les enfants ne viennent pas – et encore de nos jours ? Est-ce pour chercher une maman ou un papa de substitution ? Pour frimer en société sous peine d’être mal vu ? Pour s’assurer une assurance vieillesse ? Par vulgaire souci fiscal ? Je n’ai jamais compris, pour cela, le mariage gay, qu’il soit entre garçons ou entre filles. Vivre ensemble et « se marier » sont deux choses différentes, et c’est vouloir le beurre, l’argent du beurre et le sourire du fisc que de se vouloir « comme tout le monde » alors que l’on est expressément différent et qu’on le revendique. Montaigne n’en parle pas car, de son temps, c’était un crime puni par l’Église comme par le siècle, mais ce qu’il nous dit en général reste valable en ce cas particulier.

Pire, expose Montaigne, qu’en est-il de ce qui devrait nous soigner ? « A peine est-il en son pouvoir, par sa condition naturelle, de goûter un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par raison ». Les médecins des âmes et des corps ne voient de guérison que dans la douleur et le tourment et nul médicament ne cure s’il n’est amer et difficile à prendre. Une vieille idée, mais absurde, que le mal se guérit par le mal. L’Église nous enjoint de faire pénitence dès qu’un plaisir nous vient, certains se vêtant de haire sur leur chair nue pour souffrir constamment, d’autres se battant régulièrement à coups de discipline comme des collégiens rétifs pour se punir de ce que les adultes ont pourtant le droit de faire. Nos écolos hantés de christianisme ont encore de nos jours ce même tropisme : la vertu d’économie de la planète fera mal, il le faut sous peine de n’être pas efficace : restreignez-vous, mes frères, « l’énergie qui coûte le moins cher est celle qu’on ne consomme pas », dit benoîtement la Rousseau, implacable aux autres mais bien à l’aise dans son statut de fonctionnaire inamovible avec salaire confortable et retraite assurée. Le populo n’a qu’à se repentir, comme jadis les curés le tonnaient en chaire, car la fin du monde approche !

Certains peuples vont même plus loin, qui sacrifient la vie en honneur à leurs dieux, dit Montaigne, comme Cortez le vit au Mexique où les Incas arrachaient le cœur de leurs victimes vivantes pour célébrer le soleil. Ne nous gaussons point, Staline fit de même des Ukrainiens pendant la grande famine, tout comme Mao lors du « grand » bond en avant qui fit des millions de morts, ou Pol Pot en vidant les villes des vils intellectuels à rééduquer aux camps. Tout cela était pour le Bien du Peuple, pour la Vertu de l’Histoire, pour les lendemains qui chantent. Cet excès de vertu était surtout destiné à assurer le pouvoir implacable des dirigeants – tout déviant ou même critique véniel étant assimilé à un espion, à un ennemi du « Peuple », à un Complot « de la CIA ». Ne rions pas trop vite de ces billevesées, certains candidats à la présidentielle 2022 se verraient bien dans ce rôle de professeur de Vertu, dominateurs sans partage de ce qui est Bien ou Mal.

Méfions-nous de l’excès, analyse Montaigne, il cache souvent sous couvert de vertu d’autres vices trop humains : assurer son pouvoir, susciter la peur pour s’imposer, garder le peuple inquiet pour asséner ses idées. De la modération en toutes choses, telle est la vertu – et l’excès de vertu est une faute qui mérite le mépris et qu’on la combatte sans merci.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50 h

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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L’Antre de la folie de John Carpenter

La fin du monde vue par John Carpenter est à la fois très américaine et très horrifique. Les pouvoirs d’un écrivain vont-ils jusqu’à faire croire à sa fiction comme d’une réalité ? Stephen King était alors à son acmé et ses livres, devenus des films, faisaient croire à une « autre » réalité, une « vérité alternative » comme dira plus tard le macho à mèche platine. Des monstres existent, qui dominent le monde (ou le voudraient bien), lâchés par « le diable » biblique, éternel opposant au Bien. Le Complot est partout et, comme dans H.P. Lovecraft, le mort saisit le vif pour le faire s’entretuer.

John Trent est rationnel (Sam Neill). Enquêteur indépendant pour les assurances, il a du métier pour traquer les fraudeurs et dénicher les arnaques. Lorsqu’un autre assureur veut l’engager au nom de l’éditeur Arcane pour tout savoir de la disparition de l’auteur à succès Sutter Cane, dont les livres d’horreur s’arrachent, il est pris à partie dans le café par un dément armé d’une hache (comme dans Shining). Il se révélera comme l’agent littéraire de Sutter Cane, contaminé par son auteur. L’éditeur (Charlton Heston), qui attend le dernier manuscrit de Cane et a déjà vendu les droits pour un film, engage John Trent pour le retrouver. Il lui joint son assistante, une executive nymphowomane (Julie Carmen) plutôt cynique. Tous deux doivent rechercher la ville de Hobb’s End où Sutter Cane situe ses romans.

Trent est un incurable sceptique, il ne croit pas à une « vraie » disparition mais à un coup de pub. Rien de tel que de s’évanouir sans donner de nouvelles, comme Agatha Christie en son temps, pour faire parler de soi et revenir en triomphe. Le général de Gaulle l’a réussi en 1968. Mais Styles lui affirme que les lecteurs de romans de Cane sont atteints psychologiquement, il n’a qu’à lui-même essayer. De fait, Trent est sujet à des hallucinations répétitives pendant qu’il lit les romans d’horreur de Cane, genre qu’il n’a jamais abordé ni aimé. Il voit un flic tabasser une raclure dans une ruelle se transformer en zombie sanglant, ou même s’asseoir à ses côtés sur le canapé.

Mais, comme il réfléchit par lui-même au lieu de se laisser influencer, John Trent découvre que les dessins des couvertures des livres, découpés, composent en puzzle les contours du New-Hampshire (région favorite de Stephen King pour ses romans). La ville de Hobb’s End, non répertoriée sur les cartes ni même au service postal, pourrait s’y trouver. Rien de mieux, pour « toucher » la réalité, que de s’y rendre. C’est un long chemin et le couple de travail doit rouler de nuit. Or c’est la nuit que les cauchemars rôdent. Un gamin en vélo qu’un carton dans les rayons fait vibrer, un vieux qui se jette sur la voiture puis repart comme si de rien n’était, un tunnel interminable qui ne dure que trente mètres.

Au matin, c’est Hobb’s End. Ils sont arrivés et la ville inconnue est déserte. Dans l’hôtel cité dans les romans de Cane, ils prennent chacun une chambre. La tenancière est une petite vieille qui repousse du pied quelque chose sous le comptoir, le spectateur verra bientôt quoi. Un étrange tableau voit ses personnages changer dès qu’on tourne la tête. La réalité se distord subtilement comme s’il existait un « autre monde possible ». En pire, un indicible comme chez Lovecraft.

L’église de la ville a des clochers en bulbe, comme les églises orthodoxes, ce qui n’apparaît pas très catholique : l’orthodoxie russe n’a-t-elle pas accouché du communisme soviétique ? Lorsqu’ils s’y rendent, un phénomène étrange se produit : une bande d’enfants fuit dans la campagne. Des pick-ups emplis d’adultes armés se présentent à la porte de l’église. Un commerçant somme la créature à l’intérieur de lui rendre son Johnny, un petit blond à la Stephen King, mais les portes s’ouvrent et se referment et le gamin impassible est aspiré à l’intérieur. Des rottweilers sortent de nulle part et attaquent les adultes, qui s’enfuient en désordre. Ici le Mal se répand et commence par les enfants, non encore civilisés par l’église.

Plus tard, Linda Styles peut rencontrer Sutter Cane (Jürgen Prochnow) dans la sacristie fermée d’une porte en bois, après une série de croix à l’envers. Il met la dernière patte à son dernier roman, intitulé L’Antre de la folie. En l’obligeant à lire la dernière page, il la rend folle, comme le lecteur moyen. Si la disparition était à l’origine un coup de pub, l’auteur a réussi à distordre la réalité pour la rendre vraie. Il suffit d’y croire. Désormais elle et John sont dans le monde à l’envers, celui de Cane, qui réveille des monstres assoupis dans les profondeurs de la terre (ou de la psyché). Ce sera la fin de l’humanité, peu digne de subsister en raison de sa propension à la tuerie. Cane dira même à Trent qu’il est un personnage inventé de ses romans, un avatar qui n’a aucune autre réalité que celle qu’il lui donne. Il se prend pour Dieu, le dieu du Mal, et se prépare à lâcher ses légions sur le monde.

Linda ne peut revenir au monde réel car elle « sait » pour avoir lu, comme Eve a mangé le fruit. John y revient en étant poursuivi par des monstres lovecraftiens et se retrouve au carrefour de deux routes de campagne. Un gamin à la Stephen King – 13 ans, blond, en vélo et livreur de journaux – lui apprend où il se trouve. De retour à New York, l’enquêteur rend compte de sa mission à l’éditeur et lui dit avoir brûlé le manuscrit qui lui a été confié par Linda sur ordre de Cane. Mais, distorsion du réel, le manuscrit a bien été livré un mois avant, par Trent lui-même, il est dans toutes les librairies et le film sort en salles.

Effondré, John Trent est interné comme fou après avoir massacré à coup de hache un jeune qui sortait d’une librairie avec un roman d’horreur de Sutter Cane. « Vous aimez ? – Beaucoup. – Alors vous savez comme cela doit finir » – et il le tue. Son histoire est racontée à son psychiatre, le docteur Wrenn (David Warner) – ce qui fait le début du film. Le psy juge à la fin du film qu’il s’agit d’une hallucination mais sort de la cellule capitonnée avec un doute. De fait, Trent s’éveille le lendemain aux bruits d’une jacquerie à la Trump, la foule des fans se ruant sur les institutions à coup de battes de baseball et de haches pour démolir « le système » et traquer les tenant du Complot pseudo maléfique. La radio annonce que le monde est envahi de lecteurs mutants qui massacrent et s’entretuent tandis que des monstres sortent de l’enfer – ou de l’espace.

Dans un cinéma désert, qui passe L’Antre de la folie tiré du roman, John Trent assis avec un gigantesque seau de pop-corn dans les mains (la Malbouffe par excellence du Système), rit de se voir à l’écran dans les aventures qu’il vient de vivre. La fausse réalité du cinéma n’est pas reconnue par lui comme vraie, il fait partie des rares non contaminés de l’espèce humaine.

Ce qui rend le film « culte » aujourd’hui est qu’il a prédit la tendance à croire plutôt qu’à voir, la folie complotiste et l’invasion du Capitole par des hordes de trumpistes convaincus de combattre le Mal déguisés en chamanes barbares. Eux qui réveillent les démons de la discorde et de la pulsion de mort, l’envers du Beau, du Vrai, du Bien que les chrétiens non superstitieux ont repris des Grecs.

DVD L’Antre de la folie (In the Mouth of Madness), John Carpenter, 1995, avec ‎ Sam Neill, Jürgen Prochnow, David Warner, John Glover, Julie Carmen, Metropolitan video 2007, 1h31, €9.99 blu-ray €10.00

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Eculeville

Le Renault nous emmène jusqu’au village de Jean-François Millet, Gruchy, d’où nous partons par le sentier du littoral sentir les paysages, l’atmosphère et les points de vue favoris du peintre lorsqu’il revient chez lui. Nous pouvons y observer les champs à flanc de pente, les rochers à fleur d’eau sur la mer, quelques stations indiquées par des panneaux dans les endroits remarquables.

La végétation est de lande ou de chemin creux boueux où pousse le sureau, les ronces aux mûres pas encore mûres, mais surtout le chèvrefeuille odorant qui persiste plus qu’ailleurs. Quelques montées et descentes, mais moins qu’hier. En revanche, plusieurs passages dans la gadoue jusqu’aux chevilles, que la guide essaie de négocier à l’aide de ces fameux bâtons qui ne servent pas à grand-chose dans les chemins encaissés. Nous longeons les ruines d’un gabion de douanier dont il ne subsiste que les fondations. Plus loin, en revanche, c’est une véritable maison en dur dissimulée sous les arbres qui servait de planque aux douaniers chargés de surveiller la mer du 17ème au début du 20ème siècle, et notamment les barques de contrebande qui allaient, de nuit, livrer du calva contre du tabac aux îles anglo-normandes en face.

Il fait grand soleil et peu de vent. Les voiliers sont de sortie, comme des kitesurfs accompagnés d’un canot à moteur. Nous apercevons de loin le restaurant d’hier soir au port du Hable. Un amer artificiel peint en blanc est une sorte de mur sorti de nulle part, aussi carré que les monolithes du film 2001 Odyssée de l’espace. La guide aperçoit une fauvette, entre autres oiseaux perchés sur les buissons.

Nous pique-niquons au manoir du Tourp, une ancienne ferme fortifiée contre les brigands des 15ème et 17ème siècles, rachetée et restaurée par le Conservatoire du littoral et désormais gérée par la communauté des dix-neuf communes de La Hague. La tour circulaire empêchait les assaillants de progresser rapidement ; il n’en reste que les bases. Trois meurtrières sont encore visibles sur le mur arrière de la moderne médiathèque ; elles servaient à observer sans être vu et à tirer à l’arc tout en étant préservé. La surveillance extérieure était permise par une échauguette en hauteur sur le mur d’enceinte. Une magnifique haie d’hortensias bleus flanque l’entrée de la ferme disposée en carré.

La salade de la guide est cette fois au boulghour et il y a des sardines en boîte ainsi qu’un fromage de Neufchâtel-en-Bray. La guide sort un Gaillac rouge pour l’accompagner. Elle a une liste de menus standards composés pour serrer les prix, qu’elle applique scrupuleusement chaque jour. Hors de la liste, elle n’est pas grande cuisinière et cherche des idées de nouvelles salades. Nous lui suggérons les lentilles.

Une exposition de photos en plein air d’une artiste de Valenciennes raconte le tour du Cotentin à pied par les sentiers. J’y prends quelques renseignements. Trois gamins d’une famille en pique-nique, entre 5 et 9 ans, jouent « aux Français et aux Allemands », autrement dit à la guerre. C’est ce que me dit la petite fille d’âge intermédiaire entre ses deux frères. Ils ont dû visiter avec les parents les plages du Débarquement.

Nous repartons en montées et en descentes dans la forêt par un chemin ruiné où les pierres roulent sous les chaussures. Cela jusqu’au plateau où une route nous fait rejoindre le parking et le village de Jean-François Millet. Entre-temps, nous passons devant l’église d’Eculeville où le Tout-Paris semble enterré dans le cimetière. Les noms sur les tombes sont en effet principalement des Paris. La guide nous fait regarder une vidéo du groupe local folklorique La Rue Kétanou tournée à Omonville-la-Rogue au Café du port où nous avons dîné hier. La chanson qui l’accompagne s’appelle Le capitaine de la barrique.

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