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Emmanuel Carrère, Un roman russe

Emmanuel Carrère, fils de, est médiatique parce qu’il mêle, selon le gloubi-boulga de notre époque, tous les genres : le roman, le cinéma, le reportage, la vie intime, et surtout le sexe. C’est un genre qui me déconcerte et ne m’agrée pas, une façon de se défiler tout en se glorifiant, de zapper sur ce qui dérange pour insister sur ce qui est soi-disant « secret » et que tout le monde connaît : l’Origine du monde.

Dans cette histoire, la Russie est un prétexte, un pays et une origine qui font problème à cet angoissé instable, névrosé profond qui avoue aller « trois fois par semaine » chez son psychanalyste, on ne sait pour quel résultat… Le prétexte est le surgissement dans l’actualité d’Andras Toma, paysan hongrois enrôlé dans les forces fascistes puis capturé par l’Armée rouge en 1944. Ballotté de camp en camp, il échoue interné pendant cinquante-six ans en URSS, dernier prisonnier vivant de la Seconde guerre mondiale, avant d’être finalement rapatrié à Budapest en 2000. Il était fou, ou jouait les fous, n’ayant peut-être jamais appris le russe, recroquevillé dans sa coquille.

Cet Andras a fasciné Carrère, envoyé « spécial » de France 2 pour un documentaire sur lui, sur le village de Kotelnitch à 800 km au nord-est de Moscou. L’arrière grand-oncle de l’auteur a été gouverneur de la région et Emmanuel, qui parle « un joli russe » appris de sa mère mais ne le parle plus depuis l’âge de 5 ans, entreprend laborieusement à 40 ans de s’y remettre. C’est qu’il se sent personnellement des affinités électives avec Andras, ce décalé de la vie, exilé de sa patrie, renfermé dans son monde imaginaire. Comme lui, incapable de se fixer, Carrère erre de femme en femme en croyant toujours vivre le grand amour de sa vie (qu’il confond avec le sexe frénétique) avant de déchanter sous les assauts de la triste réalité. Ce sera « Soso » après une précédente qui lui a donné deux fils, puis Hélène qui lui donnera une fille. Mais, à chaque fois, il s’en sépare.

Des affinités aussi que son grand-père Georges a vécues, émigré de Géorgie en 1920 après la révolution de 1917 et la reprise en main par Lénine de toute la Russie, y compris les provinces dissidentes qui se croyaient émancipées par le communisme. Un grand-père qui avait des idées de droite conservatrice radicale et qui a collaboré avec l’armée allemande en servant de traducteur économique à Bordeaux durant la guerre. Il a « disparu » en 1944, probablement exécuté par les résistants de la dernière heure : un bouc émissaire facile, « étranger » d’origine, inapte à tout métier, pauvre et perdu dans sa nouvelle patrie. Un « secret de famille » bien gardé par sa mère, l’Immortelle Hélène Carrère d’Encausse qui ne voulait pas entacher sa réputation (bien que responsable en rien des faits et gestes de son père). Secret qu’Emmanuel s’empresse de divulguer, pour se faire bien voir ou plutôt, croit-il, pour exister.

Ce « roman » russe est une sorte de Romand Jean-Claude, un récit qu’il a écrit en 2000 sur le massacreur de toute sa famille qui se faisait passer pour médecin important de l’OMS à Genève. Encore un mythomane, comme lui. Il mélange à la Philippe Sollers, qui semble son modèle d’écrivain dans les années 2000, le documentaire télé, ses notes et impressions de voyage, ses observations sur les gens, ses fantasmes érotiques et les petites histoires qu’il échafaude à partir de rien, son expérience in vivo de nouvelle érotique écrite en 2002 dans Le Monde, journal de référence politiquement correcte des bobos. L’Usage du Monde met en scène (beaucoup trop longuement, dans une complaisance destructrice) la Soso nue sous sa robe légère dans un train à grande vitesse tandis que l’auteur joue de l’érotisme des suggestions et des mots dans un délire pubertaire. Il détruire ce désir, comme les autres, dans un délire paranoïaque de haine au téléphone, poussant ladite Soso à se faire avorter… d’un bébé qui n’était d’ailleurs pas de lui !

Autant j’ai aimé et admiré sa mère Hélène, autant je n’aime pas Emmanuel Carrère. Son tempérament angoissé, dépressif, cyclothymique, égocentrique, me déplaît. Or un écrivain est avant tout un tempérament, quoiqu’il écrive. Sa névrose obsessionnelle le hante et il s’y complaît, il en fait des livres. Incapable au fond d’inventer, il ne cesse de mettre en scène lui-même au travers de personnages réels : un pédophile dans La classe de neige qu’il avoue avoir mis « sept ans à écrire », le tueur faux médecin Romand dans L’adversaire, les apôtres dans Le Royaume.

Emmanuel Carrère se sent toujours un autre, tout en ne se croyant pas grand-chose. Il cherche constamment, névrotiquement, le « secret » qui lui permettrait de revivre, la clé pour se libérer d’un inconscient qu’il traîne comme un boulet. Il la voit dans l’emprisonnement d’Andras, dans la vie étriquée à la soviétique de la Russie des années 2000 avec sa pauvreté, ses non-dits, ses mafias qui tuent, son FSB qui contrôle ; il la voit dans la langue russe qui lui permettrait de « comprendre » – quoi ? Son grand-père conservateur égaré ? Sa névrose d’émigré jamais pleinement intégré à ses yeux ? Sa fascination fusionnelle pour sa mère devenue immortelle ? Il la voit dans le secret du pédophile, le mensonge jusqu’au meurtre de Romand, la répulsion des femmes de Paul de Tarse. Il la voit dans la croyance chrétienne, dans le yoga pratique, dans les reportages au loin, dans l’exil intérieur, dans l’éternel nombrilisme de son écriture…

Bref, lisez-le si vous voulez, il paraît que ça plaît aux ménagères de 50 ans fascinés par les grands malades et qui adorent discuter intello en médiathèque. Pour ma part, je ne le relirai pas, ce qui est mon critère de qualité des livres.

Emmanuel Carrère, Un roman russe, 2007, Folio 2009, 401 pages, €9,90 e-book Kindle €8,49

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Un RN plus bonapartiste que fasciste

Le RN a échoué au second tour des Législatives face au « front républicain ». Les désistements ont aidé à éliminer le pire – plutôt que de choisir le meilleur. Mais les résultats du premier tour demeurent : le RN est un parti qui rassemble 10 millions de voix (sur 48). Il compte et comptera, même s’il ne gouverne pas à sa guise. Autant le voir comme un parti de plus en plus comme les autres.

C’est la pensée facile des non-lepénistes de traiter de « fascistes » tous ceux qui ne pensent pas selon les bonnes vieilles valeurs « de gauche ». Comme si «la gauche » était une et dotée de valeurs uniques ; comme si « les valeurs » de gauche ne passaient pas progressivement à droite dans l’histoire (les libertés, le républicanisme, le nationalisme, la colonisation-mission civilisatrice, la production industrielle, l’avortement, le PACS, la protection du patrimoine et de l’environnement…). Qu’y a-t-il de commun aujourd’hui entre un Glucksmann et un Mélenchon ? Entre un Roussel et une Tondelier ?

J’ai relu une fois de plus l’étude historique que René Rémond a consacré à La droite en France, de la première Restauration à la Ve République(1968) dont il a livré un complément de poche en 2007 intitulé Les droites aujourd’hui. Pour lui, le fascisme n’est qu’un terme de combat de la gauche contre tous les autres ; « le fascisme » n’a pas existé en France, pas même sous Pétain ; il n’a existé que de pâles imitations éphémères comme celles du PPF de Jacques Doriot (venu du communisme) et des groupuscules issus de l’OAS. La thèse de l’Israélien Zeev Sternhell selon laquelle le fascisme serait né en France ne résiste pas à l’examen historique : il s’agit encore d’une fausse vérité.

Le Rassemblement national ferait-il figure d’exception et serait-il fasciste ou crypto-fasciste ? Maintenant qu’il est parvenu presque au pouvoir (mais pas encore), peut-être serait-il bon de quitter le domaine stérile des invectives impuissantes pour l’analyse – qui permet tous les combats ? Cette attitude est certes celle du libéralisme de raison, pas celle de la passion activiste, mais elle est la seule qui soit à la fois réaliste et efficace pour l’avenir.

Si le vieux Le Pen pouvait être fasciste, en tout cas ligueur avec peu de goût pour l’exercice du pouvoir, la mûre Marine préfère le jeu républicain des campagnes électorales et du combat en meetings. Quant au jeune Bardela, il est l’image renouvelée du gendre idéal, du modèle de vertu né dans la banlieue (mais avec un père PDG), qui fait où on lui dit de faire. Le tout, nationalisme du père, autoritarisme de la fille, jeunesse révolutionnaire du fils spirituel, font le bonapartisme. Guizot disait de ce mouvement : « C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire et un principe d’autorité. » Le bonapartisme historique, celui des deux Napoléon, est féru d’autorité et de hiérarchie méritante, sur le modèle de l’armée ; il est antiparlementaire et plébiscitaire, car plus pour la décision que pour les parlotes et les ergotages, mais aussi populiste contre le droit et les institutions : « le peuple est la Cour suprême », résumait Bardela.

De Gaulle était bonapartiste, pas Giscard ; Chirac était bonapartiste, comme Villepin et Sarkozy, pas Pompidou, ni Chaban, ni Barre, ni Raffarin. Macron, comme Giscard et Barre, est libéral, bien que contaminé par le pouvoir d’État et trop sûr de son intelligence pour écouter quiconque ou s’appuyer sur les corps intermédiaires, comme pourtant tous les régimes libéraux le font. La PME familiale Le Pen veut renouer avec cette tradition française du bonapartisme qui vient de loin. René Rémond note que les régimes lassent en 15 ou 18 ans au XIXe siècle, c’est peut-être plus court dans la dernière moitié du XXe siècle (1946-58 : 12 ans, 1958-68 : 10 ans, 1969-81 : 12 ans, 1982-95 : 13 ans, 1996-2007 : 11 ans, 2008-2024 : 16 ans). L’heure est bientôt venue « d’essayer » autre chose. Quoi ? Un baril de lessive ? Non, un autre bonapartisme, débarrassé des qualificatifs coupables collés par une gauche aux abois et un centre équilibriste qui est tombé. Ce n’est pas pour 2024, mais 2027 ?

Le bonapartisme historique s’est effondré sous la défaite de Sedan en 1870 mais sa mentalité demeure, fille de l’égalitarisme de la Révolution et de la méritocratie de l’Empire. Tous contre les notables ! Contre les intellos ! Contre les avocats embobineurs ! Contre les riches hors-sol ! « Sursaut de l’énergie contre le verbalisme, révolte du tempérament contre la raison, le nationalisme porte des tendances foncièrement anti-intellectualistes », écrit René Rémond (chap.6). La France d’abord ! Le peuple avant tout ! Les réalités sociales avant les comptes publics ! D’où la doctrine pressée, avide de majorité absolue et de décrets rapides, l’écoute des doléances plutôt que des grands équilibres, la répugnance aux pensées universelles des grands principes et des traités, et aux « machins » que sont les organisations internationales. « La droite n’a pas foi dans l’esprit de Genève » notait René Rémond à propos de la SDN ; place plutôt à la soumission à l’ordre naturel, organique, contre toute construction intellectuelle qui ferait dévier le cours des choses.

D’où l’acceptation de l’impérialisme poutinien… puisqu’il se manifeste. Mais pourquoi ne pas résister, au nom d’un sentiment national français dans une Europe-puissance ? Tout d’abord parce que l’Amérique, métissée, melting pot, impérialiste multiculturelle, woke par délire d’un évangélisme niais, suscite à la droite de la droite une haine que ne suscite pas Poutine, très maréchaliste à la Pétain et Blanc d’abord. Mais ensuite parce que le Kremlin cherche à déstabiliser les démocraties occidentales par la guerre hybride via les réseaux sociaux suivis aveuglément par les gogos, depuis 2016 au moins – et que ça marche ! Cela dit, le terreau est favorable : que la « préférence nationale » hérisse la gauche idéaliste, cela se comprend ; mais il faut comprendre aussi les Français très moyens qui voient les « aides » toujours accordées aux autres, tandis que pour eux sont avant tout exigés les impôts. Cette conception n’a rien de « nazie » et a été revendiquée en son temps par « la gauche » comme par d’autres pays européens. Ce n’est pas la peine de grimper aux rideaux comme si l’on allait « foutre tous les bougnoules » en chambre à gaz. Si certains, exaspérés, le disent ou osent même parfois le penser, ce n’est pas le cas du parti RN – et ce n’est pas pire que les éructations antisémites ou anti-république des LFI.

Le bonapartisme d’affinité lepénien ne va donc pas sans contradictions. Il agglomère en effet des sensibilités différentes, de ceux qui prônent la contre-révolution, soit le retour avant 68 (cathos tradi), ou avant 45 (nostalgiques de l’ordre moral colonial avec travail, famille patrie), ou avant 1873 (l’abandon de la monarchie légitime pour la République), ou avant 1848 (une monarchie tempérée comme en Angleterre), ou avant 1789 (pour les légitimistes réfractaires aux Droits de l’Homme et autres billevesées intellos des Lumières), ou encore avant le néolithique (selon certains écologistes libertariens qui y voient l’instauration de la propriété, donc de la prédation économique et de l’État, donc de la restriction des libertés). La tonalité illibérale de ce bonapartisme là est en tout cas nettement affirmée. Mais le bonapartisme est une synthèse attrape-tout fondée sur le plébiscite ; elle a utilisé les libéraux quand c’était nécessaire mais le libéralisme ne lui est pas forcément nécessaire.

L’exercice du pouvoir devrait polir ces aspérités ou faire éclater les incompatibilités – comme toujours. En attendant, nous assistons à un naïf « mélange de calcul et de générosité, d’illusion et de démagogie, (…) [le parti bonapartiste] caresse le rêve utopique de satisfaire les prolétaires et de rassurer les possédants ; autoritaire et vaguement socialisant, il essaie de jouer sur les deux tableaux et espère réconcilier la nation française sur une politique de grandeur » chap.8, écrit René Rémond, toujours actuel.

Pour le Rassemblement national, les Français le verront à l’usage et les électeurs à l’essai. Pas encore cette année, mais probablement pour l’avenir. Le refus actuel ne dispense pas d’y penser.

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Laurent Benarrous, Tintamarre

Quand on est né juif mais laïc, Français mais pas perçu entièrement comme tel, déraciné d’Afrique du nord en banlieue parisienne… à Villejuif, doté d’un père violent et d’une mère ignorante – on recherche qui l’on est. Cette quête de soi est l’objet de ce roman autobiographique, écrit à hauteur d’enfant avec un vocabulaire simple.

Trouver sa place : tel est la quête de soi dans un monde qui ne vous attend pas, dans une banlieue métissée et dans une famille foutraque. Le jeune Laurent aura du mal avec tout : avec son père, avec sa mère, avec son beau-père beauceron, avec sa famille juive, avec ses amis espagnols ou arabes, avec le pédocriminel du HLM, avec les filles « qui ne fréquentent pas un Juif », avec ses profs parce qu’il est désorienté et chahute, avec les employés d’été de son oncle cafetier, avec l’armée qui le met dans une case de juif trublion, avec la fac qui le déprime.

Il faut dire qu’avec son orthographe déplorable, il a perdu des points à l’examen du barreau. A se demander s’il est vraiment français ! La patrie commence en effet par la langue, vecteur de communication, lien de culture, support de la mentalité commune. La route de l’à soi est d’abord le parler en commun. Aujourd’hui encore, au moins deux fautes d’accord subsistent dans le livre, mais on a beau se relire…

Et pourtant, l’humour juif n’est jamais très loin et surgit souvent comme un baume en fin de chapitre : situations cocasses, contradictions des adultes, chance inouïe à l’examen. La vie s’accroche, même si la tentation de disparaître surgit parfois. L’enfant apprend la lutte, le judo, l’adolescent est fou de sport, foot, course et tennis, l’adulte connaît la tchatche et ne lâche pas une affaire.

En désordre et à grand bruit – le tintamarre – le petit môme déraciné de banlieue deviendra avocat, un rêve qu’il avait enfant. Malgré ses handicaps et sa famille, il passera chaque année en classe supérieure, sauf une fois en Première. C’est que l’on dit qu’il est beau, râblé et musclé, qu’il supporte les coups et qu’il s’accroche, qu’il sait se faire des amis. A noter que la photo du frais petit garçon en couverture n’a rien à voir avec le portrait qu’il fait de lui-même ; elle représente plutôt symboliquement le gavroche plein de vitalité ouvert à tous les possibles.

Comprendre le monde par les yeux d’enfant, telle pourrait être la leçon du livre. Car l’enfant est pur et sait voir quand le roi est nu ; il est direct, va droit au but. Un récit romancé qui explore l’âme humaine et vante la résilience, cette capacité en soi de rebondir grâce à une tante ou une cousine, un ami, une circonstance.

La France des sixties a été autant bouleversée que la nôtre, avec les mêmes problèmes d’immigration, d’intégration, d’école et de méritocratie républicaine. Elle a été autant désillusionnée que la nôtre dans les années 80 avec la gauche au pouvoir et ses promesses démago irréalisables, le laisser-aller économique et budgétaire. Malgré cela, Laurent a réussi cahin-caha sa vie : trois femmes, trois rejetons, ses désirs enfantins réalisés. Devenir quelqu’un et se marier avec Yasmine, sa copine arabe de ses 11 ans : il dit en avoir trouvé la copie conforme adulte, pour son ancrage définitif.

Agréable à lire malgré le poids du livre (827 grammes) ; on ne s’ennuie jamais avec Laurent, avocat de la vie.

Laurent Benarrous, Tintamarre, 2024, éditions La route de la soie, 510 pages, €27,00 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Jean-Philippe Bozek, Paul et Suzanne 1932-1950

De 1932 à 1950, que de bouleversements ! La montée du Front populaire et des congés payés, la guerre d’Espagne, la montée concomitante du fascisme puis du nazisme, la drôle de guerre puis la guerre ouverte t la défaite immédiate, le vote de 60 % des socialistes pour les pleins pouvoirs à Pétain, vieux maréchal ambitieux…

Tout commence en 40 par le bombardement de l’aviation allemande sur Ambleteuse, petite ville balnéaire peuplée de civils. Déjà la terreur. La famille ne cesse de se regrouper entre la proximité des usines et les villas loin du front provisoire, en Normandie. Entre les affaires et les enfants, le partage des tâches et vite trouvé : aux hommes les affaires, aux femmes les enfants, le ravitaillement, le soin aux blessés.

La saga familiale se poursuit dans l’esprit paternaliste et ingénieur du « capitalisme rhénan » propre à l’Europe continentale. Rien à voir avec l’esprit financier anglo-saxon, plus soucieux de profits que de production. Ce qui compte en France du nord, est de produire de bons produits sur la demande de bons clients. La guerre est évidemment le trublion dans cette façon irénique de voir l’entreprise.

Ce second tome est très vivant par son côté romanesque, reconstitué à partir des témoignages des membres encore vivants, des lettres, documents et photos. Il montre comment une famille aisée pouvait survivre en temps de guerre et d’Occupation. Comment les patrons d’usine devaient négocier avec l’Occupant pour éviter de trop servir l’effort de guerre, comment aussi faire tourner a minima les machines avec les rares ouvriers non mobilisés ou prisonniers.

La famille est partagée entre la production et l’élevage des enfants. Ceux-ci poussent en liberté, peu instruits par l’éloignement des villes. A Jullouville, dans le Cotentin, n’existe qu’une école primaire. Le petit Paul Jean-Marie (Paul JM), né en 1934, aura du mal à s’adapter aux contraintes et à la discipline lorsqu’il entrera en sixième chez les Jésuites à 11 ans, lui qui a vécu libre depuis ses 7 ans, voyant des avions descendus en flammes, des hommes sauter sur des mines, des morts et des blessés. Il reprendra l’usine, une fois adulte, mais ce sera pour le tome suivant.

Tome 3 à paraître sur l’époque contemporaine.

Jean-Philippe Bozek, Paul et Suzanne – Histoire de la famille Dubrule-Mamet, tome 2 Guerre et paix 1932-1950, éditions Place des entrepreneurs 2023, 256 pages, € 25,00

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Tome 1 : 1800-1932 déjà chroniqué sur ce blog

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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La gauche n’a pas gagné

Contrairement à ce que veut nous faire croire Mélenchon, « la gauche » n’a pas gagné les Législatives. Elle est minoritaire en voix, aussi bien au premier tour qu’au second. Le RN rafle 8 744 080 voix au second tour, soit 20,18% des inscrits et l’Union de gauche 7 004 725, soit seulement 16,17% des inscrits (près de 2 millions de voix de MOINS qu’au premier tour). Ensemble, ex-majorité présidentielle, arrive en 3e position avec 6 313 808 voix, soit 14,57% des inscrits et LR ne recueille que 1 474 650 voix, soit 3,4% des inscrits…

Il y a eu 14 460 749 abstentions, 33,37% des inscrits et seulement 2,76% de votes blancs.

Le second tour reproduit à peu près le premier tour avec le RN en tête avec 9 379 092 voix, 19,01% des inscrits, l’Union de gauche 8 995 226 voix, 18,23% des inscrits, Ensemble 6 425 707 voix, 13,03% des inscrits et LR 2 106 166 voix, 4,27% des inscrits.

L’abstention était de 33,29% des inscrits et les votes blancs de 1,18%. (Source : Ministère de l’Intérieur)

On n’applique pas son programme intégralement avec 16% des inscrits.

Le scrutin majoritaire à deux tours a été conçu pour tenter de dégager une majorité, mais cela n’a pas fonctionné cette fois-ci.

Certes, le Nouveau FP a obtenu 182 sièges, mais il est loin de la majorité absolue de 289 sièges, et loin aussi d’une confortable majorité relative qui lui permettrait de gouverner à sa guise sans motion de censure des autres groupes.

Ni Ensemble, 163 sièges, ni le RN, 143 sièges, ne le peuvent non plus.

Impasse.

Sauf à créer une coalition de partis jusqu’ici hétéroclites, aptes à élaborer des compromis, autrement dit à tempérer leurs programmes respectifs pour qu’ils soient compatibles avec l tolérance des autres.

Le Nouveau FP pourrait s’allier avec les Divers gauche et une partie d’Ensemble pour obtenir une majorité de 289 sièges ; il lui faudrait 96 Ensemble consentants. Ce n’est pas impossible sur certains sujets, mais sûrement pas sur « le programme » imposé par LFI.

Ensemble pourrait tenter de s’allier aux LR mais elle n’aurait que 231 voix, là encore c’est insuffisant pour obtenir la majorité absolue, sans compter que les LR boudent leur hégémonie déchue et récusent toute alliance… pour le moment.

Impasse.

Mais à jouer aux cons, tous risquent de le devenir vraiment.

Le Mélenchon joue son Lénine en décrétant que la minorité agissante – la sienne – est la seule à représenter le peuple et que lui – son chef – a bien envie de faire un coup d’État comme en 17. Il répugne cependant aux Français, et même à beaucoup d’électeurs qui ont voté à gauche au second tour : c’était pour « faire barrage » au RN pas pour « élire Mélenchon Premier ministre ».

Faure et Hollande jouent leurs petits arrangements électoralistes en vue des Municipales de 2026 et de la Présidentielle de 2027 : exercer le pouvoir d’ici-là serait être impopulaire, compte-tenu de l’absence de majorité à l’Assemblée, d’un Sénat réticent, d’un Président qui surplombe… et des contraintes économiques et de la dette. Rester dans l’opposition est confortable, on n’a rien à décider.

Reste quoi ?

La tentative d’un Premier ministre à gauche « de consensus » en laissant de côté un Mélenchon consentant, concentré sur la Présidentielle ? Ce ne serait pas une « cohabitation » comme nous en avons l’habitude, le nouveau gouvernement ne disposant probablement pas d’une majorité absolue pour gouverner, contrairement à Chirac vs Mitterrand ou à Jospin vs Chirac. Mais c’est possible.

Tenter à l’italienne un gouvernement « technique » avec un Premier ministre hors partis qui exercera le pouvoir au minimum en attendant au moins un an, une possible nouvelle dissolution, ou les prochaines Présidentielles ?

Mélenchon comme Le Pen voudraient pousser à la crise de régime pour faire « démissionner » le Président. Mais celui-ci ne l’entend pas de cette oreille, n’y a aucun intérêt, et dispose de pouvoirs suffisants pour passer une période de chaos parlementaire.

Donc rien n’est joué – mais tout n’est pas possible.

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Pierre Lemaitre, Le silence et la colère

Dans ce second tome de la trilogie, après Le Grand Monde, l’auteur poursuit son feuilleton dans le style enlevé d’Alexandre Dumas. Nous y retrouvons tous les personnages, suivis dans leur être et leurs déboires avant que, ultime pirouette, leur créateur ne les récupère in extremis pour les sortir par miracle des ennuis dans lesquels ils se sont fourrés.

Occasion de peindre l’épouse venimeuse, Geneviève femme de Jean le fils aîné, enfant gâtée devenue femelle frustrée, se faisant engrosser par le premier venu pour niquer son mari et se faire plaindre par la société indulgente aux mères souffrantes, mère indigne qui voit sa fille de 3 ans grimper sur la fenêtre sans intervenir, au risque de basculer trois étages plus bas – ce qu’elle va réussir dans l’escalier de l’immeuble sur un étage seulement. En bref la vraie salope, faussement vertueuse, qui pousse son mari trop faible à des pulsions meurtrières périodiques.

Peinture aussi de Jean en mari entrepreneur qui gâche toujours tout par ses initiatives de lâche, mais réussit à inventer le magasin premier prix en self-service qui devrait connaître à Paris le succès au sortir de la pénurie. Aucun de ses deux enfants n’est de lui. La première est d’un boxeur blond au Liban, la seconde du vil gérant du magasin, réembauché après l’avoir viré pour trafic de tissu à l’encontre des Juifs durant l’Occupation. Pas très reluisant. Les grands-parents, patrons de la savonnerie à Beyrouth, s’empressent d’aider le père biologique boxeur à gagner des matchs et de prendre sous leur aile la petite Colette pour la sauver des griffes haineuses de sa mère.

Quant au frère, François, journaliste des faits divers, il réussit dans son métier et consolide son couple avec Nine, la sourde qui a menti sur son passé. Le reporter enquête et finit par découvrir la vérité, ce qui conforte son amour… et fait tomber enceinte la fille.

Il introduit sa sœur Hélène, photographe de presse, dans la rédaction. Celle-ci part suivre l’épopée du barrage en province, destiné à produire de l’électricité au prix de la noyade d’un vieux village. Les pour et les contre se divisent naturellement, les avisés qui s’en sortent en vendant à bon prix et ceux qui retardent stupidement en croyant encore et toujours au miracle alors que le barrage se dresse déjà. D’où les portraits au village dans la province profonde à peine sortie de la période noire des années de guerre. Il y a la grande gueule en vrai con, le harcelé communal devenu ingénieur, le boulanger dans le pétrin, le cafetier qui ne pense qu’à ses sous, la mère d’un débile heureux, le curé qui fricote (peut-être) avec ses enfants de chœur. Tous autant de grenouilles jetées dans le bain de la modernité qui, progressivement, monte en température. Une vraie expérience in vivo.

Hélène, qui a couché avec son patron le directeur du journal, se retrouve enceinte et veut avorter, par convenance : ce n’est pas le moment. Occasion de traiter ce sujet sensible à l’époque, qui ne trouvera que vingt ans plus tard sa traduction dans la loi Veil. Il reste pratiqué clandestinement par des avorteuses formées sur le tas ou par des médecins qui craignent pour leur réputation – mais demandent aux patientes pour procéder à l’avortement deux mois de salaire moyen, le prix de leur culpabilité. Hélène trouvera cependant dans les bras placides du correspondant local au nom à particule le pied correspondant à sa chaussure, qu’elle a élastique si l’on se souvient du premier tome.

Excellente occasion pour l’auteur d’évoquer l’hygiène des femmes françaises, peu reluisante ces années-là. « La Française est-elle propre ? » titre Françoise Giroud dans Elle en 1952, article complaisamment repris tel quel en annexe du roman. La réponse à cette enquête est NON, certaines ne changent de culotte qu’une seule fois par semaine. Quant à se laver… La situation a-t-elle vraiment changé ? Pas si sûr si j’en crois mes amies qui fréquentent les salles de sport : ces dames ne prennent pas de douche après les exercices pour ne pas abîmer leur maquillage ! Comme écrit Françoise Giroud, cela finit par se sentir.

Pierre Lemaitre, Le silence et la colère – Les années glorieuses 2, 2023, Livre de poche 2024, 756 pages, €10,40, e-book Kindle €10,99

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Lepénie en débandade après l’érection

Pas de majorité absolue, trois blocs dont la gauche en tête – mais avec le repoussoir Mélenchon. Qui sera Premier ministre ? Suspense.

Les Français en ont eu marre du bordel ambiant. Mélenchon, Macron, Hollande sont, dans cet ordre les moins appréciés des Français comme fouteurs de merde : le premier adepte de la révolution permanente et de la crise de régime pour assurer une démocratie directe dont il serait le caudillo à la Chavez ; le second pour avoir forcé à coups de 49-3 des réformes dont les Français ne voulaient pas, avant de dissoudre trop tard et trop vite l’Assemblée, laissant le pays en plein vide vacancier et en pleins JO à la merci d’inexpérimentés ; le troisième parce qu’il n’a pas su assurer la politique sociale-démocrate de gauche en augmentant les impôts – donc le chômage, puis en s’alliant au diable gauchiste au mépris de tous ses « principes ». Les plus appréciés, Attal et Bardela, dans cet ordre, ne le sont qu’à 42 %, selon un sondage Opinion Way pour la Fondapol, réalisé par interview du 21 au 24 juin dernier sur 3040 personnes selon la méthode des quotas. Car Attal n’a pas eu le temps de faire ses preuves et Bardela ne les a jamais faites. Fausse vérité, Bardela n’a eu qu’une « victoire différée » – l’autre nom de la vraie défaite. Le président a divisé pour mieux régner – mais va-t-il y parvenir ? Son ex-majorité n’a pas si démérité que cela et Gabriel Attal se place pour l’avenir.

Avant le second tour, la moitié des électeurs craignait l’une ou l’autre des majorités possibles, celle du président suscitant le moins de crainte car on sait à quoi s‘attendre, au contraire de la gauche populo ou du RN populiste. Le Nouveau « Front populaire » (dont le nom lui-même est une arnaque) est une agrégation de divergences ; seuls 20 % des électeurs souhaiterait voir Mélenchon accéder au foutoir (le nom qu’il donne au pouvoir). Le plus adulé, Bardela, est érigé par 38 % seulement – et la débandade est sévère au second tour. Le chef insoumis a accumulé tant de haine dans la société politique que ses électeurs mélenchonistes ont parfois préféré Jordan Bardela à Gabriel Attal. La politique a quelque chose de sexuel, d’où l’excitation médiatique, les halètements des commentateurs et les métaphores amoureuses. Le résultat des érections sortis des burnes a rejeté le RN, goûté du bout des lèvres le FDG, relégué l’ex-majorité. Faites vos jeux, la balle au centre – à condition de virer le Mélenchon comme arbitre… ce qui n’est pas acquis pour l’instant. Car aucun bloc élu ne peut gouverner seul.

Pour l’ensemble, les trois priorités pour la France sont le pouvoir d’achat, l’immigration et la délinquance. La dette ne vient qu’en sixième position (quoiqu’on s’encroûte), après « les inégalités » (tonneau des danaïdes) – et l’aide à l’Ukraine ou la défense en dernier (plutôt rouge que mort). Le problème français est que l’État-providence ne l’est plus. Il est déjà réduit aux fonctions régaliennes, mais nul politicien n’ose l’avouer aux électeurs. C’est alors le sempiternel bal des promesses, qui ne font (et ne feront) que des cocus aigris et revanchards. La politique économique n’est plus décidée par le gouvernement mais par les multinationales, les questions sociales et culturelles sont guidées par la mondialisation, la démographie dépend de plus en plus des flux migratoires, les frontières sont désormais perméables, les taux d’intérêt décidés en Allemagne ou aux États-Unis. Après quarante ans d’endettement sans garde-fou et de fiscalité maximum sans que les dépenses s’ajustent, le gouvernement – quel qu’il soit – n’a plus de marge de manœuvre budgétaire. S’il faut distribuer, il faut prendre ailleurs : réduire l’école pour la défense, réduire l’hôpital pour la justice, réduire les aides sociales pour payer les fonctionnaires. Seuls la diplomatie, le renseignement, et le militaire restent des moyens politiques encore efficients, d’où l’âpre bataille qui va avoir lieu pour les contrôler entre Élysée et Matignon.

La France se voit désormais en trois blocs : ceux qui veulent éviter le RN, ceux qui veulent éviter Mélenchon, ceux qui veulent éviter l’ex-majorité présidentielle… Mais de projet positif : point. Tous se rejettent et se haïssent, l’aptitude à former des compromis semble bien… compromise. Dure habitude à prendre : se caresser au lieu de se bugner. La victoire anglaise des Travaillistes montre a contrario combien la gauche française est médiocre. Son leader Keir Starmer, quasi inconnu, a évacué les gauchistes et a rassemblé une majorité très confortable. Les Faure et Hollande en ont été incapables, privilégiant la petite tactique IVe République au grand dessein de ressusciter la social-démocratie sous la Ve. Glucksmann se retrouve le dindon de la farce, lui qui avait bien redressé l’image de la gauche aux Européennes. Le risque était plutôt Bardela (l’ordre) que Mélenchon (le chaos), résultante des petits arrangements entre minables. Selon les estimations vers 20h40, les villes ont refusé le RN, les bourgs et les campagnes Mélenchon. Mais échec au RN : les Français ont eu peur de l’aventure, des collabos de Poutine, des relents de pétainisme. Caramba, encore raté !

De quoi goûter le second degré de ce célèbre slogan de mai 68, jamais compris à sa juste valeur : érection, piège à cons.

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Valérie Gans, La question interdite

Un roman puissant, d’actualité, sur la vérité. Écrit au lance-pierre, avec des billes lancées à grande vitesse qui frappent juste et lourdement : sur l’effet de meute, l’anonymat lyncheur des réseaux sociaux, la dérive hystérique d’un certain féminisme. La « question interdite » ne devrait pas l’être : « et si ce n’était pas vrai ? »

Pas vrai qu’un homme de 40 ans ait abusé d’une adolescente de 13 ans (et demi) ? Pas vrai que la fille l’ait ouvertement accusé ? Pas vrai que la mère abusive ait « cru » le « non-dit » ? Pas vrai que l’inspectrice de la police (on dit plutôt lieutenant aujourd’hui, je crois) ait capté la vérité dans les propos décousus et incohérents de l’une et de l’autre ?

Une histoire simple, comme dirait Sautet au nom prédestiné : un vidéaste connu monte un projet sur la féminité. Adam, au nom d’homme premier, est soucieux du droit des femmes et milite depuis toujours contre le machisme, ayant montré dans ses vidéos les horreurs de la soumission dans les pays autour de la Méditerranée et en France. Il s’entiche – professionnellement – en 2017 d’une gourde un peu grosse rencontrée dans un café où elle s’essaie à devenir adulte en ingurgitant le breuvage amer qu’elle n’aime pas. Il voit en elle son potentiel, le développement de ses qualités physiques et mentales. Il lui propose de tourner d’elle des vidéos spontanées, qu’il montera avec des vidéos de femmes plus âgées, afin d’exposer l’épanouissement d’une adolescente à la féminité. En tout bien tout honneur, évidemment, avec autorisation de sa mère et contrat dûment signé. Lui est marié à Pauline, une psy qui enchaîne les gardes pour obtenir un poste.

La mère, Ukrainienne mariée à un Iranien décédé, ne vit plus sa vie de femme depuis le décès de son mari cinq ans auparavant ; elle se projette sur sa fille et fantasme. Elle la pousse dans le studio, sinon dans les bras du bel homme connu. Shirin la gamine se révèle ; elle devient femme, se libère de ses complexes face aux regards des autres, améliore ses notes, devient populaire. Les autres filles l’envient, les garçons de son âge sont un peu jaloux et voudraient en savoir plus sur les trucs qui se passent.

Mais il ne se passe rien.

Jusqu’au jour où Shirin, désormais 14 ans, rentre en larmes et claque la porte de sa chambre. Sa mère, biberonnée à l’environnement féministe, aux soupçons immédiats sur le sexe pédocriminel, à la différence d’âge qui ne s’admet plus, se fait un cinéma : sa fille vient d’être violée et, même si elle n’a rien dit, c’est normal, elle est « sidérée » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien. Elle la convainc d’aller « porter plainte », comme la mode le veut, pour que le (présumé) coupable soit « puni », autrement dit retiré de la société pour trente ans, comme s’il avait tué. La policière qui reçoit mère et fille entend surtout la mère, la fille est bouleversée, elle borborygme, elle n’avoue rien. Normal, pense la pandore formatée par l’époque, elle est « sous emprise » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien.

Le présumé innocent est convoqué, interrogé, soupçonné. Il nie évidemment qu’il se soit passé quoi que ce soit, mais la fille ne parle pas. Il est donc coupable. Aux yeux de la police, aux yeux de l’opinion, aux yeux de son avocat, un soi-disant « ami » qui ne le croit pas puisque personne n’y croit. Les réseaux sociaux se déchaînent, chacun dans sa bulle confortable : les hommes prêts à juger les autres pour les turpitudes qu’ils auraient bien voulu avoir ; les femmes (qui n’ont que ça à foutre, faute de mecs à leur convenance) dans l’hystérie anti-mâles, revanchardes des siècles de « domination » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien. Adam est boycotté par ses clients, jeté de sa galerie où il expose ses vidéos, une pétasse qui avait 15 ans et lui 19 vingt ans auparavant l’accuse (gratuitement) de « viol » – mot de la mode qui plaque un concept juridique qui n’explique rien des faits réels. Il entre en mort sociale. Pauline, sa femme, demande le divorce tant la pression des autres et de ses collègues lui font honte de rester avec un tel criminel (pas encore jugé, la justice est très très lente en ces matières). Désespéré, il se suicide.

Fin de l’histoire ?

Non. Shirin, vingt ans plus tard, a du remord. Elle sait ce qui s’est passé, c’est-à-dire rien, et elle voudrait réhabiliter Adam qui l’a révélée à elle-même contre les autres, sa mère possessive qui vivait ses fantasmes par procurations, ses petits copains boutonneux qui ne pensaient qu’à baiser sans aimer, ses copines jalouses et venimeuses qui ne songeaient qu’à se faire valoir aux dépens des autres. Tout le monde en prend pour son grade.

Nous sommes désormais en 2028 et la société a bien changé. Valérie Gans l’imagine sans peine comme un prolongement hystérisé des tendances actuelles, ce qui donne un chapitre savoureux (et inquiétant) d’anticipation. Plus aucune relation entre hommes et femmes sans le regard des autres, la « transparence » réelle des bureaux vitrés, des surveillances de tous contre tous. « Pour peu que Shirin s’offusque d’un compliment, d’un sourire, d’une invitation qu’elle jugerait déplacée, Stan se retrouverait condamné » p.116. « Un regard trop appuyé, s’il est surpris – voire photographié et instagramé – par quelqu’un de l’autre côté de la vitre peut entraîner sa perte » p.117. Admirable société où l’homme est un loup pour la femme et réciproquement. « Dans ce monde régi par la peur de se faire accuser de harcèlement, les hommes déjà pas très courageux avant se sont repliés sur eux-mêmes. Célibataires malgré eux, quand ils n’ont pas tout simplement viré gays, ils sortent entre eux, vivent entre eux… simplement parce qu’ils n’osent plus draguer. Triste » p.116. Mais vrai, déjà aujourd’hui.

Shirin, qui vit avec son amie Lalla sans être lesbienne, faute de mec à accrocher, décide de rétablir la vérité contre sa mère, contre la police qui n’a pas été jusqu’au bout, contre la société qui a hystérisé la cause sans chercher plus loin que « le symbole » – mot de la mode qui plaque un concept qui n’explique rien. Elle poste donc un rectificatif sur l’ex-fesses-book des étudiants d’Harvard, devenu vitrine respectable des rombières de la cinquantaine ménopausées en quête de CAD (causes à défendre) : « Et si ce n’était pas vrai ? »

Mais raconter qu’on ne s’est pas fait violer – ça n’intéresse personne ! Pour son équilibre mental, Shirin veut « donner sa version des faits plutôt que, ce qu’il y a vingt ans, on lui a fait avouer » p.120. Elle déclenche une riposte… « atomique ». Les réseaux sociaux se déchaînent contre l’ex-violée qui refuse son statut symbolique (et socialement confortable) de « victime » – mot de la mode qui n’explique rien. La désormais « bonne » société des vagins éveillés (woke) ne veut pas entendre parler de la vérité car « la vérité » n’est pas le réel mais ce qu’elle croit et désigne comme telle. Comme des Trump en jupons (violeur condamné récemment pour avoir payé une actrice du porno afin qu’elle la ferme), les hystériques considèrent que la vérité est relative et que la leur est la bonne : il t’a regardé, il t’a donc violée. « Victime, on te croit », braille le slogan des bornées.

Shirin ne va pas s’en sortir car recommence – à l’envers – le même processus des réseaux, des accusations, de l’opprobre et de l’agression physique, jusqu’à la mort sociale. Et le suicide de Shirin, qui reproduit celui d’Adam. Sauf qu’elle est sauvée in extremis par elle-même sans le savoir, qui téléphone à sa mère pour qu’elle vienne la sauver – et réparer le mal qu’elle a fait, en toute bonne conscience. Un séjour en hôpital psychiatrique lui permettra de rencontrer une psy qui la fera révéler « la » vérité (la seule valable, l’unique qui rend compte des faits réels) et ainsi se préserver de « la honte » et de la horde. Je ne vous raconte pas ces faits réels, ils sont le sel de cette histoire d’imbéciles attisés par les mauvaises mœurs de l’impunité en réseau. La foule est bête, la foule féministe est vengeresse, la foule en réseaux fait justice elle-même en aveugle.

De quoi se poser des questions, si possibles les bonnes questions, avant qu’il ne soit trop tard et que les accusations gratuites n’aboutissent à des meurtres en série. Car, quitte à prendre trente ans de tôle, autant se venger réellement des accusatrices sans fondement !

Il faut noter pour l’ambiance d’époque – la nôtre – que le manuscrit de cette autrice ayant été refusé par les maisons d’éditions (avec le courage reconnu qu’on leur connaît!), bien qu’elles aient déjà publié d’elle une vingtaine de romans, Valérie Gans a créé sa propre maison pour contrer la Cancel « culture » : Une autre voix. Celle de la liberté de penser, de dire et d’écrire. Valérie Gans n’est pas n’importe qui : maîtrise de finance et d’économie de Paris-Dauphine en 1987, elle a travaillé dix ans dans la publicité et chronique depuis 2004 des livres pour Madame Figaro. Ce qu’elle dit doit nous interpeller. Son roman se lit d’une traite, bien qu’elle abuse des retours à la ligne.

Valérie Gans, La question interdite, 2023, éditions Une autre voix, 208 pages, €31,00, e-book €12,50 (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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La chasse à l’homme d’Édouard Molinaro

Dans ce film sans prétention mais qui réunit une belle brochette de vedettes des années 60, le thème est le mariage. L’homme résiste, la femme veut.

Pour le mâle, rien de tel que de faire travailler les filles comme Fernand (Jean-Paul Belmondo) ou de papillonner ici ou là selon son désir comme Julien (Claude Rich). Mais le jeune bourgeois maquettiste en publicité Antoine (Jean-Claude Brialy) veut se marier avec Gisèle (Marie Laforêt), femme du monde jeune et riche, qui a intrigué avec sa sœur pour l’accaparer parmi d’autres partis moins bien dotés.

Qu’à cela ne tienne, son meilleur ami professeur de psychologie Julien, divorcé et voulant ne jamais réépouser, tente de le dissuader en lui racontant des anecdotes. C’est prétexte à évoquer Denise (Catherine Deneuve), 17 ans et vierge de profession, sa secrétaire qui tape ses rapports mais n’hésite pas à se proposer ingénument à lui. Or Julien couche déjà avec une femme mariée (Micheline Presle) que son mari (Michel Serrault) vient chercher jusque dans sa chambre, sur dénonciation anonyme (nous sommes à dix ans de l’Occupation et la délation à la Gestapo était le passe-temps favori des Français pétainistes). Il ne la trouve pas, mais découvre Denise couchée nue dans le lit. Plates excuses. C’est alors que surgit le père de Denise (Bernard Blier) qui vient chercher sa fille mineure jusque dans la chambre, sur dénonciation anonyme (comique de répétition). Il ne la trouve pas, mais la maîtresse de Julien dans l’armoire – d’ailleurs inconfortable. Plates excuses. Sauf que, derrière le bureau, sa fille est bien là mais ne tape pas le rapport, elle avoue se taper plutôt son patron. « Mais qu’importe puisqu’on va se marier ! » Julien se trouve obligé de demander sa main. Le père accepte : « Puisque vous allez vous marier, alors… »

Retour à Antoine qui s’est costumé pour le mariage. Julien l’entraîne prendre un dernier verre de garçon au café de Fernand, ancien maquereau qui a été agrippé par Sophie (Marie Dubois), la fille du café. Elle en pince pour lui qui joue les truands et cache un flingue sous sa veste. La brutalité a toujours fasciné les filles, on ne sait pourquoi – même quand le mari les frappe. Faire travailler les putes n’est pas de tout repos et les flics s’intéressent à lui, alors Fernand se range. Il voit que le bistrot rapporte par les fafiots palpés en fin de journée. Mais sa position est désormais inversée : c’est Fernand qui travaille et Sophie qui encaisse (comique d’inversion).

Julien emmène son ami Antoine au château de sa belle pour son mariage… dans une petite voiture (Simca des années 50 ?) ridicule devant la Lincoln décapotable qu’arbore le bistrotier avec ses gains de mac (comique de comparaison). Ils sont en retard car l’auto ne va pas vite, et tout le monde les attend. Mais Antoine doute : doit-il se marier avec la redoutable Gisèle, qui paraît plus calculatrice qu’aimante ? Ne va-t-elle pas, avec sa richesse, lui mettre le grappin dessus et aliéner sa liberté ? Il décide que non et la voiturette repart, laissant en plan les pingouins et le curé prêt à officier avec ses mignons qui s’envolent en aubes blanches.

Pour se vider les idées, Antoine part en croisière dans les îles grecques avec un billet qu’il avait acheté pour le voyage de noces. Il donne l’autre à Fernand pour le libérer de la limonade. Sur le bateau, une certaine Madame Armande (Hélène Duc), ex-tenancière de bordel rue de Provence, voudrait bien le séduire, mais Antoine préfère le mirage de Françoise (Françoise Dorléac), jeune et jolie, mais arnaqueuse professionnelle. Armande, durant ses multiples croisières pour éponger son fric et trouver des gigolos en bon pied à sa chaussure avide, l’a connue sous les noms divers de Clotilde, Élisabeth, Sandra, Carole et tutti quanti. La fille a l’art de se faire prêter une grosse somme « pour acheter une antiquité » et ensuite disparaître. Comme Armande l’apprend à Antoine, celui-ci la démasque. Ils se quittent bons amis et Françoise lui donne en cadeau une serviette pour ranger ses papiers. Débarque alors à son hôtel un faux-flic grec (Francis Blanche) à fausse moustache qui se fait appeler Papatakis (papate à qui ?, comique de dérision). Il accuse Antoine d’espionnage et « découvre » dans la serviette des plans de rampes de lancement de fusées turques (?). Pour se libérer de l’ennui d’avoir à s’expliquer au commissariat, Antoine paye en chèque de voyage… la même somme qu’il devait prêter à Françoise. Laquelle est de mèche avec le faux papate.

Malgré cela, Antoine reste séduit par la belle, car elle sait y faire et n’a pas froid aux yeux, même en haut de l’hôtel sur la plateforme face au vide. Il l’épouse. « Pas de vol entre époux », songe-t-il. Julien, convoqué comme témoin à la mairie, est subjugué par une brune au regard doux… Rien que le regard le place déjà « sous emprise » comme on dit aujourd’hui. Quant à Fernand, il s’est mis avec l’ex-tenancière qui comprend son langage « banlieue » – et possède une Rolls !

Le mariage serait-il donc irrésistible ? Les dialogues sont de Michel Audiard et le film commence et se termine par un concert d’aboiements. Il s’agit d’une chasse à courre où la maîtresse est une femme, traquant le cerf jusqu’à l’hallali. Caché dans un buisson de l’étang comme des cerfs aux abois, trois hommes nus, Antoine, Julien et Fernand : ceux qui sont rétifs au mariage.

Le spectateur trouvera des dialogues bien sonnés et des références aux Tontons flingueurs, film sorti l’année d’avant. Le mariage est un thème un peu passé de mode – mais cela revient avec le vote frileux tradi. Les masculinistes se réjouiront des anciennes coutumes macho des années soixante. Et tous admireront dans cette pochade défouloir l’art subtil du jeu entre les hommes et les femmes – où les femmes gagnent à la fin par l’institution fétiche : le mariage !

DVD La chasse à l’homme, Édouard Molinaro, 1964, avec‎ Jean-Claude Brialy, Françoise Dorléac, Bernard Blier, Mireille Darc, Micheline Presle, Michel Serrault, Jean-Paul Belmondo, René Château 2015, 1h25, €19,53 Blu-ray €49,49

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Waterloo de Serge Bondarchuk

Deux heures et quart de grand badaboum à l’italo-soviétique sur ce 18 juin de légende, un être d’exception confronté à son destin, la volonté qui fait trembler le monde. Le producteur Dino de Laurentis comme le réalisateur Serguei Bondartchuk (prononcez tchouk) n’ont pas lésiné sur les moyens de leur immense ambition… malgré un échec commercial retentissant auprès des Yankees. C’est que l’honneur, la volonté, la stratégie, sont étrangers à la mentalité individualiste, libertarienne et égocentrée des Étasuniens.

Ce sont quand même 16 000 figurants de l’Armée rouge, une brigade complète de la cavalerie soviétique et de nombreux ingénieurs et terrassiers qui permettent une reconstitution réaliste des mouvements de troupes. Le champ de bataille de Waterloo (« morne plaine » selon Totor) a été reconstitué en Ukraine (alors soviétique) dans les environs d’Oujhorod. Deux collines ont du être rasées, huit kilomètres de routes installées, cinq mille arbres plantés ainsi que du blé et des fleurs sauvages, des bâtiments historiques reconstitués – sans parler de la boue, la fameuse boue qui a retardé de quatre heures la bataille, faisant basculer son résultat.

Les uniformes, les armes et les tactiques sont historiques, la présence des maréchaux Ney et Soult dans le début du film ne le sont pas. Les attaques frontales et les mouvements tournants de Napoléon cherchent à renverser la puissance de feu des Anglais qui usent du feu de salve au lieu d’utiliser les canons « comme un pistolet » selon le général anglais Wellington. La tactique des soldats anglais de tirer au mousquet par salves en rangs successifs qui se lèvent et se couchent pour recharger est très efficace. Mais les généraux de Napoléon sont vieillis, tout comme l’empereur. La charge de la cavalerie française reste impuissante et comme incongrue face aux fantassins anglais qui se sont mis en carré. Pourquoi l’infanterie français n’a-t-elle pas reçu l’ordre de suivre ? Tournoyer ne fait qu’offrir des cibles, tout comme les Indiens face aux cow-boys dans la Prairie. La défaite française n’a tenue qu’à un fil, à l’arrivée de Blücher et de ses 30 000 hommes alors que Grouchy, chargé de le « marquer », s’en est tenu aux ordres sans réfléchir et n’a pu intervenir à temps. Erreurs d’appréciation côté français, Napoléon fatigué et malade, mauvais usage de l’artillerie embourbée – ce n’est pas la bravoure des troupes anglaises qui a prévalu, malgré ce que suggère le film, car composée de gens de sac et de corde, à part les régiments écossais.

Waterloo, c’est la dernière bataille de l’Aigle, le duel à distance entre deux mentalités opposées qui se respectent. Napoléon (Rod Steiger) Corse impérieux, tumultueux romantique issu des Lumières et sûr que la volonté peut changer le monde – et Wellington (Christopher Plummer), irlandais britannique, pragmatique impassible, Arthur Wellesley devenu duc, sûr de sa caste et de ce qu’il doit faire contre « l’ennemi du genre humain ». Vieille habitude anglo-saxonne d’associer au Mal et au diable ceux qui ne vous plaisent pas dans le monde (l’empire du Mal de Reagan, les Rogues States de Bush II).

Il est étrange d’avoir tourné ce film en anglais, langue ni du producteur, ni du réalisateur, ni des compatriotes de Napoléon. Écouter parler l’empereur en anglais est barbare et le gros Bourbon Louis XVIII avec l’accent américain (Orson Welles) est plutôt ridicule. Malgré cela, et des débuts assez lents, le film est réussi au bout d’une heure et quart. C’est que la bataille commence enfin au lieu-dit Hougoumont à 11h35 le dimanche 18 juin 1815. Elle met en jeu 93 000 Français contre 122 000 coalisés de Grande-Bretagne, Prusse, Russie, Autriche, Suède, Pays-Bas, Espagne et de certains États allemands sous commandement britannique. Elle se termine à la nuit par la défaite française après carnage car « la garde meurt et ne se rend pas ». Pourquoi ? Pourquoi ? demande un soldat blond qui va tomber au champ d’honneur côté anglais.

En effet, pourquoi ? Pour restaurer la grandeur de la France, tombée dans la boue sous la Restauration ? Pour jouer aux échecs, persuadé que l’esprit commande à la main et que les dieux ne peuvent qu’être favorable à l’être qui met toute sa science à les défier ? Fin de l’empire français d’Europe, au grand soulagement des monarchies d’Ancien régime, restauration des vieilles coutumes et traditions, grosse de nouvelles révolutions, abolition de toutes les conquêtes territoriales de Napoléon et retour aux frontières de la France d’avant 1789, 40 000 Français tués à Waterloo… Les Cent jours après l’exil à l’île d’Elbe ont ruiné la France pour longtemps.

DVD Waterloo, Serge Bondarchuk, 1970, avec Rod Steiger, Christopher Plummer, Orson Welles, Virginia McKenna, Jack Hawkins, Colored films 2015, 2h14, €10,00 Blu-ray €20,03 – Attention, le film est en anglais, sur demande sous-titré en français. (mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire)

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Montaigne apprend de la controverse

Le chapitre VIII du Livre III des Essais est aussi long et ardu que les précédents. Plus il vieillit, plus l’esprit de Montaigne est brouillon, ajoutant des paroles là où faudrait élaguer. Dans le chapitre « De l’art de conférer » – qui veut dire converser, il prend la défense des contradictions. Loin de lui nuire, elles lui sont au contraire bénéfiques. Il n’y a que les gens stupides qui n’apprennent pas des autres, ni ne révisent ou confortent leurs propres opinions selon celles d’autrui.

« On ne corrige pas celui qu’on pend, on corrige les autres par lui. Je fais de même », dit Montaigne. Sans aller jusqu’à cette extrémité, « publiant et accusant mes imperfections, quelqu’un apprendra de les craindre ». Ce pourquoi il écrit. Lui « [s’]instruit mieux par contrariété que par exemple, et par fuite que par suite. » Observer les autres, les écouter, entendre leurs arguments, apprend plus que lire un texte. Car la conversation est alternance d’arguments ; la bonne conversation, s’entend, pas le monologue du faux-savant ni la fatuité du bien en cour. Mais, entre gens de bonne compagnie, deviser fait progresser. « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré à la conversation. (…) L’étude des livres, c’est un mouvement languissant et faible qui n’échauffe point : là où la conférence apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations élancent les miennes ; la jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au-dessus de moi-même… » Ne l’avons-nous pas tous expérimenté ? Ce pourquoi les ados adorent « discuter » plutôt que lire.

Le mauvais exemple fait suivre le bon. « Tous les jours la sotte contenance d’un autre m’avertit et m’avise. » Ainsi les Spartiates amenaient leurs enfants regarder les hilotes ivres – pour qu’ils ne tombent jamais aussi bas. Notre époque semble faire l’inverse, à se complaire dans le vil et le sordide, à magnifier « le peuple » en ce qu’il a de populacier, badaud, crédule, lyncheur – tous les bas instincts lâchés sans retenue. Étonnez-vous après que des collégiens s’entretuent au couteau à la sortie de l’école, ou que des père-la-vertu de 14 ans tabassent « la pute » qui prend des manières de liberté. Comme on fait son lit, on se couche. « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s’abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’épande comme celle-là. » Les prêcheurs de religion falsifiée, les intellos misérabilistes sur les réseaux et les journalistes de médias en mal d’émotionnel qui fait l’audience, sont bien coupables du dérèglement des mœurs.

Montaigne avoue détester la sottise et ne pouvoir la supporter (nous non plus). Il aime à disputer, sans entrer en colère quand on n’est pas d’accord avec lui, mais bataillant ferme argument après argument. « Nulles propositions m’étonnent, nulle créance me blesse, quelque contrariété qu’elle ait à la mienne. Il n’est si frivole et si extravagante fantaisie qui ne me semblent bien sortable à la production de l’esprit humain. » Être contredit le ravit car cela l’éveille et l’exerce. Lui ne joue pas les « offensés » comme les esprits faibles de notre temps, quand il rencontre une opinion autre que la sienne ! « J’aime, entre les galants hommes, qu’on s’exprime courageusement, que les mots aillent où va la pensée. » La société n’a pas d’intérêt si elle n’est pas directe et vraie, et « n’est pas assez vigoureuse et généreuse si elle n’est querelleuse, si elle est civilisée et artiste, si elle craint le heurt et a ses allures contraintes. (Ici une citation de Cicéron) Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère ; je m’avance vers celui qui me contredit qui m’instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune à l’un et à l’autre. » Cela est sagesse, mais qui connaît encore la sagesse de nos jours ?

« Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues de loin que je la vois approcher. » La vérité est comme une femme et l’approche de Montaigne est quasi sexuelle : il jouit de la sensualité qui le prend pour elle. Les hommes de son temps font plus de manières et répugnent à contredire, par manière de politesse hypocrite. Montaigne le regrette, et il évoque ses écrits. « Mon imagination se contredit elle-même si souvent et condamne, que se m’est tout un qu’un autre le fasse : vu principalement que je ne donne à sa répréhension que l’autorité que je veux. » Encore une fois, Montaigne pense par lui-même et, si les critiques l’exercent, il n’en prend que ce qu’il juge pertinent.

A condition cependant que les objections soient dans l’ordre, qu’elles suivent un raisonnement « On répond toujours trop bien pour moi, si on répond à propos. Mais quand la dispute est trouble et déréglée, je quitte la chose et m’attache à la forme avec dépit et indiscrétion, et me jette à une façon de débattre têtue, malicieuse et impérieuse, de quoi j’ai à rougir après. Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. » Aussi ne le faisons point et laissons les sots à leur sottise : jamais un argument de raison ne percera la carapace obtuse des croyants. « La sottise et dérèglement de sens n’est pas chose guérissable par un trait d’avertissement. »

Sots sont d’ailleurs les faux-savants, ceux qui croient savoir et vous assomment de leur érudition. « Pour être plus savants, il n’en sont pas moins ineptes. » Mieux vaut celui qui pense par lui-même, qui cherche et se corrige, qui affine et traque les sources. « Tout homme peut dire véritablement ; mais dire ordonnément, prudemment et suffisamment, peu d’hommes le peuvent », constate Montaigne. «D’une souche, il n’y a rien à espérer », ajoute malicieusement le philosophe.

La suite du texte digresse verbeusement en diverses matières, qui sont l’argument d’autorité ou l’impuissance à corriger le faux qui va ; que tout raisonnement n’empêche pas le hasard ; que les bons mots ou les sentences fortes ne sont peut-être pas de celui qui parle mais repris d’auteurs ou de grands hommes ; que certains livres instruisent plus que d’autres, ainsi l’Histoire de Tacite. Mais que tous les propos doivent être tenus pour critiquables, évaluables selon la raison de qui les lit. « Moi qui suis roi de la matière que je traite, et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout ; je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie, et certaines finesses verbales, de quoi je secoue les oreilles. » Il faut faire pareil avec tous les livres, même ceux d’auteurs réputés et célèbres.

Et de conclure : «Tous jugements en gros sont lâches et imparfaits. »

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Garde à vue de Claude Miller

Les flics à l’ancienne, en province, dans les années Mitterrand. Pas d’ADN ni de téléphonie, ni de caméras de surveillance à l’époque, mais une enquête toute psychologique, un choc entre personnalités. Deux petites filles de 8 ans ont été retrouvées mortes étranglées, violées, jetées dans un fossé ou sur une plage en l’espace d’une semaine. Un notaire, dont la voiture a été retrouvée à proximité de la plage par les gendarmes le soir du second meurtre, est interrogé.

C’est la veille du Nouvel an, la ville de Cherbourg est en effervescence, il fait froid et il pleut. Pas de quoi avoir la trique pour violer, comme le note un inspecteur facétieux. L’inspecteur Antoine Gallien (Lino Ventura), confronte Maître Jérôme Martinaud (Michel Serrault) dans son smoking de sortie, et le met devant ses contradictions. Ce sont de petits détails insignifiants, mais qui dessinent une cohérence policière.

Le notaire a fait son devoir de citoyen et il devient suspect numéro un. Il a prévenu la police pour le premier meurtre : que faisait-il dans ce lieu marécageux plein de ronces ? Comment a-t-il pu reconnaître la fillette de loin dans l’obscurité s’il ne savait pas qui elle était et où il l’avait mise ? A-t-il promené le chien Tango du voisin ce soir-là ? Lui a déclaré que oui, des voisins ont témoigné que non. Est-ce un oubli ou un mensonge ? Le notaire voulait un chien mais sa femme n’en voulait pas, elle préfère les chats, mais lui n’en veut pas, ça fait des saletés. Pas d’enfant non plus, sa femme l’a répudié de son lit. Pourquoi ? Elle aimait la chose avant de se marier mais en est révulsée après. A moins que ce soit lui qui l’ait choquée, mais elle ne l’avoue pas.

Qu’a-t-il fait le soir du second meurtre, si près de la plage où le cadavre a été retrouvé ? Lui déclare qu’il s’est promené dans les dunes vers le phare. A-t-il entendu quelque chose ? Non, rien, sauf le bruit du ressac, rien d’autre. Et la corne de brume, alors ? Il a dissimulé le fait qu’il est allé ce soir-là aux putes après avoir été voir sa sœur. Mais un mensonge rend aussitôt le policier soupçonneux : menteur une fois, menteur toujours !

La nuit s’étire et l’interrogatoire n’avance pas. Martineau s’enferre mais il dit ne pas avoir tué. L’inspecteur-adjoint Belmont (Guy Marchand) tape le procès-verbal (en deux exemplaires avec carbone) et se marre ; il le croit d’évidence coupable et en a marre. A cette époque d’autorité toute-puissante, aucun avocat n’était autorisé durant la garde à vue. L’inspecteur est impulsif et lorsque Gallien doit sortir, appelé pour aller voir l’épouse du notaire qui veut retrouver son mari (ce qui n’est pas permis), Belmont l’impulsif frappe Martineau pour le faire avouer. Le scandale ne sera qu’en interne, rien ne sort publiquement à cette époque des violences policières.

Gallien reçoit Chantal Martineau (Romy Schneider), qui confirme les chambres à part et évoque sa répulsion envers son mari. Un soir de Noël, il a longuement conversé avec sa nièce Camille (la mignonne Elsa Lunghini de 8 ans à l’époque), et est resté avec elle seul dans la pièce aux cadeaux. L’épouse les a surpris très proches l’un de l’autre mais juste en train de parler. Ils se sont tus à son arrivée. Elle déclare que son mari lui disait des choses qui n’étaient pas de son âge, ce qui est très subjectif vu ce qu’elle a pu entendre, et plutôt ignoble, on n’en saura pas plus. Mais elle ajoute une « preuve » : le ticket de caisse du teinturier auquel le notaire a confié l’un de ses deux imperméables le lendemain du second meurtre. Pourquoi ? Etait-il souillé de quelque fluide ?

Cela suffit pour conforter l’orientation de l’enquête. Une intime conviction se forme, même si l’inspecteur Gallien préfère les faits. Or les faits convergent vers le notaire, faute d’autres preuves. Le fil de la réalité est écarté pour la cohérence du scénario. Martineau, lassé, comprend qu’il est pris et enserré dans une toile sociale de on-dits et de ratages familiaux. Sa nièce Camille, qu’il aime comme un père, risque d’être appelée à témoigner à la barre. Sa femme ne l’aime pas, elle ne veut pas divorcer, ils n’ont pas d’enfants ni de chien. Lorsqu’il s’intéresse au chien ou à l’enfant du voisin, c’est pour être aussitôt soupçonné de mauvaises intentions. Sa vie est foutue : pour avoir la paix, il avoue tout ce qu’on voudra. La garde à vue à la française est (était ?) un entonnoir vers l’inculpation directe. Les flics se faisaient un film et y tenaient mordicus, écartant les autres pistes. Tous les témoins, sentant le sens du vent, orientaient leurs déclarations vers l’opinion la plus forte.

Sauf qu’un inévitable coup de théâtre empêchera l’erreur judiciaire. Car le vrai coupable n’a pas d’histoire et ne présente aucune contradiction : il est bête, et transparent.

Aujourd’hui, le suspect serait lynché par les réseaux sociaux avant même de pouvoir s’expliquer. Aimer les enfants fait grimper l’hystérie, même si c’est en tout bien, tout honneur. On ne peut mignoter que les siens, et encore, pas trop en public. On serait dénoncé à moins, la délation étant le sport favori des « bonnes âmes » en France depuis toujours. La raison des faits est trop volontiers ignorée au profit des croyances et des fantasmes – même chez les flics.

En 1981, le public éclairé était plus en faveur des libertés que du soupçon – l’époque a changé, et pas toujours en bien.

Un bon film psychologique, avec une brochette d’acteurs comme on n’en fait plus, posés, cultivés, patients, talentueux. Lino Ventura est très bon en flic à qui on ne la fait pas mais qui ne s’énerve jamais. Romy Schneider joue les trop belles femmes, déçues donc vénéneuses (elle mourra quelques mois plus tard). Michel Serrault le notable voit s’écrouler toute respectabilité en même temps que les apparences de son couple. Il croit que sa femme l’attend au sortir de sa garde à vue, parce qu’elle est garée devant le commissariat et au volant, mais…

DVD Garde à vue, Claude Miller, 1981, avec Lino Ventura, Michel Serrault, Romy Schneider, Guy Marchand, Michel Such, TF1 studio 2017, 1h21, €9,36

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Maxime Chattam, La constance du prédateur

Maxime Chattam renoue avec ses obsessions de jeunesse : les tueurs en série. Il met cette fois en scène un tueur multiple, intelligent, insaisissable, issu inévitablement d’une enfance malheureuse et même perverse. Le meurtrier est fort, méticuleux, précis, il ne laisse pas de traces. L’ADN, « reine des preuves » depuis trente ans, devrait aider mais… il n’est pas fiable à cent pour cent. Ici, il est même déconcertant…

Tout commence par une phrase sibylline : « Claire n’aimait pas sucer ». Mais ce n’est pas ce que vous croyez, il s’agit de sucre et d’une adote dans un bus clapant de la langue sa sucette avec des bruits mouillés. Un substitut freudien, peut-être, qui agace clairement Claire. L’infirmière rentre chez elle et, à sa porte, se fait enlever. Le tueur a encore sévi. Il va s’en servir quelques jours, jusqu’à épuiser sa jouissance, puis l’étrangler dans l’orgasme, comme il l’a appris dès son plus jeune âge.

Le décor est posé, les personnages entrent en scène. C’est d’abord Ludivine, la lieutenante criminelle qui passe au DSC, le Département des sciences du comportement, une section de profilage nouvelle chez les gendarmes français. Ludivine Vancker n’en est pas à sa première enquête, Maxime Chattam l’a déjà mise en scène dans des situations limites, glauques comme il les aime, dans trois autres volumes précédents (La conjuration primitive, La patience du diable, L’appel du néant).

La gendarmette, experte en combat rapproché, vient de rentrer de vacances après une enquête qui l’a fort éprouvée. Elle a trouvé entre les bras de Marc, capitaine DGSI (le Renseignement intérieur) la protection et le réconfort que toutes les femmes normales de l’auteur recherchent selon lui (il a demandé conseil à sa compagne). Sitôt de retour à la brigade, direction le chef : elle est mutée illico au DSC à Pontoise, ils ont besoin d’elle immédiatement.

C’est du lourd. Avec sa cheftaine capitaine Lucie, direction l’hélicoptère qui file vers l’est. Ludivine a à peine le temps d’être briefée, un paquetage de fortune lui est attribué pour quelques jours et qu’elle puisse se changer. C’est qu’une vingtaine de cadavres ont été découverts dans une mine d’aluminium désaffectée. Certes aux puits obturés, mais pas noyée comme les autres, pour ne pas polluer les nappes phréatiques. Le béton a été fissuré, on s’est introduit dans les galeries, à plusieurs reprises, et des cadavres ont été déposés là. C’est un photographe local qui aime prendre des lieux isolés et des ruines macabres de l’abandon industriel qui a prévenu les gendarmes.

Ce sont toutes des femmes, jeunes, entre 20 et 40 ans, pas moins de dix-sept, habillées mais sans aucun sous-vêtements. Des croix ont été tracées avec du sang sur les murs, puis effacées. Mais le fameux bluestar les révèle. La gendarmerie est à la pointe de la technique désormais (Chattam en rajoute un peu) et son labo mobile est capable d’analyser l’ADN en 48 h pour un coût modeste. Un ADN est justement révélé dans chaque vagin – mais aussi un objet curieux et symbolique, un crâne de piaf. Aucune référence dans la base de donnée du Fnaeg, le fichier des empreintes génétiques qui ne date guère que de vingt ans. Car les corps remontent aux années 1970.

Mais le même ADN est retrouvé dans le sexe de femmes récemment tuées, jetées cette fois sans mise en scène dans la nature. Y aurait-il deux tueurs ? Deux rituels distincts ? Ou le prédateur a-t-il été isolé durant deux décennies, par exemple en prison ou à l’étranger ? Chloé, autre jeune femme bien vivante, en fait l’expérience. A un stop sur son trajet de travail, un 4×4 Dacia Duster noir emboutit son feu arrière. C’est le piège classique pour la faire sortir de sa voiture et s’emparer d’elle. Elle ne peut rien faire, le prédateur est physiquement trop puissant. Il va dès lors la violer régulièrement dans une cave, la jetant nue dans une cuve d’égout en plastique le reste du temps.

Ludivine est sur les dents – ce qui contraste avec son prénom qui signifie en germanique ‘longue patience’. Le tueur est désormais surnommé Charon, le passeur aux yeux noir d’abîme du fleuve des morts de l’Antiquité. Puisqu’on n’a pas retrouvé le cadavre de Chloé, c’est que le tueur en jouit encore, il y a peut-être une chance de la sauver si l’on fait vite. Et c’est « l’urgence », habituelle à notre époque de linottes ; tout se fait à la va-vite, stressé, sans recul. La raison recule devant l’« émotion », autre scie à la mode, qui fait faire n’importe quoi sans réfléchir, trop vite. Jusqu’à prendre des risques insensés : envers l’enquête, les collègues, les personnes, envers soi-même.

Le thriller est bien distillé, avec son lot d’horreurs inouïes – que l’auteur s’excuse d’imaginer, comme si elles étaient en lui seul. Ce pourquoi la fin s’étire, Chattam répugnant à couper court une fois l’enquête bouclée, désirant « réparer » les atteintes psychologiques faites au lecteur – autre scie à la mode.

Malgré cette démagogie constante, son roman policier se lit bien, ponctué d’action comme il le faut, sans trop se perdre dans les affres des personnages. Du sadisme, de la technique scientifique, de l’intuition policière, de l’audace militaire (les gendarmes en sont), un arrière-plan familial édifiant : tout dans ce roman d’imagination oppose la noirceur orientée vers la mort, le sexe égoïste, l’obsession familiale névrotique – à la lumière qui va vers la vie, l’amour, le compagnon, les enfants.

De quoi scruter les ténèbres bien armé.

Maxime Chattam, La constance du prédateur, 2022, Pocket 2023, 526 pages, €9,50, e-book Kindle €9,45

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Les thrillers de Maxime Chattam déjà chroniqués sur ce blog

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Francis Coulon, Sortir de la société en crise

Un livre de philosophie ? Ou un livre d’économie ? Les deux en synthèse, soit un livre « d’économie politique », comme on en faisait avant la mode de l’économétrie et de la mathématisation rationaliste du monde. On sait les errements du tout mathématisable, des délires de la raison rationaliste, les cygnes noirs jamais envisagés, les queues de distribution négligées, le racornissement de l’être humain dans les cadres préformatés des modèles. On sait que cela a conduit à la crise des subprimes en 2008, à l’effondrement de l’hôpital sous le quantitatif, à l’écart croissant entre les élites formatées maths qui « croient » en leur vérité calculable et le peuple qui demande des relations humaines. Francis Coulon, qui a beaucoup vécu, retourne aux sources.

L’une des voies européennes est libérale, pragmatique, utilitariste ; c’est celle des pays anglo-saxons et des pays du nord européen. Ceux qui réussissent le mieux à s’adapter au monde dans l’histoire. L’autre voie européenne est autoritaire, dogmatique, idéologique ; c’est celle des pays latins et orthodoxes, dont la France. Les pays trop rigides et bureaucratiques qui s’adaptent le moins bien au monde tel qu’il va.

Pour mieux faire, et régler « la crise » qui ne cesse de tourmenter la France et les Français depuis un demi-siècle (la fin du septennat Giscard), il faut réévaluer la philosophie utilitariste. En 5 parties et 21 chapitres, l’auteur étaie sa démonstration, d’une plume alerte et sans jargon, facile à lire – et passionnante en ce qu’elle brasse des dizaines de philosophes, de littérateurs et d’économistes, depuis Aristote jusqu’à Gaspard Koenig.

Qu’est que l’utilitarisme ?

C’est tenir compte des conséquences de ses actions plutôt que de ses intentions, résume Jeremy Bentham, l’un des pères. « Michel Foucault vint à mon secours en déclarant : Bentham est plus important pour notre société que Kant et Hegel » p.12. Cette façon de voir est proche de celle d’Aristote dans son Éthique à Nicomaque. « J’avoue avoir une grande admiration pour Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Ils m’apparaissent comme modernes, ouverts et profondément humanistes. Ils vont contribuer au progrès de leur pays, en favoriser la libéralisation et faire reconnaître les droits de nombreuses minorités. Les deux philosophes ont un point commun : ce sont de grands intellectuels, capables de produire un énorme travail de réflexion et de conceptualisation dans des domaines aussi divers que la philosophie, la politique, l’économie, le droit » p.39.

L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit la sagesse populaire ; le paradis consiste à plutôt considérer leurs effets. Stuart Mill ajoute à cette définition la liberté individuelle et la justice. Les actions sont « morales » si les actions assurent le plus grand bonheur au plus grand nombre – et non pas si elles obéissent sans discuter aux lois, règles et « déontologie » (en grec, discours sur ce qu’il FAUT faire), la « science de la morale » selon Jeremy Bentham, dont il fait le titre de l’un de ses livres. Les cultivés reconnaîtront la célèbre distinction de Max Weber entre éthique de conviction (dogmatique et morale) et éthique de responsabilité (pragmatique et utilitariste). Les deux évidemment se complètent, les règles admises étant des rails pour leur adaptation en fonction des circonstances (p.67). D’où la liberté… régulée.

C’est inverser le tropisme catholique, romain et français d’édicter les commandements avant de vérifier si les actions y obéissent, ou de faire toujours d’autres lois sans vérifier leur application. A l’inverse, il est plus utile de considérer la balance des avantages et des inconvénients de toute décision, car chacune est particulière : le mensonge n’est pas moral – mais peut-on mentir au Nazi pour protéger le Juif qui se cache chez vous ?

L’auteur prend toujours des exemples concrets et actuels, pour sa démonstration, y compris dans les films. Un récent exemple est celui du vaccin contre le Covid : fallait-il vacciner massivement avant d’avoir tout le recul nécessaire pour mesurer l’ensemble des effets secondaires possibles (et sauver ainsi la majorité de la population) ou attendre « selon les règles » que toutes les procédures aient été évaluées ? J’ajoute (ce n’est pas dans le livre, qui évite toute polémique) que c’est la propagande russe, jalouse de la réussite occidentale en matière de vaccins bien meilleurs que le sien, qui a tenté de faire croire au complot absurde des nanoparticules inoculées pour rendre docile (et il y a des cons pour le gober !) Faut-il préférer la manière russe des élections truquées, de l’emprisonnement des opposants, du poison, du goulag et de la balle dans la tête pour rendre docile ?

Une utilité n’est pas un expédient, pas plus que le bonheur n’est le plaisir. Affiner la pensée par la différence de sens des mots permet de mieux raisonner. La souveraineté de l’individu, grande conquête des Lumières, est en faveur de la liberté en premier ; l’égalité ne peut être que de moyens, pas de résultats. Contrairement à Kant et aux moralistes bibliques, il faut préférer l’expérience aux principes. Ce qui marche doit être encouragé, pas ce qui obéit à l’idéologie. John Stuart Mill : « La justice est que chaque personne obtienne (en bien ou en mal) ce qu’elle mérite. » La loi raisonnable est celle qui assure le respect de la liberté de chacun, dans le respect de celle des autres. Pas plus, pas moins.

On ferait bien d’en tenir compte avec les « agriculteurs » : jusqu’à quel scandale de santé faut-il autoriser les pesticides ? L’accaparement de l’eau, bien commun ? Mais aussi avec « les syndicats » en France. « On peut opposer l’approche des centrales syndicales nationales, politisées, démagogiques, qui adoptent devant les médias une posture souvent négative – et le réalisme, la recherche de l’utilité, des syndicalistes de terrain au sein de l’entreprise. La contradiction la plus manifeste étant celle de la CGT qui, au niveau central, défend une position critique, anticapitaliste, et qui, au niveau local, accepte de signer 50% des accords d’entreprise » p.62. L’auteur, qui a travaillé chez Danone plusieurs années, prend l’exemple de son patron Antoine Riboud et de son fameux « discours de Marseille » en 1972 (les années Pompidou!) où il a prôné pour son entreprise un projet économique ET qui prend en compte l’humain. Son fils Frank élargira cet humanisme des salariés (formation, participation, intéressement, dialogue social) aux clients et aux collectivités locales, prenant en compte dans ses objectifs économiques une responsabilité humaine, environnementale et citoyenne. J’avais donné ce même exemple il y a une douzaine d’année à mes étudiants en école de commerce.

L’ancien roi du Bhoutan a voulu, en bon bouddhiste, mesurer le bonheur de son peuple. Le Produit national brut ne suffit pas car l’argent et les biens ne font pas à eux seuls le bonheur. Il a donc imaginé ajouter d’autres critères, que l’ONU a repris dans l’indice de Bonheur intérieur brut (World Happiness Report). Les résultats montrent que les fondamentaux économiques sont évidemment importants (le revenu par tête), mais que la liberté de faire des choix, l’espérance de vie à la naissance, la politique sociale, la générosité, la perception de la corruption, le sont aussi. En tête de liste apparaissent les pays du nord de l’Europe : Norvège (numéro 1), Danemark, Islande, Finlande, Suède, en queue les pays africains puis communistes (Cuba, Vietnam, Corée du nord en bon dernier) – La France n’est que 31: en cause, les tracasseries réglementaires et administratives sans nombre et les prélèvements obligatoires élevés qui brident l’initiative.

Francis Coulon milite donc pour un libéralisme régulé à la danoise : le maximum de libertés dans le cadre défini par la société. Daron Acemoglu, économiste turco-américain né en 1967, étudie pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres et observe une corrélation entre institutions et développement économique. Selon l’économiste français Philippe Aghion, qui préface l’ouvrage en français, « Les pays prospères disposent d’institutions inclusives permettant à la population de limiter l’exercice du pouvoir politique, et à chacun d’exercer des activités économiques conformément à son choix et ses talents – tout particulièrement si celles-ci sont innovatrices et entraînent la destruction créatrice des industries obsolètes. En d’autres termes, les structures démocratiques permettent le développement économique alors que le despotisme confisque la croissance au profit d’une élite, à travers une économie extractive » p.182. Les exemples opposés de la Russie et des États-Unis est flagrant. Dans l’histoire, les deux Corées ou les deux Allemagnes ont montré l’écart qui se creuse de façon abyssale entre un régime de libertés et un régime despotique pour un même peuple dans une même géographie.

Il reste que « la gauche » en France, tout imbibée de marxisme depuis ses jeunes années, ne « croit » pas au système capitaliste, et même deux fois moins que les Chinois, pourtant en régime toujours communiste ! (p.203). L’idéologie de la redistribution les aveugle, un égalitarisme de principe ne conduit pas à l’optimum du bonheur pour le plus grand nombre mais crée des assistés permanents et une économie inefficace. Plutôt que de renforcer son industrie pour exporter, la France a choisi « d’aider » les canards boiteux et les filières en déclin (les aciéries, le textile) et elle a développé la dépense publique (la plus élevée de l’OCDE) par l’impôt et la dette, qui handicapent l’investissement. Le rapport qualité/coût de l’État-providence à la française est négatif par rapport aux pays anglo-saxons plus souples et surtout aux pays d’Europe du nord sociaux-démocrates ou sociaux-libéraux (comme « nos » socialistes n’ont jamais réussi à être). Les tableaux de comparaison pages 206 et 207 sont éclairants ! La croissance française sur vingt ans (depuis 2000) est plus faible, le chômage plus fort, le déficit public plus élevé, la compétitivité nettement inférieure, la liberté personnelle et économique plus discutable (34e pour la France, 8e pour la Danemark), le Bonheur intérieur brut minable, le rang Pisa affaibli et l’indice de Gini des inégalités pas franchement meilleur.

« Je trouve qu’en France il y a trop d’État, trop d’impôts, trop de normes, trop de bureaucratie, ce qui a comme conséquence de brider le marché et génère moins de croissance, plus de chômage et même à une insatisfaction générale. Une répartition équitable doit être l’objectif mais il ne faut pas passer ‘de l’autre côté du cheval’ et décourager l’initiative et l’innovation, les principaux leviers de la croissance. Il faut tirer vers le haut l’ensemble de la population : plutôt que ‘toujours plus’ d’assistance, il faut être sélectif et, chaque fois que c’est possible, dynamiser les moins favorisés par la formation, l’incitation et la sacralisation de la valeur travail » p.210. La flexisécurité danoise est un très bon exemple : liberté de licencier vite, mais formation obligatoire et suivi attentif des chômeurs.

L’auteur fournit pages 225-259 (soit plus de 10 % du livre) dix cas concrets d’application de l’utilitarisme (partie 5). Il évalue aussi les présidents de la Ve République sur le meilleur compromis entre efficacité, liberté et équité. Georges Pompidou en ressort vainqueur, mais aidé par son époque pré-crise. Chirac reste le pire, n’ayant aucune volonté d’une quelconque réforme, forcément impopulaire. Sarkozy a été brouillon, Hollande n’a pas assumé et Macron a été peu efficace au début, avant de comprendre que l’autoritarisme payait. Mais la réforme des retraites reste un échec et sera à remettre sur le métier, l’organisation de l’État en millefeuille n’a même pas été abordée.

Un très bon livre d’actualité qui offre une profondeur historique des idées et apporte à toute critique une solution pragmatique possible. Très intéressant.

Préface de Christian de Boissieu professeur émérite à l’université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), vice-président du Cercle des Économistes.

Francis Coulon, Sortir de la société en criseLa philosophie utilitariste au service du bien commun, VA éditions 2023, 281 pages, 20,00

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Eric Roussel, Georges Pompidou

Georges Pompidou est mort d’un cancer il y a juste un demi-siècle, le 2 avril 1974, en plein mandat. Je me souviens de cette Pâques 1974 où j’étais sur le chantier de fouilles archéologiques d’Etiolles. Nous l’ignorions encore, mais le jour de la mort du président, j’ai donné en cadeau à un garçon de 13 ans qui fouillait avec nous mon exemplaire de son Anthologie de la poésie française. Il aimait la poésie et j’ai transmis le flambeau. Je souhaite que ces vers choisis par vous, Georges Pompidou, l’aident à vivre et à grandir. Il en avait besoin, mère divorcée, battu parfois par son beau-père.

Le livre d’Éric Roussel sur le troisième président de la Ve République est très sage. Il est rédigé par un journaliste du Monde tout ce qu’il y a de plus classique. Il est donc un peu fade et son intérêt principal est la somme des témoignages recueillis, longuement cités. Ceux qui l’ont connu brossent un portrait qui n’est pas celui de l’homme mais de l’image qu’ils en ont gardé. Cette image est aussi vraie, puisqu’elle existe dans les esprits. Qu’importe en effet à l’histoire ce que l’on fut en réalité au fond de soi ? La trace que l’on a laissée est la seule qui compte.

Deux traits se dégagent de cette biographie : Georges Pompidou fut un terrien – mais un terrien ouvert.

Petit-fils d’agriculteur auvergnat, il a gardé de cette origine le pragmatisme, le bon sens solide et l’ambition calculée. Moraliste plutôt que philosophe, il aimait le tangible, le prévisible, le concret. Par exemple la culture classique plus que la moderne, son épouse, le général de Gaulle, les valeurs d’ordre, les bases industrielles, le travail bien fait. Il avait l’autorité calme, sûre de sa force, faite d’analyse et de volonté.

Les événements de mai 1968 ont révélé un maître, alors que le général restait désorienté et que plusieurs ministres étaient au bord de la panique. En tout, il allait à l’essentiel et sa faculté d’analyse lui permettait de garder le sens du moment et de ne négliger aucune occasion lorsqu’elle se présentait. S’il aimait le jeu, celui de la bourse, celui des affaires et celui du pouvoir, c’est toujours le jeu qui se prépare et se calcule. Non le hasard, mais la spéculation intellectuelle. Il n’avait rien d’un aventurier : la Résistance l’a connu plutôt attentiste, mais fidèle à ses convictions.

Fils d’instituteur socialiste, il avait acquis de cette autre origine le goût prononcé du progrès, la soif de connaissance et la croyance au mérite. « Il excellait dans toutes matières, et également en gymnastique ou en ping-pong », disait de lui Léopold Sédar Senghor, qui l’avait connu au lycée Louis-le-Grand. Cet éclectisme de goûts, cette tolérance de tempérament, cette volonté d’aller toujours plus loin dans chaque matière, rendaient Georges Pompidou viscéralement hostile au dogmatisme. Il aimait le changement, mais le changement graduel, appuyé sur la tradition.

Cette attitude fondamentale se traduisait en amitié : gai et serviable, il était aussi bon camarade, c’est-à-dire fidèle à la mémoire, aimant s’entourer d’un réseau serré de relations. Vagabond intellectuel (surtout à Normale Sup), boulimique en art (grâce à son épouse), aimant la vie parisienne, la bonne chère et les voitures puissantes (sa Porsche), Georges Pompidou savait être détaché et ironique. S’il affectionnait « d’arrondir les angles » (expression qui revient très souvent dans cette biographie), il savait aussi user d’autorité. Réaliste, il gardait la volonté de gagner.

Le terrien en lui est observateur ; le fils d’instituteur est sceptique. Pour lui, la France est une civilisation en soi, un art de vivre, une éthique des rapports humains. Au fond, il pense qu’il n’y a rien à changer, les valeurs bonifiées par les siècles sont solides. Il faut seulement adapter leur forme aux exigences du monde nouveau : créer une industrie, faire participer les travailleurs, réformer l’enseignement par l’emploi de méthodes modernes – mais pour intégrer les élèves à la culture classique.

Réfléchi, attentif, disponible, tel apparaît Georges Pompidou vu par Eric Roussel. Réservé et chaleureux, puissant et agile, réaliste et volontaire, sachant faire front et s’adapter – on pourrait multiplier les qualificatifs complémentaires.

Fils d’une époque de transition où les agriculteurs devenaient fonctionnaires, Georges Pompidou aura incarné l’alliance des meilleures qualités françaises, du bon sens paysan à l’aventure de la modernité. Un tempérament où je reconnais un modèle.

Eric Roussel, Georges Pompidou – 1911-1974, 1984 complétée 2004, Tempus Perrin, 704 pages, €12.50, e-book Kindle €12.99

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Elsa Vidal, La fascination russe

Un essai fascinant d’une journaliste parlant russe, connaissant bien la civilisation russe et au fait de la Russie contemporaine. Pour elle, le tropisme français envers la Russie date de loin, de Voltaire avec Catherine II peut-être, mais il est resté un dogme de la pensée stratégique depuis de Gaulle.

C’est l’objet de la première partie. Le général président voulait équilibrer les puissances anglo-saxonnes, qui avaient libéré le territoire de l’Occupant allemand, avec l’autre puissance européenne une fois le Reich vaincu : « la Russie ». C’était alors l’URSS, qui englobait tout un empire de « républiques » soviétisées, et de Gaulle aimait bien l’idée « d’âme des peuples » . Mais lors de la crise de Berlin en 1961 et de celle de Cuba en 1962, « De Gaulle se range sans hésitation aux côtés de ses alliés occidentaux, un fait généralement passé sous silence par ceux qui aujourd’hui se revendiquent du gaullisme ».

Les présidents suivants se sont engouffrés à sa suite avec plus ou moins d’enthousiasme, mais avec constance. Mitterrand est resté « dans les pas de De Gaulle », Chirac était « amoureux de la Russie » (et parlait vaguement russe depuis l’âge de 15 ans), il a insisté en 1997 pour faire signer l’acte Otan-Russie et l’accord de partenariat UE-Russie, Sarkozy a été un candidat anti-Poutine avant de virer casaque et d’accepter de vendre à la Russie deux frégates Mistral sophistiquées, que Hollande, « exception française », a refusé de livrer après l’invasion de la Crimée en 2014.

Quant à Macron, il a d’abord été dans la conciliation durant deux années entières après l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine, déclarant qu’il ne fallait « pas humilier la Russie », avant de prendre l’option d’aider l’Ukraine à résister au maximum. Option qui tient à la position stratégique de la France, seule puissance nucléaire indépendante de l’Union européenne, mais aussi à une tactique électorale qui est de contrer les partis de Le Pen, Zemmour et Mélenchon, tous pro-Poutine, tandis qu’il se pose, étant bloqué sur les réformes à l’Assemblée faute de majorité absolue, comme le président qui prend les grandes décisions sur l’avenir du pays.

Sur la Russie, c’est l’objet de la seconde partie, les Français vont de « faux-semblants et confusions en série ». La « Russie éternelle » a du charme, mais la Russie éternelle n’existe pas ; elle est un mythe. Le pays n’a surtout jamais été « un allié de toujours » ! Les troupes du tsar Alexandre 1er ont occupé Paris en 1814. Sur la Crimée déjà, les troupes françaises ont vaincu les troupes russes à Sébastopol en 1854.

De même « la puissance russe » est un autre mythe. La Russie n’a rien d’un pays invincible. Certes, le territoire est immense et les armées peuvent s’y perdre, faute de commandement suffisant et d’objectifs précis (Napoléon, Hitler), mais les Russes ont souvent été vaincus dans l’histoire : en 1854 par une alliance franco-anglaise en Crimée, en 1905 par les Japonais, alors puissance du tiers-monde, en 1917 par les Allemands, qui lui ont envoyé Lénine en wagon plombé pour la déstabiliser de l’intérieur, en 1942 à cause des erreurs de Staline et après avoir signé le pacte germano-soviétique avec Hitler, en Afghanistan en 1989 après dix ans d’occupation sans résultat – et en Ukraine, où le « pays-frère » qui devait être libéré des pro-occidentaux a résisté en masse et bouté l’armée de Poutine hors du Dniepr.

Et ce n’est pas « la Russie » qui a « sauvé la France du nazisme », mais l’armée rouge de l’URSS, soit 70 millions de citoyens non-russes sur 170 millions de soviétiques. Et les Alliés qui ont débarqué sur son sol, et qui ont massivement aidé l’URSS industriellement indigente en livrant des radios, des camions et du carburant, tout en bombardant massivement les infrastructures industrielles allemandes. La Russie est « une puissance pauvre », selon le mot d’Hélène Carrère d’Encausse. Elle a des missiles nucléaires mais vit mal au quotidien. La seule chose qui la rend attirante pour les intellos français est sa contestation de la puissance américaine.

La propension pro-russe des militaires et du Renseignement français est avérée. Il fallait défendre la Serbie (orthodoxe) par tradition depuis le XIXe siècle contre la Bosnie (musulmane) ; la lutte contre le terrorisme rapproche les services, les Tchétchènes sont laissés aux Russes en faveur d’échange des renseignements sur les mouvements islamistes. L’ancien chef des renseignements intérieurs français Bernard Squarcini, reconverti dans le privé, a plusieurs clients russes oligarques. Le Centre français de recherche du renseignement, dirigé par Eric Denécé « utilise des éléments de langage provenant du Kremlin ». Le militaire préfère l’ordre au chaos, surtout dans un pays nucléaire : plutôt Staline ou Poutine qu’un inconnu imprévisible. En outre, Poutine défend le conservatisme tradi, ce qui tente maints officiers élevés dans la foi catho tradi et le respect des hiérarchies.

Tradi, la Russie ? Pas vraiment, sauf dans les discours officiels. Soixante-dix ans de communisme athée ont libéralisé les mœurs (divorce, avortement, première femme ministre, gestation pour autrui autorisée, suicides à la 3ème place mondiale). « Déprécier l’Occident est avant tout un levier politique puissant en Russie » – il n’y a que les idiots utiles français qui croient à cette propagande, et les pays du « sud global » conservateurs et religieux. Poutine a fait remettre dans la constitution russe en 2020 « la foi en Dieu » ! La Russie reste messianique et se voudrait, comme en 1453, « la Troisième Rome » contre les coups de boutoir de l’islam qui a fait chuter Constantinople. Mais la pratique religieuse est aussi faible que chez nous, et les divorces représentent 68 % des mariages.

L’homosexualité, la pédocriminalité et l’avortement sont les vrais ennemis de Poutine : ils empêchent la renatalité ! En 2022, la population russe est de près de 147 millions d’habitants, inférieure aux 149 millions de 1994, et risque de passer sous les 120 millions d’ici cinquante ans (partie 4). Le tournant réactionnaire du régime est motivé par cette menace vitale, mais aussi par le vieillissent des dirigeants : Poutine a 71 ans. La perspective de la mort incite les dirigeants à se tourner vers la religion… Et à exalter le patriarcat, pas seulement celui de l’orthodoxe Kyrill, mais celui de tous les mâles du pays. Les violences faites aux femmes sont courantes et la Russie est le seul pays du Conseil de l’Europe à ne pas les criminaliser.

Nous ne voulons pas voir que la Russie est violente : à l’intérieur à l’extérieur, dans les films, dans le romantisme machiste de la jeunesse. « Tous les faibles sont exploités, violentés et tués » dans le film Grouz 200 (Cargaison 200). « Tous ces films déploient sans exception et sans espoir une vision pessimiste de la nature humaine – mauvaise – et du monde – chaotique – qui ne peuvent être contenus que par une violence justifiée (…) Dans cette optique, le pouvoir lui-même est un mal nécessaire contre un péril plus grand. » Maximalisme et dualisme caractérisent la culture russe, c’est tout ou rien, le Bien ou le Mal absolus, le Paradis ou l’Enfer. Pas de purgatoire intermédiaire dans l’orthodoxie russe, pas de société civile mais seulement les citoyens et l’État. Toutes les organisations et ONG deviennent « indésirables ». La guerre est un des moyens du pouvoir. Les ex-républiques soviétiques sont déstabilisées par des conflits où la Russie « s’engage ou s’implique (…) Non pas pour les régler mais pour se doter de leviers d’influence » : Arménie-Azerbaïdjan, Transnistrie-Moldavie, Ossétie du sud-Géorgie. Ce n’est qu’après ces conflits que ces pays envisagent de se tourner vers l’UE et l’Otan – pas avant, contrairement à ce que croient les imbibés de propagande.

Pourquoi ce penchant pro-russe est le propos de la troisième partie. L’autrice y voit trois raisons principales, la nostalgie de la grandeur par le souvenir français de l’empire colonial perdu (que la Russie voudrait retrouver après l’URSS), l’obsession anti-américaine pour notre indépendance (Echelon, Prism, contrats des sous-marins avec l’Australie, dépeçage d’Alcatel) – mais la dépendance au gaz et au pétrole russe est minimisée…. Enfin la référence messianique à de Gaulle (sans recul, sans relire ce qu’il a écrit ou dit).

Tout le monde se veut gaulliste (lutte contre le déclin pour Le Pen, la bannière pour Zemmour, les convictions économiques pour Mélenchon, la résistance pour Macron). Mais de Gaulle avait une hauteur de vues qui manque aux politiciens qui voudraient le récupérer. « Stratégiquement, il croit à l’utilité de la relation avec Moscou pour équilibrer l’influence américaine. En revanche, ce qui n’est presque jamais mis en avant dans ce débat, c’est sa loyauté sans faille à l’Alliance atlantique et le fait que, dans sa vision, une entente avec la Russie ne signifie pas une rupture avec Washington ». L’exemple de la crise de Berlin en 1961 est éclairant sur la situation actuelle.

De Gaulle a des mots qui cinglent à la fois l’impérialisme soviétique et la mauvaise foi des politiciens français d’aujourd’hui. Le relire est un plaisir : «A un certain point de menace de la part d’un impérialisme ambitieux, tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur, de le pousser à redoubler sa pression, et finalement, facilite et hâte son assaut ». C’est pareil face à un caïd de banlieue ou à un chien agressif. Quand Obama a reculé face à Bachar el-Assad qui a usé d’armes chimiques alors que c’était une ligne rouge américaine, Poutine a senti qu’il pouvait envahir la Crimée sans réaction de l’Occident. Ce qu’il a fait. A l’inverse, quand Nicolas Sarkozy a été à Tbilissi en Géorgie durant l’offensive russe, Poutine s’est arrêté et a négocié. « Dans le système de valeurs de la culture russe, la faiblesse ou les signes de faiblesse sont méprisés. Ce qui pour un Européen est considéré comme un compromis, avec sa connotation positive, est regardé comme une ‘concession’, ce qui a un sens négatif ».

Pour sortir de la fascination, que faire (Chto dielat? demandait déjà Lénine). C’est l’objet de la quatrième et dernière partie de cet essai plutôt riche. Eh bien, il faut d’abord « regarder le régime russe en face » et ne pas s’illusionner : voir qu’il est en réalité répressif à l’intérieur et impérialiste à l’extérieur. Puis nous voir, nous Français, dans les yeux des Géorgiens et des Ukrainiens, et ce n’est pas très glorieux : « la France, (…) avance sous les traits de discours sur les valeurs, mais se révèle beaucoup plus pragmatique et intéressée ». Toujours l’écart entre a théorie et la pratique, l’idéal et la réalité – le mal français.

Enfin choisir entre être « réalistes ou naïfs ». Les réalistes n’ont que des intérêts, c’est que ce disent Hubert Védrine et Pierre Lellouche, mais cela nous empêche de comprendre réellement le réel : « il sert surtout à réduire au silence ceux qui tentent de faire entendre que notre politique pro-russe par défaut représente maintenant une menace sur notre souveraineté. » Car quel réaliste a pris au sérieux la menace russe sur l’Ukraine ? « Se placer du côté du plus fort et de l’agresseur » – c’est le parti de Pierre Lellouche et d’Eric Zemmour. Mais la Russie de Poutine est-elle forte ? Il est bien naïf de le penser, puisqu’elle craint la « contagion démocratique »… tandis que son PIB est la moitié de celui de l’Inde, dépassée même par les économies de l’Allemagne et de la France réunies. Quant à sa protection sociale, elle est bien inférieure à celle qui existe en Europe ! Pourquoi donc se soumettre ?

Elsa Vidal, La fascination russe – Politique française : trente ans de complaisance vis-à-vis de la Russie, Robert Laffont 2024, 324 pages, €20,00 e-book Kindle €13,99

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Paul Guimard, L’ironie du sort

Paul Guimard, qui fut pendant la guerre journaliste de des faits divers à L’Ouest-Éclair est mort il y a 20 ans, en mai 2004, à 83 ans. François Mitterrand l’approchera vers 1965 et ils deviendront proches. Tous deux aimaient à songer au destin, à la mort, à l’au-delà possible.

Chacun croit maîtriser son destin et donc être libre, alors que le sort est ironique et, à dix secondes près, peut changer votre sort à tout jamais. C’est ce qui est arrivé au jeune Antoine Desvrières, 22 ans, un résistant de Nantes chargé de tuer un enquêteur de la Wehrmacht qui a accumulé un dossier sur leur réseau clandestin. Le lieutenant Werner de Rompsay est issu de Huguenots français émigrés en Allemagne après le diktat du Roi-Soleil révoquant l’édit de Nantes qui tolérait la religion réformée. Désormais Allemand, portant un prénom allemand, le lieutenant aristocrate combat pour sa patrie et traque les terroristes. Antoine est tout aussi légitime que lui à résister à l’occupation et à tuer l’ennemi. Là n’est pas la question.

La question est : va-t-il réussir ?

Tout est minutieusement préparé, l’arme, l’heure, le lieu, l’itinéraire de fuite, l’alibi. A onze heure du soir précise, dissimulé dans l’ombre d’un porche après le couvre-feu, Antoine est prêt à tirer avec un pistolet Wembley de 9 mm. Il attend le lieutenant qui rentre tous les soirs à pied de la Kommandantur jusqu’au logis de sa maîtresse, la jeune Micheline de 19 ans qui se laisse sauter sans vergogne. Antoine vient de quitter Marie-Anne de Hauteclaire, sa fiancée, fille d’un bâtonnier pétainiste mais en révolte contre ses conceptions archaïques du monde et de la société. Ils ont déjà fait l’amour, elle attend un enfant. Antoine ne le sait pas encore.

Dès lors, le destin va s’en mêler. Le chauffeur de la patrouille, Helmut Eidemann, a du mal à démarrer sa traction-avant Citroën, souvent en panne. À quelques secondes d’intervalle, il fera basculer le destin. Aurait-il réussi auparavant, tout se serait passé comme prévu. Hélas, il a eu une douzaine de secondes de retard, et a surgi dans la rue plein phares juste au moment où Antoine venait de tirer et de tuer le lieutenant. Il a saisi son pistolet et l’a déchargé sur la silhouette, le blessant aux jambes. Antoine est pris, il sera interrogé et condamné à mort. Marianne, sa fiancée, se consolera dans les bras de Jean, l’ami le plus cher d’Antoine et tous les deux élèveront le petit garçon qui naîtra quelques mois plus tard qu’ils prénommeront Antoine.

Ou alors, seconde hypothèse, le chauffeur a démarré à l’heure et a pu rattraper au lieutenant, lui proposant de lui faire faire un bout de chemin en voiture, juste avant qu’Antoine ne puisse tirer. L’opération a donc échoué et le dossier accumulé par Werner et donné à la Gestapo va démanteler tout le réseau. Antoine ne sera pas inquiété, mais Jean, qui travaille à l’Ouest–Eclair, sera raflé, interrogé et condamné à mort. Antoine se mariera avec Marie–Anne et ils élèveront ensemble le petit garçon qui naîtra quelques mois plus tard qu’il prénommeront Jean, le nom du meilleur ami disparu.

Telle est l’ironie du sort. Une sorte de grain de sable qui enraye les mécaniques les mieux huilées. Les conséquences de ces deux scénarios se feront ressentir en ondes concentriques bien des années après encore. Dans le premier cas, Antoine sera un héros et son beau-père pétainiste sera blanchi des accusations de collaboration, tandis que que dans le second, il sera radié du barreau et déchu de sa Légion d’honneur. Dans le premier cas, le père d’Antoine deviendra maire du petit village natal près de Nantes, dans le second il restera professeur dans la ville jusqu’à sa retraite.

Et Antoine, s’il vit, divorcera quelques années plus tard lorsque son fils aura dans les 13 ans. Marie Anne qui avait épousé un héros de guerre a vécu avec un fonctionnaire international à l’Unesco devenu plan-plan. Elle ne pourra le supporter. Antoine rencontrera Ursula sur le seuil de son bureau, une Suissesse à la famille dont les bifurcations du destin ont été nombreuses. Il en prendra conscience dans l’album de photos déposé exprès sur sa table de nuit.

Au fond, quoi que l’on fasse, notre liberté ne s’exerce que dans les limites du hasard. Toute une série de causes surviennent au même moment qui empêchent parfois de réaliser ce que l’on a prévu. Nous n’avons pas plus de prise sur notre existence que le capitaine sur son frêle esquif dans une mer démontée. À nous de surnager et de nous adapter ou, quand il s’agit de vie ou de mort, de subir le sort qui nous est imparti.

Un film d’Édouard Molinaro a été tiré de ce roman en 1974 mais il ne fait pas l’objet d’édition en DVD.Il reste que ce court texte alimente la réflexion sur le hasard et la nécessité, la liberté et le destin.

Paul Guimard, L’ironie du sort, 1961, Folio 1974, 160 pages, €7,80

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Paul Guth, Le Naïf amoureux

Paul Guth est né en 1910 et est « donc » oublié aujourd’hui où l’immédiat compte avant le reste. C’est dommage car la satire de la société française emballée par la modernité après-guerre vaut son pesant de rire. Elle est aussi drôle que l’emballement pour le téléphone mobile afin de bavasser dans le bus, dans le métro, dans le train, au bureau, à table, tout le temps ; les réseaux « zoziaux » pour pépier quand on ne bavasse pas ; et la toute dernière la « chatte, j’ai pété ! » dont le vent passe à la vitesse supérieure, faisant exploser tous les petits mois qui « s’expriment » en un global gloubi-boulga probabiliste (puisque vous avez écrit « ça », vous devez donc écrire « ça et ça »).

Agrégé de Lettres classiques à 23 ans, Paul Guth est un vrai produit de la méritocratie républicaine, issue de la basse lointaine province. La ville de O. qu’il évoque dans son roman est Ossun, la ville de son enfance. Le Naïf, c’est lui revisité, le Candide moderne qui observe avec ingénuité la vie des bêtes qui l’entourent, notamment ceux qu’il a connus enfant. Le Naïf est simple et tendre, il dit ce qu’il voit, et ce qu’il voit est souvent ridicule – mais toujours humain. Ces gens qui se prennent toujours pour quelqu’un d’autre, qui jouent sans cesse un rôle social, n’en sont pas à quelques contradictions près…

Donc le Naïf, alias Monsieur le professeur agrégé au Lycée Janson-de-Sailly à Paris Robignac, retourne dans la petite ville d’O. où il a souvent passé ses vacances auprès de son oncle, qui tient une épicerie. Il déclare gagner 937 392 (anciens) francs – soit 22 059,12 € en pouvoir d’achat d’aujourd’hui (ce qui fait 1838 € par mois pour un agrégé mais retraite payée en plus par l’État – les profs se plaignent toujours). Il n’était pas venu depuis des années et l’après-guerre a transformé la ville et les provinciaux. Il découvre un Nouveau monde : celui véhiculé par la télé et le ciné, par le marketing, le libre-service et le formica, le néon et les conserves, où les autos sont reines et la « petite reine » déclassée.

Il est devenu un « Parisien », lui qui regardait les rares touristes d’avant-guerre « comme des animaux rares ». « Leur visage me semblait plus animé que celui des gens d’ici. Des plis de rire leur couraient autour des yeux. Leur peau était plus blanche, plus fine. On ne voit jamais le soleil, à Paris, entre ces hautes maisons. Leur accent sortait d’un gosier plus serré que le nôtre. Il était triste, comme si leur langue avait léché le plâtre gris des murs. Mais, en même temps, il raclait au fond de leur gorge de la poudre d’impertinence » p.13. Paris, selon les préjugés de la province, est plein de « mauvaises femmes ». « Comment sont-elles ses mauvaises femmes ?… demandai-je, d’une petite voix, en chipant une gaufrette. – Elles ont des yeux fardés qui leur font le tour de la tête. Des lèvres rouges comme des cerises. Une taille qui passerait dans un anneau de rideau. Une poitrine qui s’avance. Une croupe qui ondule. – Et qu’est-ce qu’elles font, ces vilaines femmes ?… – De vilaines choses. – Qu’est-ce que c’est, ces vilaines choses ? – Elles se promènent tout le temps sur les trottoirs, avec leurs talons hauts, en disant des gros mots » p.15.

Et lorsque lui, le fils du mécanicien, retrouve Brigitte, la fille du pharmacien, elle est déguisée en Parisienne : des yeux fardés, des lèvres rouges, des talons hauts, etc…. Le choc est irrésistible, il tombe amoureux. Ils jouaient enfants à se jeter de la poussière et à se lancer de l’eau sur la place, la fillette en robe immaculée miraculeusement préservée par les garnements. Mais la voilà qui se pique d’être comédienne et de faire du théâtre, comme les baladins méprisés jadis par les bourgeois. Le monde change… Sauf que Brigitte est amoureuse d’un autre, un échalas de Patrice qui ânonne ses textes et joue lamentablement, mais qui est de grande taille – bien plus que le mètre cinquante-huit du Naïf.

Lequel est jaloux et va tout faire pour casser l’image de son rival. Il assiste aux répétitions et y met son grain de sel, fort judicieux d’ailleurs aux dires du metteur en scène, un vieux beau qui se la joue. Il va espionner le couple parti en voiture pour aller répéter dans une grange loin du trublion. Il va dégonfler les pneus de l’auto en panne d’essence à cause de l’incurie de Patrice. Il va le faire suer au point qu’il ôte sa chemise et apparaisse tout blanc et rose lorsqu’il démonte les pneus pour savoir s’ils sont crevés. Mais rien n’y fait : Brigitte a les yeux de l’amoureuse et elle ne voit rien de la réalité veule de son mec. Le Naïf se fait même inviter chez le pharmacien et sa bourgeoise pour rencontrer leur fille, mais Brigitte a aussi invité Patrice.

C’est alors une cabale collective que va monter le Naïf pour se venger du rival. Il va aller voir tous les fournisseurs de la pièce, la « Badine » de Musset – On ne badine pas avec l’amour appelée en version branchée. Le metteur en scène n’a payé personne, comptant sur l’argent des recettes. Le Naïf persuade les fournisseurs qu’ils peuvent toujours courir et suggère quelques potacheries comme scier les pieds du banc sur scène au menuisier des décors ou découdre la braguette du traître à la couturière. Tout se passe comme prévu : la pièce fait un four avec à peine le quart des places vendues, un film avec Brigitte Bardot sortant exprès le même jour grâce à un ancien copain qui dirige les deux cinémas, les compte-rendus sont mauvais. Pire, Patrice, qui comptait sur quelque argent, se voit obligé de rembourser une forte somme pour l’achat d’une voiture d’occasion qu’il n’a pas payée et pique dans la caisse de la pharmacie – ce qui le mène droit en prison. Mais la Brigitte reste obstinément amoureuse de lui…

Ecoeuré, notre Naïf s’en retourne à Paris pour de nouvelles aventures. En effet, après avoir écrit ses Mémoires, le Naïf s’est retrouvé sous les drapeaux (1954), a eu quarante enfants (1955), a été locataire (1956 – Grand prix du roman de l’Académie française). Après avoir été amoureux (1958), il connaîtra le mariage (1965), et deviendra enfin enfin Saint (1970).

Paul Guth, Le Naïf amoureux, 1958, Livre de poche 1968, 256 pages, occasion €2,50, e-book Kindle €12,99

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Philippe Curval, L’homme à rebours

Un homme entièrement nu déambule sur le sable d’un désert, jusqu’à une plage vide. Il ne sait pas qui il est ni ce qu’il fait ici. Il est sans racines et sans mémoire – le parfait objet fonctionnel de l’intelligence analytique artificielle. Sauf qu’un être humain n’est pas un robot et des bulles de souvenirs surgissent, en fonction du contexte. Ainsi cette plage, où un ballon vient taper le mollet. C’est son fils qui joue en slip avec sa petite sœur, et sa femme qui bronze nue sur le sable un peu plus loin. Un souvenir de vacances sur une plage de Sicile.

Sur Terre I, le narrateur a eu une vie normale, architecte, marié, deux enfants, des congés payés et l’ennui, sauf la faim de sexe qui le colle à sa femme, laquelle s’en lasse un peu. Mais il n’aime pas les enfants, immatures et stupides. Sur Terre I car une bulle fait resurgir un autre souvenir, celui d’un ingénieur qui lui propose un « voyage analogique » dans les univers parallèles. C’est sa femme qui lui présente Norge et il deviendra son amant pendant son absence. C’est que Felice Giarre s’empresse d’accepter ; il ne ressent embarras dans sa vie, tout est trop parfait, formaté, les ordinateurs s’occupant de produire, les robots de servir. Même les enfants sont éduqués par des machines et formatés pour être conformes aux normes sociales requises.

L’univers parallèle où s’est retrouvé nu est donc Terre II, issue de son imagination. Presque rien, des humains préhistoriques qui survivent de la chasse aux lézards et autres mammifères du désert et qui ,le chassent pour sa viande. Mais il reste insatisfait et prononce le mot magique pour revenir sur Terre I car il a expérimenté le premier ce voyage analogique et doit en rendre compte.

Norge l’accueille amicalement et ils parlent de son expérience. Mais Felice, comme agi par une force qui le dépasse, va le tuer. Pas question de multiplier les sauts dans les univers parallèles, au risque de voir se télescoper les individus qui y sont déjà. Heureusement, il semble n’exister qu’un seul Felice Giarre dans l’ensemble des univers, ce qui est curieux, mais…

C’est sur Terre III, lors de son prochain voyage, que le jeune homme physiquement parfait en début de trentaine, à la musculature entre l’adolescent et l’âge mûr, va découvrir qui il est. Terre III est l’univers où l’ordinateur a pris le pouvoir sans le vouloir, abandonné par « les mystiques » qui en ont fait leur dieu. Certains humains peuvent choisir l’immortalité mais pas les mystiques, écolos avant la lettre, qui trouvent que la nature fait bien les choses et que le Créateur ne doit pas être contré. Comme l’ordinateur centralise toute la mémoire humaine, il est à même de prendre de bien meilleures décisions – pour le bien commun et sans les émotions parasites – que l’ensemble des votants qui s’en moquent pour la plupart.

Où la démocratie, par son confort, incite à la démission du collectif et à donner le pouvoir à l’IA. Car c’est bien ainsi que cela va se passer pour les humains dans l’avenir, trop heureux de déléguer tout effort. Déjà les enfants sont rationnés, et l’on n’en fait d’ailleurs plus que via les machines, le sexe perdant son but reproductif. Les couples n’existent presque plus, chacun restant libre de son corps et de ses envies.

Felice va découvrir qui est son père et – ce qui le hante – qui est sa mère. En fait, il accomplit à son extrême l’objectif des Lumières de libérer l’humain de toutes déterminations. Felice est l’être sans terre ni racines, sans famille si préjugés ; même son corps lui est de trop et il va s’en affranchir comme d’une enveloppe. Il a dépassé le stade humain et devient créateur. Dès lors, il est libre de créer ses propres planètes, résolvant le problème démographique terrien.

Un beau texte, souvent poétique, dans la veine des mœurs du début des années 70 où la nudité et le sexe devenaient naturels. Il est interdit d’interdire et l’imaginaire peut prendre son essor. L’inventeur de la science-fiction française avec Gérard Klein et Jacques Sternberg, entre autres ; il a reçu pour ce roman le Grand prix de l’Imaginaire en 1975.

Philippe Curval, L’homme à rebours, 1974, J’ai lu 2001, 256 pages, €5,43 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Philippe Hériat, Les enfants gâtés

Il est étonnant que ce roman ne soit pas réédité car il est captivant et très bien écrit. Agnès, une fille de 24 ans, revient à Paris auprès de sa grande famille de haute bourgeoisie, les Boussardel. Établie dès le Premier empire, enrichie au Second, elle a essaimé par des mariages successifs dans le cercle étroit des relations de la banque, du notariat et des agents de change jusqu’à acquérir un patrimoine immobilier et financier important. Mais ce qui importe avant tout, c’est « le sens de l’argent. »

C’est pourquoi lorsque la jeune Agnès revient des États-Unis où elle a passé deux ans, fille rebelle au matriarcat de l’hôtel particulier du parc Monceau, la Famille régentée par Bonne-Maman, dépêche son frère aîné Simon pour s’enquérir d’un éventuel mariage… hors du cercle. Ce serait entamer le patrimoine familial. Il n’en est rien, bien qu’Agnès ait eu une aventure avec un jeune Américain, Norman.

La première scène la montre en train de petit-déjeuner dans les étages élevés de son hôtel de New York avant de prendre le bateau pour la France. Elle regarde deux étudiants torse nu qui balayent la terrasse ouvert en plein vent, et leur jeunesse tout comme leurs corps bien faits, lui rappellent Norman. Cet étudiant de son âge, qui faisait des études d’architecte dans la même université de Berkeley, l’a invitée un soir à rouler en voiture pour « admirer le clair de lune à Monterey » – autrement dit flirter, voire plus si affinités. Les girls se laissent en général faire, pas fâchées d’être dépucelées, mais pas Agnès, d’une réserve toute européenne. Norman n’insiste pas, il est prévenant et l’admire. Ce ne sera que plus tard, lorsqu’il l’invitera à le suivre dans les montagnes où, diplôme obtenu, il doit construire des chalets de tourisme, que l’amour sera consommé.

Au bout de quelques mois, Agnès voit que Norman ne sera pas l’homme de sa vie et, à l’américaine, lui dit franchement. Il comprend et la laisse. De retour au pays, Agnès l’oublie jusqu’à ce qu’un jour il lui téléphone au parc Monceau pour lui dire qu’il passe à Paris, en route vers le Tyrol où il doit étudier les chalets là-bas. Ils renouent, font l’amour. Agnès se retrouve enceinte mais ne songe même pas lui dire ni à le suivre. Tout a été dit entre eux.

Que faire ? Vu sa famille redoutable et le qu’en-dira-t-on impitoyable de ce milieu, elle est mal partie. Jusqu’à ce qu’elle songe à Xavier, une jeune cousin de 21 ans qui vient de rentrer de Suisse où il a passé en exil plusieurs années à cause de la tuberculose. Il est guéri mais reste fragile. Xavier, comme Agnès, n’est pas contaminé par le poison d’argent de ces grands-bourgeois parisiens. Il reste frais, solitaire, nature. Agnès s’ouvre à lui de son problème et Xavier, tout uniment, lui propose de l’épouser. Ils s’apprécient, s‘aiment suffisamment et le futur bébé sera le sien. Curieusement, la famille paraît soulagée : le patrimoine est préservé ! La fortune reste dans la famille. Agnès ne va pas introduire un étranger dans le cercle patrimonial et Xavier, le pauvre Xavier, sera bien heureux de se marier.

Sauf que… la tante Emma, cette vipère égoïste restée vieille fille et qui a pris pour « filleul » Xavier quand ses parents sont morts, va tout bouleverser. L’annonce qu’Agnès est enceinte va lui faire apprendre au jeune marié un secret sur lui qui va le dévaster. Et sonne le glas de toute espérance. Difficile d’en dire plus sans déflorer le mystère. Toujours est-il que la jeune fille se retrouve deux ans plus tard sur Hyères, dans la maison de Xavier, avec son enfant tout nu sur la plage. Un voisin qui s’intéresse à elle va la faire raconter son histoire.

Prix Goncourt 1939.

(liens sponsorisés Amazon partenaire) :

Philippe Hériat, Les enfants gâtés – Les Boussardel II, 1939, Folio 1971, 320 pages, occasion €11,60

La famille Boussardel en 4 tomes – Famille Boussardel / Les enfants gâtés / Les grilles d’or / Le temps d’aimer, Livre de poche 1963, occasion €27,15 les quatre

Philippe Hériat déjà chroniqué sur ce blog.

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9 mois ferme d’Albert Dupontel

Un film désopilant mais qui ne reste pas dans les mémoires. Les Césars 2014 ont été dithyrambiques avec ce film d’époque, accordant le titre de meilleure actrice pour Sandrine Kiberlain et de meilleur scénario original pour Albert Dupontel. Mais l’outrance des caricatures en fait un conte du Jour de l’an plus qu’un film de société. Ne boudons cependant pas notre plaisir : il se regarde bien et ses 1h20 passent très vite.

Une juge coincée dans la quarantaine (Sandrine Kiberlain), bourreau de travail faute de mieux, célibataire au bord de la vieille fille et n’aimant pas les hommes, se retrouve au 31 décembre au Palais de Justice de Paris entraînée à boire par la bande de magistrats et d’avocats survoltés qui fêtent la fin d’année et les centaines de dossiers que va leur fournir l’année nouvelle. Un collègue en particulier, le mielleux et bêtasse juge Godefroy De Bernard (Philippe Uchan), la presse, la coiffe d’une perruque de juge à l’ancienne et lui verse verre sur verre de mauvais champagne. Lorsqu’elle repart chez elle, bourrée – une juge bourrée est du dernier chic caricatural – elle ne se souvient de rien.

Mais elle se retrouve enceinte sans le savoir, six mois plus tard, trop tard pour le faire passer et pire encore, sans savoir de qui. Elle qui ne baise jamais… Mais cette Immaculée conception est juge, pas croyante, donc enquête. Elle soupçonne le juge De Bernard et le côtoie pour lui arracher des cheveux pour un test ADN, ce qu’elle réussit d’un coup de batte en plein front en se faisant initier au golf – autre outrance féministe à se tordre de rire. Mais ce n’est pas lui. Le légiste Toulate (too late en anglais = trop tard) – Philippe Duquesne – à qui elle demande ce service de test sans procédure achève une autopsie à grands coups de scie et de marteau, plongeant les mains (gantées) avec délice dans le cadavre frais pour en retirer les organes gluants – nouvelle caricature qui force l’attention. Tout le film est bâti sur ces excès destinés à faire rigoler à force de choquer. Avouons que ça marche sur le moment, même si le parfum n’est pas long en bouche, comme on le dit d’un grand vin.

Le test révèle que le juge mâle n’est pour rien dans la conception du bébé de la juge femelle (probablement trop bête), mais révèle un scoop : l’ADN du père est dans le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg) ! Il s’agit de celui d’un certain Robert Nolan, Bob pour les intimes (Albert Dupontel lui-même). Il n’est d’ailleurs pas bon d’être trop intime avec lui car il est réputé avoir scié les membres d’un vieux dont il cambriolait l’appartement et lui avoir gobé les yeux ! – encore une bonne caricature du criminel psychopathe de légende. D’autant que ce « taré débile » (juge la juge) a été rejeté par sa famille, viré de maternelle, viré de l’orphelinat, viré du collège, viré de l’apprentissage, vire de son premier boulot – une bonne grosse caricature de l’enfance malheureuse chère à la presse à scandale qui fait pleurer dans les pavillons de banlieue.

Mais comment cet individu s’est-il retrouvé dans la juge ? Celle-ci, inquiète, enquête. Elle visionne la vidéosurveillance des abords du Palais et des rues parisiennes au matin du 1er janvier 2012, et ce qu’elle découvre est navrant : elle titube, se cogne aux réverbères (il n’y a pas le son mais on soupçonne qu’elle dit « excusez-moi »), erre dans le quartier à putes, les harangue, manque de se faire lyncher par la gent putassière (« on travaille, nous »!) et est sauvée par un homme qui passait par là à une heure passée du matin dans ce quartier chaud. Elle le suit, l’entreprend, le suce, le baise, s’active sur lui – un vrai viol de caricature, une outrance de femelle frustrée déchaînée. De quoi rire de l’inversion des rôles habituels, surtout lorsqu’on reconnaît le sex-toy : Bob Nolan lui-même, globophage pour les médias du monde entier.

Effarement de la juge qui ne se savait pas des profondeurs si noires et des instincts si avides. Que faire ? Bien que le dossier Nolan soit confié au juge bête De Bernard, la juge Ariane va dérouler son fil en le convoquant avec son avocat, l’inénarrable et bégayant Maître Trolos (Nicolas Marié) – une outrance de baveux comme on en fait peu, incompréhensible et lyrique, brouillon et inutile. En face du père de son embryon, elle joue la juge, sévère et expéditive, tout à charge. Mais elle n’y peut rien, le globophage sera jugé par un autre qu’elle.

Avisant un diplôme de Cambridge où la juge Felder apparaît en perruque selon la vieille tradition médiévale de là-bas, Nolan reconnaît sa partenaire éphémère de la nuit des putes. Il n’aura de cesse de s’évader pour aller la voir chez elle. C’est un jeu d’enfant pour lui – autre caricature de malfrat expert – car il a appris tout enfant à forcer les serrures et déverrouiller les verrous tout en faisant glisser la chaîne soi-disant « de sûreté ». A l’aide d’un fil contenu dans sa boucle à l’oreille et de sa carte d’identité (curieux qu’on la lui ai laissée en prison), il ouvre sans violence sa cellule garnie de barreaux, puis la porte de l’appartement de la juge. Il la trouve montée sur un escabeau sur son bureau en train de tenter une chute sur le ventre pour un avortement tardif. Il l’en empêche, la couche – et ils se retrouvent face à face en huis clos.

Il veut qu’elle le défende ; puisqu’elle ne peut pas le juger, le dossier étant dévolu à un autre, qu’elle le lise et trouve les failles juridiques ou de l’enquête. Le comique de répétition avec le juge bête De Bernard se poursuit, après avoir pris un fer de golf dans la tronche, il se prend une tête en plâtre sur le râble en imitant par agacement la juge qui tape sur son bureau pour affirmer ce qu’elle veut. Facile, dès lors, de télécharger le dossier sur une clé USB puis d’aller le lire chez elle à loisir. Ce n’est pas moins d’une pile d’un demi-mètre de haut que Nolan imprime, caché chez la juge – toujours la caricature des dossiers de justice surchargés de paperasses. Rien à faire : tout l’accuse, il était le seul malfrat recensé dont le téléphone ait borné dans la zone du cambriolage.

Sauf que… L’heure du crime est indiquée par une fourchette par le légiste Toulate et, en ce 1er janvier, la fourchette est… Je laisse le suspense. Le procès a lieu, la juge Felder, enceinte jusqu’aux yeux, vient en témoignage tardif, elle révèle ce qu’elle sait – de manière grossièrement caricaturale, au point de se faire rappeler au respect de la Cour par la présidente, mais tout à fait réaliste (un grand moment). Et le vieux démembré et énucléé mais toujours vivant est mis en présence des criminels possibles, il va reniflant au sol pour reconnaître… le bon.

Le globophage n’est pas celui qu’on croit et le bébé peut naître – un garçon. Si la promotion due à son labeur acharné, tout dévoué à la justice, lui passe sous le nez, la juge a obtenu un bébé et un compagnon, ce qui est une compensation dont chacun appréciera le degré selon ses convictions. Au fond, pas si facile d’attraper un bébé dans la société telle quelle est, coincée, acharnée au boulot, exploitée, emplie de préjugés.

DVD 9 mois ferme, Albert Dupontel, 2013, avec Sandrine Kiberlain, Albert Dupontel, Nicolas Marié, Philippe Uchan, Philippe Duquesne, Wild Side Video 2014, 1h18, €10,44, Blu-ray €14,99

Autre film d’Albert Dupontel chroniqué sur ce blog

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La crise de Coline Serreau

Le film a trente ans mais la société française qu’il décrit n’a guère changé. Il s’agit toujours de rester égoïste, d’avoir peur de la mort, de consommer à outrance des médicaments comme des doudous, de mal bouffer sans y penser, de baiser en adultère, ne supportant pas les contraintes et les compromis, de recomposer les familles au détriment des enfants, de se dire antiraciste tout en étant raciste, de se poser comme « socialiste » tout en habitant Neuilly et en se foutant comme de son premier slip des électeurs…

La satire comédie commence avec Victor (Vincent Lindon), conseiller juridique de trente ans, qui se réveille un matin sans sa femme : elle est partie – et les enfants n’ont plus de lait ! Une fois au boulot, il veut s’ouvrir de ses malheurs à son assistante, mais celle-ci lui annonce qu’il est licencié, malgré sa récente performance sur un dossier qui a rapporté des millions. Lorsqu’il veut embaucher ladite assistante, avec qui il a l’habitude de travailler, elle lui annonce qu’elle le quitte, elle a trouvé un nouveau boulot. Jusqu’à sa propre mère (Maria Pacôme) qui annonce son divorce, à 50 ans, pour partir avec un quarantenaire marié et baiser enfin comme elle veut ! Un reste des années post-68…

C’en est trop. Tout à la fois. Tout d’un coup. Comme ce violon qui part en morceaux entre les mains de la virtuose qui a un concert dans deux jours, et que Vincent va voir, en désespoir de cause, pour que quelqu’un l’écoute. Mais personne n’écoute plus personne dans les années Mitterrand, chacun se renferme sur son égo et dans ses petits problèmes. L’épouse du médecin homéopathe ne comprend pas son mari qui perd du temps avec ses malades au lieu de gagner de l’argent pour payer le loyer, les mensualités de la maison et les traites de la résidence secondaire – alors que lui ne veut pas prescrire des pilules et plutôt préserver la santé de ses patients. Les médecins traditionnels chinois font de la prévention de santé plutôt que les « soigner » une fois qu’ils sont malades.

Certains font avec les égoïsmes, comme cette famille décomposée aux sept ou huit enfants de pères et de mères appariés différemment selon les années, et qui partent tous ensemble aux vacances de ski. Il y avait encore de la neige sous Mitterrand, c’était le paradis socialiste. L’invitation chez un député PS de Neuilly (Didier Flamand), par la sœur de Vincent (Zabou Breitman) qui dirige une agence de marketing, est un morceau d’anthologie. Les enfants adolescents du couple de bobos (Max Mc Carthy et Pénélope Schellenberg) sont résolument végan écolos et foutent à la poubelle tout le dîner des parents qu’ils récusent : foie gras, côte de bœuf, gâteau et alcools. Michou, laissé à la grille, va tout récupérer à la poubelle et s’en régale jusqu’à être malade. Ce sont de sales mômes intolérants mais que personne n’écoute, et qui se radicalisent – comme aujourd’hui une fois devenus adultes. Autre reste post-68…

Vincent ne sait plus sur quel sein de dévouer, entre sa femme qu’il aime encore, surtout son épaule lisse, sa sœur avec qui il dort dans le même lit, torse nu, « comme avant » (à 13 ans) – reste des mœurs post-68… Mais aussi les épouses de ses amis qui ne songent qu’à divorcer, en warriors féministes volontiers « hystériques » – faute d’être écoutées. Vincent racole alors son inverse absolu, Michou (Patrick Timsit), un sans-domicile de Saint-Denis qui le colle pour attraper une bière. Élevé par son frère, il est sans boulot faute de domicile à donner et a dû quitter le deux-pièces parce que l’épouse est atteinte d’un cancer en phase terminale. Mais Vincent ne veut pas entendre, il accuse Michou de se victimiser par misérabilisme – tous ces mots introduits par le socialisme pour engluer la politique de lourde démagogie.

Ce qui entraîne une autre scène mémorable où Michou, face au député socialiste, se dit ouvertement raciste : « Ben oui, les Arabes, ils prennent tout, nous on n’a rien… » Facile de n’être pas raciste quand on habite une belle maison bourgeoise protégée à Neuilly, beaucoup moins quand on côtoie tous les jours les immigrés et leurs mœurs dans les petits appartements des barres de Saint-Denis. Voter Front national (pas de Rassemblement, à l’époque) ? « Moi, j’vote pas, mais si je votais, oui. » Tout est dit de l’écart entre les élites et le populo ; tout est prédit du virage Mélenchon qui délaisse le populo bien de chez nous pour aller draguer les immigrés à droit de vote dans les banlieues ex-rouges. Rien n’a changé, toujours les « damnés de la terre » et le « Tiers monde » post-68…

Vincent, à force de se prendre des tôles par les uns et les autres, et d’avoir enfin le temps d’y penser parce qu’il n’est plus vraiment pris par son boulot, va finir par comprendre. Qu’il est individualiste obnubilé par son ego, un ado attardé qui ne pense qu’à lui, un macho sans y penser qui attend tout des bonnes femmes, mal habitué par sa mère.

Il va s’ouvrir à la musique lors du concert de la violoniste à l’instrument réparé, il va comprendre pourquoi ce désastre l’obsédait. Il va s’ouvrir aux malheurs de Michou et l’accepter comme assistant, malgré ses bourdes de lourdaud. Il va aller voir son frère et l’épouse cancéreuse, laquelle va lui livrer à l’oreille un secret pour que les femmes soient toujours amoureuses de lui (qu’on ne saura pas). Il va voir qu’il s’agit d’une Arabe – « mais non, Djamila n’est pas arabe, c’est Djamila… », tout comme les copains du quartier, l’escalier B et C de l’immeuble – en fait tous ceux qu’on connaît qui ne sont pas des « Arabes » mais des connaissances ou des amis. Il va faire amende honorable auprès de sa belle-mère, prendre (enfin) des nouvelles de ses enfants en vacances chez elle, en donnant des nouvelles des sandwiches laissés sur la table de cuisine lors du départ en retard – comme toujours. Il va retrouver sa femme, au fond partie pas loin et pas avec quelqu’un, mais pour « réfléchir ».

Il va revivre, dessillé, enfin adulte. Enfin, on l’espère, parce que trente ans ont passé et la société n’a guère changé. Les trentenaires ont la soixantaine, les enfants recomposés ont la trentaine et les liens les plus forts pour s’intéresser aux autres passent aujourd’hui majoritairement par les réseaux sociaux : bien à distance, assis confortablement à son bureau, avec toute l’abstraction de la Morale pour les autres.

Une bonne comédie de mœurs qui a du mal à démarrer, dans un tourbillon de bons mots qui saoule un peu, avant de prendre son rythme de croisière avec des morceaux qui restent d’anthologie.

César 1993 du meilleur scénario original ou adaptation. DVD heureusement réédité en nouvelle restauration pour ses 30 ans.

DVD La crise, Coline Serreau, 1992, avec Vincent Lindon, Patrick Timsit, Zabou, Maria Pacôme, Yves Robert, Tamasa diffusion 2023, 1h32, €21,01 nouvelle restauration 4K, Blu-ray €22,77, ancienne édition 2015 €27,90

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Nathalie Ganem, Rendez-vous à l’Élysée

La France, nation de commandement disent les historiens. Et quoi de mieux que Napoléon 1er pour l’incarner ? Mais, en 1815 à Waterloo, « morne plaine », les armées impériales sont vaincues par une coalition de l’Europe entière, sous la houlette des Anglais. Et non sans quelques trahisons côté français… Car des collabos, il y en a toujours eu, il y en aura toujours. Par jalousie, envie, ressentiment – tous ces beaux sentiments de la Morale du Bien qui excuse tout, n’est-ce pas ?

La pièce de théâtre en trois actes de Nathalie Ganem met en scène le nœud de l’histoire. Napoléon 1er, vaincu après les Cent jours, revient à l’Élysée plutôt que de rester parmi son armée. Il se croit la France, comme d’autres avant et après lui. Démesure de l’orgueil : si les Français lors du retour de l’île d’Elbe l’ont acclamé sur la route, c’était parce qu’ils en avaient assez du « roi » sempiternel et du vieux Louis XVIII réactionnaire. La Révolution était passée et l’empereur, malgré tout, l’incarnait. Mais aussi, suggère Fouché, ministre de la Police, parce qu’ils avaient peur de l’armée.

Sauf qu’ils en ont désormais assez des batailles incessantes contre le monde entier, de croire avoir raison contre tous et de la saignée d’un million d’hommes sur 30 millions d’habitants à l’époque, qui allait affaiblir la France durablement face à la future Allemagne. Assez de guerres et de conquêtes, enfin la paix ! C’est ce que Napoléon n’a pas compris. Il espère l’union nationale mais les Chambres ne sont pas prêtes à le lui accorder, car le peuple qui vote n’est plus prêt à le suivre.

La mobilisation générale finit par fatiguer la jeunesse ; l’enthousiasme des passions n’a qu’un temps. Un temps court. Sur le temps long, ce qui importe est la paix, la vie paisible au travail, la prospérité, la famille et les enfants. Choc entre la gloire et la durée, entre la jeunesse et la maturité, entre la guerre et la paix (Tolstoï s’y essayera dans une œuvre célèbre). Le peuple choisit plutôt une vie longue et terne à une vie courte et brillante. Le peuple n’est pas Achille.

Fouché, fait duc d’Otrante en 1809, a manigancé l’abdication car il sent le peuple et suit tous les méandres de la chose du peuple, la république, par goût de la survie. Il a été et sera de tous les régimes et réchappera à tous. Joseph Fouché, né en 1759 en Bretagne et fils de matelot devenu capitaine, ami de Robespierre et franc-maçon, mitrailleur au canon des contre-révolutionnaires à Lyon (la guillotine allait trop lentement), est ministre de la Police sous le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Seconde Restauration. Après l’abdication de Napoléon 1er en faveur de son fils Napoléon II (qui n’a que 5 ans), Fouché devient président du gouvernement provisoire et négocie avec l’Angleterre. Il remet sur le trône Louis XVIII et devient son ministre de la Police. Mais il a voté la mort de Louis XVI et finit par être rattrapé par son passé. Il mourra en exil en 1820 et brûlera ses archives, laissant des Mémoires arrangées.

Napoléon envisageait en 1815 un second coup d’État pour dissoudre les Chambres et instaurer une dictature temporaire en levant une nouvelle armée de 150 000 hommes. Mais à quel prix ? La France est exsangue et une guerre civile en plus de la guerre européenne la mettrait à genoux. Mieux vaut négocier avec l’ennemi avant d’être dominé (ce que tentera Pétain en 40).

Pour éviter l’affrontement de deux mâles dominants, l’autrice ajoute en féministe Hortense de Beauharnais, fille adoptive de Napoléon, qui lui conseille de négocier avec sa belle-famille de l’empire d’Autriche. Ce que le petit Corse parvenu refuse, comme de bien entendu. Sa femme et son fils sont réfugiés à Vienne, ils y restent.

Telle est l’histoire en trois actes du douloureux passage à la modernité. Elle est incarnée par le brillant dictateur et par le machiavélique ministre, chacun jouant son rôle, le premier de gloire et d’étendre les Lumières, le second de prospérité et des nécessaires adaptations. Hortense joue la Femme, celle qui incarne les valeurs de la famille et de la continuité. Mais ni l’un ni l’autre ne l’écoutent vraiment.

Cette pièce est un peu la suite du Souper, dont Édouard Molinaro a tiré un film d’une pièce de Jean-Claude Brisville qui met en scène Joseph Fouché et Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord en 1815 sur le retour du roi.

Plusieurs représentations ont lieu à Paris, au théâtre de Nesle, 8 rue de Nesle dans le 6ème, les vendredis et samedis, du 2 décembre 2023 au 209 janvier 2024. Elles sont jouées par les acteurs Benjamin Arba, Sarah Denys, et en alternance, Blaise Le Boulanger et Jean-Charles Garcia, mise en en scène de Nathalie Ganem. Durée 1h20, prix €22.00, tarif réduit étudiants et ayant-droits, €16.00

Nathalie Ganem, Rendez-vous à l’Élysée, 2023, L’Harmattan Théâtres, 73 pages, €11,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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La prochaine guerre sera celle des opinions

Hier c’étaient le nombre des hommes, leur armement, leur commandement et leur courage. Aujourd’hui, ce sont les opinions, les émotions manipulées et les réseaux. Ce qui compte est aujourd’hui moins d’afficher la plus grosse (armée) que de convaincre les (petits) cerveaux de la masse mondiale.

Nous changeons de monde – une fois de plus

Les États-Unis, forts de leur économie, de leur sens de l’initiative, de leur esprit d’entreprise et de leur aptitude à tout oser, ont durant un siècle (depuis la crise de 1929) assuré leur hégémonie sur le monde. Exit le vieux continent, le Royaume-uni décati, la France affaissée, l’Allemagne en ruines, l’Italie ridiculisée et l’Espagne marginalisée : les États-Unis assuraient tout, de l’économie avec le Plan Marshall et les exportations de biens de consommation, la mode des marques technologiques (Chevrolet, IBM, Apple, McDonald, Coca Cola – avant Google, Microsoft, Tesla…), le soft power culturel avec le cinéma, la musique, les artistes d’avant-garde, les thrillers, les séries, les applis – et la protection militaire avec de gros missiles, une flotte imposante, une armée mobilisable partout dans le monde, des interventions massives.

Ce monde-là, dans lequel ma génération a vécu, est terminé. C’est une fin de cycle. Pas de nouvel imperium pour le moment. Il se pourrait qu’il soit chinois, croit-on – il se pourrait aussi que non, les problèmes de la Chine étant de plus en plus avérés : démographie en berne, économie qui ralentit, dettes internes abyssales, contestations dans les courants du parti communiste, commerce international qui se ferme, notamment sur la haute technologie. Nous sommes dans le flou malgré la boussole de l’histoire, sans gendarme du monde – et l’ONU, ce « Machin » selon de Gaulle, continue de faire rigoler.

La seule parade possible semble être aujourd’hui de dissuader.

C’est ce que fait Poutine quand il agite l’arme nucléaire, dont son armée peut user tactiquement, ce qui est tacite depuis le temps de l’URSS. C’est ce que recherche l’Iran et la Corée du nord, qui veulent à tout prix la bombe pour dissuader l’empire américain de les soumettre.

Mais la dissuasion peut être aussi non-nucléaire. Elle peut être :

  • économique – sur les métaux stratégiques, les flux commerciaux (détroit d’Ormuz, mer Noire, mer de Chine), les sanctions ;
  • énergétique – sur le pétrole et le gaz contrée par la construction de centrales nucléaires nouvelles et l’accélération des panneaux solaires et des éoliennes ;
  • migratoire – en favorisant ou non le passage des migrants vers l’Europe faible, incapable par humanisme bêlant de les arrêter et de les expulser.
  • culturelle – par un contre-modèle ; Poutine cherche à en établir un, mais ses actions ne font pas rêver… Xi en stabilise un, mais il reste fragile et peu attrayant ; Orban tente de le faire pour son pays. Mais que fait l’Europe ? Que fait la France ?

L’Amérique continue d’être la boussole car rien n’est encore terminé. Les élections présidentielles restent pour définir tous les quatre ans ce qui est possible. La période Trump fut une vaste blague qui a abouti à un vaste chaos, personne ne comprenant plus rien dans le monde à la politique étrangère étasunienne. Trump était contre le terrorisme mais a laissé les Talibans revenir en Afghanistan ; Trump était contre la Corée du nord mais a joué les matamores pour accoucher… d’une souris jaune ; Trump a voulu mettre à bas l’Iran mais son retrait du Traité l’a au contraire encouragé… Trump est un foutraque qui n’a d’autre politique que médiatique, une grande gueule de télé, sans rapport avec la réalité. Tout ce qu’il veut, c’est « une belle blague» – et les gens le croient – car les gens sont bêtes, surtout lorsqu’ils se mettent en bande sur les réseaux sociaux où la raison se réduit au plus petit commun dénominateur, ce qui n’est pas grand-chose.

Ce sont les opinions publiques qui vont commander

Via les réseaux sociaux à diffusion instantanée hors de tout contrôle, elles vont dire qui ressort vainqueur des conflits, parfois même si l’armée a gagné. C’est ce qui est train d’arriver à Israël, il est vrai mal servie par un gouvernement réactionnaire qui a porté les religieux intégristes juifs au pouvoir. Comment déplorer encore et toujours les attentats odieux du Hamas – qui n’ont duré que deux jours à peine – alors que Gaza est sous les bombes depuis quarante jours – comme dans la Bible ? Les réseaux ont bruissé un moment des atrocités islamiques, mais les atrocités des bombes israéliennes durent depuis un plus long moment. Souvent opinion varie, et l’aiguille est focalisée sur ce qui dure.

Les États ne sont plus en mesure de désigner l’ennemi

C’est pourtant ce qui définit leur souveraineté politique. Ce sont les arènes cognitives qui prennent le relais depuis quelque temps, c’est-à-dire les espaces sociaux où se construisent les perceptions du monde. Les États-Unis avaient cette capacité à gros débit avec leur soft power carotte, aidé du gros bâton armé. Désormais, l’info devient infox et ils ne maîtrisent plus grand-chose. La ferme à trolls de Prigogine a manipulé sciemment les élections américaines ; les réseaux de Wagner ont tenté d’accuser l’armée française de crimes de guerre au Mali en dissimulant des cadavres sous le sable (heureusement détectés par un drone de surveillance qui les a filmés) ; deux Moldaves, semble-t-il inféodés aux réseaux mafieux de Poutine, ont tagué des étoiles de David bleues sur les murs de Paris pour faire croire à une provocation d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, en tout cas pour raviver l’antisémitisme et encourager le chaos social.

En cas de réélection de Trump, les institutions américaines vont de plus en plus probablement se bloquer. La Cour Suprême ne représente plus la conviction de la majorité de l’électorat, certains États se démarquent des décisions fédérales pour inscrire par exemple le « droit » à l’avortement dans leur propre constitution. La démocratie américaine, phare du monde libéral depuis Tocqueville, montre ses limites et craque. L’hyperpuissance n’est plus acceptée comme un modèle par l’opinion mondiale , notamment après l’assaut des supporters d’un président battu aux élections sur le Capitole, siège du pouvoir, comme dans une vulgaire république bananière ou africaine. Trump a ruiné l’image des États-Unis.

L’Europe et ses vieilles démocraties, parfois républicaines oligarchiques, parfois monarchiques, parfois fédérales ne réussit mieux. Elles font et ont fait la morale au monde entier (cette plaie qu’a longtemps incarné la gauche française), mais montrent dans les faits leur deux poids-deux mesures, sans parler de leurs divisions. Israël bafoue l’ONU depuis des dizaines d’années ? On ne la contraint pas, on ne la sanctionne pas, on ne manifeste pas sa réprobation. Même quand des Juifs orthodoxes extrémistes veulent soumettre la Cour suprême, personne ne bronche, ce serait de l’antisémitisme que de même en parler. Les pays arabes ont laissé – sciemment – prospérer des « camps de réfugiés » aux portes d’Israël depuis 1948 ? Nul ne s’en offusque, c’est pourtant le signe que l’exil serait provisoire, que l’État d’Israël est un imposteur qui ne saurait durer – et cela entretient le ressentiment, suscite l’appel religieux au djihad, le terrorisme. Mais qui s’en offusque ? Deux poids-deux mesures.

Le « Sud global » – expression qui n’a guère de sens puisque le « sud » inclut semble-t-il la Russie – a beau jeu de dire que les démocraties n’ont pas de leçons à donner et qu’elles pourraient balayer devant leurs portes. Elles ne respectent pas leurs promesses et ne contraignent pas ceux qui les servent. Pourquoi donc se mêlent-elles des affaires intérieures ? Au nom de quelle morale supérieure – souvent bafouée ?

Bon, il y a les nations, mais quelle régression ! Les idéologies rigides ont toujours fait perdre les guerres démontre l’historien anglais Paul Kennedy.

La conscience planétaire liée à la connectivité accrue de l’humanité est désormais la meilleure arme.

Aux plus habiles de la manipuler pour gagner la guerre, la vraie – celle de l’opinion. Le vainqueur est celui qui raconte la meilleure histoire sur X-twitter ou sur Youtube. Les sciences du comportement peuvent faire basculer les croyances et les valeurs des individus, ainsi que leur capacité à décider, via les émotions.

Les biais cognitifs et les dissonances morales (doutes de conscience coupable, hésitations d’humanisme dévoyé) s’engouffrent à plein dans les réseaux sociaux, sur les plateaux de télévision, les think tanks, les ONG, et autres « zassociations » toujours prêtes à se donner le beau rôle de la posture morale.

La prochaine guerre mondiale sera celle des opinions.

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Colette, Mes apprentissages

Passé 62 ans, Colette rédige ses souvenirs. Mais ils sont amers, permis par la mort d’Henry Gauthier-Villars dit Willy, son premier mari, au début de 1931. Elle raconte ses premières années de femme face à un homme de seize ans plus âgé qu’elle et qui exige sa soumission. Il n’a jamais rien écrit lui-même, assure-t-elle avec une virulence dont on soupçonne le parti-pris ; il a toujours établi une chaîne de « relecteurs » dont il sollicitait les idées, les corrections et les avis. Ainsi, d’un simple synopsis, il parvenait à faire un roman sous son nom. Colette elle-même a été dépossédée de la série des Claudine, publiées sous le nom de Willy.

La violence secrète de cet homme connu, éditeur respecté, enterré devant trois mille personnes dont le ministre Louis Barthou et des académiciens, préférait les jeunes filles, plus sexy et plus ignorantes que les mûres, afin de les former et de les assujettir. Colette, mariée à 20 ans, l’avoue pour le dénoncer et s’en défendre : « Elles sont nombreuses, les filles à peine nubiles qui rêvent d’être le spectacle, le jouet, le chef-d’œuvre libertin d’un homme mûr. C’est une laide envie, qu’elles expient en la contentant, une envie qui va de pair avec les névroses de la puberté… » p.998 Pléiade. Elle récidive un peu plus tard : « La brûlante intrépidité sensuelle jette, à des séducteurs mis-défaits par le temps, trop de petites beautés impatientes et c’est à celles-ci, ma mémoire aidant, que je chercherais querelle. Le corrupteur n’a même pas besoin d’y mettre le prix, sa proie piaffante ne craint rien, pour commencer. Même elle s’étonne souvent : ‘Et que fait-on encore ? Est-ce là tout ? Recommence-t-on, au moins ?’ Tant que dure son consentement ou sa curiosité, elle distingue mal l’éducateur. Que ne contemple-t-elle plus longtemps l’ombre de Priape avantagée sur le mur, au clair de lune ou à la lampe ! Cette ombre finit par démasquer l’ombre d’un homme, qui a déjà de l’âge, un trouble regard bleuâtre, illisible, le don des larmes à faire frémir, la voix merveilleusement voilée, une légèreté étrange d’obèse, une dureté d’édredon bourré de cailloux… » p.1021.

C’est pourtant Willy qui a forcé Colette à écrire et en a fait un écrivain. « Si je ne fais erreur, c’est au retour d’une villégiature franc-comtoise (…) Que M. Willy décida de ranger le contenu de son bureau. (…) Et l’on revit, oubliés, les cahiers que j’avais noircis : Claudine à l’école… ‘Tiens, dit M. Willy. Je croyais que je les avais mis au panier.’ Il ouvrit un cahier, le feuilleta  : ‘C’est gentil…’ Il ouvrit un second cahier, ne dit plus rien – un troisième, un quatrième… ‘Nom de dieu ! grommela t-il, je ne suis qu’un c…’ Il rafla en désordre les cahiers, sauta sur son chapeau à bords plats, couru chez un éditeur… Et voilà comment je suis devenue écrivain » p.1022.

Elle évoque le cas Willy avec passion, car la haine n’est jamais loin de l’amour. Elle multiplie les signes d’objectivité en décrivant des dessins de presse sur son ex-mari, des photos, citant (mais remaniant parfois) des lettres, expertisant l’écriture en graphologue amateur, analysant le crâne en phrénologue amateur, diagnostiquant en psychologue amateur la fébrilité et le déséquilibre, la névrose révélée par un tic… Une façon de caricature modérée plus féroce que la virulente. Mais au fond, que peut-elle dire de Willy qui fut son mari et de ses relations avec lui ? Pas grand-chose, c’est ce qui déçoit, en ce livre de faux souvenirs présenté comme un faux roman. Elle a dit bien plus dans ses autres livres que dans celui qui devait éclairer sa vie.

La perspective reste floue, comme si le personnage Colette écrit par l’auteur Colette était imaginaire. Les personnalités journalistiques et littéraires qu’elle a côtoyées sont évoquées en contraste avec elle, tels la belle Otero, Polaire qui incarna Claudine au Théâtre, Liane de Pougy, Marcel Schwob, Claude Debussy, Mata-Hari. Le lecteur n’apprend rien des « apprentissages » promis par le titre ; l’autrice saute d’un moment à un autre sans préciser la transition. Elle revient en arrière, court en avant, au fil des souvenirs, sans tisser une trame cohérente de ce qu’elle aurait appris de la vie. Elle a ainsi dissimulé sa « peur » de Willy, ses crises nerveuses, ses amours lesbiens, ses outrances et audaces de Belle Époque comme le scandale du Moulin-Rouge dont on ne saura rien.

L’évocation de cette époque d’avant 14, bien révolue à l’heure où elle écrit, reste le meilleur. Bayreuth et son sérieux poussiéreux de la wagnérolâtrie (qui est loin d’avoir disparue!) en prend pour son grade. A l’inverse, le Jura, des Monts-Boucons et les neveux par alliance, Belle-Île, sont autant de moments de ressourcement naturels. Les détails imprévus marquent l’image, d’un Debussy en transes après un opéra à une putain marseillaise à la chevelure de nuage, et à la peau violacée de Mata-Hari. Il y a de la couleur, de la senteur, de la sensation plus que des idées.

Plus que jamais Colette observe, décrit plus qu’elle n’analyse. Cette vérité vitale, vécue, reste précieuse et nous apprend plus sur elle que ce qu’elle dit. L’essentiel est peut-être justement dans ses silences.

Colette, Mes apprentissages, 1935, Fayard 2004, 162 pages, €14,00, e-book Kindle €4,99 ; il existe une édition en Livre de poche, épuisée, disponible seulement en occasion sur certains sites comme à la Fnac.

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Colette, Duo

A Cransac en Aveyron, ville ouvrière de charbon après l’avoir été de cures thermales – mais ville imaginaire de Colette, située en réalité dans le bas-Limousin – Alice et Michel se ressourcent des ennuis financiers du spectacle dans la maison d’enfance de Michel. Il fait gris, il pleut, le couple qui se connaît bien depuis dix ans est en huis-clos avec Maria la cuisinière, ex-nourrice de Michel. Tous s’observent. Maria note que Monsieur est soucieux de ce qu’il a laissé avant de venir, qu’Alice est bien gentille mais en retrait. Et puis…

Michel surprend Alice en train de dissimuler dans un buvard violet de correspondance une lettre sur papier avion. Il s’en empare et lit qu’il s’agit de celle d’un amant de l’an dernier, le sieur Ambrogio, associé de Michel dans la location de salles de spectacle. Il l’a souvent au téléphone mais ne s’est jamais aperçu de rien. Oh, la fièvre n’a pas duré, explique Alice, juste un égarement en fin de maladie, alors que Michel l’avait laissée seule, suivi de quatre lettres enflammées – auxquelles elle n’a pas répondu – et que Michel arrachera de sa main. Pourquoi n’a-t-elle pas détruit ces lettres inutiles ? On ne sait, par oubli sentimental peut-être, ce qui blesse Michel, plus en son affection qu’en sa virilité.

Car ils s’aiment, ce qu’Alice ne cesse de rappeler ; elle est toujours avec lui, le connaît, le soutient. Pourquoi rumine-t-il exprès cet ancien faux-pas qu’il vaudrait mieux pardonner ? Toute vérité, comme le croit Alice qui préfère porter le fer dans la plaie, est-elle bonne à connaître ?

Le jaloux ne peut passer à autre chose, il est pris dans sa névrose obsessionnelle. Le bonheur ne lui est plus possible. Vulnérable, il se braque. Que va-t-il faire ? Chasser Alice ? La faire le quitter ? Aller casser la gueule à Ambrogio ? Ruiner ses affaires ? Il est dans les rets de sa pusillanimité, de sa foncière impuissance.

Égoïsme, orgueil, jalousie rendent tout dialogue impossible dans le couple, selon Colette. Tout amour est une impasse. Pour oublier, Michel sort le matin vers la rivière. La beauté de la nature lui sera-t-elle consolatrice ? Ou finira-t-il comme Chéri ?

Impossible pureté ou transparence des rapports humains. Chacun porte en permanence un masque et joue truqué. Seuls les forts, les plus égoïstes, survivent et la femme, selon Colette, est plus forte en ce sens que l’homme.

Un film de Claude Santelli en a été tiré en 1990.

Colette, Duo, 1934, Livre de poche 1995, 124 pages, occasion €2,09, e-book Kindle €4,99

DVD Duo, Claude Santelli, 1990, avec Pierre Arditi, Evelyne Bouix, Denise Gence, Matthias Habich, Jean-Jacques Moreau, Panoceanic films 2016, 1h39, €11,80

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Gilbert Cesbron, Il est plus tard que tu ne penses

L’auteur écrit un roman social pour son temps sur l’amour, le cancer, l’euthanasie, le deuil – et la religion. Cela fait beaucoup pour un seul texte et la fin est ratée, le dernier chapitre part dans un délire chrétien un peu niais avec petit garçon atteint, refus de soulager sa souffrance par un excès de morphine, « prière » à Dieu au lieu d’être à ses côtés et de l’accompagner sur la fin – et vœu exaucé : Dieu tue le gamin. Il ne souffre plus. Le pire dans l’espoir bébête est cette nouvelle annoncée : « Cancer vaincu. Sérum efficace à 95 % ». Quant on voit que, 66 ans plus tard, « le » cancer n’est toujours pas vaincu mais seulement certains cancers circonscrits, on se dit que la foi de l’auteur est celle du charbonnier et qu’il n’est pas humain de propager une telle fausse nouvelle.

Hors ce dernier chapitre, il s’agit d’un bon roman, bien écrit, avec passion et prenant. Il est tiré d’un témoignage vécu de Sorana Gurian, son Récit d’un combat publié en 1956.

Jeanne et Jean sont jeunes – le prénom Jean signifie jeune ; il désigne le junior de l’équipe du Christ. Jeanne aime Jean, qui l’adore. Il n’ont pu avoir d’enfant et leur amour est devenu fusionnel. Lui est un ancien résistant envoyé dans les camps d’où il s’en est sorti. Pas croyant, il est généreux et humain. Elle, est petite fille, attirée par la protection du grand corps nu dans son lit. Elle voudrait adopter un garçon et le couple est allé à l’Assistance voir le petit Yves-Marie, 3 ans. L’adoption était plus facile en ces années où l’État ne se mêlait pas encore de tout et où la prolifération des bureaux n’avait pas généré cette avalanche de normes et de contrôles – d’ailleurs peu efficaces, comme en témoignent les « ratés » des services sociaux ces dernières années. Les bureaux fonctionnent entre eux et pour eux, générant leurs propres règles et ne faisant leur métier que pour les appliquer, peu concernés par les véritables individus à qui elles sont destinées. Mais à chaque fois, Jean recule devant l’engagement, ou Jeanne ne se sent pas prête. Le petit Yves sera leur grand regret.

Jusqu’à ce qu’un jour, une douleur, un nodule sous le sein, alerte Jeanne que quelque chose ne va pas. Mais elle le dénie et n’ose pas consulter, ni même en parler avec son mari. Elle a peur et joue l’autruche à la tête dans le sable. Lorsqu’elle se résout enfin à demander conseil, c’est à un rebouteux – la science avec sa vérité l’effraie trop – attitude très catholique de préférer l’illusion à la vérité. Ne pas vouloir savoir et prier est l’attitude soumise de ces années-là. Mais « il est plus tard que tu ne penses » et le cancer, cette maladie du siècle, n’attend pas. Il se développe et ronge, indifférent aux émotions. Lorsque l’opération, par « le meilleur » chirurgien (on dit toujours ça) a lieu, il est trop tard. Jeanne ne gagne qu’un répit de quelques mois avant que les métastases ne se répandent et qu’il n’y ait plus rien à faire.

Désormais, la douleur sera permanente, avec ses hauts et ses bas. L’époque n’était pas tendre avec la souffrance. Elle était considérée comme un mal nécessaire, une volonté de Dieu. L’auteur ne nous passe rien de l’exemple du Christ et de son calvaire, sur l’Expiation, sur l’Offrande à Dieu et autres billevesées destinées aux malades laissés pour compte de la médecine qui ne peut pas tout (au contraire de la foi). Mais le mal est de pire en pire, Jeanne souffre tellement qu’elle se replie sur elle-même, en vient à haïr les vivants, y compris Jean, qui en est désespéré. Elle tente de mettre fin elle-même à ses jours en avalant un tube entier de Gardénal ; c’est Jean qui la sauve en la faisant vomir en attendant les médecins.

Mais la souffrance persiste, augmente. Jeanne n’est pas heureuse d’avoir été sauvée et son frère Bruno, prêtre, se demande si Jean n’aurait pas dû la laisser mourir. Les mois se passent, au total la maladie aura duré deux ans. Il n’y a plus rien à faire, seulement atteindre la fin. Mais elle tarde, le cancer tourmente. Jean finit par obtenir une ordonnance de morphine avec les doses à ne pas dépasser. A un paroxysme de douleur de Jeanne, un soir, Jean répond par huit ampoules de morphine au lieu de deux. Elle le supplie des yeux, trace le signe de la croix sur son front ; elle veut en finir. Il ne fait qu’agir sous son emprise : elle dit oui.

Elle meurt donc et, avec elle, sa souffrance indicible. Bruno le petit frère et prêtre comprend. Le médecin ne dit rien. Chacun sait combien Jean aimait Jeanne et que c’était la délivrer que d’agir ainsi.

Mais la conscience coupable du catholique tourmente le jeune homme, ambiance de société malgré son manque de foi personnelle. Trois mois plus tard, il veut se « confesser » au procureur de la République qui, au vu des faits et de la loi, ne peut que poursuivre. Il y a procès, moins de Jean lui-même que de l’euthanasie. L’auteur détaille les arguments juridiques, philosophiques et moraux des partisans de l’une et de l’autre partie. Un thème qui reste d’actualité même si l’on a voulu avec la loi Léonetti le « en même temps » de ne pas donner la mort mais d’assurer une fin sans douleur. La réductio at hitlerum (l’accusation massue de nazisme) n’est pas oubliée, comme quoi elle n’est pas une invention des réseaux sociaux comme aiment à le croire les milléniums narcissiques. Mais le jury populaire tranche : non coupable. Jean n’a fait qu’agir selon la volonté de la malade, sans préméditation, avec la charité de l’amour qu’il lui portait.

Gilbert Cesbron est un écrivain catholique et le fait savoir – un peu trop. Nous sommes dans le sentimentalisme sulpicien, l’amour inconditionnel, la préférence pour les illusion consolatrices face à la vérité, les affres de la conscience coupable et la souffrance rédemptrice, le monde meilleur… ailleurs. Signe des temps, le roman a été vendu à plus d’un million d’exemplaires.

Ironie divine ? L’auteur sera lui-même, vingt ans plus tard, atteint d’un cancer incurable et décédera en 1979 à 66 ans.

Gilbert Cesbron, Il est plus tard que tu ne penses, 1958, J’ai lu 1975, 305 pages, €5,11, e-book Kindle €5,99

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Françoise Hildesheimer, Richelieu

L’autrice, chartiste, sait manier les sources ; elle donne une grande biographie de Richelieu, ministre cardinal duc, honni de son vivant (voir Les Trois mousquetaires) mais œuvrant pour le bien de l’État et la gloire du roi Louis XIII.

Armand Jean du Plessis n’a exercé le pouvoir que dix-huit ans, de 1624 à 1642. Il a été constamment en butte aux luttes internes, complots et conspirations des princes volages et ambitieux, intrigues de la reine mère Marie de Médicis, rivalités pour être favori du roi (Luynes, Marie de Hautefort, Louise-Angélique de La Fayette, Cinq-Mars) ; mais aussi en butte aux luttes externes des provinces protestantes comme de l’empire espagnol qui rêvait d’établir une « monarchie universelle » – catholique (katholicos veut dire en grec universel).

Le livre est rédigé en quatre parties classiques qui rythment la vie de Richelieu.

De 1585 à 1624, c’est L’ascension, jeune évêque de Luçon qui a passé en accéléré les étapes diplômantes en théologie, devenu cardinal après plusieurs autres et entré au Conseil du roi grâce à Marie de Médicis sur laquelle il s’appuie.

De 1624 à 1630, c’est la Métamorphose, Richelieu est chassé du Conseil après l’assassinat du favori de la reine mère Concini, francisé en Conchine, marquis d’Ancre et maréchal de France, par un « coup de majesté » du jeune roi Louis XIII, 18 ans, qui veut s’émanciper de sa mère. Le cardinal retrouve son poste au conseil lors de la Journée des Dupes et devient principal ministre, tant sa puissance de travail, sa raison et sa dialectique suppléent aux manques cruels du roi (vite lassé, préférant l’action, bégayant).

De 1631 à 1635, c’est L’empire de la raison, l’établissement des règles de l’État et l’entrée de la France dans la guerre de Trente ans.

De 1636 à 1642, date de sa mort, c’est L’histoire inachevée – que le cardinal Mazarin, choisi par Richelieu comme successeur, poursuivra. A noter que Louis XIII suivra son cardinal ministre dans la mort quelques mois après lui.

Outre les événements, des chapitres intermédiaires permettent à l’autrice de développer certains sujets. Richelieu a par exemple été souvent malade, comme tous en ce temps, il mangeait et vivait « bio » (comme nous disons aujourd’hui), avec les inconvénients hygiéniques qui vont avec la systématique (et que nous ignorons volontairement). Il était sujet aux maux de tête, aux hémorroïdes, aux abcès, aux insomnies… Il n’a jamais été assuré de sa position ; elle ne dépendait que du bon vouloir du roi, seul oint de Dieu et son représentant sur la terre.

Richelieu aimait le pouvoir mais n’était pas un dictateur, ni n’a rêvé un jour de devenir calife à la place du calife. Il tenait son rang et affirmait la raison dans l’État (plus que ce que nous entendons aujourd’hui par la raison d’État). « En premier lieu, la bienveillance du roi s’acquiert par un strict respect des prérogatives de chacun. Richelieu doit se faire reconnaître comme un serviteur dévoué et scrupuleux, et point autre chose. Le ministre prend à ce titre un soin extrême à ne rien engager que sur ordre de son roi, faisant de ce dernier le maître absolu de ses actions et de ses décisions » p.297. Il a su constituer un réseau de famille, de familiers, de redevables et de personnes de confiance dans tous les postes de l’État et des provinces.

Cette raison venait selon lui de Dieu, qui en a fourni chacun et fonde l’autorité, suivant en cela la position thomiste des catholiques traditionnels. Car Richelieu est resté toute sa vie un théologien, aimant débattre des points de doctrine dans une langue ampoulée aux phrases longues, mais qui savait affirmer des positions claires. C’est ainsi que le chrétien gallican qu’est Richelieu peut combattre l’Espagne catholique sans pour cela combattre le catholicisme. « Il proclame bien que le politique et le chrétien partagent la même finalité ultime de l’établissement du règne de Dieu, mais – et ici réside la nouveauté – défend que leurs prérogatives sont différentes ; quant aux moyens les deux domaines ne sont plus mêlés » p.237.

L’autrice a l’originalité de s’intéresser à sa production écrite car le cardinal agit surtout par la parole, « sa plus grande arme » – et par l’écrit, qui reste. « Finalement, le principal ministre se réduit à une parole volontaire et obstinée qui environne le prince. Il donne au roi la conscience du caractère supérieur du pouvoir de l’État et lui indique les conditions d’exercice de son pouvoir absolu. De cette association découle au mieux une harmonie qui fait le bonheur de l’État » p.301. C’est par sa plume qu’il demeure sans cesse en rapport avec le roi lorsqu’il est en campagne, c’est par ses écrits qu’il glorifie l’action au service du roi pour les autres pays et pour la postérité. Titulaire d’une grande bibliothèque de plus de sept mille livres, y compris protestants, il aimait à se documenter.

Le désordre est pour lui de la déraison, et lorsqu’il s’agit du bien de l’État (qui est l’organisation pour le peuple), c’est une porte ouverte vers l’enfer. « Il lui faut affirmer l’autorité du roi au dedans, tout en manifestant la présence française au dehors ; mater les révoltes populaires ; négocier avec Marie de Médicis ; débrouiller les intrigues de Gaston, passer peu à peu de l’engagement en Italie aux affaires de l’Allemagne » p.241. Il écrit dans ses Mémoires : « Je reconnus, en cette occasion, que tout parti composé de plusieurs corps qui n’ont aucune liaison que celle que leur donne la légèreté de leurs esprits, qui, en leur faisant toujours improuver le gouvernement présent, leur fait désirer du changement sans savoir pourquoi, n’a pas grande subsistance » cité p.102. Une leçon politique que devraient retenir nos écologistes perclus de querelles intestines, et « la gauche » perdue d’alliances contradictoires.

Au total, « Ces années 1630-1640 sont un âge véritablement baroque dans sa diversité, qui voient la parution du Testament politique du Cid et du Discours de la méthode, et sont grosses de l’ordre étatique moderne. Dans une phase sombre (dépression conjoncturelle, peste, guerre…), on assiste à un moment de transition politiquement décisif, le choix entre l’État national sécularisé et l’ancienne chrétienté. Un choix qui n’est pas simplement politique mais qui résulte de mutations religieuses et intellectuelles : avènement d’une raison autonome sous le regard encore omniprésent de Dieu (car, rappelons-le une dernière fois, sécularisation n’équivaut pas à désacralisation, bien au contraire), un choix qui fut économiquement catastrophique et socialement lourd de conséquences et qui a fait naître un certain désenchantement chez ceux qui l’ont subi – encore qu’il faille faire le partage entre ce que les contemporains en ont perçu, et ce que les historiens postérieurs ont apprécié. Une histoire qui est celle, pour l’Europe, du passage de la ‘prépondérance’ de l’Espagne à celle de la France » p.488.

Un grand livre.

Françoise Hildesheimer, Richelieu, 2004, Grandes biographies Flammarion 2021, 600 pages,, €25,00 e-book Kindle €18,99

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Jean-Louis Curtis, Les forêts de la nuit

L’auteur, né en 1917 à Orthez, avait donc 23 ans en 1940. Il a subit la Défaite et l’Occupation humiliante due à la chienlit des bourgeois catholiques confits en militarisme figé en 14. Il a été mobilisé dans l’armée de l’Air et envoyé au Maroc, où il a été démobilisé en 40. Il enseigne à Bayonne puis à Laon avant de participer à la Libération dans le corps franc pyrénéen Pommiès. Il connaît donc très bien son sujet, vécu au ras de l’actualité. Sa façon réaliste de décrire l’Occupation dans une petite ville du sud-ouest, Saint-Clar, lui vaudra le prix Goncourt en 1947. L’auteur est mort en 1995, ce pourquoi il est bien oublié aujourd’hui. Michel Houellebecq lui rend cependant hommage – et moi aussi.

Curtis saisit les Français du sud-ouest en 1942, au pire moment de l’Occupation triomphante de l’Europe par les armées du Reich. Les gens ont été sidérés, puis ont fait confiance au sénile maréchal, avant de se résigner à vivre avec. Les Allemands, après tout, ne sont pas si mauvais ; ils sont « Korrect », ils payent ce qu’ils mangent et celles qu’ils baisent. Les paysans sont ravis et opulents, les bourgeois rassurés par l’ordre qu’ils mettent, les intellos souvent séduits par l’Europe nouvelle.

Mais pas Francis, garçon de 16 ans élevé chez les curés qui s’élève d’un coup contre un prof qui déclare que la Défaite est un prix à payer pour les péchés du pays. « C’est votre génération qui a failli, pas la nôtre, nous n’y sommes pour rien. » Il sera puni évidemment, car on ne critique pas en public les vieux cons, même s’ils se révèlent bien cons. Mais il s’engagera naturellement dans des activités de résistance. Pas grand-chose, mais une aide au passage en zone libre, tant qu’elle existe encore, vers les Pyrénées et l’Espagne tout proches. En 1942, il a 17 ans et est beau comme un éphèbe grec, mais timide et réservé avec les filles comme il se doit dans la génération catho coincée. Dommage pour lui, il ne connaîtra de l’amour que la version éthérée angélique qui rend les gens idiots si cela dure trop longtemps.

Son père est un vieux nobliau qui affecte la profession d’avoué mais pontifie en citant des Classiques. Il ne comprend pas le siècle, sa génération est larguée. Sa mère est une femme au foyer, ignare des choses du monde. Même Hélène, sa grande sœur de dix ans plus âgée, est restée niaise. Elle vit un grand amour avec Jean, passé en Espagne pour rejoindre à Londres la France libre. Elle ne le verra pas durant deux ans et son « amour » éthéré et angélique s’évanouit de fait lorsqu’elle est séduite à Paris, où elle travaille après sa licence de chimie, par le physique viril et charnel du jeune Philippe, un copain de son frère Francis, à peine 18 ans. Elle succombe dans ses bras et jouit de désir fiévreux. Elle se sent coupable et écrit une lettre à Jean par sincérité de confession, pour briser leur union virtuelle. Ce message brutal tuera le jeune homme tout simplement : il se lancera avec son Spitfire sur une batterie de DCA boche comme un kamikaze.

Quant à Francis, il sera trahi par une bonne femme du bled qui jalouse sa prestance et sa classe, et amené par son copain Philippe à s’engouffrer dans une voiture de la Gestapo française qui le torturera avant de les descendre et de le laisser, tout nu et mutilé, dans un fossé. Philippe, à qui l’on avait promis seulement une discussion et pas de toucher au frère de son amante, largue les gestapistes et fuit à Paris. Il se vengera du petit pédé sadique qui aime torturer les très jeunes hommes et s’engagera dans l’armée de libération, où il se fera tuer volontairement, entraînant le suicide dans le gave de sa mère, une vieille putain encore belle et amoureuse incestueuse de lui.

Hélène fréquentera les zazous pour s’oublier, se résignera à n’être que la maîtresse de Jacques, fils d’industriel riche de Saint-Clar et déjà marié à Gisèle. Il veut lui faire un fils et garder son existence cachée, comme Mitterrand le fera. C’était dans l’air de cette génération.

A la Libération, l’hypocrisie se révèle. Ceux qui n’ont rien fait ou pas grand-chose se posent en sauveurs « pour faire barrage » au communisme des hordes soviétiques tandis que les vrais résistants restent humbles et rasent les murs. La bassesse des gens n’a jamais de limites quand leur intérêt égoïste est en jeu. Curtis décrit très bien cette amertume qui a dû le saisir en 1945, lorsqu’il est revenu au pays. Les paysans restent antisociaux, les bourgeois aveugles et méchants, les commères du peuple ignares et viles. « Il y a quelque-chose de détraqué », se rend compte Philippe. Une description d’un humour féroce de la pâte humaine.

Roman prix Goncourt 1947

Jean-Louis Curtis, Les forêts de la nuit, 1947, Julliard, €9,87, e-book Kindle €8,99, ou d’occasion en lot de 5 romans, €24,99

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Jean-Louis Curtis, Les jeunes hommes

Premier roman de l’auteur, tout empreint de l’intolérance de la jeunesse mais aussi de son dynamisme. Il fera paraître une suite quelques vingt ans plus tard en 1966, La quarantaine, chroniquée sur ce blog.

C’est l’histoire de quatre garçons d’entre-deux guerres, ces années difficiles entre ceux de 14, patriotards, pacifistes et tutélaires, et ceux de 40, défaits, occupés et endoctrinés par le catholicisme conservateur. André est un gentil et joli garçon qui travaille bien et dont la mère surveille les « bonnes fréquentations ». Il a le tort à 11 ans, en sixième au lycée privé catholique de sa ville, de lier amitié avec Gérard, fils du peuple de 13 ans, chahuteur et gavroche, qui s’entiche de lui. Pas de sensualité dans cette amitié « particulière » mais pour André enfin un peu d’air frais et de liberté, pour Gérard un peu d’élévation sociale et de protection. Fatale erreur ! La mère Comarieu, avide de se hisser au rang des notables de Sault-en-Labourd (caricature d’Orthez où l’auteur a passé son enfance), va user de toute son influence pour casser cette amitié naissante et isoler André afin de le garder sous la coupe maternelle.

L’auteur, qui jure dans sa préface qu’aucun des garçons ne lui ressemble, brosse un portrait au vitriol de cette mère abusive, poussée sur les ruines de la guerre de 14-18 à cause des pères absents. Revanche des opprimées, matriarcat domestique, tyrans des faibles, les mères assurent leur domination sur leurs garçons malléables en jouant du chantage affectif, des relations, du pouvoir des curés. « Mme Comarieu, comme tant d’épouses malheureuses, avait reporté sur ses enfants tout l’amour dont elle était capable. Et c’est André, le garçon, le benjamin, qui reçut, de cet amour, la plus belle part. La beauté délicate de son enfance avait suscité les déchaînements de la tendresse chez cette femme que le mariage avait déçue. Elle adora ce petit qui ne ressemblait pas à son père, qui était doux, malléable et passif. Et comme son amour se teintait des couleurs de l’ambition, la passion voisine, comme d’autre part sa tendresse maternelle était jalouse, visant à la domination de l’objet aimé, Mme Comarieu tendait inconsciemment à combattre chez André toute velléité d’autonomie et d’indépendance, à effacer chez lui toute trace d’une affection autre que filiale. Cette femme autoritaire, qui n’avait pas réussi à dompter son mari, se vengeait sur ses enfants » p.151 Même à 18 ans, la mère Comarieu n’autorise pas son fils à trouver un poste de pion à Paris ; même à 24 ans, elle fait des scènes pour l’empêcher d’aller voir ses amis. Ce n’est que par un coup de tête et sans réfléchir qu’André, enfin, prendra le train un jour pour rejoindre ses copains de lycée à la capitale. Mais elle finira par le marier comme elle veut à la fille qu’elle veut, celle du notaire fortuné, dernière marche de son élévation sociale personnelle.

Les copains d’André ne sont pas des amis faute d’affection entre eux. Ce sont Bruno, le capitaine des sports du lycée, beau garçon net et direct, peu doué pour les études mais avec une présence physique qui le fait aimer de tout le monde ; Patrice, dandy d’une mère veuve riche avide de jeune chair à mesure que l’âge vient, qui vit en sybarite mais philosophe sur le renoncement et porte un regard aigu sur la psychologie de ses condisciples ; enfin Jean Lagarde, rongé d’envie sociale et de jalousie contre les bourgeois parce qu’il rêve d’en devenir un par ses études assidues. Mais ses bonnes notes ne suffisent pas à sa carrière, il lui manque l’aisance en société et l’argent qui permet de s’habiller comme tout le monde et de tenir son rang au café ou au restaurant.

Jean Lagarde est l’autre portrait du roman, celui d’un raté qui se veut révolutionnaire parce qu’il n’a pu trouver sa place dans la société. « Il avait bu du champagne dans une coupe de cristal, et tout le monde sait ce que représente le champagne pour les simples, en particulier les simples élevés à l’école du ‘cinéma de tous les dimanches’ ; c’est bien plus qu’une boisson délicieuse, un bon vin du sol de France ; c’est un totem, le signe distinctif des hautes castes, le symbole de la grande vie, de la réussite, du succès, des plaisirs, bref, de tous les oripeaux qui hantent l’imagination d’un petit arriviste de 18 ans » p.122. Où l’on voit que l’auteur abuse des virgules pour rythmer sa phrase au lieu de la couper en tronçons plus digestes ; une erreur de débutant. Mais son analyse est juste. Jean Lagarde finira, malgré ses diplômes arrachés avec peine, par entrer dans la banque de son bled pour un obscur petit travail tranquille. Même la guerre qui survient, celle de 40, ne bouleversera pas sa vie alors qu’elle l’aurait pu s’il avait su en saisir les opportunités.

C’est tout le propos du roman que d’opposer la province qui étouffe, trop maternelle, sentimentale, engluée dans ses habitudes sociales immémoriales, et Paris – où tout semble possible et où tout se passe. Car l’intelligence ne suffit pas, telle est la duperie profonde de la société. Il faut « en être » pour réussir, être reconnu, connu, coopté. « Jean Lagarde avait cru qu’une bonne intelligence scolaire et de l’énergie suffisent à vous ouvrir la voie de la réussite et du triomphe. Mais, à peine lancé dans le monde, il s’était trouvé mêlé à une faune incomparablement plus apte et mieux armée qu’il ne l’était lui-même. Heureux celui qui entre dans l’arène, couvert des oripeaux sacrés : argent, beauté, force » p.217.

Un roman rageur contre une société coincée, que la défaite de 1940 allait passer au fer rouge. Les catholiques conservateurs vont être balayés et un grand vent de renouveau va enfin souffler sur la vieille province aux mœurs agricoles et patriarcales. Avant une autre renouveau en 1968, mais c’est une autre histoire.

Prix Cazès 1946

Jean-Louis Curtis, Les jeunes hommes, 1944, J’ai lu 2006, 384 pages, €6,13

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