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Tess de Roman Polanski

Le roman romantique de Thomas Hardy, publié en 1891, est adapté par un autre Roman – Polanski – dans un long film de près de trois heures. Tess d’Urberville est devenu un classique de la littérature, censuré en son temps par la pruderie victorienne. C’est que Tess, 18 ans (la superbe Nastassja Kinski qui n’en a que 17), est une avenante jeune femme, typique de la nature anglaise. Elle est en harmonie, malgré son père flemmard qui boit (John Collin), sa mère qui pond un gosse tous les deux ans (Rosemary Martin) et sa flopée de petits frères et sœurs. Lorsque le film commence, elle est fille de mai, habillée de blanc, dansant sur un pré reverdi par le printemps. Une fille de Botticelli.

Mais cette pureté va être souillée par la société, par l’étroitesse puritaine du christianisme anglais de l’époque Victoria (due d’ailleurs à son mari, le prince « qu’on sort » quand c’est utile). Et par la génétique, dont Darwin vient de montrer, à l’époque, qu’elle explique largement l’Évolution – autre nom du péché originel. En effet, le pasteur local salue en passant John Durbeyfield, le père de Tess d’un « bonjour, sir John ». Le poivrot met du temps à réagir, l’alcool ralentissant ses neurones déjà grevés par sa lourde hérédité. Il demande des explications, obligeamment fournies par le révérend : il a découvert dans les archives que les Durbeyfield descendaient probablement des d’Urberville, une famille de la conquête normande ; le nom aurait été déformé avec le temps, après la perte des terres et de la fortune par les héritiers affaiblis.

John se glorifie, lui qui n’est rien, d’avoir eu des ancêtres qui ont été tout. Cela l’encourage a encore moins travailler, et à encore plus boire pour oublier. Au point qu’il n’a plus de cheval et que sa famille s’appauvrit. Tess est alors encouragée par sa mère, qui se monte la tête avec les nobles origines supposées, à aller voir la vieille Madame d’Urberville en son manoir ; elle aura peut-être de l’ouvrage pour elle et pourra se faire accepter dans la famille. Tess, naïve, obéit à cette invite au proxénétisme. Mais la d’Urberville lui annonce tout de gob qu’elle n’est qu’une Stroke, le nom ayant été achetés par son mari puisque le titre était en déshérence. Néanmoins, elle veut bien confier à la jeune fille la gestion de son poulailler modèle, étant amoureuse des oiseaux et notamment des coqs.

C’est le début de l’engrenage. Alec, le fils d’Urberville (Leigh Lawson), est un coureur, beau jeune homme charmeur et moustachu, petit-bourgeois entiché de noblesse. Il tombe en désir pour sa « cousine » Tess (on ne peut vraiment parler d’amour, mais plutôt d’attirance sexuelle). Laquelle, oie blanche qui ne voit le mal nulle part, se laisse plus ou moins courtiser, résiste en disant non et montrant que oui, finit par repousser brutalement Alec qui se blesse à la tête avant de le soigner avec tendresse… Bref, elle se laisse avoir. Alec l’embrasse, la caresse, la viole. Sans méchanceté dans le film, mais avec l’égoïsme du fils de famille à qui rien ne doit être refusé. Il s’attache à Tess et veut l’attacher à lui. Mais, au bout de quatre mois, quand la jeune fille s’aperçoit qu’elle est enceinte, elle ne lui en parle pas, bien qu’il ait dit qu’il pourvoirait à tout s’il devait survenir un incident. Au contraire, elle quitte son emploi, le domaine et l’amant. Elle ne veut plus le voir. C’est ainsi que la hantise du « péché » victorien rend stupide les jeunes filles.

Pour la société du temps, ce sont des animaux qui doivent être domptés, à peine des êtres humains. La religion, la société, les pères, sont impitoyables aux filles qui ont commis le « péché » de chair hors des sacrements admis, reconnus et consacrés du mariage. Ce sont des païennes, des chiennes, des impures. Tess met au monde un fils souffreteux qui ne vit qu’une semaine. Son père a refusé de le faire baptiser par souci du Ciel et le pasteur refuse de l’enterrer au cimetière par souci du Qu’en-dira-t-on villageois. Tess baptise son enfant elle-même, selon les rites exacts de l’Église, ce qui est admis pour tout chrétien. Et elle l’enterre elle-même au bord du cimetière puisqu’il n’a pas le « droit » d’y être admis.

Elle retrouve du travail dans une laiterie où les vaches, comme les femmes, produisent du lait pour les enfants de la ville – d’ailleurs coupé d’eau car « trop riche » pour les amollis citadins. Les bidons partent chaque jour en train à vapeur pour Londres. Dans la ferme, un fils de pasteur apprend à devenir fermier ; il veut étudier les procédés avant de se lancer dans la culture. Angel Clare (Peter Firth) ignore les filles de ferme mais tombe sous le charme de Tess, en qui il voit une fille de la nature, paysanne saine et vierge, qu’il se souvient avoir vue au bal de mai. Il en ferait volontiers une épouse, pour l’aider aux travaux des champs et d’élevage qu’il projette. Son « amour » est ainsi biaisé par l’image idéale qu’il s’en fait, et par l’exploitation qu’il envisage de faire d’elle.

Tess sent bien que cet « amour », comme l’autre, est faux. Il est sur une image d’elle, pas sur ce qu’elle est vraiment. Elle tente d’en avertir Angel mais ne peut jamais lui parler, l’autre n’écoute pas – il ne parle que de lui, de son désir, de son romantisme ; elle lui écrit une lettre, mais en la glissant sous la porte, elle passe sous la carpette, donc il ne la voit pas – il ne voit d’ailleurs que ce qu’il veut, pas le réel. Ainsi envisage-t-il d’aller s’installer au Brésil, pays neuf dont il ne connaît rien et dont il reviendra quelques années plus tard, ayant enfin perdu son aveuglement. Le romantisme comme le puritanisme, leurre les sens, le cœur et la raison. Il voile la réalité et la colore selon le désir, créant de « fausses vérités » – comme les politiciens populistes en exploitent aujourd’hui. Ce n’est pas ainsi que l’on est « un homme ». Les femmes paraissent plus proches de la nature, donc du réel, qu’eux qui sont menés par leur désir immédiat plus que par la gestation à long terme.

Lorsque Tess finit par raconter à Angel son histoire, après le mariage, et parce qu’il lui a confessé avoir eu une liaison avec une autre avant de la rencontrer, elle croit que le pardon qu’elle lui, accorde va être réciproque. Sauf que l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas de mise dans la société chrétienne, bourgeoise et victorienne de l’Angleterre 1880. Les mâles sont libres comme des poulains au pré, leurs frasques sexuelles n’ont pas de conséquence sur la famille et l’héritage. Les femelles, en revanche, sont bridées car elles peuvent tomber enceintes, ce qui a d’inévitables conséquences sur la famille et l’héritage. Avant pilule et avortement (acquis du milieu du XXe siècle seulement), toutes les religions et les sociétés entravaient les désirs féminins pour ce motif. Tess se rend compte, à la tête que fait son mari, que ce qu’elle vient d’avouer entache leur union. Angel, malgré son prénom, n’a rien d’un ange. Il a épousé une image de jeune fille pure et se retrouve avec une femme souillée par un autre, qui a menti à Dieu, au prêtre et à son mari.

Il la quitte – sans divorcer – il a besoin de « réfléchir ». Comme il est fils de pasteur, frère de deux révérends, et peu éduqué car préférant les travaux pratiques de la ferme aux livres, il pense lentement. Trop lentement pour l’existence. Tess doit vivre durant ce temps. Elle retourne dans sa famille, mais son père est mort et sa mère est chassée de la maison car le bail était « à vie » pour le mari, mais pour lui seulement. Elle se retrouve à camper près de l’église avec sa marmaille.

C’est encore une fois Alec qui retrouve Tess, employée à déterrer des betteraves en hiver et à battre le blé avec la machine en été. Il lui propose de l’aider ainsi que sa famille. Elle commence par refuser, obstinée par réflexe, avant de consentir, faute de mieux. Tel son destin : obéir à sa condition et aux désirs des autres. Alec établit sa famille, envoie ses frères à l’école, et fait de Tess sa maîtresse car elle ne peut l’épouser étant déjà mariée.

Angel Clare revient de ses illusions brésiliennes et de son échec patent. Son orgueil est rabattu par le réel de la nature, sa raison a dompté son imagination. Il a « réfléchi » et veut bien reprendre Tess car, après tout (c’est l’évidence !) seul l’avenir compte, pas le passé sur lequel on ne peut rien. Il cherche Tess, qui a déménagé, retrouve sa mère, qui ne sait pas où elle est sauf le nom d’une ville en bord de mer. Lorsqu’il parvient à elle, elle lui déclare que « c’est trop tard », qu’il n’a jamais daigné écouter ses supplications, ni répondu à ses lettres, ni surtout accorder (chrétiennement !) son pardon. Car la foi n’est que singeries si elle n’est pas vécue, et la religion un prétexte hypocrite si elle sert la société avant les êtres humains.

Dans la chambre où Alec s’éveille, elle pleure et il la méprise pour cet abandon. Elle ne le supporte plus, son attention initiale pour elle ayant disparue avec la réalisation de son désir ; elle ne supporte plus sa condition de femme, soumise par sa condition et son hérédité – une « fin de race ». Elle le poignarde et quitte la maison en hâte pour la gare où, in extremis, elle parvient à sauter dans le train qui emporte Angel.

Dès lors, c’est la fuite du couple retrouvé. Mais Caïn a tué Abel et la Bible veut qu’il soit châtié mais non tué. Ici, c’est Tess qui a tué Alec et, en tant que femme, elle sera pendue. Angel ne peut jouer son rôle de protecteur jusqu’au bout, laissant son épouse étendue sur un autel païen de Stonehenge, ayant failli dès l’origine à pardonner. « Je vous croyais une enfant de la nature, mais vous êtes le rejeton tardif d’une aristocratie dégénérée. » Elle vient justement se régénérer dans le cercle de pierres de Stonehenge, au soleil qui se lève – dans l’axe du monument. Eve-Tess est coupable et Adam-Angel est chassé du paradis. Il gardera la trace du péché en lui à vie – lui qui aurait pu comprendre et pardonner. Tess a vécu son destin tragique en quelques années, depuis le moment où le pasteur a révélé à son père une origine noble douteuse jusqu’au moment où, deux fois flétrie, elle s’est condamnée à mourir par son crime.

Un film un peu long, un peu lourd, dédié « à Sharon », épouse de Roman assassinée enceinte par le sectaire Charles Manson et qui lui avait offert Tess d’Urberville pour qu’il fasse son cinéma. Un film qui déconstruit le romantisme, critique impitoyablement l’hypocrisie religieuse puritaine, qui expose l’exploitation des femmes dans l’Angleterre du XIXe. Beaux paysages, bonne musique accompagnante, bons acteurs malgré Nastassja Kinski qui reste retenue, comme sans désirs ni passion. Un bon film des années 70.

Césars 1980 du meilleur film, du meilleur réalisateur, de la meilleure photographie.

Oscars 1981 de la meilleure photographie, de la meilleure direction artistique, des meilleurs costumes.

Golden Globes 1981 du meilleur film étranger.

DVD Tess, Roman Polanski, 1979, avec Nastassja Kinski, Peter Firth, Leigh Lawson, John Collin, Rosemary Martin, Pathé 2014 version remastérisée 2012 doublée anglais-français ou vo, 2h44, €9,41, Blu-Ray €14,10

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Joseph Connolly, Vacances anglaises

L’humour anglais n’est pas à la portée de tous les esprits, mais si l’on entre dedans, quels délices ! La différence de l’humour avec l’ironie est que cela n’est jamais méchant. Plutôt un étonnement ravi devant les excentricités des gens. Ils sont ce qu’ils sont et persévèrent dans leur être, comme les chats, source de pitreries et folies sans nombre. Joseph Connolly, que je viens de découvrir jeté dans une boite à livres, est redoutable d’efficacité dans la satire cruelle et amusée de ses contemporains. Nous finissons par aimer chacun des personnages, même les plus incorrects.

Nous sommes dans la Grande Bretagne des années 90, subissant « la crise » comme tout le monde, c’est-à-dire à la fois la mondialisation économique qui bouleverse les économies et le retard politique qui ne comprend encore rien à rien. Les conséquences arrivent comme une vague sur les gens.

Deux couples de voisins en lotissement se décident d’aller passer une semaine de vacances au bord de la mer, sans aller pour une fois à l’étranger, de façon à « faire un break ». Mais qu’a-t-elle besoin de break, Elizabeth, épouse oisive du riche Howard, patron d’une agence immobilière florissante ? Elle dépense sans compter, tandis que lui finance pour avoir la paix. Un équilibre d’habitudes qui leur convient à tous les deux. D’ailleurs, lui décide de rester à Londres pour Zouzou, qu’il désire. Quant à leur fille, Katie, à peine 17 ans, elle leur apparaît encore comme une oie blanche alors qu’elle a déjà vu le loup, en étant à son deuxième avortement clandestin. Dès les premières pages, elle s’active d’ailleurs avec ferveur sous le bureau de Norman, l’employé de son père, avant de s’envoler pour Chicago avec lui, sous prétexte d’accompagner sa copine Ellie.

Dotty et Brian sont à peine sortis de la classe ouvrière, avec tout ce que cela emporte de jalousie de classe de la part de l’épouse qui « n’a rien à se mettre » devant son armoire pleine – mais démodée. Brian tombe de Charybde en Scylla par la faillite, l’endettement et la course au pognon pour rembourser, donc économiser à outrance. Dotty, qui ne travaille plus après la mort de leur petite fille Maria, voudrait prendre les mêmes vacances exactement qu’Elisabeth pour tenir son rang social. Mais son mari lui impose une autre façon, au même endroit. Colin, leur fils de tout juste 15 ans, se languit d’une fille – n’importe laquelle – avec qui enfin « le faire ». C’est de son âge. Il lorgne les seins de Katie, mais aussi ceux d’Elisabeth ; il va rencontrer une Carol de son âge, mais tergiverser alors qu’elle le veut bien (pas comme aujourd’hui), avant d’en finir d’un coup, une fois déniaisé par une autre.

Ceux qui partent emmènent aussi Melody, ancienne maîtresse d’Howard, jeune mère célibataire d’un bébé fille, Dawn, qui pleure tout le temps parce qu’elle n’a jamais le temps de s’en occuper. Dotty se prendra d’amour pour ce bout de chou, la gardera volontiers, l’apaisant immédiatement, et songera même à l’adopter si la mère n’en veut plus… A l’hôtel cinq étoiles, Elisabeth, Dotty et Melody font des connaissances. Elisabeth rencontre Lulu dont le mari est fou – de jalousie, mais probablement aussi tout court. Et le séducteur sûr de lui Miles McInerney, vendeur hors pair, marié, deux enfants, qui a gagné une semaine à l’hôtel pour ses performances. Melody l’adore, songeant à faire sa vie avec lui… Or il n’a qu’un but : coucher.

D’ailleurs, tropisme très anglais, chacun ne pense qu’à baiser. Le puritanisme victorien a accouché d’une explosion de n’importe quoi, à la fois sordide et réjouissante. Les mâles ne pensent qu’à ça, les femelles qu’à se donner. Mais pas avec n’importe qui. Il faut être jeune et bien membré, baratiner assez pour qu’on les croie. Encore que Katie se contente du membre puisque Norman est vraiment nul pour le reste, et qu’Elisabeth goûte à l’extrême jeunesse, le seul luxe qu’elle n’ait pour l’instant pas encore eu. Quant à Dotty, elle préfère les bébés, même la bouche maculée « de ragoût de chien aux pruneaux » ou « comme si une bouse lui avait explosé au visage ».

« Mais pourquoi avons-nous besoin des hommes, s’enquit Lulu ? Parce que je veux dire, finalement, ils ne nous apportent que des ennuis, n’est-ce pas ? – Ce doit être affreux d’être un homme, affirma Dotty. Jamais je n’aurais voulu naître homme. Et toi, Elisabeth ? – Je n’arrive pas à imaginer ça… non, je crois que je demanderais à changer – parce que j’adore être une femme, j’adore tout ce qui est féminin. Ce doit être d’un ennui mortel, d’être un homme. Et puis il faut travailler et tout ça. – La seule fois où je ressens jamais le désir du pénis, déclara Lulu en souriant – ce qui mobilisa aussitôt, on s’en doute, l’attention des deux autres – c’est quand je fais la queue pour aller aux toilettes des dames… » p.309. Irrésistible, n’est-il pas ?

Ce roman a été adapté au cinéma en 2002 par Michel Blanc et transposé au Touquet, sous le titre Embrassez qui vous voudrez, avec lui-même, Carole Bouquet, Karin Viard, Charlotte Rampling, Jacques Dutronc, Gaspard Ulliel. Mais la comédie estivale à la française ne vaut pas le féroce humour britannique.

Joseph Connolly, Vacances anglaises (Summer Things), 1998, Points Seuil 2001, 462 pages, €17,99

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Elisabeth Jane Howard, Nouveau départ

Un quatrième tome sur la famille Cazalet, ses déboires et ses espoirs, cette fois de 1945 à 1947. La guerre s’est terminée, l’austérité et Churchill sont balayés par un raz de marée travailliste et anticolonial qui rend l’Inde à son sort. Les conservateurs que sont les vieux Cazalet ne comprennent pas que le monde a changé ; les jeunes Cazalet s’y adaptent, non sans coûts d’ajustement, comme on dit en économie.

Les garçons n’ont plus de voie toute tracée, ni dans « l’affaire » familiale (qui périclite), ni dans l’armée (qui licencie). Faute de mieux, ils poursuivent des études comme Neville, ou se marient à une Américaine insatiable comme Teddy, ou quittent la marginalité de la ferme pour se faire moine, comme Christopher. Mal aimé de son père depuis l’enfance, ce neveu des Cazalet a trouvé un Père éternel après des déboires amoureux successifs : amour filial déçu, amour pour sa cousine Polly écarté, amour pour son chien Oliver achevé par sa mort. Ce n’est guère mieux pour les autres : son oncle Edward change d’épouse, son oncle Hugh, veuf, épouse sa secrétaire, son oncle Rupert, revenu de la guerre en France où il a été amoureux et a engendré un bébé qu’il ne peut revoir « par convenances », pousse son épouse Zoe à divorcer.

Ce n’est pas mieux côté filles. La tante Rachel, seule fille des patriarches Cazalet qui abordent leurs 90 ans, peut enfin se mettre en ménage avec son « amie » amoureuse Sid, à près de 50 ans, sans savoir « comment faire » lorsqu’il s’agit de coucher avec. Louise, l’actrice égoïste qui se croit toujours plus belle et plus compétente qu’elle n’est, quitte son peintre Michael et lui laisse leur enfant Sebastian. Ce qui compte à son narcissisme est la liberté, bien que, à 24 ans, « sans compétences particulières ni qualifications », ni sentiment maternel. Polly, amoureuse déçue d’Archie, un ami de la famille nettement plus âgé, puis éconduisant Christopher, trouve enfin son bonheur avec Gerald, faciès et corps de grenouille, timide mais gentil et héritier d’une baraque impossible, qu’elle va rénover durant des années. Clary, sa cousine, désespérée de son patron écrivain – un foutu égoïste – avorte d’un écart de conduite avec lui et se trouve jetée dehors, désespérée ; elle trouve à s’épancher auprès de Polly, puis d’Archie. Il l’encourage à se prendre en main, à enfin grandir sans tout attendre des autres, à écrire son fameux roman. Elle s’y met, il en est amoureux malgré la différence d’âge et – ô surprise ! – elle aussi. Pour une fois, tout est bien qui finit bien.

Au fond, dans cette famille pléthorique où les enfants et leurs conjointes, les neveux et cousines, les autres », tout ne tient que par les patriarches : le Brig (pour Brigadier) et la Duche (pour duchesse). Exit le Brig, trop vieux pour encore vivre ; reste la Duche, observatrice, attentive et clairvoyante, toujours de bon conseil. Les liaisons se font aussi par « l’Ami de la famille », un ami d’études d’Edward, devenu confident et conseiller de tous, et apprécié pour cela : Archibald dit Archie, désormais la quarantaine. Cette « pièce rapportée » devient partie intégrante de la famille élargie.

La vie après-guerre au Royaume-Uni n’est pas facile car tout manque, des aliments de base aux tissus pour les vêtements, et au charbon pour se chauffer. Faute de mieux, les jumeaux de 7 ans de la secrétaire de Hugh vont par exemple passer des vacances en Ecosse en short et sans chaussettes, avec seulement deux chemises et un pull – ils disent adorer rester en maillot de bain toute la journée… Où l’on mesure la tendresse d’Elisabeth Jane Howard pour les enfants. Le rationnement est maintenu car le pays n’est plus assez agricole depuis longtemps. Lorsque Louise va aux États-Unis, elle est frappée de la richesse des plats et de l’abondance des biens dans les boutiques. Le monde change et les États-Unis industriels et militaires remplacent l’empire britannique qui s’écroule en quelques années. Il n’est pas simple pour les vieilles familles à traditions de s’adapter au monde nouveau, ni pour la morale victorienne puritaine de se faire aux nouvelles mœurs.

Notre monde actuel, plus d’un demi-siècle plus tard, est confronté aux mêmes effets, sur des causes différentes. A nouveau un dictateur impérial veut dominer l’Europe, à nouveau un empire établi vacille, à nouveau des pénuries de biens ou d’énergie surgissent, à nouveau la morale précédente se trouve remise en cause. A chacun de se débrouiller avec ça – le roman nous y aide en suivant les trajectoires contrastées de chacun. Un dernier tome, écrit dix-huit ans plus tard par une écrivaine de 90 ans, décrira La fin d’une ère, clôturant la saga (chronique à venir sur ce blog).

Elisabeth Jane Howard, Nouveau départ (Casting Off) – La saga des Cazalet IV, 1995, Folio 2023, 735 pages, € 10,40, e-book Kindle €9,99, Livre audio €0,99 avec abonnement

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Les autres tomes de la Saga des Cazalet déjà chroniqués sur ce blog :

Tome 1

Tome 2

Tome 3

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Christian Signol, Bleus sont les étés

L’enfance, paradis perdu éternellement ressassé. Christian Signol, rédacteur administratif dans sa province natale avant de devenir écrivain, ne cesse de chanter le terroir, la vie d’avant, l’harmonie idéale entre l’être humain, les bêtes et la nature. Le causse, en ses sommets, c’est le ciel en été : bleu insoutenable au jour et piqueté d’étoiles la nuit. Un bleu qui lui est resté dans les yeux depuis que, tout petit, il y a vécu son enfance entre parents, grand-parents, oncles et tantes.

Il dit :« Sur ce causse à la magnifique lumière, vivait mon oncle solitaire qui m’a inspiré le personnage de Bleus sont les étés. Lui qui n’avait jamais quitté son hameau natal se désolait de devoir mourir sans descendance. J’ai alors imaginé cette histoire : au cours d’un été radieux un jeune Parisien et Aurélien nouent une complicité immédiate »

Aurélien a atteint les 80 ans et vit toujours au village sur le causse, avec ses brebis. Il n’en a plus qu’une dizaine, qui lui font des agneaux une fois l’an, qu’il vend pour subsister. Mais il est seul. Sa mère, égoïste et jalouse, l’a dissuadé d’épouser la Louise lorsqu’il avait 30 ans, au motif que « deux femmes dans une maison, c’est toujours une de trop » p.15. Non, ce n’était pas mieux avant… Le respect filial de tradition l’a empêché de vivre sa vie, et surtout d’être père. Il aurait dû contrer sa mère.

Le fils qu’il n’a jamais eu le hante. Il va même jusqu’à découper depuis des années des photos de garçonnets dans les journaux pour les adopter un ou deux ans comme fils, avant d’en changer. Il le voit, ce fils : « Sa peau avait la couleur des abricots, il était grand, fin comme de l’ambre, avec des yeux dorés » p.24.  Il voudrait partager sa propre enfance, transmettre ce qu’il a reçu lui-même et qui lui a été si précieux : « Son enfance à lui ? oh ! c’était du ciel, beaucoup de ciel, des bêtes chaudes dans ses bras, du vent, de l’eau, la tiédeur des pierres et celle, plus rare mais si précieuse, de la main de son père. C’étaient d’interminables journées entre les buis et les genévriers, de magnifiques silences plein de soupirs, des nuits sous les étoiles, serré contre le corps de celui qu’il n’avait jamais pu oublier de malgré les années » p.18.

Alors, lorsqu’il voit débarquer aux vacances de Pâques une famille de « Parisiens » qui ont acheté une masure au village pour y passer les vacances « nature », il sent son rêve se réaliser. Un gamin de 10 ou 11 ans vient à lui, tout naturellement, et le suit dans tout ce qu’il fait. Benjamin aime la nature, les bêtes, le pays. Il est très sensible à l’attention qu’on lui porte, à l’amour qu’il sent sourdre des êtres authentiques. Ses parents l’ont adopté à l’âge de 3 ans mais sont trop citadins, trop intellos, trop à se recevoir les uns et les autres, pour l’aimer vraiment ; il ne leur ressemble pas. Le vieil Aurélien, en revanche, est une sorte de grand-père apaisé, en phase avec l’univers ; une balise en ce monde qui devient fou, un bol d’air après le métro parisien et l’école grise.

Benjamin suit tout le jour Aurélien, mange à sa table, dort même dans sa maison, avec l’autorisation initiale de ses parents. Il est heureux et voudrait ne jamais repartir. Mais la demi-sœur se méfie, pour elle, ce n’est pas « normal » (ah, les filles et la norme sociale !). Les parents s’inquiètent de l’attachement du garçon à ce vieil homme, qui va bientôt mourir. Ils sont même jaloux de cet amour qui ne va pas vers eux. Ils commencent par limiter, puis à « interdire » (ah, les bobos socialistes et l’interdiction !).

Ils reviennent aux vacances d’été, et c’est pareil, le gamin leur échappe, tout à Aurélien. Cette fois, c’en est trop. Ils décident de partir en catastrophe et de mettre le maison en vente. Ils ne reviendront plus, « pour le bien de l’enfant » (ah, le démon du bien d’adultes qui se croient détenteurs de la vérité des êtres !). Benjamin est désespéré, mais doit obéir. Aurélien est désespéré, mais décide de réagir. Lui qui n’est jamais sorti, « sauf pour mon service militaire à Montauban » (n’a-t-il pas été mobilisé en 40 ?), il va monter à Paris. Prendre le train, d’abord le tortillard jusqu’à la ville, puis le train pour la capitale, puis le métro – où il se trompe – puis un taxi. Benjamin lui a heureusement donné son adresse pour qu’il lui écrive, mais ses lettres sont interceptées par les parents qui veulent « le protéger » (ah ! mais de quoi, s’il est heureux ?). Ils habitent évidemment le sixième arrondissement, le nid des bobos bourgeois progressistes autour de Saint-Germain-des-Prés.

Autant dire qu’il n’est pas bien accueilli et doit repartir le jour-même. Benjamin, désormais pré-ado et destiné à être vissé en pension, obtient quand même l’autorisation de le guider jusqu’au train à Paris-Austerlitz. Il en profite pour passer la journée avec lui, montrant son école, Notre-Dame, la Seine, le métro, tout son univers de citadin. Aurélien repart, mais ce n’est pas la joie. Il est abattu, il n’a plus envie de vivre.

Pourtant, un espoir : Benjamin lui a juré que, si on l’empêchait de le revoir, il ferait une fugue. Il débarque donc le soir de Noël, ayant quitté sa pension pour les vacances et utilisé son argent de poche pour le train. C’est la fête, mais le dernier éclat. Les parents en furie, qui ont deviné où le gamin allait, débarquent en voiture, ayant roulé toute la nuit. Ils préviennent les gendarmes. Et l’enfant est repris, Aurélien privé de fils et Benjamin de (re)père. L’auteur ne dit pas ce qu’il est devenu, mais le vieux paysan ne tarde pas à avoir une crise cardiaque. Il aura au moins vécu la réalisation de son plus cher désir dans les derniers mois de sa vie.

L’auteur décrit des caractères absolus tels qu’on les aimait dans les années soixante-dix, et fait de ses personnages des sortes de caricatures. Le vieux paysan en patriarche biblique, le garçon de 10 ans en jeune Isaac prêt au sacrifice, les parents néo-ruraux écolos progressistes comme dans Les Bronzés, sont excessifs. Pourquoi Benjamin n’aurait-il pu venir aux vacances, et rester en ville le reste de l’année ? Cela ne l’aurait-il pas motivé pour l’école, lui qui voulait plus ou moins être vétérinaire ? Gageons qu’à l’adolescence, le fils se rebellera contre ses bobos imbéciles de parents adoptifs ; peut-être se fera-t-il berger ou éleveur de chèvres au Larzac. Qu’auront-ils gagné ? De la haine, pas de l’amour.

Reste un roman sensible où l’émotion sourd sans cesse des situations. Le lecteur plaint Aurélien et son désir de fils ; il comprend que collectionner des photos de jeunes garçons n’a rien de pervers mais résulte d’une affectivité en manque ; il sait que Benjamin l’adopté a besoin de repères stables dans son existence et qu’il suffirait de peu pour l’apaiser. Un beau roman, un peu appuyé, mais qui fait compatir.

Christian Signol, Bleus sont les étés, 1998, Livre de poche 2000, €8,40, e-book Kindle €7,99

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Les romans de Christian Signol déjà chroniqués sur ce blog

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Giovanni Guareschi, Don Camillo à Moscou

Tous les moins de 50 ans connaissent Don Camillo, incarné au cinéma par Fernandel dans une série de films culte entre 1952 et 1970. Don Camillo est un prêtre de paroisse qui s’oppose au maire communiste Peppone, mais à l’italienne – avec sentiments, fraternité et combinazione. Tous deux ont fait la guerre contre les fascistes et restent copains malgré leurs divergences idéologiques. L’auteur est carrément du côté catholique et se moque avec humour du communisme en marche, qui veut devenir religion à la place de la religion.

Don Camillo, en ce dernier opus de la série, connaît son point d’orgue. Un soir, en catimini, Peppone, artisan mécanicien devenu maire communiste, vient le voir au presbytère pour demander conseil. Il a joué au Totocalcio (le loto-foot de l’époque) et a tiré le numéro gagnant de dix millions de lires ! Mais c’est très mal vu pour un prolétaire communiste de jouer à des jeux d’argent capitalistes, et il ne peut décemment devenir riche en restant au Parti. Surtout que la rumeur commence à se répandre que le joueur a laissé un faux nom qui est l’anagramme de Giuseppe Botazzi, alias Peppone. Il demande au curé d’aller retirer le gain à sa place.

Un an plus tard, Peppone est élu sénateur ; il a empoché les millions… mais les mal placés auprès d’un financier véreux et s’est fait gruger : c’est ça le capitalisme, quand on n’y connaît rien. Lorsqu’il revient voir Don Camillo, piteux, le prêtre en profite. Le sénateur doit sélectionner les dix meilleurs communistes d’Italie pour un voyage d’une semaine en URSS, la glorieuse patrie du socialisme en plein essor, qui a déjà envoyé un satellite dans l’espace, puis une chienne, et est en plein grands travaux pour détourner les eaux de la mer d’Aral afin d’irriguer les champs de coton et de planter du maïs. Nous sommes sous Khrouchtchev, qui a déstalinisé le pays et deserré l’autoritarisme du Parti, tout en maintenant ferme la direction idéologique. Mais tout reste centralisé, fonctionnarisé, contrôlé.

Ce pourquoi le camarade Don Camillo, déguisé en typographe prolo méritant Tarocci Camillo, part en URSS avec Peppone et huit autres camarades, et l’autorisation de son évêque. Il n’aura de cesse de mettre en évidence pour le groupe les contradictions flagrantes entre la théorie du Parti et la réalité du pays. Il a déguisé son missel latin en Pensées de Lénine et ne cesse de le consulter. Il a cependant lu tout ce qu’il pouvait sur Marx, Lénine et Staline, ces trois piliers du communisme soviétique, et les cite à bon escient.

Les propagandistes qui leur font le voyage les abreuvent de statistiques, les chiffres étant plus falsifiables que les choses. Ils visitent une usine de tracteurs – dont certaines pièces sont défectueuses, incident signalé mais pas corrigé, car attendant le feu vert d’une commission à Moscou qui ne donnera pas son verdit avant une année. Ils visitent un kolkhoze dans la boue, avec les tracteurs et machines agricoles dont personne ne s’occupe, restant à rouiller dans les champs, tandis que d’autres machines sont conservées flambant neuves et inutilisées dans un hangar. Tout est à l’avenant. Si la viande est bonne, elle est rare, et la sempiternelle soupe aux chou-pomme de terre est lassante. Seule la vodka coule à flot et se boit comme de l’eau, faisant révéler les dessous des pensées communistes – impeccablement rouges à jeun, amèrement petite-bourgeoises saoul.

C’est drôle, édifiant, réaliste. Don Camillo n’est pas méchant, mais féru de vérité. Or le communisme est une illusion. Dieu existe toujours dans les esprits des gens. Des Italiens, restés après avoir été faits prisonniers durant la guerre, veulent retourner en Italie tant l’avenir radieux ne leur convient plus, et Camillo les aide. Au retour, l’évêque en est effaré : « Ce n’est pas possible! Conversion du camarade Tavan, conversion du camarade Gibetti, libération du camarade Rondella, élargissement du Roumain de Naples, messe et communion pour la vieille infirme polonaise, célébration du mariage entre la fille et l’ancien soldat, baptême de leurs six enfants, confession de l’expatrié et sa réhabilitation, messe des morts au cimetière. En outre dix-huit absolutions in articulo mortis. Par surcroît tu es devenu chef de cellule ! Et le tout en six jours seulement, et dans le propre pays de l’Antéchrist ! » Don Camillo s’est reposé le septième jour, comme Dieu après sa Création. Tel est l’humour de Guareschi, qui demeure.

Car le communisme a cédé la place à une nouvelle religion, l’adoration de Gaïa, la lutte contre le démon qui souffle le chaud et le froid sur le climat, et la décroissance néo-prolétaire face aux néo-bourgeois toujours « capitalistes », blancs, mâles, dominateurs, impérialistes, coloniaux, machos (etc…). Les Don Camillo, plus forcément chrétiens, mais aptes à penser par eux-mêmes pour résister aux sirènes de la pensée Panurge, sont toujours nécessaires.

Giovanni Guareschi, Don Camillo à Moscou (Il compagno Don Camillo), 1963, J’ai lu 1972, 307 pages, occasion de €19,44 à €48,80 selon disponibilités

DVD Don Camillo – L’intégrale (5films dont Don Camillo en Russie), avec Fernandel, Gino Cervi, Gastone Moschin, Lionel Stander, Vera Talchi, StudioCanal 2018, 8h37, €19,99

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Arthur C. Clarke, 2010 : Odyssée deux

Dave Bowman, seul survivant de l’expédition Discovery 1, s’est transformé en Enfant des étoiles ; il a quitté son corps de chair pour devenir pure énergie, tout en gardant sa personnalité. Mais il ressent l’influence, si ce n’est la manipulation, d’entités supérieures qui le guident dans l’univers pour lui faire accomplir une mission.

Neuf ans après l’odyssée de 2001, un nouveau vaisseau terrestre est envoyé vers Jupiter, où Discovery 1 est restée en orbite.

Ce n’est pas le Discovery 2 prévu, car sa construction n’est pas achevée, mais un vaisseau soviétique, le Leonov, construit en un temps record car plus petit et plus fruste. En ce début des années 1980 de rédaction du roman, la compétition entre USA et URSS continue de faire rage, même si elle ne débouche pas sur une guerre mondiale ouverte. Comme les Russes sont au courant, autant coopérer. C’est le rôle du docteur Heywood Floyd, le père de la première mission, de proposer qu’une partie de l’équipage du Leonov soit américain, sous les ordres de la capitaine soviétique Tatiana Orlov. Bien qu’il soit remarié et père d’un petit Chris de 2 ans qui nage avec les dauphins avant de savoir marcher, il décide de partir lui aussi. Il veut savoir ce qui est arrivé à Discovery 1, à l’ordinateur HAL 9000 et ce qu’est vraiment le mystérieux monolithe noir d’encre satellisé à un des points de Lagrange entre Io et Jupiter.

Son épouse voudrait le voir rester. L’un des ressorts du roman est qu’elle va le quitter, lasse d’attendre, durant les quelques trois ans que vont durer la mission. Dans le même temps, deux couples se forment dans la station, qui se marieront au retour.

C’était sans compter avec les Chinois. La troisième puissance mondiale émerge à la fin des années 1970 avec la disparition du satrape Mao et la libéralisation économique de Deng Xiaoping. La Chine veut rattraper l’Occident et dépasser l’URSS – ce qui sera bel et bien accompli deux décennies plus tard, Arthur C. Clarke a toujours été visionnaire et nombre de ses prédictions se sont réalisées. La Chine envoie donc le vaisseau Tsien. Il dépasse le Leonov avant de se poser sur le satellite de Jupiter Europe pour refaire du combustible en pompant de l’eau dans la glace. Mais, hélas, une créature vivante monstrueuse émerge des profondeurs et l’engloutit. Mieux vaut éviter Europe… Ce sera d’ailleurs le message de Bowman aux Terriens du vaisseau Leonov, transmis par les Puissances via son intermédiaire.

Le Leonov retrouve Discovery 1 et le Dr Chandra reprend en main l’ordinateur HAL 9000, son bébé. Il semble que l’intelligence artificielle ait été l’objet d’une psychose à cause d’ordres contradictoires inoculés dans sa mémoire. La machine logique les a gérés comme elle a pu, mais la manie gouvernementale américaine du « secret » a bien failli éliminer les humains du vaisseau pour faire réussir la mission. Heureusement que Dave Bowman s’est montré pragmatique et astucieux pour déjouer les pièges de HAL et débrancher ses fonctions supérieures.

La nouvelle mission comprend donc pourquoi HAL a failli et comment il faut programmer les ordinateurs pour qu’ils ne dérapent pas. Quant au monolithe noir, toujours en place, impossible d’en découvrir plus sur lui, il est imperméable aux mesures. Jusqu’à ce qu’il disparaisse. Où est-il allé ? Sur Jupiter, où une grande tache intrigue les astronomes terrestres depuis quelque temps. Lorsque le Leonov s’approche, il découvre qu’elle est composée de milliers de monolithes noirs identiques, qui se répliquent comme des « machines de von Neumann » – une théorie réellement développée au Centre spatial de la NASA, comme l’indique l’auteur en postface.

Le plus étrange est que Dave Bowman se manifeste au Dr Heywood via HAL ; il le prévient d’avoir à quitter l’orbite du point de Lagrange d’ici quinze jours sous peine de mort. En effet, Jupiter va imploser et devenir une naine blanche, formant un nouveau « soleil » dans le ciel terrestre. Par quel effet ? Par l’action des Puissances, qui ont un projet d’encourager la vie sur le satellite Europe. En effet, cette énergie cosmique est devenue une sorte de dieu dont la mission est, comme la nature, de créer les conditions d’émergence de la vie, quelle que soit sa forme, et de sélectionner les plus aptes. Les monolithes sont là pour ça.

Tous ceux qui ont aimé 2001 aimeront 2010.

Comme pour le premier roman, un film a été sorti en 1984, 2010 : L’Année du premier contact, réalisé par Peter Hyams (aussi en Blu-ray).

Arthur Charles Clarke, 2010 : Odyssée deux (2010: Odyssey Two), 1982, J’ai lu 2001, 320 pages, €7,80

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John Irving, L’œuvre de Dieu, la part du diable

Un long roman américain sur le modèle de David Copperfield, retraçant la vie d’un orphelin. Sauf que cela se passe dans une ancienne scierie du Maine, lieu isolé nommé Saint Cloud’s par les habitants, où l’orphelinat fondé par le jeune docteur Wilbur Larch fait aussi office de clinique d’avortements clandestins. Les mères célibataires qui ont fauté, ont le choix entre mettre au monde et abandonner, ou interrompre la vie et laisser tomber : c’est l’œuvre de Dieu pour les orphelins, la part du diable pour les avortés. Pour le Dr Larch, la véritable part du diable est celle de la guerre, la boucherie de 14 qu’il a vue de ses yeux. Avoir ou refuser un enfant reste toujours l’œuvre de Dieu.

Une fois nés, les bébés sont affublés d’un prénom et d’un nom inventés, choisis par les infirmières. Ce pourquoi le garçon s’est prénommé Homer et que son nom est Wells. En général, les enfants trouvent une famille d’adoption dans leurs premières années, mais cela ne réussit pas à chaque fois. L’orphelinat les accueille toujours, s’ils sont rejetés ou malheureux. Ce fut le cas d’Homer, adopté quatre fois, et à chaque fois décalé dans sa nouvelle famille. La dernière, qui l’avait adopté lorsqu’il avait déjà 12 ans, était très sportive et le couple l’avait emmené camper dans la forêt. En se baignant entre deux cordes dans la rivière en crue, l’homme et la femme se sont trouvés emportés par un train d’arbres sciés en amont, et Homer a dû revenir sans famille « chez lui » – à l’orphelinat.

Une telle constance l’a fait rester, et le Dr Larch s’est pris pour lui d’une affection quasi paternelle. Lui demandant de « se rendre utile » dès l’âge de 13 ans, il lui a appris les gestes de l’accouchement, des rudiments de médecine, et même comment avorter une femme. Mais l’orphelin a toujours considéré l’interruption d’une grossesse avec une répugnance intime ; il a refusé d’opérer.

Un jour, une Cadillac décapotée blanche apporte un jeune couple encore au lycée, dont la fille a pris le ballon à cause d’une capote percée de façon perverse par celui qui les distribue libéralement. Le Dr Larch l’a avortée, tandis qu’Homer s’est pris d’affection pour la jeune fille aux poils pubiens blonds et légers, et pour son ami et presque fiancé Wally, fils de famille athlétique d’un domaine de pommes et de cidre. A 20 ans, après avoir fait ses classes sexuelles dès 14 ans avec la grosse Melony, l’aînée des filles orpheline, elle aussi inadoptable, Homer se fait recruter comme cueilleur de pommes et accueillir dans la famille de Wally et de Candy à Ocean View dans le Maine, près de la mer qu’il n’a jamais vue.

Il apprend à nager, à conduire, à cultiver les pommes, à réparer la mécanique ; il connaît enfin l’océan, le cinéma, la grande roue. Nous sommes dans les années 40, Wally part à la guerre accomplir son rêve de pilote ; il est descendu au-dessus de la Birmanie par les Japonais qui occupent le pays ; durant dix mois, il sera considéré comme « disparu » avant de réapparaître amaigri, handicapé et devenu stérile. En désespoir de cause Candy, qui aime autant l’un des garçons que l’autre, fait l’amour avec Homer et avec grand plaisir. Elle attend un enfant et Homer ne veut absolument pas qu’elle avorte, cette fois-ci. Ils partent à Saint Cloud’s pour accoucher et le bébé est prénommé Ange, masculin d’Angela, l’une des nurses qu’Homer a connu enfant. Sauf que Wally revient et que Candy ne peut que se marier avec lui ; elle l’avait promis. L’enfant Ange est alors élevé par ce couple à trois, « adopté » selon la version officielle pour obéir aux convenances. Mais Homer et Candy feront l’amour 270 fois en quinze ans, malgré le mariage officiel avec l’autre. C’est que les règles, c’est bien ; la réalité les fait transgresser souvent, pour motifs supérieurs. Ainsi le bonheur d’Ange et de Wally.

Le titre américain est plus explicite que le titre français. « Les règles de la maison de cidre » font référence au règlement administratif à destination des cueilleurs de pommes saisonniers. Il pose ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, que ce soit pour des raisons de sécurité, de morale ou de relations sociales. Or les Noirs qui viennent chaque été sous la houlette de Monsieur Rose, expert à vous lacérer blouson et chemise d’un coup, sans toucher la peau, si vous le serrez de trop près, ont leurs propres règles – différentes de celles de Blancs. Homer comprend alors ce qu’un orphelin ne peut connaître : que tout est règle dans la société, qu’il s’agisse du travail, du flirt, du mariage, de la paternité. Monsieur Rose transgressera ses propres règles en versant du côté noir de l’inceste, ce qui obligera Homer à avorter sa fille Rose Rose pour ne pas qu’elle ne le tente elle-même et mette sa vie en danger.

Car « La convention n’est pas la morale », dit Charlotte Brontë citée en exergue. La morale est humaine, la convention est sociale. Entre les deux, la liberté de chacun. Par morale, Homer refuse d’avorter les femmes, de forcer sa compagne ou d’abandonner son enfant. Alors que les règles sociales, explicites ou implicites, pourraient le lui imposer selon la loi ou « par convenances ». Or la réalité des situations va les lui faire transgresser une à une, malgré lui : le décès à plus de 90 ans du Dr Larch l’obligera à offrir la liberté que ne permet toujours pas loi aux femmes de choisir si elles veulent prendre la responsabilité d’un enfant ou non ; il ne quittera le domicile « familial » avec Candy (et Wally) que lorsque Ange aura passé 15 ans, devenu aussi grand que son père et musclé comme Wally en sa jeunesse ; il lui fera passer le permis de conduire à 16 ans pour qu’il puisse choisir d’aller le voir à Saint Cloud’s quand il le veut. Car il lui a constamment marqué son amour, ce qui lui a manqué en tant qu’orphelin. Il y a des scènes banales mais touchantes entre père et fils adolescent dans le roman. Ange découvrira le pouvoir de raconter des histoires et deviendra – comme l’auteur – écrivain.

Irving est lui-même né hors mariage et son père adoptif était professeur d’obstétrique à Harvard, ce pourquoi il en connaît long sur le vagin, l’utérus et tous les organes de la reproduction. Mais il emporte le lecteur dans une obsession de la famille et ses personnages secondaires fourmillent, chacun agissant de façon excentrique. Toutes ces vies qui s’entrecroisent sont décrites avec bonne humeur et humour (qui est aussi une « humeur » particulière). C’est victorien et rabelaisien à la fois, avec ce côté entraînant d’homme d’action qui est le propre du romancier américain.

Un film réalisé par Lase Hallström a été tiré de ce roman-fleuve avec Tobey Maguire et Michael Caine, et a obtenu six Oscars du cinéma.

John Irving, L’œuvre de Dieu, la part du diable (The Cider House Rules), 1985, Points Seuil 2014, 832 pages, €13,95

DVD L’œuvre de Dieu, la part du diable, Lasse Hallström, 1999, avec‎ Tobey Maguire, Charlize Theron, Delroy Lindo, Paul Rudd, Michael Caine, Buena Vista Home Entertainement 2003 (anglais VO et français doublé), 2h11, €32,49

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Maxence van der Meersch, L’élu

C’est un roman ancien d’un auteur oublié parce que régionaliste, malgré son Prix Goncourt et son entrée à l’Académie française. Pourtant l’auteur, humaniste chrétien, mérite d’être relu tant son époque (les années trente) a nombre de points communs avec la nôtre : le matérialisme envahissant, le productivisme sans but, l’absence d’idéal, la montée des populismes autoritaires…

Le roman campe dans les terres du Nord un directeur de fabrique de dynamite, Siméon Bramberger, ingénieur de la cinquantaine, en prise avec la maladie inexorable de son fils Valère, la tuberculose. Le garçon, marié à Isabelle, se meurt. Son épouse, encore jeune et pleine de désirs, l’assiste, mais prend des libertés avec le contrat d’union indissoluble. Elle voit régulièrement en cachette le jeune Fabre, aide-chimiste ingénieur à l’usine, qui, de casanier, est devenu brusquement nomade à moto. Les traditions les mieux établies se perdent avec cet adultère, toutn comme l’usine a explosé neuf ans auparavant par instabilité de la nitroglycérine.

Comment mieux caractériser l’époque qui se délite, comme le corps avec la maladie, que par ce sursaut de vie rebelle qui saisit Isabelle ? Le père est scandalisé, puis comprend. Il use en effet de son intelligence et accepte le compromis : le couple ira vivre à Nice, au soleil, et sa mère accompagnera Valère pour le soigner. Isabelle aura du temps pour elle. Fabre la rejoint, évidemment, et ils se donnent du bon temps. Las de souffrir, et peut-être parce qu’il a senti la trahison, Valère achète un pistolet (en vente libre à l’époque !) et se suicide.

Sa mère, alors, se laisse mourir de douleur, somatisant en « fausse angine de poitrine » son angoisse. Elle va peu à peu, grâce à l’amitié du croyant Vhuilst, chimiste en chef de l’usine et ami de vingt ans de son mari, passer à la religion. La croyance l’aide à survivre, à espérer un ailleurs où tout serait apaisé, la résurrection. Une sorte de fuite, mais aussi une béquille. C’est ainsi que le pacifisme servait de croyance en un avenir meilleur face aux montées des fascismes…

Lorsqu’elle meurt à son tour, Siméon se retrouve seul, sans but. Il démissionne de son poste de directeur d’usine, il part en voyage, aidé par son ami veuf Vhuilst, qui a connu lui aussi le désespoir à la mort de sa femme. Il assiste à une messe à Paris, visite l’abbaye de Hautecombe, puis celle de la Grande Chartreuse. Il est tenté par la retraite du monde, la vie de fraternité dépouillée des biens matériels, cultiver son jardin et participer aux cérémonies. Il n’a pas la foi mais tend au pari de Pascal : faire comme si et tout suivra.

L’auteur a pris pour exemple de ce roman désespéré sa propre vie. Il a perdu de tuberculose en 1918 sa sœur aînée Sarah, 18 ans. Le ménage de ses parents n’y a pas résisté, sa mère devenant alcoolique et son père, athée convaincu, cherchant à se perdre en menant une vie dissolue. Siméon oppose deux visions : celle de la femme pauvre et malheureuse qui revit en prenant la communion lors de la messe, et la femme très maquillée, séductrice et prête à jouir, qui visite une cellule de la Grande Chartreuse : « Et une étrange pensée qu’il n’eût jamais conçue, qui ne l’eut jamais effleuré, peut être, ailleurs qu’au fond de cet asile purifié par d’innombrables sacrifices, lui traversa l’esprit : l’idée que des êtres tels que cette grande créature tournée toute vers la joie des sens, la conquête et le plaisir, rendait croyable et presque visible la présence et l’emprise d’une occulte puissance destructrice, désorganisatrice, diabolique » p.218 Van der Meersch sera résistant, mais la pensée de Pétain n’est pas loin qui faisait de l’hédonisme la cause des malheurs de la France.

Solitude et désarroi sont dans les années trente le lot du couple, de la famille qui se décompose, de l’impuissance devant la maladie avant les antibiotiques, de la nation qui dépérit et acceptera bientôt sa soumission au plus fort. « C’est parce que j’ai connu moi-même les incertitudes et les doutes de mon héros, Siméon Bramberger, que j’ai écrit L’Élu », dira l’auteur. À quoi bon ? se dit le pessimiste. L’imbécile guerre industrielle de 14, déclenchée pour des questions d’honneur suranné par des politiciens depuis leurs bureaux, a obsédé toute la génération d’après par la peur de la mort et du néant. Sa révolte désespérée a pris deux formes : celle de la révolution communiste ou fasciste, ou la résignation par l’abandon à la foi, seule espérance qu’offrait la tradition.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Maxence van der Meersch, L’élu, 1937, Livre de poche 1969, 254 pages, occasion €5,00

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Dans ses yeux de Juan José Campanella

En 1974, une jeune institutrice de 22 ans se fait violer, tabasser et assassiner. On la retrouve entièrement nue en travers de son lit couvert de sang. Elle s’appelle Liliana Colotto de Morales (Carla Quevedo) et est mariée à un employé de banque, Roberto Morales (Pablo Rago). Les enquêteurs auprès du procureur Benjamín Espósito (Ricardo Darín) et son adjoint Pablo Sandoval (Guillermo Francella) instruisent avec la police. Mais aucun indice, le coupable n’est pas trouvé, le juge prononce un non-lieu. La supérieure des deux hommes, Irene Menéndez Hastings (Soledad Villamil), ne peut rien, c’est le système.

Mais Esposito et Sandoval sont émus par l’amour intense que Roberto garde pour sa jeune femme disparue. Ils ne veulent pas en rester là. Ils poursuivent l’enquête seuls, en examinant la jeunesse de la victime. Leur obstination paye puisqu’une photo de fête leur montre un jeune homme dont le regard est fixé sur Liliana à 17 ans, un regard concupiscent de désir transi. « Les yeux ne mentent pas. » Ils convainquent Irene d’annuler le non-lieu puis recherchent donc cet Isidoro Nestor Gómez (Javier Godino) auprès de sa mère, puis dans les diverses résidences qu’il a occupées. D’ailleurs, fait parlant, il a quitté la dernière deux jours après le crime. Le mari amputé de son épouse en est informé. Pour aider l’enquête, il se rend chaque soir une heure dans une gare différente de la capitale pour observer les travailleurs qui rentrent dans la banlieue. Il cherche Isidoro dont il a le portrait gravé dans la tête, mais ne trouve personne qui corresponde.

A cette époque, ni ADN, ni téléphonie mobile, ni Internet, ni caméras de surveillance – tous ces gadgets multipliés de la surveillance de masse n’existent. Pas plus que les informations croisées par informatique ; la police et les administrations brassent des tonnes de paperasses classées plus ou moins bien en archives. Sandoval a une idée, pêchée dans le bistrot où il va se saouler chaque soir, en alcoolique invétéré. Tout peut changer chez chacun, sauf une chose : la passion. L’adresse, le boulot, les copains peuvent être quittés, pas l’attrait irrésistible du jeune homme pour le foot. C’est donc dans le stade de Buenos Ayres que les policiers doivent chercher. Ils ont la photo d’Isidoro, il suffit de le traquer.

Pas simple, au milieu des plus de 80 000 spectateurs, mais la chance leur sourit. Ils repèrent le jeune homme, le poursuivent et, aidés des policiers, l’attrapent. En garde à vue, en attendant le juge, Esposito et Irene interrogent le suspect. Il nie, il les déclare fous, leur scénario divague. Mais Esposito a rappelé à Irene, qui a fait Harvard, la tactique du bon flic/mauvais flic qui réussit souvent. Irene, jeune femme de bonne famille qui va se marier avec un riche Argentin d’une dynastie connue, se prend au jeu. Elle insulte carrément Isidoro dans sa virilité, déclarant que le tueur était grand, musclé, avec un vit énorme, ce qui ne semble pas le cas du « gamin » aux bras en spaghetti en face d’elle. Le garçon, piqué au vif dans sa masculinité de macho latino, se lève et ouvre son pantalon pour montrer son engin, ce qui est un moment intense du film – avec la découverte des lettres d’Isidoro chez la mémé, la traque au stade, le départ d’Esposito de Buenos Ayres alors qu’Irene pleure. En colère, il tente de gifler Irene et, à moitié dépoitraillé par l’agent qui le maîtrise, éructe qu’il a bien défoncé Liliana qui ne voulait pas de lui, qu’il l’a domptée, réduite à se soumettre, en bref tuée.

Il a avoué, il est jugé, condamné à perpétuité. Roberto le mari félicite Esposito, et se dit soulagé. Il est contre la peine de mort et l’emprisonnement à vie est pour lui la peine la plus lourde à qui a pris la vie d’un autre.

Et puis… un jour à la télévision, alors que la Présidente inaugure quelque chose, le visage d’Isidoro Gomez apparaît derrière elle. Il a été libéré ! Le juge qui l’a fait, ennemi d’Esposito, a considéré qu’il était un bon informateur pour la police en prison, et l’a chargé de missions d’infiltration des milieux « gauchistes » pour le gouvernement. Isidoro s’est rasé, porte désormais costume et un pistolet, qu’il exhibe et charge incontinent devant Irene et Esposito dans l’ascenseur du tribunal. Roberto est effondré, mais décide d’oublier. On ne peut rien faire contre les magouilles politiques. C’est le système.

Vingt-cinq ans plus tard, Esposito à la retraite décide d’écrire un livre sur cette enquête qui a marqué sa vie professionnelle. Il renoue avec Irene, mariée deux enfants, lui qui a quitté la capitale, s’est marié lui aussi mais a divorcé parce qu’il est resté secrètement amoureux d’elle durant leurs années de collaboration. Son roman retrace les étapes de l’enquête, les doutes, la traque, la libération du détraqué sexuel pour devenir homme de main de la dictature argentine entre 1976 et 1983. Il dit aussi l’assassinat de Sandoval, pris pour lui Esposito, alors qu’il l’avait recueilli bourré en son appartement, avant d’aller quérir sa femme pour qu’elle le ramène. Des tueurs du régime, mandatés par Isidoro, sont venu lui filer une rafale de mitraillette. Depuis, Isidoro n’a plus fait parler de lui, il a disparu de la circulation.

Pour son roman, Esposito recherche Roberto le veuf, pour lui exposer son projet bien avancé. Il est toujours dans la banque mais habite une maison isolée dans la campagne. Il a tout oublié, dit-il, vingt-cinq ans ont passés, cela ne sert à rien de ressasser. Mais Esposito remarque que la photo de la jeune Liliana trône toujours à la place d’honneur dans la bibliothèque, au milieu d’encyclopédies médicales. Il ne s’est pas remarié, c’est comme si la mort de sa femme l’avait laissé prisonnier pour toujours. Au moment de partir, Esposito expose à Roberto pourquoi il écrit ce livre, pour l’amour infini qu’il n’a vu chez nul autre que lui. Le mari lui avoue alors qu’il ne faut plus rechercher Isidoro, qu’il l’a tué de quatre balles dans le torse alors que passait à grand fracas un train, après l’avoir assommé et enlevé. En effet, le tueur, sûr de son impunité comme nervi du régime, s’était mis à le rechercher jusqu’à aller se renseigner dans sa banque. Esposito croit voir le point final de sa quête, il repart dans sa Renault.

Sur la route, il est pris d’un doute. Il revient à pied par les bois pour observer la maison. Car il se demande : « Comment fait-on pour vivre une vie pleine de rien ? » A la nuit, Roberto sort…

Ce film, tiré d’un roman d’Eduardo Sacheri, La pregunta de sus ojos (traduit en français en 10-18), connaît quelques longueurs mais aussi quelques moments de tension rares, qui alternent avec des scènes d’humour, souvent dues à l’alcoolique Sandoval, pas très futé en général. L’amour fusionnel de Roberto pour Liliana est revécu sotto voce par Esposito pour Irene, sans sa fin tragique. Car de temo (j’ai peur) qu’Esposito écrit la nuit sur un bloc au retour d’un rêve, il fait te amo (je t’aime) en rajoutant un petit rien, le A. La justice des hommes est impure, souillée d’arrière-pensées politiques, mais la justice immanente finit par triompher. Surtout grâce au caractère des hommes et des femmes pour qui la loi doit être respectée et non bafouée. Même si l’amour est impossible, en raison du système et des statuts sociaux, il ne se résout pas forcément en viol et meurtre.

Prix Goya Meilleur film étranger en langue espagnole 2010

Meilleur film en langue étrangère aux Oscars du cinéma 2010

DVD Dans ses yeux (El secreto de sus ojos), Juan José Campanella (Argentine), 2009, avec Soledad Villamil, Ricardo Darín, Carla Quevedo, Pablo Rago, Javier Godino, M6 vidéo 2010, 2h02, €7,50, Blu-ray €15,10

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Pearl Buck, Vent d’est, vent d’ouest

Pearl Buck, prix Nobel de littérature 1938, est une Américaine mariée à un Américain qui a vécu en Chine de 1917 à 1927. Son premier roman ne peut que porter sur l’acculturation rapide d’une Chine restée féodale et patriarcale à cause de l’ouverture au monde apportée par le commerce occidental durant la Première république, de 1912 à 1949. Le vent d’est rencontre le vent d’ouest et le climat entre en turbulences.

Kwein-Lan est une jeune fille de Chine traditionnelle, au mariage arrangé alors qu’elle n’était pas encore née avec un fils d’une famille amie qui avait déjà 6 ans. La cérémonie n’a eu lieu qu’après les études du jeune homme, d’abord à Pékin, puis aux États-Unis où il est devenu médecin. Il a découvert la science, répudié les superstitions ; il a goûté aux mœurs libres américaines, considéré la femme égale à l’homme. Lorsqu’il revient dans sa famille restée conservatrice, c’est le choc des cultures.

Sa jeune épouse, éduquée à le servir et à se taire, à obéir en tout à sa belle-mère puisqu’elle a été « vendue » à sa nouvelle famille, est désorientée. Rien de ce qu’elle fait bien n’est bien aux yeux de son mari féru de nouvelles mœurs. Ce sera une lente rééducation qu’il lui imposera, dans la douceur, en commençant par déménager pour ne plus vivre dans sa famille élargie mais en couple avec leur enfant, un fils vigoureux qui fait le bonheur de sa mère et la fierté de sa grand-mère paternelle, puis en l’aidant à débander ses pieds. L’amour naît entre eux naturellement, ce qui n’était pas évident.

Cette jeune fille qui raconte de façon ingénue et naïve son expérience au jour le jour à « une amie » qui pourrait être l’autrice, fait le charme du livre.

Dans le même temps, autre combinaison : Kwein-Lan a un frère aîné qu’elle aime, mais dont elle a été séparée lorsque le garçon avait 9 ans pour qu’il vive du côté des hommes de la maison traditionnelle. Il est fin et obstiné comme sa mère, la Première épouse, mais aime le sexe comme son père riche qui accumule les concubines. Il le convainc d’aller étudier lui aussi aux États-Unis, comme c’est la mode dans la nouvelle République. Mais il informe sa famille, au bout de quelques années, qu’il est tombé amoureux là-bas d’une Américaine, et qu’ils se sont mariés.

Drame en Chine. Les parents avaient, comme il se doit, arrangé un mariage avec une fille de la famille Li et c’est perdre la face que de rompre le contrat. Certes, la fille n’est pas belle, mais on ne pouvait le savoir à sa naissance ; elle est surtout d’une famille honorable et riche, du même rang que le fils aîné.

Rien à faire : le frère de Kwein-Lan est amoureux et rien ne le fera changer d’avis. Il en a assez de la lourde tutelle des traditions immuables et de l’autoritarisme de sa mère. Il n’en fera qu’à sa tête. Pour convaincre ses parents, lui et sa femme Mary font le voyage en Chine et se présentent à la famille. C’est toute une diplomatie des petits pas pour aborder les choses en douceur : habiter dans un premier temps avec sa sœur, aller voir sa mère tout seul, puis en couple, y retourner lorsque le père, parti vagabonder pour éviter les ennuis, est de retour, habiter la maison familiale mais dans une aile à part, sans jamais se mélanger aux autres, tomber enceinte d’un fils – que la belle-mère refuse, n’étant pas du sang ancestral.

La Première épouse meurt, de chagrin de cette « souillure du sang », et sans petit-fils digne de continuer la lignée des ancêtres (la Chine féodale est raciste, la nouvelle se veut seulement « patriotique »). Le père, qui en discute avec le clan familial mâle (les femmes n’ont pas droit à la parole), exige de son fils aîné qu’il répudie Mary et la renvoie en Amérique avec son rejeton et une belle somme, puis qu’il épouse la fille Li comme prévu. Pas question : le fils préfère être déshérité et poursuivre la vie commune avec sa femme américaine. Ils resteront en Chine si possible, habiteront une petite maison comme sa sœur et son mari médecin, lui travaillera comme professeur, sinon, ils iront aux États-Unis. Le temps n’est plus à l’obéissance aveugle aux rites antiques, inadaptés au monde nouveau

Ce roman d’un cœur simple, confronté aux bouleversements du temps, en dit beaucoup sur une Chine passée en un siècle des mœurs féodales aux mœurs modernes, l’individualisme à l’américaine ayant laissé la place, dès 1949 avec Mao, au collectivisme patriotique, avant un retour de balancier vers l’initiative individuelle de Deng Xiaoping à partir de 1978.

Pearl Buck, Vent d’est, vent d’ouest (East Wind : West Wind), 1930, Livre de poche 1972, 250 pages, €8,40

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Pearl Buck déjà chroniquée sur ce blog

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Jean-Jacques Dayries, Quatuor

Quatre personnages, quatre métiers solistes, quatre mouvements, appelés à jouer de concert comme dans un ensemble musical. Éloïse (déjà rencontrée avec son musicien dans Un être libre – chroniqué sur ce blog) est chef économiste d’une Institution ; Alphonse est violoncelliste reconnu ; Chloé est une journaliste d’investigation aux dents longues dans l’audiovisuel ; James, fils d’Éloïse, est journaliste à réseau d’un grand journal de presse écrite. Le thème ? La corruption dans les instances d’une institution internationale, des subventions publiques détournées à des fins privées car sous les montants surveillés.

Chacun sa vie, son âge, son ambition. Éloïse, passée de l’université au privé, rêve d’écrire un livre d’économie original ; Alphonse de jouer enfin aux États-Unis dans les orchestres bien nantis à la reconnaissance assurée ; Chloé de se faire une place à la télévision avec une émission percutante et étayée ; James d’assurer son couple avec ladite Chloé. L’Affaire, révélée par un lanceur d’alerte à Chloé, prend de l’ampleur. Chacun l’aide comme il peut pour qu’enfin tout cela finisse, car des menaces sont proférées, des agressions physiques pour voler des documents, une atmosphère de paranoïa sur les données.

L’art de l’auteur est de procéder dans le cadre contraignant du quatuor musical, adagio (tempo lent et détendu), andante (tempo modérément rapide), allegretto (tempo très vif, accéléré), grave (tempo lent, solennel, lourd). Cela l’oblige aux phrases courtes qui donnent un style haletant, aux découpages de scènes simultanées comme dans un thriller. Le mouvement s’accélère, jusqu’au finale qui tombe, comme un destin.

Le dernier tempo est inspiré par le Quatuor à cordes n°16 de Beethoven, sa dernière œuvre opus 135 intitulée « Der schwergefasste Entschluss » (La résolution difficilement prise). L’auteur conseille p.28 l’application de streaming Qobuz pour l’écouter « en haute-fidélité » – c’est toujours intéressant à apprendre. Le dernier mouvement porte une inscription en épigraphe de la main du compositeur : « Muß es sein? Es muß sein! », citée en tête du livre. La traduction courante est « Le faut-il ? Il le faut ! » – mais l’allemand mussen en appelle à la nécessité, au destin : « Cela doit-il être ? Cela doit être ! ». Ce qui a de la valeur contre ce qui reste léger : au fond, n’est-ce pas la leçon de vie de l’œuvre ? Chaque personnage recherche ce qui vaut le plus pour lui, au-delà du superficiel de son existence. Au-delà des tentations de la facilité aussi, des entorses à l’éthique de la profession, de la protection du couple toujours fragile.

Les caractères sont bien déterminés, complémentaires, les personnages crédibles. Le lecteur entre aisément dans chacun des métiers, dont on dirait que l’auteur a personnellement l’expérience. C’est documenté et bien mené, dans la lignée d’Alain Schmoll, chroniqué sur ce blog. En bref un thriller économico-social captivant dans la France d’aujourd’hui, ouverte sur le monde. Avec des remarques incisives sur l’air du temps.

Jean-Jacques Dayries, Quatuor, 2024, éditions Regard – Groupe éditorial Philippe Liénard, 151 pages, €21,50

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Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Henri Bosco, Le mas Théotime

Henri Bosco, mort en 1976, chantait la terre et la Provence, ce Lourmarin qu’il a habité à la fin de sa vie et où il est enterré. Lui qui a voyagé comme interprète et prof durant des années en Grèce, en Italie, en Serbie, au Maroc, il se sent de sa terre. Le Mas Théotime en est un hommage. La piété de l’errant à l’enraciné.

Pascal était un jeune garçon sauvage, fils unique comme l’auteur (ses quatre frères aînés étaient morts en bas âge). Il était de Sancergues, pays où cohabitaient les deux familles de sa mère et de son père, les Dérivat et les Métidieu. Il avait comme voisine Geneviève, une fillette à peu près de son âge, avec laquelle il jouait en ayant percé un trou dans la haie mitoyenne. Et puis, à 8 ans, lui avait pris un ton de sauvagerie qui l’avait fait s’éloigner. Il craignait d’aimer d’amour Geneviève, qui faisait la coquette et l’aimait bien aussi. Pourquoi ce refus d’aimer ? Cette rébellion de l’âme et du corps ? C’est un peu une énigme.

Pascal ne voulait pas être attaché à la vie médiocre de la reproduction familiale, se marier avec sa cousine, exploiter en commun sa terre, rester au ras du sol. Lui aspirait à la culture, à la connaissance des plantes, à quitter le giron familial et le village ancestral. « Théotime, que j’aime, s‘est attaché à moi, qui l’ai relevé de son sommeil. En dix ans de coexistence nous nous sommes mêlés tellement l’un à l’autre que quelquefois je me demande si j’ai vraiment une maison et une terre ou si, plus vraisemblablement, tout cela n’est pas le pays et le toit familier de ma vie secrète. Ainsi en moi c’est naturellement Théotime qui pense, qui aime, qui veut ; et je n’entreprends rien sans que ses lois imposent, peu ou prou, à ma volonté, leurs raisons, qui sont fortes et nobles, j’en conviens, mais dont s’accommode parfois difficilement la violence de mes désirs » p.234. Il a hérité le mas et les terres près de Puyloubier (à 20 km d’Aix-en-Provence) d’un grand-oncle qui portait ce nom.

Geneviève n’a pas cette placidité de tempérament. Elle a toujours été vivace, dansante à donner le tournis. Elle a donc fait la folle. Il l’a giflée à un mariage, à 12 ans ; l’a revue par hasard au pensionnat, à 15 ans. Elle s’est mariée, a divorcé, s’est remise avec un homme marié et père de famille, l’a épousé sur ses instances, puis l’a quitté, lassée. Brusquement, elle débarque au Mas Théotime, la terre qu’occupe Pascal tout seul, avec les Alibert ses métayers logés à quatre cents mètres. Elle vient se cacher de son ex, se ressourcer, elle est toujours amoureuse de son cousin Pascal. Qui l’est aussi mais résiste. Comme s’il ne pouvait accepter d’aimer à la fois une femme et la terre. Or il aime la terre, celle dont il a hérité, celle sur laquelle il vit, celle qu’il cultive et amende. « J’aime Théotime  ; mais Théotime tiens déjà à la montagne, par les racines, par les eaux, par la pierre dont on a bâti ses murailles. Théotime est un poste avancé des collines, et le lieu de rencontre où s’équilibre à leur sauvagerie l’aménité des premiers jardins et la forme des premiers blés. Son génie est aussi pastoral que l’agricole » p.415.

Il a de tout, Pascal, en véritable seigneur paysan, autarcique : des moutons pour la laine et le fromage, quelques vaches pour le lait et le beurre, un poulailler ; il cultive le blé et le maïs, fait pousser la vigne pour faire son vin, des oliviers pour l’huile pure, un verger pour les fruits, un potager… Ne manquent que les cochons – mais il y a les sangliers sauvages qu’il suffit de chasser. « Nous sommes les gens de ce lieu, les possesseurs héréditaires du quartier. Il est à moi, je suis à lui ; le sol et l’homme ne font qu’un, et le sang et la sève (…) Ils savaient simplement, de père en fils, que ces grands actes agricoles sont réglés par le passage des saisons ; et que les saisons relèvent de Dieu. En respectant leur majesté, ils se sont accordés à la pensée du monde, et ainsi ils ont été justes, religieux » p.423. Un rêve d’écolo, sans intrants, sans machines, avec seulement la force des bras et de la volonté, quelques chiens pour les bêtes et chevaux pour les labours et le foin. Sa philosophie n’est pas métaphysique mais terrienne : « Je tiens à ces variations du ciel, des eaux et de la terre par des liens mystérieux. Les mouvements qui les transforment me transforment aussi. Au ralentissement de mon sang alourdi par les fatigues de l’été, qui active ses fièvres, je pense que déjà s’accorde une langueur dans la sève des bois encore chauds. Ainsi tout se tient en ce petit monde des campagnes ; et c’est avec mon cœur que bat le cœur de la terre, suivant les hauts et les bas de l’année, le point saisonnier du soleil quand il se lève sur les crêtes, et la position des astres nocturnes » p.400.

Seule la médisance de la campagne peut lui faire de l’ombre. En particulier un lointain cousin Clodius, vieux solitaire qui occupe les terres voisines et voudrait le chasser. Une paix armée règne entre eux, faite de petits incidents ; ils s’observent.

Jusqu’à ce que déboule Geneviève, comme une folle dans un jeu de quilles. Elle est curieuse de tout, soucieuse d’aller là où l’on ne veut pas qu’elle aille. Pascal l’a avertie, mais elle y va quand même. Et Clodius l’attrape sur ses terres, l’emmène chez lui, et la menace. Pascal intervient et la délivre mais, dès lors, la paix précaire est rompue. Clodius croyait pouvoir user de Geneviève pour faire déguerpir Pascal, il en est pour ses frais. Le jeune homme (la trentaine) préfère la terre à la femme. D’autant que Geneviève est liée par le mariage.

D’ailleurs son mari second, qu’elle a quitté alors que lui a tout quitté pour elle, la cherche. Il survient lui aussi au Mas Théotime une nuit d’orage où il fait noir comme dans un four. Clodius qui se méfie de tous, lui tire dessus au fusil et le blesse ; comme l’homme est armé, il riposte au pistolet. Une seule balle, en plein cœur. Clodius est mort. Pascal, sans le savoir, l’accueille comme un colporteur égaré et le loge pour un jour ou deux au grenier. Il ignore tout de l’homme.

Les gendarmes enquêtent, le juge expédie les interrogatoires, le notaire ouvre le testament de Clodius : il donne tout à Pascal parce qu’il lui reconnaît le même amour de la terre que lui. Peu à peu, Pascal découvre la vérité, fait partir l’homme et laisse le choix à Geneviève, qui le suit. Il sera arrêté un peu plus tard mais s’évadera et partira outremer. Quant à Geneviève, elle se réfugie dans la religion, comme la tante Madeleine chez les Trinitaires de Marseille, avant de partir en Orient.

Pascal redevient solitaire sur sa terre. Mais Jean, le fils du métayer, se marie ; sa sœur Françoise se marierait bien aussi, elle aime Pascal. Pourquoi pas ?

Un roman paysan qui met en rapport l’homme avec la terre, à une époque où ils étaient encore proches – avant l’industrie. Nostalgiques ou précurseurs peuvent se retrouver dans ce roman ancien d’un humaniste du sud.

Prix Renaudot 1945

Henri Bosco, Le mas Théotime, 1945, Folio 1972, 448 pages, €9,90, e-book Kindle €9,49

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Arthur C. Clarke, 2001 l’odyssée de l’espace

Arthur C. Clarke fut un auteur génial de science-fiction, décédé en 2008. En 1968, lors de l’écriture de ce roman, il n’était pas optimiste pour sa planète (avec la guerre du Vietnam, la menace nucléaire soviétique, la pollution, les famines), mais très optimiste sur le futur de l’humanité. L’homme n’avait pas encore posé le pied sur la lune (ce sera fait un an après) qu’il imagine déjà un voyage vers Jupiter (« la plus grosse ») et Saturne, là où…

Mais reprenons au début. Il y a trois millions d’années, des pré-humains poilus vivaient dans des cavernes en Afrique et les mâles se défiaient à grands cris de part et d’autre d’un ruisseau ; les femelles étaient violées au jour le jour et mouraient si elles étaient blessées. Le cerveau de ces homininés n’était pas très développé, analogue à ceux de nos jeunes de banlieue si l’on en croit leur comportement. Mais un jour… un monolithe de cristal noir apparaît dans la vallée. Il est de proportions idéales, 1x4x9, les trois nombres premiers, et semble absorber la lumière. Lorsqu’ils s’approchent, les bêtes humaines semblent un peu moins obtuses ; des gestes se développent, l’homininé apprend sans le vouloir, tiré vers l’intelligence par une civilisation bien plus avancée.

« Extra »-terrestre ? Pas sûr. Peut-être une humanité d’il y a longtemps, tellement évoluée qu’elle a quitté la chair pour n’être plus que pur esprit, ondes et corpuscules, pouvant ainsi naviguer dans l’univers entier aussi vite que la lumière. Cet « esprit » de l’univers, étape ultime de la « vie » qui y est née, pratique la sélection comme le fermier pour ses vaches : il explore les innombrables planètes et, là où il voit une lueur d’intelligence, encourage par monolithes l’évolution des êtres.

C’est bien plus clair dans le livre que dans le film qu’en a tiré Stanley Kubrick la même année (chroniqué sur ce blog), surtout sur la fin. Dans le roman, le fil conducteur est l’Évolution – programmée. Dans le film, le réalisateur s’intéresse surtout à la technique, au coup d’État de l’ordinateur de bord du vaisseau spatial HAL 9000 (Carl en français pour Cerveau Analytique de Recherche et de Liaison).

Après trois millions d’années, l’humanité dans sa gloire scientifique s’est enfin installée sur la lune. Dans le cratère Tycho, le plus grand, elle y trouvent une Anomalie Magnétique de Tycho (ATM-1) : un monolithe de cristal noir. Un grand savant vient l’observer lorsque la poussière qui le recouvre est enlevée et, lorsque le soleil se lève, une puissante onde radio part dans l’univers, comme un condensateur qui libère son énergie. L’onde vise Saturne, d’où une expédition programmée en secret par les Américains pour y aller voir.

Explorator 1 est ce vaisseau, piloté par deux hommes et un ordinateur, plus trois techniciens en hibernation qui ne seront réveillés qu’à proximité de Saturne, six ans plus tard. C’est un voyage sans retour, même si un Explorator 2 est en train d’être construit pour rapatrier les astronautes par la suite. Tout se passe dans la routine, l’ordinateur assure la maintenance. Jusqu’au jour où il annonce aux deux hommes qu’un élément de l’antenne est défectueux et doit être réparé. L’un d’eux sort et le remplace, mais l’élément, une fois testé, ne montre aucune anomalie. La Terre, informée, teste elle aussi mais soupçonne plutôt une anomalie de l’ordinateur, un conflit de programmes.

Alors la machine Carl décide de prendre les commandes et d’éliminer les gêneurs. Une machine n’est pas intelligente, même si l’on parle d’IA, l’intelligence artificielle. Une machine est aussi conne qu’un guichet de Sécurité sociale où, si vous n’avez pas les bons papiers, vous vous heurtez à un mur de stupidité. Carl est programmé pour accomplir la Mission, même seul s’il le faut. L’humain lui est une gêne ? Il le supprime – sans état d’âme (puisqu’il n’en a pas). Voilà où est le danger de l’IA : confier à des robots (algorithmes et machines automatisées) des décisions vitales pour les humains de chair.

Son compagnon tué par la machine, au prétexte de changer une fois de plus l’élément défectueux, les hibernants sacrifiés en relâchant tout l’air du vaisseau par l’ouverture des sas, Bowman se retrouve seul, ayant réussi, par son astuce humaine, à échapper au danger systémique de la machine. Plus simplement que dans le film, il va débrancher les cartes mémoires supérieures de Carl pour le rendre légume, et prendre lui-même les commandes du vaisseau. La Terre lui révèle la mission, qu’il ne connaissait pas pour des raisons « de sécurité » (la paranoïa militaire) : joindre Saturne, approcher au plus près son satellite Japet, étonnamment brillant comme un œil qui regarde l’espace.

De plus près, l’œil a une pupille, un gigantesque monolithe de cristal noir de 900 m de haut, sur lequel Bowman décide de se poser en capsule, quittant le vaisseau où il est seul. Le monolithe se révèle un vortex, une sorte de trou noir qui est une « porte aux étoiles », permettant de passer d’un monde à l’autre, d’un bout de l’univers à un autre. La capsule est aspirée, Bowman incité à entrer dans un module extérieur… qui ressemble à une chambre d’exposition « vue à la télé ». Ce qui est d’ailleurs le cas : l’intelligence qui conçoit ce module se fonde sur des émissions télévisées terrestres d’il y a deux ans.

Le roman est dès lors bien plus clair que le film : Bowman est « initié » par les intelligences supérieures ; son corps ne lui sert plus et il « renaît » dans un bébé, lequel joue un temps avec un bloc de cristal, l’équivalent du monolithe pour les pré-humains. Mais l’homme est désormais bien plus intelligent et il saisit très vite : il devient comme les autres intelligence désincarnée, pur esprit. Ce qui lui permet de revenir sur la planète Terre juste à temps pour stopper une guerre nucléaire. L’Enfant est désormais maître du monde et ne sait pas encore ce qu’il va en faire.

Arthur C. Clarke, 2001 l’odyssée de l’espace, 1968, J’ai lu 2022, 288 pages, €7,90, e-book Kindle €9,99

DVD 2001 l’odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey), Stanley Kubrick, €7,02, Blu-ray €9,00

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Robert Merle, En nos vertes années – Fortune de France 2

Si Fortune de France (chroniqué sur ce blog) a conté l’enfance de Pierre de Siorac, cadet du baron de Mespech, et de ses frères (et fait l’objet d’une série télé 2024), En nos vertes années conte son adolescence gonflée de vie et de tumulte. Né, comme on se ramentevoit (se souvient) le 28 mars 1551, Pierre n’a que 15 ans lorsqu’il est envoyé par son père à Montpellier, y apprendre en faculté la médecine. Il est accompagné de son demi-frère Samson du même âge que lui, et de son fidèle valet Miroul de trois ans plus âgé. Les trois compagnons entrent dans la belle ville du Languedoc en juin 1566.

Entre temps, que d’aventures ! Pierre n’a d’yeux que pour les garcelettes et les trousse à loisir quand leurs beaux yeux y consentent. Mais il ne les prend pas en soudard, aimant plutôt les envelopper de paroles et de compliments, tant il a appétit de leur chair fraîche et tendre. « Je le vois bien, c’est le piège que nous tend l’exquise beauté, en toutes ses parties, le corps de la femme. On cuide de se contenter de la rondeur d’un bras. Mais le bras qu’on vous abandonne, baisé et mignonné, l’appétit croît de sa nourriture même : il y faut tout » chapitre 10. Comme le jeune garçon est, à 15 ans, beau et bien fait, fort et courageux, elles consentent bien volontiers. Dès l’auberge de Toulouse, il doit besogner la soubrette puis l’aubergiste à la suite, en la verdeur de ses 15 ans.

Il est le chef de la troupe, son père en ayant décidé ainsi, Samson tenant les pécunes et Miroul surveillant ses excès, étant vite échauffé et de folle bravoure. Samson est un éphèbe grec, blond-roux bouclé et musclé comme une statue. Mais, élevé dès son âge tendre dans la religion réformée, il tient pour péché la chair et ne suit pas son frère bien-aimé Pierre en ses débordements. Celui-ci doit s’entremettre pour qu’il tombe amoureux de la belle Dame du Luc, Normande veuve en début de trentaine, qui fait pèlerinage à Rome en compagnie d’une troupe commandée par le baron de Caudebec. Samson est si beau que la dame en tombe raide ; elle ne tarde pas à l’initier aux plaisirs de la couche, Pierre intrigue pour cela, sans que le bienveillant et naïf Samson n’y touche. Il en a du remord car c’est péché pour la sainte religion, mais Pierre le convainc habilement que c’est péché bénin, Dieu nous ayant créé ainsi. La méchanceté est péché, pas l’amour. «Je sais qu’en lisant ceci d’aucuns vont aller sourcillant, me voyant tout entier à Vénus, et non content de courir moi-même le cotillon, d’en jeter un, et des plus ardents, dans le lit de Samson. Mais c’est la grande affection que j’avais de lui qui me fit faire cela, et tout autant, mon souci quasi paternel que l’être de Samson répondit à son apparence qui, certes, n’avait rien d’escouillé ni d’efféminé, car outre sa grande beauté, il était plus fort, robuste et musculeux qu’aucun fils de bonne mère en France, et c’était grande pitié, à mon sens, de voir ce bel étalon vivre comme nonne desséchée en cellule » chapitre trois.

Pierre se taille une réputation de vaillant capitaine en luttant contre les Caïmans qui écument les Cévennes, bandits de grand chemin qui rançonnent et qui tuent les voyageurs. Par ruse et stratégie, il défait la troupe, et le baron de Caudebec lui en sait gré, avant qu’il ne soupçonne qu’il soit huguenot. Ce que Pierre, par ruse, détourne en se confessant à la chevauchée à un moine sourd mais gourmand, auquel il baille un par un les gâteaux et tartelettes données par son aubergiste reconnaissante du plaisir qu’il lui a donné.

L’auteur, qui s’est documenté, nous fait découvrir l’état de la médecine en ce XVIe siècle de Rabelais et de Montaigne, laquelle consiste surtout à relire les Anciens en se méfiant de l’expérience et des dissections, condamnées par l’Église et à peine tolérées en faculté. Le trio loge chez Maître Sanche, un apothicaire marrane (juif faussement converti), chassé d’Espagne pour établir boutique de simples et de préparations dans Montpellier. Samson, voué initialement au droit, tombe en adoration devant cette profession, aimant par-dessus tout toucher aux remèdes plutôt qu’embarrassé à penser aux maladies. Ils font la connaissance de Fogacer, maigre et aux membres longs comme des pattes d’araignée, qui est Bachelier en médecine, tuteur des novices – et accessoirement sodomite.

Pierre, qui ne peut contenir sa crête haute, défie dès le jour de la rentrée des deuxièmes années qui veulent le chahuter malgré l’interdiction du Doyen, mais retourne la situation pour s’en faire des amis. C’est avec eux qu’il va déterrer deux cadavres dans un cimetière pour les disséquer, un orphelin de 8 ans mort de faim et une putain morte en couches, au logis d’un curé athée qui a écrit un libelle contre Dieu et le Diable, ne croyant ni à l’un, ni à l’autre. C’est dans ce cimetière sous la lune que Pierre est agrippée par une jeune folle, fille de sorcière et de sorcier brûlés pour cela, qui s’est fait prédire être engrossée à minuit par Belzébuth en cimetière. Pierre en profite, malgré lui, pour couvrir ses compagnons qui déterrent malgré les interdits. La fille lui happe sa semence, dont il espère qu’elle ne donnera pas naissance. Un peu plus tard, la fille sera brûlée pour blasphème et sorcellerie, tout comme le curé athée sera défroqué et brûlé lui aussi, moins pour ne pas croire que pour l’avoir écrit.

Dénoncé par le curé sous la torture, Pierre est obligé de se cacher, puis de fuir la ville au bout de quinze mois. Il a heureusement pris l’audace de faire la connaissance du vicomte de Joyeuse, père du magnifique petit garçon de 5 ans Anne de Joyeuse, qui fera sa gloire aux armées une fois adulte. Pierre a eu l’amabilité de donner au bel enfant des soldats de bois qu’il a fait sculpter par un caïman qui voulait l’’expédier, mais qu’il a sauvé, et ce jeu ravit tellement le garçonnet que son père en est tout ému et sa mère curieuse de faire sa connaissance. Pierre, en ses 15 ans, va donc conquérir l’esprit puis le cœur, enfin le corps de Madame de Joyeuse, la faisant vite se pâmer sous ses caresses manuelles et buccales, quasi nu sous son baldaquin, les suivantes renvoyées. Elle l’appelle son « petit cousin » pour une vague parenté de noblesse avec sa mère, née de Caumont. « Mon mignon, faites-moi cela que je veux », lui ordonne-t-elle sous les draps. Ce sont les Joyeuse qui recommandent Pierre aux Montcalm à Nîmes, pour qu’il aille avec son frère, le gentil Samson, et son valet fidèle, Miroul s’y mettrent au vert un moment.

Las ! C’est en cette année que les Protestants profitent des menaces des Catholiques, encouragée par la vipère changeante Catherine de Médicis, pour les attaquer dans les villes où ils ne sont pas assez nombreux, dont Montpellier et Nîmes. Pierre et sa suite se trouvent donc pris dans les Michelades de Nîmes, ce massacre de papistes opéré par les Huguenots, souvent convertis de fraîche date. Pierre en profite pour sauver l’évêque et le jeune frère de lait du capitaine huguenot. Il peut donc quitter Nîmes sain et sauf pour joindre le château de Barbentane, où Montcalm a pu se réfugier sur ses terres, avec sa femme et sa fille.

Mais d’autres Caïmans ont enlevé le trio, réclamant mille écus de rançon, avant de dépêcher les otages. Pierre de Siorac décide alors d’aller à leur recherche. Il s’adjoint des moines soldats d’une abbaye proche, plus l’intendant de Barbentane qui apportait la rançon, et maniant pistolet, arbalète, rapière, dague et arquebuse, réussit à occire tous les malfrats. Une fois au château, blessé au bras gauche, il fait l’objet de toute la reconnaissance de la famille et des soins attentifs des deux femmes. Il tombe amoureux de la fille unique, Angelina, qu’il séduit du plat de la langue en lui contant ses aventures, sans pousser physiquement ses avantages. Ils se promettent l’un à l’autre lorsque le père de Pierre et Samson, le baron de Mespech, vient les chercher en lourd équipage, en attendant des jours meilleurs.

Qu’il est bon de relire cette prose pleine de verdeur des années soixante-dix, qui chante l’adolescence et le plaisir en sus de l’étude et du combat, formant un homme complet ! Robert Merle nous a laissé un bain de jouvence dans ces livres d’aventures à la langue si mignonne du français qui se cherchait encore. Tous les aspects du temps sont abordés, de la condition des servantes à l’ingratitude des hommes, des plaisirs de la noblesse aux querelles de pensée, de l’avidité d’Église pour l’argent à la rude morale des soldats.

Robert Merle, En nos vertes années – Fortune de France tome 2, 1979, Livre de poche 1994, 667 pages, €10,68

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Gaspard Koenig, Humus

Un roman puissant qui brasse la nouvelle religion de l’époque : l’écologie. Tout doit être désormais « durable », soutenable, environnemental. La presse s’en mêle, les politiques y souscrivent, les financiers y voient des opportunités de faire du nouvel argent. Et les jeunes s’y engouffrent : enfin une Mission !

C’est pourquoi Kevin (sans accent sur le e) et Arthur se rencontrent sur les bancs d’AgroParisTech en écoutant une conférence de Marcel Combe, un vieux jardinier devenu géodrilologue et prof de « grande » école sur le ver de terre. L’éphèbe blond issu de parents ouvriers agricoles intermittents du Limousin et le fils d’avocat parisien spécialisé dans la défense des causes radicales lient amitié. Ils sont les seuls à « croire » que le ver de terre sauvera les sols, lessivés et tués par les intrants chimiques que les agriculteurs FNSEA déversent à pleines cuves sur les champs depuis des décennies.

Une fois leurs études terminées, leur diplôme d’ingénieur en poche, les deux amis vont prendre des voies différentes. Kevin se laisse porter par les circonstances : il lance un projet de composteurs à vers pour les particuliers, qui répugne à la plupart des clients, avant qu’une fille rousse issue de la haute industrie ne le ferre pour sa propre ambition. Il crée avec elle (et malgré lui) une start-up de vermicompostage industriel, recyclant dans un premier temps les déchets de l’Oréal avant d’aller prospecter les financiers américains. Tout en la baisant de façon mécanique sur sa demande, lui qui préfère les corps consentants sans distinction de sexe mais avec la sensualité de la peau. Le départ de la boite est fulgurant et Kevin se retrouve adulé dans la presse, sollicité par les émissions de radio et de télé, pressé de toutes parts pour « participer » aux rituels de la nouvelle religion (faire « durable », soutenable, environnemental).

Quant à Arthur, le bifurqueur, il opte pour le néo-rural : retour à la terre, la vraie, dans la ferme de son grand-père délaissée par son père, et dont le voisin a racheté tous les champs attenants. Arthur pense revitaliser les sols qui lui restent en y implantant des lombrics. Il part avec Anne, une Science Po haute bourgeoise mais piercée de toutes parts pour faire rebelle, et à laquelle il s’ajuste bien sexuellement. Ils veulent constituer une unité autarcique à la Thoreau dans la campagne normande. Rénovation bricolée, plantation d’un potager en permaculture, replantation de haies, fertilisation du sol mort par les vers – la Mission prend un tour pratique. Mais qu’il est dur d’éprouver sa religion… Les vers ne se soumettent pas, ils meurent faute d’avoir à bouffer dans cette terre morte. Seul le potager devient florissant, permettant de vivre un peu mieux qu’avec le RSA – d’ailleurs supprimé après enquête d’une inspectrice à cheval sur les règlements complexes, élaborés par des fonctionnaires qui n’ont que ça à faire pour emmerder les Français. Quant au voisin, au nom prédestiné de Jobard, il conteste en justice l’implantation des haies trop de près de ses champs, au rebours de l’article machin du Code truc qui impose une norme bureaucratique standard de deux mètres.

L’auteur, par ailleurs essayiste, tacle sans pitié les travers de la société française contemporaine. Il a été Young Leader, a côtoyé les ministres en étant la plume de Christine Lagarde à l’Économie, connu les banquiers d’affaires à la BERD. Il sait de quoi il parle. Quand Marcel Combe, issu de la génération des années cinquante et qui n’a comme diplôme que le certificat d’études, tente une phrase démago, c’est la réprobation morale des jeunes conformistes des nouvelles façons de penser. « Au fond, la reproduction du ver de terre, c’est du sexe homo suivi par une PMA entre filles. (…) Plusieurs étudiants se levèrent, scandalisés. Ils firent comprendre en termes crus à Marcel Combe qu’on ne plaisantait pas avec ces sujets-là » p.16. Pauvres jeunes cons… formatés fumistes.

Ou encore le tuteur Agro du projet de Kevin, « expert en stratégie et accompagnement du changement. (…) Il visionnait compulsivement des TED Talks américains pour ne rater aucun embryon de concept. Après la disruption économique était venu le temps de la singularité informatique puis de l’effondrement écologique. Il modifiait ses slides en fonction de ses trouvailles, enthousiasmé une année sur les progrès du deep learning, déprimé l’année suivante par le recul de la biodiversité. Comme n’importe quel nécromancien, il devait se montrer aussi assertif et tranché que possible » p.130. En bref du jargon clérical pour réciter le credo de la nouvelle religion, celle du marketing « durable », soutenable, environnemental. Du greenwashing, comme on éructe en globish. De l’illusion de faire avec seulement des mots, en agitant des « croyances ».

Kevin va s’en apercevoir assez vite lorsqu’une experte de sa société détecte le mensonge de Philippine, son associée commerciale et stratégique : les deux-tiers des déchets acceptés ne finissent pas dans les bacs de recyclage par les vers mais… en incinérateurs, comme le tout venant. Ecoeuré du mensonge, et peu soucieux de « gagner du fric » en « faisant du business » – ces deux mantras de sa génération Z – il écrit aux médias, à son personnel, aux financiers, et démissionne de sa start-up. Il redevient celui qu’il a toujours été, nomade amoureux de la nature, qui préfère vendre sa solution aux particuliers, d’homme à homme, plutôt qu’aux grandes industries qui s’en foutent.

Arthur va s’en apercevoir aussi assez vite lorsqu’Anne va le quitter, lassée de travailler pour rien, renfermée dans la ferme au village, elle qui n’a vécue jusqu’ici qu’à Paris, dans un quartier huppé, avec ses contacts et ses amies. La terre ne ment pas : elle déclare qu’elle fait grève. Arthur vivote de son potager bio, no future. Sauf à entrer dans la radicalité la plus dure… Mais je ne vous en dis pas plus, la fin est apocalyptique et peu encourageante à avoir foi en la nouvelle religion écolo. Tous ceux qui « croient » avoir la seule Vérité sont, par essence, poussés à la radicalité la plus destructrice des autres.

Échec du sexe et de la vie en couple, échec de la réglementation administrative sensée ordonner la société, échec de l’écologie industrielle, échec de l’écologie à la base : où est la solution ? Ce roman d’apprentissage n’en offre pas. Il y en a probablement une, faite d’essais et d’erreurs, de lentes transformations malgré les Cassandre qui prévoient la fin du monde toute proche depuis des millénaires. Ce roman s’en amuse, il pose les bonnes questions : celle de la foi qui ne devrait être que science, celle du jargon branché qui prend les mots pour les choses, celle du conformisme qui fait penser en horde comme si le monde commençait avec la nouvelle génération aux études. Ce n’est pas si mal vu.

« Dans une société très polarisée sur tous les sujets, il est important de se rappeler cette leçon qui est celle de Montaigne: comprendre, avant de juger, et même sans juger », déclare l’auteur.

Prix Interallié 2023, prix Transfuge 2023, prix Jean-Giono 2023, prix public 2024 €8,90

DVD Gaspard Koenig, Humus, 2023, J’ai lu 2024, 509 pages, €8,90, e-book Kindle €8,49

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Delphine Bell, Loterie

L’existence est faite de hasard et de nécessité : comme les individus. C’est ce que disait Démocrite, vieux Grec du IVe siècle avant : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité ». Et le biologiste moléculaire Jacques Monod, prix Nobel 1965, d’ajouter, en 1970 : « Le hasard pris sur l’aile, préservé, reproduit par la machinerie de l’invariance et ainsi converti en ordre, règle et nécessité. Un processus totalement aveugle peut par définition conduire à n’importe quoi ; il peut même conduire à la vision elle-même ». L’autrice, fille de son temps, réfléchit sur le concept de loterie – 46 ans en 2022 si l’on en croit son livre (de fait, elle est née en 1971 et se rajeunit un peu, sauf au chapitre 25).

Toute la vie est sans cesse, à chaque instant, une loterie : de gagner au loto ou subir un cancer, de tomber sur de bons parents qui s’aiment ou dans une famille toxique, d’avoir un frère à ses côtés qui organise ou personne, d’être marié à quelqu’un qui vous soutient ou qui vous bat. Tout ce livre égrène les divers moments de « loterie » : le passé, la solitude, la vison du monde, l’écriture, la jeunesse, un lieu, le développement personnel, les normalité, les petits triomphes, la paresse ou la volonté, les chiffres, l’héritage, la gentillesse, les lecteurs/lectrices, la cagnotte – et j’en passe : en tout 34 chapitres de loteries.

Il est écrit comme un journal intime au ton très familier, avec des fautes récurrentes, d’orthographe, d’accent, de majuscules, et des citations approximatives comme « vanita de vanitae » en place de « vanitas vanitatum et omnia vanitas » – un clic, et gogol permet de vérifier.

La littérature est, selon la conception de l’autrice, diplômée en Science politique, une quête qui mène vers son destin en retraçant sa généalogie. Après Roi et toisur son père, Dernière liberté sur sa mère, vient le temps de la famille : Loterie. « Peut-on vraiment tout revivre par l’écriture ? » p.11. N’est-ce pas une « illuscience » ? « L’écriture est une illusion, une uchronie d’un temps bien réel, une fouille de ce qui doit rester » p.36. Peut-on ainsi faire son deuil en faisant parler, sous forme de personnages fictifs, des fantômes ? « Le deuil est un non-reconcement, au fil du temps » p.150.

Être soi entre hasard et nécessité, loterie et stratégie ? Pas facile, en ce monde, en cette époque, en cette vie. Même l’argent, même la beauté, même la célébrité, ne vous mettent pas à l’abri. « Faire le job », disait sa mère comme un mantra. Ainsi Camus imaginait-il Sisyphe. « Elle esquivait les faibles, les idiots, les sans-cœur, les médiocres. Son objectif essentiel était sa famille, et cela lui suffisait », dit l’autrice de sa mère p.113. Telle était la nécessité personnelle qui la conduisait dans les hasards du monde et lui faisait éviter « la méchanceté ».

C’est peut-être une leçon.

Delphine Bell, Loterie, 2024, éditions du Flair, 191 pages, €12.00, e-book Kindle €10,99

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Didier van Cauwelaert, Rencontre sous X

L’auteur adore raconter des histoires inouïes. Il manie le paradoxe à la perfection. Paradoxe que ce joueur sud-africain, mais blanc ; que ce contrat réservé aux majeurs, souscrit par un mineur ; que ce footeux qui ne joue jamais ; que ce riche jeune homme acheté et vendu comme une marchandise ; qu’une cascade de holdings détenus par ses entraîneurs, présidents de club et autres politiciens leur permettent de récupérer la plus grande part de ses gains. Paradoxe encore de tomber amoureux d’une actrice porno lors d’une scène de baise torride où il est la doublure impromptue.

De ces paradoxes, Didier van fait un joli roman. Il décentre la réalité pour nous la faire mieux voir. Avec une ironie féroce, réjouissante.

Ainsi ce milieu pourri du foot télévisé qui exploite les joueurs, les clubs, les sponsors, les hommes politiques, le public.

Ainsi ce cinéma porno industriel qui fait baiser à la chaîne et par tous les trous des filles prêtes à tout pour gagner et des gars prêts à tout pour bander – à l’aide pilules excitantes s’il le faut, au risque de la crise cardiaque s’il le faut.

Ainsi ce « féminisme » qui exige de mettre l’article au féminin pour les fonctions (« la » juge) mais qui « oublie » les expressions communes comme « le bouc émissaire » (« la chèvre », dit le narrateur à « la » juge qui vient de lui faire la leçon, au risque de se faire mal voir).

Ainsi ces injonctions « de santé » aussi assénées que ridicules, nouvelles prières des laïcs en mal de religion : « De toute façon je fume un paquet et demi, je bouffe des vaches folles, des légumes trans, je respire de l’amiante et je me nique le cerveau avec mon portable. Jamais on sait de quoi on crèvera en premier » p.40.

Ainsi cet Hâmour (comme disait Flaubert pour s’en rouler par terre de rire) qui exalte les midinettes soucieuses de coucher avec un champion, mais qui le le voient même plus lorsqu’il redevient ignoré.

Alors, oui, on parle beaucoup de bander, de bourrer, de la lui mettre, de défoncer, d’éjaculer, de sucer, dans ce petit roman par ailleurs bien sous tous rapports. Mais c’est le milieu commercial, l’industrie du sexe comme du foot, qui exige d’employer les mots du métier pour dire le réel.

Lui a 19 ans, elle aussi. Roy vient d’Afrique du sud, Natalia dite Talia d’Ukraine (avant l’invasion russe). Ils ont été pris par l’industrie mondialisée qui les exploite. Lui dans le foot sponsorisé, elle dans le porno. Ils tombent amoureux par le regard, tandis que la mécanique de leurs corps reste détachée, sous le regard des caméras. « Le jour où j’ai rencontré Talia, on a fait l’amour devant quarante personnes. Ensuite, on est allé prendre un verre », écrit l’auteur dans sa première phrase.

Cette « première phrase » d’un roman dit tout du reste selon les critiques pros. Il est vrai que le ton est donné : étonner au risque de choquer, allécher par un paradoxe bien senti jusque dans les fondements, afficher un style direct, sans mots de trop. Et l’histoire se déroule page après page. Faire connaissance, approfondir, jouer au Trivial pursuit, faire raccord.

Jusqu’au finale inattendu, mais au fond inévitable.

Didier van Cauwelaert, Rencontre sous X, 2002, Livre de poche 2004, 252 pages, €7,40, e-book Kindle €7,49

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Alice Ferney, Paradis conjugal

J’aime bien Alice Ferney, chercheuse économiste passée féministe et qui écrit des romans sur l’intimité des couples. J’ai ainsi chroniqué avec bonheur sur ce blog La conversation amoureuse, puis Grâce et dénuement.

Mais je renâcle sur Paradis conjugal. Je n’ai pu dépasser la page 120 sur 380 et j’ai stoppé ma lecture – ce qui est rarissime chez moi en ce qui concerne les romans. Je me suis surpris à sauter des phrases, à lire parfois en diagonale tout un paragraphe. De là à sauter carrément des pages ou même des chapitres, il n’y aurait eu qu’un pas. Mieux valait arrêter.

Pourquoi cet ennui ? Parce que l’autrice, qui publie à peu près un roman tous les deux ans, a cédé semble-t-il à la facilité. Je me souviens qu’à cette période d’écriture (2007-2008) avait éclaté une lourde crise économique et peut-être l’autrice, qui fait profession d’économie, en a-t-elle été perturbée ?

On dirait le texte dicté à la va-vite, délayé par l’oralité, sans substance. Des groupes interminables de phrases pour ne rien dire, ou pour répéter en maniaque les derniers mots que le mari a dits avant de partir travailler. Avec les interludes des enfants qui veulent chacun quelque chose.

Le thème du roman ? La perte de « l’amour » – ce mot si galvaudé qui amalgame bien imprudemment, en français, le désir sexuel, l’admiration érotique pour la beauté, l’attrait affectif, l’habitude du vivre ensemble, les projets en commun, les liens familiers de la vie quotidienne, et ainsi de suite. L’amour n’est pas le sexe, même s’il en contient ; l’amour n’est pas l’idéalisme benêt que Flaubert a stigmatisé en Hâmour et que diffusent à longueur d’antenne les « séries » télé ou les bluettes romancées pour ados, même si ce mythe social participe des rencontres. L’amour, est un lien spirituel et affectif qui se construit sur le long terme, après l’éventuel « coup de foudre » ou les premiers émois désirants.

Dans ce roman, une femme, ex-danseuse, s’ennuie en couple après quatre enfants, dont le dernier a 6 ans et l’aînée 16. Elle regarde en boucle un film ancien du réalisateur Joseph L. Mankiewicz, Chaînes conjugales. Toute l’histoire est bâtie sur l’effet-miroir de la fiction sur la réalité. Trois « amies » partent en voiture en délaissant leurs maris. Une quatrième leur écrit pour leur dire qu’elle est partie avec le mari de l’une d’elles. Mankiewicz raille la société américaine de son temps (les années 1940) et l’autrice a l’air de dire que rien n’a changé depuis cette époque, deux générations plus tard. Il y a toujours la femme-enfant capricieuse et immature, la femme fatale qui n’est qu’objet de séduction, l’épouse qui réussit au travail comme à la maison – et la vamp qui pique les mecs des autres par plaisir, selon son désir.

Où se situe-t-elle ? Elle ne le sait pas trop. La danseuse qui ne danse plus a atteint la limite d’âge. Elle se sent délaissée par son mari qui lui a dit peut-être ne pas rentrer ce soir, car lui aussi s’ennuie. Cette cascade d’ennuis suinte dans le roman, en tout cas dans le premier tiers que j’ai péniblement réussi à lire. Je n’irai pas plus loin.

Peut-être un lecteur/lectrice est-iel allé au bout de ce roman et en a-t-iel une autre vision que la mienne ?

Alice Ferney, Paradis conjugal, 2008, J’ai lu 2015, 384 pages, €7,30, e-book Kindle €11,99

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John Steinbeck, A l’est d’Éden

Steinbeck a voulu écrire le livre de sa vie, une véritable Bible de sa famille et de sa région, la vallée de Salinas en Californie du nord. Une Bible qui englobe tout, de la création du (nouveau) monde à la sueur de son front, du « croissez et multipliez » contrarié par le péché, de la leçon de vie donnée par Dieu. Avec une obsession renouvelée pour le mythe biblique de Caïn et Abel, le frère qui tue son frère – par jalousie de l’amour du Père. Que ce soit Charlie et Adam, ou Caleb et Aron (toujours des prénoms en C et en A), le meurtrier (abouti ou non) est exilé à l’est du Paradis, l’Éden biblique.

L’est est là où le soleil se lève, où tout peut recommencer sous l’œil dans la tombe qui regarde Caïn. L’ouest est au contraire toujours promesse de paradis retrouvé, de nouveau monde à défricher, de cité de Dieu à bâtir – d’où le tropisme puritain vers la terre promise des Amériques et, en Amérique, la ruée vers l’ouest des pionniers jusqu’à la Californie où coule, sinon le lait et le miel, du moins le coton et les oranges avant les filons d’or et la technologie. Au-delà, c’est la mer. Ceux qui se sont aventurés toujours plus vers l’ouest n’ont trouvé que les îles tropicales où se perdre dans l’oisiveté et le sexe, ou poursuivre inlassablement le monstre marin de Moby Dick.

C’est « l’histoire du bien et du mal, de la force et de la faiblesse, de l’amour et de la haine, de la beauté et de la laideur », écrit Steinbeck dans son Journal du roman. Il intercale l’histoire de deux familles dans le roman, la sienne, les Hamilton germano-irlandais un peu foutraques mais généreux, ses grands-parents maternels, et la famille Trask, inventée sur le modèle biblique avec un père dominateur et deux frères qui s’aiment et se haïssent. La mémoire et l’invention s’entremêlent. Cela donne un roman fleuve, contradictoire, immoral selon les normes du temps, addictif – au fond terriblement humain.

Il tourne sur l’interprétation dans la Bible du péché. « La plus grande terreur de l’enfant est de ne pas être aimé », écrit justement l’auteur sous son personnage du chinois domestique et philosophe Lee, p.1143 Pléiade. D’où la jalousie du fils délaissé à l’égard de son père, tel Caïn le laboureur, dédaigné au profit d’Abel l’éleveur, l’autre fils. Cette injustice délibérée au premier degré laisse pantois. Mais Dieu inscrit au front de Caïn un signe pour que personne ne le tue. Et le fils premier-né, chassé du regard du Père, s’exile à l’est d’Éden. Sur deux générations, les Trask vont reproduire le modèle – comme quoi être imbibé de Bible n’est pas bon pour la santé psychologique de l’humanité.

Charles offre à son père un couteau à lames multiples, avec l’argent qu’il a gagné en coupant du bois à la sueur de son front. Au lieu d’en être récompensé par un regard, une parole ou un geste d’amour, le père dédaigne le cadeau au profit de celui de son autre fils, Adam, qui se contente sans effort de lui offrir un chiot trouvé dans la forêt. Charles tabasse alors Adam en le laissant pour mort. Mais il ne l’est pas et, devenu père à son tour après un périple forcé dans l’armée, il reproduit le schéma : il reçoit en cadeau de son fils Caleb une grosse somme d’argent acquise par le travail des haricots et l’astuce de profiter de la montée des prix, pour compenser la perte d’un projet de vente de salades préservées dans la glace qui a échoué. Mais Adam refuse ce cadeau indignement (selon lui) gagné par la spéculation et préfère les bons résultats scolaires de son autre fils Aron. Caleb se venge en révélant à son faux jumeau Aron que leur mère n’est pas morte, mais une putain qui tient maison dans la ville après avoir tiré sur leur père et les avoir abandonnés. Effondré, Aron, à 17 ans, s’engage dans l’armée et se fait tuer dans la Première guerre mondiale.

C’est toute la différence entre l’être beau, obéissant et conformiste, et l’être moins doué par la nature mais qui compense par ses efforts. Le pur et le maléfique, l’ange et le démon. Dieu est bien injuste, lui qui a créé les hommes tels qu’ils sont, Abel comme Caïn. Aron ressemble à son père, orthodoxe et suivant les commandements à la lettre, tout désorienté lorsque la réalité vient contrecarrer ses rêves. Il n’aime pas sa fiancée Abra (au prénom qui vient d’Abraham), il aime l’idée idéalisée qu’il se fait d’elle. Au fond, il reste centré sur lui-même, égoïstement parfait, et le monde doit tourner autour de lui sans qu’il ne fasse rien pour.

Caleb ressemble à sa mère, la putain Cathy, depuis toute petite manipulatrice et sans affect, une parfaite psychopathe. Recueillie par Adam alors qu’elle était fracassée par son souteneur, après avoir simulé un viol qui a conduit l’un de ses professeurs au suicide, tué ses parents dans un incendie, elle l’a épousé pour mieux le détruire. Elle a couché avec lui et avec son frère Charlie pour affirmer sa liberté et, malgré une grossesse non désirée où elle a accouché de faux jumeaux, elle est partie en abandonnant mari et progéniture. Elle s’est instillée dans les bonnes grâce de la tenancière d’un bordel de Salinas avant d’empoisonner sa bienfaitrice qui l’instaurait légataire, et de pervertir les notables du coin par des pratiques sado-masochistes inusitées, dont elle conservait des photographies. Caleb la perce à jour, Aron en est effondré. Cathy, arthrosique et vieillissante, se suicide en laissant tout à Aron – qui laisse tout à sa mort sur le front.

Au fond, la Bible peut se lire de façon contradictoire : soit comme une soumission inconditionnelle à Dieu (ce que pratiquent les intégristes chrétiens, les puritains et… les musulmans), soit comme une liberté offerte à l’humain de construire sa vie selon ses choix successifs (ce que pratiquent les protestants, les catholiques après Vatican II et… les Juifs). La Parole de Dieu est soit un commandement absolu auquel il faut obéir à la lettre, soit un élément de réflexion à approfondir par soi-même. Steinbeck a choisi la modernité, et s’amuse de ce que Dieu « préfère l’agneau aux légumes » p.1142. Chacun est responsable de son destin et peut choisir le bien ou le mal à chaque instant. « Le mot hébreu timshel – ‘tu peux’ – laisse le choix. C‘est peut-être le mot le plus important du monde. Il signifie que la route est ouverte. La responsabilité incombe à l’homme, car si ‘tu peux’, il est vrai aussi que ‘tu peux ne pas’ » p.1177. Cal réussit à accepter ses fautes et à faire d’elles des forces pour aller de l’avant.

Le roman est plus riche que ce que je peux en dire en une seule note, et le cinéaste Elia Kazan en a tiré un film (chroniqué sur ce blog) qui recentre l’histoire sur Caleb et Aron, faisant du père Adam un monstre de rectitude borné, sans empathie, sûr de son bon droit moral issu du Livre – assez éloigné de l’Adam du roman.

Cette fresque familiale s’inscrit aussi dans l’histoire des États-Unis et du monde de 1863 à 1918, avec les guerres indiennes, la guerre de Sécession, la Première guerre mondiale, avec le développement du chemin de fer, de l’industrie automobile, du grand commerce et de la publicité, avec l’immigration venue de la vieille Europe et de la Chine. Tout cela incarné dans les petits gestes du quotidien, les situations sociales et l’amour. Plus que dans les vérités éternelles du Livre, les humains trouvent leur expérience dans la terre et dans la vie. « La production collective ou de masse est entrée aujourd’hui dans notre vie économique, politique et même religieuse, à tel point que certaines nations ont substitué l’idée de collectivité à celle de Dieu. Tel est le danger qui nous menace. (…) Notre espèce est la seule à être capable de créer, et elle ne dispose pour inventer que d’un seul outil : l’esprit individuel de l’homme. (…) C’est seulement après qu’a eu lieu le miracle de la création que le groupe peut l’exploiter, mais le groupe n’invente jamais rien. Le bien le plus précieux est le cerveau solitaire de l’homme » p.992

Un grand livre de l’humanité, le testament de l’auteur.

John Steinbeck, A l’est d’Éden (East of Eden), 1952, Livre de poche 1974, 631 pages, €10,40, e-book Kindle €9,99

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les Raisins de la colère, À l’est d’Éden, Pléiade 2023, 1664 pages, €72,00

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Christian Signol, Les menthes sauvages

Ce roman est la suite des Cailloux bleus, publié l’année précédente, mais peut se lire indépendamment. Christian Signol, né dans le Quercy en 1947, est l’un des petits-fils de la famille qu’il romance. Il aime le paysage et la terre, bien que le premier soit rude et la seconde pleine de cailloux. Il aime le climat changeant, très contrasté, caniculaire l’été et glacial l’hiver. Mais le printemps est explosif et fait jouir de la vie.

Philomène aime ses brebis ; son mari Adrien aime ses cailloux. Tous deux aiment la terre et le Quercy, ils ont bataillé très dur pour devenir propriétaires et assurer des récoltes régulières en blé, seigle, vigne pour le vin, et moutons pour la laine. Ils vivent en autarcie, comme la plupart des paysans avant 1945.

L’auteur met en scène le changement du monde qui fait passer, en deux générations, du Moyen Âge aux fusées interplanétaires. Il semble qu’en effet les campagnes isolées se désenclavent tous les 40 ans grâce à une nouvelle technique : le chemin de fer vers 1880, la radio vers 1920, la télévision vers 1960, et – mais ce n’est pas encore l’époque – l’Internet vers 2000 (sans évoquer encore l’IA qui vient).

Adrian, terrien et conservateur, bien que de gauche politiquement, est attaché à ce que rien ne change. Mais ses enfants ne l’entendent pas de cette oreille, notamment Guillaume, le fils aîné, qui préférerait vivre en ville plutôt que d’arracher de maigres ressources au sol pierreux du Quercy. Adrian s’est battu pour la terre, il a fait la guerre de 14 contre l’ennemi, il a été blessé et meurtri, il ne comprend pas que ses fils dédaignent ce patrimoine qu’il a fait fructifier pour eux. Philomène son épouse pousse la petite Marie au collège, mais elle ne supporte pas la solitude de l’internat et revient bien vite au village. Elle pousse alors Louise, sa petite dernière, qui réussit fort bien. Faute de bourse, car nous sommes sous l’Occupation et qu’il faut faire allégeance au pétainisme pour obtenir des subsides de l’État (tous les régimes autoritaires sont des mafias), Philomène se débrouille pour placer Louise auprès de sa sœur et la conduire jusqu’au bac, avant qu’elle-devienne professeur. Ce fut l’itinéraire au masculin de l’auteur.

Les cailloux bleus et Les menthes sauvages sont les premiers romans du terroir de Christian Signol. Ils ont connu un gros succès parce que la période était faste. Les années 1980 en France, en effet, voulaient « changer la vie » avec la gauche, ce qui faisait regretter le bon vieux temps des grands-parents. Les années 80 ont vu ressurgir les lampadaires municipaux en forme de lanterne, les sabots à la maison (mais suédois en cuir, et pas en bois), et du chèvre chaud dans la salade. Le chèvre était considéré comme un fromage qui sentait trop fort pour les bourgeois, donc une façon de renverser la table pour les néo-ruraux socialistes. Depuis, l’écologie l’a emporté sur le socialisme, et la paysannerie est allée à ses limites industrielles. Sans forcément reprendre les pratiques ancestrales, dévoreuses de temps et de fatigue, les paysans en reviennent aux exploitations plus modestes, au repos de la terre, à la diversification des cultures, à l’engrais naturel, et à certaines pratiques non mécaniques sur les sols. Adrien n’avait pas tort, bien qu’il n’ait pas eu tout fait raison.

Christian Signol décrit au galop trois générations qui se succèdent, depuis la guerre de 14 jusqu’au début des années 60. Les parents s’accrochent à la terre mais les enfants la quittent l’un après l’autre. Guillaume pour aller à la ville et s’acoquiner avec l’extrême droite, ce qui lui permettra de sauver son frère François arrêté par la Gestapo pour avoir voulu fuir en Angleterre, mais qui l’a obligé lui-même de fuir en Algérie à la Libération avant de gagner l’Indochine dans la Légion étrangère. Marie, qui avait refusé le collège, s’est mariée à un artisan en ville qui s’est mis à son compte tandis que Louise, devenu professeur à Montpellier, s’est mariée avec un autre professeur du même lycée. Tous ont eu des enfants, ce qui fait la joie des grands-parents lorsqu’ils viennent en vacances.

Je ne crois pas qu’Adrien aime ses petits-enfants parce qu’il leur à constitué un patrimoine de terres et de vignes, comme semble le dire l’auteur. Adrien aime le vital tout simplement : les jeux et les rires des enfants, tout comme leur curiosité insatiable, sont l’expression même de la vie. Cette vitalité ragaillardit, sans pousser la réflexion plus avant. À 62 ans, Adrien est déjà fort décati par les travaux des champs et refuse le tracteur. Il mourra d’une crise cardiaque quelques années plus tard, pour ne pas avoir voulu suivre le progrès. Ce genre de résistance n’est pas positive, malgré le « c’était mieux avant » des aigris et des flemmards. Le conservatisme est acceptable jusqu’à certaines limites, mais pas au point de refuser tout changement. Ce sont les enfants qui le démontrent à leur père dans ce roman, et ce n’est pas si mal comme leçon.

Un bon roman du terroir qui se lit très agréablement, l’auteur est un conteur né.

Christian Signol, Les menthes sauvages, 1985, Pocket 2014, 480 pages, €7,70

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Robert Merle, Fortune de France

La 2 diffuse du 16 au 30 septembre une série tirée du roman qui retrace assez bien les péripéties de l’histoire. Robert Merle a en effet écrit à la fin des années 1970 toute une saga située au XVIe siècle durant les guerres de religion, reflet historique des rivalités et haines de la gauche et de la droite française dans ces années pré–Mitterrand.

Il s’agit de l’établissement d’un fils d’apothicaire devenu presque médecin à la faculté de Montpellier, mais forcé de quitter la ville juste avant la soutenance de sa thèse qui l’aurait fait docteur en titre, à cause d’un duel pour une fille, où il a tué un nobliau du coin. Jean de Siorac s’engage donc dans l’armée, où il va passer neuf ans, se faisant un ami pour la vie, Jean de Sauveterre de cinq ans plus âgé, avec qui, devant notaire, « ils s’adoptèrent mutuellement et se donnèrent l’un à l’autre tout leur bien présent et avenir ». Cette option du droit français existe toujours, on l’appelle la tontine.

Robert Merle a toujours été décalé, et il aime beaucoup surprendre. Cette façon originale de fonder une famille, où Jean se mariera à 29 ans tandis que l’autre Jean restera célibataire mais s’occupera aussi des enfants et du fief, n’est pas la seule.C’est ainsi que le jeune Pierre de Siorac dormira presque chaque nuit depuis l’âge de cinq ans avec la fille de sa nourrice, Hélix, de trois ans plus âgée que lui. Il s’initiera ainsi de façon douce et paisible aux gestes de l’amour et en gardera toute sa vie le goût des relations féminines. Autant dire que cet aspect des choses n’est pas vraiment repris dans la série télévisée familiale, attendant les 15 ans légaux pour s’y manifester. C’est que l’époque a changé entre les années 1970 et les années 2020. Pas en bien, les gens se sont repliés sur eux-mêmes et sont devenus peureux et frileux. Tant pis pour eux et pour la joie de vivre, comme pour l’optimisme du pays.

Car, en ces années de guerres de religion, l’optimisme régnait tout de même. L’auteur ne nous le fait ressentir presque à chaque page, tout malheur rebondissant en bonheur : des bandes de pillards armés que l’on réussit à détourner, des menées du seigneur voisin qui voudrait bien conquérir Mespech mais dont la fille tombe malade de la peste et qu’il implore Siorac, quasi médecin mais huguenot et ennemi, de la soigner en son château, du fils bâtard reconnu et élevé comme les autres, de la peste même qui sévit dans le pays et qu’une saine hygiène et une prophylaxie avisée permettent d’éviter, du jeune larron de 15 ans, Miroul (non repris dans la série TV) qui n’est pas pendu mais engagé sur les instances de Pierre qui, à 12 ans, l’a contré et garrotté.

Tout débute à la mort de François Ier en 1547, Jean de Siorac est revenu chevalier des guerres qu’il a menées avec les armées royales jusqu’à devenir capitaine d’une centaine d’hommes, tout comme son compagnon Sauveterre, blessé à la jambe et gardant boiterie. Les deux ont décidé d’acheter le château de Mespech près de Sarlat et des Eyzies en Périgord, laissé en déshérence. Jean de Siorac épouse Isabelle la catholique, la blonde de 15 ans, fille du chevalier de Caumont au château de Castelnau. Alors que lui-même tend, plutôt par raison et dégoût de la corruption de l’église, vers la religion prétendue réformée. Mais il doit compter avec la jalousie et les malheurs du temps, comme avec son épouse qui reste ardemment catholique, obéissante au pape, à l’Église, en dévotion devant la Vierge Marie et les superstitions des médailles et des saints. Cette prudence, dans la lignée de Montaigne (qui a 12 ans au début du roman) se combine avec « l’affabilité périgourdine » pour faire surnager la famille dans les tourments du siècle.

Jean de Siorac aura trois enfants vivants de sa femme Isabelle, plus un quatrième avec une bergère du village voisin où son père et son grand-père avaient des terres et un cinquième avec la chambrière de son épouse décédée, Fanchou. Il y aura donc François l’aîné, brun, prudent et même couard, trois ans plus tard Pierre le narrateur, blond châtain fougueux et généreux qui ressemble tant à son père, une semaine après lui Samson, le bâtard blond cuivré reconnu faute d’être légitimé, Catherine la blonde petite dernière, que la série oublie volontairement, tout comme le petit dernier, David de Siorac, que Jean a eu de Fanchon. Pierre et Samson sont très proches, frères-amis comme jumeaux, tandis que François est trop imbu de lui-même et mélancolique d’un amour impossible avec Diane, la fille du méchant seigneur voisin guérie de la peste.

Les épreuves ne manquent pas, depuis une nouvelle guerre fomentée par Henri II contre les Anglais, où le chevalier de Siorac revient avec le titre de baron, les attaques des brigands tziganes chassés d’Espagne dont Sauveterre négocie le départ après une attaque manquée, la haine du puissant voisin, baron lui aussi, et la peste qui dépeuple la contrée. Mais c’est surtout l’inquisition catholique, exigée par le successeur d’Henri II puis par « la marchande » Catherine de Médicis, qui jette périodiquement les catholiques contre les protestants, engendrant en retour l’intolérance des protestants contre les catholiques. Les rois sont faibles, les prétendants au trône agitent la religion pour acquérir le pouvoir tout comme des Mélenchon agitent la « démocratie » pour assurer leur emprise sur les faibles et crédules « socialistes ».

Pierre de Siorac a 4 ans lorsqu’il se ramentevoit ses souvenirs, et presque 15 ans à la fin du premier tome lorsqu’il chevauche, avec son frère Samson et Miroul son domestique, vers Montpellier où il doit faire médecine tandis que Samson fera droit. L’auteur dit dans sa préface qu’il ne savait pas si poursuivrait cette histoire, il a passé en fait tout le reste de sa vie à accumuler les tomes jusqu’au treizième, que la mort a interrompu mais que son fils a terminé pour lui. Je ne sais si la série TV se poursuivra en diverses saisons, mais ce serait avec bonheur.

Car il faut (re)lire la série Fortune de France, le livre étant plus plaisant que le film tant il abonde en mots savoureux (affiquets, bec jaune, branler, sotte caillette, calel, clabauder, fétot, rire à,gueule bec, lachère, niquedouille, ococouler, paillarder, pasquil, pensamor, picanier, la picorée, pimplocher, ribaude, tympaniser, vaunéant…) – sans que cela gène la lecture. Tant cela abonde en scènes attendrissantes ou édifiantes, amour du père pour ses enfants, de « l’oncle » Sauveterre pour la terre et pour ses « neveux », réflexions de raison, encouragées par la religion réformée, à penser par soi-même et à établir son jugement sur l’équité et le bon sens. « Je le croyais alors [à 13 ans] et je le crois toujours : il n’est point d’autre mûrissement que la franche appréhension par l’esprit de ce que nous faisons et subissons ». A méditer par nos politiciens, trop volontiers démagogues, en 2024 comme en 1977. Ou encore : « ramentevez-vous ce que disait Calvin : ‘ Or et argent sont bonnes créatures quand on les met à bon usage » – cela pour les patrons avares de profits et les fonctionnaires dépensiers de l’argent public sans vision de long terme. La scène de la découverte de la médaille léguée par sa mère au cou de son fils Pierre, qu’il voit tout nu après l’effort aux côtés de son frère Samson à 12 ans, en lui faisant jurer de la porter toujours, est bien plus forte que l’ersatz reproduit en série ; de même que l’histoire du quartier de bœuf conduit aux portes de Sarlat fermées par la peste est bien plus gaillarde et plus drôle.

Les années soixante-dix étaient encore optimistes envers la vie et l’amour débordait dans la vie de tous les jours. Le roman est plein de cet érotisme diffus qui fait admirer les tétons des belles nourrices, coucher « nus en leur natureté » les garçons au plus fort de l’été, éveiller l’intérêt des maîtres pour les jeunes filles et encourager le mariage des soldats employés au château en les établissant, qui dans une carrière de pierres, qui au moulin, qui en bergerie. « La guerre civile, la famine, la peste » étaient les maux du temps de Catherine de Médicis et de son roi de 11 ans Charles IX, mais n’empêchaient pas les Français de se mettre au travail pour tout constamment rebâtir.

Curieusement, ces maux sont les nôtres, toutes proportions gardées : la peste a été le Covid, la famine l’inflation due à la guerre coloniale russe en Ukraine, la guerre civile les menées des mélenchonistes avides de tout détruire. Mais rares sont les hommes de bonne volonté pour se remettre au travail, ce ne sont que chamailleries de cour et egos démesurés qui se haussent du col pour devenir roi à la place du roi. Lequel apparaît comme un faux intelligent, trop raisonneur pour être complet, moins soucieux du bien du pays tel qu’il est que de l’épure réformée qu’il s’en fait.

Robert Merle, Fortune de France, 1977, Livre de poche 1994, 505 pages, €9,70

DVD Fortune de France, avec Nicolas Duvauchelle, Lucie Debay, Ophélie Bau, Louis Durant, David Ayala, série France 2 en 6 épisodes de Christopher Thomson, France Télévision 2024, 5h12, €19,99

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Théophile Gautier, Le roman de la momie

Théophile Gautier, né en 1811, copain de Gérard de Nerval, est l’auteur de récitations et de romans d’aventures, dont Le capitaine Fracasse. Romantique, il participe à la bataille d’Hernani auprès de Victor Hugo. Egyptomane après Volney et Bonaparte, il livre un roman sur la momie d’après la Description de l’Égypte, une encyclopédie de savants issue de la campagne de Bonaparte de 1798 à 1801.

Gautier orne une trame simple d’une multitude d’émaux antiques, profusion de détails archéologiques et artistiques tirés des publications savantes. En le lisant, vous saurez tout sur Pharaon, la vie quotidienne, les décors et le mobilier, la moisson, les soldats et les femmes. Une excellente introduction à tout voyage en Égypte sur les traces de l’antiquité.

Evandale, un jeune lord anglais beau comme l’antique et riche comme un noble héréditaire, finance une expédition de fouilles d’un tombeau inviolé avec l’aide du docteur Rumphius, égyptologue allemand, et de la découverte de la lecture des hiéroglyphe par le français Champollion en 1824. La tombe, qui s’enfonce dans le sol calcaire de la vallée des Rois, sur la rive gauche du Nil en face de Louxor (écrit Louqsor à l’époque), reprend celle de Séthi 1er mais s’avère, dans le roman, celle d’une femme : Tahoser. « La seule femme a avoir été Pharaon », écrit l’auteur. En fait, il en eut cinq, dont Cléopâtre et Hatcheptsout. Taousert, grande épouse royale de Séthi II, a assuré deux ans la régence à partir de -1188. Elle est la première à être enterrée dans la vallée des Rois (KV14) et non des Reines. Son nom signifie « la Puissante ».

Le lord tombe amoureux de cette jeune femme dans sa fleur, d’une beauté sans égale, révélée sous les bandelettes. Il l’emporte dans son domaine anglais telle la Belle au bois dormant et n’épousera nulle autre de son vivant. Destin tragique du romantisme échevelé. Mais l’occasion de « découvrir » un papyrus sous son épaule, qui raconte son histoire.

Une histoire simple, banale au fond, d’un amour non partagé. Mais cela se situe au sommet de l’État, dans cette étroite élite de fille de grand prêtre, de Pharaon et d’intendant royal. Tahoser a 16 ans et brûle de désirs comme à cet âge : « seize est le nombre emblématique de la volupté », énonce le vieux Souhem qui en a vu. Elle est éperdument amoureuse de Poëri, intendant royal mais esclave hébreu, tandis que Pharaon, qui revient d’une guerre victorieuse, tombe raide dingue de la jeune fille qu’il aperçoit d’un œil lors du défilé des troupes dans Thèbes, appelée Oph à l’égyptienne dans le roman. Il n’a de cesse de la faire quérir, tandis que Tahoser file hors les murs, déguisée en pauvresse, pour aller se proposer à Poëri comme servante ; elle n’aspire qu’à être à ses côtés et le le voir tout le jour.

Mais, à la nuit, le jeune homme bien sous tous rapports, beau, gentil, lumineux (en bref, un Juif), quitte la maison d’intendance où la récolte est rentrée pour passer en solitaire le Nil et s’enfoncer dans le quartier misérable où les Hébreux sont parqués, forcés de travailler aux briques pour les palais de Pharaon. Tahoser le suit, s’épuisant à passer nue le Nil à la nage, en portant sa robe en boule au-dessus de sa tête. Il va rejoindre la belle Ra’hel dont il est amoureux, couple idéal beau, gentil, lumineux (en bref, romantique). Tahoser est effondrée, elle s’évanouit autant du choc de ses amours brisés que de fatigue d’avoir lutté contre le courant, et de froid d’être nue.

Ra’hel la recueille, la soigne, elle avoue son amour le soir suivant à Poëri, qui l’accepte, Ra’hel consentant elle-même généreusement à ce qu’il ait une seconde épouse. Mais la servante Thamar, vieille aigrie qui déteste les jeunes amoureuses et surtout les non-juives, la dénonce au palais et Pharaon vient lui-même la chercher dans la cahute. Il l’enlève et la mène dans son antre somptueuse, où elle est désormais physiquement sa prisonnière. Le faste, le luxe, le prestige, vont détourner son amour de Poëri vers Pharaon. Thamar peut prendre tout l’or qu’elle peut porter, et ses griffes rapaces (en bref, juives, selon les préjugés du temps) s’empressent d’en remplir un plein sac, qu’elle a beaucoup de mal à porter.

C’est à ce moment de l’histoire que Moïse intervient, vieux juif de 80 ans à la coiffure en cornes, flanqué de son frère Aaron magicien. Il veut que Pharaon autorise le peuple juif à aller au désert honorer le seul Dieu, YHWH. Pharaon, par orgueil du pouvoir, refuse ; ce sont alors les dix plaies d’Égypte citées dans la Bible, dont Gautier oublie la vermine. Lorsque son premier-né meurt, Pharaon lassé laisse les Hébreux fuir. Puis, pris d’un sursaut d’orgueil, les poursuit avec ses chars. La « mer des Algues » dit Gautier, s’ouvre sous le souffle de Dieu pour laisser passer son peuple élu, puis se referme sur les mécréants, noyant Pharaon et ses engins. Tahoser devient alors Pharaonne, mais pour quelques mois seulement, avant de mourir à à peine plus de 16 ans.

Théophile Gautier mélange l’histoire et la légende pour en faire un roman romantique. Nul n’est sûr qu’un personnage nommé Moïse ait vraiment existé, il pourrait être une image reconstruite à partir de plusieurs, dont un majordome de Séthi II (1200-1194) nommé Beya devenu chancelier d’Égypte, qui a intrigué avec Taousert. Quant à la tombe de la reine, si elle est bien dans la vallée des Rois, elle a été vidée avant le XIXe siècle, la momie ayant été reléguée ailleurs. Reste un éblouissement de bijoux, de fleurs et de corps féminins à peine voilés de gaze, un pays de cocagne à la civilisation avancée il y a plus de trois mille ans – en bref un mythe romantique agréable à lire malgré l’ampleur et la minutie des descriptions. Mais vous enrichirez votre vocabulaire : vous saurez ce qu’est un hypogée, une psychostasie, un calasiris, un thuriféraire, un dromos, un amshir, un basilico-grammate, la dourah, l’harpé, le népenthès, l’hypostyle, le psylle…

Théophile Gautier, Le roman de la momie, 1858, Livre de poche 2007, 192 pages, €5,90, e-book Kindle €1,99

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John Steinbeck, Les raisins de la colère

La Grande dépression fut le second trauma de l’Amérique, après la guerre de Sécession (et avant le terrorisme de masse du 11-Septembre). La crise financière de 1929 a précipité la crise économique et sociale des années 30, qui ne sera vraiment résorbée qu’avec la guerre mondiale. Elle se double, dans les États du sud, de la tempête de poussière due à l’aridité sur des terres surexploitées par le coton. Ironiquement, cette sécheresse qui débute le roman fait le pendant au déluge qui le termine. Entre les deux, l’exil, de l’Oklahoma (terre des hommes rouges) à la Californie (où l’exploitation de la misère va encourager les rouges).

L’auteur, dans ce roman fleuve comme un testament biblique, raconte l’exil des métayers ruinés vers la terre promise que vantent les prospectus envoyés par les propriétaires fermiers aux travailleurs saisonniers pour cueillir leurs récoltes. De la vie quotidienne réaliste d’une famille, l’auteur s’élève, par des chapitres intercalaires qui font un peu prêches, à la dénonciation de tout un système. Il démonte les rouages du moteur capitaliste comme l’un des protagonistes démonte le moteur d’une guimbarde. L’épuisement de la terre et le climat amenuisent les récoltes, ce qui endette les fermiers, vite forcés à vendre leurs terres aux sociétés foncières qui, possédées par des banques anonymes, exigent du rendement par une exploitation mécanique et extensive ; le lien du travail physique à la récolte, de la terre à l’humain se brise. Les générations qui ont bâti une ferme et engendré des récoltes sont expulsées ; elles doivent recommencer leur vie ailleurs.

C’est la ruée vers l’or de la cueillette en Californie, où les pêches, les poires, le coton, les pommes, ont chacun leur saison éphémère. Près de 300 000 migrants affluent, ce qui fait peur aux possédants en même temps que cela leur permet de baisser les salaires, tout en vendant des produits de première nécessité dans les camps, plus chers qu’en ville. S’il y a surproduction, pas de cueillette mais destruction de récolte pour tenir les marges – ce qui est un scandale humanitaire, au moment où ceux qui ne travaillent plus ont faim. Ils deviennent les « Okies », terme dépréciatif tiré d’Oklahoma mais équivalent de « bougnoules ». Tout est bon pour les mépriser, penser qu’ils ne sont pas même humains ! Ils sont sales, pauvres, maigres, hargneux… D’où l’embauche de milices privées pour défendre la propriété et leur justice expéditive. Tel est le Système.

L’exil forcé est le lot de la famille Joad, dont le nom est tiré de la Bible. Car tout leur périple est imbibé d’images d’Ancien testament, comme si les Yankees, même éloignés de l’Église comme Steinbeck, ne pouvaient que boire à la même source. Sauf que les mythes du Livre sont décalés dans la réalité : l’exil n’est pas volontaire, la terre promise une vaste blague, les patriarches éliminés durant le voyage, et Moïse devenue une femme : Ma, la mère de famille autour de laquelle tout tourne lorsqu’il n’y a pas de travail ni de maison. Seule la mère assure le courant, réunissant, abritant, nourrissant, se débrouillant pour faire durer, en attendant que les hommes remplissent enfin leur fonction de protéger et de rapporter de l’argent.

Les grand-père et grand-mère morts en route, Noah, le fils aîné un peu différent s’installe au fil du courant du premier fleuve de Californie, comme le Noé biblique, sans que l’on sache s’il va trouver son pharaon. Tom, le second fils qui vient de sortir de prison où il a purgé quatre ans sur sept, libéré pour bonne conduite après avoir tué un copain de beuverie qui l’avait planté au couteau, ne peut s’empêcher de réagir avec violence contre l’injustice. Ce sera sa croix comme Simon Pierre, l’adjoint de Jésus-Christ sur lequel bâtir son église. Ce J-C est dans le roman Jim Casey, ex-pasteur qui a perdu la foi divine et cherche une nouvelle foi humaine à tâtons : « le péché et la vertu, ça existe pas. Uniquement les choses qu’on fait » p.377. De même les fous de Dieu qui contemplent « le péché » des danseurs qui se collent aux danseuses, dans un bal bon enfant. Ces tarés du péché font plus de mal avec leur vertu en bandoulière, leur aigreur de ne pas oser le plaisir comme s’il était défendu, leur jalousie rancunière contre les gens qui vivent normalement au lieu de se torturer pour des Commandements, que le plaisir lui-même. Ma remettra à sa place une mégère de ce type, sorte d’évangéliste qui va jusqu’à la transe à éructer la description du « péché ».

Casey découvre sa nouvelle religion (« ce qui relie ») confusément dans le fait qu’être deux plutôt qu’un est le début d’un humanisme terrestre, encore mieux si l’on rassemble. Ce pourquoi, comme le Christ au Mont des Oliviers, il est frappé par les miliciens – le crâne fracassé – et que Tom, tel Pierre, saisit un gourdin pour tuer à son tour le tueur avant de fuir. Mais Jim Casey a mis en lui les germes de la nouvelle religion sociale du syndicalisme « rouge ».

Ce n’est pourtant pas l’idéal de l’auteur, ni celui de l’Américain moyen qui, comme Jefferson, préfère une communauté de petits propriétaires paisibles guidés par la raison. La grande propriété capitaliste a rompu le contrat social des Pionniers sur leur Terre promise ; la cité de Dieu reste donc à construire. Les Joad connaîtront toutes les étapes de la descente à la misère, ils boiront le calice jusqu’à la lie. Pauvres comme Job, ils n’auront pas la ressource de se tourner vers Dieu, qui reste manifestement indifférent au malheur, mais vers les autres, dans un sentiment de solidarité humaine spontanée. La dernière scène – forte – du roman, en est l’illustration.

Steinbeck observe avec détachement chaque âge et nous les rend à la fois proches et aimables. Les deux vieux récusent le déracinement et en meurent, l’un d’une attaque, l’autre de stress. Parmi les adultes, Pa est dévalorisé parce qu’il ne sait pas conduire, qu’il ne sait pas où aller, qu’il ne sait pas décider en situation de nomadisme, et qu’il ne gagne pas le pain de la famille. Ma prend sa place, en mère qui vit chaque moment à son rythme et assure la continuité de la vie. L’oncle John, 50 ans, se reproche sans cesse la mort de son épouse, il y a des années, d’une péritonite qu’il a minimisée avant qu’il soit trop tard. Il est hanté par « le péché », ce qui le rend aussi inutile qu’un vieux sac vide. C’est moins la Morale qui compte que ce que l’on fait, suggère l’auteur.

Parmi les enfants, Noah l’aîné, dans les 22 ans, s’efface, Rose of Sharon (encore un prénom tiré de la Bible) est enceinte de son Connie, 19 ans, au prénom bien nommé en français tant il est velléitaire et peu fiable (à 98 %, ce prénom est donné aux filles…). Le garçon, qui ne s’intéresse qu’au sexe, jure qu’il va travailler, bâtir une maison, prendre des cours du soir en radio, mais, contrairement à Tom, n’a aucune constance (Connie dériverait du prénom Constance). Il va d’ailleurs abandonner sa femme lorsqu’elle commencera à se plaindre sans rien foutre. Car Rosasharn (contraction phonétique de Rose of Sharon) est égoïstement centrée sur son bébé à naître, toujours fatiguée, toujours à se lamenter ; elle mériterait une bonne baffe pour se secouer – et c’est ce que lui dit sa mère. Elle ne s’élèvera au-dessus d’elle-même qu’à la fin, ayant perdu mari et bébé, réduite à coucher nue sous une couverture sale.

Tom, dans les 20 ans, tient de sa mère, il est solide et fiable, mais peut se laisser aller à des accès de violence. Il conduit la guimbarde, tout comme son jeune frère Al, 16 ans, qu’il aime bien. « Il y avait de l’affection entre ces deux-là » p.446, écrit sobrement l’auteur. Al est un queutard fini et cherche toujours une fille, avant d’envisager de « se marier » à la fin, lorsqu’ils sont dans la misère. « S’il pouvait lui arriver d’être un vrai bouc en rut, il était toutefois responsable de ce pick-up, de son bon fonctionnement et de son entretien » p.459. Sa passion à lui, outre les filles à défoncer, ce sont les moteurs à démonter : il les bricole, les répare ; il sait conduire et a décidé quelle vieille voiture d’occasion, une antique Hudson Super-Six pour 75 $, les mènera en Californie. Il l’a bien choisie, elle ne les laisse pas en rade. Il représente l’avenir mécanique en ville, loin de la terre des paysans.

Restent les deux petits, Ruthie et Winfield, la première, 12 ans, « prenait la mesure de la puissance, des responsabilités et de la stature contenue dans ses seins naissants » p.457 Pléiade. Le second, 10 ans, « était un jeune chien fou » en salopette, débraillé et crasseux.

Ce long roman puissant dénonce et illustre à la fois la condition des métayers chassés de leurs terres au début du XXe siècle. Il est intemporel tant chacun peut se reconnaître dans les situations (le chômage dû à l’externalisation ou à la mondialisation) ou les caractères (le velléitaire, celui qui vit d’un jour à l’autre, le résigné, l’égoïste, le baiseur, le consciencieux…)

John Steinbeck, Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath), 1939, Folio 1972, 640 pages, €11,76

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les Raisins de la colère, À l’est d’Éden, Pléiade 2023, 1664 pages, €72,00

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Anna Véronique El Baze, Le dernier bistrot

Un bar à Paris dans la rue des Filles-du-Calvaire, le patron qui entend, qui attend, s’use à vivre. Sa femme s’est tirée avec sa fille il y a trente ans. Ce bistrot est sa vie, créé par son père, résistant juif à Pétain, chassé d’Algérie en 1962 avec son seul fils, après que le FLN ait tué d’une bombe sa femme et sa fille. Toujours tout reconstruire. Le fils, « à treize ans, il y faisait la plonge après l’école. À seize, il y travaillait à plein temps » p.16.

Bar popu dans un quartier popu, « le Bar de l’Avenir n’a rien des bars et restos design où se retrouvent bobos et cadres branchés du quartier. À midi, la clientèle est celle des bureaux et commerces avoisinants. Pas exigeante, évanescente, celle qui boit de l’eau en carafe et vide la corbeille à pain. Celle qui paie en Ticket-Restaurant, réclame la monnaie, ne laisse ni pourboire ni remerciement. (…) Au Bar de l’Avenir, les cœurs se consolent, se régénèrent, se réhabilitent. Duperie. Illusion parfaite, jusqu’à la fermeture, lorsqu’il faut vider son verre, partir, passer de l’illusion au réel, de la chaleur de l’alcool au froid du dehors » p.10

En cette veille de Noël, le soir, de rares clients, des solitaires. Fred jeune handicapé de l’armée qui mate les filles et rêve, Rokia la Sénégalaise alcoolo qui a laissé son bébé, Christophe la quarantaine qui a quitté Anna sa maîtresse parce qu’il est marié à vie à une épouse collante qui a constamment « besoin de lui », Nour, jeune battante à la direction du personnel, elle attend Ethan qui ne viendra pas, un Juif qui ne « ne s’autorise même pas un verre avec une musulmane un soir de shabbat » (jolie formule p.45), Maryline aux talons aiguilles qui attend elle aussi, puis un homme viril en chemise violette, Fabrice le « soignant » – ce sont les clients de ce soir. Un soir particulier.

Car le patron a décidé de fermer – avec les clients à l’intérieur. « Plus personne ne bouge ! » Un semi-automatique pour les braquer, et il est passé de l’autre côté, comme une libération. Nous sommes au chapitre 13, chiffre porte-malheur. Il est 21h30 dans le bistrot comme ailleurs. Désormais, finie l’indifférence, c’est lui qui donne les ordres. Revanche sur l’abandon de la France par deux fois – et sur le ravage de son bistrot par les « gilets jaunes », casseurs jouissant de tout casser et qui n’en ont rien à foutre du travail et de la peine des autres.

Face au danger, chacun revoit sa vie. Fred qui a sauté sur une mine et ne peut plus sauter sur les filles et se fait des scénarios ; Rokia qui a été larguée par son Blanc avec un fils métis, constamment menacée par l’assistante sociale qui rêve de lui ôter ; Christophe attaché à son couple par lâcheté d’habitude et qui vient de tuer sa maîtresse Anna qui voulait le retenir ; Maryline qui refuse son âge et veut encore séduire, son premier champagne à 14 ans suivi d’un viol pompier ; Fabrice l’infirmier psychiatrique toujours à s’occuper des autres et qui est désespérément seul dans la vie, parce qu’il n’est pas hétéro et ne veut pas l’avouer. Ce sont toutes ces vies pauvres ou ratées qui font le sel de ce roman. L’acte fou, par désespoir. Le choc sur les consciences, pour les réveiller. Il y a les passifs qui se laissent faire, les rebelles qui résistent, et les prudents pour qui il ne faut « pas insulter le crocodile quand [on] a encore les pieds dans l’eau » autre jolie formule p. 136.

La fin ? Inévitable. Mais entre temps une longue psychanalyse collective où l’hypocrisie sociale vole en éclats, où l’émotion rend les gens vrais. Le patron y prend un prénom et chacun sait pourquoi il a agi. Un petit roman intimiste sur le malheur des temps.

Anna-Véronique El Baze grandit dans le restaurant-bar de ses parents dans l’Eure. Diplômée de l’Institut Supérieur d’Interprétariat et de Traduction, elle débute comme traductrice indépendante avant une carrière dans la Communication et les relations Presse. Maman de jumeaux de 6 ans, elle publie son premier roman en 2004.

Anna Véronique El Baze, Le dernier bistrot, 2024 (parution 7 novembre), éditions de l’Archipel, 199 pages, €20,00, e-book €14,99

Attachée de presse Emmanuelle Scordel-Anthonioz emmanuelle@lp-conseils.com

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John Steinbeck, Des souris et des hommes

Le prix Nobel de Littérature 1962 livre l’un de ses grands romans de la veine réaliste socialiste. Il évoque les vrais gens en les faisant parler comme ils causent, c’est-à-dire pas très bien, avec des sentiments primaires mais profonds. Nous sommes en Californie chez les journaliers qui se louent à la saison dans les grandes fermes. Ils sont seuls, errants, sans attaches. Ils ne rêvent que d’une chose, la petite ferme autarcique où élever des vaches et des lapins. Mais pour cela il faut au moins être deux – pour se parler en hiver, pour s’entraider l’un l’autre.

George et Lennie sont le jour et la nuit, un petit rusé comme Astérix et un gros benêt comme Obélix, très fort mais très con. George a pris sous son aile Lennie car il se sent plus intelligent et plus responsable lorsqu’il est avec lui. Lennie le suit parce que sa tante décédée le lui a dit et que George le protège de son incapacité à retenir quoi que ce soit et des « bêtises » qu’il peut commettre. Car Lennie est trop fort : tout ce qu’il touche est broyé ou cassé. Ainsi une petite souris qu’il caresse, ou un chiot qu’on lui a donné. George et Lennie ont dû fuir la ferme des Webb parce que Lennie voulait toucher la robe rouge de la fille et qu’elle a pris peur. Comme toutes les pétasses qui veulent se rendre intéressantes, elle a crié qu’on l’avait violée alors qu’il n’y avait rien eu, et les hommes se sont mis à la recherche de Lennie pour le lyncher.

Dans la nouvelle ferme, Lennie abat le travail de deux hommes mais ne sait quoi faire le soir. Laissé seul un moment, il ne peut s’empêcher d’agir comme il ne faut pas. Le fils du patron, un jeune Curley qui a les couilles à la place du cerveau, provoque tous ceux qu’il suppose regarder sa femme. Laquelle est une immature qui rêve d’Hollywood et qui l’a épousé pour se détacher de la surveillance de sa mère. Seins en avant, lèvres pulpeuses maquillées, hanches en mouvement, elle ne peut s’empêcher d’aguicher les hommes. Juste pour parler, dit-elle, car elle se sent très seule avec Curley dont la conversation ne porte que sur la boxe, qu’il pratique en poids léger. Elle ne cherche de sortir de la ferme pour « chercher son mari » et s’empresse de demander à tous les mâles s’ils ne l’ont pas vu.

Jusqu’à Lennie, piégé dans la grange où il vient de tuer sans le vouloir le chiot qui lui a été donné à force de le « caresser ». Elle discute avec lui, attirée par le loup, et convient que caresser est un plaisir, d’ailleurs elle-même brosse ses cheveux tous les matins pour qu’ils soient soyeux à cajoler. Lennie veut-il essayer ? Évidemment c’est le drame, lorsque Lennie « caresse », c’est brutal ; la fille prend peur, il veut la faire taire – et lui brise la nuque.

Plus question de la vie à deux dans une petite ferme, avec peut-être le vieux Candy qui se joindrait à eux pour vivre sa fin. Un meurtre a été commis, et c’est plus grave qu’un attouchement. Lennie devra être pris et mis hors d’état de nuire, George en convient. Il ne lui est plus possible de le protéger, aussi préfère-t-il s’en charger.

Tout le monde est seul dans ce monde individualiste : seuls George et Lennie, seul Candy dont le très vieux chien vient d’être abattu, seul le Noir Crooks qui dort dans un réduit près de l’écurie parce qu’il est noir et que les autres refusent qu’il se mêle à eux, seule l’épouse de Curley, qui n’a même pas de prénom. L’objectif du roman est de faire partager cet état de fait afin que chacun prenne conscience des autres.

John Steinbeck, Des souris et des hommes (On Mice and Men), 1937, Folio bilingue 2024, 304 pages, €9,90

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les raisins de la colère, E l’est d’Éden, Gallimard Pléiade 2023, 1614 pages, €72,00

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Alexandre Jardin, Le Petit Sauvage

Quatrième roman de l’auteur, publié à 27 ans, tissé de souvenirs personnels et de fantasmes d’enfance. Alexandre écrit sur Alexandre, mais son héros s’appelle Eiffel, descendant du Gustave de la tour. Il a dix ans de plus que l’auteur et s’interroge sur sa vie d’adulte. Il regrette le temps béni de l’enfance où tout était instant. Sa grand-mère, née Sauvage comme la grand-mère de l’auteur, appelle son petit-fils Alexandre « le Petit Sauvage », nom qui lui va bien tant il est primesautier, facétieux et constamment au présent. C’est son Petit Prince à lui, Jardin.

Adulte, Alexandre a réussi une entreprise de fabrication de serrures et s’est marié avec une belle Finlandaise qui ne veut pas d’enfant encore à 30 ans pour ne pas abîmer ses seins. Mais le jeune entrepreneur s’interroge : a-t-il réalisé ses possibles d’enfant ? Il s’est rangé, est devenu sage, conforme, formaté par Science Po comme l’auteur, s’est marié une première fois selon les normes sociales comme l’auteur. Mais est-il heureux ?

La rencontre sur le quai aux oiseaux à Paris du perroquet de son enfance, oiseau réputé vivre très longtemps, lui rappelle ce que son papa, mort d’un cancer, lui disait : « Le petit Sauvage, tu es un fou ! » Fou, il n’est pas demeuré. La folie est un excès selon les normes sociales, excès de sentiments, de passion, d’émotions. Elle est liée souvent à l’exaltation des hormones ou d’une gaieté de vie, comme on le dit d’un adolescent, d’un chiot ou d’un lièvre de mars. L’enfant est souvent « fou », comme les chevreaux (kids) ou les chatons qui jouent avec leur queue. C’est une griserie qui échappe à la raison, une exubérante irrationnelle mais vitale. Au fond, c’est l’expression de l’instinct de vie. Ce pourquoi Nietzsche fait du retour à l’état « d’enfant » l’ultime métamorphose de son processus d’homme surmonté.

Alexandre Jardin fait passer quelque chose de la philosophie de Nietzsche dans son roman. Son héros se remémore cet instant où, à 13 ans, ému par une belle femme, sa voisine de plus de trente ans, il s’est trouvé en slip et bandant comme un fou sur le bateau où ils étaient partis plonger. « Selon toute apparence, Fanny céda involontairement au penchant brutal qui l’entraîna. Bousculant sa honte, elle m’embrassa avec une infinie douceur et, dans la foulée, se livra aux dernières privautés buccales sur ma personne. Quelle PIPE ! » p.40. Il lui en est resté reconnaissant. Il l’observait depuis une haute branche d’un arbre de son jardin, dans la propriété Mandragore sur les rives de la Méditerranée près de Nice, sans savoir que sa fille, de six ans plus jeune que lui, l’observait à son tour dans une branche de figuier de son propre jardin, follement amoureuse de ce garçon que sa mère emmenait nager.

Dès lors, Alexandre Eiffel quitte tout, épouse, usine, montre et costume pour s’exiler sur la Côte d’Azur et racheter la Mandragore, demeure de son enfance, devenue un hôtel pour bobos riches. Il ne veut plus, comme les adultes qui l’entourent, « se croire obligé » p.54. Il sort sa grand-mère Sauvage, dite Tout-Mama, de sa maison de retraite où elle végète et la réintroduit maîtresse de la maison, tandis que le vieux jardinier Célestin revient s’occuper du jardin. « ‘Je ne connais pas d’autre vérité que celle de mes désirs’, avait elle coutume de répéter » p.78. C’est cela l’état d’enfance et il lui obéit. « Est-on né pour mûrir si mûrir signifie se résigner à toutes les scléroses qui frappent les sentiments ? La véritable maturité n’est-elle pas de s’enfanter chaque jour ? Vive le mouvement ! » p.100. Il rend les clés de l’usine de serrures à son adjoint Louis et le charge de le faire divorcer. Puis il publie son annonce de décès pour rompre avec la vie sociale qu’il a menée jusqu’ici.

Fanny occupe toujours la maison voisine et sa fille Manon, volcanologue, est revenue pour les vacances. Elle ressemble tant à sa mère lorsqu’elle était jeune que l’Alexandre adulte en est émoustillé. Il ne réclame pas du sexe, mais simplement auprès d’elle les sensations qu’il avait lorsqu’il n’était pas encore pubère. C’est elle qui lui avoue son désir enfantin, puis le viole carrément, avant qu’ils ne s’accordent par le génital, puisque c’est ce que font les adultes avec leur âme d’enfant. Ils font l’amour toujours et partout, jamais rassasiés l’un de l’autre. Mais Manon doit se marier avec Bertrand, un médecin, et partir au Canada. Elle demande à Alexandre de choisir, mais lui n’a pas encore accompli sa métamorphose, il n’est pas sorti de sa chrysalide d’adulte engoncé dans les préjugés et les habitudes. Il lui faut un peu de temps.

Pour cela, accomplir la promesse qu’il avait faite enfant, avec quatre autres gamins de ses 12 ans à la pension : aller vivre en Robinson sur l’île Pommier, au large de la côte. Ses amis du Club des Crusoé l’ont lâché. L’un les a dénoncés enfant et a été exclu, un autre est mort, ne restent que Tintin et Philo, qui finissent par le rencontrer. Mais ils sont vieillis et rassis et ne désirent surtout pas quitter leur état d’adulte pour des enfantillages. Alexandre part donc seul et passe quatre mois sur l’île, en sauvage. Il y rencontre même Dieu en levant la tête dans l’ancien phare désaffecté. « Peu à peu je pris un timide plaisir à exister, à accueillir des sensations infimes, des états naissants, des commencements d’émotions, à me laisser charmer par ma seule présence, sans que cette douce jouissance n’eût rien de narcissique, et dans cette quiétude mes sensations se dilataient, ma conscience s’éveillait, je communiais avec la nature qui devenait une extension de moi-même… » p.172. Il a découvert l’état d’éveillé, en pleine conscience.

Il est rapatrié par une jeune fille qui va épouser le Christ en se faisant nonne, et qui passe son dernier jour civil à se baigner nue sur la plage de l’île déserte. Manon ne l’a pas attendu, elle s’est mariée. Lui va dès lors la poursuivre de ses assiduités pour la reconquérir, jusqu’à faire craquer le mariage tout neuf. La folle du logis – son imagination – va lui faire inventer mille tours, comme lorsqu’il était enfant : composer un parfum de femme, décorer sa future maison de couple improbable. La graphie du livre s’adapte d’ailleurs à cette fantaisie avec dessins, calligrammes, pages noircies.

Il est revenu mue accomplie. « Mon aventure n’avait de sens que si, en ressuscitant l’enfant que j’avais été, je devenais un jour véritablement adulte » p.160. Il s’agit, une fois mué, de « ne pas perdre le secret du mouvement perpétuel » p.189. Être un enfant qui joue à l’adulte, c’est se garder frais et émerveillé comme aux premiers jours, prêt « à réenchanter le réel » p.230. Apte à tous les possibles, sans cesse adapté aux changements, capable de jeu plus que de je. Aux adultes de ne plus « tolérer plus longtemps d’être expropriés de leur vie, et d’eux-mêmes » p.230.

Las ! Son hérédité le rattrape. A 46 ans, comme le père l’auteur, Alexandre se trouve atteint du cancer, cette maladie de la modernité industrielle. Il va mourir, non sans avoir mis Manon enceinte. Il lègue à son futur enfant, mâle ou femelle, cette leçon : « Mon chéri, ma chérie, je t’en supplie, respecte ta singularité, soit intime avec toi, cultive tes DÉSIRS, non tes caprices, évite de conjuguer les verbes au futur ou au passé, n’écoute pas les aigris qui te conseilleront des compromis, reste digne de celui que tu seras à 5 ans, rebelle au diktat de la raison, folâtre peut-être, rieur sans doute, mène une vie qui te ressemble, et surtout n’oublie pas que la réalité ça n’existe pas, seule ta VISION compte » p.251.

La parution du roman a eu lieu en cette époque socialiste du début des années 1990, avec son cortège de scandales (Urba, sang contaminé, révélation du cancer Mitterrand), Bernard Tapie ministre et signature du traité de Maastricht. La « normalité » adulte ne faisait en effet guère envie. Le retour à la spontanéité de l’enfance n’apparaît pas comme une régression mais comme une renaissance. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d’un oui sacré. C‘est sa volonté que l’esprit veut à présent, c’est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde », Nietzsche.

Ainsi parlait Zarathoustra.

Alexandre Jardin, Le petit Sauvage, 1992, Folio 2003, 251 pages, €7,80

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John Steinbeck, En un combat douteux

Roman social américain d’une grève attisée chez les saisonniers cueilleurs de pommes de Californie, ce livre est aussi un manuel pratique d’agit-prop. Deux communistes, Mac et Jim, se rendent sur le terrain pour susciter de l’agitation afin de faire plier les propriétaires exploitant les terres et les hommes. Les salaires ont été baissés parce que les prix du marché ont baissé, et les saisonniers grommellent. Mais chacun dans son coin, se résigne au fond à ce qui est. Mac le leader et Jim le suiveur vont les convaincre de résister avec ce mantra : ensemble on est plus fort.

Le Parti communiste américain dans les années 30 n’est pas aussi organisé que les partis frères européens, mais la révolution bolchevique a instillé des méthodes et des idées. L’idée est que l’exploitation de l’homme par l’homme doit avoir ses limites, même s’il ne s’agit pas vraiment de « renverser le capitalisme ». Plutôt chez Steinbeck de l’aménager pour assurer plus que le simple salaire de survie. Le mythe américain du Pionnier reste en effet présent, bien plus qu’en Russie ou en Europe, et chacun rêve d’être enfin propriétaire de son petit lopin avec sa fermette où élever deux vaches et une couvée de volailles.

Mais l’industrie casse ce rêve autarcique et individualiste pour engendrer un salariat à la merci des gros. C’est cela que Mac veut briser, ce sentiment qu’on n’y peut rien et qu’il faut accepter le salaire qu’on vous donne ou mourir de faim. Au début des années 30, la « crise de 29 » suivie de la Grande dépression, se fait sentir à plein. Chacun se replie sur son égoïsme. Ce chacun pour soi, les agitateurs veulent le renverser pour agglomérer les hommes en une seule volonté sur l’idée qu’un groupe est plus que ses parties. Comme chez les animaux, les hommes peuvent former une « phalange ». Même l’échec de la grève fera exemple et montrera que l’on peut relever la tête et ne pas accepter le destin sans réagir. Steinbeck s’inspire de deux grèves de 1933 et 34 en Californie, l’une sur la cueillette des pêches et l’autre sur celle du coton. Il a interrogé les syndicalistes impliqués, les grévistes, les propriétaires. Il en fait un roman.

Mac et Jim sont des hommes sans attaches, Mac parce qu’il est devenu ce « révolutionnaire professionnel » appelé par Lénine, outil standard au service exclusif de la révolution. Jim parce que ses parents sont morts, son père révolté pour rien, et qu’il veut « servir » une cause – n’importe laquelle – pour se sentir exister. Jim est l’intello qui veut agir et qui a de l’intuition, tandis que Mac, qui le prend sous son aile, est le bon ouvrier activiste qui malaxe la pâte humaine.

La première scène où Mac s’improvise accoucheur alors qu’il n’a jamais travaillé dans un hôpital, est un morceau d’anthologie : aucun affect, les gestes accomplis les uns après les autres avec une vague idée que l’hygiène est tout, soutenir le moral de la mère et la nature fait le reste. Cet acte fondateur va permettre de s’introduire par la réputation chez les saisonniers et de s’en faire entendre. Mais pas question d’en prendre la tête : ils doivent élire un chef, Mac restant toujours dans l’ombre, éminence grise qui « suggère » ce qu’il faut faire.

Évidemment, les gars n’ont aucune idée de comment agir, et suivre celui qui en apparence sait où il va les soulage. C’est la base de la politique que de manier les foules et Mac a été formé pour ça. Il sait qu’il faut être clair et persuasif lorsqu’on est chef, ne jamais se mettre en colère et même baisser parfois la voix pour attirer l’attention, poser des questions évidentes à la foule pour qu’elle y réponde d’un mot et ainsi la souder. Il faut aussi assurer l’intendance, la bouffe étant primordiale pour le moral de tous, et les tentes pour protéger de la pluie. Il faut enfin donner une tâche à chacun pour les mouiller et les faire participer à l’action commune. Si les individus se prennent par les sentiments, la foule se prend par les tripes. Pas de complicité dans la masse, seulement les instincts primaires : peur, colère, enthousiasme. Verser le sang ou connaître une victime dans ses rangs exalte et lance la machine. Le chef ne peut alors plus rien que se laisser porter, feignant d’être l’instigateur d’un mouvement qu’il a lancé mais qui va tout seul.

Avec son expérience des grèves, Mac sait que les propriétaires vont s’organiser, et lui s’organise en retour pour ne pas donner prise à la sanction de la loi. Les saisonniers quittent donc les vergers des privés pour s’établir, avec l’autorisation du propriétaire dont le fils est sympathisant, sur un terrain labouré. Un camp de toile est établi, supervisé par un docteur en médecin pour qu’il ne contrevienne pas aux normes d’hygiène du comté, avec une collecte de fonds pour ravitailler en haricots et en viande les grévistes. Un autre militant venu d’ailleurs s’occupe de cette intendance, Dick, payant parfois de sa jeune et agréable personne pour convaincre les grosses fermières ayant dépassé leur date limite, de donner des sacs de haricots ou deux vaches.

Les propriétaires tentent la négociation, mais qu’y a-t-il à négocier sinon le salaire ? Ils tentent l’intimidation, mais cela ne peut fonctionner que sur les individus, pas sur le groupe soudé. Ils tentent la division par des « jaunes » appelés en renfort, des indics infiltrés parmi les saisonniers, des tabassages ou enlèvements d’isolés. Le shérif, mandaté par le juge du comté, lui-même d’une famille de gros propriétaires, nomme un milliers « d’adjoints » revêtus de l’étoile et munis de fusils pour empêcher de sortir du camp et d’aller perturber les récoltes. Des miliciens autoproclamés, de jeunes lycéens persuadés de défendre le droit et la loi, vont tabasser à quinze un ou deux isolés, et mettre le feu à la grange du propriétaire qui héberge les grévistes. Il y a quelques morts, des biens saccagés, mais on n’a rien sans rien. Pour les révolutionnaires, ce qui compte est la révolution, pas les hommes.

Ce pourquoi les moyens justifient la fin – et la fin ressemblera aux moyens comme il est dit dans le livre. Lénine, par des méthodes de voyous, engendrera un régime de voyous, fondé sur la force et la délation. Cela, Steinbeck ne l’évoque qu’en filigrane, d’après les propos du docteur sympathisant. « L’homme a affronté tous les ennemis possibles, à l’exception d’un seul. Il est incapable de remporter une victoire sur lui-même. L’humanité se déteste elle-même » p.196 Pléiade. Car le métier de révolutionnaire n’est pas la révolution. Aspirer au bonheur des humains peut-il se passer d‘empathie envers les humains ? C’est cela, le « combat douteux ». Jim ne tarde pas à dépasser Mac lorsqu’il le voit faire le boulot sans état d’âme : accoucher sans savoir, tabasser un lycéen pour faire un exemple, persuader le propriétaire de prêter son terrain alors que sa ferme sera saccagée par rétorsion. Quand la Cause dépasse l’humanité, où est l’humanisme ? Le communisme n’est pas un humanisme…

John Steinbeck, En un combat douteux (In Dubious Battle), 1936 , Folio 1972, 380 pages, €9,40

John Steinbeck, Romans – En un combat douteux, Des souris et des hommes, Les raisins de la colère, E l’est d’Éden, Gallimard Pléiade 2023, 1614 pages, €72,00

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Henri Troyat, La barynia

Quatre ans ont passés depuis le retour en Russie du couple Nicolas et Sophie. Avec la naissance du bébé Serge, premier héritier mâle, le vieux Michel, boyard de Katchanovka, met de la voda dans sa vodka* et se précipite à Saint-Pétersbourg où le jeune couple s’est exilé. Mais le bébé est mort à quatre jours d’une probable malformation du cœur. Cependant, Sophie a appris le russe, qu’elle parle avec un accent délicieux. Michel, le père de Nicolas, opposé jusqu’alors au mariage, est séduit. (* de l’eau dans son eau-de-vie)

Il propose à son fils et à sa bru de revenir habiter avec lui à la campagne. Sophie y est favorable, la vie de la capitale ne l’intéresse pas, les mondanités superficielles entre Russes surtout. Nicolas, au contraire, est réticent. Lui aime refaire le monde avec ses amis, réunis dans un cercle étroit d’aristocrates, et qui lancent justement « une société secrète », l’Alliance pour la Vertu et pour la Vérité emplies de mots en majuscule pour faire universel. C’est que les militaires qui ont occupé la France ont été contaminés par les idées occidentales et en reviennent les yeux emplis des Lumières. Les yeux seulement car la Russie est la Russie et le tsar un dieu vivant : nul ne songerait à le remettre en cause, tout au plus une petite constitution… Seuls des radicaux veulent extirper l’absolutisme jusqu’aux racines en zigouillant le tsar et, peut-être sa famille (cela reste à négocier avec les « modérés »), et réaliser l’égalité de tous sans barguigner – autrement dit remplacer un absolutisme par un autre. Toujours totalitaire, la mentalité russe, de l’orthodoxie au Dieu impérieux aux révolutionnaires qui veulent formater le peuple et la nature à leurs idées en passant par le tsar, monarque absolu de droit divin.

Après Les compagnons du coquelicot, chroniqué sur ce blog, où Nicolas a fait la connaissance de Sophie à Paris et l’a ramenée dans ses fourgons, ce tome second des cinq volumes de La lumière des justes est plus intéressant par les portraits contrastés des personnages et l’analyse du pays. Nous plongeons dans la vaste et sainte Russie, fort arriérée et destinée à le rester par son immensité physique, son inertie morale et le poids des traditions où « Dieu » justifie tout (au point que Poutine, deux siècles plus tard, a repris la religion comme un pilier de son régime). « Évidemment, nous n’étions pas encore sortis de chez nous, nous n’avions aucun point de comparaison. Mais, dès qu’on a eu l’imprudence de nous lâcher dans le vaste monde, nous avons compris. Nous sommes allés en France combattre le tyran Bonaparte, et nous en sommes revenus malades de liberté  ! – C‘est cela même ! dit Shédrine. Pour ma part, j’ai souffert de retrouver dans ma patrie la misère du peuple, la servilité des fonctionnaires, la brutalité des chefs, les abus de pouvoir ! » p.22.

Sophie va s’en rendre compte à Katchanovka, isolée loin de tout. Elle s’entend à merveille avec son beau-père qui aime sa résistance et fait de sa vie avec elle un jeu d’échecs, jusqu’à la désirer de façon trouble. Il perçoit à l’inverse son fils Nicolas un peu fade et léger. Normal, lui répond Sophie, il a constamment subi votre autorité sans partage ! Même chose avec le tsar, qui ne supporte pas qu’on le conteste, même avec civilité et ménagements. « L’ancien élève de La Harpe [son précepteur vaudois républicain libéral choisi par sa grand-mère Catherine II] vit dans la terreur des doctrines prêchées par les Encyclopédistes. Dès qu’un groupe d’individus redresse la tête, Alexandre découvre dans cet acte d’indépendance la manifestation de l’esprit du mal. La tâche d’un monarque chrétien lui paraît être de veiller à ce que le pouvoir absolu, émanation de la volonté divine, ne soit nulle part menacé. (…) Il rêve de devenir le policier de l’Europe. D’ici à ce que nos régiments soient obligés d’aller rétablir l’ordre partout ou un peuple se soulève contre ce gouvernement, il n’y a pas loin ! » p.134. Écrites par Henri Troyat en 1959, à l’apogée de l’URSS qui lançait le premier satellite artificiel dans l’espace, ces lignes apparaissent prophétiques. S’il n’y a pas d’âmes des peuples, il y a des constantes historiques. Et le conservatisme, l’absolutisme, l’autoritarisme armé, semblent faire partie intégrante de la Russie depuis les Mongols, quel que soit son régime. Remplacez le tsar Alexandre par le président Poutine, et il n’y a rien à changer à la phrase ci-dessus.

Mais Sophie ne renonce pas. Si Nicolas se vautre avec délices dans les grandes idées abstraites tirées de ses lectures de Voltaire, Montesquieu, Rousseau et quelques autres, il ne fait rien de réel. Comploter vaguement entre amis ne change pas la Russie. Sophie préfère le concret. Ainsi va-t-elle visiter les moujiks des villages appartenant au boyard son beau-père. Le jeune serf Nikita de 15 ans, beau blond svelte comme un saule, est en admiration devant elle. Il veut apprendre à lire et à écrire et Sophie convainc le pope de lui donner un livre ; Nikita devra tenir un cahier d’écriture où décrira sa vie quotidienne qu’il destinera à Sophie. Elle constatera ainsi ses progrès. Le jeune homme étant assidu et obstiné, elle l’enlèvera à la terre et en fera un domestique au manoir avant que Michel ne lui confie à 20 ans la comptabilité du domaine avant, à 22 ans et pour l’éloigner de Sophie, de l’envoyer à Saint-Pétersbourg faire sa vie en échange d’un affranchissement prochain. Sophie la barynia, l’épouse du seigneur appelé barine, est pour Nikita comme le tsar pour les Russes : une adoration hors d’atteinte. Il lui est entièrement soumis et dévoué. Les tomes suivants décriront cette passion absolue, jusqu’à la mort.

Entre temps, Nicolas rencontre sa voisine, la veuve Daria Philippovna, mère du jeune Vassia qu’il a connu à 12 ans avant de partir combattre en France. Le jeune homme, fade et malléable, l’admire comme un modèle et Nicolas l’enrôle dans son Alliance pour la Vertu. Ce qui ne l’empêche pas de lutiner sa mère, laquelle est demandeuse car elle n’a encore que 38 ans et que ses filles adolescentes sont amoureuses du beau Nicolas. Sophie ne voit rien, elle n’y prêterait peut-être aucune importance tant son amour est constant. Mais une lettre anonyme adressée à Vassia par le beau-frère de Nicolas, qui lui avait refusé 10 000 roubles, va engendrer un duel, heureusement sans lendemain. Michel est mis au courant, puis Sophie. Le couple se déchire. Car si les moujiks copulent dans les prés, les buissons et les foins pour faire une dizaine d’enfants, le couple des barines ne semble pas pressé de produire des héritiers. Ainsi se reproduit la misère et l’ignorance, tandis que l’aisance et l’intelligence se perdent.

L’auteur se plaît à opposer les deux enfants de l’autocrate boyard Michel : Nicolas comme Marie sa jeune sœur sont faibles à cause de son emprise. Mais Nicolas ramène de France une épouse qui le soutient comme un tuteur ; il n’y a que lorsqu’elle n’est pas auprès de lui qu’il se laisse aller à ses penchants frivoles de gamin égoïste, baisant ici ou là selon son plaisir. A l’inverse, Marie est une fille qui sèche sur pied en ne se sentant pas belle ni bien fagotée ; elle se jette dans la mariage avec le premier venu qui lui fait sentir son emprise pour échapper à son père. Mauvaise pioche : elle sera vite délaissée, réduite à vivoter dans le bourbier campagnard, nantie d’un mioche non désiré. Abandonnée par son père, son mari et par Dieu, elle se suicide en laissant le nourrisson qu’elle a prénommé Serge aux bons soins de Sophie. Qui l’impose à Michel son beau-père.

Ces intrigues nouées promettent de nouvelles aventures pour les tomes suivants. Henri Troyat est un admirable conteur.

Henri Troyat, La barynia – La lumière des justes 2, 1959, J’ai lu 1974, 374 pages, occasion €1,77

Henri Troyat, La lumière des justes : Les compagnons du coquelicot, La Barynia, La gloire des vaincus, Les dames de Sibérie, Sophie et la fin des combats, Omnibus 2011, €31,82

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William Golding, Sa majesté des Mouches

A 43 ans, et après avoir exercé neuf ans comme prof, le prix Nobel de littérature 1983 et chevalier William Golding écrit sur les enfants. Lui-même en aura deux, une fille et un garçon, mais il écrit ici sur les garçons. La discipline et les bonnes manières inculquées au collège ne semblent qu’un vernis que la mise en situation fait vite craquer.

La guerre de Corée vient à peine de se terminer dans le Pacifique sud et c’est peut-être cette situation que décrit l’auteur plutôt qu’une « troisième guerre mondiale ». L’un des enfants fait allusion à des « communistes ». Une bande de garçons de 6 à 12 ans, tous blancs et britanniques, se retrouvent isolés sur une île déserte tropicale, riche en fruits et en cochons sauvages, après le crash de leur avion. Aucun adulte n’a survécu, et probablement d’autres enfants non plus. Mais l’auteur va au plus simple : pas d’épave, aucun blessé, un nombre inconnu d’enfants.

Très vite, deux groupes se forment : les grands et les petits. Les premiers se mettent en bande, les seconds jouent égoïstement dans le sable. Les grands ne les protègent pas et se soucient peu d’eux ; ils ne savent même pas combien ils sont. Un petit, reconnaissable à la tache de vin qu’il a sur la figure, disparaît – personne ne sait où ni quand ; il n’est plus là, c’est tout. Ils reproduisent ce qui se passe dans leur famille où les garçons sont mis en pension dès 9 ou 10 ans alors que les autres restent à la maison.

La première chose que fait un garçon livré à lui-même est de se mettre nu. Ralph, 12 ans de belle carrure, enlève tout d’abord ses chaussures, marcher pieds nus est toujours délicieux. Il quitte ensuite sa chemise, qu’il ne remettra qu’épisodiquement pour protéger sa peau du soleil ou de la fraîcheur de la nuit ; mais elle sera vite une gêne, salie, raidie, déchirée – il finira par s’en débarrasser, comme tous les autres. Pour la culotte, c’est plus incertain : outre le tabou relatif de se balader sexe à l’air, l’organe est sensible aux épines et aux rochers, or le garçon se déchire le derme sur les lianes et les pierres lorsqu’il joue ou chasse. Les grands garderont leur culotte jusqu’à ce qu’elle tombe en lambeaux, tandis que les petits s’en débarrassent très vite pour vivre entièrement nus.

Ralph ne trouve que Piggy (ou Porcinet), un gros à lunettes de son âge qui a de l’asthme. Avec lui l’intello, il se baigne nu dans le lagon avant de se sécher sur le sable. Piggy trouve une conque marine et sait qu’on peut en jouer. Ralph en tire des sons qui attirent les autres enfants autour de lui. Désormais, la conque sera le symbole du pouvoir, de la voix anonyme qui surmonte celle de tous. La tenir à la main donne la parole, telle est la règle.

Inspiré par Robinson Crusoé et par le Robinson suisse, les garçons ont la volonté de construire des cabanes pour se protéger de la pluie et des bêtes, et de faire un grand feu avec beaucoup de fumée pour qu’on les repère du large. Ce qui est entrepris au début avec enthousiasme. Mais l’auteur s’inspire bien plus de Jules Verne et de ses Deux ans de vacances, même s’il ne l’évoque pas. Ralph le blond, qui a une prestance politique qui attire les petits et sait tirer de l’intello impotent Piggy des idées utilisables est, comme le Briant de Verne, pour la démocratie et les règles. Il ne tarde pas à se voir défier par Jack le roux, assez laid et maigre mais musclé, qui est un démagogue né, enthousiaste dès qu’il s’agit d’entraîner la troupe au jeu ou à la chasse. Comme le Doniphan de Verne, chasser et guerroyer est sa grande passion.

S’il garde au début le tabou de tuer, il le transgresse très vite. Le prétexte est de nourrir la bande, mais il y prend goût et n’hésite pas à se barbouiller du sang de ses victimes. Il est le seul à posséder un poignard scout dans une gaine à la ceinture, tandis que Ralph ne possède que les lunettes de Piggy dont les verres permettent d’allumer le feu. Les deux garçons seraient complémentaires, comme dans Jules Verne, s’il n’y avait pas la sauvagerie native de tout être humain. La puissance vitale veut le pouvoir et l’imposer par la force. Ce n’est pas pour rien que Jack se présente au début en chef avec sa troupe de chœur d’enfants alignée, marchant au pas, chacun arborant casquette et cape noire – mais rien dessous. Jack est le démagogue qui va virer fasciste, agitant les symboles, dirigeant les transes et manipulant les superstitions pour assurer son emprise. Il est roux comme Judas, perfide comme le serpent, celui qui sème la zizanie par ses tentations. Il instaure l’offrande au « monstre » de la montagne en fichant une tête de cochon tué sur un bâton épointé aux deux bouts : Sa Majesté des Mouches, autre nom de Belzébuth.

Simon l’intelligent, mais un peu pris de la tête, observera cette sauvagerie et se retrouvera face à face avec Sa Majesté. Une voix intérieure lui dira que le monstre n’est pas dans la montagne mais en lui, en chacun. C’est la sauvagerie de la horde primitive de Freud, celle qui refuse la raison pour socialiser en groupe tribal, hostile à tout étranger. Roger, le second de Jack, prendra sur son exemple un tel goût à tuer qu’il ira tout nu, barbouillé de boue et de sang, l’épieu pointu à la main et l’air terrible. Le masque lui permettra toutes les transgressions. Il se fera même cochon pour miner la chasse dans une danse orgiaque qui fera monter la transe des chasseurs. Il se fera frapper et fouailler, y prenant une sorte de plaisir masochiste, avant de s’effacer dans le cercle et, dans un paroxysme de foule sadique, de lyncher à mort le garçon Simon qui, comme le Christ apportant la « bonne nouvelle », venait apprendre au groupe la vérité : que « le monstre » que tout le monde craignait au point que Jack et Ralph avaient fui devant lui, n’était qu’un parachute tombé sur l’île avec son pilote mort.

Après l’abandon d’un petit, l’assassinat en groupe d’un grand : la civilisation recule. Freud fait des non encore pubères des « pervers » polymorphes, ayant la prédisposition, propre à la plasticité de leur âge, de transgresser par pulsions les tabous sociaux encore mal assimilés pour assouvir un plaisir érogène hors génitalité par le voyeurisme, l’exhibitionnisme, le sadisme. C’est ce qui arrive à Jack, à Roger, aux jumeaux Eric-et-Sam, contraints par la force et les coups à rejoindre la bande de Jack. Si Ralph prend plus de plaisir à se baigner nu et à organiser le maintien d’un feu constant pour attirer les navires, Jack préfère flairer la piste d’un cochon au ras du sol, le traquer en silence et l’éventrer d’un coup d’épieu. Tout cela est jouissance. Les deux garçons participent à la communauté, l’un en prévoyant les secours possibles et en allumant le feu, l’autre en assurant la viande par la chasse.

Mais Jack préfère le jeu au présent plutôt qu’un futur contraignant. Chasser donne plus de plaisir que chercher encore et toujours du bois pour le foyer. De plus, la chasse permet de donner aux autres de la nourriture, tandis que le feu allumé pour les étoiles ne donne rien que d’hypothétique. Très vite, les grands se rallient à Jack par plaisir, instinct grégaire ou contraints. Jack commande un raid sur les cabanes en pleine nuit pour ravir le feu, sous la forme des lunettes de Piggy. Lequel, devenu quasiment aveugle, geint et oblige Ralph à aller parlementer avec les mutins réfugiés dans leur fort de roches. Mais Roger, excité par la cruauté et le goût qu’il a pris de tuer, déloge un gros rocher qui va écraser Piggy. C’est le deuxième assassinat mais, cette fois-ci, perpétué par un individu conscient de ce qu’il fait.

Dès lors, la barbarie submerge l’île. Ralph, désormais tout seul et tout nu, le flanc blessé par l’épieu de Jack, la peau déchirée par les épines, va être traqué sur toute l’île comme un animal – ou comme le Ku Klux Klan chasse encore le nègre dans les années cinquante. Abel le chasseur-tueur veut tuer Caïn, le frugivore détenteur du feu civilisé. Pour débusquer le gibier humain, la bande met le feu à la forêt. Ce qui incite heureusement un cuirassé à venir voir dans l’île – et ses marins sauver Ralph in extremis alors que la bande avait déjà préparé un épieu épointé aux deux bouts pour l’empaler comme un cochon.

On peut se demander ce qui serait advenu si les mois avaient passés sans qu’un navire ne survienne. Ralph empalé et mort sous les tortures, Jack se serait-il approprié son scalp blond pour le porter à la ceinture en guise de cache-sexe et de symbole de puissance, sa culotte ayant rendu l’âme de ses derniers lambeaux ? Cela lui aurait agréablement chatouillé les parties intimes et, la puberté survenant, l’aurait porté à abuser de son pouvoir sur les petits. Il aurait peut-être été supplanté par Roger, plus radical dans la cruauté, donc plus fascinant, qui aurait instauré un régime de terreur.

Cette fable sur la civilisation, qui n’est qu’un vernis sur la sauvagerie primitive, était une leçon de la guerre, du nazisme au stalinisme. Être civilisé, ce n’est pas imposer l’ordre social par la force, mais faire participer chacun au projet commun. C’est dominer ses pulsions, maîtriser ses passions, agiter ses petites cellules grises. L’être humain complet n’est pas que jouisseur, ni que guerrier, ni qu’intello – il est tout à la fois.

William Golding, Sa majesté des Mouches (Lord of The Flies), 1954, Folio junior 1984 – illustrations de Claude Lapointe, 287 pages, €13,00

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Une autre chronique sur William Golding :

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Jules Verne, L’école des Robinsons

Ce n’est pas l’un des meilleurs Jules Verne mais un roman distrayant d’aventures. Les Robinsons sont en effet adultes, un jeune homme de 22 ans, neveu d’un milliardaire de San Francisco, et son précepteur professeur de danse et de maintien T. Artelett, dans les 40 ans. Godfrey a fini ses études mais rêve encore comme s’il était enfant. Il a lu et adoré, comme Jules Verne (et comme moi aussi) non seulement le Robinson Crusoé de Daniel Defoe, mais encore Le Robinson suisse de Wyss, et rêve de vivre des aventures semblables. Il est voué à épouser la pupille de l’oncle, la belle Phina de 16 ans, mais ne se sent pas prêt ; il veut d’abord voir le monde, dans la tradition du Grand tour initié par les Anglais.

Qu’à cela ne tienne, il partira ! Foi de l’oncle William W. Kolderup. Lequel est si riche qu’il vient d’acheter une île au large de San Francisco pour son plaisir, et pour damer le pion à son rival moins riche que lui et qui le hait, Taskinar. Il affrète donc l’un de ses navires de commerce à voile et à vapeur, le Dream, au nom prédestiné… pour emporter Godfrey et ses rêves de voyage.

Pris dans une brume épaisse, le navire a sans doute touché des récifs car, une nuit, il est prêt de couler. Le capitaine jette alors à la mer le jeune Godfrey et son précepteur Tartelett (nanti d’une veste de sauvetage). Godfrey nage jusqu’à un rocher où il attend le jour. Il ne retrouve le professeur que le lendemain, échoué comme une baleine sur le sable mais vivant. Les deux hommes vont alors devoir survivre. Ils sont seuls.

Godfrey, actif, ne tarde pas à explorer l’endroit et à grimper sur le plus haut sommet. Il s’aperçoit qu’ils sont dans une île. Il faut dès lors trouver un abri, à manger et du feu pour cuire le principal des aliments. Un sequoia géant au tronc évidé fournit le gîte, les moules, huîtres et œufs d’oiseaux de mer la première nourriture ; elle sera suivie de pommes sauvages et de fruits d’arbre à pain. Mais le feu… La théorie, c’est bien, la pratique, c’est nul. Frottez deux bouts de bois et vous vous efforcerez en vain, n’enflammant que votre front, pas le bois ; tentez l’amadou avec de vieux champignons, de la mousse sèche ou d’autres inventions et rien ne prend. Ce n’est guère que la foudre qui, comme aux premiers hommes, vous permettra le premier brandon qu’il faudra entretenir constamment, comme dans La guerre du feu.

La survie dans une nature indifférente est donc une rude école pour le jeune homme ; cela le transforme, le mûrit. Il se révèle. A l’inverse de son précepteur, qui s’avère complètement inadapté en milieu hostile. Ses manières « civilisées » font bien dans les salons mais sont inutiles, voire contre-productives dans la nature. Il est maladroit, peureux, casanier alors qu’il faudrait être fort, courageux et entreprenant. Le professeur s’inverse alors en élève et l’élève en professeur. Godfrey nourrit et protège ; Tartelett mijote le pot-au-feu à la maison.

Inexplicablement, une fumée paraît parfois au loin, mais il n’y a rien lorsqu’on va voir. Sauf une bande de sauvages à demi-nègres, mais vraisemblablement plus près des Polynésiens, qui arrivent en prao pour faire rôtir un prisonnier quasi nu. Comme Robinson Crusoé, Godfrey Morgan délivre le malheureux, qui se précipite reconnaissant pour lui faire allégeance. Il est vigoureux, habile, apprend vite, sauf inexplicablement l’anglais qu’il semble ne pouvoir parler. Il déclare s’appeler Carèfinotu et fait un compagnon appréciable pour compenser le boulet Tartelett.

Tout pourrait bien aller dans l’île, si ce n’est que l’on rencontre parfois de loin un ours ou un tigre, que Godfrey descend d’une balle et que Carèfinotu achève au couteau, mais Godfrey ne peut s’en approcher, soit éloigné par le Noir pour le protéger, soit le cadavre soit emporté par le courant du rio. Encore un mystère. De plus, inexplicablement, des fauves et des serpents sont rencontrés de plus en plus nombreux dans l’île, même un crocodile qui a failli bouffer Tartelett ! Pourtant, dans les débuts, il n’y en avait pas…

Toutes ces énigmes trouveront leur solution en temps et en heure. Car la robinsonnade est une mystification imaginée par l’oncle pour former le neveu, le faire passer de la fiction d’enfance à la réalité adulte. Nombre d’ados d’aujourd’hui, englués dans les jeux vidéo, devraient faire un stage à cette école de la vie, ils ne s’en porteraient que mieux. Godfrey, amer : « Ah ! Il fallait en rabattre de cette existence des Robinsons, dont son imagination d’enfant s’était fait un idéal ! Maintenant, il se voyait aux prises avec la réalité ! » p.190 Pléiade. Le marin Selkirk, modèle de Robinson Crusoé, avait passé 5 ans sur son île ; Godfrey Morgan y passera 5 mois. A l’issue, le bateau de l’oncle viendra le récupérer et il découvrira la supercherie. Le Polynésien Carèfinotu n’était que le nègre Jup, attaché au service de l’oncle. Même les fauves et le crocodile trouveront leur explication… par une étiquette sous le ventre.

Tout était donc illusion ? Oui et non : le mythe est certes ramené à sa dimension réelle, mais surtout l’expérience est vraie. Une école de la vie, de la survie en temps réel avec sa bite (Jules Verne ne l’évoque pas) et son couteau (il en met un bon dans la poche de Godfrey).

Jules Verne, L’école des Robinsons, 1882, Livre de poche 2013, 288 pages, €6,90, e-book Kindle gratuit

Jules Verne, Voyages extraordinaires – L’école des Robinsons, Deux ans de vacances, Seconde patrie, Gallimard Pléiade 2024, 1216 pages, €69,00

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